L’Archi-menteur (DESTOUCHES)

Comédie en cinq actes et en vers.

 

Personnages

 

LE MARQUIS

LA MARQUISE

LE COMTE, leur fils

JULIE, sœur du Comte

LE BARON, amant de Julie

MONTVAL, amant de Julie

CLARICE, sœur du Baron

DORTIÈRE, amant de Julie et de Clarice

 

La scène est dans le château du Marquis.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE, LE COMTE, JULIE

 

LA MARQUISE, à Julie.

La prendre auprès de vous ! il la reconnaîtra.

JULIE.

Mon frère, à ce qu’il croit, la dépaysera.

LE COMTE, à la Marquise.

Je m’en fais fort.

LA MARQUISE, au Comte.

Mais quoi ! mensonge sur mensonge !

LE COMTE.

C’est l’effet du malheur où mon père me plonge ;

Je ne mens qu’avec lui.

LA MARQUISE, en riant.

Bon, bon !

LE COMTE.

Sa dureté

M’en a fait de tout temps une nécessité.

Il m’a tout refusé dès ma tendre jeunesse ;

Mes besoins ne pouvaient animer sa tendresse :

Quand je les exposais tout naturellement,

Il ne m’écoutait point ; mais insensiblement

J’exagérai le vrai, puis j’inventai des fables

Qui le touchaient bien plus que des faits véritables.

Voyant l’heureux succès de ma dextérité,

Je ne lui disais plus un mot de vérité.

Enfin, si d’un menteur j’ai pris le caractère,

Il n’en faut accuser que l’humeur de mon père,

Qu’on ne peut adoucir sans apprêt et sans art,

Et que le naturel touche moins que le fard.

Heureusement pour moi, si le faux l’intéresse,

On le lui fait goûter sans beaucoup de finesse,

Il s’y livre aisément ; et je suis étonné

Qu’encor d’aucun mensonge il ne m’ait soupçonne.

J’ose donc présumer que ma chère Clarice,

Soutenant que ma sœur l’a prise à son service,

Peut, comme sa suivante, être auprès d’elle ici,

Et que nous ne courons aucun risque en ceci.

Je conviens avec vous qu’il doit la reconnaître ;

Mais moi, de son esprit je me suis rendu maître,

Sans jamais de son cœur avoir pu me saisir,

Et lui fais croire tout selon mon bon plaisir.

LA MARQUISE.

Vous croira-t-il plutôt que ses yeux ?

LE COMTE.

Je m’en flatte.

LA MARQUISE.

L’entreprise, mon fils, me paraît délicate.

Vous savez à quel point il est prompt, emporté ;

Et s’il parvient enfin jusqu’à la vérité,

Il vous régalera d’une vive apostrophe.

LE COMTE.

Mon père m’a rendu menteur et philosophe :

À ses emportements j’oppose le sang-froid ;

Mon flegme le désarme, il s’adoucit, et croit

Tous les faits que j’invente : étonné qu’à mon âge

J’aie un extérieur si prudent et si sage,

Il n’imagine pas qu’un Caton tel que moi

Voulût rien hasarder contre la bonne foi.

JULIE.

Il le faut avouer, vous êtes admirable,

Par l’air dont vous savez lui donner une fable

Pour un fait avéré : moi-même quelquefois

Je donne dans le piège, il m’entraîne, et je crois.

LE COMTE.

De plus fines que vous pourraient s’y laisser prendre.

LA MARQUISE.

Pour moi, presque jamais je ne puis m’en défendre :

Vous m’imposez toujours, même sans y viser,

Si vous ne prenez soin de me désabuser ;

Mais le mensonge en vous devient une habitude.

LE COMTE.

N’ayez à cet égard aucune inquiétude.

Au fond je le déteste, et je n’ignore pas

Qu’il n’est point de défaut plus honteux ni plus bas :

Mes principes en tout sont conformes aux vôtres.

JULIE.

Vous en donnez souvent à garder à bien d’autres

Qu’à mon père.

LE COMTE.

Oh ! fort peu, si ce n’est au Baron,

Qui, menteur par nature, est un sot fanfaron,

Un bravache insolent, campagnard à boutade,

Dont j’aurais réprimé vingt fois les incartades,

Si je n’aspirais pas au précieux bonheur

D’être bientôt l’époux de sa charmante sœur.

Quand il vient me conter ses rares aventures,

Récits fastidieux, grossières impostures,

Loin de le réfuter, je charme mon ennui

En me donnant l’ébat de renchérir sur lui :

Par cent faits merveilleux je le force à se taire.

Le mensonge avec lui d’ailleurs m’est nécessaire

Pour l’amour de Clarice, et de vous-même aussi,

Dont il brigue le cœur : il est toujours ici,

Et sans moi vous auriez l’honneur d’être sa femme ;

Car d’un joli projet j’ai découvert la trame.

Mon père qui soupire en secret pour la sœur

De ce fade Baron, seconde son ardeur,

Espérant obtenir que par reconnaissance

Il engage Clarice à quelque complaisance.

Je sais que le Baron ne veut que l’amuser ;

Que, pressé vivement, il tâche à s’excuser

Sur de fortes raisons qu’à toute heure il invente ;

Mais mon père, piqué, gronde et s’impatiente.

JULIE.

Cela n’est pas possible.

LA MARQUISE.

Il ne dit que trop vrai,

Ma fille.

JULIE.

Quel exemple !

LA MARQUISE.

On en va voir l’essai :

Clarice va paraître en habit de suivante.

Comme il la trouvera tout-à-fait ressemblante

À la beauté qu’il aime, un objet si touchant

Décèlera d’abord son coupable penchant :

Son cœur impétueux, qui ne sait jamais feindre,

Cédant à ses transports, ne pourra se contraindre,

Et nous révélera la secrète raison

Pour laquelle il prétend vous donner au Baron.

LE COMTE, à la Marquise.

De là nous ferons naître une scène comique,

Qui, le rendant confus, vous rendra despotique ;

Et, pour fuir un éclat dont vous lui ferez peur,

Il faudra qu’il consente à faire mon bonheur.

JULIE, à sa mère.

Quoi ! vous consentirez que l’on me sacrifie

Au Baron ?

LE COMTE.

Point du tout ; et je vous certifie

Que nous ferons si bien, qu’avant la fin du jour

Il sortira d’ici guéri de son amour.

LA MARQUISE.

Mais je trouve, après tout, Clarice bien hardie ;

Son rôle est délicat dans cette comédie.

LE COMTE.

Eh ! quel risque court-elle avec Dortière et moi ?

Au défaut de la force, il est permis, je crois,

Contre ses ennemis d’employer l’artifice.

Mon père rie veut pas que j’aille chez Clarice :

Quand il m’y rencontrait il était en fureur ;

Le Baron complaisant, défendant à sa sœur

De recevoir de moi ni lettre ni visite,

Près de lui chaque jour s’en faisait un mérite ;

Mais Clarice s’est mise en pleine liberté

Par un expédient avec moi concerté.

Elle a feint que sa tante, extrêmement malade,

Demandait à la voir : une fausse ambassade

La pressant de partir sans perdre un seul moment,

Elle est montée en chaise avec empressement.

Dortière en postillon conduisait la voiture ;

Et comme heureusement la nuit était obscure,

Tout à coup tournant bride, il l’a conduite ici.

Par un autre bonheur, notre amoureux transi

Était céans encor quand Clarice est partie,

Et n’a pas eu le temps de rompre la partie.

LA MARQUISE.

Mais, quoique déguisée, il la reconnaîtra,

Je vous le dis encor.

LE COMTE.

Peu nous importera.

Piquée, avec raison, contre son lâche frère,

Elle veut le jouer aussi-bien que mon père ;

Et par cent traits naïfs, mais fins, malicieux,

Elle démentira le rapport de leurs yeux.

Je la seconderai par tant de menteries

Qu’ils prêteront le flanc à nos plaisanteries.

Clarice paraissant sous le nom de Fanchon,

Nous ferons perdre terre à monsieur le Baron :

C’est l’objet principal de toutes nos manœuvres.

Que nous allons lui faire avaler de couleuvres !

Dortière son rival, aujourd’hui mon valet,

Saura subtilement m’aider dans ce projet.

Pour l’amour de ma sœur, il entre à mon service,

Comme ma sœur au sien vient de prendre Clarice.

Nous voilà trois amants qui vont, dans ce château,

Parvenir à leurs fins sur un plan tout nouveau.

C’est moi, sans vanité, qui conduirai l’intrigue,

À sa mère.

Et vous nous aiderez en entrant dans la ligue.

LA MARQUISE.

Avec bien du plaisir j’agirai de mon mieux

Pour punir mon mari d’oser, même à mes yeux,

Et devant ses enfants, avoir une faiblesse,

Dans un âge qui doit l’exemple à la jeunesse :

J’en suis piquée au vif, et je m’en vengerai ;

Comptez sur moi, mon fils.

LE COMTE, à Julie.

Et vous ?

JULIE.

Je me tairai.

LE COMTE.

Beau rôle ! Il faut parler.

JULIE.

Non, j’en suis incapable,

Et ne puis dire rien qui ne soit véritable :

J’abhorre le mensonge.

LE COMTE.

Ô les belles façons !

Tenez, ma chère sœur, en deux ou trois leçons

Je vous ferai mentir aussi bien que moi-même.

JULIE.

Jamais.

LE COMTE.

Mais songez donc que Dortière vous aime,

Que je vous le destine, et que vous l’acceptez.

JULIE.

Je l’accepte ! Non pas.

LE COMTE.

Mais, si vous résistez,

Vous allez devenir un reste de famille.

Je connais bien mon père ; il vous laissera fille,

Si vous ne vous aidez.

JULIE.

Je n’y puis consentir,

Et je n’ai ni l’esprit, ni le front de mentir.

LE COMTE.

Il faut vous dégourdir, et montrer du courage.

JULIE.

Je n’ai pas celui-là.

LE COMTE.

Si timide à votre âge !

Quelle honte ! Songez que vous avez vingt ans.

Je n’en ai guère plus.

JULIE.

Chacun a ses talents :

L’imagination chez vous est très brillante ;

La mienne, je l’avoue, est tardive et pesante.

LE COMTE.

Et pourrait tout gâter. Il faut que votre amant,

Par mes instructions, la mette en mouvement.

Je suis las de vous voir toujours sombre et rêveuse.

De l’ombre de Montval êtes-vous amoureuse ?

Ou bien vous flattez-vous qu’il pourra revenir ?

JULIE.

Ah ! ne rappelez pas ce cruel souvenir :

Et si Montval est mort...

LE COMTE.

Si, dites-vous, ma belle ?

N’en ai-je pas reçu la fâcheuse nouvelle

Bien circonstanciée ? En osez-vous douter ?

JULIE.

Mon frère, vous avez le talent d’inventer,

Et je m’aperçois bien que de toute manière

Vous voulez dans mon cœur introduire Dortière,

Et que vous prétendez en bannir son rival ;

Ainsi je puis douter de la mort de Montval.

LE COMTE.

Ce doute opiniâtre, et m’offense et me pique.

Montval est mort, vous dis-je, au fond de l’Amérique,

Dans un combat naval, tué sur son vaisseau :

La mer, à votre amant, a servi de tombeau.

Ce vaisseau de retour, à ce que l’on assure,

Confirme hautement sa funeste aventure :

Puisqu’il est revenu sans ramener Montval,

On ne peut plus douter de son destin fatal ;

Enfin le fait est sûr, et j’en jurerais même.

D’ailleurs, songez, ma sœur, que Dortière vous aime,

Qu’il est puissamment riche, et qu’il vaut mieux cent fois

Que votre amant défunt.

JULIE.

Je sais ce que j’en crois.

Mais, mon frère, après tout, pourquoi m’offrir Dortière ?

Avez-vous oublié ce qu’en a dit mon père ?

Il ne peut le souffrir parce qu’il hait le sien

Depuis le grand procès...

LE COMTE.

Ma sœur, je le sais bien ;

C’est par cette raison que Dortière se cache

Sous l’habit d’un laquais, et que moi je m’attache

À réconcilier nos vieillards. Oui, je veux,

Par l’hymen projeté, les réunir tous deux.

LA MARQUISE.

J’approuve son dessein : quoiqu’au fond je regrette

Votre aimable Montval, je suis très inquiète

De vous voir pour Dortière un peu trop de froideur,

Et la raison devrait lui donner votre cœur.

JULIE.

Si mon père le veut, j’épouserai Dortière ;

Mais mon cœur n’y consent en aucune manière.

LE COMTE.

Puisque Montval n’est plus, il y consentira.

JULIE.

Ce cœur était à lui, sans cesse il y vivra.

Je sors pour vous cacher ma douleur et mes larmes.

 

 

Scène II

 

LA MARQUISE, LE COMTE

 

LE COMTE.

Ce diable de Montval avait donc bien des charmes ?

LA MARQUISE.

Autant qu’il est possible.

LE COMTE.

Il m’était inconnu ;

Et, pendant tout le temps qu’il est ici venu,

J’étais au régiment.

LA MARQUISE.

Il aurait su vous plaire :

Son mérite a touché jusques à votre père,

Qui lui faisait toujours un accueil gracieux.

Quoiqu’il sortît d’anciens et d’illustres aïeux,

Il ne se vantait point de sa haute naissance ;

Il avait l’esprit vif, et beaucoup de prudence,

Une taille parfaite, un port majestueux,

De beaux traits, un air grand, et point d’air fastueux :

En tous lieux estimé pour son brillant courage,

Qui l’avait avancé dès la fleur de son âge,

Il approchait déjà des postes les plus hauts,

Et sous un beau dehors ne cachait nuls défauts.

LE COMTE.

Ma sœur l’aimait beaucoup ; mais l’aimait-il de même ?

LA MARQUISE.

Il témoignait pour elle une tendresse extrême,

Et l’avait demandée avec empressement :

Mais un ordre imprévu pressa l’embarquement

Qui l’éloigna de nous sans souffrir de remise.

Nous n’avons pu savoir la route qu’il a prise ;

Et c’est par vous enfin qu’on sait que de ses jours

Un combat malheureux a terminé le cours.

Comme je ne crois pas la nouvelle bien sûre,

Je vais écrire en cour...

LE COMTE.

Non, je vous en conjure.

À rompre mes projets pouvez-vous, consentir ?

LA MARQUISE.

Comment donc !

LE COMTE.

Avec vous je ne veux point mentir ;

Je n’ai tué Montval que pour servir Dortière,

Et rendre à son égard ma sœur un peu moins fière.

LA MARQUISE.

Quoi ! ce combat naval...

LE COMTE.

Est une fiction

Où j’ai bien fait briller l’imagination ;

N’est-il pas vrai ? Quel feu ! quels efforts de génie !

Dans mon récit pompeux, quelle noble harmonie !

LA MARQUISE.

Vous êtes, je l’avoue, un excellent menteur.

N’avez-vous pas pitié de votre pauvre sœur ?

Ce chef-d’œuvre de l’art l’afflige et la désole.

LE COMTE.

Ne vous alarmez point, Dortière la console.

Hâtons-nous cependant, Montval est de retour,

Et je sais que bientôt il arrive à la cour ;

Mais nous le préviendrons, j’ose me le promettre.

LA MARQUISE.

Montval à votre sœur peut écrire une lettre.

LE COMTE.

En effet, je crois bien que Montval écrira ;

Mais, à coup sûr, sa lettre en mes mains tombera ;

Et, pour vous dire tout, la première est venue :

Par ma précaution, c’est moi seul qui l’ai lue.

S’il en écrit quelque autre, on saura l’arrêter,

Jusqu’à ce qu’il soit temps de le ressusciter.

LA MARQUISE.

Je veux bien jusqu’au bout pousser la complaisance,

Parce que vos projets assurent ma vengeance ;

Mais j’ai sur votre ami certain pressentiment

Qui me glace pour lui : je sais certainement

Qu’on le taxe partout d’un mauvais caractère.

LE COMTE.

Bon ! pure médisance.

LA MARQUISE.

Et pour ne vous rien taire,

Clarice est vive et belle, elle a bien de l’esprit ;

Mais elle est très coquette, à ce que chacun dit.

LE COMTE.

Moi, je la garantis aussi sage que belle.

LA MARQUISE.

Dortière me paraît tout au mieux avec elle.

LE COMTE.

C’est qu’il lui fait ma cour, il l’entretient de moi,

La presse incessamment de m’assurer sa foi,

Et l’instruit à jouer son nouveau personnage.

De son zèle pour moi j’ai déjà plus d’un gage.

