L’Embarras du choix (Louis DE BOISSY)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris,  par les Comédiens ordinaires du Roi, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 11 décembre 1741.

 

Personnages

 

LISIDOR, oncle de Lucile

LE CHEVALIER, oncle du Marquis

CLÉON, père de Lucile

LE MARQUIS DORGEMONT, amant de Lucile

LE BARON DE FIERVAL, rival du Marquis

LUCILE

ISABELLE, sœur du Baron

FINETTE

 

La Scène est en Bourgogne, dans un Château.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LISIDOR, LE CHEVALIER

 

LISIDOR.

Eh bien, voici le jour que vous allez revoir

Ce neveu si chéri qui fait tout votre espoir.

LE CHEVALIER.

Le bien que j’en apprends accroît cette espérance ;

Et j’attends son retour avec impatience.

Paris et le grand monde, à ce que l’on m’écrit,

Ont poli ses façons, et formé son esprit

Au point que l’a toujours souhaité ma tendresse

Pour le voir digne en tout de votre aimable nièce ;

Cette union sortable est l’objet de mes vœux,

Et je viens près de vous en presser les doux nœuds.

LISIDOR.

Je suis vraiment flatte d’une telle alliance. ;

Le Marquis réunit le bien et la naissance :

On ne peut pas avoir plus d’esprit, d’agrément,

Ni prévenir les yeux plus favorablement.

Au sein de la Province, au sortir de ses Classes,

Moi-même j’admirais sa figure et ses grâces ;

Il répondait toujours par quelques traits saillants.

Mais vous savez aussi, qu’à des dons si brillants,

Il avait le malheur de joindre plus d’un vice ;

Il était indiscret, enclin à la malice,

Par la présomption en tout temps entraîné,

Et montrant, à railler, un penchant effréné,

Qui sur ses bras sans cesse attirait quelque affaire ;

Et le faisait haïr, quoiqu’il fût né pour plaire.

LE CHEVALIER.

Ces défauts sont communs à tous les jeunes gens ;

Paris l’en a purgé dans le cours de quatre ans.

Il est heureusement changé.

LISIDOR.

Mais il doit l’être,

Et ne plus se moquer des gens sans les connaître :

Il doit se souvenir de certaine leçon

Qu’il reçut de la main d’un Officier barbon,

Qui d’une raillerie en public échappée,

Paya le premier trait, de deux grands coups d’épée.

LE CHEVALIER.

C’est une faute heureuse, et qui l’a corrigé.

LISIDOR.

Pardon, je riens encore au premier préjugé.

Pour croire, Chevalier, ce changement extrême,

J’en veux auparavant être témoin moi-même.

Attendons, s’il vous plaît, qu’il se soit présenté.

Mon frère, pour un autre, est d’ailleurs... très porté.

LE CHEVALIER.

Je sais qu’à vos désirs, sa volonté défère ;

Sa fille est par vous seul une riche héritière :

Vos biens vous ont sur elle acquis un droit certain ;

Vous êtes en un mot le maître de sa main ;

Et s’il faut vous parler ici, d’une âme franche,

Le Baron de Fierval, pour qui ce frère penche,

Quoique riche et sorti d’une bonne maison,

Ne vaut pas mon neveu, qui, sans comparaison,

Par l’âge et par l’humeur convient mieux à Lucile.

On sait que l’intérêt est son premier mobile.

Il a beau se parer d’un fastueux dehors,

Son caractère perce et trahit ses efforts...

LISIDOR.

Ne croyez pas aussi, que ce dehors m’impose ;

Et cache à mes regards le but qu’il se propose

Le fonds de son humeur que mon œil aperçoit,

Me déplaît plus qu’à vous ; mais par un autre endroit,

Ce qui me choque en lui n’est pas son avancé,

C’est en aimant l’argent, de voir qu’il en rougisse.

Moi, qui parle, je l’aime autant et plus que lui.

C’est mon meilleur ami, c’est mon plus ferme appui.

Je le chéris par goût et par reconnaissance ;

J’en fais gloire tout haut, il soutient ma naissance.

Il étend, embellir mes Terres, mes Châteaux,

M’attire des plaisirs, des hommages nouveaux,

Et met presque à mes pieds cette foule empressée,

De tant de concurrents, qu’une âme intéressée

Fait rechercher ma nièce, et paraître en ces lieux

Plus charmés de mes biens, qu’épris de ses beaux yeux.

Pour jouir plus longtemps de leur inquiétude,

Je me fais une joie, et souvent une étude

De tenir en suspens leurs vœux irrésolus ;

Et le Baron surtout me réjouit le plus.

Son amour pour mes biens, et ses peurs qu’il pallie,

À mes regards malins, donnent la comédie.

Il aime tous mes Fiefs à l’adoration.

Ils sont au fonds du cœur sa belle passion,

Et l’oncle à ses regards, est, malgré sa vieillesse,

Paré d’un million, aussi beau que la nièce.

LE CHEVALIER.

Vous faites sagement de vous en divertir :

Mais vous aimez Lucile, et voulez l’établir.

LISIDOR.

Oui : mais comme ce choix la touche la première,

Mon cœur l’en veut laisser maîtresse toute entière ;

Son discernement sûr n’est la dupe de rien,

Et je suis assuré qu’elle choisira bien.

Sa raison est en tout au dessus de son âge.

À l’aveu de son cœur, j’attache mon suffrage.

LE CHEVALIER.

Vous ne hasardez rien. Sur le choix d’un époux,

Je la crois difficile encore plus que vous.

Elle ne se rendra qu’au mérite suprême

Trop heureux qui pourra l’obtenir d’elle-même !

Je vais donc auprès d’elle agir pour mon neveu.

LISIDOR.

Écoutez, Chevalier. Vous ferai-je un aveu ?

Si j’étais à sa place, en honneur, ma tendresse,

Aurait peur d’employer auprès de ma maîtresse,

D’un parent tel que vous, le dangereux appui.

Vous êtes un jeune oncle ; en travaillant pour lui,

Vous pourriez pour vous-même intéresser sans peine ;

Et pour gagner un cœur que le vrai seul entraîne,

Le ton d’un homme sage est plus persuasif,

Que, d’un Marquis brillant, l’étalage trop vif.

LE CHEVALIER.

Quand un homme a passé sa trente-huitième année,

Il ne doit plus parler d’amour ni d’hyménée.

Le rôle d’amant veut.

LISIDOR.

Je suis votre valet.

J’ai soixante ans passés, et près d’un jeune objet

Je suis toujours galant, j’ai ces façons polies

Qu’avait la vieille cour, et que l’on a bannies :

Adorateur zélé de ce sexe charmant,

Je le lui marquerai jusqu’au dernier moment.

LE CHEVALIER.

Les Dames de tout temps ayant eu votre hommage,

Pourquoi donc avoir fui toujours le mariage ?

LISIDOR.

Toutes m’ont inspiré tant d’estime à la fois,

Que je n’ai jamais pu me fixer sur le choix.

Adieu, pour voir couler plus gaîment notre vie,

Disons leur des douceurs, sans qu’aucune nous lie

Pour les aimer toujours, pour en être chéris.,

Soyons leurs partisans, et jamais leurs maris.

Il sort.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, seul

 

Quel heureux naturel ! Sa trempe est peu commune.

Bien ne le trouble, au sein d’une grande fortune.

Ses vœux sont modérés. Exempt d’ambition,

Il n’est tyrannisé d’aucune passion.

Il n’a point à lutter contre un cœur indocile,

Et le plaisir lui seul... Mais j’aperçois Lucile ;

Qu’elle est belle sans art ! Quel sera ton bonheur,

Mon neveu, si tu peux en être possesseur !

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, LUCILE

 

LUCILE.

Vous voulez bien, Monsieur, que je vous félicite.

LE CHEVALIER.

Et vous, permettez-moi que je vous sollicite

En faveur du Marquis dont j’attends le retour.

Vous êtes, de son sort, la maîtresse en ce jour.

Son bonheur est un bien qu’en vos mains je dépose.

LUCILE.

C’est mon oncle qui doit...

LE CHEVALIER.

Sur vous il s’en repose.

Il vous en fait l’arbitre avec juste raison ;

Et chargé d’établir le chef de ma maison,

Je m’adresse à vous seule, et vous le recommande.

Daignez, belle Lucile, agréer ma demande.

Entre tant d’aspirants, sans vouloir les flatter,

C’est celui qui paraît le mieux vous mériter.

La figure, l’esprit, le rang, le bien et l’âge,

Tout parle en sa faveur, à leur désavantage.

De toute la Province, il a pour lui les vœux,

Et la voix du Public vous unit tous les deux.

LUCILE.

J’ai beaucoup de respect pour tout ce qu’il décide ;

Mais mon cœur sur ce point craint de l’avoir pour guide.

L’affaire est sérieuse, et vous trouverez bon

Que j’en prenne un plus sûr, ce sera la Raison,

Elle veut avec vous que je sois ingénue.

Vous étalez l’esprit, la figure à ma vue,

Et vous ne dites rien du cœur, des sentiments,

Du caractère enfin qui sont plus importants.

Ils sont le premier soin dont s’occupe mon âme ;

C’est de-là que dépend le bonheur d’une femme :

Voilà les qualités qu’il faut peindre à mes yeux,

Et qui peuvent me rendre un amant précieux,

Non des dons séducteurs qui n’ont que l’apparence,

Et souvent sont un piège, où se prend l’innocence.

LE CHEVALIER.

Avec mille vertus vous les rassemblez tous,

Et je sens redoubler mon estime pour vous ;

J’admire et suis surpris de voir tant de sagesse,

Et ce fonds de raison avec tant de jeunesse.

Je réponds du Marquis et de ses sentiments ;

De ceux de ses rivaux, ils sont tous différents :

Votre mérite seul attire son hommage.

LUCILE.

S’il pensait comme vous, je croirais ce langage :

Mais j’ai lieu d’en douter, et tout bien regardé,

Son caractère...

LE CHEVALIER.

Alors n’était point décidé.

Pour former ses pareils, Paris est le vrai maitre,

Et c’est présentement qu’on voit ce qu’il doit être.

Le monde a mis un frein à ses vivacités,

Et perfectionné ses bonnes qualités.

Chacun...

LUCILE.

Je sais, Monsieur, le bien qu’on en publie.

Mais par mes propres yeux j’en dois être éclaircie

Avant que d’en pouvoir porter mon jugement ;

Et la chose n’est pas l’ouvrage d’un moment.

Il faut que je lui parle, il faut qu’il m’entretienne,

Pour voir si son humeur convient avec la mienne.

Comme il pourra, Monsieur, ne pas me plaire en tout,

Je puis fort bien aussi n’être pas de son goût.

LE CHEVALIER.

Non, vous le charmerez. Heureux s’il peut vous plaire !

LUCILE.

Oh ! Vous en dites trop pour un homme sincère.

LE CHEVALIER.

Je pense encore plus. Avant que de partir ;

L’amour déjà vers vous entraînait son désir,

Et vous avez connu son cœur des son enfance.

LUCILE.

Monsieur, en ce temps-là, mauvaise connaissance !

Il ne ménageait rien, malin, présomptueux.

LE CHEVALIER.

C’était l’esprit...

LUCILE.

Le cœur ne valait guères mieux.

Il paraissait surtout enclin à l’inconstance ;

Son oubli l’a prouvé depuis quatre ans d’absence ;

Et Paris n’est pas fait pour guérir ce défaut,

Son exemple n’est bon qu’à l’augmenter plutôt.

LE CHEVALIER.

Un regard de vos yeux fixera sa jeunesse,

Et j’ose, sur leur foi, garantir sa tendresse.

LUCILE.

Songez-vous bien à quoi vous vous engagez-là ?

LE CHEVALIER.

Ma bouche, s’il le faut, pour lui le jurera.

Je suis sûr de son cœur, répondez-moi du vôtre.

Ma crainte est que vos vœux n’en préfèrent un autre.

Je voudrais pouvoir lire un moment dans ce cœur ;

LUCILE.

Il ne vous sera pas difficile, Monsieur.

Pour personne jamais mon âme ne se cache,

Encore moins pour vous dont l’estime m’attache.

Comme elle ne craint pas de se montrer au jour ;

De son état présent, je vais sans nul détour

Vous faire en ce moment le rapport véritable.

Mon embarras est tel qu’il n’est pas concevable ;

La bonté de mon oncle est un fardeau pour moi ;

J’ai presque du chagrin, qu’il s’en fie à ma foi ;

Et puisqu’il faut, Monsieur, ici ne vous rien taire.

Aucun des prétendants n’a le don de me plaire.

LE CHEVALIER.

Je ne puis exprimer à quel point cet aveu

Est doux et consolant pour moi, pour mon neveu.

LUCILE.

Peut-être c’est ma faute, et l’orgueil qui me flatte ;

Peut-être à ce sujet me rend trop délicate ;

Pour me déterminer, pour arrêter mon choix,

J’exige, je le sens, trop de dons à la fois.

Sur l’âge et l’agrément je puis être indulgente.

D’un modeste dehors mon âme se contente.

Mais pour les sentiments, les qualités du cœur,

Jusqu’au dernier excès je porte la rigueur.

Je veux des mœurs surtout, je veux de la constance ;

Je veux qu’à la droiture, on joigne la prudence ;

Je veux ce que je crains de ne trouver jamais,

Des feux à toute épreuve aussi tendres que vrais ;

Je veux, pour m’engager, être sûre qu’on m’aime ;

Désintéressement, et rien que pour moi-même

LE CHEVALIER.

