L’Art de se faire aimer de son mari (Ferdinand DE VILLENEUVE - Charles DUPEUTY - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Comédie-vaudeville en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 3 septembre 1828.

 

Personnages

 

ÉDOUARD DARCEY

OSCAR DE BEAUFOUR

PHILIBERT, jeune médecin

MADAME DARCEY

MADAME OSCAR DE BEAUFOUR

MADAME DE ROSELLE, jeune veuve

MADEMOISELLE PRUDENCE, vieille femme de confiance de madame Darcey

FIFINE, femme de chambre de madame De Roselle

GENS INVITÉS

DOMESTIQUES

 

Au premier acte la scène est à Paris ; du deuxième à Auteuil ; au troisième à Paris.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon.

 

 

Scène première

 

DARCEY, PHILIBERT

 

PHILIBERT.

Conçois-tu mon malheur, mon cher Darcey ?... se voir préférer un rival mystérieux, dont la conduite est un problème, dont le nom est une énigme ; ce serait à en perdre la tête, si on n’était pas philosophe.

DARCEY, encore presqu’endormi.

Hein ?... tu dis que... ah ! oui... ton rival inconnu... Eh bien ! mon cher docteur... je sais qui il est.

Il étend les bras comme un homme à peine éveillé.

PHILIBERT.

Dis-tu vrai ?

DARCEY.

Oui, je suis persuadé que cet amant mystérieux qui se cache à tous les yeux ; que tu crois voir partout et nulle part...

PHILIBERT.

Eh bien !... c’est...

DARCEY.

C’est l’ombre d’un de tes ex-malades... un lutin, un vampire, qui revient tout exprès de l’autre monde pour te tourmenter dans tes amours avec ta jolie veuve, et te faire expier les ordonnances.

PHILIBERT.

Trêve de plaisanteries, Darcey, je suis amoureux... amoureux sérieusement,

En riant.

et l’on ne plaisante pas sur des malheurs comme ceux-là.

DARCEY.

Un malheur ! tu as raison, mon ami ; il y a trois degrés dans les infortunes du cœur... le premier, c’est d’être amoureux ; le second, c’est d’être aimé... oui, oui, d’être aimé... le troisième et dernier degré, c’est d’être marié... il y en a bien encore un quatrième, mais je ne t’en parle pas, tu es philosophe.

PHILIBERT.

Quoique tu en dises, je veux me marier... jette les yeux autour de nous, dans notre société... combien d’épouses fidèles, de bonnes mères de famille... Madame Oscar ; ta femme surtout... madame Darcey.

Air.

Chacun admire son bon ton ;
Elle est aimable, douce et belle :
Bref ! de sagesse et de raison,
Vraiment ta femme est un modèle.

DARCEY.

Ah ! par exemple, c’en est trop !
On ne vint jamais, sur mon âme,
Réveiller les gens en sursaut...
Et pour leur parler de leur femme !

Je ne sais pas... mais lorsque tu parles de ma femme... tu y mets un feu !...

PHILIBERT.

C’est qu’elle a toutes les qualités, toutes les vertus que je voudrais trouver dans la mienne.

DARCEY.

Heureux Philibert, tu es encore dans l’âge des illusions ; mais écoute... Comme toi, j’ai connu cet amour si doux, si passionné... alors j’aurais payé de ma vie le droit d’obtenir la main de Clarice... En effet, elle était pleine d’attraits, de grâces, de talents... on la citait comme la femme la plus séduisante de tout Paris, et je l’aimais mille fois plus encore que tu n’aimes ta madame de Roselle... on nous maria... Je dois l’avouer ; je goûtai le bonheur le plus parfait pendant... trois mois, pendant six, peut-être !... mais peu à peu le charme s’évanouit ; l’uniformité du mariage, l’habitude, que sais-je ?... ma femme est toujours aussi bonne, aussi aimable... eh bien ! ses prévenances m’ennuient, ses attentions me fatiguent... enfin, mon ami, tu vois devant toi l’homme le plus malheureux du monde.

 

 

Scène II

 

DARCEY, PHILIBERT, MADEMOISELLE PRUDENCE

 

PRUDENCE.

Madame fait ses compliments à Monsieur, et demande comment il se porte ce matin.

DARCEY, à Philibert.

Tiens, quand je te le disais... voilà déjà que ça commence.

À Prudence.

Vous veniez m’annoncer, mademoiselle Prudence...

PRUDENCE.

Que Madame envoie savoir comment Monsieur a passé la nuit.

DARCEY.

Ah ! oui... assurez-la de mon respect ; dites-lui que je me porte bien... très bien.

PRUDENCE.

Elle prie Monsieur de passer chez elle avant de sortir.

DARCEY, à part.

Nous y voilà.

Haut.

J’aurai grand plaisir à la voir... j’irai... dites-lui cent choses ; tout ce qu’il vous plaira.

PRUDENCE, avec un grand sérieux.

Je n’y manquerai pas, Monsieur.

Elle fait une révérence, et sort.

 

 

Scène III

 

DARCEY, PHILIBERT

 

DARCEY.

Tu le vois, docteur... impossible de causer libre ment avec un ami ; relancé dès le matin ; je te le conseille, mon cher Philibert, profite de mon exemple, renonce au mariage, bannis la jolie veuve de ton cœur, et laisse le champ libre à ton rival, c’est le meilleur moyen de te venger de lui.

PHILIBERT.

Lui laisser le champ libre ; malheureusement c’est déjà fait.

DARCEY.

Bah !...

PHILIBERT.

Hélas ! oui. Tu sais bien que je ne suis pas plus timide qu’un autre ; comment se fait-il donc que depuis un an que j’aime, que j’adore madame de Roselle, je n’aie pu encore prendre sur moi de me déclarer. Quand elle est absente, je fais les plus beaux projets... des discours superbes... qui indubitablement la subjugueraient... et quand je la vois... j’hésite... je balbutie... et si j’ose presser sa main... entre les miennes... c’est pour lui tâter le pouls, et lui demander des nouvelles de sa santé.

DARCEY.

Ah ! tu en es là ! je te croyais plus fort.

PHILIBERT.

Moi aussi ! enfin la dernière fois que je la vis, je crois vraiment que j’allais parler... je me sentais d’une hardiesse... j’étais en verve... lorsque j’appris par Fifine que j’avais un rival... un rival mystérieux !... tu sens bien qu’alors mon amour-propre se trouve blessé ; et depuis quinze jours je n’ai point remis les pieds chez madame de Roselle.

DARCEY.

Tu as bien fait.

PHILIBERT.

Mais j’y retournerai.

DARCEY.

Tu auras tort ! tu veux donc te marier à toute force ? ainsi donc, mon exemple ne te suffit pas... eh bien ! je vais t’en citer un autre... tu me vantais tout à l’heure le bonheur de deux ménages... le mien, n’en parlons point... je jouis d’une tranquillité... d’un calme, insupportables... quant à notre ami, l’estimable avoué, Oscar de Beaufour, c’est autre chose ; s’il passait un jour sans se quereller avec sa femme, il dirait le soir en s’endormant : j’ai perdu ma journée.

PHILIBERT.

Tu vas me citer là le personnage le plus singulier de toute la Bazoche parisienne, un homme incapable d’apprécier les qualités de sa femme... un excellent con vive... mais sans goût, sans esprit ; si ce n’est celui de la gourmandise ; il laisse le soin de son étude à son premier clerc, et si, par hasard, on le rencontre à la salle des Pas-Perdus, ce n’est qu’avec un pâté de foie gras, ou une terrine de Nérac, qu’il porte sous son bras en guise de dossier.

DARCEY.

Ne vas-tu pas en dire du mal... un ami !... un compagnon de plaisirs.

PHILIBERT.

Le ciel m’en préserve ; ne savons-nous pas apprécier comme lui tous les charmes de madame Chevet.

DARCEY.

À la bonne heure, donc... à propos de gourmandise... tu es des nôtres, ce matin... tu sais que je reçois à dé jeûner plusieurs de nos amis, et entr’autres ce cher Oscar, qui veut nous faire hommage d’une expédition succulente qu’il a reçue de Strasbourg et du Périgord.

PHILIBERT.

Eh ! parbleu... j’entends sa voix !

DARCEY.

Je m’étonnais aussi qu’il ne fût pas arrivé le premier.

 

 

Scène IV

 

DARCEY, PHILIBERT, OSCAR, tenant sous son bras une bourriche, et un pâté encaissé

 

OSCAR, en entrant.

Air : Ah ! bravo, Figaro.

Ah ! me voilà, une voilà, me voilà...
Oui, je suis là, je suis là, je suis là :
C’est ainsi que je voyage,
Et, chargé de ce fardeau,
Je me dis comme le sage :
Omnia mecum porto.
Poulardes fines,
Perdrix, bécassines,
Faisans de la Chine,
Salmi,
Brocoli,
Ou fraises du Chili,
Que n’êtes-vous ici !
Biscottes,
Charlottes,
Et fraîches compotes,
Nougats,
Ananas,
À notre fin repas,
Ne vous verrons-nous pas ?
Quant à moi, me voilà,
Oui, me voilà,
(ter.)
Oui, je suis là. (ter.)

Tirant sa montre.

Onze heures un quart... heure militaire !...

Au domestique qui le suit avec une bourriche d’huîtres.

Halte-là, beau page... c’est ici la frontière : allez préparer le champ de bataille... dans la salle à manger... voici les redoutes à enlever... allez !...

Lui montrant un panier de Champagne.

et que l’artillerie mousseuse soit frappée de glace...

Le domestique sort.

Bonjour, mes amis... bonjour.

PHILIBERT.

Comment va la santé, mon cher Oscar ?

Il lui tâte le pouls.

OSCAR.

Voyez... approfondissez !... je vous préviens que je suis attaqué de deux maladies mortelles... la faim et la soif... je n’en ai jamais eu d’autres !

Il rit très fort.

ah ! ah ! ah !

DARCEY.

C’est çà ! et vous n’avez besoin pour en guérir, que d’une ordonnance de votre cuisinier.

OSCAR.

Au moins, ce docteur-là, ne me met pas à la diète comme Philibert. Quinze jours ! je les ai sur le cœur, pas sur l’estomac, par exemple !...

PHILIBERT.

Tranquillisez-vous, mon cher malade ! vous savez que quand je suis présent, vous avez carte-blanche.

OSCAR.

C’est vrai ! aussi, depuis huit jours, nos séances gastronomiques ont été déclarées en permanence. Pas en comité secret, par exemple ! car vous vous permettez d’amener des dames. Oh ! mes amis, quelle faute !... la présence du beau sexe à table est une hérésie en fait de gourmandise... Hier, avez-vous assez abusé de mes talents ? tandis que vous mangiez en riant, avec la servante justifiée et l’intéressante Clari, je découpais... je découpais... je découpais... Çà mange tant, ces dames à pirouettes.

DARCEY.

Mais aujourd’hui, nous ne sommes qu’entre nous.

PHILIBERT.

Tous mauvais sujets !

OSCAR.

J’entends ! un repas de corps.

DARCEY.

Nous n’aurons pas même nos femmes.

OSCAR.

Tiens ! je crois bien.

PHILIBERT.

Il me semble pourtant que la société de madame Oscar, ne peut être que très agréable.

DARCEY.

Ah ! çà, ne vas-tu pas aussi lui parler des vertus de sa femme.

OSCAR.

Ah ! mon ami, je vous en prie, nous sommes ici pour nous amuser. Ce n’est pas que je veuille médire de ma femme, madame Oscar de Beaufour. Nous vivons fort heureux ensemble ; elle de son côté, moi du mien... Appartement séparé.

PHILIBERT, riant.

C’était donc un mariage d’inclination.

OSCAR.

Oui, du côté des grands parents.

DARCEY.

Et l’amour ?

OSCAR.

Je n’ai pas l’honneur de connaître ce petit gaillard-là... Ma femme est fière, elle fréquente les hôtels du faubourg Saint-Germain ; moi, l’hôtel des Américains... Elle recherche le luxe, l’éclat, les parures ; moi, la table, et quoique avoué au tribunal de première in stance... Des cinq codes, je n’apprécie que le sixième... Celui des gourmands... Aussi, ma femme me les reproche sans cesse... Dans notre querelle d’hier, par exemple ; non, dans celle d’avant-hier...

PHILIBERT.

Il paraît que chez vous, c’est périodique et quotidien.

OSCAR.

Dites donc, Darcey... Le docteur qui se permet de critiquer.

DARCEY.

Il est grand partisan du mariage.

OSCAR.

Vraiment ! quelle folie ! Je l’attends à la fin de la lune de miel.

 

 

Scène V

 

DARCEY, PHILIBERT, OSCAR, MADEMOISELLE PRUDENCE, entrant d’un côté, UN DOMESTIQUE de l’autre

 

PRUDENCE.

Madame prie Monsieur de vouloir bien venir prendre le chocolat avec elle.

OSCAR, à part.