Je l’avais conjuré de gagner le Baron :

Assidu complaisant de ce plat fanfaron,

Il a su pénétrer jusqu’au fond du mystère,

Qui chez lui si souvent avait conduit mon père ;

Et, bien sûr que j’étais enchanté de la sœur,

C’est par lui qu’elle a su mon amoureuse ardeur.

Il exigea de moi qu’avec le même zèle,

Pour lui donner ma sœur, j’agirais auprès d’elle,

Et que, pour avancer notre double projet,

Il entrerait ici sous l’habit de valet.

LA MARQUISE.

J’entends.

LE COMTE.

De nos secrets vous voilà bien instruite.

LA MARQUISE.

Tout au mieux ; mais Dieu sait quelle en sera la suite.

LE COMTE.

N’en soyez point en peine.

 

 

Scène III

 

DORTIÈRE, en livrée, LA MARQUISE, LE COMTE

 

LE COMTE.

Ah ! Dortière, c’est toi !

DORTIÈRE.

Vous vous trompez, Monsieur, je suis la Fleur.

LE COMTE.

Ma foi,

Si tu n’es pas la Fleur, ta figure l’annonce.

DORTIÈRE.

À mon nom, à mon rang pour jamais je renonce,

Jusqu’à ce que l’amour ait couronné mes feux.

Je suis un Jupiter ardemment amoureux,

Qui parvient par adresse auprès de ce qu’il aime,

Et la métamorphose est mon talent suprême.

Mais je ne mens encor que par les actions ;

Tu m’apprendras, mon cher, l’art des expressions ;

Et j’ose me flatter qu’ayant un si grand maître,

Je pourrai t’égaler, te surpasser peut-être.

LA MARQUISE.

J’en doute.

LE COMTE.

Mon ami, point tant de vanité ;

Si tu peux parvenir jusqu’à l’égalité,

Tu seras trop heureux.

DORTIÈRE.

J’ai déjà l’impudence

Nécessaire aux menteurs ; et, malgré ta jactance,

Je n’aurai pas longtemps besoin de tes leçons,

Ni Clarice non plus.

LE COMTE.

Tout de bon ?

DORTIÈRE.

J’en réponds.

Elle a déjà changé les traits de son visage,

Et d’une villageoise attrapé le langage.

Rien de plus imposant que sa naïveté.

Comme elle contrefait l’innocente beauté

Que jamais le miroir n’instruisit de ses charmes !

Ton cœur sera blessé de ses nouvelles armes :

Et son air, sa coiffure, et son petit corset,

Vont faire sur tes sens un violent effet.

LE COMTE.

Je brûle de la voir, et tout mon cœur se livre

À ses nouveaux attraits.

DORTIÈRE...

Elle devait me suivre,

Je l’attends : tu vas voir si je mens.

LE COMTE.

Oh ! je crois

Que tu ne prendras pas cette peine avec moi,

À moins que ce ne soit pour essayer ta verve.

DORTIÈRE.

Je vais avec ton père exercer ma Minerve ;

Mais avec toi, mon cher, je m’en garderai bien :

Mon génie étonné tremble devant le tien.

LE COMTE, d’un ton ampoulé.

J’aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.

LA MARQUISE.

Trêve de compliment... Serait-ce là Clarice ?

DORTIÈRE.

Elle-même.

LA MARQUISE.

Tout franc, je la méconnaîtrais,

Si je n’étais au fait.

DORTIÈRE, au Comte.

Vois si j’exagérais.

 

 

Scène IV

 

CLARICE, en paysanne, LA MARQUISE, DORTIÈRE, LE COMTE

 

LE COMTE.

Bonjour, belle Fanchon.

CLARICE, d’un ton niais.

Monsieur, votre servante.

LE COMTE.

Dortière disait vrai, vous voilà plus charmante

Encor que vous n’étiez.

CLARICE, faisant la révérence d’un air honteux.

Monsieur...

LA MARQUISE.

Son air naïf

Est enchanteur.

CLARICE, faisant comme dessué.

Madame...

LA MARQUISE.

Elle a l’œil un peu vif

Pour une villageoise.

CLARICE, toujours sur le même ton.

Hélas ! quelle injustice !

Mon œil est innocent, et n’a point de malice ;

Il ne sait ce que c’est que de lancer du feu.

LA MARQUISE.

Vous feriez bien pourtant de l’amortir un peu :

On y voit trop d’esprit, et l’innocence pure

L’annonce moins.

CLARICE, d’un air naïf.

Madame, excusez la nature.

LA MARQUISE.

Ce trait s’accorde mal avec l’air innocent :

Cachez mieux votre esprit, et changez votre accent.

CLARICE, toujours du même air.

Madame, Guieu marci, j’avons pus d’un langage,

Et je savons parler comme on parle au village.

DORTIÈRE.

À merveille.

LE COMTE.

Oui, ma foi.

LA MARQUISE.

Mais la façon d’agir

Doit suivre le propos.

LE COMTE.

Oui.

LA MARQUISE.

Savez-vous rougir ?

CLARICE, d’un air vif.

Vous me faites, Madame, une étrange demande.

On peut avoir un rire et des pleurs de commande ;

Mais je n’ai jamais su, jusques à ce moment,

Que l’on eût la rougeur à son commandement.

DORTIÈRE.

C’est beaucoup d’avoir l’art de pleurer et de rire

Quand on veut.

LE COMTE.

L’avez-vous ?

CLARICE.

Oh ! vous n’avez qu’à dire.

Chacun rit aisément, mais j’excelle à pleurer.

LE COMTE.

C’est l’arme du beau sexe ; on ne peut s’en parer,

Elle nous bat toujours.

CLARICE.

Chaque sexe a ses armes.

Vous avez le pouvoir, et nous avons les larmes :

Pour moi, j’en ai toujours une source au besoin ;

Mon frère peut le dire, et je le mène loin,

Quand il me tyrannise : à propos, et sans peine,

De mon œil attendri je fais une fontaine ;

Mon frère capitule, et j’ai ce que je veux.

LA MARQUISE.

De votre œil, dites-vous ? Moi, je pleure des deux,

Quand je m’y mets.

CLARICE.

Mon art surpasse donc le vôtre.

LA MARQUISE.

Comment ?

CLARICE.

Je ris d’un œil, et je pleure de l’autre.

LE COMTE.

Ô talent merveilleux ! Ma belle, apparemment

Que vous savez mentir aussi facilement ?

CLARICE.

Tout aussi bien que vous, sans vanité.

LE COMTE.

Mon père

Va donc voir du pays.

CLARICE.

Oui, oui, laissez-moi faire.

Vous serez bien adroit si vous me surpassez.

LE COMTE.

Tâchez de m’égaler, c’en sera bien assez.

DORTIÈRE.

Et moi donc ! croyez-vous tous deux que je vous cède ?

Vous êtes bien heureux de ce que je vous aide.

LE COMTE.

Quelle présomption ! Crois-tu de bonne foi,

Sur-le-champ, sans rêver, inventer comme moi ?

Ce talent merveilleux s’acquiert par l’exercice.

DORTIÈRE.

Va, crois-moi, dans cet art je ne suis pas novice.

LE COMTE.

Pour avoir des égaux, j’ai l’esprit trop fécond.

Vous ne ferez tous trois que mentir en second.

Je suis l’ARCHI-MENTEUR.

DORTIÈRE.

J’ai l’imaginative,

Quand je la mets en train, aussi prompte que vive.

LE COMTE, à la Marquise.

Madame, vous voyez qu’on va bien vous venger.

Il n’est plus question que de nous arranger.

DORTIÈRE.

J’ai mon plan dans ma tête.

LE COMTE.

Et mon plan dans la mienne.

Il faut les accorder, et que tout se convienne.

CLARICE.

N’épargnons pas mon frère.

LE COMTE.

On lui garde un bon lot.

DORTIÈRE.

Comme il est plein d’orgueil, il est doublement sot.

CLARICE.

Oh ! dites triplement, pour lui rendre justice.

DORTIÈRE, au Comte.

Il faudra pour ton père un peu plus d’artifice.

LE COMTE.

Ma foi, non ; près de lui j’ai toujours réussi.

DORTIÈRE, à la Marquise.

Madame veut donc bien vous seconder aussi ?

LA MARQUISE.

Afin de le forcer à rentrer en lui-même,

J’entrerai volontiers dans tout le stratagème.

LE COMTE.

Autrefois sur un rien il entrait en soupçon ;

Et vous voilà jalouse.

LA MARQUISE.

Il eut tort, j’ai raison.

CLARICE.

Madame, apparemment, a sujet de s’en plaindre.

LA MARQUISE.

Parlez à cœur ouvert, il n’est plus temps de feindre :

Ne vous a-t-on rien dit de la convention

Que votre frère et lui...

CLARICE.

L’insinuation

M’en fut faite un beau jour de la part de mon frère,

Par Monsieur que voici, confident du mystère,

J’en informai le Comte ; et c’est sur son projet

Que me voilà suivante.

DORTIÈRE.

Et que je suis valet.

CLARICE, à la Marquise.

Nous sommes, vous et moi, vivement outragées :

Secondez-moi, Madame, et nous serons vengées.

LA MARQUISE.

Venez chez moi tous trois, on s’y concertera.

LE COMTE.

S’il ne tient qu’à mentir, tout nous réussira.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE BARON, seul

 

Ce vieux fou de Marquis, ne voyant plus Clarice,

Souffre patiemment que mon amour languisse :

Sa fille me méprise ; il adore ma sœur,

Qui, bien loin de l’aimer, le hait de tout son cœur.

Il ne s’en doute pas ; et, grâce à sa folie,

Je puis encor prétendre à la main de Julie ;

Sauf à la renvoyer à sa vieille Junon,

Quand leur fille avec moi ne pourra dire non.

Ah ! que mal à propos ma sœur est disparue !

Depuis son prompt départ je fais le pied de grue

Chez l’amant suranné qui jurerait sa foi

Qu’elle a pris ce parti de concert avec moi.

Je veux me raccrocher avec mon vieux satyre :

Pour réveiller l’espoir du bonheur qu’il désire,

Il ne faut que mentir, et mentir de mon mieux...

Mais la Marquise est femme à m’arracher les yeux :

Sur le moindre soupçon, la Dame entre en furie,

Et, qui pis est, son fils n’entend point raillerie.

Par bonheur il me craint, et me croit un César,

Et je le deviendrai sûrement tôt ou tard.

Je suis né brave, au fond : mais j’ai trop de prudence,

Et n’ose me livrer à toute ma vaillance ;

Sans cela, par la mort ! je ferais tout trembler.

Ma chienne de raison vient toujours me troubler.

Dès que je veux me battre, elle me dit : « Prends garde,

« Ce maladroit pourrait te tuer par mégarde ;

« Et puis, adieu tes biens, ton rang, ta qualité. »

Cette réflexion m’a toujours arrêté.

Cependant ma valeur me paraît sans égale :

Mais il lui faut encor deux ou trois ans de salle.

C’est à quoi je conclus, et dans trois ans d’ici

Je serai la terreur de tout ce pays-ci.

Tâchons, en attendant que ma valeur éclate,

À regagner mon homme : il adore une ingrate ;

Je suis en même cas : en réchauffant son cœur,

Je puis adroitement assurer mon bonheur.

Mais sa brutalité souvent m’impatiente ;

Et, comme je n’ai pas l’humeur trop endurante,

En dépit de l’amour, souvent nous nous brouillons.

Le voici ; je prévois que nous querellerons :

Il paraît furieux.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, LE BARON

 

LE BARON.

Quel air mélancolique !

Songez-vous à ma sœur ?

LE MARQUIS.

Oui ; son départ me pique,

Au diable soit la tante ! elle pouvait mourir,

Sans avertir Clarice, et la faire courir.

Pour quitter ce bas monde, il lui faut une nièce

Au chevet de son lit ; et, pour me faire pièce,

Cette vieille maudite aura la cruauté,

Pendant peut-être un mois, d’être à l’extrémité.

LE BARON.

Elle aura tort.

LE MARQUIS.

Sans doute.

LE BARON.

Il faut le lui défendre.

LE MARQUIS.

Je veux être pendu, si vous êtes mon gendre.

LE BARON.

Si ma tante languit, est-ce ma faute, à moi ?

LE MARQUIS.

Vous deviez retenir votre sœur.

LE BARON.

Sur ma foi,

Je n’ai su son départ qu’après qu’elle est partie.

LE MARQUIS.

Allons donc la chercher ; faisons cette partie

Secrètement.

LE BARON.

Non, non ; la chose éclatera ;

La Marquise est jalouse, elle fulminera,

Et contre moi déjà je sais qu’elle déclame.

LE MARQUIS.

Voyez le grand héros ! il a peur d’une femme.

Peste du fanfaron, qui fait le ferrailleur !

LE BARON, d’un air fier.

Rendez grâce à l’amour, qui retient ma valeur ;

Sans cela, vous verriez si de vos incartades...

LE MARQUIS.

Eh, ventrebleu ! Monsieur, trêve de gasconnades,

Ou je vous ferai voir qu’on ne m’impose pas

Par d’éternels récits d’exploits et de combats.

LE BARON.

Vous êtes bien heureux que j’adore Julie.

LE MARQUIS.

Ah ! si je n’aimais pas Clarice à la folie,

Et si je n’avais pas tout le ménagement

Qu’à l’objet de ses vœux doit toujours un amant...

LE BARON.

Eh bien ! que feriez-vous ? dites-moi.

LE MARQUIS.

Que je meure,

Si je ne vous faisais décamper tout à l’heure.

LE BARON.

Moi, morbleu ! décamper ? Soyez sûr désormais

Qu’un baron tel que moi ne décampe jamais.

LE MARQUIS.

C’est ce que nous verrons.

LE BARON.

Têtebleu ! je pétille...

LE MARQUIS.

Soit ; mais je vous défends de parler à ma fille.

LE BARON.

Et moi, je vous défends de parler à ma sœur.

LE MARQUIS.

Et je prétends la voir, malgré votre valeur.

Pour me rendre chez vous, j’attends son arrivée.

LE BARON.

J’oppose ma prudence à ma valeur bravée.

Patience, morbleu ! vous verrez dans trois ans...

LE MARQUIS.

Diable ! pour l’ébranler, il faut donc bien du temps ?

LE BARON.

Ma sœur revient demain, j’en reçois la nouvelle...

LE MARQUIS, d’un air riant.

Demain ?

LE BARON.

Demain. Venez vous frotter auprès d’elle,

Et vous verrez beau jeu.

LE MARQUIS, prenant un air doux.

La, la, point de tracas :

Dans huit jours je mettrai ma fille entre vos bras ;

Mais à condition... Vous m’entendez, mon gendre ?

LE BARON.

Pour l’amour de Julie, il faut bien vous entendre ;

Mais faites qu’au plus tôt je reçoive sa main.

LE MARQUIS.

Chez vous sur ce sujet nous parlerons demain.

Vous vous rendrez heureux en me rendant service.

Vous avez donc reçu nouvelle de Clarice ?

Vous écrit-elle ?

LE BARON.

Oui ; quelques mots seulement

M’assurent qu’elle doit revenir promptement.

LE MARQUIS.

Dès demain, disiez-vous ?

LE BARON.

Je l’ai dit par méprise.

Son retour est prochain ; mais pour l’heure précise

Et le jour, elle n’ose encor me le marquer.

LE MARQUIS.

Parle-t-elle de moi ?

LE BARON.

Vraiment !

LE MARQUIS.

Sans vous choquer,

Puis je vous conjurer de vouloir me permettre

Le plaisir enchanteur de parcourir sa lettre ?

Montrez-la moi, mon cher, que je la baise un peu.

LE BARON, feignant de chercher dans ses poches.

Volontiers. Ah ! ma foi, je l’ai jetée au feu ;

Je l’avais oublié.

LE MARQUIS.

Chienne d’étourderie !

Mais sur moi que vous dit Clarice, je vous prie ?

LE BARON.

Eh mais !... qu’elle vous fait de tendres compliments.

LE MARQUIS.

Tout de bon ? Me voilà dans des ravissements...

Tendres, dites-vous ?

LE BARON.

Oui.

LE MARQUIS.

Expression divine !

Oh ! ma fille est à vous.

LE BARON.

La voici. Je devine,

À son air sérieux, qu’elle a quelque chagrin.

LE MARQUIS.

Nous lui ferons bientôt prendre un air plus serein.

Je m’en vais lui parler de votre mariage ;

Ce mot ragaillardit la fille la plus sage.

