L’Enfant prodigue (Henry BECQUE)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 6 novembre 1868.

 

Personnages

 

BERNARDIN, employé et petit propriétaire

THÉODORE, son fils

DELAUNAY, notaire

CHEVILLARD

VINCENT, concierge

ÉLOI, concierge

ROSIER, concierge

UN PETIT CREVÉ

UN CAPITAINE DE POMPIERS

UN RECEVEUR DES CONTRIBUTIONS

UN GARÇON D’HÔTEL

UN HOMME DU CHEMIN DE FER

CLARISSE

VICTOIRE

MADAME BERNARDIN

MADAME BERTRAND

MADAME DELAUNAY

ADÈLE

 

La scène se passe à Montélimar pour le premier acte, et à Paris pour les trois autres.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente un salon de province. Porte au fond, portes latérales ; chaises et fauteuils. À droite, au second plan, une table avec tapis vert : une autre table à gauche sur le devant.

 

 

Scène première

 

BERNARDIN, MADAME BERNARDIN

 

Au lever du rideau, madame Bernardin, à genoux, entourée de linge et de vêtements, prépare une malle ; Bernardin, assis à la table de devant, écrit.

BERNARDIN, solennel.

Continuons, madame Bernardin, j’ai écrit les douze chemises.

MADAME BERNARDIN, pleurant.

Dix-huit paires de bas.

BERNARDIN, solennel.

Dix-huit paires de bas.

MADAME BERNARDIN, pleurant.

Six gilets de flanelle.

BERNARDIN, solennel.

Six gilets de flanelle.

MADAME BERNARDIN, pleurant.

Six caleçons... Ah ! mon enfant, mon pauvre enfant.

BERNARDIN.

Six caleçons... Allons un peu plus vite, madame Bernardin les chemins de fer n’attendent pas.

MADAME BERNARDIN.

Il faut que j’aie de la bonté de reste et je devrais vous laisser là avec vos précautions et vos écritures... Puisque vous envoyez votre fils à Paris, puisque vous tenez si fort à ce qu’il fasse ce voyage de Paris, vous pourriez bien vous dispenser d’inscrire les effets qu’il emportera.

BERNARDIN, se levant.

Mon Dieu, madame Bernardin, laissez-moi faire et ne contrôlez pas l’opportunité de mes actions. Je vous l’ai dit et je vous le répète, mon fils va à Paris comme autrefois on allait à Athènes. Vous voyez que j’ai un précédent. Dans l’administration dont j’ai l’honneur de faire partie, on n’avance jamais sans précédent. Mon fils se rend donc à Paris ; il y va pour compléter son éducation et non pas pour dissiper sa garde robe. De là la précaution que je prends d’en conserver une nomenclature très précise. À son retour, je saurai s’il est rangé, soigneux et s’il a de l’ordre.

MADAME BERNARDIN.

Il n’y a pas besoin de l’envoyer à Paris pour le savoir... il n’en a pas.

BERNARDIN.

Alors il ne tient pas de son père ! Encore un enfant qui ne tient pas de son père. Reprenons, madame Bernardin, nous en sommes encore aux caleçons.

MADAME BERNARDIN, pleurant.

Vint-quatre mouchoirs.

BERNARDIN, solennel.

Vingt-quatre mouchoirs.

MADAME BERNARDIN, pleurant.

Trois foulards de nuit.

BERNARDIN, solennel.

Trois foulards de nuit.

MADAME BERNARDIN, pleurant.

Un, deux, trois, quatre... Ah ! mon Théodore, ton départ me tuera.

BERNARDIN, se levant.

Madame Bernardin, voulez-vous oui ou non que votre fils fasse ce voyage ?

MADAME BERNARDIN.

Eh bien ! non ! Je ne le veux pas ! Je me moque de Paris, d’Athènes, de la Chine ! À qui est-il, mon garçon ? Qu’est-ce qui l’a fait ? C’est moi, et je veux qu’il reste auprès de sa mère !

BERNARDIN.

Soit, madame, il ne partira pas.

MADAME BERNARDIN.

Ah ! Hippolyte, que tu es bon !

BERNARDIN.

Ne m’approchez pas. Voilà longtemps que je sais que vous préférez votre fils à votre mari. Quand je parle d’aller à Paris, vous ne me retenez pas. Vous me dites : va donc... prends un congé... absente-toi quinze jours, trois semaines... les séductions de la capitale, si dangereuses pour un homme de mon âge, ne vous effrayent guères ; vous avez peur pour votre fils, vous n’avez pas peur pour moi.

MADAME BERNARDIN.

Mais, mon ami, ce n’est pas la même chose.

BERNARDIN.

Madame Bernardin, vous ne me trouvez pas changé depuis quelque temps.

MADAME BERNARDIN.

Sous quel rapport ?

BERNARDIN.

Je ne vous parais pas inquiet, préoccupé, avec des attitudes plus solennelles ?

MADAME BERNARDIN.

Non ! j’ai remarqué seulement que vous vous endormiez après votre dîner.

BERNARDIN.

Je ne dors pas, madame, je pense. Je me rends compte de mes capacités administratives pour le cas où on voudrait bien les mettre à l’épreuve. Je médite des réformes municipales !

Mouvement de madame Bernardin.

Et que voyez-vous là d’étonnant ? Croyez-vous qu’un homme, si modeste qu’il soit. puisse vivre impunément dans le voisinage de sa mairie, sans devenir un jour ambitieux.

MADAME BERNARDIN.

Ambitieux ! vous ! Restez donc chez vous, mon pauvre homme, et que mon fils en fisse autant, c’est tout ce que je demande.

BERNARDIN.

Pauvre homme ! pauvre homme ! Je suis édifié aujourd’hui, madame Bernardin ; à force de me voir aller et venir dans la maison, brosser mes habits, plier ma serviette, vous vous êtes habituée à me considérer comme un crétin, oui, madame, comme un véritable crétin, et si j’étais appelé à un poste de responsabilisé, vous ne seriez tranquille que le jour où j’aurais fait une grosse boulette qui entraînerait immédiatement ma destitution.

MADAME BERNARDIN.

Je ne vois pas, mon ami, ce que votre ambition peut avoir de commun avec le voyage de Théodore.

BERNARDIN.

Apprenez, madame, que la présence de mon fils à Paris me rappellerait utilement à des personnes influentes. En outre, je vous avais dit que quelques amis, bien posés à Montélimar, devaient assister au départ de Théodore, petite réunion pour laquelle j’avais préparé un petit discours. Vous n’ignorez pas de quelle importance est un discours dans la vie d’un homme qui n’a pas de fréquentes occasion d’en prononcer. Mais tout passe après votre fils ; vous marchez sur tout.

MADAME BERNARDIN.

Voyons, Hippolyte, sois raisonnable ; tu me le liras ton discours.

Mouvement de Bernardin.

J’aime bien mieux que ton discours soit perdu et que mon fils n’aille pas se casser un bras ou une jambe à Paris.

BERNARDIN.

Eh bien ! moi, madame, je préfère qu’il se casse une jambe. Une jambe se remet et un discours ne se remet pas. Je suis un sol de donner des raisons à qui n’en veut pas étendre. Théodore partira aujourd’hui même.

MADAME BERNARDIN.

Ah ! Hippolyte !

BERNARDIN.

Vous m’avez entendu. Théodore partira aujourd’hui même.

Bernardin sort. Madame Bernardin sanglote ; elle déchire avec colère les écritures de son mari et sonne.

 

 

Scène II

 

MADAME BERNARDIN, VICTOIRE

 

MADAME BERNARDIN.

Victoire, que fait mon fils ?...

VICTOIRE.

Il mange, madame.

MADAME BERNARDIN.

Il mange, au moment de quitter sa mère !

VICTOIRE.

 À c’t’âge-là, madame, on dévore quand même. Dans les premiers temps de mon mariage, j’avais toujours la bouche pleine. Mon mari disait : Femme gourmande, femme fidèle. Le pauvre homme ! avec tous ses proverbes, il n’a pas vécu longtemps.

MADAME BERNARDIN.

Le voyage de mon fils ne vous fait pas peur, Victoire ? Un garçon si jeune !

VICTOIRE.

Oh ! madame ! m’sieu Théodore n’est pas si jeune qu’il en a l’air...

MADAME BERNARDIN.

À votre avis, je ferais donc bien de consentir à ce départ.

VICTOIRE.

Sûrement, madame, un homme, ce n’est pas comme nous. Faut que ça aille de droite et de gauche, si ça tombe, ça se ramasse.

MADAME BERNARDIN.

C’est bien, Victoire.

VICTOIRE.

Je le connais, m’sieu Théodore ; s’il reçoit des coups, il en rendra.

MADAME BERNARDIN.

En voilà assez, Victoire... vous terminerez cette malle et vous la fermerez. Je vais pourtant faire une nouvelle tentative sur mon mari.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

VICTOIRE, puis THÉODORE

 

VICTOIRE.

C’est vrai, ce gamin, il est bien d’âge à partir... il ne peut pas rester éternellement entre sa mère... et sa bonne. Eh bien ! quand on l’écorcherait un peu à Paris, où serait le mal ? Il apprendra la vie à ses dépens comme tout le monde ; on le mettra dedans une fois, deux fois, et à la troisième, il dira : J’ai payé mon écot, c’est le tour d’un autre.

THÉODORE, paraissant à la porte de gauche.

Victoire, tu es seule ?

VICTOIRE.

Oui, je suis seule... mais je vous ai défendu de me tutoyer, vous le savez bien. Avez-vous fait un bon repas ?

THÉODORE.

Très bon.

VICTOIRE, lui arrange sa cravate.

Êtes-vous chaudement couvert ?

THÉODORE.

Très chaudement.

VICTOIRE, lui enlève une tache.

Avez-vous des livres pour la route.

THÉODORE.

Oui, j’ai acheté les Idées de madame Aubray.

VICTOIRE.

Allons, tout va bien et vous êtes bon à partir.

THÉODORE.

C’est vrai, je vais partir... te quitter, ma petite Victoire.

VICTOIRE.

Encore ! si on vous entendait me parler ainsi, on pourrait supposer...

THÉODORE.

Quoi ?

VICTOIRE.

Quoi ! il n’en manque pas de méchantes langues, pour dire que vous êtes toujours fourré dans ma cuisine et que je vous fais frotter les appartements à ma place. Au lieu de rire et de me regarder avec vos grands yeux, aidez-moi à fermer cette malle.

Jeu de scène pendant lequel Théodore embrasse plusieurs fois Victoire.

Quel mauvais sujet vous faites ! gardez ces manières-là pour d’autres femmes que moi.

THÉODORE.

Oh ! je les connais maintenant, les femmes.

VICTOIRE.

Vraiment !

THÉODORE.

Oui, et j’en ai assez.

VICTOIRE.

Déjà !

THÉODORE.

Déjà. Des petits êtres prétentieux, coquets, hypocrites, qui ont toujours l’air de ne pas savoir de quoi on leur parle et qui ne vous répondent ni oui ni non. À mon retour, je me marierai : une fois marié, on est tranquille, on a la loi avec soi.

VICTOIRE.

Pauvre jeune homme ! vous nous trouvez donc bien farouches, bien cruelles, vous changerez d’avis. Écoutez-moi, m’sieu Théodore, je vais vous donner des conseils, et quoique je ne sois qu’une domestique, vous ne vous en trouverez pas plus mal de les suivre. D’abord, soyez bon et respectueux pour les vieilles mamans ; elles ont des coquins de fils comme vous, qui leur ont coûté cher à élever et qui leur causent de gros chagrins jusqu’à la fin de leurs jours. Ensuite, ne vous mettez jamais sur le chemin des fillettes ; il y en a de tines comme des mouches, et d’autres sont de pauvres petites niaises ; c’est une faute d’abuser celles-là, et avec les premières, on joue à qui perd gagne. Ce qui est à vous, bien à vous, c’est ce qui n’est à personne ; jugez ces dames ce qu’elles valent, ne prenez pas des châtaignes pour des oranges ; riez, chantez, dansez avec elles ; un petit service de temps à autre, et des mamours tant qu’on vous en demandera. Mais quand les chandelles sont éteintes, comme on dit, la comédie est finie. Plus tard, vous avez bien le temps d’y penser, vous épouserez une jolie fille qui vous apportera une dot bien ronde et un cœur tout neuf. Voilà le programme.

THÉODORE.

Il est gentil, ton programme, très gentil et je ne demandais qu’à le mettre à exécution plus tôt.

Il lui prend la taille.

VICTOIRE, se dégageant.

Le beau malheur, quand vous auriez sauté un article. Maintenant on va venir, embrassez-moi comme vous embrasseriez votre nourrice, et bon voyage !

THÉODORE, l’embrassant.

Adieu, Victoire.

VICTOIRE.

Adieu, gamin.

THÉODORE.

Encore ! encore !

Delaunay entre et les surprend.

 

 

Scène IV

 

VICTOIRE, THÉODORE, DELAUNAY

 

DELAUNAY, à part.

Tiens, tiens ! c’est donc le fils qui... J’aurais cru plutôt que c’était le père !

Haut.

Monsieur Bernardin fils est ici ?...

VICTOIRE, sans se décontenancer.

Oui, m’sieu le notaire, il est ici... ce pauvre m’sieu Théodore, le v’là sur son départ, il nous embrasse tous comme du pain ; il vous embrassera bien tout de même et votre femme aussi.

Bas à Théodore.

Paris ne lui a pas réussi à celui là ! Il y a laissé ses cheveux et son magot.

Elle sort

 

 

Scène V

 

THÉODORE, DELAUNAY

 

DELAUNAY.

Monsieur, j’ai appris de votre excellent père que vous alliez à Paris, et je viens, un peu indiscrètement, vous charger d’une commission.

THÉODORE.

Une commission, monsieur, à moi, pour Paris que je ne connais pas...

DELAUNAY.

Rassurez-vous... Il s’agit seulement de ce petit paquet et de cette lettre que je vous prierais de remettre à leur adresse.

THÉODORE, lisant l’enveloppe de la lettre.

« Monsieur Démosthène Chevillard, homme de lettres, 72, rue Pigalle. »

DELAUNAY.

En plein quartier Breda... En plein quartier Breda.

À part.

Il ne comprend pas...

Haut.

Eh, bien ! monsieur, n’êtes-vous pas satisfait de partir pour Paris et de visiter cette grande ville si célèbre par son intelligence, son luxe et ses plaisirs ? Nous sommes entre hommes... où comptez-vous aller en arrivant ?...

THÉODORE.

Au Panthéon, monsieur.

DELAUNAY.

Ah ! au Panthéon... oui, oui, respectable pèlerinage.

À part.

Est-il bête !

THÉDORE.

Et vous, monsieur, quel est le premier monument que volis ayez vu ?

DELAUNAY.

Moi ! la Closerie des lilas ! C’est près du Panthéon, mais ce n’est pas la même chose !

THÉODORE.

