L’Ardent artilleur (Tristan BERNARD)

Pièce en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Rabelais, le 21 octobre 1903.

 

Personnages

 

VEUVE TONTAINE

SOPHIE

GAMARÉ

 

La scène représente une cuisine. Porte à droite donnant sur l’escalier de service. Au fond, à droite, une porte donnant sur un petit cabinet de débarras. Au fond, à gauche, une autre porte donnant sur un petit couloir conduisant à la chambre de la bonne. Porte à gauche, premier plan, donnant sur un couloir conduisant à l’appartement. Il est neuf heures du soir.

 

 

Scène première

 

SOPHIE, GAMARÉ

 

SOPHIE.

On a frappé.

Elle va à la porte premier plan, à droite.

Entrez, monsieur Gamaré.

GAMARÉ, artilleur de 2e classe.

Excusez-moi. J’ai travaillé jusqu’à sept heures au bureau du chef. Et il y a loin de Vincennes à la rue de la Victoire. Même avec le métro.

SOPHIE.

Vous travaillez au bureau du chef ?

GAMARÉ.

Je suis scribe. Avant de faire mon service, j’étais comptable à Nancy. C’est même là que j’ai connu le contrôleur du concert de la Pépinière, ce qui m’a donné l’occasion d’aller à ce café-chantant et ce qui m’a permis de vous y rencontrer.

SOPHIE, allant à gauche, premier plan.

Je vous demande pardon, je vais ouvrir cette porte. Elle donne sur le couloir qui conduit chez la veuve Tontaine.

GAMARÉ.

La veuve Tontaine ?

SOPHIE.

C’est madame. Elle est couchée. Mais si par hasard, elle se relevait, on l’entendrait bouger.

GAMARÉ, inquiet.

Et si elle me voyait ici, elle ne serait pas contente ?

SOPHIE.

Si. Elle serait très contente. Elle aurait une occasion de me mettre à la porte. Et puis une occasion de crier. Elle aime beaucoup ça.

GAMARÉ.

Elle a mauvais caractère.

SOPHIE.

Depuis qu’elle a été nommée professeur au Lycée Racine. Ça lui a pris le jour de sa nomination. Elle est tout le temps sur mon dos à me faire des observations. L’autre jour, pour aller au concert, ç’a été la croix et la bannière. Elle ne me laisse pas sortir le soir, ni même l’après-midi toute seule.

GAMARÉ, lui passant la main autour de la taille et l’embrassant.

Elle a raison ! Elle a raison !

SOPHIE.

Comment ? Elle a raison ?

GAMARÉ.

Moi si j’habitais avec vous, je vous empêcherais bien de mal tourner... de mal tourner avec les autres.

SOPHIE, allant écouter.

Ce n’est rien. J’avais cru l’entendre bouger... Elle s’est couchée de bonne heure parce que demain elle se lève de bonne heure pour son cours. Je crois que nous allons être tranquilles... Voulez-vous vous rafraîchir ?

GAMARÉ.

Je ne suis pas venu ici pour ça.

SOPHIE.

Voulez-vous un peu d’eau-de-vie ?

GAMARÉ.

Non. Je mangerais plutôt un peu de viande froide. J’ai dîné à six heures et demie. Je commence à avoir l’estomac creux. Mais si vous n’en avez pas, ne vous dérangez pas.

SOPHIE.

J’ai la moitié du gigot de tout à l’heure.

Elle le sert sur la table.

GAMARÉ.

Oh ! ça me suffira. Avec une bouteille de vin et un quart de fromage...

SOPHIE.

Et un morceau de tarte. Il m’en reste de midi.

GAMARÉ.

Ça me suffira tout à fait.

SOPHIE.

Vous prendrez bien un peu de café par là-dessus ?

GAMARÉ.

Jamais avant !

SOPHIE.

Jamais avant ?

GAMARÉ.

Jamais avant ce qui va se passer.

SOPHIE.

Mais qu’est-ce que vous croyez qu’il va se passer ?