 

 

Scène III

 

JULIE, LE MARQUIS, LE BARON

 

LE MARQUIS, à Julie.

Vous venez à propos.

JULIE.

Je viens vous conjurer

D’approuver mon dessein.

LE MARQUIS.

Quel ?

JULIE.

De me retirer

Demain dans un couvent.

LE MARQUIS.

Oh ! tout doux, je vous prie.

Quel vertigo vous prend, lorsque je vous marie ?

JULIE.

Non, Monsieur, il n’est plus aucun parti pour moi.

Hélas ! Montval est mort ; vous le savez, je crois ?

LE MARQUIS.

Oui vraiment, je le sais : votre frère l’assure ;

Et, puisqu’il me l’a dit, la nouvelle est très sûre.

JULIE.

J’ose encore en douter.

LE MARQUIS.

Point d’espoir séducteur,

Mon enfant ; croyez-vous votre frère un menteur ?

JULIE.

Je ne dis pas cela ; mais...

LE MARQUIS.

Je hais la réplique :

Il n’est point ici-bas d’homme plus véridique ;

Ne le savez-vous pas ?

JULIE.

Je sais ce qu’il vous plaît.

LE MARQUIS.

Vous doutez donc encor ? Je vois bien ce que c’est ;

Pour me désobéir, vous cherchez un prétexte.

Écoutez mon sermon, dont trois mots font le texte :

POINT DE COUVENT. Venons ensuite au premier point.

Dortière se propose, et moi je n’en veux point ;

Et voici ma raison. Il est bon gentilhomme,

Mais fils d’un chicaneur, et d’ici jusqu’à Rome

Il n’est point de mortel que je haïsse plus.

Son fils m’est odieux ; ainsi pas superflus

Que tous ceux qu’on hasarde en faveur de Dortière.

Or, de mon second point, Monsieur est la matière.

Ce point sera très court. En trois mots comme en cent :

Voici votre mari.

JULIE.

Si ma mère y consent...

LE MARQUIS.

Votre mère, morbleu ! L’affaire est résolue,

Et de ce jour en huit elle sera conclue.

JULIE.

Je doute que ma mère...

LE MARQUIS.

Ah ! votre mère encor !

L’objection est bonne et vaut son pesant d’or.

Voulez-vous toutes deux que Monsieur nous ruine ?

JULIE.

Il n’en a nuls moyens, à ce que j’imagine.

LE MARQUIS.

Imaginez donc mieux ; car, sur votre refus,

Il tirerait de moi cinquante mille écus,

En vertu d’un dédit que nous venons d’écrire

Dans le moment.

LE BARON, à part.

J’ai peine à m’empêcher de rire.

Ou diable a-t-il péché tout d’un coup ce dédit ?

LE MARQUIS.

En tout cas, mon voisin, gardez-bien notre écrit,

Et ne le perdez pas.

LE BARON.

La peste ! je n’ai garde ;

Le voici.

LE MARQUIS.

Serrez bien ; et si l’on se hasarde

De faire à mon dessein quelque opposition,

Faites valoir vos droits, et, par provision,

Saisissez tous mes biens.

À Julie.

Vous pleurez, mijaurée ?

Que votre mère vienne, et faites la sucrée,

On vous fera danser.

LE BARON.

Oui, nous vous apprendrons

Les égards que l’on doit à messieurs les Barons.

LE MARQUIS, bas, au Baron.

Allons, ferme, mon gendre.

JULIE.

Un amant me menace !

LE BARON, à Julie.

Croyez-vous que je sois un baron de la crasse ?

Vous m’épouserez.

JULIE.

Moi !

LE BARON.

Malgré vous et vos dents,

Dût-il en résulter de tristes accidents.

LE MARQUIS.

Voilà ce qui s’appelle un homme de courage.

JULIE, au Marquis.

Quoi ! Monsieur, devant vous, vous souffrez qu’on m’outrage.

LE MARQUIS.

Est-ce vous outrager que vouloir votre main ?

LE BARON.

Vous lui donniez huit jours, mais ce sera demain.

LE MARQUIS.

Demain soit.

JULIE.

Juste ciel !

LE MARQUIS.

Préparez-vous, la belle,

Et ne vous piquez pas de faire la cruelle,

Ou par la ventrebleu !... Mais que vois-je ?

LE BARON.

Ma sœur,

Ou j’ai les yeux brouillés.

 

 

Scène IV

 

CLARICE, en suivante villageoise, LE MARQUIS, JULIE, LE BARON

 

LE MARQUIS, courant à Clarice.

Ah ! vous voilà, mon cœur ?

Le plaisir de vous voir me charme et me transporte.

Quoi ! déjà de retour ? Votre tante est donc morte ?

Mais pourquoi vous montrer en habit villageois ?

CLARICE.

Monsieur, je n’entends pas.

LE MARQUIS.

Vous vous moquez, je crois.

CLARICE, à Julie.

Mademoiselle !

JULIE, d’un air impatient.

Eh bien ?

CLARICE, lui faisant la révérence.

Madame vous demande.

LE BARON, à Clarice.

Que faites-vous ici ?

CLARICE, d’un ton niais.

Tout ce qu’on m’y commande.

Quand on est en service, on fait tous ses efforts

Pour contenter le monde.

JULIE, au Marquis.

Excusez si je sors ;

Je vais trouver ma mère.

LE MARQUIS.

Ah ! quelques mots, de grâce.

CLARICE, à Julie.

Madame vous attend.

JULIE.

Voyons ce qui se passe.

CLARICE, à Julie.

Vous suivrai-je ?

JULIE.

Venez.

LE MARQUIS.

Eh ! que diable est ceci ?

À Clarice.

Vous sortez ?

CLARICE, lui faisant la révérence.

Oui, Monsieur.

LE MARQUIS.

Non, demeurez ici.

 

 

Scène V

 

CLARICE, LE MARQUIS, LE BARON

 

CLARICE.

Ma maîtresse m’appelle.

LE MARQUIS.

Eh ! qui, je vous supplie ?

CLARICE.

Mademoiselle.

LE BARON.

Bon ! vous, vous servez Julie ?

CLARICE.

Oui, depuis quinze jours. Elle a bien des bontés

Pour moi. Je suis si neuve !

LE MARQUIS.

Ah ! vous nous ballottez.

Cessez ce badinage, adorable Clarice ;

Des filles comme vous n’entrent point en service.

Mais puis-je me flatter que ce déguisement

Tend à favoriser votre fidèle amant ?

CLARICE.

J’aurais un amant, moi ! Je suis trop innocente,

Et la pauvre Fanchon est bien votre servante.

LE MARQUIS.

Fanchon ! Y pensez-vous ?

CLARICE.

Oui, Monsieur, c’est mon nom ;

Dans tout notre village on m’appelle Fanchon.

LE BARON.

Dans votre village ?

CLARICE.

Oui ; demandez à mon père,

Il pourra vous le dire, aussi-bien que mon frère.

LE BARON.

Mais c’est moi qui le suis, ou je ne suis qu’un sot.

Me méconnaissez-vous ?

CLARICE.

Vous, mon frère Jeannot ?

LE BARON.

Moi, Jeannot ? À la fin la colère m’emporte.

Trêve de gentillesse, ou j’agirai de sorte...

LE MARQUIS.

Ne vous emportez point, elle se divertit ;

Et, loin de me fâcher, j’admire son esprit.

Oui, divertissez-vous, ma charmante pouponne.

Il lui baise la main.

CLARICE.

Fi donc ! baiser ma main !

LE MARQUIS.

Quoi ! cela vous étonne ?

CLARICE.

Oui, par ma fi ! Monsieur.

LE MARQUIS.

Votre frère sait bien

Que je vous aime.

CLARICE.

Hélas ! Jeannot ne m’en dit rien.

LE BARON.

Encor Jeannot, Jeannot !

CLARICE.

Eh quoi ! quand je le nomme,

Vous vous fâchez ! Pourquoi ?

LE BARON.

Je veux que l’on m’assomme

Si ma sœur n’est pas folle, ou pire qu’un démon.

Je me lasse à la fin de votre plat jargon.

Je donne quelquefois dans la plaisanterie ;

Mais, morbleu ! celle-ci passe la raillerie.

Ma sœur ! ma sœur ! Clarice !... Ô la maudite sœur !

Tu ne répondras pas ?

LE MARQUIS, à Clarice.

Répondez-lui, mon cœur.

CLARICE.

Est-ce à moi que l’on parle ?

LE MARQUIS.

À vous-même, ma belle.

CLARICE.

Je vous l’ai déjà dit, c’est Fanchon qu’on m’appelle.

Une fille cheux nous ne change point de nom

Que quand on la marie.

LE BARON, levant la main.

Eh quoi ! toujours Fanchon ?

CLARICE.

Ce Monsieur me fait peur, je m’en vais.

LE MARQUIS.

Non, ma chère,

Ne craignez rien, restez.

Au Baron.

Vous, trêve de colère,

Ou je me fâcherai.

LE BARON, très vivement.

Fâchez-vous, ventrebleu !

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, CLARICE, LE MARQUIS, LE BARON

 

LE COMTE.

Qu’avez-vous donc, Baron ? vous voilà tout en feu.

Vous querellez mon père, à ce que j’imagine.

Je vous trouve plaisant !

LE BARON.

Oh ! c’est que je badine.

LE COMTE.

Soit ; mais en badinant, adoucissez le ton,

Quand c’est avec mon père... Ah ! te voilà, Fanchon ?

LE BARON.

À l’autre !

LE COMTE, à Clarice.

Tu devrais être avec ta maîtresse.

Que fais-tu donc ici ?

CLARICE.

C’est Monsieur qui me presse

De rester avec lui.

LE COMTE.

Qui ? mon père ?

CLARICE.

Oui vraiment.

LE COMTE.

Si mon père le veut, reste donc un moment :

Mais souviens-toi, Fanchon, qu’une fille bien sage

Ne s’amuse jamais qu’à faire son ouvrage.

C’est moi qui t’ai donnée à ma sœur ; et je crois

Que je n’ai pas mal fait de répondre de toi.

Mais, mon enfant, ma sœur te trouve un peu mutine :

Tu ne veux point, dit-elle, obéir à Justine ;

C’est sous elle pourtant que tu dois te former ;

Elle te dressera, si tu t’en fais aimer ;

Mais si tu lui déplais, tu peux compter, ma chère,

Qu’auprès d’elle ma sœur ne te gardera guère.

LE MARQUIS.

Mais, mon fils, se peut-il... ?

LE COMTE.

Mon père, permettez

Qu’en trois mots je lui dise ici ses vérités.

LE MARQUIS.

Que diable !

LE COMTE.

Cette enfant n’est pas faite au service,

Il est bon de l’instruire, elle est un peu novice.

LE MARQUIS.

Oh ! je n’en doute point ; mais c’est moi, s’il vous plaît,

Qui l’instruirai.

LE COMTE.

Non pas : j’y dois prendre intérêt,

Car auprès de ma sœur c’est moi qui l’ai produite,

Et c’est par moi, Monsieur, qu’elle doit être instruite ;

On me l’a confiée.

LE BARON.

Eh ! qui donc ?

LE COMTE.

Jean Toinot,

Son bon homme de père, et son frère Jeannot,

Qui pleuraient des deux yeux quand ils me l’ont remise

CLARICE, feignant de pleurer.

Je pleurais bien aussi.

LE BARON.

Souffrez que je vous dise...

LE COMTE.

Mon Dieu ! les bonnes gens que le père et le fils !

Ah ! qu’ils furent touchés des serments que je fis

D’avoir soin que Fanchon ne prit point de licence,

Et conservât chez nous sa première innocence !

Ils ne se lassaient point de me remercier.

LE MARQUIS.

Qui diable est ce Toinot ?

LE COMTE.

Mon père nourricier.

Ne vous souvient-il plus de ce pauvre bon homme ?

LE MARQUIS.

Je me le rappelle ; oui, c’est Toinot qu’il se nomme.

LE COMTE.

Et que sa femme fut ma nourrice ?

LE MARQUIS.

En effet.

LE COMTE.

Je dois aimer Fanchon, elle est ma sœur de lait.

CLARICE.

Mon père me l’a dit plus de cent fois.

LE BARON.

J’enrage.

Je me lasse à la fin de tout ce badinage.

LE COMTE.

Quel badinage encor ? qu’entendez-vous, Monsieur ?

Parlez, expliquez-vous.

LE BARON.

Ce n’est pas là ma sœur ?

LE MARQUIS.

Nous croyez-vous sans yeux ? Ce n’est pas là Clarice ?

LE COMTE, au Baron.

Allons donc, vous raillez. Votre sœur en service ?

Votre sœur villageoise, et fille de Toinot,

Et de plus, propre sœur de ce pauvre Jeannot ?

CLARICE, au Comte.

Il me fait endéver, et veut être mon frère.

LE COMTE, au Baron.

Cessez de la vexer. Passe encor pour mon père ;

Il veut se réjouir, et je le souffrirai :

Mais vous, soyez plus sage, ou je me fâcherai.

LE BARON, mettant la main sur son épée.

Ventrebleu ! fâchez-vous.

CLARICE.

Ah, bon Dieu ! comme il jure !

Il me fait peur.

LE COMTE.

Voyez la pauvre créature !

CLARICE.

Je n’entendons jamais ces jurons-là dieux nous ;

Je n’ons jamais de bruit, je nous aimons tretous ;

Je dansons sous l’ormiau le dimanche et les fêtes ;

Et quand c’est en été, je boutons sur nos têtes

Des fleurs que les garçons viennent nous apporter,

Et je ne songeons tous qu’à rire et qu’à sauter.

Hélas ! j’ai grand regret à mon pauvre village ;

Et le pauvre Colin, qui m’aimait à la rage,

Et que j’aimais aussi, va mourir de douleur.

Ah ! je n’y puis penser sans pleurer de bon cœur.

LE MARQUIS, attendri.

Elle pleure en effet.

LE COMTE.

Oui, c’est une innocente.

CLARICE.

Oh ! je vais m’en aller, puisqu’on m’impatiente.

Je ne puis plus souffrir le biau monde : en un mot,

Je veux revoir Colin et mon frère Jeannot.

LE BARON.

Et Jeannot, et Colin, que la peste les crève !

Je me sens hors de moi, ma valeur se soulève,

Quand elle s’aperçoit qu’on veut me plaisanter :

Echappée une fois, je ne puis l’arrêter.

Je vous en avertis ; songez-y, mon cher Comte.

LE COMTE.

J’y songe ; mais, Baron, en vérité j’ai honte

De votre égarement. Clarice est à Paris ;

Vous la croyez ici. Qui ne serait surpris

De vous voir soutenir une telle chimère ?

Si c’est là votre sœur, Jeannot est votre frère.

LE MARQUIS.

La conséquence est juste.

LE COMTE.

Enfin, brave Baron,

Voici certainement ou Clarice, ou Fanchon :

Optez. Ou cette enfant n’est point du tout Clarice,

Ou je suis un menteur, et votre sœur complice

Du mensonge : à quoi bon ? nous le diriez-vous bien ?

Répondez franchement.

LE BARON.

Ma foi, je n’en sais rien.

LE COMTE.

Pourquoi donc osez-vous me contredire en face ?

LE BARON.

C’est que... Peut-on mentir avec autant d’audace ?

LE COMTE, mettant la main sur son épée.

Moi, je mens, têtebleu ! Mon père, permettez...

LE MARQUIS.

Tout doux.

Au Baron.

Il n’a pas tort, et c’est vous qui mentez.

LE BARON.

Ceci n’est pas mauvais ! En quoi donc, je vous prie,

Pourriez-vous me taxer de quelque menterie ?

LE MARQUIS.

Ne m’avez-vous pas dit... Rappelez vos esprits.

LE BARON.

Quoi donc ?

LE MARQUIS.

Que votre sœur vous écrit de Paris ?

LE COMTE.

Ah, ah ! je suis ravi qu’on en ait eu nouvelle.

LE MARQUIS.

Oui, oui, nous en avons.

LE COMTE, au Baron.

Comment se porte-t-elle ?

LE MARQUIS.

Au mieux ; elle revient.

LE COMTE.

Et quand ?

LE MARQUIS.

Demandez-lui.

La lettre de Clarice est venue aujourd’hui ;

Voilà ce que lui-même il m’a dit tout à l’heure.

LE BARON.

Oui, je l’ai dit ; mais...

LE MARQUIS.

Quoi ?

LE BARON.

Rien, rien.

LE MARQUIS.

Oh ! que je meure,

Si vous n’extravaguez.

LE COMTE.