Oui, par votre sagesse et par tant de beautés,

Vous aurez ce bonheur, et vous le mérités.

LUCILE.

De ce discours flatteur, je ne suis point la dupe.

Comment m’en assurer dans le rang que s’occupe,

Et comment faire un choix dans cet essaim nombreux

Qui demandé ma main, et qui m’offre ses vœux ?

Comment savoir enfin le motif qui l’inspire,

Si l’intérêt le guide, où si l’amour l’attire ?

Mais non, mon amour propre a tort d’être incertain.

Tout cède à l’intérêt. Tel est le cœur humain.

Mon oncle est l’objet seul de leur brigue importune,

Ils sont moins mes amants que ceux de sa fortune.

Tous leurs soins sont pour elle, où si nous partageons,

L’amour subordonné n’obtient que les seconds.

Mon père, par malheur, me persécute encore

Pour qui ? Pour un Baron que le seul bien décore ;

Et qui dans la Bourgogne enterré de tout temps,

Au ton provincial, joint des airs importants.

Honteux du goût secret qu’il a pour la richesse,

Il cherche à le couvrir d’un masque de noblesse,

Et toujours combattu dans la peine qu’il prend,

Ramasse d’une main ce que l’autre répand.

Cet embarras lui donne une mine équivoque,

Qui divertir le monde, autant qu’elle me choque.

LE CHEVALIER.

Sa sœur est votre amie, et ses pas...

LUCILE.

Sont perdus.

Elle n’est près de moi que connaissance au plus,

Ce titre dans le monde est un nom qu’on prodigue.

Pour moi, l’abus m’en blesse, et l’excès m’en fatigue.

Pour élire un époux, si mon cœur est flottant,

Sur le choix d’une amie, il est encor plus lent.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, LUCILE, FINETTE

 

FINETTE.

Grande, grande visite !

LUCILE.

Eh, qui ?

FINETTE.

Mademoiselle,

C’est, Monsieur le Baron et sa sœur Isabelle.

LUCILE.

Ils usent bien souvent du droit d’être voisins.

FINETTE.

Sans doute, dans ce jour ils ont de grands desseins.

Le frère est radieux, et la sœur est brillante.

L’un arrive en vainqueur, et l’autre en conquérante.

LE CHEVALIER.

La sœur est très aimable.

FINETTE.

Elle le sait vraiment,

Et s’estime beaucoup, quoique modestement :

Mais le frère est orné d’un nouveau ridicule,

Il saute aux yeux d’abord, quoiqu’il le dissimule.

Avec l’habit qu’il porte, il faut surtout le voir ;

De peur de le gâter, il n’oserait s’asseoir :

On voit au soin qu’il prend, à l’air dont il s’écoute ;

Qu’il regrette en secret tout l’argent qu’il lui coûte.

Sur son front triste et fier, par un plaisant conflit,

L’avarice se plaint, et l’orgueil s’applaudit.

LUCILE.

Comme de leur présence ils m’honorent sans cesse,

Je pourrai les quitter sans nulle impolitesse.

FINETTE.

Ils souperont ici... Mais les voici tous deux.

LE CHEVALIER.

Je sors, Mademoiselle, et vous laisse avec eux.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LUCILE, LE BARON, ISABELLE, FINETTE

 

LUCILE, à Isabelle.

Vous voilà bien parée, et Monsieur est bien leste.

LE BARON.

L’habit est assez riche.

ISABELLE.

Et le mien est modeste.

LUCILE.

Il vous sied.

ISABELLE.

Mais chacun me l’a dit aujourd’hui.

LUCILE, au Baron.

Le vôtre, je le vois, vous a coûté cher ?

LE BARON.

Oui.

L’argent... Mais c’est à quoi je ne prends jamais garde,

Et briller, pour vous plaire, est ce que je regarde.

Quoiqu’on se pare en vain pour vous faire sa cour.

Le brillant de vos yeux ternit tout en ce jour.

De l’univers entier, ils feraient la conquête,

Et l’on ne vit jamais une si belle tête.

FINETTE, à part.

Mais il doit l’adorer. En perles, en brillants

Elle est riche aujourd’hui de deux cens mille francs.

ISABELLE, qui l’entend.

C’est par un autre éclat qu’elle charme mon frère.

LE BARON.

Celui de la personne a seul droit de me plaire.

LUCILE.

Vous me flattez, Monsieur.

LE BARON.

Je le jure, d’honneur.

Le temps est précieux, souffrez que mon ardeur ;

Saisisse ce moment où mes rivaux...

LUCILE.

Finette,

Avertissez mon oncle.

LE BARON.

Attendez. Je souhaite...

LUCILE.

Dites-lui promptement que Monsieur vient le voir.

Non, je viens pour vous seule, et mon premier devoir...

LUCILE, à Finette.

Allez.

FINETTE.

Il est sorti.

Elle rentre.

 

 

Scène VI

 

LUCILE, LE BARON, ISABELLE

 

LE BARON, à Lucile.

Que je vous entretienne.

LUCILE.

Reposez-vous tous deux, attendant qu’il revienne ;

LE BARON.

Un amant suppliant doit s’expliquer debout,

Et l’on est trop gêné dans un fauteuil surtout.

ISABELLE.

De grâce, devenez ma belle-sœur bien vite.

LUCILE.

Vous me faires honneur plus que je ne mérite.

LE BARON.

Nos biens sont tous voisins : j’ai deux Fiefs des plus beaux,

Cent mille écus de rente avec quatre Châteaux.

 

 

Scène VII

 

LUCILE, LE BARON, ISABELLE, FINETTE

 

FINETTE, à Lucile.

Un Laquais voué demande, et la réponse presse.

LUCILE.

Pardon, si pour la faire, un moment je vous laisse.

Elle rentre.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, ISABELLE, FINETTE

 

LE BARON, à Finette.

Arrête. Un mot... Voilà pour engager ton cœur,

Ma chère, à prévenir Lucile en ma faveur.

FINETTE.

Je le refuserais de la main de tout autre ;

Mais il m’est précieux en venant de la vôtre.

Elle s’en va.

Le Baron en donnant l’argent à Finette, avait laissé tomber une pièce qu’il ramasse promptement, sans qu’elle l’aperçoive, et qu’il remet dans sa poche avec un air de joie.

 

 

Scène IX

 

LE BARON, ISABELLE

 

LE BARON.

Lucile tâche en vain d’éluder mon amour ;

Il faut qu’elle s’explique avant la fin du jour

Je viens d’être informé que le Marquis arrive,

Et voilà ce qui rend ma recherche plus vive.

C’est, de mes concurrents, le plus à redouter,

Il réunit en lui tout ce qui peut flatter

Et surprendre le cœur d’une jeune personne.

Il revient de Paris ; ce vernis seul lui donne

Un prix, un relief qui ternit ses rivaux,

Et n’avilit moi-même aux yeux Provinciaux :

Il a de plus, pour lui, la jeunesse en partage

Et de la nouveauté le piquant avantage ;

Sans compter qu’il est noble et riche comme moi.

Lucile va l’aimer, et j’en frémis d’effroi !

ISABELLE.

Son père est pour vous.

LE BARON.

Oui, j’ai même sa parole.

Dans sa petite Terre en cet instant je vole :

Elle n’e qu’à deux pas ; et sûr de son appui,

Dans une heure en ces lieux je reviens avec lui.

Vous, pendant mon absence agissez auprès d’elle ;

Surtout, pour gagner l’oncle, employez votre zèle.

Vous m’avez dit qu’il a de l’estime pour vous,

Et vous avez l’esprit insinuant et doux.

Servez-vous-en, ma sœur, pour avoir son suffrage ;

Et si, d’y réussir, vous avez l’avantage

Sur ma reconnaissance, oh ! vous pouvez compter,

Et mon cœur généreux va la faire éclater :

Mon humeur libérale égale mes richesses.

ISABELLE.

Oui, vous êtes surtout magnifique en promesses.

LE BARON.

Je le suis en effet. Je vous établirai.

ISABELLE.

Et de tout mon pouvoir, moi, je vous servirai.

Vous pouvez, du succès, être assuré d’avance.

Je puis tout sur Lucile, et j’ai sa confiance.

L’oncle m’écoute en tout, et j’ai sur son esprit,

Par mes attentions, acquis tant de crédit

Qu’il est rempli pour moi d’égard, de politesse ;

Ses bontés vont souvent jusques à la tendresse. :

Je n’ai qu’à le prier de me faire un plaisir

Pour être, dans l’instant, sûre de l’obtenir.

LE BARON.

En ce cas, près de lui, mettez tout en usage ;

Songez que de lui seul dépend mon mariage.

L’autorité toujours est du côté du bien.

L’oncle est tout, en un mot, et le père n’est rien ;

Ce nom n’est qu’un vain titre en ce vieux Militaire.

Ayant eu le malheur d’avoir plus d’une affaire,

D’un exil rigoureux, il a subi les Lois ;

Et perdant sa fortune, est déchu de ses droits.

Son exemple doit être une leçon terrible,

Et qui nous rend des biens l’utilité sensible.

Je les méprise au fonds : Mais peut-on s’en passer ?

Non ; malgré qu’on en ait, il faut en amasser.

Le plus ou moins d’argent nous fait ce que nous sommes ;

Et c’est par sa valeur que l’on compte les hommes :

On respecte, on honore un coquin opulent,

Et l’honnête homme pauvre est mort civilement.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER, FINETTE

 

FINETTE.

Monsieur !

LE CHEVALIER.

Qu’est-ce ? Parlez.

FINETTE.

Livrez-vous à la joie ;

Voilà votre neveu que Paris vous renvoie,

Beau, poli, gracieux, brillant et fait au tour,

Tel qu’il paraît formé par la main de l’Amour :

Pour le coup ses rivaux n’ont qu’à quitter la place,

Leur vainqueur va paraître et son air les terrasse.

LE CHEVALIER.

Il est donc bien aimable ?

FINETTE.

Il est des plus charmants :

Ma foi, vive Paris pour façonner les gens.

Il entre. Regardez, quel maintien ! Sa présence

Vous en dit cent fois plus que ma vaine éloquence.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, LE MARQUIS, FINETTE

 

LE MARQUIS.

Je vous revois, mon oncle : après un si longtemps,

Je ne puis exprimer ma joie en ces instants.

LE CHEVALIER, l’embrassant.

La mienne la surpasse, elle est des plus parfaites.

De vous voir de retour, formé comme vous l’êtes.

Je dois bien augurer de cet abord si doux,

Il confirme le bien que l’on m’a dit de vous.

FINETTE.

Plus je le considère, et plus j’en suis contente !

LE MARQUIS, regardant Finette.

Cette fille a bon air.

FINETTE.

Votre mine m’enchante,

Lucile est dans le Parc, et j’y cours faire un tour

Pour l’avenir, Monsieur, de votre heureux retour.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, LE MARQUIS

 

LE CHEVALIER.

Vous allez voir, Marquis, une fille adorable,

Et je ne connais rien qui lui soit comparable ;

Pour elle heureusement vous semblez être né.

Le désir de vous voir son époux fortuné,

Est l’objet de mes soins et de mon espérance,

J’ai préparé pour vous ces nœuds en votre absence ;

Et dans cet heureux jour où vous voilà majeur,

C’est peu que de vos biens vous soyez possesseur,

Pour vous aider à faire un si grand mariage,

Je veux de tous les miens grossir votre héritage,

Et je trouve Lucile un bien si précieux,

Que pour vous rassurer rien ne coûte à mes yeux.

LE MARQUIS.

Je n’ai point de langage assez fort pour vous dire

Combien je suis touché des soins que vous inspire

Le désir généreux d’agrandir ma maison,

Et d’augmenter en moi l’éclat de notre nom ;

De mon juste transport à peine je suis maître.

LE CHEVALIER.

La sensibilité que vous faites paraître,

Achève d’affermir mon cœur dans son espoir.

LE MARQUIS.

Lorsque je vous dois tant, en puis-je trop avoir ?

Des Oncles de nos jours, vous êtes le modèle,

À ma reconnaissance un vrai regret se mêle.

De ne pouvoir répondre à votre empressement.

Daignez ne point presser mon établissement.

LE CHEVALIER.

Vous m’étonnez !

LE MARQUIS.

C’est mal reconnaître vos peines :

Mais pardon, je ne puis prendre sitôt des chaînes ;

Et quoique d’un tel nœud, je sente tout le prix,

Ma vue et mes desseins se tournent vers Paris.

J’ai même pour la Cour des projets de Fortune...

LE CHEVALIER.

Jamais partout ailleurs vous n’en trouverez un

Qui puisse balancer celle qui s’offre ici ;

Tout dans un même objet se trouve réuni,

La beauté, la vertu, les biens et la naissance.

Vous changerez de ton, Marquis, en sa présence ;

Voyez-la seulement.

LE MARQUIS.

Oui, j’aurai cet honneur ;

Elle avoir autrefois presque asservi mon cœur :

Mais, Monsieur, à présent quels que soient tous ses charmes,

Je les admirerai sans leur rendre les armes.

LE CHEVALIER.

Affectez, croyez-moi, moins d’intrépidité,

Un regard punira votre sécurité ;

Et ses yeux...

LE MARQUIS.

Leur éclat peut être redoutable ;

Mais je crois, à leurs traits, mon cœur impénétrable :

J’en ai vu de plus fiers.