La Closerie des lilas ! j’ai là une liste que papa m’a remise et où l’endroit que vous venez de me nommer ne se trouve pas... Je vais l’y ajouter.

DELAUNAY.

Voulez-vous me permettre de jeter d’abord un coup d’œil... « Le Panthéon, les Gobelins, le Musée d’Artillerie... » Monsieur, je retrouve dans ces lignes la hauteur d’esprit de votre excellent père ; votre voyage ne peut manquer d’être instructif et intéressant.

THÉODORE.

Voulez-vous me permettre de vous faire une question, qui me préoccupe beaucoup ?

DELAUNAY.

Oui, oui, faites ; mais prenez garde, je suis l’ami de Monsieur votre père, notaire, père de famille moi-même.

THÉODORE.

Je n’ose plus alors.

DELAUNAY.

Allez donc, jeune homme, allez donc.

THÉODORE.

Est-ce qu’il y a beaucoup de femmes, à Paris ?...

DELAUNAY.

S’il y a des femmes à Paris, mais il n’y a que de ça. C’est la ville des femmes. Il y en a de tous les pays, de toutes les couleurs et de tous les âges. Il y en a même de vieilles ; mais elles ne le savent pas. Et toutes, la bouche en cœur, l’œil en coulisse, des cheveux qui leur vont jusqu’ici, des toilettes qui ne leur descendent pas plus bas que là, et de l’esprit, un esprit prodigieux ! Sans doute les indications de monsieur votre père sont excellentes ; elles émanent d’un homme de lumière et de valeur, mais moi, moi, qui vous parle, je ne regrette pas les Gobelins, et je regretterai toute ma vie Amanda.

THÉODORE.

Amanda !... C’est une femme !

DELAUNAY.

Et quelle femme ! charmante ! fidèle ! désintéressée !

THÉODORE.

J’ai déjà entendu dire, en effet, que les femmes à Paris, étaient plus séduisantes qu’ailleurs... elles sont aussi plus fidèles ?...

DELAUNAY.

Eh ! eh !

THÉODORE.

Plus désintéressées ?

DELAUNAY.

Oh ! oh ! Amanda, voyez-vous, c’est une exception !

THÉODORE.

En ce cas, Paris est un séjour bien agréable et bien dangereux.

DELAUNAY.

C’est le premier pays du monde. On ne vit que là... Vivre à Paris avec douze mille livres de rente et Amanda ! mais je ne donnerais pas cette position pour la plus belle charge du département.

THÉODORE.

Cependant, madame Delaunay à l’air de bien vous aimer, et elle est bien gentille...

DELAUNAY.

Ah ! oui, ma femme, mon élude, les contrats de vente, il faut toujours en revenir là. Vous m’excuserez, monsieur, de cette petite ivresse rétrospective et je vous prierai de m’en garder le secret. C’est si petite ville ici ! On irait chez le notaire en face, si on savait que j’ai fait mon droit sur les genoux d’Amanda. Ah ! Amanda ! Paris !

THÉODORE.

Prenez garde ! voici papa.

 

 

Scène VI

 

THÉODORE, DELAUNAY, plus BERNARDIN

 

Entrent successivement madame Delaunay, le capitaine des pompiers, Victoire, madame Bernardin, le percepteur des contributions, un homme du chemin de fer.

BERNARDIN.

Ah ! mon cher maître, vous avez trouvé le temps de venir.

DELAUNAY.

Vous voyez, je fais attendre la clientèle pour vous.

BERNARDIN.

Je vous tiens, je ne vous lâche plus. Vous nous restez jusqu’aux adieux.

DELAUNAY.

C’est entendu. Madame Delaunay doit venir me rejoindre ici.

BERNARDIN.

À merveille ! Elle va bien ?

DELAUNAY.

Très bien. La santé d’une femme dépend bien souvent de son bonheur en ménage, et c’est un ménage si heureux que le nôtre !

BERNARDIN.

Dites-moi, mon cher maître, vous étiez là, vous avez entendu le petit discours que j’ai prononcé sur la tombe de mon pauvre collègue. Comment cela vous a-t-il paru ?

DELAUNAY.

Charmant ! si, si, charmant ! Je ne vous dirai pas que vous et Bossuet vous faites la paire, mais c’était très gentil. Il y a surtout une phrase, aidez-moi donc.

BERNARDIN.

Oui, la dernière : « Ainsi finiront, messieurs, plusieurs d’entre nous, travailleurs obscurs mais non inutiles, qui, aidés par les circonstances, auraient brillé au premier rang. »

DELAUNAY.

Maxime éternellement neuve ! Il y a de l’étoffe en vous, monsieur Bernardin, vous n’avez donc jamais été ambitieux.

BERNARDIN.

Si, je le suis peut-être encore ! l’échelle m’a toujours manqué.

Entre madame Delaunay une rose à la main.

Voici madame Delaunay.

Il va la recevoir.

DELAUNAY, à part.

Ah ! l’échelle t’a toujours manqué. « Ainsi finiront plusieurs d’entre nous... » C’est son oraison funèbre qu’il a faite là. Est-il bête !

MADAME DELAUNAY, en réponse aux coquetteries de Bernardin.

Vous êtes l’homme le plus galant que je connaisse.

BERNARDIN.

J’ai composé ce matin un petit Bouquet à Chloris pour une personne qui n’est pas loin de moi.

Récitant.

« Ainsi finiront, messieurs... Pardon, ce n’est pas cela.

Chloris, on vous a dit, je gage
Que j’étais perfide et volage.
N’en croyez rien !
Mais si quel qu’un vient à vous dire
Qu’en secret pour vous je soupire,
Croyez-le bien !

MADAME DELAUNAY.

C’est charmant ! Mon mari devrait bien prendre modèle sur vous. Il ne m’a jamais fait de vers.

Entre le capitaine des pompiers. Bernardin quitte madame Delaunay pour aller le recevoir.

MADAME DELAUNAY, allant à Théodore.

Vous allez donc partir, monsieur.

THÉODORE.

Oui, madame.

MADAME DELAUNAY.

Et vous ne souffrez pas de quitter vos excellents parents.

THÉODORE.

Oh ! si, madame.

MADAME DELAUNAY.

Il n’y a pas d’autre personne ici que vous regretterez.

THÉODORE.

Il y en a une.

À part.

Victoire !

MADAME DELAUNAY.

Et vous ne pouvez pas me dire son nom ?

THÉODORE.

Ne me le demandez pas, madame. Sa position nous toujours commandé la plus grande réserve.

BERNARDIN.

Théodore, le capitaine !

MADAME DELAUNAY, à part.

L’innocent ! Il a attendu son dernier jour pour se déclarer ; il est bien temps.

LE CAPITAINE, à Théodore.

Oui, mon garçon, je n’ai pas voulu te laisser partir sans signer la feuille de route, comme nous disons.

À Bernardin.

À quelle heure part-il ?

BERNARDIN, tirant sa montre.

Diable ! Dans trois quarts d’heure ! Victoire, allez me chercher un sucrier, une carafe et un verre, tout ce qu’il faut pour parler.

VICTOIRE.

Bien, monsieur.

BERNARDIN.

Victoire, vous poserez celai sur cette table, sur la table qui a un tapis vert.

MADAME BERNARDIN.

J’espère bien que vous n’allez pas débiter des phrases pour les derniers instants qui me restent à passer avec mon fils.

BERNARDIN.

Madame Bernardin, je ne débite pas de phrases, mais je ne crois pas pouvoir laisser partir Théodore sans lui adresser une petite allocution.

DELAUNAY.

Madame Bernardin, laissez parler votre mari.

MADAME BERNARDIN.

Eh bien ! qu’il commence ! le plus tôt fini vaudra mieux.

BERNARDIN.

Nous attendons encore le percepteur qui m’a promis sa visite.

MADAME BERNARDIN.

Il est souri.

BERNARDIN..

Il est sourd, c’est possible, mais je suis censé ne pas le savoir. Justement, le voici, je reconnais son pas.

LE PERCEPTEUR, entrant.

Bonjour, bonjour ! j’avais peur d’arriver trop tard, j’ai bien cru entendre la trompette de l’omnibus.

LE CAPITAINE.

C’est quelqu’un qui se sera mouché sur la route.

DELAUNAY.

Monsieur Bernardin, vous avez la parole.

Les personnages, allant de gauche à droite, sont placés de la manière suivante : le capitaine, madame Delaunay, Théodore, madame Bernardin, Bernardin, une table devant lui, Delaunay ; au fond, Victoire assise sur une malle.

BERNARDIN.

Mon fils, en l’exilant pour quelques mois de ton pays natal et du berceau de la famille, je ne cède pas au désir bien naturel chez les pères de se débarrasser de leurs enfants. Tu dois voir là, au contraire, une preuve nouvelle de mon affection qui ne recule pas devant la dépense.

THÉODORE.

Oui, papa.

BERNARDIN.

Ne m’interrompu pas. Cependant cette affection n’est pas aveugle, et ce serait t’aimer bien mal que de te laisser une seule illusion sur les avantages personnels. Tu n’es pas beau ; ton intelligence est au-dessous de la moyenne...

Madame Bernardin révoltés embrasse tendrement Théodore.

BERNARDIN, reprenant.

Et tu seras bien heureux à la mort de ton père,

Dénégations de Théodore.

tu seras bien heureux le trouver les économies qu’il aura si péniblement amassées. Mais rien n’est stable et assuré en ce bas monde, où les grandes comme les petites choses nous échappent souvent des mains.

Le capitaine à moitié endormi, laisse tomber son casque ; Théodore va le ramasser en sautant à pieds joints ; on rit.

BERNARDIN, reprenant.

Ma modeste aisance n’est pas à l’abri d’un cataclysme. Toi-même, mon garçon, tu peux devenir impotent ou tout à fuit imbécile.

Nouvelle protestation de madame Bernardin.

Aussi, en l’envoyant dans la première capitale du monde civilisé, je compte beaucoup sur toutes ses turpitudes...

Madame Delaunay fait des mines à Théodore et lui jette sa rose qui tombe dans le chapeau du capitaine.

BERNARDIN, s’interrompant.

Théodore !

THÉODORE, répétant comme un écolier.

Turpitudes, papa.

BERNARDIN, reprenant.

Pour te mettre en garde contre les revers de la fortune et

Regardant Delaunay.

les ambitions déçues.

DELAUNAY, à part.

Il recommence son oraison funèbre.

BERNARDIN, reprenant.

Quand je ne serai plus près de toi, mon enfant, pour te dire : Fais ceci, ne fais pas cela ; quand tu ne craindras plus ma surveillance et mes reproches continuel, que de dangers tu vas courir, que l’écueils tu vas rencontrer.

Madame Bernardin sanglote ; Théodore l’embrasse.

BERNARDIN, reprenant.

C’est pourquoi je veux te signaler comme détestables, anarchiques et dont tu devras t’abstenir, deux classes spéciales dans la société : la première...

Bas à Delaunay.

Je ne voulais pas les nommer, mais je n’ai pas pu faire autrement.

Haut.

La première, les journalistes, et la seconde...

Bas à Delaunay.

Je ne voulais pas les nommer non plus.

Haut.

Et la seconde, les courtisanes.

On écoute attentivement.

BERNARDIN, continuant.

Les journalistes, c’est à dire, les politiques d’estaminet, les péroreurs de club, tous ceux qui n’ont rien et qui veulent partager avec les autres...

LE CAPITAINE, se réveillant à moitié.

Très bien ! très bien ! très bien !

Théodore se lève pour rendre le casque au capitaine qui s’est rendormi.

BERNARDIN, reprenant.

Héritiers des maximes funestes de Quatre-vingt-treize...

LE CAPITAINE, même jeu.

Très bien ! très bien !

Théodore se lève de nouveau ; madame Bernardin le fait rasseoir, et lui enlève le casque.

BERNARDIN, reprenant.

Qui après avoir noyé leur plume dans les flots de l’orgie, voudraient noyer la société dans des flots de sang. Abstiens Toi, Théodore !

Applaudissements. Le percepteur complimente madame Bernardin sur la talent oratoire de son mari ; elle lui passe le casque.

BERNARDIN, reprenant.

Mais comment parler, sans choquer la pudeur, de ces femmes, sont-ce bien des femmes, capables d’égarer les imaginations les plus paisibles, d’anéantir les fortunes les mieux établies, d’ailleurs inutiles à l’État comme à elles-mêmes, car elles ne savent pas conserver pour l’hiver le pain gagné dans leur belle saison. Abstiens-toi, Théodore, abstiens-toi !

MADAME DELAUNAY.

C’est très joli, monsieur Bernardin.

Nouveaux applaudissements. Delaunay se lève pour féliciter Bernardin, le percepteur en fait autant ; il dépose le casque sur la table.

VICTOIRE.

Ah ! que c’est beau, monsieur, que c’est beau !

BERNARDIN, reprenant.

Ainsi, mon fils.

Apercevant le casque sur la table ; à Victoire.

Enlevez donc ce casque !

Reprenant.

Ainsi, mon fils, ces conseils ratifiés par la voix publique...

Silence.

Ratifiés par la voix publique.

TOUS.

Oui, oui, très bien, très bien !

UN HOMME DU CHEMIN DE FER, entrant.

C’est ici qu’il y a des malles à prendre pour le chemin de fer ?

BERNARDIN.

Oui, mon ami, c’est ici ; voulez-vous vous asseoir un instant et écouter la fin de mon discours.

L’HOMME.

Je suis envoyé pour enlever des malles.

BERNARDIN.

Victoire, donnez les malles et revenez de suite.

L’HOMME.

La voiture va passer dans un quart d’heure !

MADAME BERNARDIN.

Un quart d’heure ! Ah ! mon enfant !

On se lève.

BERNARDIN, reprenant.

Un dernier mot. Ainsi, mon fils, ces conseils resteront gravés dans ton souvenir avec les marques d’approbation qui les ont accompagnés, mais ma tendresse prévoyante a été plus loin et elle s’est efforcée de renfermer toute la règle de conduite en quelques sentences, code de la vie et ornement de la mémoire : voici ces sentences.

Ne jette pas ton cœur de caprice en caprice,
La femme est une fleur, au bord d’un précipice.
Dis-toi, quand tu verras des hommes de journal :
Ils ne font aucun bien, mais ils font tout le mal.
Règle bien prudemment la dépense diverse,
Tu ne signeras pas des effets de commerce.
Que soient tous les discours empreints d’honnêteté
Et ne parle jamais contre l’autorité.

VICTOIRE.

Voici la voiture !

MADAME BERNARDIN.

Adieu, mon enfant !

Elle embrasse longuement Théodore.

LE CAPITAINE, auquel Victoire a remis son casque.

Tiens ! une fleur dans mon casque !

À madame Delaunay.

Belle dame !

MADAME DELAUNAY, à part.

Ma rose ! Il n’a pas compris !

THÉODORE.

Adieu, papa !

BERNARDIN.

Au revoir, mon garçon.

La femme est une fleur au bord d’un précipice.

DELAUNAY.

Vous n’oubliez pas mon petit paquet pour Paris ?