Le fait est éclairci :

Clarice est à Paris, et Clarice est ici.

N’est-il pas vrai, Baron ?

LE BARON.

Ah ! vous avez beau rire ;

Deux mots vous confondraient, si je voulais les dire.

LE MARQUIS.

Je conclus, à la fin, que mon fils a raison.

Puisque Clarice écrit, cette fille est Fanchon.

LE COMTE, au Baron.

Vous voilà bien confus !

LE BARON, à part.

Je ne sais que répondre :

J’ai fourni l’argument qui sert à me confondre.

CLARICE, au Baron.

Suis-je Clarice, encore ?

LE BARON, d’un ton furieux.

Oui, tu l’es, en dépit

De tous les raisonneurs !

LE COMTE, au Marquis.

Il a perdu l’esprit,

Vous le voyez.

LE MARQUIS.

Sans doute. Ah ! que nous veut cet homme ?

 

 

Scène VII

 

DORTIÈRE, LE MARQUIS, CLARICE, LE BARON, LE COMTE

 

LE COMTE.

C’est la Fleur.

LE MARQUIS, envisageant Dortière.

La Fleur ?

DORTIÈRE.

Oui ; c’est ainsi qu’on me nomme.

LE MARQUIS, regardant encore Dortière.

La Fleur ?

LE COMTE.

C’est un laquais que depuis peu j’ai pris.

Que nous veux-tu ?

DORTIÈRE.

J’apporte un paquet de Paris,

Arrivé par la poste : il s’adresse, je pense,

À monsieur le Baron. Le bon monsieur Florence,

Son vieux concierge, vient de l’apporter ici,

Et je vous le remets.

LE COMTE, regardant le dessus du paquet.

Ah ! ma foi, me voici

Si bien justifié, qu’on n’a plus rien à dire ;

C’est la main de Clarice.

LE BARON, d’un air confus.

Il est vrai.

LE MARQUIS.

Je veux lire

Ce qu’elle vous écrit.

LE BARON.

Après moi.

LE MARQUIS.

Non, souffrez

Que j’ouvre le paquet.

LE BARON.

Oh ! comme vous voudrez.

LE MARQUIS lit.

« L’amitié que j’ai pour ma tante,

« Mon frère, m’a forcée à partir brusquement,

« Je saisis le premier moment

« Que je puis dérober à la pauvre mourante,

« Pour vous écrire un mot, et suis impatienté

« De vous rejoindre promptement :

« Mais, par un grand malheur, le médecin m’annonce

« Que la malade encor traînera quinze jours,

« Qui pour moi ne seront pas courts,

« Et j’aurai tout le temps de recevoir réponse.

« CLARICE. »

LE MARQUIS, au Baron, après avoir lu.

Cette lettre dément ce que vous m’avez dit.

LE BARON.

Nous sommes quitte à quitte, en vertu du dédit.

LE COMTE.

Quel dédit ?

LE BARON.

Il m’entend.

LE COMTE.

Est-ce là l’écriture

De Clarice ?

LE BARON.

Oui vraiment.

LE COMTE.

Où donc est l’imposture

Dont vous nous accusiez ? N’est-ce pas là Fanchon ?

LE MARQUIS.

L’une ou l’autre, ma foi, c’est un joli bouchon.

LE BARON.

Ce l’est, si vous voulez ; malgré moi je l’avoue.

LE MARQUIS.

Ah, ah ! mon cher Baron, c’est ainsi qu’on me joue !

Que sont donc devenus ces tendres compliments ?

Hem ?

LE BARON.

Tout homme est menteur, et quelquefois je mens.

LE COMTE.

Moi, je ne mens jamais : demandez à mon père.

LE MARQUIS.

J’en suis sûr ; et souvent il n’est que trop sincère.

LE COMTE, au Marquis.

Mais en quoi, s’il vous plaît, vous a-t-il donc menti ?

LE MARQUIS.

Il faut que, malgré moi, je prenne le parti

Du silence ; entre nous, c’est un petit mystère.

LE BARON, au Comte.

S’il veut que je me taise, il fait bien de se taire.

DORTIÈRE, à Clarice.

Fanchon, veux-tu venir ?

CLARICE.

Volontiers.

DORTIÈRE.

Viens, mon cœur.

LE MARQUIS.

Ton cœur, faquin !

DORTIÈRE.

Oui-dà, ce l’est.

LE MARQUIS.

Maître la Fleur,

Puisque la Fleur y a, votre façon grossière...

Je veux être étranglé, si ce n’est là Dortière.

DORTIÈRE.

Comme voilà Clarice.

LE MARQUIS, au Baron.

Oui, c’est son air, sa voix.

Hem ?

LE BARON.

Je ne crois plus rien de tout ce que je vois.

Est-ce une illusion ? Quelque malin génie

Réaliserait-il les siècles de féerie ?

C’est Dortière à mes yeux : mais monsieur votre fils,

Si j’ose le penser, combattra mon avis.

LE MARQUIS.

Parbleu ! je suis frappé de cette ressemblance.

Quoi ! tu n’es pas Dortière ?

DORTIÈRE, au Comte.

Il est ivre, je pense.

LE MARQUIS, levant la canne.

Ce coquin...

LE COMTE, arrêtant son père.

Ah, mon père !...

À Dortière.

Insolent, oses-tu

Lui manquer de respect ? Tu sens ton vieux battu ;

Prends garde à toi.

DORTIÈRE, d’un ton humble.

Monsieur...

LE COMTE.

Songe que c’est mon père.

DORTIÈRE.

De quoi s’avise-t-il de m’appeler Dortière ?

Moi, Dortière, morbleu !...

LE MARQUIS, à Dortière.

L’on te fait donc grand tort ?

DORTIÈRE.

Oui, ce nom me déplaît.

LE BARON.

C’est un beau nom.

DORTIÈRE.

D’accord :

Mais m’appeler ainsi, c’est mensonge et malice.

LE COMTE, au Marquis.

Pardonnez-lui ses tons, il sort de la milice ;

Mais c’est un bon enfant. Vous connaissez Verné ;

C’était son capitaine. Il me l’avait donné

Pour un garçon grossier, mais zélé, plein d’adresse.

Un grenadier royal a peu de politesse ;

Et, puisqu’il vous déplaît, je vais le renvoyer.

LE MARQUIS.

Non, non. Mons de la Fleur, cessez de tutoyer

Fanchon, et songez bien que vous n’êtes qu’un drille.

Si vous osez jamais parler à cette fille,

Et vous donner près d’elle un air trop familier,

Je vous étrillerai, monsieur le grenadier.

Fanchon !

CLARICE, faisant une courte révérence.

Plaît-il, Monsieur ?

LE MARQUIS.

Gardez-vous, ma mignonne,

D’écouter ce faquin ; c’est moi qui vous l’ordonne.

CLARICE, faisant encore la révérence.

Cela suffit, Monsieur.

DORTIÈRE, à Clarice.

Quoique je sois valet...

CLARICE, à Dortière.

Si tu m’oses parler, je te baille un soufflet.

LE MARQUIS, prenant Clarice sous le menton.

Fort bien, mon petit cœur.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, LA MARQUISE, LE COMTE, LE BARON, CLARICE, DORTIÈRE

 

LA MARQUISE, surprenant son mari, la main sous le menton de Clarice.

Allons, Monsieur, courage ;

Ces petites façons vont fort bien à votre âge.

Vous avez pris d’abord un grand goût pour Fanchon ;

C’est votre petit cœur, votre petit bouchon ;

Vous en êtes charmé. Vraiment j’en suis fort aise :

Pour toute autre que moi, vous êtes tout de braise.

LE MARQUIS, à part.

Quelle femme, morbleu ! toujours sur mes talons !

LA MARQUISE, à Clarice.

Que faites-vous ici ?

CLARICE.

Madame...

LA MARQUISE.

Détalons.

CLARICE.

Est-ce ma faute à moi, si Monsieur ?...

LA MARQUISE.

L’insolente !

Souffrir... Je la croyais une jeune innocente,

Et la voilà déjà qui s’en laisse conter.

CLARICE.

C’est Monsieur qui disait...

LA MARQUISE.

Fallait-il l’écouter ?

Vous ne devez ici songer qu’à votre ouvrage.

Voyez ce guenillon ! cela sort du village,

Et déjà cela sait entendre à demi-mot.

Oh ! vous irez revoir votre frère Jeannot,

Si je vous y rattrape.

CLARICE, au Baron, en pleurant.

Avec votre Clarice...

LA MARQUISE.

Quoi !

CLARICE, sanglotant.

C’est que ce Monsieur...

Montrant le Baron.

LA MARQUISE.

Eh bien ?

CLARICE.

À la malice

De vouloir que je sois sa sœur absolument.

LA MARQUISE.

Sa sœur ? Quelle folie ! Ah ! le trait est charmant !

Au Baron.

Vous extravaguez donc ?

À Clarice.

Sortez, petite fille.

Clarice sort avec Dortière.

 

 

Scène IX

 

LA MARQUISE, LE MARQUIS, LE COMTE, LE BARON

 

LA MARQUISE.

Oh çà, Monsieur, parlons d’affaires de famille.

Au Comte

Ne m’avez-vous pas dit que vous aimiez sa sœur ?

LE COMTE.

Il ne tient qu’au Baron de faire mon bonheur.

Dès qu’elle reviendra, nous conclurons l’affaire,

S il veut y consentir, aussi-bien que mon père.

LE MARQUIS, au Comte.

Quoi ! vous aimez Clarice ?

LE COMTE.

À la fureur.

LE MARQUIS.

Fort bien.

LA MARQUISE, à son mari.

Que répondez-vous ?

LE MARQUIS.

Moi ?

LA MARQUISE.

Vous.

LE MARQUIS.

Je ne réponds rien.

LA MARQUISE.

Et monsieur le Baron ?

LE BARON.

Je ne sais que vous dire.

LE COMTE.

Je sais que pour ma sœur le cher Baron soupire ;

Et dès qu’avec la sienne on m’aura marié,

Nous songerons à lui.

LE BARON.

Je vous avais prié

De disposer pour moi la charmante Julie ;

Mais...

LE COMTE.

Je l’ai fait ; ma sœur vous aime à la folie.

LE BARON.

Vous vous moquez de moi.

LE COMTE.

Vous aviez un rival,

Et ma sœur aurait eu quelque goût pour Montval ;

Mais, depuis qu’il est mort, elle a changé d’idée :

Je vous ai proposé, je l’ai persuadée.

LE MARQUIS.

Pour le coup, vous mentez : elle a dit devant moi

Qu’elle n’en voulait point.

LE COMTE.

Oui, mais je sais pourquoi ;

Et, soit dit entre nous, c’est moi qui l’ai priée

De ne point consentir qu’elle fût mariée,

Et de feindre d’avoir le Baron en horreur,

Tant qu’il balancerait à m’accorder sa sœur.

LE BARON.

Ah ! c’est une autre affaire.

LE MARQUIS.

Avant qu’il vous l’accorde...

LA MARQUISE, au Marquis.

Voulez-vous avec moi rétablir la concorde,

Consentez que Clarice épouse votre fils.

LE MARQUIS.

Je répondrai demain ; car la nuit porte avis.

LA MARQUISE.

Pourquoi demain ? parlez.

LE MARQUIS, vivement.

Et si je veux me taire ?

LE BARON, bas, au Marquis.

Fanchon vaut bien ma sœur.

LA MARQUISE.

Voilà bien du mystère !

À quoi bon balancer si longtemps ?

LE MARQUIS.

Pour raison.

Bas, au Baron.

Sortons, mon cher ; je veux vérifier Fanchon.

LA MARQUISE.

Vous ne décidez point ?

LE MARQUIS.

Non, et je vous annonce

Qu’avant qu’il soit demain vous n’aurez pas réponse.

LA MARQUISE.

Je vous annonce, moi, que je ferai fracas,

Si dans ce même instant vous ne répondez pas.

LE MARQUIS, au Baron.

Suivez-moi, cher Baron.

À la Marquise.

Ma réponse, Madame,

C’est que je suis le maître, en dépit de ma femme.

LA MARQUISE.

Nous verrons.

LE COMTE, après qu’ils sont sortis.

Laissez-les tous deux se consulter ;

Je sais bien le moyen de les déconcerter.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, LE BARON

 

LE BARON.

Oui, j’ai voulu moi-même aller jusqu’au village.

LE MARQUIS.

Au fond, vous avez pris le parti le plus sage.

LE BARON.

J’ai couru dans ma chaise, et j’arrive à l’instant,

Instruit à fond.

LE MARQUIS.

Tant mieux.

LE BARON.

Vous serez bien content :

J’ai tout approfondi.

LE MARQUIS.

Je meurs d’impatience

D’être au fait comme vous.

LE BARON.

Un moment d’audience.

LE MARQUIS.

Ma foi, vivent les gens qui sont fins et rusés !

Telles gens ne sont pas aisément abusés.

LE BARON.

Oh ! je vous en réponds ; j’ai du sens dans ma tête.

LE MARQUIS.

Peste !

LE BARON.

Et plus fin que moi sûrement n’est pas bête.

LE MARQUIS.

Non. Vous avez donc vu le bon homme Toinot ?

LE BARON.

Oui, je l’ai vu lui-même, avec son fils Jeannot ;

Rien n’est plus simple.

LE MARQUIS.

Ainsi, sans beaucoup de fatigue,

Vous avez pénétré jusqu’au fond de l’intrigue ?

LE BARON.

Le bon homme a parlé très naturellement.

Je ne puis revenir de mon étonnement.

LE MARQUIS.

Ah, ah ! monsieur mon fils, vous faites le sincère,

Et vous avez séduit jusques à votre mère !

Pour vous moquer de moi, de la sœur du Baron

Vous osez hardiment me faire une Fanchon !

Et Clarice elle-même, appuyant l’imposture,

Vous aide à me jouer, en changeant de figure,

De langage, de voix ! Je vais faire beau bruit.

LE BARON.

Mais écoutez-moi donc, vous serez mieux instruit.

LE MARQUIS.

Mieux instruit ? l’imposture est assez avérée ;

Et ma digne moitié, qui vient tout effarée

Confirmer le mensonge avec un front d’acier,

Parbleu ! j’aurai l’honneur de la remercier.

Ma foi, c’est pour le coup que j’aurai ma revanche.

LE BARON.

Vous m’impatientez.

LE MARQUIS.

Doucement donc. J’arrange

Le discours éloquent dont je veux régaler

Et la mère et le fils.

LE BARON.

Mais laissez-moi parler.

LE MARQUIS.

Eh bien ! contez-moi donc toute la fourberie.

LE BARON.

Tous deux nous avons tort.

LE MARQUIS.

En quoi tort, je vous prie ?

LE BARON.

En tout. Il est très vrai que Fanchon est Fanchon,

Et point du tout ma sœur. N’allez pas dire non ;

Le bon homme a paru surpris de ma visite.

Un homme qu’on surprend, rougit, balance, hésite ;

Mais Toinot, point du tout. Ce qu’il m’a dit d’abord,

Avec ce qu’on nous dit, est tout-à-fait d’accord.

Il soutient que sa fille est auprès de Julie,

Qu’on la nomme Fanchon, et même vous supplie,

Et votre épouse aussi, d’avoir quelque bonté

Pour cette enfant, croyant bien l’avoir mérité,

Comme ayant eu l’honneur d’être à votre service,

Lorsque de votre fils sa femme était nourrice.

Le bon homme est naïf, et m’a parlé sans fard.

Pour plus de sûreté, j’ai pris Jeannot à part ;

Et le pauvre garçon, du moins aussi sincère,

M’a confirmé d’abord le discours de son père ;

Et de plus il m’a dit, pleurant de tout son cœur,

Que dimanche prochain il viendrait voir sa sœur.

J’ai même vu Colin.

LE MARQUIS.

Quoi ! ce garçon qu’elle aime ?

LE BARON.

Il pleurait bien aussi.

LE MARQUIS.

Je suis hors de moi-même.

Il faut donc convenir que Clarice et Fanchon

Sont deux personnes ?

LE BARON.

Oui.

LE MARQUIS.

Mes yeux et ma raison

Y répugnent encor, mais...

LE BARON.

Nouvelle matière

De surprise.

LE MARQUIS.

Quoi donc ?

LE BARON.

J’ai rencontre Dortière

En chaise de poste.

LE MARQUIS.

Où ?

LE BARON.

Dans le village.

LE MARQUIS.

Et là

Que faisait-il, mon cher ?

LE BARON.

« Ah ! Baron, vous voilà !