LE CHEVALIER.

Mais non pas de si beaux.

Ils ont, depuis quatre ans, acquis des feux nouveaux.

LE MARQUIS.

Moi, j’ai de mon côté, pour me mettre en défense,

Acquis beaucoup plus d’art et plus d’expérience.

LE CHEVALIER.

Pourquoi donc vous armer contre un penchant permis,

Et d’un si digne objet, avait peur d’être épris ?

Tels sont les jeunes gens ; ils sont, dans leurs ivresses,

Hardis à s’enflammer pour d’indignes Maîtresses,

Et craignent de brûler d’un amour vertueux

Pour de sages beautés qui méritent leurs vœux.

LE MARQUIS.

Voilà de la morale, et très édifiante :

Mais elle porte à faux ; je n’ai pas cette pente.

LE CHEVALIER.

Prouvez-le donc sur l’heure en montrant plus d’ardeur

Pour rechercher Lucile et mériter son cœur :

La brigue pour l’avoir, ici n’est par petite.

Et vous avez besoin de tout votre mérite.

LE MARQUIS.

Je n’ose me flatter de plaire à ses appas ;

Mais j’espère du moins qu’ils ne me vaincront pas.

LE CHEVALIER.

Pour combattre mon Choix autant que vous le faites,

Il faut que vous ayez quelques raisons secrètes.

LE MARQUIS.

Il est vrai que mon goût... Vous allez me blâmer.

LE CHEVALIER.

Quel est donc ce motif ? Daignez m’en informer.

LE MARQUIS.

Un qui peut tout sur moi, que vous trouverez mince :

Je n’aime pas, Monsieur, les beautés de Province.

Mes yeux accoutumés aux bons airs, au brillant

De celle de Paris, ne peuvent à présent,

Des autres, sans pitié, regarder le visage ;

Leur façon de se mettre, autant que leur langage,

Est ridicule au point qu’on n’y tient pas vraiment :

On ne peut s’empêcher de rire en les voyant.

Que la beauté sans grâce est gauche et révoltante !

Ah ! J’aime cent fois mieux une laidron piquante.

LE CHEVALIER.

Tant d’attraits dans Lucile éclatent, tout à tout,

Qu’elle ornerait la Ville et parerait la Cour ;

Rien ne peut l’enlaidir, tout sied à sa personne.

Tout devient agrément par l’air qu’elle lui donne,

On ne saurait la voir sans en être enchanté,

Son air, son caractère est l’ingénuité ;

Mais l’ingénuité fine, spirituelle ;

Car elle a de l’esprit presque autant qu’elle est belle.

Ses grâces sans étude, et qui n’ont rien d’acquis,

Charment dans tous les temps, sont de tous les Pays ;

Et son âme parfaite, ainsi que sa figure,

Pour devoir rien à l’art, tient trop de la nature.

LE MARQUIS.

Vous excellez, mon Oncle, à faire des portraits.

LE CHEVALIER.

Vous raillez ?

LE MARQUIS.

Moi, Monsieur, je ne raille jamais.

J’admire bien plutôt, votre main délicate...

LE CHEVALIER.

Dessine dans le vrai, jamais elle ne flatte ;

Et je sais encore mieux par mes soins assidus,

Démasquer les défauts que peindre les vertus.

LE MARQUIS.

Pardon. Je doute encor que Lucile soit telle.

LE CHEVALIER.

Pour en être certain, rendez-vous auprès d’elle,

Adieu. Je reviendrai, savoir de vous après,

Quel effet sur votre âme auront fait ses attraits ;

À part en s’en allant.

Il n’est que décoré, du moins je le soupçonne !

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, seul

 

Il me tarde de voir la petite personne :

C’est un choc qu’aisément je pourrai soutenir,

Et je vais d’un front sûr... Mais je la vois venir.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, LUCILE

 

LE MARQUIS, à part.

Mon oncle avait raison. Juste Ciel ! Qu’elle est belle !

À Lucile.

Madame, permettez que je vous renouvelle,

Un hommage rendu dès nos plus jeunes ans :

Vos charmes sont si fort augmentés par le temps,

Que mes yeux sont frappés d’une surprise extrême,

Et l’admiration qui m’enlève à moi-même,

Est le premier tribut que d’abord je leur dois ;

Mon cœur est le second qu’ils reçoivent de moi.

LUCILE.

Monsieur, un tel discours a lieu de m’interdire,

Et vous exagérez.

LE MARQUIS.

Je n’en saurais trop dire ;

Vous êtes accomplie, et je ne vis jamais...

LUCILE.

Vos termes sont trop forts, Monsieur, pour être vrais,

Toute louange outrée est une raillerie.

LE MARQUIS.

Non, Paris, je vous parle ici sans flatterie,

N’offre rien de si beau, de si parfait aux yeux.

Votre air fin me surprend ; mais c’est prodigieux.

LUCILE.

Tout est simple chez moi, rien n’y tient du prodige.

LE MARQUIS.

Je le répète encor ; prodigieux, vous dis-je !

Au fond d’une campagne et sans aucun secours...

LUCILE.

Rien n’est prodigieux, Marquis, que vos discours.

LE MARQUIS.

Mais on ne peut pas mieux jouer la modestie,

Et tout s’y trouve joint, art, décence, ironie !

LUCILE.

Non, ma bouche et mon air, tout est sincère en moi ;

C’est vous seul qui jouez, Monsieur : je m’aperçois,

Qu’aux autres volontiers nous prêtons d’ordinaire,

La teinte et la couleur de notre caractère.

LE MARQUIS.

Je ne vous prête rien, et nous nous rencontrons.

Nos goûts...

LUCILE.

Vous vous trompez, Marquis, nous différons

Mon ton...

LE MARQUIS.

Est le bon ton. C’est-là ce qui m’étonne ;

Vous l’avez comme moi, sans que je vous le donne !

LUCILE.

Je ne connais qu’un ton dans ma simplicité ;

Le ton de la nature, ou de la vérité,

Qui la même partout, jamais ne se ressemble,

Qui n’en affecte aucun et les a tous ensemble.

LE MARQUIS.

Il en est un lus doux, un plus intéressant,

Et vous me l’apprenez, le ton du sentiment.

LUCILE.

Non, non, Marquis, ce ton est différent du vôtre ;

Qui n’a pas le premier, ne saurait avoir l’autre.

LE MARQUIS.

Mais je les ai tous deux.

LUCILE.

Le seul par vous suivi,

Est le ton de l’esprit à la mode asservi.

Comme la vérité qui lui sert de modèle,

Le sentiment est simple, et marche à côté d’elle ;

Il est craintif, modeste, ennemi de l’éclat ;

Et pour être brillant, il est trop délicat.

Convenez avec moi qu’il n’est pas votre guide.

LE MARQUIS.

Pardonnez-moi, je suis près de vous très timide.

LUCILE.

En vérité, Monsieur, vous le cachez si bien,

Que mon esprit jamais n’en eût soupçonné rien.

LE MARQUIS.

Rien n’est pourtant plus vrai. ; c’est l’Amour qui m’inspire,

Je vous trouve adorable, et le bien où j’aspire,

Est celui de vous plaire et d’avoir votre aveu,

Un Amant n’a jamais brûlé d’un plus beau feu.

LUCILE.

De grâce, près de moi quittez ce faux langage,

Et reprenez plutôt celui du badinage.

LE MARQUIS.

Je suis dans vos fers...

LUCILE.

Non, jargon plein de fadeur

Qui révolte l’oreille et ne dit rien au cœur.

LE MARQUIS.

L’Amour...

LUCILE.

J’ose en parler ici sans le connaître ;

Je juge ce qu’il est, parce qu’il devrait être,

Et j’ai droit de penser, Monsieur, que cet amour,

Prend dans le cœur sa source, où son feu voit le jour ;

Et que du sentiment tenant cette lumière,

Il doit avec son air, avoir son caractère ;

Être respectueux, craindre de se montrer,

Ne point...

LE MARQUIS.

Le mien est tel. Faut-il vous le jurer ?

LUCILE.

Les serments sont des mots, les mots des sons frivoles,

Et je ne crois rien moins que l’aveu des paroles.

LE MARQUIS.

Cependant quand on aime ,il faut les employer ;

Sans leur aide, un Amant serait un siècle entier...

LUCILE.

Le discours en dit moins qu’un timide silence.

LE MARQUIS.

Si l’on n’avoir recours qu’à sa seule éloquence,

La conversation serait sèche à périr,

Un amour qui se tait ! Mais c’est pour en mourir ?

Le discours le soulage, et du moins nous console.

LUCILE.

Il s’exhale en propos, et comme eux il s’envole.

LE MARQUIS.

Puisque les mots sur vous ont si peu de crédit,

Croyez-en ce regard où l’amour est écrit.

LUCILE, souriant.

Il a l’air trop malin, pour le croire sincère.

LE MARQUIS.

Mais enseignez-moi donc le secret de vous plaire.

LUCILE.

Ce secret-là, pour vous, me paraît mal aisé.

LE MARQUIS.

Mais pour l’apprendre ; à tout mon cœur est disposé,

Que faut-il donc ?

LUCILE.

Donner le temps qu’on vous connaisse.

Ce sont les procédés qui prouvent la tendresse :

Il faut saisir l’instant qui peut les mettre au jour ;

En attendant qu’il naisse, il faut que votre amour

Songe moins à briller par des traits agréables,

Qu’à se faire estimer par des vertus aimables ;

Qu’il préfère leur charme à tout vain agrément.

C’est ainsi que s’explique un véritable Amant ;

Voilà le seul aveu qu’ose risquer sa flamme ;

Le seul qui peut toucher et convaincre mon âme.

LE MARQUIS.

Vos conseils sont ma règle, et j’y soumets mon sort,

Je veux les suivre en tout, et je prétends d’abord,

Par mon zèle empressé, par ma conduite sage,

Prévenir vos parents, captiver leur suffrage,

À force de vertus vaincre mes concurrents,

Et pour vous mériter, prendre vos sentiments.

LUCILE.

Vous me faites, Marquis, une grande promesse.

LE MARQUIS.

Et je vous la tiendrai.

LUCILE.

Nous verrons. Je vous laisse.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, seul

 

Je brûle de revoir mon Oncle, en ces instants,

Pour le presser d’agir.

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Monsieur, je vous attends :

Je suis ravi, comblé, transporté dans l’extase,

Et rien n’est comparable à l’ardeur qui m’embrase,

Lucile...

LE CHEVALIER.

Vous riez, Marquis ?

LE MARQUIS.

Non, non vraiment.

Je n’ai jamais parlé plus sérieusement :

Pour croire ce qu’elle est, il faut la voir, l’entendre,

Et son mérite est tel, qu’on ne saurait le rendre !

Sa personne est divine, et passe son portrait

Que je croyais flatté, quand vous me l’avez fait.

LE CHEVALIER.

Vous, qui vous moquiez tant de nos provinciales,

Vous les préférez donc à leurs fières rivales ?

LE MARQUIS.

Lucile est un trésor transplanté dans ces lieux,

Qui ne méritent pas un bien si précieux ;

C’est un vol qu’à Paris ils ont fait en cachette,

Et qu’il faut au plutôt que ma main lui remette.

LE CHEVALIER.

Eh bien, daignerez-vous m’en croire une autre fois ?

LE MARQUIS.

Oui, vous avez du goût, mon oncle, pour un choix.

LE CHEVALIER.

Cet éloge est flatteur.

LE MARQUIS.

Parlez, pressez l’affaire.

LE CHEVALIER.

J’aurais une demande, avant tout, à vous faire :

De Lucile, Marquis, vous paraissez content ;

De vous, là, pensez-vous qu’elle le soit autant ?

LE MARQUIS.

J’ai lieu de m’en flatter, et je crois m’y connaître :

Je vous dirai bien plus, Monsieur, elle doit l’être.

LE CHEVALIER.

Marquis, vous êtes riche en bonne opinion.

LE MARQUIS.

J’ai fait voir tant d’estime et tant de passion...

LE CHEVALIER.

Il faut bien d’autres soins.

LE MARQUIS.

Pour avoir son suffrage.

Je sais qu’il faut surtout, être modeste et sage.

J’en ai fait la promesse, et j’y veux faire honneur ;

Mes sentiments sont peints dans mon extérieur.

LE CHEVALIER.

Votre air, à parler franc, où règne l’ironie,

Est un garant trompeur dont mon œil se défie.

Vous n’êtes pas changé.

LE MARQUIS.

Mais regardez-moi bien.

LE CHEVALIER.

Je vous regarde, et vois à travers ce maintien,

Luire, de vos défauts, la pointe imperceptible.

LE MARQUIS.

De la prévention, voilà l’effet risible ;

Je parais maintenant à vos regards séduits

Tel qu’elle me présente, et n’on tel que je suis.

Comme la jalousie, aveugle en ses caprices,

Elle change nos traits et nous prête des vices.

Mon cher oncle, sortez de cette injuste erreur

Qui fait à votre goût plus de tort qu’à mon cœur.

LE CHEVALIER.

Perdre une telle idée, est ce que je désire.

Ne vous passez donc rien afin de la détruire.

À qui n’est point suspect tout sera pardonné.

Mais un rien vous nuira. Vous êtes soupçonné.

C’est Lucile d’abord que vous devez convaincre.

Vous avez des rivaux.

LE MARQUIS.

J’espère de les vaincre.