Oh ! le chocolat... Le déjeuner matrimonial.

DARCEI, à part.

Allons, encore.

Haut.

Dites à votre maîtresse, mademoiselle Prudence, que j’aurais beaucoup de plaisir... certainement... mais plus tard, en ce mo ment je me sens indisposé.

LE DOMESTIQUE, entrant.

Ces Messieurs sont arrivés et vous attendent dans la salle à manger.

DARCEY, bas au domestique.

Plus bas donc ! nous у allons.

OSCAR.

À la bonne heure... Parlez-moi de ça.

PHILIBERT, à Oscar.

Il était placé entre le vice et la vertu... je lui rends justice, il n’a pas hésité.

OSCAR, à Darcey.

Bien, mon ami... je suis content de vous ; vous marchez avec le siècle... La gastronomie, c’est l’âme de la civilisation... Témoin, nos institutions modernes et la multiplicité de nos petits bazars gastronomiques.

Air : Quand on ne dort pas la nuit.

Les Américains, le gourmand,
Corcelet, ou le gastronome,
Madame Chevet, le friand,
On en compterait jusqu’à cent
Que dans tout Paris on renomme.
Autrefois, dans le bon vieux temps
On voyait tous les cœurs sensibles
Se prendre par les sentiments ;
Maintenant
On les prend
Par les comestibles !

À table ! à table !

Ils entrent dans la salle à manger.

 

 

Scène VI

 

MADEMOISELLE PRUDENCE, puis MADAME DARCEY

 

PRUDENCE, les regardant partir.

Mariez-vous donc ! Madame qui est si bonne, si douce, si vertueuse, que faut-il donc faire pour fixer ces maudits hommes !

MADAME DARCEY, en négligé du matin.

Eh ! quoi, Prudence ! tu es seule, où donc est-il ?

PRUDENCE.

Dans son appartement, Madame.

MADAME DARCEY.

Tu ne l’as donc pas vu ?

PRUDENCE.

Au contraire, Madame, je l’ai vu... je lui ai parlé... je lui ai exprimé le désir que vous aviez de le voir, et là-dessus, Monsieur a jugé à propos de rentrer chez lui, avec le docteur Philibert et ce gros gourmand d’avoué.

MADAME DARCEY.

Jamais femme fut-elle traitée avec une si cruelle in différence ! et c’est toujours d’un air poli, galant même, que mon mari m’accable de son mépris... Mais dis-moi, quelles nouvelles Antoine t’a-t-il données hier ?

PRUDENCE.

Toujours les mêmes, Madame, Monsieur votre mari a passé une partie de la journée d’hier à Auteuil, chez cette prétendue veuve.

MADAME DARCEY, soupirant.

Je ne peux donc plus en douter.

PRUDENCE.

Et le monde qui ne juge que sur les apparences, en voyant Monsieur s’éloigner sans cesse de chez lui, met sans doute les torts de votre côté.

MADAME DARCEY.

Va, crois-moi, laissons parler ce monde que tu redoutes... que me fait son opinion ! je ne crains point ses reproches, je ne désire point ses louanges... je veux pleurer seule, cacher mes peines, les supporter...  Le temps peut les diminuer et la patience les adoucir ! si mon mari conserve de l’honneur, de la sensibilité, ma complaisance le ramènera peut-être ; pourquoi rejetterais-je l’espérance de le voir revenir à moi.

PRUDENCE.

C’est cela même, quand Monsieur sera vieux, triste, goutteux, maussade, il viendra regretter auprès de vous les plaisirs qu’il ne pourra plus trouver près d’une autre.

Air : Une fille est un oiseau.

Les maris sont, en effet,
Pareils à la girouette,
Qui tourne et qui ne s’arrête
Que quand la rouille s’y met,
Lorsque leurs cœurs sont de glace,
Lorsque la goutte tenace,
À nos genoux les terrasse,
Ils daignent se rapprocher :
Voyez donc la belle grâce ;
Il faut bien rester en place,
Quand on ne peut plus marcher !

MADAME DARCEY.

Ne parlons plus de cela, Prudence, et pendant que M. Darcey n’est pas là... donne-moi les comptes que j’ai demandés à notre homme d’affaires.

PRUDENCE.

Les voilà, Madame !

MADAME DARCEY, s’assied près d’une table et s’apprête à les examiner.

Voyons !...

CHŒUR dans la coulisse.

Air : Ah ! quelle nuit pleine d’appas.

Ah ! quel repas,
Rempli d’appas !
À table,
Amis, signalons-nous,
À table, à table !
Que bientôt devant nous,
Ce pâté délectable
(bis.)
S’écroule (bis) sous nos coups. (bis.)

MADAME DARCEY.

Quel est ce bruit ?

PRUDENCE.

Ce sont ces Messieurs qui déjeunent.

MADAME DARCEY, lisant, après un soupir.

« Nouvelles sommes à accorder pour le trimestre prochain. Dépenses pour les affaires particulières de Monsieur, trois cents louis. »

PRUDENCE.

Les affaires particulières !... et c’est Madame qui est forcée d’approuver.

MADAME DARCEY.

Combien il en coûte, pour tant de vains plaisirs !... Passons.

Elle lit.

« Pour la toilette de Madame. » Ah ! nous pouvons réduire cela de moitié.

PRUDENCE.

Eh bien !... à votre place... J’en mettrais le double... le triple !...

Air : Vaudeville de l’Écu de six francs.

Oui, moi, j’agirais à ma guise,
Je me révolterais bientôt.

MADAME DARCEY.

Il faut bien que j’économise
Si mon mari dépense trop.
J’établis ainsi la balance,
Pour que ses torts restent cachés.

PRUDENCE.

C’est cela même...

Monsieur commet tous les péchés,
Et Madame en fait pénitence...

MADAME DARCEY, sans l’écouter, et lisant toujours.

Que vois-je ?... « Réparations à faire à notre château de Laurency... » Est-ce que mon mari voudrait le rendre habitable et en prendre le titre... Mais qui vient ici ?...

PRUDENCE.

C’est madame Oscar !...

 

 

Scène VII

 

MADEMOISELLE PRUDENCE, MADAME DARCEY, MADAME OSCAR, UN LAQUAIS

 

MADAME OSCAR.

Pardon, ma chère amie, si je viens vous arracher à vos graves occupations... Mais, quoique vous soyez en retard avec moi de plusieurs visites, je viens vous proposer ce matin une promenade charmante avec quelques dames de notre connaissance.

PRUDENCE.

Ah ! j’espère que voici une belle occasion... Madame veut-elle que je prépare sa toilette ?...

MADAME DARCEY.

Non, Prudence... laisse-nous.

Prudence sort avec le laquais.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DARCEY, MADAME OSCAR

 

MADAME DARCEY.

Excusez-moi, ma chère amie, si je ne puis me rendre à votre invitation... Mais vous savez combien la toilette et la promenade ont peu d’attraits pour moi.

MADAME OSCAR.

Pourquoi renoncer au monde ? pourquoi vous affliger ? Parce que votre mari vous délaisse... mais de ce côté, ne serais-je pas plus malheureuse que vous, si je daignais m’apercevoir de la froideur et de la conduite de mon cher époux.

MADAME DARCEY, lui indiquant la porte à droite du spectateur.

Chut ! ils sont là !...

MADAME OSCAR.

À table, je parie.

MADAME DARCEY.

Oui.

MADAME OSCAR.

Je m’en doutais... Combien ces messieurs sont aimables !... Heureusement je connais la dignité de notre sexe, et je sais me mettre au-dessus de pareils procédés

MADAME DARCEY.

Ma chère Amélie, je serais encore bien heureuse, si je n’avais à reprocher à M. Darcey que son indifférence !

MADAME OSCAR.

Comment... et que voulez-vous dire ?

MADAME DARCEY.

Que je suis plus à plaindre que vous ne le pensez, et que le cœur de mon mari appartient à une autre.

MADAME OSCAR.

Vous me surprenez...

MADAME DARCEY.

Jusqu’à présent, je n’avais que des soupçons... aujourd’hui, j’ai une certitude bien cruelle... Avez-vous entendu parler d’une jeune dame qui, depuis peu, demeure à Auteuil, et se nomme madame de Roselle.

MADAME OSCAR.

Madame de Roselle ?

MADAME DARCEY.

Eh bien !... cette tristesse que vous me reprochez sans cesse, ces larmes que je voudrais en vain cacher à tous les yeux... mes chagrins... mes tourments, c’est elle qui les cause ; c’est elle enfin qui m’a ravi le cœur de mon mari.

MADAME OSCAR.

Ma bonne amie, je crois qu’en ce moment le dépit vous abuse. Cette madame de Roselle que vous accusez est mon amie d’enfance ; nous avons été élevées dans le même pensionnat. Veuve depuis deux ans d’un magistrat distingué, elle habite sa maison d’Auteuil, et je crois pouvoir vous répondre d’elle comme de moi même.

Air d’Aristippe.

Sous les dehors d’une folie extrême,
Elle nous cache un cœur fait pour aimer,
Et ce serait la raison elle-même,
Si la raison savait toujours charmer.
Un sentiment dont vous seriez victime,
D’elle jamais n’obtiendrait de retour ;
Il faut avoir mérité son estime
Avant d’avoir des droits à son amour.

MADAME DARCEY.

Ah ! que ne puis-je vous croire ? Mais, comme moi, l’on vous a trompée... j’en ai la preuve.

MADAME OSCAR.

Expliquez-vous.

MADAME DARCEY.

Tous les jours M. Darcey se rend secrètement chez elle, et n’en sort que fort tard...

MADAME OSCAR.

C’est impossible !...

MADAME DARCEY.

Je l’ai fait suivre.

MADAME OSCAR.

Je ne reviens pas de ma surprise, et je ne puis croire encore...

OSCAR, à haute voix, dans la coulisse.

À la prospérité du sol périgourdin !

DARCEY, de même.

À la santé des belles !

TOUS LES CONVIVES.

À la santé des belles !...

On entend le choc des verres et le tumulte de la fin d’un repas.

MADAME OSCAR.

Tout ce que vous m’avez dit m’étonne à un point ! Je conçois un projet... Mais ces Messieurs sortent de table... Silence, jusqu’à ce que nous ayons découvert la vérité.

 

 

Scène IX

 

MADAME DARCEY, MADAME OSCAR, DARCEY, PHILIBERT, OSCAR, CONVIVES

 

Ils ont tous la tête un peu échauffée.

CHŒUR, entrant.

Air de l’écarté.

Profitons des beaux jours,
Le seul plaisir durable,
Mes amis, c’est à table
Qu’on le trouve toujours.

OSCAR.

Le sage doit bien déjeuner,
Sait-il, hélas ! s’il doit dîner ?

CHŒUR.

Profitons des beaux jours, etc.

DARCEY.

Nous voilà ! nous voilà !... Vous vous impatientiez peut-être, ma chère amie ; mille excuses... Comment avez-vous passé la nuit ? Antoine, mon cheval est-il sellé ?

OSCAR, prenant la main à Darcey et à Philibert.

Messieurs !... dites donc !... voilà ma femme... Si nous nous en allions...

PHILIBERT.

Ah !... y pensez-vous ?... cela serait inconvenant...

OSCAR.

C’est juste !...

À sa femme.

Bonjour, Madame... Comment avez-vous passé la nuit ?... qu’est-ce qu’on dit de nouveau à l’étude ?

MADAME OSCAR, tournant le dos à son mari, et s’adressant à madame Darcey.

Je vous le disais bien... que j’étais plus malheureuse que vous.

DARCEY, à sa femme.

Eh bien ! ma chère... dites, comment vous trouvez vous ce matin ?

MADAME DARCEY.

L’âme assez émue, Monsieur ; mais les peines du cœur inquiètent peu ceux qui les font naître... aussi ne prennent-ils pas le soin de nous en consoler.

DARCEY.

Mais pardonnez-moi, Madame... les indispositions de l’âme... je vous assure, au contraire...

OSCAR.

Oui, oui... les peines du cœur !... Est-ce que nous ne partons pas pour cette course au bois... Je crois que le docteur a peur d’engager une lutte avec moi...

PHILIBERT.

Non, non... je tiens plus que jamais à notre pari.

Air : Vaudeville de l’Homme vert.

Cette lutte qui nous rassemble
Sera charmante, en vérité ;
On verra galoper ensemble
La Basoche et la Faculté.

DARCEY.

Mais, de vos belles cavalcades,
Qui paiera les frais et dépens ?

OSCAR.

Cela regarde ses malades...

PHILIBERT.

Cela regarde ses clients !

DARCEY.

Allons, allons, partons !...

OSCAR.

C’est çà... partons !... partons !... Antoine, mon chapeau... ma cravache...

MADAME DARCEY, à son mari.

Vous sortez, Monsieur !

DARCEY.

Oui, Madame ; non pour cette course... je déteste les courses. Mais j’ai une affaire... une affaire essentielle...