GAMARÉ.

Il va se passer quelque chose.

SOPHIE.

Jamais de la vie, par exemple !

GAMARÉ.

Oui, les femmes disent toujours : non, et jamais...

Il l’embrasse.

Je t’aime. Et tu vas voir comme je sais aimer... aussitôt que j’aurai mangé du gigot froid.

SOPHIE.

Allons, mettez-vous à table.

GAMARÉ, mangeant.

Le gigot froid, c’est excellent...

S’arrêtant.

C’est égal, si cette brave dame, la veuve Tontaine, savait que je viens lui manger la viande de boucherie qu’elle paie avec son argent.

SOPHIE.

Ça vous gêne ?

GAMARÉ.

Non. Je m’en fous. Mais c est pour dire.

Il se remet à manger.

Eh bien ! vois-tu, dans la vie, je n’en demande pas plus. Manger de la bonne viande, du bon fromage avec du bon Bourgogne. Dire quelques mots par là-dessus à une bonne petite femme. Et quand tout est fini, ma tasse de café très chaud, avec deux verres de rhum. Le café me remet en état, nom d’un chien ! et je suis prêt à recommencer toute la série : le gigot, le fromage, le bourgogne et la petite femme...

Il se lève.

Et sais-tu ce que j’aime le mieux dans tout ça ? le sais-tu ?... C’est toi... Je t’aime mieux que le mouton... Attention !

SOPHIE.

Voilà Madame... Qu’est-ce qu’elle veut ?... Cachez-vous par là.

Elle le pousse à droite, au fond.

 

 

Scène II

 

VEUVE TONTAINE, SOPHIE

 

VEUVE TONTAINE.

Vous, vous alliez sortir !

SOPHIE.

Non, madame.

VEUVE TONTAINE.

Vous, vous alliez sortir. Je vois ça à votre figure. On ne me cache rien à moi...

SOPHIE.

J’affirme à madame que je n’avais pas l’intention de sortir.

VEUVE TONTAINE.

Vous mentez ! Vous mentez effrontément. D’ailleurs, je sais un moyen bien simple de vous en empêcher.

Elle tourne la clef de la porte, à droite, premier plan, et met la clef dans sa poche.

Vous ne sortirez plus, ma fille.

SOPHIE.

Mais madame !

VEUVE TONTAINE.

Il n’y a pas de : mais madame !

SOPHIE.

Mais madame, je n’ai pas descendu mes épluchures.

VEUVE TONTAINE.

Vous les descendrez demain. Ou plutôt, descendez-les’ tout de suite. Je vous attendrai ici. Votre boîte à épluchures est dans ce petit cabinet.

Elle va à la porte de droite, au fond.

SOPHIE, l’arrêtant.

Non madame. Je me souviens maintenant. J’ai descendu ma boîte tout à l’heure.

VEUVE TONTAINE.

Il faudrait savoir un peu mieux que ça ce que vous avez fait ou ce que vous avez à faire. Dépêchez-vous de vous coucher. Je m’en vais dans ma chambre.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

SOPHIE, GAMARÉ

 

SOPHIE, ouvrant à Gamaré.

Oh ! si vous saviez ce qui m’arrive. Elle a fermé l’escalier de service et elle a pris la clef.

GAMARÉ.

Ça m’est égal. J’ai ma nuit.

SOPHIE.

Mais comment est-ce que vous ferez pour vous en aller demain.

GAMARÉ.

Je partirai vers trois, quatre heures du matin. Et je descendrai par le grand escalier.

SOPHIE.

C’est une idée. La porte n’est fermée qu’au verrou. Et ça s’ouvre sans clef depuis le dedans.

GAMARÉ.

Tu vois que tout s’arrange très bien. Allons, dépêche-toi.

SOPHIE.

Je ne suis guère en train.

GAMARÉ.

Moi, je suis très en train. C’est l’essentiel.

SOPHIE.