Je suis, sans vanité, je puis parler ainsi,

Je suis le seul amant qui la mérite ici.

LE CHEVALIER.

Sans vanité ! fort bien, dans le temps qu’elle éclate.

LE MARQUIS.

Mais ces gens là sont tels, que l’espoir qui me flatte,

Ne peut être jamais pris pour fatuité.

LE CHEVALIER.

Il en est un, Monsieur, qui par sa qualité,

Par son rang, par son bien doit être redoutable ;

D’autant plus qu’à ses vœux le père est favorable.

LE MARQUIS.

Vous m’alarmez ! Qui donc ?

LE CHEVALIER.

Le Baron de Fierval.

LE MARQUIS.

J’en suis humilié. C’est un Original.

Ma plus pressante envie est de le voir en face.

Oh ! parbleu je prétends qu’il me quitte la place.

LE CHEVALIER.

Allez-vous l’attaquer en jeune homme étourdi ?

LE MARQUIS.

Je suis trop modéré pour prendre ce parti.

Mais quand nous nous verrons, je me flatte, et j’incline

A combattre Fierval d’une façon badine.

Son air noble et sur tout sa libéralité

Offrent un vaste champ.

LE CHEVALIER.

Votre malignité

Vous trahit malgré vous, et pour le coup transpire.

LE MARQUIS.

Mais il est très permis, même il est beau de rire

D’un vice qu’on démasque, et qui d’ailleurs nous nuit.

C’est venger la vertu dont il vole l’habit.

LE CHEVALIER.

Pour vous guérir, Monsieur, d’une pareille envie,

Songez qu’elle vous a pensé coûter la vie ;

Et ce vieux Officier...

LE MARQUIS.

J’étais novice alors ?

Je ris plus décemment, et mes heureux efforts

Sous un dehors poli...

LE CHEVALIER.

Cachent, le petit Maître.

LE MARQUIS.

Quand on l’est du bon ton, il n’est pas mal de l’être :

Voilà ce qu’en Bourgogne on m’avait mal appris,

Et ce que donne seul l’usage de Paris.

Il sait prêter à tout sa couleur, sa nuance,

Mettre un Art dans son jour, et dans la bienséance,

En relever l’éclat, en corriger l’abus,

Et des plus grands défauts fait faire des vertus.

LE CHEVALIER.

Il peut, de l’agrément, leur prêtant la parure,

Déguiser les défauts, non changer leur nature ;

Et leur poison couvert de douceur et d’attraits

En est plus dangereux, et fait plus de progrès.

Contre un défaut grossier, tout le monde s’irrite.

Mais dès qu’il est brillant, son éclat l’accrédite :

C’est peu qu’il ait d’abord nombre et approbateurs,

Il a bientôt un Culte et des imitateurs.

Paris est en ce point un Charlatan coupable,

Qui pare les travers, et rend le vice aimable.

LE MARQUIS.

Mais l’amour de briller n’est jamais un défaut ;

Il nous enseigne à plaire.

LE CHEVALIER.

À révolter plutôt.

Je dois vous avertir, qu’un pareil caractère

Est redouté de l’oncle et  détesté du père :

Lucile n’a pas moins d’éloignement pour lui.

Si vous voulez gagner son estime aujourd’hui...

LE MARQUIS.

Auprès de Lisidor employez votre adresse,

Et laissez-moi le soin de plaire à ma maîtresse.

Je connais cette marche à présent mieux que vous.

LE CHEVALIER.

Mais je crains vos défauts qui se dévoilent tous,

LE MARQUIS.

Adieu séparément que notre soin agisse,

Et chacun à sa charge, il faut qu’il la remplisse.

L’oncle doit presser l’oncle, en obtenir l’aveu ;

L’art de vaincre la nièce appartient au neveu.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LISIDOR, seul

 

Isabelle en ces lieux me demande audience :

Je m’attends, pour son frère, à quelque vive instance.

Quoiqu’au beau sexe en tout je sois prêt à céder,

C’est un point qu’à ses droits je ne puis accorder.

Le Baron me déplaît presqu’autant qu’à ma nièce,

Et je veux éluder la chose avec adresse.

Pour elle, elle est aimable, et je l’estime fort ;

Je prétends, qui plus est, lui faire un meilleur sort.

Elle attend peu l’aveu qu’ici je vais lui faire ;

Il doit plus la toucher que l’hymen de son frère :

Le mien arrive exprès pour protéger ses feux ;

Voilà le difficile. Il est bon, généreux :

Mais l’exil a si fort aigri son caractère,

Que, dans son noir chagrin tout le met en colère ;

L’offre de mes dons même offense sa fierté :

À peine pour sa fille il souffre ma bonté.

Il aime mieux par gloire être dans la disette,

Et maudite son sort, au fond de sa retraite,

Qu’être dans l’abondance au sein de ma maison.

Mais je le vois entrer précédé du Baron.

 

 

Scène II

 

LISIDOR, CLÉON, LE BARON

 

LE BARON.

Vous me voyez, Monsieur charmé, hors de moi-même.

CLÉON.

Moi, je suis d’un dépit et d’un chagrin extrême !

LE BARON.

Rien n’égale en beauté ce que je viens de voir.

CLÉON.

Rien n’égale en horreur mon juste désespoir !

LISIDOR, au Baron.

D’où vous naît tant de joie ?

À Cléon.

À vous tant de tristesse ?

LE BARON.

Le sort vous favorise.

CLÉON.

Il me poursuit sans cesse.

LE BARON.

Tout prospère chez vous.

CLÉON.

Chez moi tout dépérit ;

J’ai beau faire, corbleu ! Rien ne me réussit !

LE BARON.

Vos Terres, dont je viens d’admirer l’étendue,

Ont ravi tous mes sens, ont enchanté ma vue ;

Du Ciel qui les engraisse, elles ont tout l’amour,

Et pour les parcourir il faudrait plus d’un jour.

Haute et Basse Justice, avec droit de Péage,

De plus de trente Bourgs le Tribut et l’Hommage ;

La belle chose ! Ô Ciel ! J’en suis adorateur.

LISIDOR.

Pour mes Terres, Monsieur, ce triomphe est flatteur.

CLÉON.

Au milieu de ce Bien si beau, si magnifique,

Un petit coin de Terre est mon partage unique :

J’applique tous mes soins, je mets tout mon effort

À le rendre fertile et d’un meilleur rapport,

Par les débordements ma Ferme est désolée ;

Aux ravages des eaux succédé la gelée :

Le peu que m’ont laissé ces fléaux outrageants,

Vient de mètre enlevé par la grêle et les vents.

Je l’habite, il suffit, tout l’enfer s’y déchaîne,

Et tout fleurit ailleurs. Pour mieux combler ma peine

Il s’élève un orage, il fond sur mon Jardin ;

Sur un Arbre chéri, cultivé de ma main,

Et dont les fruits faisaient ma plus douce espérance,

Le Tonnerre, à mes yeux, tombe par préférence.

S’il m’eût frappé plutôt, il m’aurait obligé,

Il eût fini les maux dont je suis affligé.

LISIDOR.

Bannissez le chagrin que vous faites paraître ;

Dès que je suis heureux me devez-vous pas l’être !

Mon frère, mon bonheur suffit à tous les deux.

LE BARON.

Oui, Monsieur est si bon, il est si généreux

Qu’il étend ses bienfaits sur toute sa famille ;

Qu’il veut, de tous ses biens, enrichir votre fille.

Est-il rien de plus noble, est-il rien de plus grand,

Et pour elle et pour vous rien de plus consolant ?

Je suis rempli pour vous d’une estime si forte...

LISIDOR.

Celle que vous avez pour mes Terres l’emporte.

LE BARON.

Elles sont votre bien, c’est pourquoi j’en fais cas :

Ce seul titre à mes yeux relève leurs appas.

Je les chéris en vous, et je vous aime en elles.

LISIDOR.

La déclaration paraît des plus nouvelles,

Et je suis très flatte d’un hommage si doux.

LE BARON.

Rien ne peut égaler mes sentiments pour vous

Que le parfait amour que j’ai pour votre nièce ;

Si dans ce jour mes soins, mon respect, ma tendresse...

CLÉON.

Maudit coup de tonnerre !

LISIDOR.

Oubliez votre ennui,

Ma main veut réparer votre perte aujourd’hui.

CLÉON.

Il m’arrivera pis demain.

LE BARON.

Laissez-vous vaincre.

CLÉON.

Vous irritez ma peine au lieu de me convaincre.

Je n’ai que deux plaisirs, ne me les ôtez pas ;

C’est de pester tout haut, ou de jurer tout bas.

LISIDOR.

Vous avez choisi là deux plaisirs bien étranges !

LE BARON.

Qu’un oncle tel que vous mérite de louanges !

Je ne me lasse pas de le dire. Ma sœur

Vous a-t-elle parlé ?

LISIDOR.

Non, je l’attends, Monsieur.

LE BARON, à Cléon.

Sortons. Prenons congé de Monsieur votre frère.

À Lisidor.

Adieu, Monsieur, je vois que vous avez à faire.

LISIDOR.

Il a beau me louer, c’est de l’encens perdu ;

Et de sa sœur qui vient, le soin est superflu.

Il sort avec le Baron.

 

 

Scène III

 

LISIDOR, ISABELLE

 

ISABELLE.

L’heure d’e ma visite est mal prise peut-être.

LISIDOR.

Non, celle je vous vois ne saurait jamais l’être.

Mademoiselle, en quoi puis-je vous être bon ?

J’en voudrais de bon cœur trouver l’occasion.

ISABELLE.

Elle s’offre aujourd’hui. Le bonheur de mon frère,

Puisque j’en dois, Monsieur, faire l’aveu sincère,

Est en votre pouvoir, et dépend seul de vous.

Votre nièce est l’objet de ses vœux les plus doux ;

Il met, à l’obtenir, sa gloire la plus grande,

Et je viens de sa part en faire la demande.

LISIDOR.

Le Baron choisit bien, il ne pouvoir jamais

En de meilleures mains mettre ses intérêts.

Sa proposition dans votre bouche aimable

Acquiert à mes regards un poids recommandable ;

Cependant quel que soit sur moi votre pouvoir,

Je ne puis décider sitôt. Il faudra voir.

ISABELLE.

Mais de tous les partis offerts à votre nièce,

Mon frère est le premier par le rang, la richesse ;

Et ce qui me paraît d’un plus grand prix en soi,

Par son zèle pour vous qu’il partage avec moi.

LISIDOR.

Laissons ses intérêts, parlons un peu des vôtres,

Belle Isabelle ; au lieu d’agir tant pour les autres,

Ne devriez-vous pas son er plutôt pour vous.

ISABELLE.

Pour moi !

LISIDOR.

Pour vous.

ISABELLE.

Monsieur, vous vous moquez de Nous.

Une fille sans bien.

LISIDOR.

Bon, une Demoiselle,

Charmante comme vous, sage, spirituelle,

Asservit la fortune, et peut tout espérer.

ISABELLE.

Nous le croyez, Monsieur.

LISIDOR.

J’ose vous l’assurer.

ISABELLE.

Ce discours me surprend.

LISIDOR.

La chose est très certaine.

ISABELLE.

Si vous continuez, vous m’allez rendre vaine.

LISIDOR.

Votre orgueil en ce point sera des mieux fondés,

Et je vous en réponds.

ISABELLE.

Et vous m’en répondez !

C’est m’en dire beaucoup.

LISIDOR.

Bien moins que je n’en pense.

ISABELLE.

Vous me parlez, Monsieur, avec tant d’assurance

Que vous m’embarrassez ; mais je me flatte à tort !

Eh, qui voudrait de moi dans mon malheureux sort ?

LISIDOR.

Quelqu’un, et qui m’est cher, puisqu’il faut vous l’apprendre,

Est pénétré pour vous d’une estime si tendre

Qu’à se voir votre époux, son cœur ose aspirer :

Je suis chargé pour lui de vous le déclarer.

Il a de la naissance, un grand bien en partage,

Il est d’une humeur douce, à peu près de mon âge.

ISABELLE, à part.

C’est lui-même.

LISIDOR.

Ce mot semble un peu vous troubler ?

ISABELLE.

Non, son plus grand bonheur est de vous ressembler,

Et puisqu’il vous est cher, Monsieur, vous devez croire

Qu’à mériter son cœur, le mien mettra sa gloire.

LISIDOR.

Je suis flatté pour moi presqu’autant que pour lui,

D’un aveu dont je vais l’informer aujourd’hui.

Ne dites rien. Dans peu nous conclurons la chose.

ISABELLE.

De mon destin, sur vous, Monsieur, je me repose.

Mais pour mon frère enfin, ne décidez-vous rien ?

LISIDOR.

Vous m’occupez vous seule. Adieu, songez-y bien.

Il lui baise la main.

 

 

Scène IV

 

LISIDOR, ISABELLE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, à Lisidor.

Ne vous dérangez point, Monsieur, je me retire.

LISIDOR.

Je ne me gêne pas. Je n’ai plus rien à dire.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, ISABELLE

 

LE MARQUIS.

Pardon, si j’ai troublé cet entretien si doux :

Mais ces lieux ont sujet de se plaindre de vous.

Vos yeux embrasent tout sans distinction d’âge,

Et sans aucun égard au droit du voisinage

Le Maître du Château. Quel excès de rigueur !

Est forcé de baiser la main de son vainqueur.

ISABELLE.

Monsieur, en vérité...