M’a-t-il dit, s’arrêtant pour moi par politesse ;

« Je m’en vais à Paris, où mon père me presse

« De me rendre ce soir : j’en serai de retour

« Demain tout au plus tard, avant la fin du jour.

« Vous pourrais-je, à Paris, rendre quelque service ?

« Avez-vous quelque chose à mander à Clarice ? »

Non, ai-je dit. Mon homme est parti de la main,

En me criant bien fort : « Adieu, jusqu’à demain. »

LE MARQUIS.

Au fond, je suis ravi de son petit voyage.

Vous verrez si la Fleur montrera son visage

Avant demain au soir ; il est bien loin d’ici.

LE BARON.

Je le crois comme vous. Ah, morbleu ! le voici.

LE MARQUIS.

Quel conte !

LE BARON.

Non, ma foi ; regardez, c’est lui-même.

LE MARQUIS.

Je ne soupçonne plus le moindre stratagème.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, DORTIÈRE, LE MARQUIS, LE BARON

 

LE COMTE, à Dortière.

Ma foi, monsieur la Fleur, vous changerez de ton,

Ou je vous chasserai.

DORTIÈRE.

Dire un mot à Fanchon,

Est-ce un si grand mal ?

LE COMTE.

Oui ; je t’en ai fait défense,

Et tu m’oses répondre avec cette impudence,

Lorsque je te reprends d’avoir récidivé ?

DORTIÈRE.

Ne puis-je pas...

LE COMTE.

Tais-toi.

LE MARQUIS, au Comte.

Qu’est-il donc arrivé ?

LE COMTE, d’un air surpris.

Je ne vous voyais pas ; pardonnez-moi, de grâce.

LE MARQUIS.

Vous grondiez ce coquin ?

LE COMTE.

Et très fort : je me lasse

De ses tons insolents et de ses actions,

Et je vois qu’il faudra que nous le renvoyions.

LE MARQUIS.

Le plus tôt vaut le mieux. Ce que je puis comprendre,

C’est qu’il poursuit Fanchon.

LE COMTE.

J’ai beau le lui défendre,

Il la cherche partout.

LE MARQUIS.

Chassez-moi ce maraud.

LE COMTE.

Ma sœur s’en aperçoit, et s’en plaignait tantôt

Vivement.

LE MARQUIS, levant sa canne pour frapper Dortière.

Vivement ? Oh, oh ! laissez-moi faire,

Je vais le rafraîchir.

LE COMTE, le retenant.

Non, non : c’est mon affaire.

LE MARQUIS, envisageant Dortière.

Lorsque cet impudent à mes yeux vient s’offrir,

Je lui trouve des traits que je ne puis souffrir ;

Et si je n’étais sûr que ce n’est pas Dortière,

Je le prendrais pour lui : voilà sa mine fière,

Son regard équivoque et son malin souris.

LE COMTE.

À propos, on m’a dit qu’il partait pour Paris.

LE BARON.

Il est déjà bien loin.

LE COMTE.

Pour quelle grande affaire

Part-il si brusquement ?

LE BARON.

Par ordre de son père,

À ce qu’il m’a dit.

LE COMTE.

Quoi ! vous l’avez vu ?

LE BARON.

Comment !

Si je l’ai vu ? Sans doute ; il courait bravement.

LE COMTE.

Ne vous a-t-il rien dit ?

LE BARON.

Quatre mots ; et mon homme

A disparu d’abord. Cet incident m’assomme ;

Car j’oserais jurer que Dortière est ici,

Et je l’ai vu partir des deux yeux que voici.

LE MARQUIS.

Je suis émerveillé du peu de différence...

Ma foi, la vérité passe la vraisemblance.

À Dortière.

N’est-ce pas là Dortière ? Eh !

LE COMTE.

Au premier coup d’œil

On le prendrait pour lui.

LE MARQUIS, à Dortière.

De quel pays ?

DORTIÈRE.

D’Auteuil

LE MARQUIS.

Ton père ?

DORTIÈRE.

Jardinier du vieux marquis Dortière,

Qui m’a fait, ce dit-on, plus noble que mon père ;

Parce que celui-ci, très étonné, je crois,

Me vit venir au monde au bout de quatre mois.

Soit que je fusse, ou non, de race paysanne,

Mon père m’accepta sans la moindre chicane.

La marquise Dortière, un ou deux mois après,

Mit au monde un garçon qui répétait mes traits

À tel point, qu’en dépit de mon père et ma mère,

On disait que j’avais l’honneur d’être son frère,

Et qu’on chanta dès lors, comme encore aujourd’hui,

Il dit ce vers en chantant.

« Il ressemble à son frère, on dirait que c’est lui. »

Bas, au Comte.

Mon maître est-il content ?

LE COMTE, bas, à Dortière.

J’ai tout sujet de l’être ;

Et ce coup d’essai-là vaut bien un coup de maître ;

J’en suis jaloux.

LE MARQUIS, au Comte.

De quoi parlez-vous donc tous deux ?

LE COMTE, feignant d’examiner Dortière.

J’examine de près ce rapport merveilleux

Entre Dortière et lui. Malgré leur ressemblance,

Je m’aperçois pourtant de quelque différence.

LE MARQUIS.

Mais en quoi donc ?

LE COMTE.

Ce nez n’est pas aussi bien fait

Que celui de son frère.

LE BARON, examinant.

Oh ! l’autre est plus parfait.

LE COMTE.

Si Dortière a l’air fier, celui-là l’a farouche.

LE MARQUIS.

Il est vrai.

LE COMTE.

Remarquez, de plus, que cette bouche

Est plus grande que l’autre.

LE BARON.

Oh ! oui, sans contredit.

LE COMTE.

Dortière est gracieux quand sa bouche sourit ;

Regardez celle-ci quand elle veut sourire.

LE MARQUIS, à Dortière.

Souris donc.

DORTIÈRE, sourit en faisant la grimace.

Ah, ah, ah.

LE BARON.

C’est un ris de satyre.

LE COMTE.

Vous voyez, quoiqu’en gros ils se ressemblent fort,

Que leurs traits en détail ont bien moins de rapport.

LE BARON.

À force d’y rêver, on sent la différence.

LE MARQUIS.

Oui, la vérité prend un air de vraisemblance.

LE BARON, au Marquis.

Je ne suis plus surpris.

LE COMTE.

Tenez, mon cher Baron,

Si vous aviez de près examiné Fanchon,

Comme j’ai fait tantôt, la trouvant chez Julie,

Vous rougiriez d’abord d’avoir fait la folie

De la prendre un instant pour votre aimable sœur.

LE BARON.

J’en suis honteux.

LE MARQUIS.

Pourquoi rougir de notre erreur ?

Je demeure d’accord que Clarice est plus belle ;

Mais, après tout, Fanchon ne l’est guère moins qu’elle :

Je la trouve piquante ; elle a je ne sais quoi

De vif et d’attrayant, qui me revient, à moi.

DORTIÈRE, au Marquis.

Oui : mais elle est bien bête, et vous pouvez m’en croire.

LE MARQUIS.

Et toi, tu n’es qu’un sot.

DORTIÈRE, lui faisant la révérence.

Ah ! vous flattez ma gloire.

LE MARQUIS.

Fanchon, pour ce Monsieur, n’a pas assez d’esprit.

Peste soit du faquin !

DORTIÈRE.

Je dis ce qu’on a dit.

LE MARQUIS.

Qui ?

DORTIÈRE.

Qui ? Mademoiselle.

LE MARQUIS.

Ô la bête elle-même !

LE COMTE.

Ma sœur bête ?

LE MARQUIS.

Au parfait.

LE COMTE.

Je vois quelqu’un qui l’aime,

Parce qu’il trouve en elle, esprit, grâce, beauté.

LE MARQUIS.

Eh ! quel est ce sot-là ?

LE BARON.

C’est moi, sans vanité.

LE MARQUIS.

Excusez, je croyais qu’il s’agissait d’un autre.

LE COMTE.

Mais c’est d’un autre aussi : de mon ami.

LE MARQUIS.

Le vôtre

N’est pas le mien.

LE COMTE.

Pourquoi ?

LE MARQUIS.

N’est-ce pas Dortière ?

LE COMTE.

Oui.

Il est riche, et d’un rang...

LE MARQUIS.

J’en suis très réjoui.

LE COMTE.

Il voudrait s’allier avec notre famille.

LE MARQUIS.

Dites-lui nettement qu’il n’aura point ma fille.

DORTIÈRE.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

LE MARQUIS.

De quoi te mêles-tu ?

DORTIÈRE.

C’est que j’aime mon frère.

LE MARQUIS.

Avez-vous jamais vu

Un plus hardi faquin ?

DORTIÈRE.

C’est un parti sortable.

LE MARQUIS.

Moi ! lui donner ma fille ? Il m’est insupportable.

LE COMTE.

Ce serait le moyen de vous raccommoder

Avec monsieur son père.

LE MARQUIS.

Et moi, je veux plaider.

Pourquoi commence-t-il ? Ah ! je lui vais apprendre

Montrant le Baron.

À se jouer à moi. Tenez, voilà mon gendre.

DORTIÈRE, regardant le Baron.

Ce vilain Monsieur-là ?

LE MARQUIS.

Chassez-moi ce maraud,

Ou je le chargerai...

LE COMTE, bas, à Dortière.

Tais-toi donc.

LE BARON.

Peu s’en faut

Que je... Retire-toi, sinon je t’estropie.

DORTIÈRE.

Je sors, mais nous verrons...

LE BARON.

Je crois qu’il me défie !

Dortière sort.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, LE COMTE, LE BARON

 

LE COMTE.

Il est parti.

LE BARON.

Tant mieux ; quand je suis en fureur,

Nul égard ne saurait retenir ma valeur.

Un faquin qui me brave et me rompt en visière !

LE COMTE.

N’en soyez point surpris, il adore Dortière ;

Bon sang ne peut mentir : comme son espion,

Il parle en sa faveur en toute occasion,

Et tâche à le servir auprès de ma sœur même,

Qui daigne l’écouter.

LE MARQUIS.

Comment ! est-ce qu’elle aime

Dortière ?

LE COMTE.

Je croyais qu’elle aimait le Baron,

Elle me l’avait dit ; elle change de ton.

LE MARQUIS.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

LE COMTE.

Entre nous, c’est ma mère

Qui l’a déterminée en faveur de Dortière.

LE MARQUIS.

Oh, parbleu ! nous verrons.

LE COMTE.

Ne vous obstinez pas ;

Ma mère est en humeur de faire du fracas ;

Elle enrage de voir l’étroite intelligence

Entre Monsieur et vous.

LE MARQUIS.

Et qu’est-ce qu’elle en pense ?

LE COMTE.

Elle en est inquiète.

LE MARQUIS.

Oui ! Par quelle raison ?

LE COMTE.

Je crois qu’elle a conçu quelque fâcheux soupçon.

LE MARQUIS, au Baron.

Auriez-vous jasé ?

LE BARON.

Moi ?

LE MARQUIS, au Comte.

Sur quoi, je vous supplie ?...

LE COMTE.

Si vous voulez la paix, ne donnez point Julie

Au Baron.

LE MARQUIS.

Dites-moi...

LE COMTE.

Non, je ne dis plus rien ;

Mais...

LE BARON.

Je l’aurai pourtant, et j’en sais le moyen.

La belle, à mon égard, a beau faire la fière ;

Cinquante mille écus, que coûterait Dortière,

Pourront bien refroidir ses transports amoureux.

LE COMTE.

De quoi me parlez-vous ?

LE BARON.

D’un dédit que tous deux

Nous nous sommes signé d’une pareille somme.

LE COMTE.

Mon père et vous ?

LE BARON.

Sans doute : il est trop galant homme

Pour vous nier le fait. Tenez donc pour constant

Qu’il me faut ou Julie, ou de l’argent comptant.

Serviteur.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, LE COMTE

 

LE COMTE, à part.

Dit-il vrai ? Serait-il bien possible

Qu’il nous eût fait ce tour ?

LE MARQUIS.

Ce Baron est terrible

Sur l’intérêt : je vois qu’il n’en démordra pas.

LE COMTE.

Le dédit est réel ?

LE MARQUIS.

Oui : j’ai fait un faux pas,

J’en suis fâché.

LE COMTE, en souriant.

Bon, bon !

LE MARQUIS.

Quoi ?

LE COMTE.

Vous êtes trop sage

Pour vous être lié de la sorte, et je gage...

LE MARQUIS.

Il ne dit que trop vrai.

LE COMTE.

J’ose encore en douter.

LE MARQUIS.

Pourquoi ?

LE COMTE.

Le cher Baron m’a voulu plaisanter

Tantôt sur ce dédit ; et moi, très peu crédule,

J’ai traité son discours de conte ridicule.

Un père de famille, ai-je dit hardiment,

Aurait-il pu risquer un tel engagement ?

Mais lui, pour m’imposer (voyez quelle malice !)

M’a laissé soupçonner que vous aimiez Clarice ;

Que, pour venir à bout de vos secrets desseins,

Vous vous étiez résous à vous lier les mains ;

Qu’à votre passion vous immoliez Julie,

Et qu’un homme amoureux peut faire une folie.

LE MARQUIS.

Il vous a dit cela ?

LE COMTE.

Non pas ouvertement ;

Mais il a l’esprit court, et peu de jugement,

Et m’en a dit assez pour me faire comprendre

Qu’à des conditions il serait votre gendre.

LE MARQUIS.

Quelles sont-elles donc ? pouvez-vous les citer ?

LE COMTE.

Dispensez mon respect de vous les répéter :

J’en rougirais pour vous.

LE MARQUIS, à part.

Me trahir de la sorte !

Ah ! maudit babillard, que le diable t’emporte !

Haut.

Je m’en vais le tancer.

LE COMTE, l’arrêtant.

Il vous niera le fait ;

Car il m’a dit cela, sans le dire en effet :

Tous ses discours n’étaient que paroles obscures,

D’où j’ai su, malgré lui, tirer mes conjectures.

Souvent, sans le vouloir, un sot est indiscret,

Et, pour peu qu’on le sonde, il livre son secret.

C’est le cas du Baron. Comme il n’a pu se taire,

Ma mère a pénétré jusqu’au fond du mystère ;

Du moins elle le croit : elle en est en fureur.

LE MARQUIS.

J’enrage.

LE COMTE.

Et le dédit va lui percer le cœur.

Ainsi, pour prévenir quelque événement triste,

Dites-moi franchement si cet écrit existe.

LE MARQUIS.

Eh bien donc, pour détruire un indigne soupçon j

Je vais vous dire tout.

LE COMTE.

Et vous avez raison.

LE MARQUIS.

Le Baron s’est vanté d’avoir ma signature ;

Mais je jure d’honneur que c’est une imposture :

Le dédit prétendu n’a jamais existé,

Ce n’était qu’un prétexte.

LE COMTE.

Oh ! je m’en suis douté.

Pour faire un tel écrit vous êtes trop bon père.

LE MARQUIS.

Sans doute ; et vous pouvez détromper votre mère,

En cas qu’à cet égard elle soit dans l’erreur ;

Car il ne faut qu’un rien pour la mettre en fureur.

Dieu vous garde, mon fils, d’une pareille épouse !

Revenons à Clarice : elle en est donc jalouse ?

LE COMTE.

Si bien que, croyant voir tous ses traits dans Fanchon,

Elle veut la chasser.

LE MARQUIS, d’un air alarmé.

Parlez-vous tout de bon ?

LE COMTE.

Très sérieusement.

LE MARQUIS.

Quel diable de caprice !

LE COMTE.

Elle dit que Fanchon vaut bien au moins Clarice.

Au fond, rien n’est plus vrai, j’y fais réflexion.

LE MARQUIS.

Elle mériterait votre protection ;

C’est votre sœur de lait.

LE COMTE.

Oui ; j’y songeais, mon père.

LE MARQUIS.

Comme vous gouvernez l’esprit de votre mère,

C’est à vous d’empêcher qu’on ne chasse d’ici

Cette jolie enfant.

LE COMTE.

Je l’entends bien ainsi.

Elle nous restera, j’ose vous le promettre...

Je dédit étant nul, vous voudrez bien permettre

Que j’épouse Clarice ?

LE MARQUIS, froidement.

Oui, cela se pourrait ;

Mais...

LE COMTE.

Quoi donc ?

LE MARQUIS.

Le Baron d’abord exigerait

Qu’on lui donnât Julie : et comment m’en défendre ?

Car il a ma parole.

LE COMTE.

Il faut lui faire entendre

Qu’assuré que ma sœur ne veut point l’épouser,

Vous La chérissez trop pour la tyranniser.