MADAME DELAUNAY.

Un paquet de mon mari pour Paris ! je veux savoir ce qu’il contient.

DELAUNAY.

Des affiches, chère amie, des affiches.

TOUS.

Adieu ! adieu !

THÉODORE.

Adieu !

De la porte et avec transport.

Adieu, Victoire !

Madame Bernardin agite son mouchoir, Bernardin son discours, madame Delaunay sa rose, le capitaine son casque.

DELAUNAY.

Sont-ils bêtes !

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une loge de concierge. Porte au fond, sortie sur la gauche. Meubles divers.

 

 

Scène première

 

MADAME BERTRAND, CHEVILLARD

 

CHEVILLARD, paraissant à gauche.

Madame Bertrand, je vous salue.

MADAME BERTRAND.

Ça va bien, m’sieu Chevillard ! Est-ce que vous venez de vous lever ?

CHEVILLARD.

À six heures du soir ! je ne suis pas encore de cette force-là ! Avez-vous des lettres pour moi ?

MADAME BERTRAND.

Vous savez bien que non ! excepté celles d’Orléans.

CHEVILLARD.

Vous voulez dire la correspondance du marchand de bois.

MADAME BERTRAND.

Du marchand de bois ! Ce n’est pas gentil å vous, un homme qui a reçu de l’éducation, de parler comme ça de son papa !

CHEVILLARD.

Mon papa ! Il n’est pas venu une dame me demander ? 

MADAME BERTRAND.

Madame Agathe.

CHEVILLARD.

Madame Agathe ou une autre ?

MADAME BERTRAND.

Pas de lettres et pas de dames, vous voilà tranquille.

CHEVILLARD, après un soupir.

Allons ! elle m’oublie.

MADAME BERTRAND.

Vous êtes déjà sorti ce matin ?

CHEVILLARD.

Oui !

MADAME BERTRAND.

Qu’avez-vous fait toute la journée ?

CHEVILLARD.

J’ai joué au bésigue et j’ai parlé politique.

MADAME BERTRAND.

Ah ! et vous rentrez vous reposer ?

CHEVILLARD.

Non, je ressors !

MADAME BERTRAND.

Où allez-vous ?

CHEVILLARD.

Je vais jouer au bésigue et parler politique.

MADAME BERTRAND.

Alors, vous êtes bien pressé.

CHEVILLARD.

Pourquoi ?

MADAME BERTRAND.

Vous n’avez pas le temps d’apprendre une nouvelle et de me rendre un service !...

CHEVILLARD.

Voyons-la, votre nouvelle, quoique je ne m’attende pas de votre part à une indiscrétion diplomatique. Quant au service, madame Bertrand, c’est autre chose ; tel que vous me voyez, je marcherais à l’échafaud pour l’humanité, mais je ne serais pas un pas pour mes semblables.

MADAME BERTRAND.

Vous m’écoutez ?

CHEVILLARD.

Oui !

MADAME BERTRAND.

Vous savez bien que j’ai une fille.

CHEVILLARD.

Sans doute, je l’ai vue longtemps ici, et puis je l’ai rencontrée dans le monde. Comment l’appelez-vous ?

MADAME BERTRAND.

Je l’appelle comme elle s’appelle, Clarisse Bertrand.

CHEVILLARD.

Ah ! Eh bien ! votre fille, elle se marie ?

MADAME BERTRAND.

Non !... elle se repent !

CHEVILLARD.

Bah !

MADAME BERTRAND.

Oui, elle se repent. Il l’a abandonnée !

CHEVILLARD.

Qui ?

MADAME BERTRAND.

Son séducteur !

Chevillard rit.

Il la plantée là avec une saisie sur le dos ; j’ai dit à ma file : Laisse ta défroque aux hommes de loi, c’est assez bon pour eux, et rentre à la maison.

CHEVILLARD.

Elle a accepté ?

MADAME BERTRAND.

Je l’attends d’une minute à l’autre.

CHEVILLARD.

C’est parfait ! Vous donnez peut-être un bal à cette occasion ; votre fille a toujours aimé la danse.

MADAME BERTRAND.

Non, monsieur Chevillard, je ne donne pas de bal, mais j’ai du monde à dîner. Il me reste encore quelques achats à faire, et vous seriez un homme bien aimable de me garder ma loge un petit moment.

CHEVILLARD.

C’est un poste de confiance que vous m’offrez là.

MADAME BERTRAND.

Et puis, ne vous gênez pas ; si vous voulez manger la soupe avec nous, c’est offert de bon cœur.

CHEVILLARD.

Excellente madame Bertrand, je craindrais que ma présence ne fut déplacée dans cette petite foc de famille !

MADAME BERTRAND.

Non, non, c’est tous de braves gens, pas fiers ; il y aura Éloi, le parrain de Clarisse, qui est concierge au numéro douze, M. Rosier, le suisse de l’hôtel La Richardière, et puis le concierge de la maison de ma fille, il a toujours été très complaisant pour elle !

CHEVILLARD.

Une assemblée de portiers ! Sois bon prince, Chevillard, voilà le moment de faire une étude de mœurs et d’économiser un dîner. J’accepte votre invitation, à une condition.

MADAME BERTRAND.

Laquelle ?

CHEVILLARD.

Vous me placerez près de vous à table !

MADAME BERTRAND.

Grand blagueur ! j’en valais bien une autre de mon temps, le père de Clarisse en a su quelque chose. Je m’en vas, si vous vous ennuyez trop, vous trouverez le Petit Journal dans la commode.

 

 

Scène II

 

CHEVILLARD, seul

 

Est-ce bien toi, Démosthène Chevillard, fils de Toussaint Chevillard, marchand de bois à Orléans, département du Loiret, deux heures de chemin de fer, dix départs par jour ! Te voilà concierge, mon bonhomme, portière ! Vagabond, souviens-toi de ton village ! Rappelle-toi le chantier de tes ancêtres, puisque chantier il y a, et l’existence d’autrefois, saine et abondante, avec ton brave homme de père pour compagnon. Tu montais ses chevaux, tu culottais des pipes, tu courais après les blanchisseuses et la cloche te rappelait régulièrement aux heures des repas. Où est-il ? qu’est-il devenu ce Chevillard des familles ? Hélas ! quelques rébus, heureusement rimés, publiés par l’Abeille orléanaise lui ont tourné la tête. Perdu par des rébus ! Chevillard est à Paris maintenant ; il est célèbre, il a des maîtresses, il fait courir peut être ! Hein ! mon bonhomme, en as-tu cherché des éditeurs pour tes poésies, et plus tard des capitalistes pour les publications économiques. Les banquiers hésitaient. Tu rencontras Agathe, qui n’hésita pas, elle. Agathe l’aima, tu aimas Agathe, tu te brouillas avec ton père. Agathe cesse de t’aimer, mais toi, tu restas brouillé avec ton père. Un jour, jour d’orgueil et de courage, tu résolus de te tirer d’affaire. Tu n’avais plus cent mille carrières devant toi, tu n’en avais que deux : homme politique ou photographe, tu devins photographe. Tu opéras lui-même. Jette un voile sur cette tentative commerciale. C’est alors que Chevillard se retira de la lutte, il se laissa vivre, moyennant cent francs par mois, dernier lien qui existe encore entre son père et lui. Son existence ne fut plus qu’une longue conversation sur les affaires publiques, conversation irritante, acharnée, coupée d’absinthe et de parties de bésigue, rafraichie par les sourires d’Agathe qui revient encore de temps à autre, aux époques du terme. Deux heures de chemin de fer, dix départs par jour !

Allant à la porte du fond.

Je ne m’amuse pas ici. On ne va pas savoir ce que je suis devenu au café, je ne m’absente jamais si longtemps. Ah ! voilà mademoiselle Bertrand qui tourne la rue et qui va opérer sa rentrée dans la loge maternelle !

Il sort par la gauche.

 

 

Scène III

 

CLARISSE, CHEVILLARD

 

CLARISSE, paraissant au fond, un buvard à la main.

Cordon, s’il vous plaît ? Personne ! On ne se met pas aux fenêtres plus que ça pour me voir arriver.

Elle va à une table et dépose le buvard.

CHEVILLARD, reparaissant au fond.

Amanda !

Il s’échappe.

CLARISSE.

Ah ! que c’est bête !

Allant au fond.

C’est cet imbécile de Chevillard ! Est-il imprudent de m’appeler Amanda ici, chez ma mère !

Elle va d la table, ouvre le buvard et écrit.

« Mon joli bébé, je viens de rentrer dans mi famille, il me serait impossible d’y rester une minute de plus. Va ce soir au Cirque, je l’y retrouverai. » Quelle sotte je suis ! Je pense encore à ce que m’a dit cette somnambule. Oui, je vais consulter les somnambules, mais je n’y crois plus. Depuis qu’on m’a prédit que je gagnerais ma fortune en jouant sur la rouge, la noire est toujours sortie. Elle m’a fait une histoire impossible, cette bonne femme, mais qui n’était pas mal inventée : Un prince, jeune comme l’Aurore, beau comme l’Amour, quitte en ce moment la cité du Soleil pour venir vers toi ; il te rencontrera dans une caverne obscure, où le malheur des temps l’a contrainte de chercher un abri. Il l’aime avant de le connaître et cætera, et cætera.

Théodore paraît au fond.

Un prince !

 

 

Scène IV

 

CLARISSE, THÉODORE

 

THÉODORE.

Pardon, mademoiselle ; monsieur Démosthène Chevillard ; homme de lettres ?

CLARISSE.

C’est ici, monsieur, mais il vient de sortir.

THÉODORE.

Ah ! c’est bien fâcheux !

CLARISSE.

Ce que vous avez à lui dire est-il bien pressé ?

THÉODORE.

Mon Dieu ! non, mademoiselle, je suis chargé d’une commission pour lui, et j’aurais désiré la lui faire moi-même.

CLARISSE, à part.

Il est gentil, ce petit.

THÉODORE.

Je ne sais si je dois revenir ou laisser ce paquet avec ma carte.

Il va au fond et dépose le paquet.

CLARISSE.

Si vous voulez attendre, monsieur, votre ami ne tardera peut-être pas à rentrer.

THÉODORE.

Ah ! mademoiselle, M. Chevillard n’est pas mon ami. Je le voudrais bien. Vous le connaissez, vous ?

CLARISSE.

Oui, un peu.

THÉODORE.

Il a fait beaucoup d’ouvrages, M. Chevillard ?

CLARISSE.

C’est bien possible.

THÉODORE.

Il a beaucoup d’argent ?

CLARISSE.

Je n’en sais rien.

THÉODORE.

Il reçoit beaucoup de femmes ?

CLARISSE.

Il vous dira tout cela lui-même. Est-ce que vous venez d’Orléans... ou de Pontoise ?

THÉODORE.

Non, mademoiselle, j’suis du Midi.

CLARISSE.

Troun de l’air !

THÉODORE.

Vous dites, mademoiselle ?

CLARISSE.

Quand on se trouve avec des gens du Midi, on leur dit : Troun de l’air, c’est une politesse.

THÉODORE.

Vous êtes bien aimable, mademoiselle. Moi, je ne sais pas encore être aimable... autrement...

CLARISSE.

Autrement...

THÉODORE.

Promettez-moi de ne pas vous fâcher...

CLARISSE.

Je vous le promets. Est-il drôle !

THÉODORE.

Je vous trouve bien belle !...

CLARISSE.

Bah !... et si on vous entendait me dire ça.

THÉODORE.

Qui ?

CLARISSE.

Vous avez bien une connaissance à Paris ?

THÉODORE.

Non, mademoiselle, je ne suis arrivé que de ce matin.

CLARISSE.

Vous en aviez une dans le pays où vous étiez ?... Répondez donc.

THÉODORE.

Je ne sais pas si je dois dire oui ou non !

CLARISSE.

Dites la vérité.

THÉODORE.

Je n’en ai jamais eu.

CLARISSE.

Il a rougi !... Alors vous êtes une petite demoiselle ?

THÉODORE.

Et vous ?

CLARISSE.

Mais, monsieur, on ne demande pas ça aux femmes. Pour quoi êtes-vous venu à Paris.

THÉODORE.

Pour le voir.

CLARISSE.

Vous avez des parents ici ?

THÉODORE.

Non, seulement de vieux amis de ma famille, des ganaches.

CLARISSE.

Comment ! comment ! des ganaches !

THÉODORE.

Vous comprenez, mademoiselle ! moi, je suis jeune, je veux faire ce que fait la jeunesse. J’ai lu des poésies, je veux imiter ce qu’il y a dedans. Je ne veux pas dépenser mon argent à voir des féeries et à acheter des cannes.

CLARISSE.

C’est-à-dire que vous ne demandez qu’à vous perdre.

THÉODORE.

Oui, je voudrais bien me perdre un peu, j’aimerais qu’on dise que je suis un mauvais sujet, mais je ne saurai jamais...

CLARISSE.

Vous apprendrez cela plus facilement qu’autre chose.

THÉODORE.

Si vous vouliez...

CLARISSE.

Quoi donc ?

THÉODORE.

Me donner quelques petits conseils.

CLARISSE.

Mais je ne suis pis, moi, monsieur.

THÉODORE.

J’aurais tant de plaisir à me montrer avec vous dans les endroits où il va beaucoup de monde. Vous me donneriez le bras, et je vous conduirais au café.

CLARISSE.

Au café ! voir jouer aux dominos ?

THÉODORE.

Oh ! non, les dominos... ça manque de femmes.

CLARISSE.

Qu’est-ce que c’est que cette expression ?

THÉODORE.

C’est un mot que j’ai entendu dire. Mademoiselle, voulez-vous me donner un rendez-vous ?

CLARISSE.

Mais non, monsieur, vous me faites trop peur.

THÉODORE.

Je vous aimerai bien.

CLARISSE.

Si vous me promettiez d’être sage.

THÉODORE.

Je serai très sage.

CLARISSE.

Décidément, non. Ce ne serait pas raisonnable.

THÉODORE.

Ah ! mademoiselle, ne faites pas mon malheur.

CLARISSE, le regardant.

« Jeune comme l’Aurore, » cela est juste : « beau comme l’Amour, » il y a bien quelque chose à redire. Monsieur, répondez à une sotte question que je vais vous faire : Êtes-vous prince ?

THÉODORE.

Prince ! non, mademoiselle.

Il va pour sortir.

CLARISSE.

Allons ! il lui reste la jeunesse, et c’est bien quelque chose. Monsieur !

Théodore revient.

Qu’est-ce que vous faites, ce soir ?

THÉODORE.

Rien !

CLARISSE.

Eh bien ! si vous voulez me rencontrer, mais... peut-être, allez à la Closerie des Lilas.

THÉODORE, transporté.

À la Closerie des Lilas !

CLARISSE.

Retirez-vous bien vite maintenant.

THÉODORE.

Laissez-moi vous demander encore quelque chose. Dites moi votre nom, votre petit nom ?

CLARISSE.

Une autre fois, ce soir !...