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, ISABELLE, LE CHEVALIER, LUCILE

 

LE MARQUIS, à Isabelle.

Venez, Mademoiselle,

Venez féliciter la charmante Isabelle.

LUCILE.

De quoi ?

LE MARQUIS.

D’une conquête.

LUCILE.

Est-ce la vôtre ?

LE MARQUIS.

Non.

Celle dont il s’agit est, sans comparaison,

D’un ordre bien plus rare, et d’un goût plus sublime ;

Le frivole, vraiment, n’obtient point son estime.

LUCILE.

Je le crois.

ISABELLE.

Mais, Monsieur, je ne vous comprends pas.

LE MARQUIS.

Je ne dirai plus rien. Je vois votre embarras ;

Et ma discrétion m’ordonne le silence.

ISABELLE.

Votre discrétion, Monsieur. Elle m’offense ?

On croirait qu’un mystère est caché là dessous.

LE MARQUIS.

Et c’en est un vraiment ; mais glorieux pour vous.

ISABELLE.

Expliquez-vous, Monsieur, parlez. Qui vous arrête ?

LUCILE.

Isabelle a raison. Qu’elle est cette conquête ?

LE CHEVALIER.

Votre bouche, Marquis, a tort également

D’avoir parlé d’abord, de se taire à présent.

LE MARQUIS.

Je ne balance plus, puisqu’on m’en fait un crime,

Lisidor est celui dont elle obtient l’estime.

ISABELLE.

Ne croyez pas Monsieur qui prétend s’égayer.

LE MARQUIS.

Non ; ce triomphe est vrai, quoiqu’il soit singulier.

LE CHEVALIER.

Pour avancer, Monsieur, un discours de la sorte ;

Quelle preuve avez-vous ? Parlez.

LE MARQUIS.

Une très forte :

Mais pour le demander de cet air empressé,

Il faut que votre cœur y soit intéressé.

LE CHEVALIER.

Oui, je prends intérêt à la cause des Dames.

Nous devons respecter le secret de leurs âmes,

Et leur sauver en tout l’embarras de rougir.

LE MARQUIS.

Que mon Oncle est galant ! L’amour le fait agir,

Et pour le coup tout haut ses sentiments éclatent !

S’adressant à Lucile.

Mademoiselle en veut aux oncles qui la flattent.

Pour avoir leur hommage, elle n’épargne rien ;

C’est peu de plaire au vôtre, elle charme le mien ;

Et sa beauté, pour peu que le sort la seconde,

Va bientôt enflammer tous les oncles du monde.

ISABELLE.

Comme il a le talent de tout empoisonner !

LE CHEVALIER.

Vous abusez, Monsieur, du droit de badiner.

LUCILE.

Oui, vous poussez, Marquis, trop loin la raillerie.

LE MARQUIS.

Madame, ce n’est point du tout plaisanterie :

Je dis ce que j’ai vu, vu de mes propres yeux,

Tout à l’heure, à l’instant, et dans ces mêmes lieux.

ISABELLE.

Quoi ? Qu’avez-vous donc vu ?

LE MARQUIS.

Je n’ai fait que surprendre

Lisidor près de vous dans l’attitude tendre.

D’un amant... Votre front se couvre de rougeur ;

Et je dois ménager certes aimable pudeur.

ISABELLE.

La chose est toute simple.

LE MARQUIS.

Oui, toute naturelle

De baiser une main, surtout quand elle est belle.

ISABELLE.

D’affaire sérieuse il était question ;

Je parlais pour mon frère.

LE MARQUIS.

Oh ! Je change de ton :

Vraiment ceci pour moi n’est plus matière à rire.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, ISABELLE, LE CHEVALIER, LUCILE, FINETTE

 

FINETTE, à Lucile.

Pardon, en ce moment votre père désire

De vous entretenir, et marche sur mes pas.

LUCILE, au Marquis.

Le Chevalier et moi ne vous conseillons pas

De poursuivre ce ton, Monsieur, en sa présence ;

Vous ne trouveriez pas en lui notre indulgence.

LE MARQUIS.

 Je ne l’ai jamais vu.

LE CHEVALIER.

Nous allons vous quitter.

LE MARQUIS, au Chevalier.

Avant que nous sortions, daignez me présenter.

Il me tarde d’avoir l’honneur de le connaître.

LE CHEVALIER.

Marquis, avançons-nous, car je le vois paraître.

Venez.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, ISABELLE, LE CHEVALIER, LUCILE, FINETTE, CLÉON

 

LE CHEVALIER, à Cléon.

Monsieur, voilà le Marquis, mon neveu,

Que j’ose...

LE MARQUIS.

Ah ! Ciel !

CLÉON, à part.

Mes yeux se trompeur ! Non, parbleu.

C’est ce jeune étourdi...

LE MARQUIS.

C’est ce vieux Militaire.

CLÉON, à part.

À qui j’appris à vivre.

LE MARQUIS.

Avec qui j’eus à faire.

LE CHEVALIER.

Vous reculez tous deux ?

CLÉON.

C’est lui, je remets.

LE CHEVALIER.

Quoi ! vous vous êtes vus ?

CLÉON.

Oui, même de fort près.

LE CHEVALIER

 

En quels lieux ?

CLÉON.

À Paris, sortant des Tuilleries,

Et ce fer que voilà réprima ses saillies.

LE CHEVALIER.

Me voilà trop instruit.

LE MARQUIS.

Je n’ai pu l’oublier.

LUCILE.

La rencontre est fatale, et le coup singulier.

ISABELLE.

Cette reconnaissance est neuve et sort touchante !

Monsieur trouve son Maître, et je sors très contente.

Sa façon d’enseigner est la bonne en effet.

Profitez-en, Marquis, et vous serez parfait.

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LUCILE, FINETTE, CLÉON

 

LE CHEVALIER.

La surprise fait place à la reconnaissance,

Vous avez justement puni mon imprudence,

De la leçon, Monsieur, je vous suis obligé ;

J’étais mauvais plaisant, vous m’avez corrigé,

J’ai du moins près de vous fait preuve de courage ;

Pour comble de bonheur vos coups m’ont rendu sage ;

Et si de votre estime, ils deviennent le sceau,

Je les regarderai comme un bienfait nouveau ;

Je n’épargnerai rien pour la rendre durable.

CLÉON.

On est sûr de l’avoir, dès qu’on est raisonnable ;

Votre esprit m’a choqué ; mais vous avez du cœur,

Ce titre peut beaucoup près d’un homme d’honneur.

Mais pour qu’il ait son prix, Monsieur, qu’il vous souvienne,

Qu’il faut qu’à l’avenir votre ardeur se contienne ;

Et je vous le déclare ici devant témoins,

je ne raille jamais, et je ris encore moins,

Souvenez-vous-en bien, c’est ma grande maxime ;

Et c’est le seul chemin qui mène à mon estime.

LE MARQUIS.

Je le prendrai, Monsieur.

LE CHEVALIER, à Cléon.

Et son Oncle aujourd’hui,

Ose, de son respect, vous répondre pour lui.

Il sort avec le Marquis.

 

 

Scène X

 

CLÉON, LUCILE

 

CLÉON.

Me fille, répond-moi ? Parle. Aimes-tu ton père ?

LUCILE.

Pouvez-vous en douter ! Quelle preuve sincère

Faut-il vous en donner qui dépende de moi ?

CLÉON.

La seule qui me flatte et que j’attends de toi.

Mon frère, de ton fort, te rend seule maîtresse ;

Et mon amour exige ici de ta tendresse,

Qu’à mon autorité tu remettes tes droits,

Et me laisses, moi seul, disposer de ton choix.

LUCILE.

Mais à vos lois jamais je ne me suis soustraire,

Pourquoi demandez-vous que mon cœur s’y soumette ?

CLÉON.

Je veux de ton respect un garant plus certain ;

C’est de prendre sur l’heure un époux de ma main.

LUCILE.

Sur l’heure !

CLÉON.

Oui, sans tarder. Tu te tais ? Ce silence

M’annonce, je le vois, ta désobéissance.

LUCILE.

Mon silence par vous est mal interprété ;

Je suis toujours soumise à votre volonté.

C’est, d’un nœud trop prochain, l’heure précipitée

Qui glace justement mon âme épouvantée.

CLÉON.

L’époux à qui je veux que tu donnes ta foi ;

Ne doit point t’inspirer un si mortel effroi ;

Fierval, à ton destin, est digne qu’on l’unisse,

Dans ma dernière affaire, il m’a rendu service :

Pour l’en récompenser ta main est mon seul bien.

LUCILE.

Mon père, et mon bonheur le comptez-vous pour rien ?

Fierval ! Songez quel choix...

CLÉON.

Mais il plaît à ton père.

LUCILE.

Mon Oncle à mon égard se montre moins sévère.

CLÉON.

Ton Oncle ! Je t’entends. La fortune lui rit,

Il est tout à tes yeux, et moi, qu’elle trahit !...

Je suis dans le néant. Ô pouvoir des richesses !...

Ô pauvreté cruelle, à quel point tu m’abaisses ?

LUCILE.

Ciel ! Qu’osez-vous penser ?

CLÉON.

Oui, tu me fais trop voir

Que je suis dans ces lieux un père sans pouvoir.

Le dernier des humains est maître de sa fille,

Et moi seul je n’ai pas ce droit dans ma famille.

LUCILE.

Vous déchirez mon cœur par ce reproche affreux !

Mais je dois tout souffrir. Vous êtes malheureux ;

C’est un nouveau devoir qui m’attache à mon père,

Et qui rend à mes yeux sa personne plus chère.

Je voudrais, sur le champ, pouvoir vous obéir ;

Mais je ne puis sitôt y plier mon désir :

N’usez point envers moi d’une rigueur extrême ;

Pour être mon titan, vous m’aimez trop vous même.

Un nœud fait à la hâte, et sans se consulter,

Est, de tous les liens, le plus dur à porter.

Différez seulement, mon humble remontrance

Est mon unique espoir, et toute ma défense ;

Ne la rejetez point, j’ose vous en prier,

Et pesez mieux ma chaine avant de me lier.

CLÉON.

Un autre sur Fierval emporte la balance.

LUCILE.

S’il était vrai, mon cœur vous l’eût nommé d’avance

Et je ne serais pas dans la perplexité ;

Vous devez être sûr de ma sincérité ;

C’est l’embarras du choix qui me force d’attendre.

Mon père, jusqu’ici, puisqu’il faut vous l’apprendre,

Aucun ne m’a paru digne de l’obtenir

De les connaître mieux, donnez moi le loisir.

Je n’abuserai pas de votre confiance.

CLÉON.

À qui donc prétends-tu donner la préférence ?

LUCILE.

C’est au plus vertueux, c’est à celui de tous

Qui fera voir le plus d’attachement pour vous,

D’estime pour mon Oncle, en un mot pour moi-même.

Et dont les procédés me convaincront qu’il m’aime.

CLÉON.

Tu prétends m’éblouir par un si beau discours.

Écoute. Il faut t’ouvrir mon âme sans détours ;

J’ai lieu de soupçonner que dans le fonds la tienne,

De quelque vain dehors dont elle se soutienne,

Penche vers ce Marquis qui vient de me quitter.

LUCILE.

Mon père, il n’en est rien, j’ose le protester.

À peine je reçois sa seconde visite,

Et vous pouvez penser...

CLÉON.

Ces fripons-là vont vite.

LUCILE.

Non pas auprès de moi, leurs progrès sont plus lents ;

Le vrai mérite seul a des droits sur mes sens.

CLÉON.

Commence par l’exclure, ou la preuve est douteuse.

LUCILE.

Cette distinction lui serait trop flatteuse,

Je vous fais le serment, pour vous tirer d’erreur,

Qu’à votre volonté je soumettrai mon cœur ;

Et quelque soit l’époux, à qui ma foi s’engage

Qu’il n’aura mon aveu qu’après votre suffrage.

Mais concourant vous-même à ce bonheur commun,

Daignez n’en protéger, ni n’en exclure aucun ;

Il faut, pour faire un choix, où l’équité se montre,

Fuir la prévention qui parle pour ou contre.

CLÉON.

Quel rôle veux-tu donc que je fasse en ceci ?

LUCILE.

Celui de Juge intègre, et de parfait ami ;

Étudiez leurs cœurs, pesez bien leur conduite,

Et prononcez après en faveur du mérite ;

Qu’il ait seul l’avantage, et dans ce jugement,

Nous nous rencontrerons presque infailliblement.

CLÉON.

Tu prendras en ce cas le Baron pour mon Gendre.

LUCILE.

S’il en est le plus digne, il a droit de l’attendre.

CLÉON.

Je te répons déjà qu’il l’est.

LUCILE.

Vous oublie,

La qualité de Juge, et pour lui vous croyez,

La Prévention seule.

CLÉON.

Ah ! Têtebleu, j’enrage !

J’ai du malheur en tout. Ma fille est la plus sage ;

Il faut que je lui cède, en dépit du Baron ;

Pour surcroît de chagrin, je sens qu’elle a raison.

Je sors, et malgré moi, je laisse ton cœur maître ;

Puisque ton père en rien ne saurait jamais l’être.

Mais songe que je suis redevable à Fierval ;

Qu’à ce mérite-là nul autre n’est égal ;

Que ton premier devoir est d’acquitter mes dettes ;

Et pour ne pas combler l’horreur où tu me jettes,

Qu’il faut que le Marquis, quand même il t’aurait plu,

Soit choisi le dernier et  le premier exclu.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LUCILE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

La frayeur me ramène, et je crains votre père ;

Lucile, à mon Neveu, sans doute il est contraire :

Mais que vois-je ? Votre air me rend plus inquiet,

Vous êtes agitée.