LE MARQUIS, après avoir un peu rêvé.

Si je faisais cela... Fanchon resterait-elle ?

Pourriez-vous l’obtenir ?

LE COMTE.

Plaisante bagatelle !

Bien loin qu’à cet égard j’essuyasse un refus,

Si le cas l’exigeait, j’obtiendrais encor plus.

LE MARQUIS.

N’allez pas soupçonner quelque dessein coupable.

Naturellement, moi, je suis fort pitoyable :

Je songe que Toinot a très bien mérité

Que l’on ait pour sa fille un peu de charité.

LE COMTE.

Et vous ne doutez pas que je ne compatisse

Au danger qu’elle court. Si j’épouse Clarice,

Ma mère accordera tout ce que vous voudrez.

LE MARQUIS.

Vous êtes jeune encor ; quand vous l’épouserez

Dans un an, dans deux ans, c’est assez tôt, je pense :

Je veux vous contenter, mais prenez patience.

LE COMTE, après avoir un peu levé.

Nous ne pouvons garder cette aimable Fanchon ;

J’y fais réflexion à présent.

LE MARQUIS.

Pourquoi non ?

Vous m’avez promis...

LE COMTE.

Oui : mais je connais ma mère ;

J’aurai beau la prier, elle est trop en colère ;

Elle vous a surpris en lui parlant de près.

En effet, cette fille a de piquants attraits ;

Et, quoique paysanne, elle peut d’une épouse

Exciter aisément l’humeur fière et jalouse.

LE MARQUIS, d’un air riant.

Vous aimez donc Clarice ? En êtes-vous aimé ?

LE COMTE.

J’ai lieu de m’en flatter.

LE MARQUIS.

Ma foi, j’en suis charmé ;

Vous allez l’épouser... si Fanchon nous demeure.

LE COMTE, vivement.

Oh ! je vous en réponds.

LE MARQUIS.

Vous disiez tout à l’heure

Que votre mère...

LE COMTE.

Oui ; mais je presserai tant,

Je parlerai si bien, que vous serez content.

Par bonheur, nous avons ici près un notaire :

Le ferai-je venir pour terminer l’affaire ?

LE MARQUIS.

Clarice est à Paris.

LE COMTE.

Son frère nous suffît

Pour dresser le contrat ; et, puisque le dédit

N’existe point, ma sœur peut épouser Dortière.

À tout procès, par là, nous couperons matière ;

Et Dortière, entre nous, n’est parti brusquement,

Que pour porter son père à raccommodement.

LE MARQUIS.

C’est bien fait. Ah ! voici votre mère et Julie,

Avec la chère enfant. Je sors ; mais je vous prie

Très fort d’avoir pitié de la pauvre Fanchon.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, JULIE, CLARICE, LE COMTE

 

LA MARQUISE, à Clarice.

Il ne vous prend donc plus pour la sœur du Baron ?

CLARICE.

Non ; je suis paysanne, et Toinot est mon père,

On n’en peut plus douter : demandez à mon frère,

Il vous le jurera par mon frère Jeannot,

Infaillible garant du discours de Toinot.

En vérité, mon frère a fait un fin voyage !

LE COMTE.

C’est moi qui suis l’auteur de sa course au village,

Et je l’ai conseillée au Baron hardiment,

Assuré que Toinot lui dirait bonnement

Que sa fille Fanchon est auprès de Julie ;

Car le fait est certain. Toute la fourberie

Consiste à bien cacher l’innocente Fanchon,

Pour confier son rôle à la sœur du Baron.

Comme c’est depuis peu que cette villageoise

Sert ici sous Justine, autre fine matoise,

Qui par mon ordre exprès a su la séquestrer,

Mon père et le Baron n’ont pu la rencontrer ;

On l’a soigneusement dérobée à leur vue,

Si bien qu’elle leur est tout-à-fait inconnue.

Ce n’était pas assez : par ma dextérité,

J’ai mis ici Dortière en pleine sûreté.

Il a feint qu’à Paris il faisait un voyage ;

Il l’a dit au Baron au milieu du village,

Et le bon idiot, étrangement surpris,

Ne le croit point ici, le croyant à Paris.

LA MARQUISE.

L’intrigue est singulière.

LE COMTE.

Et de mon artifice

Je recueille le fruit, car j’épouse Clarice ;

Mon père en est d’accord.

LA MARQUISE.

Est-il vrai ?

LE COMTE.

Tout de bon.

Infidèle à Clarice, il se livre à Fanchon.

LA MARQUISE.

Le vieux fou ! Qu’il mérite un fils tel que le nôtre !

LE COMTE, à la Marquise.

Je pousse bien mon rôle, il faut jouer le vôtre ;

Nous le concerterons, et l’effet qu’il aura,

C’est que de son aveu Fanchon déguerpira.

LA MARQUISE.

Me voilà prête à tout.

JULIE.

Mais après tout, mon frère,

Pouvez-vous à ce point vous jouer de mon père ?

LA MARQUISE.

C’est moi qui l’autorise.

LE COMTE.

Et j’atteste le ciel

Que mon objet est juste, et même essentiel ;

Qu’au fond, plein de respect pour un père que j’aime,

Je mens pour le servir en dépit de lui-même :

Je le réconcilie avec ses ennemis ;

Je combats un penchant dont tout bas je gémis,

Tâchant de l’en guérir par d’innocentes ruses.

Je pourrais alléguer beaucoup d’autres excuses ;

Mais le point capital où j’aspire aujourd’hui,

C’est de mettre la paix entre ma mère et lui.

JULIE.

Il le faut avouer, votre objet est louable ;

Mais croyez-vous, mon frère, en être moins coupable ?

Il n’est jamais permis de procurer le bien,

S’il faut y parvenir par un mauvais moyen.

LE COMTE.

Ma sœur, en vérité, vous êtes scrupuleuse.

Mais vous qui me blâmez, la belle raisonneuse,

Ne nous aidez-vous pas ?

JULIE.

Je vous jure que non.

LE COMTE.

Et vous mentez, ma sœur ; car vous cachez Fanchon :

Clarice devant vous se fait passer pour elle ;

Vous vous taisez : ainsi vous êtes criminelle.

Par où différons-nous en cette occasion ?

Vous mentez en silence, et nous en action.

CLARICE.

La pauvre enfant rougit, le scrupule la ronge.

LE COMTE.

Sachez qu’en se taisant on peut faire un mensonge,

Et ne nous blâmez plus.

JULIE.

Eh bien ! je parlerai.

LA MARQUISE.

Gardez-vous-en, ma fille, ou je me fâcherai.

JULIE.

Vous m’imposez la loi, je suis justifiée.

LE COMTE.

Et, grâces aux menteurs, vous serez mariée.

Le Baron n’a plus, rien à prétendre sur vous,

Ma sœur ; et de ma main vous aurez un époux.

JULIE.

Qui ?

LE COMTE.

Dortière.

JULIE.

Non, non.

LE COMTE.

Quel caprice est le vôtre ?

JULIE.

Mon frère, je ne veux ni de l’un ni de l’autre :

Montval peut revenir.

LE COMTE.

Quelle prévention !

J’ai reçu de sa mort la confirmation.

JULIE.

Quand ?

LE COMTE.

Par un bulletin arrivé tout à l’heure ;

Je vais vous le montrer. Vous pleurez !

JULIE.

Oui, je pleure,

Et je veux au couvent renfermer mes douleurs.

Mais que vois-je ? Est-ce lui ? Je frémis, je me meurs.

Elle s’évanouit dans les bras de Clarice.

CLARICE.

Ah ! Madame... En effet, elle perd connaissance.

Aidez-moi donc.

 

 

Scène VI

 

MONTVAL, LA MARQUISE, JULIE, CLARICE

 

MONTVAL, à la Marquise.

Voici la Marquise, je pense.

Madame, pardonnez si j’entre brusquement,

Et daignez faire grâce à mon empressement.

Je brûlais de revoir la charmante Julie.

Mais, ô ciel ! je la vois prête à perdre la vie.

Quel sujet l’a réduite à cette extrémité ?

CLARICE, à Montval.

Vous êtes à ses yeux un mort ressuscité.

MONTVAL, à Julie.

Rappelez vos esprits. Grâce au ciel, je respire.

Qui peut vous avoir dit ?...

CLARICE.

La voilà qui soupire ;

Elle reprend ses sens.

JULIE.

Ah ! Montval, est-ce vous ?

MONTVAL.

Moi-même ; ouvrez les yeux, je suis à vos genoux.

JULIE.

Est-il possible, ô ciel ! que je vous voie encore ?

MONTVAL.

Oui, oui, vous le voyez, celui qui vous adore,

Et qui veut être à vous jusqu’au dernier soupir.

 

 

Scène VII

 

DORTIÈRE, MONTVAL, LA MARQUISE, JULIE, LE COMTE, CLARICE

 

DORTIÈRE, au Comte.

Je viens te dire un fait qui te fera plaisir.

Mon voyage au village a produit un miracle,

Et le Marquis... Ah, ah ! quel étrange spectacle !

Quel est cet homme-là ?

LE COMTE.

Le Marquis de Montval,

Ou son ombre du moins, et de plu» ton rival.

MONTVAL.

Moi, rival d’un valet !

DORTIÈRE.

Vous saurez par le Comte,

Qu’un rival tel que moi ne vous fait point de honte.

LE COMTE.

Il vous dit vrai, Monsieur ; je vous le garantis.

MONTVAL, à la Marquise.

Eh ! quel est son garant, de grâce ?

LA MARQUISE.

C’est mon fils.

MONTVAL, au Comte.

Monsieur, je n’avais pas l’honneur de vous connaître.

Puis-je vous embrasser ?

LE COMTE, froidement.

Vous en êtes le maître.

MONTVAL.

Je vous embrasse donc du meilleur de mon cœur.

Ami de votre père, amant de votre sœur,

J’aspirais à vous voir.

LE COMTE.

Contentez votre envie...

Mais est-il bien constant que vous soyez en vie ?

MONTVAL.

La question me charme ! en pouvez-vous douter ?

LE COMTE.

Oui-dà, je le pourrais.

MONTVAL.

Vous voulez plaisanter.

LE COMTE.

Mais non : de vingt endroits j’ai reçu la nouvelle

De votre mort.

MONTVAL.

Fort bien. Et se confirme-t-elle ?

LE COMTE.

Jugez-en ; votre aspect vient.de nous effrayer.

CLARICE, riant de tout son cœur.

La dispute est plaisante, et ne peut se payer.

JULIE.

Mon frère, craignez-vous de me voir trop heureuse ?

LE COMTE.

Monsieur, si vous vivez (car la chose est douteuse),

Je crois que vous serez vivement affligé.

Depuis votre trépas, mon père est engagé

Avec un autre.

MONTVAL.

Ô ciel ! un autre vous possède ?

JULIE.

Non, pas encor.

MONTVAL, à Julie.

Le mal n’est donc pas sans remède ?

LA MARQUISE, à Montval.

Ne vous alarmez point de tout ce qu’on vous dit.

LE COMTE.

Qu’il ne s’alarme point ! Il s’agit d’un dédit :

Ne traitez point ceci de conte ridicule.

MONTVAL.

Quelle est, dans ce dédit, la somme qu’on stipule ?

LE COMTE.

Cinquante mille écus.

LA MARQUISE, à Montval.

Ne croyez point cela,

De grâce.

LE COMTE.

Demandez à ma sœur, la voilà.

LA MARQUISE.

Ma fille, dit-il vrai ?

JULIE.

Je l’ai su de mon père,

J’en suis au désespoir.

LA MARQUISE.

J’apprends un beau mystère !

LE COMTE.

Vous voyez si je mens.

LA MARQUISE.

Ô triste vérité !

Avec qui votre père a-t-il fait ce traité ?

LE COMTE.

Avec son cher Baron.

LA MARQUISE.

Ah, l’indigne !

MONTVAL.

Madame,

Si Julie est constante, elle sera ma femme :

Obtenez seulement qu’on rompe le dédit,

Je paierai le Baron.

DORTIÈRE, à part.

Je crève de dépit.

MONTVAL.

Pour devenir heureux, je plaindrai peu la somme.

LE COMTE.

Le trait, je le confesse, est d’un bien galant homme.

JULIE.

Je n’accepterai point ce généreux secours :

J’aime mieux au couvent aller passer mes jours,

Pour vous être fidèle, et vous rendre justice.

Je vous en fais, Montval, un tendre sacrifice.

MONTVAL.

Et moi, je le refuse, et je suis en état...

LA MARQUISE.

Vous poursuivrez chez moi ce généreux combat ;

Au Comte.

Venez. Et vous aussi.

LE COMTE.

Non, souffrez...

LA MARQUISE.

Je l’exige.

LE COMTE, montrant Dortière et Clarice.

Il faut que je leur parle.

LA MARQUISE.

Oh ! suivez-moi, vous dis-je.

 

 

Scène VIII

 

CLARICE, DORTIÈRE

 

DORTIÈRE.

Vous voyez ce qui doit arriver de ceci.

J’ai deux partis à prendre : en deux mots les voici.

Me battre avec Montval est le premier.

CLARICE.

Et l’autre ?

DORTIÈRE.

Serait fort de mon goût, s’il se trouvait du vôtre.

Pour me résoudre enfin, il faut nous expliquer.

CLARICE.

Voyons.

DORTIÈRE.

Depuis un temps vous pouvez remarquer

Que mes empressements ne touchent point Julie.

CLARICE.

Vous battre pour l’avoir serait une folie.

Si vous étiez vainqueur elle vous haïrait ;

Si vous ne l’étiez pas elle triompherait.

Quel que fût votre sort, vous en auriez la honte.

DORTIÈRE.

Je le crois comme vous. Aimez-vous bien le Comte ?

CLARICE.

Je conviens qu’avec lui j’aurais pu m’engager,

Mais je ne l’aurais fait que pour vous obliger :

Pour obtenir sa sœur, c’est vous qui m’en pressâtes,

Et je ne vins ici que quand vous l’exigeâtes.

DORTIÈRE.

Eh bien ! vengez-moi donc.

CLARICE.

Je ne puis vous celer

Que je crois valoir trop pour être un pis-aller.

DORTIÈRE.

Je vous aimai toujours, adorable Clarice :

Mon cœur à l’amitié faisait un sacrifice ;

Mais si vous le voulez, je reprendrai mon bien...

Vous balancez, Clarice, et ne répondez rien.

CLARICE.

Que dira votre ami ?

DORTIÈRE.

Sa sœur me justifie.

D’ailleurs, écoutez bien ce que je vous confie ;

Mon père me défend de m’allier ici,

Et j’en ai pour témoin la lettre que voici,

Qui, depuis un instant, vient de m’être remise.

CLARICE, après avoir lu.

L’inconstance, en effet, peut vous être permise ;

Mais c’est trahir le Comte.

DORTIÈRE.

Eh ! qu’importe ? En tout cas,

S’il voulait s’en fâcher, je ne le fuirais pas ;

Mais n’appréhendez rien, si vous voulez m’en croire ;

Il est vain, et sera la dupe de sa gloire :

S’il croit que vous m’aimez, il vous regardera

Comme indigne de lui ; du moins il le feindra.

CLARICE.

Me voilà rassurée.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, CLARICE, DORTIÈRE

 

LE MARQUIS.

Ah ! je vous prends ensemble !

Quoi ! petite effrontée !

CLARICE, à Dortière.

Il faut m’enfuir ; je tremble

Que sa brutalité ne cause quelque éclat.

DORTIÈRE.

Monsieur, ne croyez pas...

LE MARQUIS.

Taisez-vous, maître fat ;

Je saurai châtier vos façons insolentes.

Crois-tu que l’on t’ait pris pour flatter nos servantes ?

Par la mort !... Ils s’en vont. Au diable la Fanchon !

Je m’en vais retourner à la sœur du Baron.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, seul

 

Ah ! la Fleur te plaît donc, petite scélérate !

Je te cherche partout, et tu me fuis, ingrate !

J’ai beau courir, je perds tous les pas que je fais ;

Mais au fond j’en rougis. Moi, rival d’un laquais !

Et rival méprisé ! je n’oserais m’en plaindre :

Ma jalouse en fureur me force à me contraindre ;

Mon fils, trop pénétrant, pourrait la mettre au fait,

Et je m’aperçois bien qu’elle est toujours au guet.

Jalouse à cinquante ans ! n’est-ce pas une rage ?

Elle est folle, il est vrai ; mais moi, suis-je plus sage ?

J’en ai bientôt soixante, et je suis amoureux !