Il faut toujours en passer par où vous voulez. Je vais vous mettre votre café sur le feu pour qu’il soye bien chaud tout à l’heure.

GAMARÉ.

Bouillant, bouillant, bouillant. Avec deux petits verres de rhum qu’il faudra verser en tournant aussitôt qu’il aura commencé à bouillir... Viens ! j’ai des idées.

SOPHIE.

Ah bien, revoilà madame !

GAMARÉ.

Ah ! bien, c’est embêtant à la fin. Moi, quand j’ai des idées, j’aime pas qu’on me dérange.

Il entre dans le petit cabinet.

 

 

Scène IV

 

VEUVE TONTAINE, SOPHIE

 

VEUVE TONTAINE, en tenue de nuit.

Hé bien ! qu’est-ce que ça signifie ? Pas encore couchée ! C’est trop fort !

SOPHIE.

Madame, il ne faut pas m’en vouloir... J’étais en train...

VEUVE TONTAINE.

Voulez-vous aller vous coucher !

SOPHIE.

Que madame soye tranquille. Je vais me coucher dans un instant.

VEUVE TONTAINE.

Je ne sortirai pas d’ici avant que vous soyez couchée. J’éteindrai le gaz moi-même. C’est trop fort !

SOPHIE.

Mais madame...

VEUVE TONTAINE.

Allez-vous coucher !

SOPHIE.

Bien, madame...

À part.

Bon Dieu ! Bon Dieu ! Bon Dieu !

 

 

Scène V

 

VEUVE TONTAINE, seule, puis GAMARÉ

 

VEUVE TONTAINE.

Elle est insupportable. Et cette cuisine est dans un état. Voilà un dessus de buffet plein de poussière. Je ne peux pas laisser ça comme ça. Ça m’agace. Où met-elle ses chiffons à nettoyer ?

Elle regarde autour d’elle, puis va ouvrir la porte du débarras.

GAMARÉ, sortant, en faisant le salut militaire.

Gamaré Albert-Ferdinand, scribe au bureau du maréchal des logis chef du 3e escadron du 34e d’artillerie, dix-sept mois de service, zéro campagne, zéro blessure.

VEUVE TONTAINE.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

GAMARÉ.

Le fourrier est chargé de recenser toutes les semaines les effets du petit équipement. Il en rend compte au maréchal des logis chef qui en établit la situation. Visée par le capitaine, cette situation est présentée au chef d’escadron qui la soumet à son tour au colonel...

À part.

Elle n’est pas mal du tout, cette petite femme-là.

VEUVE TONTAINE.

Qu’est-ce que vous faites ici, soldat ?

GAMARÉ.

Je me chauffe.

VEUVE TONTAINE.

Vous êtes venu débaucher ma bonne. Attendez un peu.

Elle va vers la chambre de la bonne.

GAMARÉ, lui barrant le passage.

N’allez pas par là. Et ne dérangez pas votre bonne. Je ne la connais pas, votre bonne. Elle est étonnante, avec sa bonne ! Elle croit toujours qu’on en veut à sa bonne. Comme s’il n’y avait que sa bonne au monde !

VEUVE TONTAINE.

Mais...

GAMARÉ.

Taisez-vous ! Je n’en veux pas de votre bonne... Ce n’est pas la peine d’aller la chercher...

S’approchant de la veuve Tontaine.

Ce n’est pas pour elle que je suis venu... Le moment est venu de vous expliquer ma présence dans votre cuisine.

VEUVE TONTAINE.

Qu’est-ce que vous voulez dire ?

GAMARÉ.

C’est bien vous qui allez tous les jours au lycée Racine ?

VEUVE TONTAINE.

Tous les jours ? Non. Quatre fois par semaine.

GAMARÉ.

Et vous n’avez remarqué personne dans la rue ? Vous n’avez pas vu un artilleur en civil ?

VEUVE TONTAINE.

Je n’ai pas remarqué.

GAMARÉ.