LUCILE.

Et j’en ai bien sujet !

Il veut que de Fierval je devienne la femme.

Sur le juste délai que demande mon âme,

Il m’ose soupçonner du plus noir des oublis,

Et croit que ses malheurs excitent mes mépris.

Je n’ai pu l’arracher à cette erreur fatale

Jugez de ma douleur, il n’est rien qui l’égale.

LE CHEVALIER.

J’en suis tout pénétré. Quel parti cependant...

LUCILE.

En puis-je prendre aucun, dont mon cœur soit content ?

LE CHEVALIER.

C’est pourtant ce cœur seul qu’il faut choisir, pour guide.

LUCILE.

Il est trop partagé ; le moyen qu’il décide !

LE CHEVALIER.

J’ai cru, vers le Marquis, que vous penchiez un peu.

LUCILE.

Il a dans son abord, je vous en fais l’aveu,

Il a dans ses discours ce charme inexprimable,

Qui fait dire aussitôt :ce jeune homme est aimable.

Mon cœur le choisirait s’il en croyait mes yeux,

Mais il joint, par malheur, à ces dons gracieux,

L’esprit vain et léger des Marquis de son âge,

Et la malignité surtout est son partage.

Vous qui parlez pour lui, vous a-t-il respecté ?

Ma présence, Monsieur, ne l’a point arrêté...

Il est incorrigible. En étant convaincue,

Sur lui, pour un tel choix, puis-je jeter la vue ?

J’armerais contre moi mon père prévenu,

Qui m’a fait, de l’exclure, un devoir absolu :

Ce serait lui manquer, bien plus, le compromettre.

Et je mourrais plutôt que de me le permettre.

LE CHEVALIER.

Il est vraiment épris.

LUCILE.

Dites qu’il le paraît.

Tout parle de l’amour et rien ne le connaît.

Il me respecterait, s’il était vrai qu’il m’aime.

Mon goût, et mes conseils seraient sa loi suprême ;

Il les méprise tous, et dès le premier jour.

Et vous osez, Monsieur, me vanter son amour ?

LE CHEVALIER.

Sur l’esprit du Marquis, que n’ai-je plus d’empire ?

LUCILE.

Que n’a-t-il les vertus que mon cœur lui désire ?

Dans l’excès de mon trouble et de mon embarras,

Conseillez-moi vous-même, et conduisez mes pas.

Sûre de votre cœur et de votre droiture,

Je m’en rapporte à vous dans cette conjoncture

Si vous me répondez vous-même, en ces moments,

De l’amour du Marquis et de ses sentiments,

En votre probité ma confiance est telle

Que je me lie à lui d’une chaîne éternelle ;

Et que, sur votre foi, pour en venir à bout,

Je fléchirai mon père et surmonterai tout.

LE CHEVALIER.

Confiance qui m’est plus chère que la vie !

Votre estime pour moi ne sera point trahie.

Vous pouvez de ce choix vous reposer sur nous ;

J’y serai-mille fois plus sévère que vous.

Le bonheur de vos jours est l’objet qui me guide.

Ce n’est plus en parent, c’est en Censeur rigide

Que je vais, du Marquis, examiner l’ardeur.

Si son âme toujours persiste en son erreur,

Et si, de mes conseils, sa malice se joue,

Ma bonté l’abandonne et je la désavoue.

Adieu, je fais serment d’adopter pour neveu

Celui qui se rendra digne de notre aveu.

Les nœuds de la vertu qui tous deux nous attachent,

Surpassent ceux du sang qui souvent se relâchent.

L’honneur, la probité, les mœurs, les sentiments,

Sont mes premiers amis et mes plus chers parents.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LISIDOR ISABELLE

 

LISIDOR.

Oui, charmante Isabelle, oui pour votre avantage,

Je viens presser l’instant de votre mariage.

L’époux qui vous recherche, et dont je tais le nom,

Brûle de voir former cette heureuse union.

Votre tante est, de tout, secrètement instruire,

Et nous avons choisi le Château qu’elle habite

Pour célébrer un nœud qui doit vous enrichir.

Le silence est un point important à remplir.

ISABELLE.

Il suffit. Je tiendrai la chose très secrète.

LISIDOR.

Nous la divulguerons quand elle sera faire.

D’une noce publique, un Vieillard craint l’éclat.

Votre Amant, pour la sienne est d’ailleurs délicat :

Il veut qu’avec le goût, le mystère l’apprête,

Et n’avoir pour témoins d’une si douce fête,

Que des amis de choix, non un tas de cousins,

Convives affamés, aussi sors que malins.

ISABELLE.

Mais ne pourrai-je pas en instruire mon frère ?

LISIDOR.

Vous pouvez l’en prier, mais qu’il songe à se taire,

Et ne mène surtout nulle suite avec lui.

On craint également la censure et l’ennui.

Je vais sans différer prier la compagnie

Qui doit être ce soir de la cérémonie ;

Puis je reviens vous prendre, et conduire vos pas,

Où vous attend un sort digne de vos appas.

 

 

Scène II

 

ISABELLE, seule

 

Du Marquis, pour le coup, les vives railleries,

En douces vérités se trouvent converties ;

Du riche Lisidor je triomphe aujourd’hui ;

Ma beauté fait ma gloire, et devient mon appui.

Cet époux anonyme, et dont l’amour extrême

Veut me combler de biens, n’est autre que lui même.

L’âge, la ressemblance ont trop dû me frapper ;

Ses yeux me l’ont mieux dit : je ne puis m’y tromper.

Tout me porte à conclure une si grande affaire,

J’assure ma fortune et le bonheur d’un frère.

Il doit se rendre ici. J’attends... Mais je le vois.

 

 

Scène III

 

ISABELLE, LE BARON

 

LE BARON.

Ma sœur, qu’avez-vous fait ! Parlez. Instruisez-moi.

ISABELLE.

Calmez un peu vos sens. Vous voilà hors d’haleine.

LE BARON.

Non, plus j’attends, et plus je respire avec peine.

Pour mon soulagement, de grâce, expliquez-vous,

Puis-je enfin de Lucile espérer et être époux ?

ISABELLE.

Oui, vous pouvez, mon frère, et vous devez l’attendre.

LE BARON.

Croirai-je, juste Ciel ! ce que je viens d’entendre ?

Ne me trompez-vous pas ?

ISABELLE.

Non, je puis, en ce jour,

Aux yeux de vos rivaux, couronner votre amour.

LE BARON.

Est-il bien vrai ?

ISABELLE.

J’en suis la maîtresse absolue.

LE BARON.

Ma joie en ce moment ne peut être rendue ;

J’implore vos bontés, ma sœur, ma chère sœur ;

Puisqu’il dépend de vous, faites donc mon bonheur !

ISABELLE.

Quelque effort qu’il en coûte à mes sens qui combattent,

Je les vaincrai pour vous.

LE BARON.

Ces sentiments me flattent.

Mais parlez clairement, je ne vous entends pas.

ISABELLE.

Il faut vous l’avouer, malgré mon embarras,

Puisque c’est un secret qui vous est nécessaire.

Lisidor...

LE BARON.

Eh bien !

ISABELLE.

M’aime.

LE BARON.

Il vous aime !

ISABELLE.

Oui, mon frère.

LE BARON.

Mais, où cet amour là, conduira-t-il le mien ?

Voilà ce qu’entre-nous mon œil ne voit pas bien.

ISABELLE.

Il est peu pénétrant dans cette conjoncture ;

La chose est pourtant simple, et  n’est tien moins qu’obscure :

Dès que Lisidor m’aime, il prétend m’épouser ;

Lui-même pour ce nœud, vient de tout disposer.

Et de votre bonheur, ma main sera le gage.

LE BARON, d’un air froid.

Je comprends, et je dois vous en remercier.

ISABELLE.

Oui, votre sœur pour vous veut se sacrifier ;

Car je vous l’avouerai, c’est avec répugnance

Qu’à mon âge je forme une telle alliance.

Pour unir ma jeunesse au destin d’un Vieillard ;

Il faut, mon frère, il faut, à vous parler sans fard,

Que vous me soyez cher, mais autant que vous l’êtes.

LE BARON.

Bien n’est si beau, ma sœur, que l’effort que vous faites,

Et je suis pénétré de votre affection.

Mais vous allez-forcer votre inclination,

Et pour me rendre heureux, vous serez misérable.

Je n’y puis consentir ; cette image m’accable.

ISABELLE.

Mon frère, sur mon sort, ne jetez point les yeux.

Je fais votre bonheur ; c’est le plus précieux.

LE BARON.

Vous ne le ferez point aux dépens de vous-même ;

Quels que soient les attraits de Lucile que j’aime,

Votre frère, à ce prix, ne veut point de sa main.

ISABELLE.

Ce refus affermit mon cœur dans son dessein.

Vous êtes généreux, votre exemple m’anime,

Et pour vous surmonter, je serai magnanime.

LE BARON.

Non, ne vous flattez pas de me vaincre en bon cœur.

ISABELLE.

Adieu, je vais presser...

LE BARON.

N’en faires rien, ma sœur.

ISABELLE.

Dans mon noble projet il n’est rien qui m’arrête,

Et Lucile au plutôt sera votre Conquête.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

LE BARON, seul

 

L’hypocrite me joue, et j’étouffe en secret ;

Ce n’est pas mon bonheur qui la touche en effet.

Le bien de Lisidor lui seul la détermine.

De Lucile, ce nœud va causer la ruine...

Ciel ! Quel coup ! Mais au fonds je suis riche, et mon bien...

Plaisant raisonnement ! Perd-elle moins le sien ?

Je sens contre ma sœur des mouvements de rage ;

Il faut que je les cache. Ah ! fatal mariage !

 

 

Scène V

 

LE BARON, LE MARQUIS., LUCILE

 

LE MARQUIS.

Oui, la sœur de Fierval se marie aujourd’hui.

C’est l’entretien du jour.

LUCILE.

Savez-vous avec qui ?

LE MARQUIS.

Non, voilà justement ce qu’on n’a pu me dire.

LUCILE.

J’aperçois le Baron qui va nous en instruire.

Au Baron.

L’Hymen de votre sœur est-il vrai ?

LE BARON.

Trop certain,

Et j’en ressens pour vous un sensible chagrin.

LUCILE.

Pour moi ! De son bonheur, je ne suis point jalouse.

LE BARON.

D’honneur, c’est malgré-moi que votre oncle l’épouse.

LUCILE.

Mon oncle !

LE MARQUIS, à Lucile.

Avais-je tort de rire à leurs dépens ?

 

 

Scène VI

 

LE BARON, LE MARQUIS, LUCILE, FINETTE

 

FINETTE, à Lucile.

De la part de Monsieur, on vient dans ces instants,

Vous prier de vouloir prêter vos pierreries.

C’est pour parer ce soir une de vos amies

Qui doit être d’un Bal.

LE BARON.

C’est ma sœur sûrement,

C’est elle à qui votre oncle en veut faire un présent.

LE MARQUIS.

Mais ce Bal est assez intéressant pour elle,

Et voilà qui confirme encore mieux la nouvelle.

LUCILE, à Finette qui rentre.

Je vais les envoyer.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, LE BARON, LUCILE

 

LE BARON, à Lucile.

Est-il permis, ô Ciel !

Que Lisidor vous fasse un tour aussi cruel ?

LUCILE.

Il est maître de tout, il eut sans injustice...

LE BARON.

Eh ! N’est ce pas assez que ma sœur vous ravisse

Tout le bien de cet oncle ? Et quel bien ? J’en frémis ;

Le plus beau, le plus grand qui soit dans le pays ;

Cela me fend le cœur !

LE MARQUIS.

On n’y tient point, Madame,

Et Monsieur m’attendrit jusques au fonds de l’âme.

LUCILE, au Baron.

Consolez-vous, Monsieur, et soyez moins chagrin.

Si j’éprouve aujourd’hui ce revers du destin,

N’ayant point mérité ma disgrâce imprévue,

Je la supporterai sans en être abattue ;

J’ai du moins ma vertu que rien ne m’ôtera,

Et dans tous mes malheurs elle me suffira.

LE BARON.

Cette perte pour vous me rend inconsolable.

LE MARQUIS.

Moi, de la réparer, je me sens très capable ;

Mais, pour en témoigner un chagrin sans égal,

Cette gloire était due à Monsieur de Fierval.

LE BARON.

Un pareil compliment a lieu de me surprendre,

Et je ne sais, Monsieur, comment je dois le prendre.

LE MARQUIS.

Monsieur, la modestie ajoute à vos vertus.

Mon estime s’accroît.

LUCILE.

Finissons là-dessus.

Venez, Marquis.

LE MARQUIS.

Je suis à vos ordres, Madame.

Monsieur, je sors charmé de votre grandeur d’âme.

LE BARON.

À d’autres ! Le Serpent est caché sous les fleurs ;

On vous connaît ici comme par tout ailleurs.

LE MARQUIS.

La franchise est souvent travestie en malice :

La libéralité passe pour avarice,

Vous le savez, Monsieur.

LUCILE.

Vous poursuivez toujours

Sans égard...

LE MARQUIS.

Je réponds, Madame, à ses discours.

LE BARON.

Il est vrai que le monde est bien méchant, bien traître.