Je crois qu’on ferait bien de nous lier tous deux.

Mais j’ai beau réfléchir et me faire querelle,

La maudite Fanchon m’a tourné la cervelle.

J’étais bien résolu de l’oublier : morbleu !

Dès que je l’entrevois, je me sens tout en feu.

Ce faible me fait honte, il faut que j’en guérisse ;

Et j’y réussirais, si je voyais Clarice.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, LE MARQUIS

 

LE COMTE.

Mon père !

LE MARQUIS.

Quoi, mon fils ?

LE COMTE.

Plaisant événement !

Elle vient d’arriver ici dans le moment.

LE MARQUIS.

Qui ?

LE COMTE.

Clarice.

LE MARQUIS.

Clarice ?

LE COMTE.

Oui, Clarice elle-même.

Vous la verrez bientôt.

LE MARQUIS.

Ma surprise est extrême :

Cela ne se peut pas.

LE COMTE.

Cela se peut si bien,

Que je viens de la voir.

LE MARQUIS.

Oh ! je n’y comprends rien,

Et jamais je n’ai vu d’incident de la sorte.

Sa lettre nous marquait...

LE COMTE.

C’est que sa tante est morte.

LE MARQUIS.

Morte !

LE COMTE.

Subitement.

LE MARQUIS.

Elle a bien fait.

LE COMTE.

Au mieux.

À peine de sa tante elle eut fermé les yeux,

Qu’elle partit en poste ; hier nous l’aurions vue

Avant que jusqu’à nous sa lettre fût venue ;

Car sa tante mourut quelques moments après

Qu’elle eut à notre ami dépêché son exprès :

Mais ayant déjà fait la moitié de sa route

(Ce bizarre incident vous surprendra sans doute),

Elle se ressouvint qu’elle avait oublié

Un gage précieux de la tendre amitié

Que sa tante toujours fit éclater pour elle.

LE MARQUIS.

Eh ! quoi donc, s’il vous plaît ? L’aventure est cruelle.

LE COMTE.

Une large cassette, où Clarice savait

Que sa tante avait mis les effets qu’elle avait

En papier, en bijoux d’un prix considérable.

LE MARQUIS.

Ô quelle étourderie !

LE COMTE.

Elle est presque incroyable.

Clarice au désespoir...

LE MARQUIS.

Je n’en suis point surpris.

LE COMTE.

Prit son parti d’abord, et regagna Paris

En toute diligence, alarmée, inquiète,

Et, par un grand bonheur, retrouva la cassette.

LE MARQUIS.

Ah ! tant mieux.

LE COMTE.

Ce matin, dès la pointe du jour,

Revenant sur ses pas, la voilà de retour.

Ayant mis ses effets en sûreté chez elle,

Elle-même est venue apporter la nouvelle

De sa brusque arrivée ; et notre cher Baron

Pour elle désormais ne prendra plus Fanchon.

LE MARQUIS.

Ma foi, ni moi non plus.

LE COMTE.

Clarice est en présence :

Vous pouvez maintenant former cette alliance.

LE MARQUIS.

Alliance de qui ?

LE COMTE.

De Clarice et de moi.

LE MARQUIS.

Oh ! laissons-lui le temps de respirer. Eh quoi !

La marier, mon fils, aussitôt qu’arrivée ?

Elle n’a pas besoin de nouvelle corvée ;

Je serais très honteux de la lui proposer.

Clarice est fatiguée, et doit se reposer.

LE COMTE.

Oui ; mais deux ou trois jours, tout au plus, lui suffisent.

LE MARQUIS.

Dites deux ou trois mois : les médecins nous disent...

LE COMTE.

Eh ! ne recourez point à des prétextes vains :

On a les yeux sur vous, et vos secrets desseins

Commencent à percer ; ma mère en est instruite.

LE MARQUIS.

Quel discours est-ce là ?

LE COMTE.

Permettez-en la suite ;

Laissez-moi vous prouver l’amour et le respect

Que j’ai pour vous.

LE MARQUIS.

Comment !

LE COMTE.

Être trop circonspect.

Ce serait vous trahir ; parlons donc sans mystère.

Êtes-vous résolu de rompre avec ma mère,

De vous déshonorer par un fâcheux éclat ?

LE MARQUIS.

Non pas, assurément.

LE COMTE.

Oh bien ! faites état

Que, si vous n’agréez que j’épouse Clarice,

Vous allez m’exposer au plus cruel supplice.

LE MARQUIS.

Quel supplice ?

LE COMTE.

De voir ma mère pour jamais

Se séparer de vous...

LE MARQUIS.

Et pourquoi ?

LE COMTE.

Je me tais

Sur les raisons qu’elle a : ceci doit vous suffire.

Pour le reste, Monsieur, vous pouvez vous le dire.

LE MARQUIS.

On fait des caquets.

LE COMTE.

Oui.

LE MARQUIS.

Ce diable de Baron

M’a trahi.

Demi-bas.

Je m’en vais retourner à Fanchon.

LE COMTE.

Que dites-vous, mon père ?

LE MARQUIS.

Oh ! rien, je vous assure.

LE COMTE.

À quoi concluez-vous ?

LE MARQUIS.

Je vois qu’il faut conclure

À vous donner Clarice.

LE COMTE, lui baisant la main.

Ah ! vous me ravissez.

LE MARQUIS.

Mais qu’on ne vienne pas sur Fanchon...

LE COMTE.

C’est assez.

LE MARQUIS.

Me faire sottement quelque tracasserie.

LE COMTE.

Non, je vous en réponds.

LE MARQUIS.

Au moins, je vous en prie ;

Car je suis innocent sur cet article-là,

Comme l’enfant qui naît.

LE COMTE.

Oh ! je sais bien cela,

Et j’en pourrais jurer. Quelle horrible injustice !

J’en ai grondé ma mère.

LE MARQUIS.

Oui ; mais Voici Clarice.

LE COMTE.

Profitez, s’il vous plaît, de cette occasion

Pour lui faire savoir...

LE MARQUIS.

C’est mon intention.

 

 

Scène III

 

CLARICE, vêtue magnifiquement, LE MARQUIS, LE COMTE

 

LE MARQUIS.

Soyez la bienvenue, aimable voyageuse.

CLARICE.

Je suis tout en désordre, et j’en suis bien honteuse.

Lorsque l’on court en poste, on se dérange fort.

LE MARQUIS.

Ah ! si mes yeux me font un fidèle rapport,

Le mouvement vous donne une nouvelle grâce.

CLARICE.

Vous êtes obligeant.

LE MARQUIS.

Souffrez qu’on vous embrasse,

Pour vous marquer la joie...

CLARICE.

Ah ! Monsieur, doucement.

LE MARQUIS.

Ma foi, j’aime à vous voir dans cet habillement,

Il vous sied à ravir ; permettez donc encore...

CLARICE.

Non, s’il vous plaît, Monsieur : votre bonté m’honore ;

Mais, de grâce, songez que je viens de courir,

Et que, quand on arrive, on est lasse à mourir.

LE MARQUIS, au Comte.

Je vous le disais bien, elle est trop fatiguée.

À Clarice.

Vous vous trouvâtes hier, je crois, bien intriguée,

Quand vous fûtes contrainte à regagner Paris ?

CLARICE.

J’étais au désespoir.

LE MARQUIS.

Pour calmer vos esprits,

Que n’étais-je avec vous ! j’aurais volé moi-même...

LE COMTE, bas, au Marquis.

Songez donc...

LE MARQUIS.

À propos, mon fils dit qu’il vous aime,

Et se croirait heureux s’il était votre époux.

En effet, tout le monde est amoureux de vous.

Pour moi, si j’étais veuf, avec un peu moins d’âge,

Vous me feriez d’abord renoncer au veuvage ;

Car je suis encor vert, en parfaite santé,

Et de votre mérite à tel point enchanté,

Que je vous comblerais...

LE COMTE.

Je vais dire à ma mère...

LE MARQUIS, l’arrêtant.

Attendez, nous allons parler de votre affaire.

À Clarice.

Seriez-vous disposée à recevoir mon fils

Pour votre époux ?

CLARICE, froidement.

Monsieur, je dois prendre l’avis

De mon frère ; sans lui, je ne puis vous répondre.

LE MARQUIS.

C’est bien dit.

LE COMTE.

Quelle glace !

LE MARQUIS.

Eh bien ! laissez-la fondre,

Attendez le dégel.

LE COMTE, à Clarice.

Mais, du moins, dites-moi

Si vous consentiriez à recevoir ma foi,

En cas que mon dessein ne trouvât point d’obstacle.

CLARICE.

C’est à mon frère...

LE MARQUIS.

Oui, son frère est son oracle ;

Ne le voyez-vous pas ? Il faut le consulter.

Rien ne presse, après tout ; laissez-la méditer.

On vous donne du temps, pouponne incomparable,

Deux mois, trois mois, six mois ; car je suis raisonnable.

LE COMTE.

Mais pas trop, ce me semble.

À Clarice.

Abrégeons, s’il vous plaît,

Clarice ; en quatre mois prononcez mon arrêt.

J’ai déjà l’agrément de monsieur votre frère.

LE MARQUIS, vivement.

Et moi, je vous réponds qu’il dira le contraire.

LE COMTE, donnant la main à Clarice.

C’est ce qu’il faut savoir. Vous voulez bien, je crois,

Que nous nous expliquions, et venir avec moi.

Ils sortent tous deux en faisant une profonde révérence au Marquis, qui ôte et remet son chapeau brusquement.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, seul

 

Le bourreau me l’enlève, et je n’ose rien dire :

Pour me déconcerter, tout s’unit, tout conspire.

Clarice, je le vois, n’a pour moi que froideur.

Mon fils veut l’épouser, ma femme est en fureur ;

C’est elle qui l’excite à demander Clarice,

Pour me faire enrager ; et tout mon artifice

N’a pu venir à bout de cacher mon secret.

Oui, je m’en aperçois, je suis trop indiscret.

Sans ce maudit la Fleur, j’espérerais encore

De devenir heureux ; car il faut que j’adore

Ou Clarice ou Fanchon. La chose étant ainsi,

Je veux gagner la Fleur, ou le chasser d’ici.

Il vient fort à propos : je vais, en homme sage,

Sonder adroitement si j’en puis faire usage.

 

 

Scène V

 

DORTIÈRE, LE MARQUIS

 

DORTIÈRE, à part.

Tendons-lui nos panneaux.

LE MARQUIS.

Ah ! la Fleur, te voilà ?

Qui cherches-tu ? Fanchon ?

DORTIÈRE.

Moi ? non pas.

LE MARQUIS.

Eh ! la, la,

Ne fais point tant le fin ; tu l’aimes.

DORTIÈRE.

Au contraire,

Je la hais.

LE MARQUIS.

Pourquoi donc ? Hem ?

DORTIÈRE.

C’est que j’ai beau faire,

Je ne puis parvenir à m’en faire aimer.

LE MARQUIS.

Bon !

Tu te moques de moi.

DORTIÈRE.

Je vous jure que non.

LE MARQUIS.

Pauvre garçon ! ma foi, je te plains.

DORTIÈRE.

La friponne

A de l’ambition.

LE MARQUIS.

Tout de bon ?

DORTIÈRE.

Je soupçonne

Que vous l’avez gâtée en lui faisant accueil,

Et que son petit cœur en est gonflé d’orgueil.

Pour les pauvres valets, il est plus dur que roche :

J’en étouffe de rage ; et quand je lui reproche

Qu’elle vous a tantôt reçu plus poliment :

« Belle comparaison ! dit-elle brusquement :

« Vous n’êtes qu’un laquais, et Monsieur est le maître ;

« Il me fait trop d’honneur : vous le savez peut-être,

« Ou, si vous l’ignore/, mettez-vous dans l’esprit

« Que mon cœur est flatté de tout ce qu’il me dit. »

LE MARQUIS, d’un air joyeux.

Me dis-tu vrai, la Fleur ?

DORTIÈRE.

Oh ! oui, foi d’honnête homme.

LE MARQUIS, après avoir un peu rêvé.

Tu ne hais pas l’argent ?

DORTIÈRE.

Moi ? non.

LE MARQUIS.

Pour quelle somme

Voudrais-tu devenir mon confident secret ?

DORTIÈRE.

Pour ce que vous voudrez.

LE MARQUIS.

Es-tu fin et discret ?

DORTIÈRE.

Diable ! c’est là mon fort ; essayez mon adresse.

LE MARQUIS.

J’ai conçu pour Fanchon la plus vive tendresse.

DORTIÈRE.

Je m’en étais douté.

LE MARQUIS.

Tout de bon ?

DORTIÈRE.

Entre nous,

Si vous ne l’aimiez pas, en seriez-vous jaloux ?

LE MARQUIS.

Eh bien ! veux-tu, mon cher, me servir auprès d’elle ?

DORTIÈRE.

Parbleu ! de tout mon cœur.

LE MARQUIS.

Discrétion et zèle,

Ce sont là les deux points dont je te paierai bien.

Que ma femme et mon fils ne se doutent de rien.

DORTIÈRE.

S’ils se doutent de moi, je veux que l’on me berne.

LE MARQUIS.

Ma femme est un démon, et mon fils la gouverne.

DORTIÈRE.

Je sais déjà cela.

LE MARQUIS.

Diable, quel idiot !

DORTIÈRE.

Je vois tout d’un coup d’œil, j’entends à demi-mot.

LE MARQUIS.

Voilà ce qu’il me faut. Tiens, voilà vingt pistoles.

DORTIÈRE.

Vous me paierez tantôt.

LE MARQUIS.

Soit.

DORTIÈRE.

En quatre paroles,

Qu’exigez-vous de moi ? Me voilà prêt à tout.

LE MARQUIS.

C’est de dire à Fanchon qu’elle est fort de mon goût.

DORTIÈRE.

Elle s’en doute bien, je le vois à sa mine :

Quoiqu’elle ait peu d’esprit, par instinct elle est fine.

LE MARQUIS.

C’est fort bien distinguer, monsieur le grenadier :

Vous n’êtes pas si sot que vous êtes grossier,

Et vous me semblez propre à conduire une intrigue.

DORTIÈRE.

La vôtre ira son train sans beaucoup de fatigue.

Fanchon n’a pas d’acquit : mais, sans prévention,

Elle ne manque pas de disposition.

Au premier entretien, je la garantis folle.

LE MARQUIS.

De moi ?

DORTIÈRE.

Bien entendu ; comptez sur ma parole.

LE MARQUIS.

Et toi sur mon argent. Trouve donc le moyen

Que je puisse avec elle avoir un entretien.

DORTIÈRE.

Je m’en vais m’acquitter de ma noble ambassade.

On doit aller au loin faire une promenade ;

Et, dès que je verrai tout le monde dehors,

J’amène ici Fanchon, j’en réponds corps pour corps.

LE MARQUIS.

Quand il en sera temps, j’aurai soin de m’y rendre.

DORTIÈRE.

Songez-y.

LE MARQUIS.

Ne crains pas que je me fasse attendre.

DORTIÈRE.

J’aperçois votre fils, sortez.

LE MARQUIS.

C’est fort bien dit ;

Il faut être rusé.

DORTIÈRE.

Vivent les gens d’esprit !

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, DORTIÈRE

 

LE COMTE.

Eh ! qui sont ces gens-là ?

DORTIÈRE.

Ton père. Ô l’habile homme !

Pour venir à son but, il ne plaint pas la somme,

Il donne à pleines mains. De ce père prudent

J’ai maintenant l’honneur d’être le confident :

Clarice est hors de cour, malgré tout son mérite,

Et Fanchon maintenant sultane favorite.

Il m’a chargé du soin de le lui déclarer :

À répondre à ses feux je dois la préparer,

Et je m’en suis chargé. Messager prompt, fidèle,

Ici je dois bientôt introduire la belle

Pendant la promenade : heureuse occasion

De voir l’objet aimé, sans interruption.

LE COMTE.

L’occasion nous rit beaucoup plus qu’à mon père ;

Profitons-en, surtout en faveur dé ma mère,

Qui, suivant mes avis, le rendra si confus,

Qu’à de pareils écarts il ne songera plus ;

Et par là je saurai (du moins c’est mon envie)

Les faire vivre en paix le reste de leur vie.

Mon père, à mon bonheur forcé de consentir,

Ne me forcera plus désormais à mentir.

Je suis las de jouer un si bas personnage ;

Et, devenant heureux, je deviendrai plus sage.

DORTIÈRE.

Ne te manque-t-il plus que son consentement

Pour épouser Clarice ?