Cet artilleur en civil, c’est celui que vous avez devant les yeux. Je vous aime, madame, d’un amour sans cesse grandissant.

VEUVE TONTAINE.

Vous allez me faire le plaisir de vous en aller immédiatement...

Elle va pour ouvrir la porte de service.

GAMARÉ.

Je ne m’en irai pas... Je ne m’en irai pas avant de vous avoir dit ce que j’ai à vous dire.

VEUVE TONTAINE.

Je vais appeler.

GAMARÉ.

Vous allez appeler Dache, le perruquier des zouaves. Laissez-moi donc tranquille. Je suis un gentleman-artilleur, et je ne vous ferai aucune violence. Seulement je suis venu ici pour vous parler, et je parlerai.

VEUVE TONTAINE, s’asseyant.

Quand vous aurez fini...

GAMARÉ.

Je suis un garçon bien tranquille et bien calme. Mais quand j’ai décidé de rendre une femme heureuse, il n’y a pas, il faut que ça se fasse ou qu’elle dise pourquoi. Vous êtes professeur de morale. Moi je suis artilleur. Vous allez m’expliquer pourquoi vous auriez tort de faire ce que je vous demande. Si je suis convaincu, je prendrai mon shako et je m’en irai.

VEUVE TONTAINE.

Je vous écoute patiemment parce que je ne veux pas d’esclandre. Quand vous aurez fini de parler, vous partirez.

GAMARÉ.

Mais vous ne voulez pas me parler ? Pourquoi ? Pourquoi ? Est-ce que c’est bien, ça, de la part d’une personne civilisée, de refuser d’écouter un honnête homme ? C’est très mal... Voyons, Élodie, ma petite Élodie, parlez-moi.

VEUVE TONTAINE.

Qu’est-ce qui vous prend de m’appeler Élodie ? Je ne m’appelle pas ainsi.

GAMARÉ.

Moi je veux vous appeler comme ça. Élodie est le nom que j’ai toujours donné dans mes rêves à la femme idéale que je devais rencontrer un jour et qui ne s’est jamais trouvée sur mon chemin. Vous, vous êtes cette femme là. Je n’en étais pas sûr tout à l’heure. Mais maintenant, je le sens. Il me faut une femme instruite et qui me comprenne. Personne ne me comprend au 34e. Le fourrier n’a aucune sensibilité. Le chef est une âme frivole. Le capitaine est une tête à X, une machine à calculer. D’ailleurs il ne m’adresse jamais la parole. C’est entendu, Élodie, vous ne me connaissez pas. Je tombe du ciel dans votre cuisine. Mais je suis une créature humaine. Je tourne vers vous un visage aimant, dont vous devez avoir pitié.

VEUVE TONTAINE, d’un ton plus doux.

Mais...

GAMARÉ, doucement.

Appelez-moi Albert.

VEUVE TONTAINE.

Mon pauvre garçon...

GAMARÉ.

C’est assez gentil...

VEUVE TONTAINE.

Cette déclaration, adressée à n’importe quelle femme, pouvait déjà sembler extraordinaire... Mais à moi, vous ne savez pas qui je suis.

GAMARÉ.

Mais si. Vous êtes professeur de morale. Je le sais. Et puis après ?

VEUVE TONTAINE.

Et puis après ?

GAMARÉ.

Prouvez-moi que j’ai tort de vous demander ce que je vous demande. Je prends mon shako et je m’en vais.

VEUVE TONTAINE.

C’est une chose qui se prouve de soi-même...

GAMARÉ.

Pas du tout. Moi, je ne comprends pas ça. Il faut m’expliquer. Quelle est ma prétention en venant ici. C’est de m’unir à vous selon les lois de la nature. Pour que deux êtres puissent s’unir selon les lois de la nature, pensez-vous qu’un sacrement soit nécessaire ?

Geste de la veuve Tontaine.

Non, vous ne le pensez pas ! Vous ne pouvez pas le penser. Vous pensez que deux êtres attirés l’un vers l’autre...