LE MARQUIS.

Oui, méchant, justement ; c’est-là le bien connaître,

Et les particuliers seraient tous bons sans lui,

Vous même vous allez l’éprouver aujourd’hui.

Votre douleur est vraie.

LE BARON.

Autant que violente.

LE MARQUIS.

Elle part d’un cœur noble, et d’une âme excellente.

Mais le monde qui donne à tout un mauvais tout,

Va, sur cette douleur, plaisanter dans ce jour.

Il dira, j’en suis sûr, que préférant l’utile,

Vous plaignez beaucoup moins le malheur de Lucile,

Que vous ne regrettez les biens de Lisidor,

Ses Terres, ses Châteaux, et tous ces monceaux d’or

Qui vous sont enlevés par l’hymen d’Isabelle,

Et pour qui vous brulez d’une flamme si belle.

LE BARON.

Vous m’offensez, Monsieur, de me parler ainsi.

LE MARQUIS.

Monsieur, ce n’est pas moi, c’est tout ce Pays-ci

Qui tiendra ce discours.

LUCILE, au Marquis.

Pour railler de la sorte,

Monsieur prend bien son temps.

LE MARQUIS.

Votre intérêt m’y porte.

LUCILE.

Un autre soin devrait occuper votre esprit,

Et je ne puis tenir contre un juste dépit.

Vous venez, comme lui, de vous faire connaître.

De votre esprit, du sien, l’amour n’est point le maître.

Votre gaieté le prouve autant que son chagrin,

Et ce n’est pas ainsi qu’on obtiendra ma main.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, LE BARON

 

LE MARQUIS, à part.

Le mépris est pour lui ; pour moi seul la colère :

Plus elle est vive, et plus je suis sûr de lui plaire.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, LE BARON, CLÉON, LE CHEVALIER

 

CLÉON, au Chevalier.

Non, vous prenez vous dis-je, un inutile soin ;

Je suis instruit, je sais d’un fidèle témoin

Qui les a vus partir dans un même Carrosse,

Qu’au moment où je parle, on célèbre leur noce.

Le malheur de ma fille est signé sans retour ;

Je le savais bien, moi, qu’avant la fin du jour,

Je serais accablé par un nouveau désastre !

À cet acharnement je reconnais mon astre :

Sur les jours de ma fille, il étend sa noirceur.

Ah ! Fierval, vous Voilà. Partagez, ma douleur ;

Ma Fille voit son bien ravi par Isabelle ;

Je vous la destinais, vous y perdez comme elle.

LE BARON.

Je suis, à ce malheur, plus sensible que vous.

CLÉON.

De votre part, Baron, ce sentiment m’est doux ;

Votre amitié sincère, en un jour si funeste ;

De tous les biens du monde, est le seul qui me reste,

Et qui peut adoucir la rigueur de mes maux.

LE BARON.

À peine, à ce discours, je retiens mes sanglots.

Par votre affliction la mienne est trop accrue,

Je sens que je suffoque, et je suis votre vue.

CLÉON.

Comment ! Vous me quittez ?

LE BARON.

Hélas ! C’est malgré moi ;

Je ne puis soutenir l’état où je vous vois.

Il sort.

 

 

Scène X

 

LE MARQUIS, CLÉON, LE CHEVALIER

 

LE MARQUIS.

Sa sortie est touchante, et sa douleur est rare.

CLÉON.

Tu me gardois encore ce trait, ô sort barbare !

Le seul homme ici-bas sur qui j’avais compté,

Me fuit tout le premier dans mon adversité.

L’aspect d’un malheureux est un trait qu’on évite,

Dans ses meilleurs amis, sa planète maudite

Étouffe la tendresse, éteint les sentiments,

Et fait exprès pour lui les malhonnêtes gens.

LE CHEVALIER.

Elle ne les fait pas, mais elles les dévoile ;

C’est la faute du cœur, et non pas de l’étoile.

CLÉON.

L’avare est démasqué comme le faux ami ;

L’intérêt le guidait alors qu’il m’a servi.

LE MARQUIS, d’un air gai.

Pour moi, je vous tiendrai fidèle compagnie :

Il faut moins s’affliger des revers de la vie ;

Surtout un Militaire, un homme comme vous,

Du sort plus fièrement doit soutenir les coups.

Je dis plus ; cet hymen, Monsieur, qui vous chagrine,

Offre un côté plaisant.

CLÉON.

Plaisant !

LE MARQUIS.

Des plus plaisants :

Votre cadet malin, à soixante-dix ans,

Par un trait raffiné de vengeance secrète,

Pour punir un avare, épouse une coquette ;

Et comme votre fille a dit, par un bon mot,

Fierval en est la dupe, et Lisidor le sot.

CLÉON.

Qu’entends-je ! Quoi ? Ma fille a tenu ce langage ?

LE CHEVALIER, à Cléon.

Je réponds du contraire, et Lucile est trop sage.

Au Marquis.

Vous la faites parler, vous êtes bien hardi.

LE MARQUIS.

Mais elle a pu le dire, et le mot est joli.

CLÉON.

Tant d’audace m’irrite, il est épouvantable,

De l’avoir inventé vous êtes seul capable...

LE CHEVALIER, retenant Cléon.

Ah ! tous justes qu’ils sont, modérez vos transports.

Au Marquis.

Et vous, sans répliquer, retirez-vous.

LE MARQUIS.

Je sors.

Et malgré qu’il en ait, je saurai par mon zèle,

Lui prouver qu’il n’a point un ami plus fidèle.

 

 

Scène XI

 

CLÉON, LE CHEVALIER

 

CLÉON.

Il fait bien d’éviter l’effet de mon courroux.

LE CHEVALIER.

Je me sens contre lui révolter comme vous :

Mais, Monsieur, il est jeune, excusez son audace.

CLÉON.

Aux rechutes, jamais je n’accorde de grâce.

LE CHEVALIER.

Votre âme...

CLÉON.

Est inflexible. En parler seulement ;

C’est irriter ma peine et mon ressentiment.

Prenez, à son égard, un soin plus salutaire ;

Pour le repos commun il devient nécessaire.

Craignez d’autres écarts, courez les prévenir ;

Pour plus de sûreté pressez-le de partir ;

Avec soin désormais, dites-lui qu’il m’évite,

Ou je ne répons pas de moi ni de la suite.

LE CHEVALIER.

Je cède à ce conseil, et je cours l’arrêter ;

Mais dans votre chagrin je crains de vous quitter.

CLÉON.

Il serait aggravé par le coup dont je tremble.

Ma fille vient, laissez les malheureux ensemble.

 

 

Scène XII

 

CLÉON, LUCILE

 

LUCILE.

Mon père, jusqu’à moi, vos cris sont parvenus,

D’une juste frayeur, tous mes sens sont émus.

CLÉON.

Ma fille, tu me vois dans un trouble effroyable.

La douleur me pénètre, et le chagrin m’accable.

Parents, amis, tout s’arme et s’unit contre moi.

Mon frère marié me fait gémir sur toi,

Le Baron m’abandonne, et le Marquis m’offense.

Il t’outrage toi-même ; il a l’impertinence

De lancer sur ton oncle un trait des plus méchants,

Et dit qu’il vient de toi.

LUCILE.

Ciel ! Qu’est-ce que j’entends ?

Marquis à ce point ose noircir ma gloire ?

Vous ne me faites as l’injure de le croire ?

CLÉON.

Non, je ne le crois pas, mais je crains que ton cœur

Ne protège en secret son calomniateur.

LUCILE.

Il a par trop d’endroits mérité ma colère :

Je n’ai des sentiments que pour plaindre mon père.

Mon cœur, dans son devoir, est trop bien affermi ;

Et dès qu’on vous offense, on est mon ennemi.

Ma parole...

CLÉON.

Suffit. Elle te justifie,

Ton état met le comble aux horreurs de ma vie.

Mes malheurs personnels jusques à ces moments,

Ne m’avaient arraché que des emportements ;

Les tiens seuls font couler des pleurs de mes paupières.

Sens ces larmes, ma fille, elles sont mes premières,

Ma juste affliction redouble en te voyant ;

Ta fortune est changée en un sort effrayant :

Il ne te reste plus à partager au monde

Que ma misère affreuse, et ma douleur profonde.

LUCILE.

J’ai lieu de me flatter, mon père, dans ce jour,

Que j’obtiens votre estime, et que j’ai votre amour.

CLÉON.

Les larmes dont tu vois mes yeux encore humides,

De ma forte amitié sont les preuves solides.

LUCILE.

Ces garants sont pour moi plus précieux que l’or,

Votre fille est trop riche avec un tel trésor ;

Ce bien est tout pour moi, c’est le seul que je goûte,

Et pour le conserver, il n’est rien qui me coûte.

CLÉON.

Quoi ? Tu quitteras tout pour venir avec moi ?

Parle.

LUCILE.

Oui, je le souhaite autant que je le dois.

Loin que la solitude ait rien qui m’épouvante,

Je me fais de la vôtre une image charmante.

Venez, partons, mon père, et retirons-nous y,

Je n’ai pas de mérite à prendre ce parti :

Abandonner le monde en ce revers propice,

Est un plaisir pour moi non pas un sacrifice.

Je préviendrai vos vœux, je vous consolerai,

En partageant vos maux, je les adoucirai ;

Je mettrai tous mes soins et mon bonheur suprême

À vivre, à respirer pour un père que j’aime.

CLÉON.

Un retour si parfait, si rempli de vertu,

Vient redonner la force à mon cœur abattu.

Qu’une fille si tendre adroit de m’être chère !

Je ne connaissais pas ton noble caractère ;

Ta tendresse devient ma richesse à son tour :

Allons tout disposer pour quitter ce séjour.

Appuis de ma vieillesse, et gloire de ma vie,

Viens, tu fais éprouver à mon âme ravie,

Que les cœurs vertueux dans le sein des malheurs,

Goûtent en s’unissant les plus grandes douceurs.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER, FINETTE

 

LE CHEVALIER.

Quoi ? De tous ses Amants, la Troupe est disparue ?

FINETTE.

Oui ; Lucile, Monsieur, ne craint plus la cohue,

La solitude règne en son appartement.

LE CHEVALIER.

Comment ! elle est donc seule ?

FINETTE.

Oui, seule exactement ;

Elle attend pour partir, que son père revienne,

Sans craindre qu’à présent personne la retienne.

LE CHEVALIER.

Quel sort ! Le Marquis seul eût pu le rétablir ;

Mais il s’en rend indigne. Au lieu de se remplir

Du soin de consoler la fille et de lui plaire ;

Pour réparer le tort qu’il s’est fait près du père

À plaisanter Fierval, il perd son temps ailleurs,

Et rit de mes conseils comme de leurs malheurs.

FINETTE.

Cette façon d’agir n’est pas bien régulière :

Mais on s’oublie un peu quand on est sûr de plaire ;

Je rentre.

LE CHEVALIER.

Attendez-là. Pour écrire un billet,

Dont je vais vous charger, j’entre en ce Cabinet.

FINETTE.

Cela suffit, Monsieur.

Le Chevalier entre dans le Cabinet.

 

 

Scène II

 

FINETTE, seule

 

Le sort de ma Maîtresse

Me remplit d’une juste et profonde tristesse.

Mon état est plus sûr, s’il fait moins de fracas ;

Finette, pour tomber, est assise trop bas ;

Et je puis défier la fortune, à tout prendre,

Elle peut m’élever, non me aire descendre.

 

 

Scène III

 

LUCILE, FINETTE

 

FINETTE.

Vous accompagnez donc votre père qui part ?

LUCILE.

Oui nous quittons ces lieux dans une heure au plus tard,

Et j’attends cet instant avec impatience.

FINETTE.

Il m’afflige pour vous ; j’en soupire d’avance ;

Je voudrais et ne sais comment vous consoler,

Du poids de vos malheurs je me sens accabler.

LUCILE.

Ils dévoilent le cœur de mes amants avares ?

Ils sont un bien pour moi.

FINETTE.

Les vrais amants sont rares.

LUCILE.

Une fille sans bien, d’ailleurs riche en vertu,

Et dont l’amour d’un père est le guide absolu,

Est cent fois plus heureuse en sa noble indigence,

Que ne l’est dans le sein d’une haute opulence,

Une femme liée au destin d’un mari,

Dont l’argent qu’elle apporte est l’objet favori,

Et qui donnant au bien tout son soin mercenaire,

Est bien moins son époux que son homme d’affaire.

L’Hymen est, à mes yeux, le comble du malheur ;

S’il n’est fait par l’estime, et lié par le cœur.

FINETTE.

Mais le Marquis vous reste, il est le plus aimable.

LUCILE.

Finette, à mes regards il est le plus coupable ;

Je n’ai, pour ses rivaux, qu’un tranquille mépris,

Mais il a justement soulevé mes esprits.

Qu’on m’ôte tous les biens dont on m’avoir flattée,

Je me tais, et j’en suis faiblement agitée :

Mais il veut m’enlever l’amour de mes parents,

L’estime de mon père, et des honnêtes gens,

Me prêtant les noirceurs que contre eux il débite ;

Me ravir tout le fruit de ma bonne conduire,

Le seul trésor enfin, que le sort m’ait laissé,

Voilà ce qui jamais ne peut-être effacé :

C’est un crime à ma vue, une mortelle offense,

Dont avant mon départ je veux tirer vengeance ;

Je prétends qu’elle éclate aux yeux de tous les miens.