THÉODORE.

Non, tout de suite !

CLARISSE.

Clarisse.

THÉODORE.

Ah ! Clarisse.

On entend la voix de madame Bertrand.

CLARISSE.

Tenez, sortez par ici, je vais vous montrer le chemin.

Ils sortent par la gaucho, en même temps que madame Bertrand et Éloi paraissent au fond.

 

 

Scène V

 

MADAME BERTRAND, ÉLOI

 

MADAME BERTRAND.

Alors, je puis compter sur vous ?

ÉLOI.

Comptez sur moi.

MADAME BEATRAND.

Vous êtes le parrain de ma fille, Éloi, c’est votre devoir de lui faire de la morale, et elle en a besoin.

ÉLOI.

Je lui en ferai !

MADAME BERTRAND.

Vous lui parlerez avant le dîner, n’est-ce pas ? Après le dîner, on a bu un peu, on est en train de rire, ça ne vaudrait rien.

ÉLOI.

Quand vous voudrez.

MADAME BERTRAND.

Clarisse n’est plus une enfant : elle connaît maintenant le bon et le mauvais chemin, qu’elle choisisse. Si elle choisit le mauvais, qu’elle y reste !

ÉLOI.

J’insisterai là-dessus.

 

 

Scène VI

 

MADAME BERTRAND, ÉLOI, CLARISSE

 

CLARISSE.

Me voilà, maman.

MADAME BERTRAND.

Clarisse, regarde la pendule. Un jour comme celui-ci, il n’y a pas de bon sens à m’arriver e retard. Je passe encore là-dessus. Salue Éloi, il a quelque chose à le dire.

ÉLOI.

Bonjour Clarisse. Embrasse ton parrain, mon enfant, il ne s’en plaindra pas. Je ne reviendrai pas sur le passé. Tu as perdu ton honneur, et tout ce que je te disais, n’est-ce pas ? ça et rien, ce serait exactement la même chose. Marche toujours la tête haute, fillette, j’en ai connu et de plus huppées que toi qui vivaient comme des pas grand chose et on ne l’aurait jamais cru à les entendre parler à leur concierge. Sois sage, si ça l’amuse, mon enfant ; amuse-toi, si tu ne peux pas être sage : tu chanteras plus tôt que tu ne crois :

Il n’est qu’un temps pour la folie,
Les amours n’ont qu’une saison.

CLARISSE.

Vous êtes toujours gaillard, monsieur Éloi.

ÉLOI.

Toujours, mon enfant.

Les amours n’ont qu’une saison.

À madame Bertrand.

C’est fait.

MADAME BERTRAND.

Quoi ?

ÉLOI.

La petite morale.

MADAME BERTRAND.

Déjà ?

ÉLOI.

Oui !

MADAME BERTRAND.

Ça n’a pas été long !

ÉLOI.

Je n’ai pas été embarrassé.

MADAME BERTRAND.

Et qu’a-t-elle répondu ?

ÉLOI.

« Vous êtes toujours gaillard, monsieur Éloi. »

MADAME BERTRAND.

Il est bien difficile là-dessus de deviner le fond de sa pensée.

ÉLOI.

Voulez-vous que je recommence ?

MADAME BERTRAND.

C’est inutile, je lui en dirai autant de mon côté.

 

 

Scène VII

 

MADAME BERTRAND, ÉLOI, CLARISSE, ROSIER, VINCENT

 

VINCENT.

Bonjour, mademoiselle Clarisse. On a encore apporté du papier timbré pour vous.

CLARISSE.

Donnez.

VINCENT.

Le voici, je ne me trompe pas... c’est que j’en ai reçu pour d’autres locataires... c’est bien le vôtre. Et puis M. Lecocq est venu ; il a dit qu’il aurait obligé madame très volontiers.

CLARISSE.

Obligé, son argent me coûte plus cher que le papier timbré ?

ROSIER.

Mademoiselle Clarisse, j’ai l’honneur de vous saluer.

CLARISSE.

Bonjour, monsieur Rosier, et mon petit mari se porte bien ?

ROSIER.

De qui parlez-vous ?

CLARISSE.

De votre fils, vous savez bien qu’il n’a demandée en mariage.

ROSIER.

Cette proposition date de loin, de très loin.

CLARISSE.

Il m’épouserait bien encore si je voulais.

ÉLOI.

N’y comptez pas, mademoiselle, il y a un proverbe chinois qui dit : « Quand un autre a mangé le fruit, ne ramasse pas le noyau. »

CLARISSE.

Ça un proverbe chinois, c’est une pensée de la vie parisienne.

 

 

Scène VIII

 

MADAME BERTRAND, ÉLOI, CLARISSE, ROSIER, VINCENT, CHEVILLARD

 

CHEVILLARD.

Cordon, s’il vous plaît.

Tous les portiers font le geste de tirer le cordon.

VINCENT.

Je l’ai vu quelque part, celui-là.

CHEVILLARD.

Le père Vincent me reconnaît.

VINCENT.

Où avez-vous votre loge ?

CHEVILLARD.

Ma loge !... non, mon ami, je ne suis pas ce que vous pensez, je suis homme de lettres.

VINCENT.

Homme de lettres ! Vous connaissez mon fils ! Il est homme de lettres aussi, il va le petit, il compose déjà des chansons pour les marchands de nouveautés. Il a fait celle du Pauvre Aveugle.

Il chante.

Allons au Pauvre Aveugle
Dessus le boulevard.

MADAME BERTRAND.

Tiens ! tiens ! mais voilà bien des choses pour monsieur Chevillard.

CHEVILLARD.

Pour moi ?

MADAME BERTRAND.

Vous n’en avez jamais tant reçu.

Elle lui remet le paquet apporté par Théodore et sa carte.

CHEVILLARD.

« Théodore Bernardin. » Connais pas. Ah ! Montélimar, Delaunay ; j’ai bien eu tort de lui emprunter de l’argent, il était homme à s’en souvenir un jour ou l’autre.

Lisant.

« Cher monsieur, » c’est bien ça. « Permettez-moi de me rappeler à votre souvenir et de réclamer de vous un léger service. J’ai retrouvé dernièrement le portrait d’une personne dont le nom m’échappe, mais que ma position d’homme marié ne me permet pas de garder plus longtemps. Obligez-moi d’en faire la restitution à ladite personne. Si un aimable hasard, » il arrive à la question d’argent ; l’aimable hasard, c’est la mort di marchand de bois : « Si un aimable hasard vous amenait à Montélimar, demandez l’étude de maître Delaunay. Elle est sise au bord de l’eau, une allée de tilleuls y conduit ; c’est cette maison élégante et discrète, où une jeune femme allaite son enfant d’une main, et de l’autre joue une symphonie de Beethoven. Là, habite un sage et un homme heureux. Informez-moi, S. V. P. du résultat de cette affaire. » Tartuffe ! Mademoiselle Bertrand, vous reconnaissez pas vos anciens amis.

CLARISSE.

Bonjour... et Agathe.

CHEVILLARD.

Elle m’oublie !... Sais-tu de qui est cette lettre ?

CLARISSE.

Non ?

CHEVILLARD.

De Delaunay ?...

CLARISSE.

Bah ! pense-t-il toujours à moi ?

CHEVILLARD.

Il ne me l’écrit pas positivement, mais cela revient au même, et ceci est ton portrait qu’il me charge de te remettre.

CLARISSE.

Il est bien gentil, un portrait, ça sert toujours.

Après une pause.

Dis-moi un peu, Montélimar c’est une vile riche ?

CHEVILLARD.

Tu t’intéresses beaucoup à la prospérité de cet arrondissement.

CLARISSE.

Réponds donc.

CHEVILLARD.

Montélimar, chère amie, sous-préfecture, tribunal civil, exporte annuellement cent mille kilos de nougat et quelques imbéciles.

CLARISSE.

Oh ! tu sais, moi, le nougat...

CHEVILLARD.

Oui, tu préfères...

CLARISSE.

Chevillard, est-ce que ce ne serait pas gentil de recommencer notre petite existence d’autrefois, à quatre avec Agathe ?

CHEVILLARD.

Ah ! Agathe ! mais Delaunay...

CLARISSE.

Oh ! Delaunay, il n’était pas le plus amusant de nous tous.

CHEVILLARD.

Oui, mais il était indispensable pour faire le quatrième.

CLARISSE.

Crois-tu qu’il était là, indispensable... ce jeune homme.

CHEVILLARD.

Théodore Bernardin.

CLARISSE.

Je me trouvais là quand il est venu, il m’a fait un bout de cour.

CHEVILIARD.

Il n’a pas perdu de temps. Et ce pauvre Delaunay qui me demande une réponse.

CLARISSE.

Écris-lui qu’il m’a fait bien mal, bien mal.

MADAME BERTRAND.

À table !

Les personnages sont placés autour de la table de la manière suivante : Rosier, Clarisse, Éloi, madame Bertrand, Chevillard, Vincent.

CLARISSE.

Si ça ne gêne personne, je vous demanderai la permission d’ôter ma ceinture.

ÉLOI.

Ôte ta ceinture, mon enfant, j’ôte ma cravate.

CHEVILLARD.

Les cérémonies étant exclues de ce repas, je prendrai la liberté de fumer en mangeant.

VINCENT.

Ah ! je vous reconnais bien là, l’artiste ; mon fils aussi a c’t habitude.

MADAME BERTRAND.

Et vous, monsieur Rosier, vous ne voulez pas vous mettre à votre aise ? débarrassez-vous de votre redingote.

ROSIER.

Non, madame Bertrand, non, il me semble que nous devrions donner à mademoiselle Clarisse l’exemple de la tenue et des belles manières, nous ne sommes pas ici à la Maison d’Or.

CLARISSE.

Oh ! un gêneur, il n’en faut pas.

ÉLOI.

Buvons, mes enfants, et ne nous chamaillons pas !

Je veux jusqu’à mon dernier jour
Fêter et le vin et l’amour !

N’est-ce pas, maman Bertrand ?

MADAME BERTRAND.

Oui, Éloi, mais ne me parlez pas dans le cou, ça me chatouille.

VINCENT, à Chevillard.

Vous me plaisez, vous, pourquoi ne dites-vous rien ?

CHEVILLARD.

J’attendais que M. Éloi eût fini de chanter pour demander à M. Rosier son opinion sur Rocambole.

ROSIER.

Rocambole m’a amusé, je ne m’en défends pas ; je serais bien en peine aujourd’hui de il.re ce que j’ai lu, ces choses-là m’entrent par une oreille et me sortent par l’autre, mais c’est bien écrit.

CLARISSE.

Si on laisse monsieur Rosier nous faire un cours de littérature, dans un instant monsieur Chevillard nous fera un cours de politique.

CHEVILLARD.

Mais un bouquin sur la politique, si je le faisais, serait peut-être aussi amusant que les Mémoires de mademoiselle Mimi-Bamboche.

CLARISSE.

Eh bien ! pourquoi ne le faites-vous pas, votre bouquin sur la politique ?

ROSIER.

Je vois bien que mademoiselle Clarisse aimerait mieux causer toilette avec ses jeunes compagnes plutôt que d’en tendre des hommes de notre âge raisonner leurs convictions.

CLARISSE.

Oh ! je les connais, les convictions de Chevillard, il déleste les petits crevés.

VINCENT.

Ah ! vous détestez les petits crevés ; vous êtes tout le portrait de mon fils.

CHEVILLARD.

Voilà la femme au dix-neuvième siècle.

MADAME BERTRAND, à Éloi.

Éloi, dites vos bêtises pour tout le monde et tenez-vous tranquille si c’est possible. Je n’aime pas qu’on me fasse pied quand je mange.

VINCENT.

Ah ! ah ! monsieur Éloi !

ÉLOI, à Vincent en le regardant sous le nez.

Occupez-vous de votre assiette.

VINCENT, même jeu.

Monsieur Éloi, quel est le meilleur, pour se griser, du vin blanc ou du vin rouge ?

Rosier rit.

ÉLOI, à Rosier.

Et vous là-bas, qui riez des questions qu’on fait aux autres, dites-nous donc lequel est le plus tendre de votre femme ou de vous ?

CLARISSE.

Mes enfants, il va faire très chaud chez vous, dans un instant ; je vais vous chanter une romance, si ça peut vous être agréable, et j’irai prendre un peu l’air.

ÉLOI.

Y aura l-il un refrain à la chanson ?

CLARISSE.

Ça dépend de vois : voulez-vous la dernière de l’Alcazar ?

VINCENT.

Comment s’appelle-t-elle ?

CLARISSE.

Les Pauv’s p’tit’s Femmes.

VINCENT, à Chevillard.

Écoutez-moi ça, vous, qui êtes de la partie ; c’est une romance de mon fils.

CLARISSE.

Les Pauv’s p’tit’s Femm’s.

I

Le mond’ va bien mal ;
On avait naguères
Sur un piédestal
Mis les dam’s légères.
Tout est bien chargé,
Nous somm’s en danger ;
Les hommes sont devenus infâmes,
Ils marchent sur les pauv’s p’tit’s femmes.
C’est à dégoûter
D’avoir de la bonté.

Eh ! quéqu’ ça t’fait, ma chère,
Laiss’-les donc se distraire,
La femme a son tour,
À la fin du jour.

II

On n’sait pas, c’est sûr,
Le fond d’nos souffrances,
Tout n’est pas azur
Dans nos existences :
C’est d’abord l’ loyer
Qu’est dur à payer,
Les marchand’s à la toi’ett sans âmes
Qui dépouillent les pauv’s ptit’s femmes,
Et quand nous aimons,
C’est des polissons.

Reprise en CHŒUR du refrain.

Eh ! quéqu’ ça le fait, ma chère,
Laiss’-les donc se distraire,
La femme a son tour,
À la fin du jour.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une chambre d’hôtel. Porte au fond ; meubles divers. À droite une table, et sur la table une cassette.

 

 

Scène première

 

DELAUNAY, LE GARÇON DE L’HÔTEL

 

DELAUNAY, en costume de voyage.

Tenez, mon ami, voici pour vous ; préparez-moi une autre chambre, puisque vous ne pouvez pas me donner celle-là.

LE GARÇON.

Monsieur va donc rester ?

DELAUNAY.

Oui, je reste ; vous monterez ma malle et vous ouvrirez les fenêtres, j’attendrai ici.

LE GARÇON.

Ici ? mais, monsieur, le locataire va rentrer d’un moment à l’autre.

DELAUNAY.

S’il me trouve chez lui, je lui expliquerai pourquoi.

LE GARÇON.

Oh ! monsieur, je ne peux pas laisser le premier venu s’installer chez un locataire ; ce n’est pas dans les habitudes de l’hôtel.

DELAUNAY.

Je le connais mieux que vous, l’hôtel.

LE GARÇON.

C’est bien possible ! Il faut croire alors que cette chambre n’est pas comme les autres :

DELAUNAY.