MADAME OSCAR, à demi-voix.

Nous avons là deux maris qui sont des modèles de galanterie...

MADAME DARCEY.

Puis-je au moins savoir, Monsieur, si vous serez assez obligeant pour revenir dîner avec moi.

DARCEY, qui a pris son chapeau.

Mais... vous promettre sans savoir... il serait fort inconvenant de vous faire attendre... peut-être oui... peut-être non.

MADAME DARCEY, cherchant à cacher son émotion.

Quel dédain ! toujours le même... il va chez elle, sans doute !...

DARCEY.

Mais qu’avez-vous donc ?

MADAME DARCEY.

Rien, Monsieur... rien...

DARCEY.

Pardon, vous paraissez émue ! qu’avez-vous, ma chère Clarice ?

Pendant le couplet suivant, Philibert parle bas à ma dame Oscar, et Oscar cause avec les convives.

Air : De Julien.

Pourquoi ce mystère entre nous ?
Qui peut donc causer vos alarmes ?

MADAME DARCEY, très émue.

Je n’ai pas de secrets pour vous.

DARCEY.

Pourtant vous me cachez vos larmes ;
Un souvenir cause-t-il vos regrets ?
Pourquoi ces pleurs que je vous vois répandre ?

MADAME DARCEY.

Mes pleurs, vous sauriez les comprendre,
Si vous aviez aimé jamais...

PHILIBERT, qui a observé Darcey et sa femme.

Allons, allons, Darcey, tu ne seras pas des nôtres.

DARCEY.

Non, non... je ne sortirai pas, je passerai la journée avec ma bonne Clarice.

PHILIBERT.

Allons, Oscar, à notre pari !

À madame Oscar.

Madame, permettez-moi de vous offrir la main jusqu’à votre voiture.

OSCAR.

C’est çà... partons... justement je me sens en verve.

Il agite sa cravache d’un air triomphant.

OSCAR, PHILIBERT, LES CONVIVES.

Air : Contredanse de la Dame Blanche.

Allons, bien vite il faut partir ;
Pour courir
Après le plaisir ;
Oui, puisqu’il nous appelle,
À sa voix il faut obéir !
Sans plus tarder, amis, sortons.
Discrètement, ici, laissons
Ce couple fidèle !
Plus heureux, nous le reverrons.

Ils sortent ainsi que madame Oscar.

 

 

Scène X

 

MADAME DARCEY, DARCEY

 

MADAME DARCEY, avec un sourire.

Comment, Monsieur... vous me restez ?

DARCEY.

Oui, ma chère amie !... je veux passer la matinée tout entière avec toi... je m’en fais une fête... allons, allons, reprends un peu de gaieté... tu ne saurais croire combien un sourire te rend piquante.

MADAME DARCEY.

Il ne tient qu’à vous, mon ami, de me voir toujours gaie.

DARCEY, d’un ton caressant.

Comment, j’aurais ce pouvoir sur toi ?... sais-tu que tu me rends fier... j’ai donc toujours le même empire sur ton cœur ?

MADAME DARCEY.

En pouvez vous douter !... ah ! mon cher Édouard... si vous le vouliez, je serais heureuse.

DARCEY, la pressant légèrement dans ses bras.

Vraiment !... je me reproche d’avoir négligé de te faire ma cour... de m’être trop occupé d’affaires... qui le sont étrangères... tu es si douce, si bonne... j’ai tant d’attachement pour toi...

Il l’embrasse.

MADAME DARCEY.

Ah ! Monsieur !... ce bonheur que vous cherchez si loin... ne pourriez-vous donc pas le trouver ici ?

DARCEY.

Tu as bien raison, on n’est jamais si heureux que dans l’intérieur de son ménage... il suffit de se voir, de s’aimer, de se le dire... sans avoir recours à des distractions toujours importunes... Clarice ! si tu faisais un peu de musique.

MADAME DARCEY.

Volontiers, mon ami... je vais vous chanter cette romance, dont vous avez composé pour moi les paroles et la musique, quelques jours avant notre mariage.

DARCEY.

Ce n’est pas très neuf... mais chanté par toi...

MADAME DARCEY, qui a ouvert le piano, et approché une chaise, à part.

Allons !... je l’espère, je n’ai pas tout-à-fait perdu le cœur de mon Édouard.

DARCEY, s’appuyant sur sa chaise.

J’écoute !...

MADAME DARCEY.

Air nouveau de M. Roga.

Prolongeons le temps des amours,
Jurons de nous aimer toujours !

Tes yeux font naître mon délire,
Plus que toi l’on ne peut charmer,
Plus que moi l’on ne peut aimer,
Et mon bonheur est de redire :
Prolongeons le temps,
etc.

DARCEY, applaudissant légèrement.

Bravo !... charmant !... ne m’avais-tu pas parlé... si nous prenions le thé ensemble !... ce matin tu chantes comme un ange !... le second couplet surtout va très bien à ta voix... je vais sonner Prudence, n’est-ce pas ?

Il sonne.

MADAME DARCEY, se levant.

Vous désirez prendre le thé, mon ami.

DARCEY.

Oui, avec toi.

 

 

Scène XI

 

MADAME DARCEY, DARCEY, MADEMOISELLE PRUDENCE, apportant le thé

 

PRUDENCE.

Madame a sonné... que vois-je ! Monsieur est ici !... en tête à tête avec Madame...

MADAME DARCEY, d’un air content.

Prudence... sers-nous le thé.

PRUDENCE.

Ah ! Monsieur... ah ! ma chère maîtresse !... ce que je vois me fait un plaisir ! je crois que j’en pleure de joie.

DARCEY.

C’est bien, ma bonne Prudence !... je vous sais gré de cette marque d’attachement... le thé... le thé, s’il vous plaît.

PRUDENCE.

Voilà, voilà, Monsieur...

Elle sert le thé sur un guéridon, et approche des sièges, à part.

Laissons-les seuls, ils doivent avoir bien des choses à se dire.

Elle sort, Madame et M. Darcey s’attablent.

MADAME DARCEY, à part.

Je crois le moment favorable pour le ramener tout-à-fait.

DARCEY.

Le thé est excellent !

MADAME DARCEY, avec ménagement.

Mon ami, puisque vous pouvez être si heureux chez vous... pourquoi fuir sans cesse un bonheur si facile... à quel prix achetez-vous des plaisirs frivoles et dangereux ? les veilles prolongées altèrent votre santé, vos dépenses exagérées nuisent à votre fortune... vous refusez souvent à la nature un repos qu’elle exige... les mets les plus délicats ne flattent plus votre goût.

DARCEY.

Au contraire, je viens de te dire que le thé est excellent.

MADAME DARCEY.

Je ne veux pas mettre sous vos yeux le peu d’ordré qui régnait dans vos affaires... les pertes considérables que vous avez faites au jeu.

DARCEY, à Prudence qui entré.

Prudence... du sucre.

Elle en apporte, et sort.

MADAME DARCEY.

Mettez la main sur votre cœur, mon ami... pensez vous n’avoir aucun reproche à vous faire ?

DARCEY, d’un air déjà un peu ennuyé.

Crois bien, que mon cœur et mes principes...

MADAME DARCEY.

Votre cœur est bon... et c’est à lui que je m’adresse : j’ai négligé le monde, tout ce qu’il a d’attrayant m’a peu flattée... j’ai fixé mes regards sur vous seul... vos goûts ont été mon étude... vos intérêts ma principale occupation !... les heures qu’une femme de mon âge passe à sa toilette, je les ai passées avec votre homme d’affaires !...

DARCEY.

Intérêts !... homme d’affaires... tu dis vrai... tu as bien raison... je suis loin de te contredire.

Appelant.

Prudence ! de l’eau.

Elle en apporte, et sort.

MADAME DARCEY.

Par mon économie, je vous ai fourni les moyens de vous éloigner plus encore de moi.

DARCEY, ne l’écoutant presque plus.

Tu parles au mieux...

Darcey s’appuie plus fortement sur sa chaise, et tourne un peu le dos à la table. Une musique en sourdine commence ici.

MADAME DARCEY.

Je ne veux point vous parler des chagrins que vous m’avez causés ; le passé... je laisse à l’avenir le soin de le faire oublier... Je ne m’oppose point à ce que vous goûtiez les plaisirs que votre âge et votre fortune vous mettent à même de rechercher, mais au moins, soyez mon ami, payez ma tendresse par des égards... continuez, comme aujourd’hui, à me montrer quelque assiduité... daignez...

Elle se lève, le regarde, et s’aperçoit qu’il dort.

Hélas ! à qui s’adressent mes discours ?... il ne m’entend plus !... l’ingrat !... cet homme est in sensible !

Elle se couvre la figure de son mouchoir.

Air.

Non, plus d’espoir ! j’ai perdu sa tendresse !
Ce dernier trait m’éclaire sur mon sort.

PRUDENCE, entrant avec un plateau.

Ah ! quel beau jour pour ma bonne maîtresse !
Madame !... eh bien !... que vois-je ?... il dort !

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un kiosque élégant, en forme de boudoir. Le fond est entièrement ouvert, et laisse voir un jardin anglais et une terrasse, de laquelle on descend au moyen d’un escalier pratiqué au mi lieu. Une toilette, une harpe, un tabouret, des chaises garnissent le kiosque. À droite et à gauche sont deux portes qui sont censées conduire dans les appartements.

 

 

Scène première

 

MADAME DE ROSELLE, FIFINE

 

MADAME DE ROSELLE, achevant une lecture.

« Le principal mérite d’une femme, n’est pas de savoir charmer ; la difficulté pour elle, c’est d’entretenir l’amour qu’elle a fait naitre. » J’aime assez cette idée... il n’y a qu’une femme qui puisse donner de tels préceptes.

FIFINE, brodant.

Oui, Madame... mais bien peu d’entre nous savent les mettre à exécution.

MADAME DE ROSELLE.

Cela est vrai... À propos, Fifine, où sont ces romances et ces jolis nocturnes qui me sont nouvellement arrivés de Paris ?

FIFINE.

Les voici, Madame.

MADAME DE ROSELLE.

C’est bon, c’est bon... mets-les là...

Allant vers sa toilette.

Voilà des cheveux qui m’impatientent... cette boucle-là veut toujours se séparer des autres.

Regardant les romances.

Voyons les titres. Rien d’Auber... de Boieldieu... allons, décidément je m’en tiendrai à la chanson qu’a dernièrement composé pour moi le vi comte de Laurency... Je veux la savoir avant qu’il n’arrive.

Elle fredonne quelques notes de musique.

FIFINE.

Savez-vous, Madame, que M. de Laurency...

MADAME DE ROSELLE.

Il est fort aimable, n’est-ce pas ?

FIFINE.

Oui, Madame, fort aimable, je le crois... mais pourquoi monsieur le vicomte met-il toujours un air de mystère dans les visites qu’il vous rend ?... pourquoi les stores de sa voiture sont-ils toujours baissés ?... pourquoi son coupé est-il toujours sans armes, et ses gens sans livrée ?...

MADAME DE ROSELLE.

Eh bien ! c’est peut-être tout cela même qui me plaît en lui... d’ailleurs, c’est pour moi une ancienne con naissance ; je l’ai vu aux eaux... il plaisait beaucoup à mon oncle le conseiller... Veuve, libre de mon choix, retirée dans ma solitude d’Auteuil, ne puis-je y braver la médisance ?

Elle fredonne.

FIFINE.

Eh bien, Madame, je me méfie de tout cela... et si vous vouliez m’en croire... Mais vous chantez au lieu d’écouter mes conseils.

MADAME DE ROSELLE.

Oui, Fifine... par une raison toute simple... c’est que je sais me conduire, et que je ne sais pas ma chanson.

FIFINE.

Ah ! si ce pauvre M. Philibert savait cela... lui qui vous aimait tant.

MADAME DE ROSELLE.

Lui ? m’en a-t-il jamais dit un mot ?... Monsieur prend de l’humeur... il est plus de quinze jours sans venir me voir... mais j’entends du bruit au bout de la terrasse.

FIFINE.

Quelqu’un descend de cheval.

MADAME DE ROSELLE.

Est-ce le vicomte ?

FIFINE.

Non, Madame... c’est M. Philibert.

MADAME DE ROSELLE.

Vraiment, c’est lui... comment me trouves-tu, Fifine ? comment suis-je aujourd’hui ?

FIFINE.

Très bien, Madame.

MADAME DE ROSELLE.

En ce cas, fais entrer.

 

 

Scène II

 

MADAME DE ROSELLE, PHILIBERT

 

PHILIBERT.

C’est encore moi, Madame.

MADAME DE ROSELLE.

Encore vous ?... mais il y a quinze jours qu’on ne vous a vu.

PHILIBERT.

Quinze jours !... vous les avez comptés ?

MADAME DE ROSELLE.

Non, Monsieur ; mais je pensais que des occupations importantes...

PHILIBERT.