VEUVE TONTAINE.

Mais je ne suis pas attirée vers vous !

GAMARÉ.

Ça viendra. Et puis quand même vous seriez attirée, la pudeur naturelle, ou l’hypocrisie de votre sexe vous empêcherait d’en convenir. Donc, je ne vous demande pas si vous êtes attirée vers moi, je le suppose.

VEUVE TONTAINE.

Vous avez une certaine audace. Vous supposez que je suis attirée vers vous alors que je vous, connais depuis moins d’un quart d’heure. Mais vous-même, quoi que vous en disiez, est-ce que vous pouvez avoir une inclinaison pour moi ? Est-ce possible ? En un quart d’heure ?

GAMARÉ, doucement, sur un ton d’avertissement.

Élodie !...

VEUVE TONTAINE, riant.

Qu’est-ce qu’il y a ?

GAMARÉ, doucement.

Élodie, méfiez-vous ! Vous me demandez si je vous aime vraiment. C’est quelque chose qui commence !...

VEUVE TONTAINE.

Ah ! vraiment !

GAMARÉ.

Je ne veux pas vous prendre en traître. Vous commencez à m’aimer, je vous en avertis... Et je vous-dis également que vous avez raison, bien que je ne sois pas professeur de morale. Certes, ce ne serait pas bien de s’unir selon les lois de la nature si l’on fait ça pour l’amusette, et si l’on ne s’aime pas. Mais quand il y a entre deux êtres un sentiment sincère et violent...

VEUVE TONTAINE.

Depuis un quart d’heure.

GAMARÉ.

Hé, depuis un quart d’heure ! Mais c’est énorme, un quart d’heure de passion, à l’eau de feu. Ça vaut mieux que dix ans de petit sentiment à l’eau tiède. Un quart d’heure de passion ! Mais en un quart d’heure, je me suis rapproché de vous à mille kilomètres à l’heure. Je vous connais parfaitement, je connais votre vie. Je sais très bien ce qui vous a manqué pour être heureuse...

VEUVE TONTAINE.

Et qu’est-ce qu’il m’a manqué ?

GAMARÉ.

Il vous a manqué de me connaître. Mais maintenant, ça ne vous manque plus. Et à moi, qu’est-ce qu’il me manquait ? Il me manquait Élodie. J’ai été séparé d’Élodie et je la retrouve maintenant.

Il l’embrasse violemment sur les deux joues.

Bonjour, Élodie.

VEUVE TONTAINE, presque sérieusement fâchée.

Hé bien, voyons !

GAMARÉ.

C’est un baiser, un baiser de vieilles connaissances, un baiser bien pur, familial... D’ailleurs, je suis prêt à vous en donner d’autres.

Il l’embrasse dans le cou longuement. Elle se débat.

VEUVE TONTAINE, lui échappant.

C’est intolérable à la fin !

GAMARÉ, l’approuvant.

Oui !

VEUVE TONTAINE, étonnée.

Quoi, oui ?

GAMARÉ.

Cette résistance est intolérable. Vous manquez de confiance en moi.

VEUVE TONTAINE.

Comment ça ?

GAMARÉ.

Oui. Vous êtes pleine de très bons sentiments. Vous êtes une très brave femme. Seulement vous jugez que vous ne me connaissez pas assez.

VEUVE TONTAINE.

Hé bien, oui, c’est vrai ! À supposer même que j’aie pour vous une inclinaison... Ce qui n’est pas.

GAMARÉ.

Ce qui est.

VEUVE TONTAINE.

Ce qui n’est pas.

GAMARÉ.

Ce qui est. Je garde mon opinion. Nous ne nous entendrons là-dessus que lorsque je vous aurai dans mes bras. D’ailleurs, je vous comprends très bien. Je comprends très bien qu’avec la pudeur naturelle – avec l’hypocrisie de ce sexe – vous ne puissiez pas m’avouer que vous m’aimez. Parce que vous savez bien qu’au moindre aveu de votre bouche, je bondirais et je vous emporterais avec moi.