En effet, mon ami, elle n’est pas comme les autres, pour moi, du moins. Je l’ai habitée trois ans, cette chambre, trois ans ! Rien n’est changé, tout est dans le même ordre, à la même place. D’autres sont venus, voilà tout. Il est jeune, le locataire ?

LE GARÇON.

Oui, monsieur.

DELAUNAY.

Qu’est-ce qu’il fait ?

LE GARÇON.

Il fait des dettes.

DELAUNAY.

Comme moi ; il a donc une maîtresse ?

LE GARÇON.

Une brune.

DELAUNAY.

Une brune, comme Amanda, et elle l’aime ?

LE GARÇON.

Oh ! oui, elle l’aime ; elle l’appelle toujours son joli bébé.

DELAUNAY.

Est-il heureux ! Amanda m’appelait son joli bébé.

LE GARÇON.

Au fond, monsieur, je crois qu’elle le jobarde un peu.

DELAUNAY.

Ah ! Amanda aussi me...

Chevillard entre, le garçon sort quelques instants après.

 

 

Scène II

 

DELAUNAY, CHEVILLARD

 

DELAUNAY.

Chevillard !

CHEVILLARD.

Delaunay à Paris !

DELAUNAY.

Mon vieux Chevillard, embrasse-moi donc.

CHEVILLARD.

Vous êtes ici avec cette dame qui allaite son enfant d’une main, et de l’autre...

DELAUNAY.

Moque-toi de moi, tu as raison, c’est le provincial, le notaire qui l’a écrit cette lettre absurde à laquelle tu n’as pas répondu, par parenthèse, mais c’est le Parisien qui est revenu, l’ami, l’excellent ami d’autrefois.

Ils s’embrassent.

CHEVILLARD.

Tu n’as pas vingt-cinq louis à m’avancer.

DELAUNAY.

Ah ! mon cher, je peux pas. Ma femme m’a prié de ne jamais prêter d’argent, je le lui ai juré.

CHEVILLARD.

Et tu aimes mieux tenir ce serment-là que les autres, n’en parlons plus.

DELAUNAY.

Si, si, nous en reparlerons ; mais dis-moi donc d’abord comment il se fait que je le retrouve ici. C’est un de tes amis qui habite cette chambre ?

CHEVILLARD.

Un des tiens plutôt, ion jeune compatriote.

DELAUNAY.

Bah ! le petit Bernardin,

À part.

et c’est de lui que le garçon de l’hôtel me parlait tout à l’heure.

CHEVILLARD.

Tu ne le reconnaîtras pas, le petit Bernardin, il est dégrossi, déniaisé.

DELAUNAY, riant.

Oui, oui, j’ai appris cela.

CHEVILLARD.

Ah ! tu as appris ?

DELAUNAY, riant plus fort.

Je suis beaucoup plus au courant que tu ne crois.

CHEVILLARD.

Et tu ne nous en veux pas ?...

DELAUNAY.

Pourquoi vous en voudrais-je ? de ce que c’est toi sans doute qui lui as indiqué mon ancien logement ; autant lui qu’un autre. Chevillard, comment a-t-elle reçu son portrait ?

CHEVILLARD, à part.

Il ne sait rien du tout.

Haut.

Ah ! il est encore un peu bête avec les femmes, le jeune Bernardin, mais toi aussi, moi aussi, nous sommes tous un peu bêtes avec les femmes.

DELAUNA Y, sérieusement.

Oh ! mon ami, que ce que tu dis là est vrai ! Nous n’avons pas besoin de nous gêner ensemble. Tu sais, toi, tout ce que j’ai enduré d’Amanda !

CHEVILLARD, avec tristesse.

Tu sais aussi, toi, tout ce qu’Agathe m’a fait souffrir !

DELAUNAY, même jeu.

Tu as vu, toi, tous les tours qu’elle m’a jouis !

CHEVILLARD, plus triste encore.

Tu as vu, toi, toutes les forces qu’elle n’a faites !

DELAUNAY, même jeu.

Elle est cause que j’ai épousé une femme maigre, et je n’aime que les femmes grasses !...

CHEVILLARD, pleurant.

Sans elle, je serais devenu quelque chose, je parlerais l’Europe !

DELAUNAY, même jeu.

Mon pauvre Chevillard !...

CHEVILLARD.

Mon cher Delaunay, je suis heureux de le revoir ; dire du mal d’Agathe c’est encore du bonheur.

DELAUNAY.

Tu l’aimes donc toujours ?

CHEVILLARD.

Plus que jamais.

DELAUNAY.

Eh bien ! je puis l’avouer que si je suis venu à Paris, c’est pour Amanda.

CHEVILLARD.

C’est une faute, Delaunay, une très grande faute ! Qu’est-ce que je risque ? Je suis fini, décavé ! mais toi, compromettre la tranquillité de ton ménage, la confiance de ta clientèle...

DELAUNAY.

Oui, oui. J’ai bien pensé à tout cela en prenant mon billet pour Paris, au lieu d’aller à Grenoble, où ma femme me croit, où une affaire m’appelait ; mais que veux-tu ? J’ai voulu ressaisir ma vie de garçon. Tiens, en ce moment, dans cette chambre, telle encore que je l’ai habitée, où les mêmes meubles ont gardé la même place, où je te retrouve, toi, le compagnon de ma jeunesse et de mes amours, il me semble qu’elle aussi, je vais la voir apparaître, souriante, empressée, un baiser sur les lèvres !

CHEVILLARD.

N’as-tu pas entendu le bruit d’une robe ?

DELAUNAY.

Si c’était elle !...

 

 

Scène III

 

DELAUNAY, CHEVILLARD, CLARISSE

 

CHEVILLARD.

Retourne-toi, Delaunay, ferme les yeux.

Il saisit son chapeau et l’enfonce sur la tête de Delaunay.

Tu n’es plus ici chez toi, sois gentilhomme.

À Clarisse, surprise.

Delaunay !

CLARISSE.

Bah ! il est à Paris... avec sa femme ?

CHEVILLARD.

Non ! en cachette de sa femme !

CLARISSE.

C’est toujours bon à savoir.

Tournant autour de Delaunay.

Il a engraissé.

CHEVILLARD, après un mouvement de Delaunay.

De la discrétion, Delaunay !

CLARISSE.

Et Théodore ?

CHEVILLARD.

Théodore a reçu une lettre anonyme !...

CLARISSE, à part.

Je le sais bien : c’est moi qui l’ai écrite.

CHEVILLARD.

Et Agathe ?

CLARISSE.

Agathe est en bas, dans une voiture ; elle a un mot à te dire.

CHEVILLARD, après avoir indiqué l’embarras de la situation.

Descends la première, je vais te suivre.

CLARISSE.

Non ! il n’aurait qu’à descendre derrière nous. Va vite lui parler, et remonte.

Elle prend la place de Chevillard.

Va donc !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

CLARISSE, DELAUNAY

 

CLARISSE.

Je suis confuse, monsieur, de vous causer ce petit ennui, mais enfin vous pourriez me connaître.

DELAUNAY, s’efforçant de lever le chapeau.

Je ne le pense pas, madame, d’ailleurs, ce serait sans danger pour vous.

CLARISSE.

Sans doute, mais quelle position pour moi, me retrouver dans la chambre d’un jeune homme, si vous m’aviez vue ailleurs.

DELAUNAY, même jeu.

Ce n’est guère probable, je vis depuis longtemps en province.

CLARISSE.

Justement, moi aussi ; mon Dieu, je peux bien vous dire l’endroit que j’habite, Montélimar.

DELAUNAY.

Montélimar ! c’est peut-être une amie de ma femme !

Clarisse quitte Delaunay qui s’enfonce lui-même le chapeau.

CLARISSE.

Cependant, monsieur, si mes craintes étaient trop injurieuses...

DELAUNAY.

Non, non, madame !...

CLARISSE.

Si vous exigiez de moi cette marque de confiance.

DELAUNAY.

Nullement, madame, nullement.

 

 

Scène V

 

CLARISSE, DELAUNAY, CHEVILLARD

 

CHEVILLARD.

Charmant ! adorable !

Il rit avec Clarisse.

CLARISSE.

Eh bien ? es-tu content, cette fois ? Diras-tu encore qu’Agathe ne l’aime pas ?

CHEVILLARD, mettant la main sur son cœur.

Je n’ai jamais été aussi heureux !

CLARISSE.

Monsieur, au plaisir de vous revoir.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

DELAUNAY, CHEVILLARD

 

CHEVILLARD.

Delaunay, tu peux te découvrir.

DELAUNAY.

Ouf ! le garçon d’hôtel m’a dit qu’elle était brune, voyons ce que nous avons en fait de brunes à Montélimar... Son mari est dans les armes ?

CHEVILLARD.

Quel mari ?

DELAUNAY.

Le mari de cette dame.

CHEVILLARD.

Il est mort.

DELAUNAY.

Une brune dont le mari est mort... Serait-ce la femme de mon prédécesseur ? mauvais antécédent pour mon étude !

LE GARÇON, rentrant.

Monsieur, votre chambre est prête.

DELAUNAY.

Bien, mon ami, vous allez me conduire. Chevillard, je commence à être inquiet !

CHEVILLARD.

Inquiet de quoi ?

DELAUNAY.

De l’effet que je vais produire sur Amanda.

CHEVILLARD.

Tu as bien tort.

DELAUNAY.

Ai-je beaucoup perdu loin de Paris ?

CHEVILLARD.

À peine es-tu de retour que tu as déjà retrouvé tous les avantages.

DELAUNAY.

J’ai pris un peu de ventre, hein ? et comme conversation, je ne parle pas trop provincial ?

Allant à la porte.

Chevillard, appelle-t-on toujours les femmes des filles de marbre ?

CHEVILLARD.

Non, mon ami, on les appelle maintenant des crevettes.

 

 

Scène VII

 

CHEVILLARD seul, puis THÉODORE

 

CHEVILLARD.

Peut-on être amoureux de Clarisse ? une jolie femme, oui ; plus jolie qu’Agathe je le veux bien ; mais Agathe, on peut causer avec cette femme-là, elle a reçu de l’éducation. Je suis heureux aujourd’hui.

Tirant un portrait.

C’est une faiblesse, mais je suis heureux. Voilà cinq ans que je le lui demande. Elle m’a dit d’abord qu’elle l’avait perdu dans un déménagement elle m’a dit ensuite qu’elle l’avait donné à sa sœur, ça c’était vrai ; elle le lui a redemandé pour moi. Ah ! mon Agathe, comme je t’aime !...

Il embrasse le portrait.

THÉODORE entre avec agitation.

Chevillard, qu’est-ce que tu penses des lettres anonymes ?

CHEVILLARD.

La lettre anonyme, Théodore, elle a un grand tort à mes yeux... c’est de n’être jamais chargée, jamais chargées, les lettres anonymes... Et que te disait celle que tu as reçue ?

THÉODORE.

On m’indiquait une maison où je devais voir entrer Clarisse.

CHEVILLARD.

Clarisse sort d’ici.

THÉODORE.

Elle était ici à deux heures ?

CHEVILLARD.

Oui, mon ami !

THÉODORE.

Ah ! Clarisse, et moi qui t’ai soupçonnée.

CHEVILLARD.

Tu as reçu une autre visite, en ton absence !

THÉODORE.

Celle de Lecoq ?

CHEVILLARD.

Non, devine !

THÉODORE, moitié sérieux, moitié plaisant.

Papa ?

CHEVILLARD.

Comme tu y vas ! j’aurais pris quelques précautions pour le l’annoncer. Delaunay, le notaire.

THÉODORE.

Ah ! il est à Paris ! il vient revoir son Amanda. Tu l’as connue, toi, Amanda ?

CHEVILLARD.

Un peu !

THÉODORE.

Ça n’était pas grand’chose, n’est-ce pas ?

Chevillard ne dit ni oui, ni non.

Une créature dans le genre d’Agathe, probablement ! Clarisse, voilà une femme !

 

 

Scène VIII

 

CHEVILLARD, THÉODORE, DELAUNAY

 

DELAUNAY.

Bonjour, voisin.

THÉODORE.

Bonjour, vous voilà donc à Paris ?

DELAUNAY.

Comme vous voyez ; mais d’abord, je suis à Paris pour Chevillard, et pour vous seulement... Je fais appel à votre discrétion.

THÉODORE.

À qui voulez-vous que je le dise ?

DELAUNAY.

À qui ? Je ne sais pas, vous pourriez l’écrire à votre père !

THÉODORE.

Soyez tranquille. Il est bien en colère, le père Bernardin ?

DELAUNAY.

Je croyais que c’était avec son consentement que vous restiez encore à Paris.

THÉODORE.

Son consentement ? mon père m’écrit régulièrement tous les huit jours ces simples lignes : « Monsieur mon fils, je vous enjoins de réintégrer le domicile paternel dans les vingt-quatre heures : Votre père qui vous pardonne. »

DELAUNAY.

Et quelles raison lui donnez-vous pour ne pas revenir ?

THÉODORE.

Aucune, je lui réponds qu’il n’est pas dans le mouvement.

CHEVILLARD.

Jolie réponse, c’est mon élève !

DELAUNAY.

Et on ne soupçonne pas votre liaison à Montélimar ?

THÉODORE.

Ça m’est bien égal.

DELAUNAY.

Il est très fort... Pour vous, passe encore, mais pour elle !

THÉODORE.

Elle ! elle est bien au-dessus de l’opinion des habitants de Montélimar.

DELAUNAY.

Ils sont aussi forts l’un que l’autre ! Voyons, Bernardin, je suis discret, ma profession m’y oblige, c’est la femme de mon prédécesseur ?

THÉODORE.

Je ne vous comprends pas !

CHEVILLARD.

Nous ne le comprenons pas.

DELAUNAY.

Elle est partie devant vous et vous êtes allé la rejoindre.

THÉODORE.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

CHEVILLARD.

Nous ne savons pas ce que tu veux dire.

DELAUNAY.

Vous faites les malins, vous voulez me dérouter. Elle est brune, n’est-ce pas ?

THÉODORE, CHEVILLARD, riant.

Oui !

DELAUNAY.

La taille... la taille riche ?

THÉODORE, CHEVILLARD, même jeu.

Assez riche.

DELAUNAY.

De jolies dents ?

THÉODORE, CHEVILLARD, de même.

Oh ! des dents !

DELAUNAY.

C’est la femme de mon prédécesseur.

THÉODORE.

À quel jeu jouez-vous ?

CHEVILLARD.

Un jeu qui pourrait devenir dangereux.

DELAUNAY.

Je le croirai jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé le contraire ; vous avez bien un portrait d’elle, une photographie, quelque chose ?

CHEVILLARD.

Veux-tu en voir un portrait, et un joli ?

Il montre le portrait d’Agathe.

THÉODORE.

C’est Agathe qui t’a donné son portrait ?

CHEVILLARD.

Oui, mon ami, oui, c’est Agathe.

THÉODORE.

Mais Clarisse aussi m’a donné le sien !

DELAUNAY.

Montrez-le moi, Bernardin.

CHEVILLARD.

Ne le montre pas, Clarisse t’en voudra !