En effet ! si vous me revoyez, si ma présence vous contrarie... croyez qu’il n’y a rien de ma faute... J’étais au bois avec mon ami Oscar que vous connaissez... Il s’agissait d’un pari, d’une course entre nous... nous étions prêts à partir... on donne le signal.

Air d’une Marche catalane.

Au galop !... au galop !... au galop !...
Avec assurance
Chacun s’élance ;
Au galop, au galop, au galop,
Nous passons bientôt
La porte Maillot.

Déjà mon cher rival,
Sur son cheval,
En faible écuyer,
Perdant l’étrier,
Se laisse effrayer ;
Je l’entends crier
Qu’il ne veut plus parier.
Mais je l’avais passé,
Son cheval lassé
Se voit en retard,
Lui fait un écart,
Et puis, sans égard,

Au rond Mortemart.
Dépose Oscar
Et repart...
Au galop, au galop, au galop,
Le laissant par terre,
Et dans la poussière,
Au galop, au galop, au galop...
En faisant un saut,
Il s’enfuit bientôt.

À mon coursier soudain,
Je lâche la main ;
Il sait, entre nous,
Le chemin si doux
Qui conduit chez vous ;
Car, plus d’une fois,
Il le franchit autrefois...
Moi, sans m’inquiéter,
Me laissant porter,
Vraiment j’ignorais
Qu’ici je venais :
Je m’en aperçois ;
Mais quand je le vois,
Dans votre cour, malgré moi.

Au galop... au galop... au galop...
Mon cheval me mène,
Ou plutôt m’entraîné
Au galop, au galop, au galop,
Il me mène ici,
Et bref, me voici.

MADAME DE ROSELLE.

En vérité, Monsieur, vous avez un coursier qui est plus aimable que vous... Fifine, fais en sorte qu’on lui donne des soins... je veux que mes gens lui témoignent toute ma reconnaissance.

Fifine sort.

PHILIBERT.

Quant à moi, qui né mérite pas autant d’égards... j’aurais craint d’être indiscret... et par hasard, Madame, si j’avais troublé quelque visite qui vous fût plus agréable que la mienne... certain vicomte, je suppose.

MADAME DE ROSELLE.

Que voulez-vous dire ?... existe-t-il une loi qui défende aux dames de recevoir les hommages d’un homme aimable, fût-il même titré ?... Si cette loi était proposée, je suis sûre que la Chambre des Pairs la rejetterait à l’unanimité.

PHILIBERT.

D’accord, Madame... mais vous avouerez du moins que j’ai bien du malheur, puisqu’un autre... car enfin, vous n’avez pu... vous y tromper... et quoique... mes sentiments...

 

 

Scène III

 

MADAME DE ROSELLE, PHILIBERT, FIFINE

 

FIFINE, entrant.

Une dame est en bas dans sa voiture, et demande à parler en secret à Madame.

MADAME DE ROSELLE.

En secret !... que peut-elle me vouloir ?... Fifine, faites monter par cet escalier.

Elle indique du doigt la gauche du théâtre.

PHILIBERT, à part.

Quelle indifférence !... recevoir si facilement... quand notre discussion allait devenir si intéressante...

Haut.

Madame, je me retire.

MADAME DE ROSELLE.

Vous partez, docteur ? serons-nous encore quinze jours sans vous revoir ?

PHILIBERT.

Je l’ignore, Madame.

Il salue froidement et sort.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE ROSELLE, MADAME DARCEY, FIFINE

 

MADAME DE ROSELLE.

Il est piqué... je le reverrai bientôt... mais quelle peut être cette dame, et pourquoi n’a-t-elle pas dit son nom ?...

Madame Darcey entre. Toutes deux se saluent avec réserve et politesse.

Madame, l’honneur que vous daignez me faire.

MADAME DARCEY.

Voudrez-vous bien, Madame, excuser une liberté...

MADAME DE ROSELLE.

Fifine... approchez des sièges !

Fifine approche des sièges et sort : les deux dames s’asseyent.

MADAME DARCEY.

La visite d’une personne qui n’a pas l’honneur d’être connue de vous, peut vous paraître extraordinaire, importune même... et sans madame Oscar, je n’aurais osé...

MADAME DE ROSELLE.

Elle est mon amie intime, et je la remercie d’avance de m’avoir adressé une dame dont le ton et les manières... annoncent...

MADAME DARCEY.

Elle vous a présentée sous des traits si avantageux... m’a fait une peinture si animée de votre obligeance, que j’ai risqué une démarche... Je viens éprouver, Madame, si ce caractère sensible et généreux... peut vous engager à... à...

MADAME DE ROSELLE.

À quoi, Madame...

MADAME DARCEY.

À me rendre un service important ; mais avant de m’expliquer... j’oserai vous adresser une question

Cherchant à lire dans ses regards.

Quelle est votre opinion sur M. Darcey ?

MADAME DE ROSELLE.

M. Darcey ! ce nom m’est inconnu, Madame.

MADAME DARCEY, se levant.

Alors, je n’ai plus rien à vous dire... permettez-moi...

Elle va pour se retirer.

MADAME DE ROSELLE, à part, la regardant.

Ce ton... cet air... tout cela me paraît étrange.

Haut en l’arrêtant.

Vous venez d’exciter ma curiosité, Madame, daignez reprendre votre place, et m’apprendre quel est ce M. Darcey ?

MADAME DARCEY, d’un ton très ému.

Vous n’avez aucun intérêt à le savoir, et moi je craindrais de vous répondre.

MADAME DE ROSELLE, à part.

Comme elle paraît agitée... son émotion me touche...

Haut et avec intérêt.

De grâce, Madame, expliquez vous... ne craignez pas de m’accorder votre confiance, et dites-moi qui vous êtes.

MADAME DARCEY, hésitant.

Une femme autrefois heureuse... aujourd’hui bien à plaindre ; jusqu’à présent j’avais cru posséder le cœur de mon mari, mais il m’a été ravi, et c’est une autre qui maintenant est parvenue à le fixer.

MADAME DE ROSELLE.

Si c’est là le seul sujet de vos peines, je crains de ne pas le traiter assez sérieusement pour vous plaire... Ce pendant tout m’intéresse en vous... j’aimerais à vous servir... mais, Madame, n’attachez-vous pas trop d’importance à un malheur si commun... l’inconstance d’un mari est-elle donc une chose si rare... sachons nous ré signer dans les calamités générales.

MADAME DARCEY.

Me résigner... ah ! Madame !... est-ce possible... quand on aime sincèrement.

MADAME DE ROSELLE.

Croyez-moi... si sans avoir du goût pour une autre, votre époux vous montrait une froideur habituelle, vous auriez raison de vous affliger... mais la beauté, les grâces conservé leur empire sur son cœur, et pour reprendre vos droits, Madame, vous n’avez qu’à vous servir de vos avantages.

Air de la Robe et les Bottes.

En fait d’amour, quand nous faisons la guerre,
Nous triomphons toujours facilement,
Les hommes ne résistent guère ;
Mais nos vaincus s’échappent aisément.
Charmer, pour nous n’est qu’une faible gloire,
Nous n’avons pas cueilli tous nos lauriers,
Le difficile, après une victoire,
C’est de savoir garder nos prisonniers.

MADAME DARCEY.

Mais quand on n’a rien à se reprocher, et qu’une conduite exacte...

MADAME DE ROSELLE.

Ah ! nous y voilà !... j’aurais parié que vous alliez me tenir ce langage, cette folie nous est commune à toutes.

MADAME DARCEY.

Peut-on changer son caractère ?... je l’avoue, depuis deux ans mon mari m’a toujours vue égale dans mes procédés... dans mes sentiments.

MADAME DE ROSELLE.

Eh ! voilà le mal... je jurerais que votre rivale est mille fois moins belle que vous, et moins digne d’être aimée... mais je jurerais aussi qu’elle possède une adresse... un art, dont vous ne savez pas faire usage... Ne l’avez-vous jamais vue ?

MADAME DARCEY, hésitant.

Cette question m’embarrasse.

MADAME DE ROSELLE.

Pourquoi ? quelle sorte de femme est-ce ?

MADAME DARCEY.

Madame...

MADAME DE ROSELLE.

Est-elle donc si redoutable ?

Air : Vos Maris en Palestine.

Si j’étais à votre place,
Moi, je ne la craindrais pas ;
Montrez un peu plus d’audace !

MADAME DARCET.

J’aurais peur de tels combats...
Chez elle, l’esprit, la grâce,
S’unissent à mille appas ;
Pourtant, j’en conviens tout bas...
Si j’étais à votre place,
Moi, je ne la craindrais pas...

MADAME DE ROSELLE.

Vous avez trop de modestie et pas assez de confiance dans vos forces. Croyez-moi, au lieu de vous désespérer... entrez hardiment dans la lice... osez le disputer à votre rivale, tournez contre elle les armes dont elle se sert pour blesser votre cour, et je vous réponds de la victoire.

 

 

Scène V

 

MADAME DE ROSELLE, MADAME DARCEY, MADAME OSCAR

 

MADAME OSCAR.

Ah ! vous voilà, mes bonnes amies, j’ai forcé la consigne en apprenant que vous étiez ensemble... Bonjour, Caroline !

À madame Darcey.

Eh bien ! Madame, êtes-vous satisfaite de cette entrevue, et me remercierez-vous de vous avoir donné cette nouvelle amie ?

MADAME DARCEY, à demi-voix à madame Oscar.

Elle est charmante... et maintenant tous mes soupçons sont dissipés.

MADAME DE ROSELLE.

Une nouvelle amie !... oui... je serais fière de mériter ce titre... de partager entre vous deux un sentiment si doux, et mon plus grand désir serait de vous voir également heureuses.

MADAME DARCEY.

Hélas !... malgré vos conseils, je ne sais si je dois l’espérer encore.

MADAME OSCAR.

Et moi, je ne l’espère plus...

MADAME DE ROSELLE.

Que veux-tu dire ?

MADAME OSCAR.

Que ce matin, en sortant de chez madame Darcey, j’ai encore éprouvé, de la part de mon mari, les humiliations les plus sensibles... Tout entier au plaisir qu’il se promettait, il n’a pas daigné m’adresser un mot, un seul mot. Est-il rien de plus insultant, et devant ces messieurs, encore. Je semblais être une étrangère pour lui...

MADAME DE ROSELLE.

C’est qu’aussi les torts sont peut-être un peu de ton côté.

MADAME OSCAR.

Comment ?

MADAME DE ROSELLE, passant entre elles.

Écoutez : de mes deux amies, l’une n’use pas assez des avantages que le hasard lui a donnés, l’autre en abuse peut-être... Quoiqu’indispensable, la vertu seule ne suffit pas pour attacher, si un peu d’adresse ne lui prête son secours... L’art de se faire aimer de son mari, c’est de savoir obéir sans faiblesse et de ne jamais négliger ce qui l’a charmé en nous... Vous avez donné dans les deux excès...

À madame Oscar.

Toi, par trop de fierté.

À madame Darcey.

Vous, par trop d’abandon !... Croyez-moi, Madame, voulez-vous le fixer... rassemblez autour de vous tous les plaisirs... et surtout variez-les à l’infini... s’il vous a laissée triste, qu’il vous retrouve gaie... Soyez tout ce qu’il aime... tout ce qui peut lui plaire. Toi, ma chère Amélie, montre-lui moins d’aigreur et de dédain, daigne faire quelques pas au-devant de lui pour l’attirer à toi. Peut être pour t’aimer, ton mari n’attend-il que ta permission... Maintenant, Mesdames, que chacune de vous se rappelle la leçon que je viens de lui donner, car il paraît que décidément je suis devenue un grave professeur, que l’on vient consulter de toutes parts sur l’art si difficile de se faire aimer de son mari.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE ROSELLE, MADAME DARCEY, MADAME OSCAR, FIFINE, accourant

 

FIFINE.

Madame, Madame, M. le vicomte de Laurency vient d’entrer... il est en bas...

MADAME DARCEY, à part.

Le vicomte de Laurency ! quel soupçon !...

MADAME OSCAR.

Quel est ce M. de Laurency ?

MADAME DE ROSELLE.

Un homme assez aimable qui me fait la cour.

MADAME DARCEY.

Comment... à vous ?

MADAME DE ROSELLE.

Et pourquoi pas... ne puis-je à mon gré disposer de à ma main ?...

À Fifine.

Mais, Fifine, allez lui dire que j’ai compagnie et que je ne puis le recevoir...

MADAME OSCAR.

Non... je craindrais d’être indiscrète, et je me retire... D’ailleurs je tiens à mettre tes conseils à l’essai... je remonte en voiture, je me dirige du côté du bois ; sans doute y rencontrerai-je M. Oscar.

MADAME DE ROSELLE.

C’est cela, commence dès aujourd’hui.

MADAME OSCAR.

M’accompagnez-vous, ma chère Clarice ?...

MADAME DE ROSELLE.

Non... je la garde !...