Il s’avance vers elle.

VEUVE TONTAINE, se reculant.

Et ça serait joli ! Me donner à vous que je connais depuis un quart d’heure.

GAMARÉ.

Voilà bien votre refrain... Ah ! les femmes ! Il leur faut des stages, des formalités. Vous ne pouvez décemment m’appartenir qu’après avoir causé de toutes sortes de choses plus ou moins indifférentes pendant un laps de temps donné. Hé bien, je trouve ça très mal... Vous savez très bien à quel point je suis pressé de vous avoir. Ah ! si vous voulez, je vous ferai la cour, je vous parlerai de la nature, de mes voyages, de ma première enfance et de mes premiers 28 jours. Seulement, je ne penserai qu’à une chose : vous avoir, Il y aura en moi cette arrière-pensée, qui m’empêchera de vous parler librement. Hé bien, cette arrière-pensée, il faut la faire disparaître. Il faut que je vous aie tout de suite. Après ça, je ne dis pas qu’on n’y pensera plus. Mais on n’y pensera que lorsqu’il le faudra. Ce ne sera plus une obsession presque énervante.

Il s’est assis auprès d’elle et lui a passé un bras autour de la taille.

Ce sera un espoir tranquille et heureux. Ça viendra à un moment, dès que l’entretien se fera plus tendre. Je vous prendrai dans mes bras, et quand mes lèvres chercheront les vôtres, elles les trouveront tout près, tout près...

La veuve Tontaine se dégage.

VEUVE TONTAINE.

Laissez-moi !

GAMARÉ.

Ah ! non ! non ! ça n’est plus permis. Vous allez être mauvaise, vous allez être odieuse, vous allez vous faire détester. Comment ? Vous n’allez pas me laisser le regret de ne pas vous avoir eue ce soir, après avoir été si près de vous... Non ! Après ça, j’aime mieux m’en aller et ne plus vous revoir.

VEUVE TONTAINE.

Hé bien, allez-vous-en...

Avec hésitation.

Je ne demande que ça.

GAMARÉ, mollement.

Et moi donc !

Il s’approche d’elle.

Je m’en vais.

Il la prend dans ses bras.

Je m’en vais... mais je ne peux pas m’en aller pour toujours, sans vous dire au revoir gentiment.

Il l’embrasse dans le cou.

Au revoir...

Il l’embrasse longuement.

Au revoir... Vous ne trouvez pas que ce n’est vraiment pas confortable, cette cuisine, pour se dire au revoir.

VEUVE TONTAINE, d’une voix troublée.

Je vous demande pardon... Je vous laisse ici...

GAMARÉ.

Oui. Allons par là. Allons nous dire au revoir. Allons nous séparer.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

SOPHIE, sortant après un instant de sa chambre, puis LA VEUVE TONTAINE

 

SOPHIE.

Elle doit être rentrée se coucher... Tiens, elle a laissé la lumière.

Elle va ouvrir la porte du débarras.

Il est parti... Il a pu s’échapper ! J’aime mieux ça... Je n’étais pas en train... Pourvu qu’il n’ait réveillé personne en s’en allant par là... C’est égal, ces histoires-là, ce n’est pas fait pour moi... D’ailleurs je n’ai pas de chance avec les artilleurs...

Elle range des assiettes dans l’armoire.

Comment a-t-il fait pour se sauver ? Lui qui ne connaissait pas l’appartement.

Prêtant l’oreille.

Bon ! voilà encore madame !

Troublée.

Madame, je m’étais relevée, parce que... j’avais oublié...

VEUVE TONTAINE, doucement.

Ça ne fait rien ma fille... C’est moi qui ai été un peu brusque tout à l’heure... Puisque je vous trouve là, préparez-moi donc une tasse de café chaud, avec deux petits verres de rhum, que vous verserez doucement au moment où le café s’échauffera.

SOPHIE, la regardant avec stupéfaction.

Bien, madame.

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