FINETTE.

Vous vous radoucirez, c’est moi, qui le maintiens.

LUCILE.

Moi, Finette, jamais et je suis trop piquée.

FINETTE.

S’il vous était moins cher, vous seriez moins choquée.

LUCILE.

Non, il ne me l’est point.

FINETTE.

Mais s’il est repentant ;

S’il vous offre sa main avec un sort brillant ?

LUCILE.

Je le souhaiterais pour me faire connaitre.

FINETTE.

Oui, je le sais ; d’abord vous lui ferez paraître

Un dépit éclatant : les reproches suivront.

LUCILE.

M’abaisser jusque-là ! Je me ferais affront.

Il m’a trop offensée aussi-bien que mes proches,

Il ne mérite pas l’honneur de mes reproches ;

Ce serait un triomphe, et non un châtiment,

Je lui dois, et lui garde un autre traitement.

Puisqu’enfin l’ironie a pour lui tant de charmes,

Je le veux imiter et battre de ses armes ;

C’est l’accueil qu’il mérite, et qu’il aura de moi,

Pour réparation de ce que je me dois.

FINETTE.

Son oncle...

LUCILE.

Ma vengeance est sage, est équitable,

Et pour la condamner, il est trop raisonnable.

FINETTE.

À propos, j’oubliais qu’il écrit là-dedans,

Mais le voilà qui sort dans ces mêmes instants.

 

 

Scène IV

 

LUCILE, FINETTE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, à Lucile croyant parler à Finette.

Finette, vous rendrez ce billet à Lucile.

LUCILE.

Je n’y manquerai pas.

FINETTE.

Je vous suis inutile.

LE CHEVALIER.

Lucile, c’est vous même ! Excusez mon erreur.

LUCILE.

Le mal n’est pas bien grand ; mais dites-moi, Monsieur,

Si la lettre qu’ici vous venez de me rendre,

Demande réponse ?

LE CHEVALIER.

Oui. Je reviendrai la prendre.

Il s’en va.

 

 

Scène V

 

LUCILE, FINETTE

 

FINETTE.

Allez-vous au billet que vous lisez tout bas,

Répondre sur le champ ?

LUCILE, après avoir lu.

Le Marquis sentira...

Cela ne presse pas. Mais je le vois paraître.

 

 

Scène VI

 

LUCILE, LE MARQUIS, FINETTE

 

LE MARQUIS.

Je triomphe, et du champ me voilà seul le maître ;

Mes indignes Rivaux ont tous fui sans retour,

J’ai mis leur ridicule, et leur honte au grand jour :

Je remporte sur eux une pleine victoire,

Je les livre au mépris, et venge votre gloire.

LUCILE.

Ce soin est généreux, et je vous dois beaucoup.

LE CHEVALIER.

Je crois, je vous l’avoue, avoir fait un grand coup.

Contre de tels revers les plaintes et les larmes

Sont entre vous et moi, les plus mauvaises armes ;

Rien n’est plus dangereux que de faire pitié,

Quand ce malheur arrive, on est perdu, noyé,

Chacun fuit notre aspect par l’ennui qu’il a porte.

Des disgrâces, c’est là selon moi, la plus forte :

Il vaut mieux qu’un front gai déguise nos douleurs,

Et de notre côté mette tous les rieurs.

L’incident le plus triste a sa face plaisante,

Il faut toujours la prendre en personne prudente.

Sur les auteurs du mal, s’étendre, s’égayer ;

Et rejeter sur eux le ridicule entier.

Voilà ce que pour vous mon amour vient de faire ;

Rien n’est plus efficace, et n’est plus nécessaire,

Que la plaisanterie employée à propos,

Et deux mille soupirs ont moins que trois bons mots.

FINETTE.

Il s’excuse fort bien.

LUCILE, au Marquis.

J’en suis persuadée,

Et de tout mon esprit, j’entre dans votre idée.

On ne peut trop tailler, ceux qui nous sont du tort ;

La maxime est si juste, elle me plaît si fort,

Que je veux à mon tour moi-même en faire usage.

LE MARQUIS.

Votre bouche me charme en tenant ce langage :

Mais est-il vrai ?

LUCILE.

Bientôt je vous le prouverai.

LE MARQUIS.

C’est peu de vous aimer, je vous adorerai.

Votre esprit contre moi n’a donc plus de rancune ?

LUCILE.

Non, j’ai changé d’humeur depuis mon infortune ;

Il faut que je sois gaie, et même par raison ;

C’est contre la disgrâce un sûr contrepoison.

LE MARQUIS.

Ce trait seul vous manquait pour être en tout charmante.

L’enjouement vous rendra quatre fois plus piquante.

L’agrément fut toujours enfant de la gaieté.

LUCILE.

Ah ! Vous intéressez par-là ma vanité.

LE MARQUIS.

Mon amour est pour vous au dernier période.

Nous n’avons plus d’obstacle, et rien ne m’incommode,

Nos esprits sont d’accord. Venez pour mon bonheur,

Dire ce oui si doux, alors qu’il part du cœur.

LUCILE.

Mon sort est maintenant trop au-dessous du vôtre.

LE MARQUIS.

Adressez ce discours à Fierval, à tout autre ;

Non pas à moi qui pense autrement là-dessus ;

Vous cessez d’être riche. Ah ! C’est un bien de plus ;

Et j’aurai la douceur de réparer vos pertes ;

Ce plaisir vaut pour moi cent richesses offertes.

FINETTE, bas à Lucile.

Le choc est dangereux. La générosité,

Parle dans le Marquis.

LUCILE, bas à Finette.

Non, c’est la vanité.

LE MARQUIS.

Mon amour, à ce but, ne borne point sa course,

Il veut que vous puisiez le bonheur dans sa source,

Ce malheureux Pays n’offre plus désormais,

À vos yeux révoltés, que de fâcheux objets :

Des sots qui dans le temps, qu’à rire ils vous excitent,

Craignent la raillerie, autant qu’ils la méritent ;

Des femmes sans esprit, et des maris brutaux,

Qui traitent leurs moitiés plus mal que leurs vassaux.

Fuyons le mauvais air, et quittez pour me suivre,

Un séjour, où l’ennui forme le savoir vivre

Venez, venez régner dans un lieu ravissant

Où mon sexe est du vôtre un sujet complaisant :

Paris est fait pour vous, pour lui vous êtes née,

Et c’est-là qu’une femme est Reine couronnée ;

Qu’elle voit tous les jeux obéir à sa voix ;

Et n’a, dans les plaisirs, que l’embarras du choix.

FINETTE.

Ah ! Madame, partons. Quelle image charmante !

LUCILE, au Marquis.

Je ne puis le cacher, tant de bonheur m’enchante :

Mais, Marquis, croyez-vous, parlez sans me flatter,

Que je plaise à Paris, qu’on puisse m’y goûter ?

LE MARQUIS.

Oui, vos charmes sont tels que rien ne les égale ;

Et cet ornement-là manque à la Capitale.

LUCILE.

Un père me retient.

LE MARQUIS.

Nous en viendrons à bout ;

Il est prompt, emporté : mais bonhomme après tout.

LUCILE.

Il est vrai, s’il consent à notre mariage.

Vous devez être sûr d’obtenir mon suffrage ;

L’avez-vous vu depuis ?

LE MARQUIS.

Il me bat un peu froid.

Mais je ferai ma paix.

LUCILE.

Oui, mon esprit le croit.

LE MARQUIS.

Quitte pour essuyer de sa part un reproche ;

Mon oncle m’aidera... l’un et l’autre s’approche.

 

 

Scène VII

 

LUCILE, LE MARQUIS, FINETTE, CLÉON, LE CHEVALIER

 

LE MARQUIS, à Cléon.

Je viens en suppliant me présenter à vous ;

Je suis fâché d’avoir causé votre courroux.

C’est peu d’user, Monsieur, vous demander ma grâce ;

Mon espoir va plus loin, et je porte l’audace,

Jusqu’à solliciter la plus haute faveur ;

Daignez, de votre choix, honorer mon ardeur,

Mon sort dépend de vous, je brûle de l’apprendre,

J’attache mon bonheur au nom de votre gendre.

CLÉON.

Monsieur, dans un moment mon frère va venir ;

Il veut, avec ma fille, ici m’entretenir :

Il est bon qu’il s’explique, avant que je prononce.

Il entre. Devant lui vous saurez ma réponse.

 

 

Scène VIII

 

LUCILE, LE MARQUIS, FINETTE, CLÉON, LE CHEVALIER, LISIDOR

 

LISIDOR.

Pour vous tirer d’erreur, vous me voyez ici.

Remettez-vous mon frère, et vous ma nièce aussi,

D’une alarme si fausse et qui me fait injure.

L’Hymen qui l’a causée, et qu’on vient de conclure,

N’est point du tout le mien, mais celui de Damon ;

Il ne se cache plus, je puis dire son nom.

À présent qu’il se voit le mari d’Isabelle,

Et j’avais emprunté tes Diamants pour elle.

FINETTE.

Je respire !

CLÉON.

Damon est cet époux !

LISIDOR.

C’est lui ;

Il faut qu’après avoir marié mon ami,

Je couronne ce jour par l’Hymen de ma nièce,

Et qu’une riche dot lui prouve ma tendresse :

Je lui veux assurer tous mes biens après moi.

À Lucile.

Eh bien, as-tu trouvé quelqu’un digne de toi ?

D’un attachement vrai, t’a t’on donné la preuve ?

Ton malheur prétendu t’a dû servir d’épreuve ;

Parle. Pour terminer, je n’attends que cela.

LUCILE.

Oui, mon oncle, je viens d’avoir ce bonheur-là ;

Ce qui va vous paraître encore peu croyable,

C’est au jeune Marquis que j’en suis redevable.

Je n’aurais pas sans lui découvert ce trésor.

LE MARQUIS.

Mon cœur seul m’a guidé, j’ai suivi son essor.

LUCILE.

Oui, c’est un bien Marquis que je dois à vous même,

Je goûte, à vous le dire, une douceur extrême.

LE MARQUIS.

Par cet aveu public vous comblez mon bonheur.

LUCILE.

Mon père, et vous mon oncle, ayez moins de frayeur,

Le cœur que Monsieur vient de me faire Connaître,

Est vrai, noble, sincère autant qu’on le peut être ;

Et je veux vous forcer de convenir tous deux,

Qu’autant que votre estime, il mérite mes vœux :

Ce cœur brûle pour moi d’une ardeur véritable,

Et j’en ai par écrit la preuve incontestable ;

La voici. Vous allez sur elle prononcer.

CLÉON.

Voyons donc ce Billet ?

LE MARQUIS, à part.

Je ne sais que penser.

LISIDOR.

Ma nièce, hâte-toi d’en faire la lecture.

FINETTE.

Ceci pour le Marquis n’est pas d’un bon augure.

LUCILE lit.

Votre état me jette dans un trouble que je n’ai jamais senti. J’avais crû jusqu’ici n’avoir pour vous qu’une estime parfaite, votre malheur me désabuse : il m’apprend que je vous adore. Pardonnez-moi ce mot, la farce de la douleur me l’arrache. Je ne puis sans mourir vous voir un seul jour malheureuse. Je vous offre ma fortune, je n’ose dire ma main. Belle Luette, acceptera premier, ma vie en dépend.

LISIDOR.

Voilà ce qui s’appelle aimer parfaitement ?

LE MARQUIS, à part.

Qui peut l’avoir écrit ?

CLÉON.

Quel que soit cet amant ;

Pour lui je me déclare.

LISIDOR.

Et pour lui je prononce.

LUCILE.

Marquis, je vous dois trop.

Au Chevalier lui donnant sa main.

Vous, voilà, ma réponse.

LISIDOR, avec joie.

Le Chevalier !

LE MARQUIS, avec surprise.

Mon oncle !

LE CHEVALIER, à Lucile.

Ah ! Mes sens sont ravis !

LUCILE, au Chevalier.

Vos nobles procédés sont dignes de ce prix.

LE CHEVALIER.

Rien ne peut jamais l’être.

LE MARQUIS.

Est-ce une raillerie ?

LISIDOR.

Je le voudrais, ma joie en serait infinie,.

Elle viendrait bien juste ; et qui s’est égayé,

Marquis, à nos dépens, doit être ainsi payé.

LUCILE.

S’il est vrai dans ce jour que je m’y sois livrée,

Il faut bien que Monsieur se la soit attirée ;

Et par devoir peut être ai-je dû l’employer,

Pour détromper mon père ; et me justifier.

CLÉON.

Pour le coup j’applaudis. Bonne plaisanterie !

C’est la première fois que j’ai ri de ma vie.

LISIDOR, à Lucile.

Ton esprit, ta raison, ton choix comblent mes vœux,

Les oncles aujourd’hui valent bien les neveux.

CLÉON.

Mais il est obligé beaucoup à ma famille,

Il reçoit des leçons du père et de la fille.

LE CHEVALIER, au Marquis.

Je suis par votre faute heureux dans ce moment,

Vous direz...

LE MARQUIS.

Qu’en Province on est mauvais plaisant.

Adieu. L’on n’y sent point le prix des gens aimables,

Et je revole aux Lieux où brillent mes semblables.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LUCILE, LE MARQUIS, FINETTE, CLÉON, LE CHEVALIER, LISIDOR

 

CLÉON, à Lucile.

Viens, embrasse ton père, il n’est plus malheureux.

Et le mérite seul va vous unir tous deux.

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