MADAME DARCEY.

Comment... Mais je ne voudrais pas être vue...

MADAME DE ROSELLE.

Écoutez... M. de Laurency me recherche... vous allez voir comment je me conduis avec lui.

Air : Au plaisir, à l’Amour.

Suivez bien ma leçon,
Le bonheur de la vie,
Souvent à la folie
Doit plus qu’à la raison.
Votre mari, d’un amant ne diffère
Que par des soins, des serments oubliés,
Mais entrez là, vous saurez la manière
De ramener ces messieurs à vos pieds !

FIFINE, rentre et annonce.

Monsieur le vicomte de...

MADAME DE ROSELLE.

Bien !

À madame Oscar.

Toi, sors par cette porte et cours au-devant de ton mari...

À madame Darcey.

Vous, entrez vite dans ma bibliothèque... à travers cette jalousie, vous verrez... vous entendrez tout...

MADAME DARCEY.

Mais pourtant...

ENSEMBLE.

Suivez bien ma  } leçon,
Suivez bien sa    }
Le bonheur de la vie,
etc.

Madame Darcey entre dans la chambre à la droite du théâtre ; madame Oscar et Fifine sortent par la gauche.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE ROSELLE, DARCEY

 

MADAME DE ROSELLE, qui s’est mise à sa toilette et arrange ses cheveux en se regardant dans la glace.

Ah ! c’est vous, vicomte.

DARCEY, la saluant dans la glace.

Quelle charmante image !... En restant ainsi en contemplation devant elle, ne craignez-vous pas, Madame, le sort de ce jeune berger de la fable... qui...

MADAME DE ROSELLE.

Comment, vicomte, un compliment mythologique... mais depuis un siècle cela est passé de mode !... Je vous en prie, Monsieur, même dans votre amabilité, soyez un peu plus romantique.

DARCEY.

Pour me faire entendre de vous, je serai même incompréhensible si vous l’exigez, Madame...

MADAME DE ROSELLE.

De grâce, soyez aimable aujourd’hui, j’en ai besoin pour me distraire... car je suis d’une humeur !...

DARCEY.

Grand Dieu !... vous serait-il arrivé quelque malheur ?

MADAME DE ROSELLE.

Oui, Monsieur, un grand malheur... une maudite boucle de cheveux qui se révolte...

DARCEY.

En effet, Madame, je vous plains de tout mon cœur... mais rassurez-vous, vous ne m’en paraîtrez pas moins jolie !...

MADAME DE ROSELLE.

Et qui vous dit, Monsieur, qu’il n’y ait qu’à vous que je veuille paraître jolie...

DARCEY.

Je conçois, Madame, que mes hommages seuls ne puissent satisfaire votre ambition.

MADAME DE ROSELLE.

Je crois vraiment que vous êtes piqué... ah ! ce serait de l’ingratitude... moi, qui viens de me donner un mal pour apprendre votre romance.

DARCEY.

Quoi, Madame... vous sauriez...

MADAME DE ROSELLE.

Oui, Monsieur, je la sais par cœur ; et je veux vous la chanter tout de suite, car demain, sans doute, je l’aurai oubliée... Savez-vous que les paroles en sont très tendres... elles sont de vous... n’est-ce pas ?

DARCEY.

Oui, Madame... et celle qui les a inspirées, méritait...

MADAME DE ROSELLE.

C’est bon, vicomte... je ne vous demande pas cela... approchez ma harpe, je vous prie...

Il approche la harpe.

Mon tabouret.

Il place le tabouret.

Vous chanterez avec moi... la romance s’il vous plaît... elle est là... sur ma toilette... ma harpe est d’accord... j’attends, Monsieur !...

Darcey, en y mettant une expression marquée, chante avec madame de Roselle, la romance que madame Darcey a chantée dans le premier acte.

ENSEMBLE.

Prolongeons le temps des amours,

Jurons, etc.

DARCEY.

Ah ! Madame, vous chantez avec une âme !...

MADAME DE ROSELLE.

Vous trouvez... je ne sais pourquoi la musique m’avait semblé plus jolie ce matin... elle est de vous, aussi ?

DARCEY.

Oui, Madame !...

MADAME DE ROSELLE.

Je ne chanterai pas le second couplet...

Darcey, avec le plus grand empressement, remet chaque chose en place.

C’est bien... merci, vicomte... ce matin, vous êtes un homme charmant, j’en conviens... mais en feriez-vous autant pour votre femme ?

DARCEY, troublé.

Pour... ma femme ?

MADAME DE ROSELLE.

Oui ; je voulais dire que si quelqu’un faisait la folie de vous épouser...

DARCEY.

Ah ! oui... oui, Madame !... je comprends !...

À part.

Elle m’a fait une peur... n’importe, ne nous troublons pas.

Haut.

Si vous saviez combien cet air aimable me ravit, me transporte... ce n’est qu’auprès de vous que j’ai senti le bonheur d’aimer... et ces couplets ne sont que l’expression vive de ce que je ressens... loin de vous, votre image seule occupe ma pensée... elle me poursuit, me charme et me tourmente... enfin, Madame, je n’en dors pas.

MADAME DE ROSELLE.

Vraiment !... vous ne dormez pas ?

DARCEY.

Mais pour prix d’un sentiment si pur, si sincère, ne puis-je donc espérer un tendre retour.

Il se jette à ses pieds.

C’est à vos genoux que je l’implore.

MADAME DE ROSELLE, riant.

Ah ! ah ! ah !

DARCEY.

Qu’avez-vous, Madame ?

MADAME DE ROSELLE.

Rien, Monsieur... rien... c’est que... ah ! ah ! ah ! vous, monsieur le vicomte de Laurency... un de nos élégants... mais, Monsieur, il y a dix ans qu’on ne se jette plus aux genoux des dames.

Air : Donnez quelque chose à la fille.

Allons, Monsieur, relevez-vous...
Cela ne se fait plus en France.
Mais, de tant de soins aussi doux,
Tenez, prenez la récompense...

Elle lui présente sa main. À part.

Qu’il est soumis et complaisant...
Voilà, Messieurs, comme l’on vous enchante !

Désignant la porte du cabinet, et tandis qu’il lui baise la main.

Mon élève qui nous entend,
De moi, je crois, sera contente !

En ce moment madame Darcey, qu’on a entrevue à la jalousie du cabinet, disparaît ; on entend une chaise qui se dérange.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE ROSELLE, DARCEY, FIFINE, accourant

 

Morceau d’ensemble.

FIFINE.

Au secours !... au secours !... vite, accourez, Madame...

MADAME DE ROSELLE.

Mais quel événement fatal !

FIFINE.

Vite... un soin pressant vous réclame ;
Car, chez vous, cette pauvre dame
Vient soudain de se trouver mal.

MADAME DE ROSELLE.

Ah ! quelle fâcheuse nouvelle !

FIFINE, à demi-voix.

Mais dans ce moment, par bonheur...
Monsieur Philibert, le docteur,
Est revenu... je l’ai conduit près d’elle.

MADAME DE ROSELLE.

Ah ! n’importe... je cours !...

Elle sort précipitamment, suivie de Fifine.

 

 

Scène IX

 

DARCEY, seul

 

Elle me laisse là !...
Heureusement personne ne saura
Quel intérêt ici m’appelle ;
Esquivons-nous !...

OSCAR, dans la coulisse.

Merci, ma chère amie, je suis vraiment confus de tant de soins, d’égards... vous êtes charmante, et je vous rejoins dans l’instant.

DARCEY.

Qu’ai-je entendu ?...
Oscar avec sa femme... Ô ciel ! je suis perdu...
Où fuir !... où me cacher ! frappons à cette porte,
À tout prix il faut que je sorte...

Il frappe au cabinet où sont retirées les dames.

Ouvrez !... ouvrez !... quel embarras !...
Ouvrez !... ouvrez !...

PHILIBERT, ouvrant la porte, et se montrant tout-à-coup aux yeux de Darcey.

On n’entre pas !...

Parlant.

Que vois-je ! eh quoi, c’est toi, Darcey ?

 

 

Scène X

 

DARCEY, PHILIBERT, OSCAR

 

Suite du morceau.

Ensemble.

PHILIBERT, à part.

Bon ! tout réussira, j’espère,
Je sais ce qui me reste à faire...

DARCEY, à part.

Ô ciel !... quelle fâcheuse affaire,
Pour m’échapper, comment donc faire ?

OSCAR, entrant par le fond.

Quelle figure singulière !
Que veut dire tout ce mystère ?

PHILIBERT, à part.

Elle vient de revenir à elle... ayons l’air de tout ignorer...

OSCAR.

Eh ! mes chers amis ! par quel hasard vous trouvez-vous ici tous les deux ?

PHILIBERT

Demandez à Darcey... il vous expliquera sans doute comment il est venu.

DARCEY.

Mais je suis venu... dans ma voiture !

À part.

Que lui dire ?

OSCAR.

Ah ! mon dieu !... ce cher ami a l’air tout bouleversé... est-ce que par hasard vous auriez fait comme moi, une culbute chevaleresque ?... Ingrat docteur ! je vous garde rancune, à vous !... laisser un ami dans la poussière... oh ! là, là... l’épaule !

PHILIBERT.

C’est bien, c’est bien... il n’y a pas de danger !... mais ce qui m’inquiète, c’est ce pauvre Darcey qui est tout pâle.

DARCEY, semblant concevoir une idée.

Oui, oui... mon cher Philibert, en effet... je ne sais ce que j’éprouve... je me sens oppressé... embarrassé... surtout... et c’est même là, le seul motif qui m’amène ici, car sans doute, tu dois être étonné de m’y voir ?... je t’y cherchais, docteur, pour te consulter.

PHILIBERT.

Air : Du pot de fleurs.

Mon ami, plus je le regarde,
Plus je vois que tu n’es pas bien ;
À ta position prends garde...

DARCEY.

Sans doute ce ne sera rien.

PHILIBERT.

Non, c’est vraiment, ne t’en déplaise,
Plus sérieux que tu ne crois...
Et, d’après tout ce que je vois...
Tu ne dois pas être à ton aise.

OSCAR, les prenant tous les deux par la main.

Attendez, mes amis... je tiens la cause de son in disposition... c’est le pâté de foie gras ; ces gens-là, ça veut lutter avec moi à table, et çà n’est pas de force... à cheval, je ne dis pas... aye ! aye !

PHILIBERT, tâtant le pouls à Darcey.

Ce n’est pas tout-à-fait cela... à propos, tu ne sais pas... maintenant je suis au mieux avec madame de Roselle... je me suis déclaré enfin... mon rival est encore venu... tu te rappelles... ce lutin... ce sorcier, dont tu me parlais ce matin.

DARCEY.

Oui... oui !...

À part.

Le diable l’emporte, va !

PHILIBERT.

Eh bien ! mon ami, je m’alarmais à tort, elle se moquait de lui.

DARCEY.

Bah ! tu crois...

PHILIBERT.

Tu as le pouls bien agité.

OSCAR.

Comme il est rouge, à présent !

PHILIBERT, à part.

Songeons à exécuter les instructions que j’ai reçues.

Haut.

Écoutez ! écoutez ! je vais vous faire une confidence, et vous allez juger de mon embarras.

Ils se rapprochent tous les trois.

Vous saurez, mes amis, que, pour me venger de madame de Roselle, depuis quinze jours j’adressais mes hommages à une autre dame... c’est elle qui est dans ce pavillon, et qui vient de se trouver mal, en apprenant que son mari, qui ne se doute pas de sa présence, est en ces lieux.

OSCAR.

Une femme mariée !... sont-ils mauvais sujets !... ce n’est pas comme moi, qui viens de me raccommoder avec madame Oscar.

DARCEY.

Comment, le mari est ici ?

PHILIBERT.

Oui, le mari est ici... à Auteuil ; et il est indispensable, pour un projet que nous avons conçu, que la dame soit rentrée chez elle avant lui.

OSCAR.

Oh ! alors, ça se complique.

PHILIBERT, à Oscar.

Taisez-vous donc.

À Darcey.

Mais comme elle est venue ici dans une simple voiture de place, qu’elle a renvoyée, il faut absolument que tu lui prêtes la tienne.

DARCEY.

Oui... mais moi...

PHILIBERT.

Pour toi, ça se trouve à merveille... dans ta position, l’exercice t’est devenu nécessaire, et je suis sûr que la promenade te fera beaucoup de bien.

OSCAR.

C’est ça, mon cher... allez vous promener.

PHILIBERT.

Vois-tu, tu vas traverser le bois de Boulogne dans toute sa longueur ; tu rejoindras la route de Madrid ; tu sortiras par la porte de Neuilly, en rabattant par la barrière de l’Étoile.

OSCAR.

Ce qui fera tout au plus trois à quatre petites lieues.

PHILIBERT.

Et je réponds que tu rentreras chez toi, bien portant.

Air : Fragment du Hussard de Felsheim.