THÉODORE.

Clarisse n’en saura rien !

DELAUNAY.

Montrez donc ?...

CHEVILLARD.

Delaunay est un bavard.

THÉODORE.

Si je vous fais voir le portrait, vous ne verrez pas l’original.

DELAUNAY.

J’aime bien mieux voir le portrait.

Théodore ouvre la cassette et en retire un portrait.

DELAUNAY, prenant le portrait.

Mais c’est... Ah ! Amanda !

THÉODORE, inquiet.

Expliquez-vous, monsieur Delaunay !

DELAUNAY.

Cette femme dont je vous ai parlé, ce paquet que vous avez porté vous-même...

THÉODORE, reprenant le portrait.

Ah ! Clarisse !...

DELAUNAY, reprenant le portrait.

Ah ! Clarisse !

THÉODORE, même jeu.

Ah ! Amanda !...

CHEVILLARD, tirant le portrait de Clarisse.

Ce n’est pas Agathe qui ferait une chose semblable !

DELAUNAY.

Mais enfin cette dame de Montélimar...

CHEVILLARD.

Quelle dame de Montélimar ?

DELAUNAY.

Cette femme qui était là, qui m’a parlé il n’y a qu’un instant.

Chevillard rit.

C’était Amanda ! j’aurais dû le deviner ! Il me semble, monsieur Chevillard, que votre conduite...

CHEVILLARD.

Au point où en sont les choses, mon pauvre Delaunay, crois-tu qu’une explication soit bien nécessaire. Tu me le disais tout à l’heure. Tu as voulu ressaisir ta vie de garçon. Eh bien, ça y est... tu l’as ressaisie ; maintenant, va-t’en à Grenoble !

DELAUNAY.

Tu as raison, négliger ses affaires, tromper une femme charmante, et pour qui ?

THÉODORE.

Vous repartez, monsieur Delaunay ?

DELAUNAY.

Aujourd’hui même.

THÉODORE.

Nous partirons ensemble. Compromettre son avenir, désoler une famille excellente, et pour qui ?

DELAUNAY.

Une coquine !

THÉODORE.

Une misérable !

DELAUNAY.

Une drôlesse !...

THÉODORE.

Une infâme.

CHEVILLARD.

La voici !...

DELAUNAY, THÉODORE défaillent.

Ah !...

CHEVILLARD.

Je me suis trompé ! ce n’était pas elle !...

DELAUNAY.

Je ne veux pas rester dans cette chambre une minute de plus.

Il prend le portrait.

THÉODORE.

Ah ! non, il faut me laisser mon portrait.

DELAUNAY.

Ce portrait m’appartient.

THÉODORE.

Pas du tout, il est à moi !

DELAUNAY.

Et qui le premier l’a reçu, s’il vous plaît ?

THÉODORE.

À qui a-t-il été donné en dernier lieu !

DELAUNAY.

Monsieur Bernardin, c’est tout ce qui me reste d’Amanda.

THÉODORE.

Monsieur Delaunay, je n’aurai pas d’autre souvenir de Clarisse. CHEVILLARD.

Ah ! ils sont trop bites ! Jouez-le à pile ou face.

DELAUNAY.

Viens, Chevillard. Je vous laisse ce portrait, jeune homme, qu’il vous serve de leçon.

 

 

Scène IX

 

THÉODORE, seul, puis CLARISSE

 

THÉODORE.

Voilà donc l’amour !... Horrible portrait qui as passé de main en main comme... Oh !

Il met la main sur ses yeux, court à la cassette comme pour la briser, et s’arrête.

Chère cassette !... ci-gît le passé !... que de souvenirs ! que de mensonges !... Une mèche de cheveux que je lui ai coupée moi-même, mais je doute de tout, maintenant, ce sont peut-être de faux cheveux ! Des fleurs qu’elle m’avait rapportées d’Asnières, un jour où j’étais malade. Une lettre ! « Doit M. Théodore Bernardin à M. Lecoq, pour paiements à divers et levée de la saisie opérée au domicile de mademoiselle Clarisse Bertrand. » Voilà l’amour, la femme passe, la dette reste !

CLARISSE, entrant.

Bonjour, mon joli bébé.

THÉODORE, solennel.

J’ai beaucoup regretté, madame, de ne pas m’être trouvé chez moi, il y a un instant, cela vous aurait évité l’ennui de revenir.

CLARISSE, à part.

Oh ! oh ! a-t-il bavardé avec Delaunay, ou bien sait-il autre chose ?

Haut.

En effet, si j’avais pu prévoir la réception qui m’attendait, je ne serais sans doute pas ici. Mais j’aurais été désolée de partir sans vous faire mes adieux.

THÉODORE, ému.

Vous parlez !

CLARISSE, indifférente.

Oui, je pars.

THÉODORE, ému.

Clarisse !

CLARISSE, plus tendre.

Quoi, mon ami !

THÉODORE, solennel.

Non ! rien ! partez !... adieu !

CLARISSE, à la porte.

Vous ne me donnez pas la main ?

THÉODORE.

La voici !

CLARISSE, tendrement.

C’est donc tout ce qui me reste de votre grand amour pour moi. Comme je regrette d’y avoir cru et de l’avoir partagé. Agathe me disait bien que j’avais tort de vous aimer, car je vous ai bien aimé, mon Théodore. J’ai supporté tout de vous, vos soupçons ridicules, vos jalousies injurieuses, et m’avez Vous une seule fois surprise en faute ?

Théodore reste impassible.

Sais-je seulement si vous m’avez été fidèle.

THÉODORE, solennel.

À qui parlez-vous, Amanda ?

CLARISSE.

Ah ! ah ! ah !

Elle défaille.

THÉODORE, la soutenant.

Clarisse !

CLARISSE, même jeu.

Non, monsieur, continuez à m’appeler Amanda.

THÉODORE.

Mon amie, ma bien-aimée !

CLARISSE, s’appuyant sur lui avec tendresse.

Ah ! Théodore, tu pouvais me tuer avec un coup pareil.

THÉODORE, après s’être dégagé peu à peu.

Vous comprenez qu’une séparation entre nous est nécessaire.

CLARISSE, sérieuse.

Oui, mon ami, je le comprends. Théodore, tu es un homme, tu peux supporter ces scènes-là ; moi, je n’y suis pas accoutumée, adieu.

THÉODORE, la retenant.

Clarisse, tu vois ce que je souffre.

CLARISSE.

Oui, mon ami, je le vois, adieu !

THÉODORE, la retenant.

Réponds toi-même : pourrions-nous vivre ensemble plus longtemps et être heureux comme par le passé ?

CLARISSE.

Non, mon ami, nous ne le pourrions plus ; adieu !

THÉODORE, de même.

À tout moment je me dirais : Cette femme que j’aime, que j’appelle ma Clarisse, elle a porté un autre nom, un nom de guerre.

CLARISSE, avec véhémence.

Ah ! Théodore, tu es impitoyable ! Je ne pensais pas que tu irais aussi loin. Veux-tu connaître la vérité ?

THÉODORE, solennel.

Oui, toute la vérité.

CLARISSE.

Écoute ! Je t’ai dit autrefois, mon ami, combien j’avais souffert avec la personne qui m’a perdue. C’était un être brutal qui méprisait les femmes. Malheureuse et sans appui, je rencontrai Delaunay. Était-il beau comme toi, je ne pourrais pas le dire, je ne le reconnaîtrais même pas aujourd’hui. L’ai-je aimé ? Non, Théodore, tu sais bien que je n’ai aimé que toi. Le crois-tu ?

THÉODORE.

Mais vous oubliez...

CLARISSE.

Le crois-tu, que je n’ai aimé que toi ?...

THÉODORE.

Oui, Clarisse, je le crois ! Cependant, vous lui avez donné votre portrait.

CLARISSE.

Jamais !

THÉODORE.

Oh !

CLARISSE.

Jamais !... il me l’a pris.

Théodore rayonne.

Laisse-moi finir. Delaunay était hardi, entreprenant, il avait affaire à une femme bien innocente encore, il me proposait de m’épouser quand il aurait une position, je cédai. – Alors, mon ami, moi qui ne suis pas née pour le mensonge, je pris deux noms, puisque j’avais deux...

THÉODORE.

N’achève pas ! oh ! n’achève pas... C’est bien, Clarisse, j’apprécie ce qu’une situation équivoque vous a inspiré de digne et de délicat !

CLARISSE.

Un nom de guerre !

THÉODORE.

Ne le répète pas !

CLARISSE.

Un nom de guerre !...

THÉODORE.

Eh bien ! oui, j’ai été trop loin ; mais aussi, c’est trop souffrir : adorer une femme, tenir à son cœur comme à une relique, être jaloux de son passé qu’on reconnaît pas, et y retrouver un homme qu’on connaît, un compatriote ! pour cette femme, avoir désolé sa famille, s’être criblé de dettes...

CLARISSE.

Assez, Théodore, assez !... Parle-moi de la douleur, je me l’explique ; parle-moi de la famille, je la vénère ; mais que tu fasses intervenir une question d’argent dans notre amour !... Ah ! respecte donc notre amour !

THÉODORE.

J’ai eu tort !

CLARISSE.

Traite-moi comme tu voudras, moi, mais respecte notre amour.

THÉODORE.

Clarisse, je te demande pardon ! Pardon ! pardon !

Il se jette à ses pieds. Pause.

CLARISSE.

Mon ami, je suis heureuse de vous avoir donné cette explication avant mon départ.

THÉODORE.

Quel départ ? Pourquoi pars-tu ?

CLARISSE.

Théodore, nos relations sont finies, vous n’avez plus le droit de me demander des comptes.

THÉODORE.

Et si elles n’étaient pas finies ? et si je te priais de ne pas partir ?

CLARISSE.

Mon ami, je ne partirais pas, je l’ai fait bien d’autres sacrifices sans que tu le saches. Si tu étais raisonnable, tu me laisserais m’absenter... quelques jours seulement, le temps d’oublier cette épreuve.

THÉODORE.

Mais ou vas-tu, d’abord ?

CLARISSE.

Dans ma famille ! Tu ne crois pas que je vais dans ma famille. Enfant, ne pourrais-je pas te tromper à Paris aussi bien qu’ailleurs si je le voulais ? Tiens, lis donc, puisqu’il faut maintenant que je le donne des preuves de mon amour.

Elle tire une lettre de sa poche et la lui donne.

THÉODORE, lisant.

« Belle Clarisse, j’ai quarante mille livres de rentes, c’est bien peu de chose à vous offrir. Cependant je les mets à vos pieds. Pouvez-vous vous contenter d’une existence modeste, lorsque vous devriez habiter un palait » Palais avec un T.

CLARISSE, à part.

C’est Agathe qui m’a fait mettre un T, je voulais mettre un Z.

THÉODORE, avec exaltation.

Clarisse, tu rougis d’être exposée à recevoir des lettres semblables.

CLARISSE.

Non ami, ce n’est pas ma faute si on me trouve jolie.

THÉODORE.

Tu as honte de cette existence irrégulière et sans lendemain.

CLARISSE.

Elle m’inquiète quelquefois.

THÉODORE.

Quand tu jettes les yeux sur ton passe, tu te méprises bien, n’est-ce pas ?

CLARISSE.

Où veux-tu en venir ?...

THÉODORE.

N’aurais-tu pas une reconnaissance éternelle pour l’homme qui te réhabiliterait ?... Clarisse ! Clarisse ! veux-tu que je le réhabilite ?...

CLARISSE, se jetant dans ses bras.

Ah !...

THÉODORE.

À dater de ce jour, vous êtes ma femme ; les préjugés de famille, je m’en moque ; les convenances sociales, je les foule aux pieds... Nous quitterons Paris.

CLARISSE, après une grimace.

C’est bien nécessaire de quitter Paris ?

THÉODORE.

Oui, c’est nécessaire, nous irons vivre en province.

CLARISSE, même jeu.

On ne s’amuse pas bien en province.

THÉODORE.

Clarisse, tu ne veux donc pas que je le réhabilite ?

CLARISSE.

Si, mon Théodore, si, tout ce que tu voudras, tout.

Après une pause.

Laisse-moi aller passer quelques jours dans ma famille !...

THÉODORE.

Encore !

CLARISSE.

Oui, laissé-moi aller me remettre de toutes ces émotions, car avec toi, Théodore, quand ce n’est pas une émotion, c’en est une autre.

Ils rient.

Et puis, j’ai une si bonne nouvelle à annoncer.

THÉODORE.

À annoncer à qui ? Ta mère habite Paris !...

CLARISSE.

Ma mère, oui, mais il y a une autre personne et j’aurai peut-être besoin de son consentement !

THÉODORE.

Allons, je te donne deux jours, trois jours au plus.

CLARISSE.

Merci, mon joli bébé... et adieu !

THÉODORE.

Déjà ?

CLARISSE.

Si je ne pars pas de suite, je ne partirai pas du tout.

THÉODORE.

Adieu !

Ils s’embrassent.

LE GARÇON, entrant.

Monsieur, voici une lettre pour vous.

CLARISSE, se jetant sur la lettre.

Théodore, tu attendais cette lettre ?

THÉODORE.

Quel enfantillage !

CLARISSE.

Jure-moi que ce n’est pas une lettre de femme !...

THÉODORE.

C’est une lettre de mon père !

CLARISSE.

Pardon... adieu, ami, je suis moins triste de le quitter, je le laisse avec ta famille !...

De la porte.

Théodore, je saurai si tu as été sage.

THÉODORE, lisant.

« Monsieur mon fils, je vous enjoins de réintégrer le domicile paternel dans les vingt-quatre heures. Passé ce délai, je viendrai moi-même vous chercher à Paris. »

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente un salon. Porte au fond, portes latérales. Meubles divers.

 

 

Scène première

 

VINCENT, UN PETIT CREVÉ

 

VINCENT.

Maintenant, je montre le salon à monsieur. Quand j’aurai donné un peu de jour, monsieur verra qu’il y a un fort joli salon.

LE PETIT CREVÉ.

Il est très amusant, le bonhomme !

VINCENT.

Monsieur a bien saisi tous les avantages de l’appartement : deux sortis sur le grand escalier, sans compter l’escalier de service. Je suppose que monsieur a une dame chez lui : on sonne, le visiteur entre par une porte, madame sort par l’autre ni vu ni connu ; je suppose que monsieur a deux dames chez lui...

LE PETIT CREVÉ.

J’ai compris, mon ami... et le locataire actuel, il en use de ces avantages ?

VINCENT.

Oh ! oui, monsieur, beaucoup ! Seulement c’est une dame qui habite l’appartement, monsieur voit tout de suite la différence.

LE PETIT CREVÉ.

Oh ! les femmes ! les femmes !

VINCENT.

Monsieur ne dit rien. Il ne trouve peut-être pas l’appartement encore assez commode pour lui ?

LE PETIT CREVÉ.

Si, si, je le trouve charmant, confortable, bien organisé... mais il ne fait pas du tout mon affaire.

VINCENT.