Hâtons-nous ; pour que tout aille bien,
Il faut que le mari ne se doute de rien.

DARCEY.

Je trouve l’aventure
Piquante, je vous jure...

PHILIBERT.

Et moi... j’en ris aussi.

OSCAR.

Darcey va faire, en complaisant ami,
Avancer sa voiture.

TOUS.

Ah ! c’est charmant !

OSCAR.

Je donnerai soudain
Le signal en frappant trois coups dans la main.

TOUS.

Jurons une étroite alliance ;
Dans peu tout aura réussi :
Du mystère, de la prudence,
Et nous rirons aux dépens du mari.

Darcey et Oscar sortent.

 

 

Scène XI

 

PHILIBERT, MADAME DE ROSELLE, MADAME OSCAR, MADAME DARCEY

 

PHILIBERT, à part.

Bon ! pour mon compte, me voilà déjà à moitié vengé...

Allant vers le pavillon.

Maintenant, Mesdames, vous pouvez approcher sans crainte... il n’est plus là.

MADAME DE ROSELLE, soutenant légèrement madame Darcey.

De grâce, ma chère amie, remettez-vous, et montrez plus de courage !

À Philibert.

Eh bien ?

PHILIBERT.

Tout s’est passé comme vous l’aviez prévu... Darcey ne se doute de rien, et grâce à sa voiture qu’il veut bien nous prêter, Madame sera rentrée chez elle avant qu’il ait pu s’apercevoir de son absence.

MADAME DARCEY.

M’a-t-il assez cruellement trompée !...

MADAME DE ROSELLE, en souriant.

Et moi ?

PHILIBERT.

Et moi donc ?

MADAME DE ROSELLE, à madame Darcey.

Oui, mais grâce à la coalition que nous venons de former, il faudra bien qu’il tombe à vos genoux !... Il est temps d’agir... le conciliabule commence, et... je me nomme président.

TOUS.

Adopté !

MADAME DE ROSELLE.

Je vous fais grâce du préambule, et j’arrive droit au fait.

Air : Suite du précédent morceau.

Voilà d’abord, ce qu’ici je réclame ;
Il faut, telle est ma volonté,

Montrant Philibert et madame Darcey.

Que Monsieur soit amoureux de Madame.

PHILIBERT et MADAME OSCAR.

C’est adopté
À l’unanimité...
Ensuite ?

MADAME DE ROSELLE.

À Paris, il faut vous rendre vite,
Dans le landau de votre cher ami...

MADAME DARCEY.

Mon mari ?

PHILIBERT.

Votre mari, (bis.)
Lui-même, il va vous l’envoyer ici !

MADAME DARCEY.

Expliquez-vous ?...

MADAME OSCAR.

Laissez-nous faire !
Vous saurez tout après l’affaire...

MADAME DE ROSELLE, avec dignité.

Suivrez-vous bien, tous, mes leçons ?

TOUS.

Nous le jurons ! (bis.)

PHILIBERT.

Mais voici le signal...

TOUS.

Écoutons ! écoutons !...

Ici l’on entend Oscar frapper les trois coups dans la main, puis il entre tout doucement.

 

 

Scène XII

 

PHILIBERT, MADAME DE ROSELLE, MADAME OSCAR, MADAME DARCEY, OSCAR

 

OSCAR, parlant à voix basse à Philibert qui va au devant de lui.

Eh ! vite, vite ! il est là... au bas de la terrasse... Il recommande le secret à son cocher, et va faire avancer la voiture...

Ici on entend le bruit d’une voiture qui est censée s’arrêter au bas de la terrasse.

Tenez... l’entendez-vous ?

Apercevant les dames.

que vois-je ?... Mesdames, vous ici ?...

TOUS, mettant le doigt sur la bouche.

Fin du morceau ci-dessus.

Du silence !...
De la prudence !
Conspirons !
(ter.)

Ensemble.

PHILIBERT, MADAME DE ROSELLE, MADAME OSCAR.

Jurons une étroite alliance,
Dans peu tout aura réussi ;
Ce soir, vous connaîtrez, je pense,
L’art de fixer votre mari.

MADAME DARCEY.

Jurons une étroite alliance,
Dans peu tout aura réussi ;
En vous je mets ma confiance,
Mais rendez-moi le cœur de mon mari.

OSCAR.

Jurons une étroite alliance !

À part.

Que se passe-t-il donc ici ?
Pour moi, j’y vais de confiance,
Mais je veux rire aux dépens du mari !

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un riche salon, dans la maison de M. Darcey.

 

 

Scène première

 

MADAME DARCEY, parée avec recherche, MADEMOISELLE PRUDENCE

 

PRUDENCE.

Que je vous regarde encore, ma chère maîtresse ! Mon Dieu ! que vous êtes donc jolie comme ça !... que cette coiffure vous va bien... et que je suis contente de voir tant de beau monde rassemblé chez vous !

MADAME DARCEY.

Tout cela t’étonne, ma bonne Prudence ? eh bien... j’en suis presqu’aussi étonnée que toi... mais il le faut... On vient.

Regardant dans la coulisse.

Ah ! ce sont elles... Laisse-nous... n’oublie pas la lettre... et sois attentive à remplir les ordres que je t’ai donnés.

Prudence sort. 

 

 

Scène II

 

MADAME DARCEY, MADAME DE ROSELLE, MADAME OSCAR, PHILIBERT

 

Les dames sont dans la plus riche parure, et entrent suivies de domestiques qui reçoivent leurs pelisses et cachemires

MADAME DALCEY.

Enfin, vous voilà !... je vous attendais avec impatience... votre présence me ranime.

MADAME DE ROSELLE.

Voyons, tournez-vous vers moi... Vous êtes charmante, et je vous prédis le plus grand succès.

MADAME OSCAR.

Moi de même !

PHILIPERT.

Voyez comme les préceptes de la coalition sont bons à suivre... Oscar est devenu en quelques heures le plus attentionné des maris...

MADAME DARCEY.

Se pourrait-il ?

MADAME OSCAR.

Oui, vous savez que je vous avais quittée pour aller au-devant de lui... à peine étais-je entrée dans le bois, que je l’aperçois, à quelques pas de moi, conduisant tristement son coursier par la bride ; il paraissait très humilié de la chute qu’il avait faite, justement en présence d’une foule de jeunes élégants et de femmes charmantes... mon empressement à lui offrir ma voiture, mes attentions pour lui, parurent le toucher vivement ; rentrés chez nous, je lui prodiguai les soins les plus tendres... il s’y montra sensible, et depuis ce moment il n’est plus le même... Enfin, le croiriez-vous ?... c’est au point qu’il a voulu m’accompagner à la soirée que vous donnez aujourd’hui.

MADAME DE ROSELLE.

Bien, très bien pour toi...

À madame Darcey.

Pour vous, Madame, ce que je vois me semble déjà d’un heureux augure... Mais, dites-moi, avez-vous beaucoup de monde ?...

MADAME DARCEY.

Autant qu’il m’a été possible d’en rassembler... M. Philibert s’est chargé d’organiser ma soirée.

PHILIBERT.

Oui, Madame... dans le concert... les artistes les plus distingués se feront entendre... nous aurons le physicien Comte, un proverbe de Théodore Leclerc, et l’on dansera au piano.

MADAME DARCEY.

La société est déjà réunie... je me suis échappée pour venir vous attendre.

MADAME DE ROSELLE.

À merveille !... Et M. Darcey, ou si vous le voulez, le vicomte de Laurency... a-t-il reparu ?

MADAME DARCEY.

Hélas ! non !...

MADAME DE ROSELLE.

Vous allez reprendre ce ton ?... Mais on vient... Silence !...

 

 

Scène III

 

MADAME DARCEY, MADAME DE ROSELLE, MADAME OSCAR, PHILIBERT, OSCAR

 

OSCAR, en entrant, tient à la main un chapeau rond en claque.

Où donc est ma femme ? qu’est-ce qui a vu ma femme ?... Ah ! vous voilà, ma chère amie... grande nouvelle ! grande nouvelle !...

MADAME DE ROSELLE.

Qu’y a-t-il ?

OSCAR.

Imaginez-vous que j’étais là-dedans, à voir ce diable de physicien Comte, qui, entre nous, fait des siennes... il a déjà escamoté une montre, une tabatière et deux petites demoiselles... J’avais peur qu’il n’escamotât une glace que je tenais à la main, et j’ai mieux aimé m’en charger moi-même.

PHILIBERT.

Bien... bien... mais au fait ?

OSCAR.

Au fait... m’y voilà... Je m’étais fourré dans la foule, tout près d’une fenêtre, où, par parenthèse, j’avais un patère dans le dos, et le pied dans un chapeau... lorsqu’en détournant la tête pour respirer un peu, j’aperçois mon ami Darcey...

MADAME DARCEY.

Comment ! mon mari ?

OSCAR.

Oui, Madame... Je viens de le voir tout seul et l’air sombre... revenant probablement de faire sa promenade solitaire... il est entré par le petit escalier, et vous ne pouvez tarder à le voir tout couvert d’une noble poussière...

MADAME DARCEY, à demi-voix à madame de Roselle.

Quelle contrariété !... il n’apercevra pas les équipages qui remplissent la cour... tous nos préparatifs de fête.

MADAME DE ROSELLE.

Il n’y a pas de temps à perdre... il faut que vous l’attendiez ici... que vous lui parliez, d’abord.

OSCAR.

Eh bien ! qu’avez-vous donc tous ?

MADAME OSCAR.

Mon ami, accordez-moi la permission de vous le cacher jusqu’à demain.

OSCAR.

La permission ! à moi ? accordé ! accordé !

À Philibert.

Comme elle est soumise, ma femme !

MADAME DE ROSELLE.

Air : Pas de chagrins. (De la Vieille.)

Puisqu’une ligue nous rassemble,
Au combat que chacun soit prêt ;
Fiesques nouveaux, conspirons tous ensemble,
Aux sons joyeux du galoubet,
Ah ! rappelez ici votre courage,
À son devoir il reviendra, je gage...
Pas de pitié pour ce volage époux, }
(bis ensemble.)
Il faut qu’il tombe à vos genoux...    }

PHILIBERT.

Le voilà !... chut !...

OSCAR.

Je n’y comprends rien... C’est égal... chut !

Il se retire avec Philibert, madame de Roselle et madame Oscar, en marchant sur la pointe du pied.

ENSEMBLE.

Pas de pitié pour ce volage époux, etc.

 

 

Scène IV

 

MADAME DARCEY, DARCEY

 

MADAME DARCEY.

Je ne puis encore me défendre d’une secrète émotion, en songeant aux suites que peut avoir cette épreuve. Mais le voilà... pas de faiblesse !!

DARCEY, sans voir sa femme.

Maudit bois de Boulogne ! il est d’une longueur à traverser... encore pas de voitures à la barrière ! Dieu ! quelle ennuyeuse journée... au diable les coquettes !

MADAME DARCEY.

C’est vous, mon ami, je vous attendais avec impatience.

DARCEY, sans la regarder.

Madame, je vous souhaite le bonsoir... Je suis horriblement fatigué.

Il se jette dans un fauteuil.

MADAME DARCEY.

Vous serait-il arrivé quelque fâcheuse aventure ?

DARCEY, toujours sans la regarder.

Non, ma chère... je vous remercie... mais j’ai passé toute ma journée chez mon banquier à faire des chiffres... à parler d’affaires... Y a-t-il quelqu’un là ? je voudrais mon foulard, ma robe de chambre...

Étendant les bras.

Ah ! excédé... abattu...

MADAME DARCEY.

C’est l’air du logis sans doute ! je commence à croire qu’il vous est contraire ?

DARCEY.

Non... mais vous savez que je suis d’un caractère assez flegmatique... en vérité, je pense trop, cela m’appesantit.

MADAME DARCEY, se promenant sur la scène avec l’intention de faire remarquer sa toilette, à part.

Ne pas seulement me regarder !... Quelle indifférence !

DARCEY, se levant et se promenant de l’autre côté de la scène, à part.

Et cette madame de Roselle ! pourvu que Philibert ne se doute de rien.

Haut.

Antoine ! ma bonne amie, obligez-moi de sonner Antoine... je voudrais rentrer dans mon appartement.

MADAME DARCEY.

À l’heure qu’il est ? vous feriez mieux, je crois, de rejoindre la compagnie !

DARCEY.

Non ! aujourd’hui je ne veux pas sortir.

MADAME DARCEY.

Mais qui vous parle de sortir, Monsieur ? vous n’avez qu’à passer dans les salons pour y trouver une société brillante.

DARCEY.

Eh ! quels salons ?

MADAME DARCEY.

Les miens, apparemment !... ce soir je reçois !

DARCEY.

Une soirée... ici ? dans cet hôtel ?... Eh ! mais !... quelle parure !... que signifie ?

MADAME DARCEY, à part.

Ah !... enfin, il m’a donc regardée !

DANCEY.