Alors, c’est un appartement incommode que monsieur désire...

LE PETIT CREVÉ.

Précisément, mon ami, je tiens beaucoup à ce que toutes les pièces se commandent...

VINCENT.

Je vois ce que c’est. Monsieur cherché un appartement pour sa maîtresse. Si monsieur voulait me dire le nom de la personne, je serais peut être en état de lui donner des renseignements sur elle.

LE PETIT CREVÉ.

C’est inutile, mon ami ; je la connais mieux que vous.

VINCENT.

Possible, monsieur, possible ! Il y a certainement des choses qu’une femme dit à un jeune homme et qu’elle ne dirait pas à son concierge, mais il y en a d’autres qu’elle dit à son concierge et qu’elle ne dirait pas à un jeune homme. Monsieur ne veut pas me nommer la personne ? Monsieur a peur !

LE PETIT CREVÉ.

Eh bien !... elle s’appelle... madame Agathe.

VINCENT.

Madame Agathe ? Une petite, maigrelette, noiraude, qui louchotte.

LE PETIT CREVÉ.

Mais non, elle ne louchotte pas. Elle a une légère imperfection dans l’œil...

VINCENT.

Dame, monsieur. Je ne dis que ce que je sais. Pendant tout le temps que madame Agathe a demeuré ici, elle a louché.

LE PETIT CREVÉ.

Ah ! elle a habité cette maison.

VINCENT.

Pas longtemps, monsieur, pas longtemps.

Il fait le geste qu’on l’a mise à la porte.

LE PETIT CREVÉ.

Elle ne tenait peut-être pas aux appartements à trois sorties.

VINCENT.

Monsieur fait erreur ! Si j’avais un conseil à donner à monsieur, monsieur ne s’en trouverait pas plus mal de prendre l’appartement pour son compte. Je ferais son petit ménage, ma femme ferait sa petite cuisine, mes enfants feraient ses petites commissions...

LE PETIT CREVÉ.

Je l’ai en horreur, votre maison, et je déteste les portiers bavards.

Il sort.

VINCENT.

Portiers ! cocodès ! petit crevé ! Si les jeunes gens venaient se renseigner auprès de MM. les concierges, ils ne feraient pas tant de sottises !

 

 

Scène II

 

VINCENT, ADÈLE

 

ADÈLE est entrée sur les derniers mots.

Eh bien, père Vincent, avez-vous loué ?

VINCENT.

Ma foi non, je commence à croire que c’est plutôt un appartement de cocotte, et le propriétaire n’en veut plus. Il avait fait un mauvais calcul avec ces dames, il louait plus cher, mais on ne le payait pas. Dites-moi, mademoiselle Adèle, c’est aujourd’hui que madame Clarisse revient ?

ADÈLE.

Je l’attends d’une minute à l’autre.

VINCENT.

Et peut-on savoir où elle est allée ? ordinairement elle me dit où elle va...

ADÈLE.

Madame est à Lyon. Madame ya peut-être entrer au théâtre. Il paraît qu’on lui a offert un engagement magnifique pour jouer des rôles d’architecture.

Elle va à la fenêtre.

VINCENT.

Et elle les remplira fort bien, c’est moi qui vous le dis ; madame Clarisse sera une grande comédienne quand elle le voudra.

ADÈLE, à la fenêtre.

Père Vincent, voici madame qui descend de voiture.

VINCENT.

Ah ! tant mieux ! La maison se ressentait de son absence, il faudra que je demande au propriétaire de la garder. Quand elle sera partie, ma loge deviendra bien triste !

 

 

Scène III

 

VINCENT, ADÈLE, CLARISSE

 

CLARISSE entre en riant aux éclats.

Bonjour, Adèle, bonjour, mon ami Vincent.

ADÈLE.

Il est facile de voir que madame a fait un voyage agréable.

CLARISSE, riant toujours.

Oui, très agréable, sans parler du retour qui a été bien amusant.

VINCENT.

Madame n’a pas perdu sa gaieté en route.

CLARISSE, riant toujours.

Voilà plus de six heures que j’ai cette envie de rire et que je me retiens.

ADÈLE.

Contez nous ça, madame.

CLARISSE.

Plus tard ! Voulez-vous descendre, père Vincent, vous payerez ma voiture et vous monterez ma malle.

VINCENT.

Madame n’aura plus besoin de moi ?

CLARISSE.

Non ! Vincent, vous demanderez au cocher si la personne qui était avec moi ne lui a pas remis une cage... une petite cage... J’ai bien peur de l’avoir perdue.

Vincent sort.

 

 

Scène IV

 

CLARISSE, ADÈLE

 

CLARISSE, se dirigeant vers la porte de gauche.

Adèle, ai-je reçu des visites en mon absence ?

ADÈLE.

M. Théodore.

CLARISSE.

Personne autre ?

ADÈLE.

Il est venu aussi un monsieur qui n’a pas laissé sa carte.

 

 

Scène V

 

ADÈLE, puis VINCENT, puis BERNARDIN

 

ADÈLE, seule.

Madame est bien gaie... elle aura fait un malheur, c’est sûr.

VINCENT, une malle sur l’épaule.

Entrez, monsieur, entrez.

BERNARDIN entre avec hésitation, une cage à la main.

C’est bien ici, mademoiselle, que demeure une dame qui arrive de voyage ?

ADÈLE.

Oui, monsieur. Madame parlait à l’instant du petit objet que vous avez à la main et que vous lui rapportez, sans doute. Faut-il prévenir madame ?

BERNARDIN.

Volontiers, si vous pensez que je ne sois pas importun.

ADÈLE.

Nullement. Qui annoncerai-je ?

BERNARDIN.

Veuillez dire à madame que c’est le monsieur avec qui elle a fait la route en chemin de fer. Vous assurerez bien votre maîtresse, mademoiselle, que cet oubli de ma part a été tout à fait involontaire, et que sans mon cocher, qui a pu rejoindre le sien, je n’aurais pas eu l’honneur de me présenter chez elle.

 

 

Scène VI

 

BERNARDIN, seul

 

Eh bien ! je crois que j’y suis dans le mouvement. C’est à la station de Lyon que ça a commencé. Une dame monte dans le wagon que j’occupais. Appelons-la Caroline. Je la détaille du coin de l’œil, je constate des dehors anacréontiques, je lui en fais compliment par des petits sourires équivoques... rien de plus. Nous arrivons à Tonnerre, quinze minutes d’arrêt. Elle descend, je descends derrière elle, elle s’achemine vers le buffet, je m’achemine un peu plus loin. Bientôt le bruit d’une contesta lion s’élève, un rassemblement se forme : c’était Caroline dans une situation que je ne m’expliquais pas d’abord. Elle me reconnaît et vient à moi, en me disant : « Mon Dieu, monsieur, je suis victime d’une mésaventure fort désagréable ; ayez donc la bonté de régler la petite dépense que je viens de faire ? » C’est piquant. Nous quittons Tonnerre ; la conversation s’engage et je m’étonne de voir une jeune femme comme elle voyager seule. Non ! il paraît qu’elle vit toujours seule... depuis la mort de son mari, qui a été tué à Magenta. Sa mère habite Moscou, hiver comme été. Elle a un parent en Italie ; non, c’est sa mère qui est en Italie... le parent qu’elle a à Moscou est secrétaire d’ambassade, ça ne peut pas être sa mère. Bref, l’histoire de sa famille, qui est très nombreuse, nous conduit jusqu’à Paris ; je m’étais offert pour la mettre en voiture. Elle me demande alors mon nom et mon adresse, afin de me faire porter la petite somme que je lui ai si galamment avancée ; je refuse ; je refuse parce que je n’aime pas à jeter mon nom dans la circulation. Mais ce trait de probité m’a donné d’elle une idée fort avantageuse... On rencontre souvent en chemin de fer des femmes d’une moralité incertaine... Hein ! ma montre... je n’ai plus ma montre... la voici ! je l’avais mise dans le gousset de mon pantalon pour voyager. J’ai mon épingle, mon mouchoir ; tu seras donc toujours méfiant, Bernardin...

 

 

Scène VII

 

BERNARDIN, CLARISSE

 

CLARISSE.

Je ne sais plus, monsieur, comment reconnaître autant d’obligeance. Vous payez mes dettes, vous me rapportez mes objets perdus...

BERNARDIN.

Ne parlons plus de cela, madame, ce n’est pas la cage que j’aurais voulu retenir... c’est l’oiseau.

CLARISSE.

Comme j’ai été sans façon avec vous et comme je me suis aussitôt mise à mon aise ! C’est votre faite ; Pourquoi avez vous cette bonne figure, si engageante et qui ne donne l’idée d’aucun danger ?...

BERNARDIN.

Chloris, pour brûler en dedans,
Mes feux en sont-ils moins terribles ?
Souvent les lacs les plus paisibles
Recouvrent de petits volcans.

CLARISSE.

Mais vous ne m’aviez pas dit, monsieur, que vous étiez poète, académicien, peut-être...

Elle lui présente un fauteuil.

BERNARDIN, allant s’asseoir, et à part.

Charmante dame !

CLARISSE, même jeu.

Vieux bêta !

Haut.

Le hasard, monsieur, fait de bien singulières choses ; vous voilà dans mon salon sans me connaître... et je ne sais pas encore la première lettre de votre nom.

BERNARDIN, embarrassé.

Oui, madame, oui... en effet... je ne suis pas moins surpris que vous de me trouver où je suis... on pourrait croire que je fais un voyage d’agrément.

CLARISSE.

Prenez garde ! ces fadeurs auraient été supportables il y a une heure, en chemin de fer ; mais nous sommes ici chez moi... Et d’abord, qui ai-je l’honneur de recevoir ?

BERNARDIN, balbutiant.

Oh ! madame, l’honneur n’est pas bien grand... un provincial... presque un campagnard... Azincourt... monsieur Azincourt, du département du Calvados ; et puis-je vous demander à mon tour ?

CLARISSE.

Qui je suis ? Convenez que vous êtes bien impatient de le savoir... Hélène de la Richardière... née Château-Landry.

BERNARDIN.

Une Château-Landry. Il y a, madame, un vieux général qui porte ce nom.

CLARISSE.

Le général, c’est mon oncle.

À part.

Pourquoi a-t-il quitté le Calvados ?

BERNARDIN, à part.

Si madame Bernardin me voyait dans le grand monde !

CLARISSE.

Vous allez me trouver bien curieuse, si je vous demande ce qui vous amène à Paris. Vous êtes pont-être ici pour quelque concession de chemin de fer ?

BERNARDIN.

Non, madame, non. Non voyage à Paris a été décidé par deux causes bien différentes. D’abord un chagrin privé.

CLARISSE.

Ah !

BERNARDIN.

Oui, un véritable désastre de famille.

CLARISSE.

Pauvre monsieur ! Et vous venez recueillir un héritage ?

BERNARDIN.

Un héritage ! Pas précisément. Je voudrais, en second lieu, me rappeler à des personnes influentes, quoique j’aie bien perdu toute confiance en leur appui. Je suis ambitieux.

CLARISSE.

Comme cela se trouve ! j’adore les ambitieux !

BERNARDIN.

J’avais pensé, madame, que trente années de services administratifs et des mœurs exemplaires me désignaient pour la première charge de ma commune. Je vous l’avoue, je ne voudrais pas mourir sans avoir été fonctionnaire.

CLARISSE.

Continuez.

BERNARDIN.

En politique, ai-je besoin de vous le dire, madame, je suis de ceux qui soutiennent toujours ce qui existe... jusqu’à ce que ça tombe. Les gouvernements ont changé, mes convictions sont restées invariablement les mêmes ; elles peuvent se résumer en ces mots : à l’intérieur, fonctionnement régulier de l’amortissement ; à l’extérieur, équilibre européen.

CLARISSE.

Après !

BERNARDIN.

Après ! mon Dieu, madame, je vais bien vous surprendre, mais je n’ai rencontré que des gens qui se sont moqués de moi.

CLARISSE.

C’est bien mal à eux. Voulez-vous me confier vos intérêts ?

BERNARDIN.

À vous, madame.

CLARISSE.

Oui, et je ne vous demanderai qu’un bouquet pour la peine.

BERNARDIN.

Un bouquet ! Cent bouquets ! Eh quoi ! madame, vous consentiriez à mettre en lumière ces certificats, bons témoignages et références, en tout cent quinze pièces diverses.

Il tire un dossier volumineux et le donne à Clarisse.

CLARISSE.

Elles sont en bonnes mains ; mais vous n’oublierez pas mon bouquet. Je ne suis pas ambitieuse, moi, je n’aime que deux choses au monde : les fleurs et les diamants.

BERNARDIN, enchanté.

Les fleurs et les diamants ! Ne vous paraîtrait-il pas convenable de joindre à ces cent quinze pièces une cent seizième pièce qui résumerait les cent quinze autres. Je ferai ce que vous voudrez.

CLARISSE.

C’est inutile. Il suffira qu’on trouve dans ce dossier votre nom et celui de votre commune.

BERNARDIN, à part.

Diable !

Haut.

Il faut, madame, que je vous fasse une petite confession...

CLARISSE.

Parlez.

BERNARDIN.

Vous serez charitable ?

CLARISSE.

Je m’y engage.

BERNARDIN.

Il y a quelques heures, je n’avais pas l’honneur de vous connaître. Prudent et circonspect comme il convient de l’être à mon âge, je n’avais pas jugé opportun, nécessaire...

On entend la voix de Théodore. Bernardin s’arrête.

 

 

Scène VIII

 

BERNARDIN, CLARISSE, puis THÉODORE

 

THÉODORE.

Aïe ! aïe !

BERNARDIN.

Théodore chez madame de la Richardière !

CLARISSE, présentant Théodore.

Le baron Bernardin !

Étonnement de Théodore.

BERNARDIN.

Mon fils se fait appeler baron !...

CLARISSE, présentant Bernardin.

M. Azincourt !

THÉODORE, à part.

Que signifie !...

CLARISSE, bas à Théodore.

Mon père !

THÉODORE.

Hein ?...

CLARISSE, même jeu.

Mon père...

THÉODORE.

Qu’a-t-elle dit ?... Ah ! Clarisse !...

Il tombe sur un canapé.

CLARISSE, allant vivement à Bernardin.

C’est un jeune ami à moi, auquel je pardonne ses façons un peu singulières... N’allez pas mal parler devant lui de la princesse Valentino ; on le dit au mieux avec elle.

BERNARDIN.

La princesse Valentino... une brune qui s’affiche ?

CLARISSE.

Vous la connaissez ?

BERNARDIN.

Non, mais mes amis me parlent d’elle dans leurs lettres ; ils ne me disent pas qu’elle soit princesse.

CLARISSE.

Si, si, elle est bien princesse. Le baron a dépensé pour elle des sommes considérables.

BERNARDIN.

Quel baron ?

CLARISSE.

Le baron Bernardin.

BERNARDIN.

Des sommes considérables...

CLARISSE.

Deux ou trois cent mille francs.

BERNARDIN.

Ventrebleu ! trois cent mille francs !... ? Pardon, chère madame... mais la fatigue du voyage, l’émotion de notre rencontre... Trois cent mille francs !... êtes-vous sûre du chiffre ?

CLARISSE.

Est-il toujours convenu que je m’occupe de votre affaire ?

BERNARDIN.

Si vous y consentez

Regardant Théodore.

j’aurai peut-être à vous consulter sur un autre sujet.

Bas à Théodore.

À bientôt, monsieur le baron, à bientôt.

 

 

Scène IX

 

CLARISSE, THÉODORE

 

CLARISSE.

Eh bien, Théodore, c’est ainsi que vous m’accueillez après une absence ! et ces petits projets de mariage, y pense-t-on toujours ?

THÉODORE.

Jamais ! jamais !

CLARISSE.

Qu’avez-vous encore ? Vous serez donc toujours jaloux !

THÉODORE.

Ce n’est plus de la jalousie, c’est du désespoir.

CLARISSE.

Et pourquoi ce désespoir ? Est-ce la personne que vous venez de rencontrer chez moi qui vous inquiète ; je vous ai déjà dit que c’était mon père.

THÉODORE.

Je ne veux pas le croire ! je ne peux pas le croire !

CLARISSE.

Ne savez-vous pas depuis longtemps, Théodore, l’irrégularité de ma naissance ? Cet homme, auquel j’ai reproché bien souvent son abandon, il ne m’oubliait pas au fond de sa province.

THÉODORE.

Au fond de sa province !

CLARISSE.

Oui, il y a quelque temps il me fit savoir que des chagrins de famille le rapprochaient de moi.

THÉODORE.

Des chagrins de famille ! Un enfant, n’est-ce pas, un mauvais sujet comme moi ?

CLARISSE.

Précisément, mon ami. Enfin il m’annonça que forcé de venir à Paris...

THÉODORE.

Plus un mot !

CLARISSE.

Il ne voulait pas reculer plus longtemps le bonheur de m’embrasser.

Adèle entre sur ces mots.

THÉODORE.

Assez ! assez !

CLARISSE.

Ce voyage à Lyon, j’allais le rejoindre.

THÉODORE.

Ah ! ah ! ah !

Il s’échappe par la porte du fond.

 

 

Scène X

 

CLARISSE, ADÈLE

 

ADÈLE.

Madame, qu’est-ce qu’il a donc M. Théodore ?

CLARISSE.

Mais il n’a rien. Il est toujours comme ça.

ADÈLE.

Madame doit être bien heureuse. Il y a là le monsieur qui est venu pendant l’absence de madame.

CLARISSE.

Faites-le entrer.

ADÈLE, allant à droite.

Entrez, monsieur.

Delaunay entre piteusement. Adèle sort.

 

 

Scène XI

 

CLARISSE, DELAUNAY

 

CLARISSE.

C’est vous ! Vous osez vous présenter chez moi, vous, un bavard, qui compromettez les femmes.

DELAUNAY.

Dites plutôt que j’ai été bien bête de ne pas être reparti sans vous voir après le tour que vous m’avez joué.

CLARISSE.

Lequel ?

DELAUNAY.

Le tour du chapeau !

CLARISSE, après avoir ri.

Comment vas-tu ?

DELAUNAY.

Mal ! bien mal ! Ce voyage m’aura vieilli de dix années.

CLARISSE.

Pauvre petit il avait encore ses illusions !

DELAUNAY.

Sur vous, oui ! mais l’histoire du portrait me les a fait perdre.

CLARISSE.

Je ne te crois pas. Les illusions sur une femme qu’on a aimée, cela ressemble aux rhumatismes : on ne s’en défait jamais complètement.

DELAUNAY.

Vous vous trompez, Amanda. Le passé n’existe plus pour moi, puisque j’étais seul à m’en souvenir.

CLARISSE.

Mais je m’en souviens aussi, mon ami.

Mouvement de joie à Delaunay.

Es-tu toujours sentimental ?

DELAUNAY, vexé.

Oui, toujours.

CLARISSE.

Ce n’est plus un genre bien à la mode.

DELAUNAY, avec fatuité.

La province ne le déleste pas.

CLARISSE.

Mon ami, il faut retourner bien vite, bien vite en province.

DELAUNAY.

C’est un congé que vous me donnez là. Vous voudriez déjà voir loin de Paris, lorsque pour y venir j’ai dû compromettre des affaires de la plus haute importance.

CLARISSE.

Oh ! oh ! monsieur est établi !

DELAUNAY.

Déjouer la jalousie de ma femme !

CLARISSE.

Ta femme est jalouse ?

DELAUNAY.

Énormément.

CLARISSE.

Gros fat ! C’est du nouveau pour toi.

DELAUNAY, tendrement.

Mais vous aussi, Amanda, vous avez été jalouse.

CLARISSE.

Oh ! mon ami, je te le faisais croire.

DELAUNAY.

Allez, ne vous gênez pas. Dites-moi tout de suite que vous vous êtes moquée de moi.

CLARISSE.

Jurerais-tu sérieusement du contraire ?

DELAUNAY.

Le ton que vous avez maintenant n’est pas celui que je vous ai connu. Autrefois vous me trompiez peut-être, mais vous ne me le disiez pas.

CLARISSE.

Maintenant, je te le dis, mais je ne trompe plus.

DELAUNAY.

Vous êtes bien changée, Amanda.

CLARISSE.

Et toi tu es toujours le même. Avais-tu pensé sérieusement qu’un beau jour, quand cela te plairait, tu pourrais venir invoquer les compromis de l’amour et me donner une petite leçon de morale. La conversation change avec les circonstances, et elle n’était pas toujours très amusante, ta conversation. Quand tu me disais, par exemple : « Amanda, n’est-ce pas que mon amour le régénère ?... » Tu pleures ?

DELAUNAY.

J’ai passé les trois plus belles années de la vie avec vous.

CLARISSE.

Console-toi. Avec une autre, ça aurait été exactement la même chose.

DELAUNAY.

J’avais songé à vous donner mon nom.

CLARISSE.

Ta famille l’a empêché de faire cette sottise.

DELAUNAY.

J’ai voulu me brûler la cervelle !

CLARISSE.

Si tu t’étais brûlé la cervelle, Théodore, je me serais empoisonnée.

La porte s’ouvre, Adèle annonce M. Azincourt.

 

 

Scène XII

 

CLARISSE, DELAUNAY, BERNARDIN

 

DELAUNAY.

Bernardin !

BERNARDIN.

Le notaire ici ! Mais tout Montélimar va donc chez madame de la Richardière.

CLARISSE, présentant Delaunay.

Le marquis Delaunay.

BERNARDIN.

Oh ! oh !

DELAUNAY.

Bernardin s’appelle Azincourt et l’on me traite de marquis. Qu’est-ce que cela veut dire ?

CLARISSE, bas à Bernardin.

C’est un homme considérable qui pourra vous être utile.

BERNARDIN, bas à Clarisse.

J’ai bien peur, madame, que votre bonne foi ne soit surprise et qu’on ne vous fasse prendre, comme on dit, des vessies pour des lanternes.

CLARISSE.

À moi ?

Elle va à Delaunay.

DELAUNAY, bas à Clarisse.

Vous êtes liée depuis longtemps avec ce M. Azincourt ?

CLARISSE.

Non ! pourquoi ?

DELAUNAY.

Vous ne lui trouvez pas une ressemblance ?

CLARISSE.

C’est tout le portrait d’un imbécile !

DELAUNAY.

Oui, mais parmi les imbéciles que vous connaissez, le plus bête de tous.

CLARISSE.

Théodore ! vous êtes fou.

DELAUNAY, passant entre eux.

Je suis heureux, madame, de me rencontrer chez vous avec un compatriote que je vous demanderai la permission de vous présenter moi-même, M. Hippolyte Bernardin, de Montélimar.

CLARISSE.

Vous êtes...

Elle rit aux éclats et sort par la droite.

 

 

Scène XIII

 

BERNARDIN, DELAUNAY

 

BERNARDIN.

De quel droit, monsieur, vous mêlez-vous de nos affaires ?

DELAUNAY.

Ah, çà ! est-ce pour vous ou pour votre fils que vous êtes ici ?

BERNARDIN.

C’est pour moi ! Et quelles raisons avez-vous de vous y trouver ?

DELAUNAY.

Mais apparemment les mêmes que les vôtres.

BERNARDIN, à part.

Est-ce qu’il voudrait se faire nommer maire ?

Haut.

Vous connaissez beaucoup la maîtresse de la maison.

DELAUNAY.

Oui, oui, beaucoup.

BERNARDIN.

Et Théodore ?

DELAUNAY.

Théodore aussi.

BERNARDIN.

Delaunay, quelle est donc cette dame ?

DELAUNAY.

Cette dame ! demandez-le à votre fils.

Théodore paraît au fond.

Demandez-le à votre fils.

Passant près de Théodore.

Avouez tout, c’est le moment.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

BERNARDIN, THÉODORE

 

BERNARDIN.

Monsieur mon fils, vous allez me dire à l’instant qu’est-ce que c’est que madame de la Richardière.

THÉODORE.

Mais je ne la connais pas.

BERNARDIN.

Vous ne la connaissez pas. Vous ne connaissez pas non plus la princesse Valentino.

THÉODORE.

Pas davantage. Écoutez-moi, mon père, je suis bien coupable, mais je suis innocent aussi, et il faudrait remonter jusqu’à l’histoire d’Œdipe pour trouver un pareil exemple de la fatalité. J’espère que votre fortune vous permettra de payer mes dettes, épargnez-moi les créanciers ; c’est assez des remords qui vont me poursuivre. L’Amérique est le pays ouvert aux consciences criminelles, je pars en Amérique. Vous voudrez bien me faire parvenir des moyens d’existence ; je supporterai sans me plaindre les tortures de l’âme et quand je ne serai plus près de vous, mon père, en pensant à votre malheureux fils, vous vous direz quelquefois : Il expie les fautes de ma jeunesse, il porte la peine de mon passé.

BERNARDIN.

Mon passé ! ma jeunesse ! Apprenez, monsieur, que je n’ai jamais eu de jeunesse. Ah çà ! finirez-vous par me dire ce que c’est que madame de la Richardière ?

THÉODORE.

Je vous affirme une seconde fois que je ne connais pas cette dame.

BERNARDIN.

Vous ne connaissez pas cette dame chez laquelle nous sommes en ce moment.

THÉODORE.

Clarisse ! Clarisse Bertrand ! votre...

BERNARDIN.

Elle se nomme Clarisse Bertrand ?

THÉODORE.

Oui, mon père. Vous l’ignoriez ?

BERNARDIN.

Non, monsieur, je ne l’ignorais pas. Et le mari qu’elle a perdu à Magenta ?

THÉODORE.

Elle n’a jamais été mariée, vous ne le saviez pas ?

BERNARDIN.

Si, monsieur, je le savais, et je sais aussi que c’est une intrigante.

THÉODORE.

Vous dites !

BERNARDIN.

Une aventurière !

THÉODORE.

Comment ?

BERNARDIN.

Une coquine !

THÉODORE.

Mais vous n’êtes donc pas son père ?

BERNARDIN.

Le père d’un pareil monstre ! Je n’ai jamais eu qu’un enfant, monsieur, et c’est un de trop.

THÉODORE, défaillant.

Ah !

BERNARDIN.

Qu’avez-vous ?

THÉODORE.

Ah ! Clarisse !

BERNARDIN.

Qu’est-ce qui vous prend maintenant ?

THÉODORE.

Alors vous pouvez être son beau-père ?

BERNARDIN.

Jamais !

À part.

J’ai tout compris.

THÉODORE.

Mais la présence de mon père chez Clarisse a besoin d’une explication. Qu’est-ce que c’est que madame de la Richardière ?

BERNARDIN.

Je ne la connais pas.

THÉODORE.

Vous ne la connaissez pas ; vous ne connaissez pas non plus M. Azincourt ?

BERNARDIN.

Pas davantage.

THÉODORE.

Il y a un secret terrible entre cette femme et vous ; je veux le savoir.

BERNARDIN.

Je vais vous le dire : c’est à la station de Lyon que ça a commencé... Non, monsieur, je ne vous le dirai pas. Partons pour Montélimar.

THÉODORE.

Je reste à Paris.

BERNARDIN.

Eh bien, mon fils, apprenez qu’instruit de vos égarements, je me suis introduit sous un nom d’emprunt chez une personne que je m’abstiens de qualifier. Mon expérience et ma connaissance de la vie m’ont fait reconnaître aussitôt le genre de femme qui était devant moi, quoiqu’elle ait essayé de me séduire par des pièges grossiers et en s’attribuant le nom des La Richardière, qui n’est pas le sien, pas plus peut être que celui de Clarisse Bertrand.

THÉODORE.

Vous avez raison, mon père ; son nom véritable est Amanda

BERNARDIN.

Encore un autre !

THÉODORE.

Et maintenant, en route pour Montélimar !

BERNARDIN, après un moment de surprise et ne trouvant rien à dire.

En route !

Il prend son fils par la main et se dirige avec lui vers le fond. Entrent Chevillard et Delaunay.

 

 

Scène XV

 

BERNARDIN, THÉODORE, CHEVILLARD, DELAUNAY

 

BERNARDIN, à Delaunay.

Mon fils a été raisonnable, je le ramène.

DELAUNAY.

Le dénouement était prévu, j’ai fait porter ses bagages avec les miens.

BERNARDIN.

Nous partons ensemble.

DELAUNAY.

Je vous quitterai à Grenoble.

Ils se parlent bas.

CHEVILLARD, à Théodore.

Et ton mariage ?

THÉODORE.

Il est manqué.

CHEVILLARD.

Je m’en doutais : ce n’est pas à ton âge qu’on épouse mademoiselle Clarisse ; c’est au mien, et c’est encore plus bête !

THÉODORE.

Je retourne dans mon village ; fais de même !

CHEVILLARD.

Trop tard ! Adieu, jeune camarade. L’amour a fait le fond de nos entretiens ; séparons-nous donc sur une devise amoureuse, fruit amer de mes méditations. Les femmes, écoute-moi ça, Théodore ; les femmes, c’est comme les photographies : il y a un imbécile qui conserve précieusement le cliché pendant que les gens d’esprit se partagent les épreuves.

BERNARDIN, à Delaunay.

Quel est ce monsieur qui cause avec mon fils ?

DELAUNAY.

C’est un journaliste.

BERNARDIN, après avoir regardé dédaigneusement Chevillard.

Allons, mon garçon, en route !

Il prend de nouveau la main à Théodore et se dirige avec lui vers le fond. Chevillard, en allant à Delaunay, dégage le côté gauche. Clarisse paraît.

 

 

Scène XVI

 

BERNARDIN, THÉODORE, CHEVILLARD, DELAUNAY, CLARISSE

 

CLARISSE.

Théodore !

THÉODORE.

Clarisse !

CLARISSE.

Vous me renverrez mon portrait.

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