Une soirée chez moi ?... je ne reviens pas de ma surprise !... Et qui donc avez-vous invité ?

MADAME DARCEY.

Mes amis et les vôtres... Que voulez-vous ? j’ai formé le dessein de vivre comme tant de monde... d’ouvrir ma maison à ce que Paris renferme de plus aimable et de plus brillant...

DARCEY.

En vérité !... et continuerez-vous, Madame ?

MADAME DARCEY.

Oui, Monsieur.

DARCEY.

Quoi !... c’est un parti pris ?...

MADAME DARCEY.

Sans doute ; vous aurez vos plaisirs, moi, j’aurai les miens... j’ai senti le ridicule de m’ennuyer, à mon âge, quand tout m’invite à goûter les douceurs de la vie.

Ici, les trois portes du fond s’ouvrent, et laissent voir le tableau mouvant d’une réunion brillante ; des domestiques promènent des plateaux, on en voit un porter un chevalet devant un artiste qui traverse, en saluant, le fond du salon. Les femmes se forment en cercle, les hommes se tiennent debout, appuyés sur le dossier de leurs chaises ; on entend en sourdine un concerto de violon.

DARCEY, avec dépit.

En effet, Madame, je m’aperçois que votre réunion est charmante.

MADAME DARCEY.

Air : Valse du Mari par intérim.

Entendez-vous !... le concerto commence...
Ne troublez pas le son du violon !
Pour écouter, Monsieur, faites silence,
C’est le meilleur élève de Lafont.
Remarquez donc quelle riche cadence !
Ce coup d’archet et ces accords si doux...
Semblent vraiment inviter à la danse ;
Répondez donc... Monsieur, qu’en pensez-vous ?

DARCEY, avec impatience.

Mais Madame...

MADAME DARCEY, sans l’écouter, et faisant quelques tours de valse.

Tra, la, la, la.

DARCEY.

Allons, Madame, finissez, je vous prie.

MADAME DARCEY, allant à sa glace.

Que pensez-vous de ma coiffure ?

DARCEY.

Je pense... je pense... je ne m’y connais pas... Mais, Madame, vous extravaguez !

MADAME DARCEY.

Du tout, Monsieur, je suis de bonne humeur, et voilà tout... Mais comme vous pensez trop... que cela vous appesantit ; pensez, réfléchissez... je vais chercher des gens moins graves que vous.

DARCEY.

Que voulez-vous dire ?

MADAME DARCEY.

Je n’ai pas le temps de vous répondre ; le concerto vient de finir... on m’attend pour la valse... et... tenez... précisément, voici mon cavalier.

 

 

Scène V

 

MADAME DARCEY, DARCEY, PHILIBERT

 

PHILIBERT.

Madame... Bonsoir, Darcey... je valse avec ta femme... la soirée est délicieuse, et nous allons bien nous amuser.

MADAME DARCEY, à son mari, en donnant la main à Philibert.

Adieu... Vous ne viendrez pas même souper avec nous ?... en ce cas, je vais vous envoyer Prudence... Dormez bien... je vous souhaite une bonne nuit.

PHILIBERT.

Bonsoir, Darcey.

Il sort avec madame Darcey ; ici, les portes se ferment.

 

 

Scène VI

 

DARCEY, seul

 

Dormez bien !... je vous souhaite une bonne nuit... bien obligé... Ah ! çà, mais crois qu’elle se moquait de moi... et puis ce ton... cette parure... qui du reste lui va, très bien ; elle est fort jolie comme ça, ma femme, je ne dis pas... Au fait, qu’elle s’amuse, rien de mieux... cependant il ne me semble pas très convenable que, sans me consulter... elle aurait bien pu m’inviter à sa soirée... j’y aurais été, car enfin elle ne pouvait pas savoir... que j’étais occupé à parcourir le bois de Boulogne dans toute sa longueur... Si j’y allais à cette soirée... pourquoi pas ?... Je ne sais quel changement vient de s’opérer en moi... mais maintenant je n’éprouve plus aucune lassitude... je me sens même disposé à danser, à valser !... décidément, j’y passerai quelques instants... une partie de la nuit... je ne sais pas pourquoi... je n’ai plus du tout envie de dormir !...

Il s’époussète avec son mouchoir.

 

 

Scène VII

 

DARCEY, MADEMOISELLE PRUDENCE, tenant à la main une robe de chambre et un foulard

 

PRUDENCE.

Monsieur, voilà ce que Madame m’a chargé de vous apporter.

DARCEY.

Bien obligé !... je n’en ai plus besoin.

PRUDENCE.

Mais, Monsieur... c’est que...

DARCEY.

Laissez-moi... m’avez-vous entendu ?

PRUDENCE.

Oui, Monsieur... pourtant j’aurais voulu...

DARCEY.

Eh bien ! quoi !... qu’est-ce que c’est... quel est donc ce papier que vous tenez à la main.

PRUDENCE.

C’est une lettre.

DARCEY.

Une lettre... Donnez !...

PRUDENCE.

Mais, Monsieur... elle n’est pas pour vous... elle est pour Madame.

DARCEY.

Pour ma femme !... de l’écriture de Philibert... donnez !...

Il enlève la lettre.

Diable !... ceci devient sérieux !...

PRUDENCE.

Mais, Monsieur... on voulait avoir la réponse ce soir, et j’allais...

DARCEY, à part.

Est-ce que Philibert voudrait, avertir secrètement ma femme... Au fait, je me suis toujours défié de ce caractère-là...

Il ouvre la lettre.

Je suis curieux de savoir ce qu’il écrit à ma femme !...

PRUDENCE, à part.

Bon, bon... cela commence.

Haut.

Mais, Monsieur, cette lettre...

DARCEY.

Je suis le maître chez moi, je pense... je suis libre de décacheter une lettre de ma femme !

À part.

Que vois-je ? c’est une déclaration d’amour !... je comprends tout... et Philibert ne l’a emmenée dans le salon que pour avoir plus tôt la réponse... Eh bien !... fiez-vous donc aux amis !... C’est une perfidie !... une trahison in digne d’un galant homme !... troubler la paix d’un bon ménage !... Je ne m’étonne plus de la gaité de madame Darcey... Elle veut rire, dit-elle... Ah ! je saurai bien lui rendre son sérieux !...

PRUDENCE, à part.

Il se fâche !... de mieux en mieux !...

Haut.

Monsieur a-t-il des ordres à me donner ?

DARCEY.

Sortez !...

PRUDENCE.

Je me retire, Monsieur, en vous souhaitant une bonne nuit !

DARCEY.

Il suffit... merci...

PRUDENCE, à part.

Il enrage !... tant mieux !... je suis contente... je voudrais qu’il en suffoquât de dépit...

Darcey fait un mouvement.

Votre servante très humble...

Elle lui fait la révérence et sort.

 

 

Scène VIII

 

DARCEY, seul

 

Ici l’on voit la valse commencer dans le fond ; Philibert et madame Darcey valsent ensemble.

Je ne me trompe pas... les voilà !... Quelle légèreté... quel abandon ils y mettent... peut-on pousser plus loin l’audace et l’inconvenance !... Mais qui donc est au piano ?... une jolie dame... je crois... Ô ciel !... c’est ma dame de Roselle... Que faire ?... que dire ?... tachons d’échapper à ses regards !...

Il va pour sortir par une porte latérale ; madame Oscar paraît tout-à-coup devant lui.

 

 

Scène IX

 

DARCEY, MADAME OSCAR, MADAME DARCEY, MADAME DE ROSELLE, PHILIBERT

 

MADAME OSCAR.

Mon cher M. Darcey, je garde cette porte ; vous ne pouvez sortir.

D’ARCEY.

Au nom du ciel, Madame, laissez-moi.

MADAME DARCEY, entrant.

M. Darcey, avant que vous ne sortiez, permettez-moi de vous présenter une de mes bonnes amies.

MADAME DE ROSELLE.

Eh !... c’est M. de Laurency ; en vérité, vicomte, je suis charmée de vous revoir.

MADAME DARCEY, à madame de Roselle.

Madame, permettez-moi de vous présenter M. Darcey, mon mari.

MADAME DE ROSELLE.

Mais vous n’y pensez pas, Madame... c’est moi qui prends la liberté de vous présenter monsieur le vicomte de Laurency... celui qui m’a fait les plus belles propositions de mariage... allons, mon cher vicomte, saluez Madame !

MADAME OSCAR.

Comment, M. Darcey... vous êtes vicomte ?

DARCEY, cherchant à cacher son agitation.

Mesdames, certes la plaisanterie... serait... d’un excellent goût... si... dans ce moment... j’étais d’humeur à m’y prêter.

MADAME DARCEY.

Mais il me semble, Monsieur, que si quelqu’un ici avait le droit de faire des reproches...

DARCEY.

Il vous conviendrait bien, Madame, de m’en adresser.

PHILIBERT.

Allons, voilà que tu te fâches... tu as un mauvais caractère.

DARCEY.

C’est assez, Monsieur... n’ajoutez pas la raillerie à la fausseté... à la perfidie la plus indigne... je ne reçois de leçon de personne, et je puis peut-être en donner.

MADAME DARGEY.

De grâce, calmez-vous... je vais tout vous dire !

DARCEY.

Non ! laissez-moi... vous vous êtes fait un jeu cruel de déchirer mon cœur... de trahir le sentiment le plus tendre... il ne doit plus rien exister entre nous.

 

 

Scène X

 

DARCEY, MADAME OSCAR, MADAME DARCEY, MADAME DE ROSELLE, PHILIBERT, TOUTE LA SOCIÉTÉ.

 

Air : Fragment du Final du deuxième acte de Leycester.

MADAME DARCEY, à son mari.

De grâce, écoutez-moi...

DARCEY.

Je n’écoute plus rien ;
Et dès ce jour, Madame, je vous quitte !

MADAME DARCEY, à madame de Roselle.

De l’arrêter, trouvez donc un moyen ;
À mon malheur, ah ! vous m’avez conduite !

PHILIBERT, à madame de Roselle.

De notre plan adieu la réussite !

MADAME DE ROSELLE, à Philibert.

N’abandonnons pas nos projets.

DARCEY, à Philibert.

Chez vous, Monsieur, demain, ayez soin de m’attendre.

À sa femme.

Vous, renoncez au lien le plus tendre...
Car je vous quitte pour jamais !

Il sort.

Ensemble.

CHŒUR, saluant madame Darcey, et prenant congé d’elle.

Veuillez nous excuser, Madame,
Déjà l’heure s’avance... il faut quitter ces lieux
En cet instant ; l’usage le réclame,
Recevez donc ici nos regrets, nos adieux.

MADAME DARCEY, à part.

Quel trouble ici, j’éprouve au fond de l’âme !
Hélas ! c’est pour jamais qu’il a quitté ces lieux !
Ah ! puisqu’ainsi l’usage le réclame,
Cachons-leur bien les pleurs qui coulent de mes yeux.

MADAME DE ROSELLE, MADAME OSCAR, PHILIBERT.

Quel trouble ici, j’éprouve au fond de l’âme !
Serait-ce pour jamais qu’il a quitté ces lieux ?...
Quand nous voulions rendre heureuse sa femme,
Il a trompé notre espoir et nos vœux !

Toute la société s’éloigne ; pendant la scène suivante, les domestiques éteignent les lustres ; dans le fond, et après la sortie de Darcey, on a entendu se fermer la porte cochère, comme poussée par quelqu’un qui la ferme avec colère.

 

 

Scène XI

 

MADAME DARCEY, MADAME DE ROSELLE, MADAME OSCAR, PHILIBERT, MADEMOISELLE PRUDENCE, puis OSCAR

 

MADAME DARCEY, tombant sur son fauteuil.

Ah ! vous m’avez perdue !

MADAME OSCAR.

De grâce, mon amie... revenez à vous.

MADAME DE ROSELLE.

Rassurez-vous... tout n’est pas encore désespéré.

PRUDENCE.

Ma pauvre maîtresse !

OSCAR, arrivant une serviette autour cou et un du potage à la main.

Eh bien ! qu’est-ce que ça veut dire ? tout le monde part ! on nous laisse seuls, et sans lumière au buffet... exposés aux erreurs les plus graves.

Apercevant sa femme.

Ah ! vous voilà, ma bonne amie ! je vous apportais ce potage, car cela est nécessaire quand on passe la nuit... n’est-ce pas, docteur ?

Air : Dans ma chaumière.

C’est un potage,
A dit le sage,
Qu’avant tout il faut ordonner ;
Sans amour, pas de bon ménage,
Comme il n’est pas de bon dîner,
Sans le potage.
(bis.)

À propos, et la conspiration ?... comment ça va-t-il ? conspirons-nous toujours... nous amusons-nous bien ?...

PHILIBERT.

Ma foi, mon cher Oscar, je crains bien que la conspiration ne soit manquée ?

OSCAR.

Elle est manquée !... alors je n’en suis plus !... Eh ! nais ! qu’avez-vous donc, Mesdames, vous ne dites rien ?

À sa femme.

Vous aussi, ma bonne amie, vous paraissez agitée... vous ne prenez pas mon potage ?

MADAME OSCAR.

Mon ami, je suis flatté de votre attention... je suis sensible à vos soins.

OSCAR.

Ah ! si l’appétit manque, la coalition est perdue !... car comme l’a dit un philosophe... les grandes pensées viennent de l’estomac.

Il se frappe sur le ventre, et fait un grand cri.

Ah !

MADAME DE ROSELLE.

Rassurez-vous... la coalition, c’est moi, et tout peut encore se réparer.

OSCAR.

Se réparer... quoi ?

MADAME DARCEY.

Non ! je n’ai plus d’espoir... il ne reviendra pas !...

OSCAR.

Il ne reviendra pas... qui ?

PHILIBERT.

Chut ! j’ai cru entendre...

TOUS.

Silence !

OSCAR, se mettant le doigt sur la bouche.

Chut !...

On entend un grand coup de marteau à la porte cochère.

MADAME DE ROSELLE.

On a frappé... écoutons !

OSCAR.

Écoutons !...

On entend en dehors la VOIX DU CONCIERGE demander.

Qui est là !

DARCEY, en dehors.

C’est moi !...

PHILIBERT.

C’est sa voix !...

MADAME DARCEY, se levant avec émotion.

Il revient !

MADAME OSCAR.

Je l’espérais.

MADAME DE ROSELLE.

J’en étais sûre.

OSCAR.

Et moi je puis vous assurer que je ne m’en doutais pas.

TOUS.

Air : De la Somnambule mariée.

Mais il s’avance,
De la prudence !
Tous, en silence,
Retirons-nous...
J’en suis certaine,
L’amour l’entraîne
Et le ramène
Auprès de vous.

Philibert et les dames se retirent doucement.

 

 

Scène XII

 

OSCAR, seul

 

Ah ! ah !... il paraît que nous nous retranchons dans nos murs... alors je rejoins une foule d’intrépides con vives que l’obscurité n’a pas effrayés... rendons-nous sur le champ de bataille.

Il va pour sortir, il rencontre Darcey.

 

 

Scène XIII

 

OSCAR, DARCEY, après avoir frappé légèrement à la porte, ouvre et entre doucement

 

DARCEY.

Vous êtes seul, Oscar ?

OSCAR.

Hein ! plaît-il ?... ah ! c’est vous mon ami !... ah ! mon dieu... encore plus défait que ce matin... la promenade ne vous a donc pas fait de bien ?

DARCEY.

Et... ma... femme est rentrée ?

OSCAR.

Oui... chez elle... mais qu’avez-vous donc ?

DARCEY, à lui-même, pendant qu’il parle, Oscar a pris le potage qu’il avait apporté, et le mange en l’écoutant.

J’étouffe ! je suis hors de moi !... il faut que je la voie !... que je lui parle... je voulais m’éloigner... mais à peine avais-je fait quelques pas, que j’ai réfléchi aux suites que pouvait avoir unetelle séparation... et malgré moi, je reviens dans les lieux que j’avais juré de fuir pour toujours... je voudrais en vain me le cacher à moi-même... je l’aime plus que tout au monde... je ne puis vivre sans elle...

OSCAR, à part.

Qu’est-ce qu’il dit donc là ?

Haut.

Et moi aussi, j’aime ma femme... c’est une si bonne chose qu’un bon ménage !

Il mange.

DARCEY.

Mais comment oserai-je me présenter à ses yeux... n’importe... il faut qu’elle sache...

Il va vers la porte.

La clé n’est plus à la porte ?

OSCAR.

Votre femme !... elle s’est enfermée... elle refuse de vous voir !

DARCEY.

Est-on plus malheureux !

 

 

Scène XIV

 

DARCEY, OSCAR, MADEMOISELLE PRUDENCE

 

DARCEY.

Ah ! c’est vous, Prudence !

PRUDENCE.

Comment ! vous ici, Monsieur ?

DARCEY.

Où est votre maîtresse ?

PRUDENCE.

Elle n’est pas visible, Monsieur.

OSCAR.

Je l’avais bien dit.

DARCEY.

Comment, elle refuse... vous en êtes bien sûre... elle est décidée... eh bien ! j’exécuterai mon projet... je m’éloignerai !... je veux partir à l’instant même... et...

Il prend une chaise, et s’assied.

C’en est donc fait... tout est fini ?...

OSCAR, lui frappant sur l’épaule.

Darcey... mon ami... je vous en prie... ne vous en allez pas...

Prudence va pour s’éloigner, Darcey se lève vivement, et l’arrête.

DARCEY.

Prudence !... arrêtez... avez-vous la clé de cet appartement ?

PRUDENCE.

Oui, Monsieur.

DARCEY.

Ouvrez-moi cette porte !

PRUDENCE.

Impossible, Monsieur... les ordres de Madame...

DARCEY, vivement.

Obéissez... vous dis-je... ou je vous chasse.

PRUDENCE.

Me chasser ?... eh ! bien, soit, Monsieur... peu m’importe !... je resterai au service de Madame !

Prudence fait un nouveau mouvement pour sortir.

DARCEY, courant à elle.

Prudence... ma bonne Prudence... encore un mot... il faut absolument que je parle à Clarice !... je sais tout l’attachement que vous portez à notre maison... je n’oublierai jamais vos bons services... vous avez besoin de repos... eh bien... je prendrai soin de vos vieux jours... et je vous promets d’assurer bientôt votre sort...

OSCAR, à part.

Dieu !... quel bon cœur il a !

DARCEY.

Mais par pitié... je vous en supplie... je vous en conjure... ouvrez-moi cette porte !...

PRUDENCE, s’essuyant les yeux.

Ah ! Monsieur... Madame m’avait pourtant bien fait promettre... mais votre douleur me touche, et vos bons procédés à mon égard...

DARCEY.

Quoi !... vous consentez !...

PRUDENCE.

Oui, Monsieur... voici la clé !

DARCEY.

Ah ! Prudence... je n’oublierai jamais...

OSCAR.

Allez Prudence !... allez, ma bonne.

Il descend le théâtre, en la reconduisant ; pendant ce temps, Darcey a mis la clé dans la serrure, et ouvre la porte.

 

 

Scène XV

 

OSCAR, DARCEY

 

OSCAR, courant à lui.

Arrêtez, mon ami !... qu’allez-vous faire ?... votre douleur m’a arraché des larmes, aussi je veux vous confier un secret pour vous empêcher de tomber dans le piège qu’on vous tend !... et pour sauver l’honneur du corps si respectable des maris...

DARCEY.

Un secret ?... lequel ?

OSCAR.

On conspire, mon ami !... on conspire contre vous... et tout ce qui s’est passé ici...

DARCEY.

Que dites-vous ? quoi, Clarice !... ma femme... quelle idée !

OSCAR.

Oui, je suis sûr qu’il y a une conspiration, et la preuve, c’est que j’en suis.

DARCEY.

Vous en êtes ? vous ? et quel en est le but ?

OSCAR.

Je ne sais pas, parole d’honneur.

DARCEY.

Et moi, je devine ! on voulait se moquer de moi... et de vous.

OSCAR.

Vous croyez ? eh bien, c’est possible ! et voilà ce que je n’avais pas bien compris... A-t-il de l’intelligence ?

DARCEY.

Oui... oui... j’ai besoin de le croire. Ah ! l’on se jouait de ma crédulité... on comptait sur ma faiblesse ? mais je me vengerai.

OSCAR.

Voilà nos femmes !... du courage surtout ; Darcey, ne me faites pas passer pour un renégat aux yeux des puissances alliées.

 

 

Scène XVI

 

OSCAR, DARCEY, MADAME DE ROSELLE, MADAME DARCEY, MADAME OSCAR, PHILIBERT, MADEMOISELLE PRUDENCE

 

PHILIBERT.

Le voilà !

MADAME DE ROSELLE, bas à madame Darcey.

Pas de faiblesse !...

MADAME DARCEY.

Soyez tranquille !

MADAME OSCAR, à son mari.

Vous, encore ici, mon ami ?

OSCAR, sérieusement.

Oui, Madame...

À part.

On se moquait de moi !

Bas à Darcey.

Soyons hommes, Darcey... soyons hommes.

DARCEY, à sa femme.

Madame, j’avais juré de vous fuir !de ne plus gêner par ma présence les plaisirs que vous vous promettez... quand pourtant mon titre d’époux...

OSCAR, bas.

Bien !... notre titre d’époux !

DARCEY.

Me donnait le droit de m’y opposer !

MADAME DARCEY.

Et quel motif assez puissant, Monsieur, vous a fait manquer au serment que vous veniez de faire ?

DARCEY.

Le soin de votre propre réputation, Madame.

PHILIBERT, à part.

Quel langage !

DARCEY.

Et d’ailleurs, Madame, avant de prendre un parti décisif... j’ai voulu, dans l’intérêt de mon amour-propre humilié, vous prouver devant vos amis, que je n’ai pas été un instant votre dupe !

MADAME DARCEY, à part.

Que dit-il ?

MADAME DE ROSELLE, bas à madame Darcey.

Ne vous troublez pas !

DARCEY.

Oui, Madame... j’ai deviné quels étaient vos projets... pour me faire expier quelques torts, que l’uniformité de votre caractère et de votre conduite envers moi pourrait peut-être expliquer... vous n’avez pas craint d’employer des moyens plus dangereux que vous ne le pensez.

OSCAR, bas.

C’est ça... c’est ça... fâchons-nous !

DARCEY.

Je sais quel était votre but... je sais quel était votre espoir... vous avez cru qu’en imitant le ton de ces femmes coquettes et légères, vous alliez réveiller dans mon cœur un ancien amour... vous avez cru, en me donnant un rival, me faire sentir tout le prix de l’objet que j’avais négligé... vous pensiez qu’à peine éloigné de ces lieux, je ne pourrais supporter un instant le chagrin d’être éloigné de vous... que je reviendrais soumis et repentant, implorer à vos pieds le pardon de mes erreurs...

Haussant le ton.

Eh bien ! Madame !

TOUS.

Eh bien !

DARCEY, du ton le plus tendre.

Eh bien ! Clarice !... tu ne t’étais pas trompée... je suis à tes genoux.

Il se jette à ses pieds.

MADAME DARCRY.

Ah !

OSCAR, tombant aux genoux de sa femme.

Qu’entends-je !... ô pouvoir de l’exemple !... tu m’entraînes !... madame Oscar de Beaufour... je tombe à tes pieds.

MADAME DE ROSELLE.

Bien, Messieurs !... très bien... c’est là que nous voulions vous voir !

MADAME DARCEY.

Que je suis heureuse !

DARCEY, à Philibert.

J’implore mon pardon de ton amitié.

À madame de Roselle.

De vous, surtout, Madame... Quant à toi, ma chère Clarice, reste toujours la même... conserve tes douces vertus... je fais serment de consacrer toute ma vie à t’aimer.

OSCAR, vivement.

Il aime sa femme !... vous l’entendez !... je vous prends tous à témoin et moi aussi, j’aime ma femme !... oui, madame Oscar, je t’aime, je t’adore, et je sens qu’avec toi je serai maintenant le plus heureux des hommes de loi.

MADAME OSCAR, à madame de Roselle.

Nous n’oublierons pas, ma chère Caroline, que c’est à toi que nous devons notre bonheur !

MADAME DE ROSELLE.

Leurs torts sont expiés, c’est à vous de réparer les vôtres : surtout, mes bonnes amies, souvenez-vous que pour être toujours aimées, il faut s’occuper sans cesse du soin de plaire... maintenant, la coalition est rompue.

PHILIBERT, à madame de Roselle.

Madame, et votre allié ?

MADAME DARCEY, les unissant.

Voici sa récompense...

OSCAR, se tournant vers le public.

Surtout, Messieurs, Mesdames... ne dites rien de ce qui s’est passé à vos amis et connaissances.

Air : Fragment du hussard. (Final du deuxième acte.)

Du silence !
De la prudence ;
Partons, partons, partons,

MADAME DE ROSELLE, MADAME DARCEY, MADAME OSCAR.

Rappelons-nous notre alliance,
Que le précepte en soit suivi...
Car le bonheur, pour nous, je pense,
C’est de fixer notre mari.

TOUS.

Rappelons-nous notre  } alliance,
Rappelez-vous votre     }
Que le précepte en soit suivi...
Car le bonheur, pour nous,   } je pense,
Car le bonheur, pour vous,   }
C’est de fixer notre } mari.
C’est de fixer votre }
Adieu, partons, retirons-nous !
Retirons-nous... chacun chez nous !

Darcey offre le bras à sa femme ; Oscar en fait autant, et prend l’éventail et le cachemire des mains d’un domestique ; Philibert reconduit madame de Roselle. Tout le monde se salue ; la toile tombe.

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