LE COMTE.

Eh mais ! apparemment.

DORTIÈRE.

Apparemment ! Clarice est-elle résolue ?...

LE COMTE.

Non : je croyais l’affaire absolument conclue ;

Mais depuis un moment (et je ne sais pourquoi)

Clarice me paraît assez froide pour moi.

Quelle en est la raison ? Pourrais-tu me la dire ?

DORTIÈRE.

Pour quelqu’un en secret peut-être elle soupire.

LE COMTE.

Qui pourrait tout à coup la forcer à changer ?

Songes-y, je t’en prie.

DORTIÈRE.

Oui, oui, j’y vais songer.

Bien souvent c’est celui que le moins on soupçonne.

LE COMTE.

Cependant je ne vois ici venir personne

Qu’on puisse soupçonner.

DORTIÈRE.

Hom ! l’Amour est bien fin,

Et quelquefois bien traître. Il me cause un chagrin

Dont je dois me venger. Ici, par son adresse,

Je m’étais introduit auprès de ma maîtresse ;

Et le traître qu’il est, ressuscite un rival

Pour me perdre auprès d’elle.

LE COMTE.

Elle adore Montval ;

Tu le sais bien.

DORTIÈRE.

D’accord ; malgré cela, j’espère

Que tu vas empêcher qu’on ne me le préfère.

De ta mère à ton gré tu, gouvernes l’esprit,

Fais-la pencher pour moi.

LE COMTE.

Ce diable de dédit

Qu’il s’offre d’acquitter la lui rend favorable.

Tu devrais sur-le-champ faire une offre semblable.

DORTIÈRE.

Pourrait-on s’y fier ? Ce serait n’offrir rien,

Puisque je ne suis pas le maître de mon bien.

LE COMTE.

Le Baron, ton ami, pourrait te faire grâce,

Ou t’accorder du temps.

DORTIÈRE.

J’aurais l’âme assez basse

Pour exiger de lui cinquante mille écus ?

Non, mon cher ; et d’ailleurs je craindrais un refus.

Quel ami voudrait faire un présent de la sorte ?

LE COMTE.

Ne t’étonne donc pas si ton rival l’emporte,

Et ne me blâme point, si, malgré mon crédit,

Je ne puis empêcher les effets du dédit.

DORTIÈRE.

Mais est-il bien réel ?

LE COMTE.

Très réel, je t’assure.

À part.

Morbleu ! faut-il lâcher encor cette imposture !

Haut.

Je n’ai pu résister aux larmes de ma sœur.

DORTIÈRE.

Tu m’abandonnes donc ?

LE COMTE.

C’est que j’ai trop bon cœur.

Ce diable de Montval a subjugué ma mère

Aussi-bien que ma sœur. Je suis fils, je suis frère,

Toutes deux sur mes sens plus puissantes que moi,

Abusent de leur force, et m’imposent la loi.

DORTIÈRE.

Ajoute encore un point, c’est que Montval t’impose.

LE COMTE.

Ma foi, naïvement je t’avouerai la chose ;

Son mérite est frappant, j’en ai senti l’effet.

DORTIÈRE.

Je ne le vois que trop.

LE COMTE.

Si quelque homme est parfait,

C’est Montval, ce me semble, ou nul ne le peut être.

Malgré cela pourtant, si j’en étais le maître,

Sur ma foi, mon honneur, tu serais préféré,

Et peut-être qu’encor rien n’est désespéré.

Ne te rebute point que je ne te le dise.

Mais je vais avancer, sans délai ni remise,

La suite du projet que tu viens d’entamer :

Tout est prêt pour cela.

 

 

Scène VII

 

DORTIÈRE, seul

 

Pourrait-on me blâmer,

Si j’allais de ce pas désabuser son père ?

Le Comte me trahit, abusé par sa mère ;

Mais je me venge assez en m’emparant du cœur

De l’objet de ses vœux : et son ingrate sœur

Est indigne de moi, puisqu’elle me méprise.

Au parti que je prends le dépit m’autorise.

Clarice m’aime ; allons, il s’agit de sonder

Si ce fou de Baron voudra me l’accorder.

À l’égard du Marquis, je sais bien qu’il m’abhorre :

Je voulais m’en venger, et je le veux encore :

J’avais bien commencé ; je vais, pour l’achever,

Le pousser dans le piège, au lieu de l’en sauver.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, DORTIÈRE

 

DORTIÈRE.

Je vous cherchais, Monsieur : voulez-vous bien permettre...

LE BARON.

Que me veut ce maraud ?

DORTIÈRE.

Vous donner une lettre.

LE BARON.

De quelle part ?

DORTIÈRE.

Lisez le dessus, s’il vous plaît ;

L’écriture vous dit de quelle part elle est.

La reconnaissez-vous ?

LE BARON.

Demande singulière !

Si je la reconnais ! Parbleu ! c’est de Dortière.

DORTIÈRE.

De lui-même, Monsieur ; de mon frère cadet.

LE BARON.

Que veut dire ceci ?

DORTIÈRE.

Vous allez être au fait.

Mon frère vous propose une riche alliance.

LE BARON.

Tu sais ce qu’il m’écrit ?

DORTIÈRE.

Oui, Monsieur ; ce qu’il pense,

Ce qu’il dit, ce qu’il fait, je le sais comme lui,

Et c’est pour l’obliger que je sers aujourd’hui

Dans cette maison-ci ; sans cela, j’aurais honte

D’avoir pris la livrée, et de servir le Comte.

Mais il a ses raisons, un jour vous les saurez,

Et sans peine, je crois, vous les approuverez.

Lisez.

LE BARON lit.

« Ayant reçu contre-ordre de mon père,

« Lorsque j’étais à mi-chemin,

« Je suis de retour, cher voisin,

« Et je t’attends chez moi, pour traiter une affaire

« Dont, je crois, tu seras surpris,

« Mais qu’il faudra demain terminer à Paris.

« Mon père veut pour moi te demander Clarice.

« Si tu consens que l’hymen nous unisse,

« Tu me feras un heureux sort,

« Et comme tu voudras nous ferons notre accord.

« DORTIÈRE. »

Parbleu ! je suis ravi de ce qu’il me propose.

Je vois qu’en sa faveur ici tout me dispose,

Car tout s’y réunit pour me faire enrager.

Le Marquis m’abandonne, et je veux m’en venger ;

Je n’en pouvais trouver de plus sûre manière

Que de donner ma sœur à mon ami Dortière :

Il le hait à la mort, il s’en est expliqué,

Et le Comte en doit être également piqué.

Je me suis aperçu qu’il adore Clarice ;

Ainsi de son mépris je me ferai justice

Dès que je le voudrai. Mais je suis indiscret

De parler devant toi. N’es-tu pas son valet ?

DORTIÈRE.

Oui, je le suis, Monsieur, mais c’est par stratagème :

Me parler, c’est parler à Dortière lui-même ;

Je suis son confident, je suis son espion,

Et, ravi d’être instruit de votre intention,

Je cours l’en informer.

LE BARON.

Suspends un peu ta course,

Mon enfant ; il me reste encore une ressource,

Pour obtenir l’objet que j’aime à la fureur.

Je veux voir mon rival, et tâter sa valeur.

Si je le fais plier, je m’assure Julie.

DORTIÈRE.

Prenez garde, Monsieur, de faire une folie.

Votre rival a l’air d’un vaillant homme.

LE BARON.

Et moi,

Ne suis-je pas un brave ?

DORTIÈRE.

Ah ! Monsieur, je le crois.

LE BARON.

D’ailleurs, je suis piqué, jaloux, inconsolable,

Et l’amour en fureur me rend pire qu’un diable.

DORTIÈRE.

Peste !

LE BARON.

J’avais remis mes exploits à trois ans :

Mais mon cœur enflammé veut abréger le temps.

DORTIÈRE.

Tenez, voici Montval.

LE BARON.

Laisse-nous, je te prie ;

Je veux agir pendant que je suis en furie.

Dortière sort.

 

 

Scène IX

 

MONTVAL, LE BARON

 

LE BARON, d’un air haut.

N’est-ce pas vous, Monsieur, qui vous nommez Montval ?

MONTVAL.

C’est moi-même, Monsieur.

LE BARON.

Vous êtes mon rival,

À ce que l’on m’a dit.

MONTVAL.

Cela pourrait bien être ;

Mais, Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

Seriez-vous ce Baron ?...

LE BARON.

C’est moi, sans contredit.

MONTVAL.

Je n’y contredis pas. On parle d’un dédit

Que vous avez en main.

LE BARON.

Si je l’ai, je suis homme

À me faire payer exactement la somme ;

Et, quel que soit, morbleu ! celui qui la devra,

Sans quartier ni remise il la financera.

Je suis vert sur mes droits, et tiens de feu mon père,

Qui savait vivement soutenir une affaire.

Nous n’en aurons aucune, et me voilà tout prêt

À payer le dédit.

LE BARON.

Oui, si cela me plaît ;

Mais j’aime moins l’argent que je n’aime Julie,

Et me la disputer, c’est faire une folie ;

Je vous en avertis.

MONTVAL.

Je ne le croyais pas.

LE BARON.

Et que j’ai soutenu plus de trente combats,

Qui n’ont été pour moi que des moissons de gloire :

Quoiqu’on m’ait quelquefois disputé la victoire,

Ma valeur redoutable en a mieux éclaté :

Elle punit l’audace et la témérité ;

Et, si vous en doutez, j’en porte ici la preuve.

Mettant la main sur son épée.

MONTVAL, en souriant.

Je ne veux point, Monsieur, vous mettre à cette épreuve.

Votre argent sera prêt, au plus tard, dès demain.

LE BARON.

C’est peu que de ma somme, il faut un coup de main.

Ma valeur vous surprend, votre âme en est frappée ;

Mais sachez que Julie est au bout de l’épée.

À part.

Il rougit, il pâlit ; je n’ai qu’à le pousser.

MONTVAL.

Parlez-vous tout de bon ?

LE BARON.

Faut-il recommencer ?

MONTVAL.

Vous ne ferez pas mal, j’ai peine à vous comprendre.

LE BARON.

Ouvrez donc mieux l’oreille, et vous allez m’entendre.

Que le dédit existe, ou qu’il n’existe point,

Que je l’exige, ou non, ce n’est pas là le point ;

Le fait est qu’il vous faut renoncer à Julie,

Ou par la ventrebleu !...

MONTVAL.

Monsieur, je vous supplie,

Ne nous échauffons point.

LE BARON, d’un ton vif et haut.

Je veux m’échauffer, moi ;

M’en empêcherez-vous ?

MONTVAL.

Vous plaisantez, je crois.

LE BARON.

Je plaisante ! oh, parbleu ! le trait est admirable !

On ne badine point sur un sujet semblable,

Et, pour en être sûr, écoutez bien ceci :

Laissez-moi le champ libre, et décampez d’ici.

MONTVAL, mettant son chapeau.

Et, si je vous priais d’en décamper vous-même ?

LE BARON.

Cela serait plaisant !

MONTVAL.

Ma patience extrême

Vous fait prendre un haut ton : si je l’ai supporté,

C’est que j’honore en vous l’homme de qualité ;

Mais vous en abusez. Sachez que l’insolence

N’accompagne jamais qu’une fausse vaillance :

Le vrai brave est modeste, est mesuré, prudent,

Il ne s’abaisse point à faire le fendant ;

Les faits parlent pour lui ; jamais il ne s’emporte,

Et regarde en pitié les gens de votre sorte.

LE BARON.

Oh ! je vous ferai voir...

MONTVAL, tirant l’épée.

Eh bien ! plus de façon.

LE BARON.

Doucement, s’il vous plaît ; respectons la maison.

MONTVAL.

Sortons, Monsieur ; je sais un endroit solitaire...

LE BARON.

Oui, mais nous nous ferions une fâcheuse affaire ;

Un duel nous perdrait. Tenez, nous nous battrons

Lorsque, sans y penser, nous nous rencontrerons.

MONTVAL.

Cette réflexion est un peu trop tardive ;

Plus de discours, marchons, et, quoi qu’il en arrive...

Vous ne me suivez pas ?

LE BARON.

Vous savez bien pourquoi ;

Ne vous l’ai-je pas dit ?

MONTVAL, le prenant au bouton.

Oui, maintenant je vois

Que vous êtes un fat.

LE BARON.

Si j’étais en colère...

MONTVAL.

Marchez, ou taisez-vous.

LE BARON, vivement.

Eh bien ! il faut se taire.

MONTVAL.

Vous ferez sagement.

D’un ton haut.

Montrez-moi ce dédit ;

Voyons s’il est conforme à ce que l’on m’a dit.

LE BARON.

Ma foi, je ne l’ai pas.

MONTVAL, vivement.

Trêve de raillerie.

LE BARON.

Ce dédit prétendu n’est qu’une menterie.

Dortière paraît.

Demandez au Marquis ; c’est lui qui l’a cité

Pour me faire son gendre, et j’en ai profité.

MONTVAL.

Dès que je le verrai, j’éclaircirai l’affaire ;

Et vous, retirez-vous, vous ne pouvez mieux faire.

Il sort, et le Baron lui fait une profonde révérence.

 

 

Scène X

 

DORTIÈRE, LE BARON

 

DORTIÈRE.

Vous avez l’air bien triste et bien humilié !

LE BARON.

Cet homme est un sorcier, il m’a pétrifié.

Contre lui ma valeur s’est d’abord mutinée ;

Tout à coup j’ai senti qu’il l’avait enchaînée.

DORTIÈRE.

C’est un sort.

LE BARON.

Sûrement.

DORTIÈRE.

Eh ! que résolvez-vous ?

LE BARON.

Je vois bien qu’il faudra me retirer chez nous ;

Ma valeur ne tient point contre le sortilège.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LA MARQUISE, vêtue comme Clarice, DORTIÈRE, LE COMTE

 

DORTIÈRE.

Ah, vous voici ! je vais amener dans le piège

Votre amoureux époux. Qu’une tendre pudeur,

Sous la coiffe, à ses yeux cache votre rougeur ;

Car je l’ai prévenu qu’excessivement sage,

Fanchon ne voulait pas découvrir son visage,

Et qu’elle écouterait, mais ne répondrait rien.

LA MARQUISE.

Cela suffit ; allez, je m’en tirerai bien.

Dortière sort.

 

 

Scène XII

 

LA MARQUISE, LE COMTE

 

LA MARQUISE.

Vous me faites jouer un rôle bien étrange ;

Mais peu m’importe, au fond, pourvu que je me venge.

LE COMTE.

Lorsque je vous fais faire un pas si délicat,

Je veux moins vous venger qu’éviter un éclat.

Le prenant sur le fait, vous allez le confondre,

Et vous déciderez, sans qu’il ose répondre.

J’espère dès ce soir vous réconcilier,

Et vous n’aurez tous deux qu’à me remercier.

LA MARQUISE.

Ne vous éloignez pas, car je ne me hasarde...

LE COMTE.

Pour vous tranquilliser, songez que je vous garde.

Je sors, asseyez-vous.

LA MARQUISE.

Donnez-moi ce fauteuil.

LE COMTE, la faisant asseoir.

Baissez la coiffe. Bon.

Il sort vite.

 

 

Scène XIII

 

LE MARQUIS, DORTIÈRE, LA MARQUISE

 

LE MARQUIS, à Dortière.

Fais bien la guerre à l’œil.

DORTIÈRE.

Vous, profilez du temps ; je vais garder la porte.

Vous tremblez, ce me semble ?

LE MARQUIS.

Oui, l’amour me transporte.

Prends garde à ma jalouse, elle a le diable au corps.

DORTIÈRE.

Ne craignez rien ici, car le diable est dehors.

 

 

Scène XIV

 

LE MARQUIS, LA MARQUISE

 

LE MARQUIS.

Enfin donc je vous tiens, adorable poulette !

Mais ma félicité ne peut être parfaite

Tant que vous cacherez les appas séduisants

Qui troublent ma raison, et charment tous mes sens,

Vous lèverez enfin cette coiffe jalouse.

Ah ! que ne suis-je veuf ! vous seriez mon épouse

Dès le lendemain ; oui, dût mon fils en crever,

Et ce bienheureux jour pourra bien arriver :

Ma femme est vieille, usée ; et, quoi que l’on en dise,

J’espère que Fanchon sera bientôt marquise.

Par avance, mon cœur, je jure à tes genoux

Que je suis tout à toi, que je suis ton époux.

Elle lui donne la main.

Donne-moi donc ta main, et mets-la dans la mienne ;

Reçois ma foi, ma chère, et je reçois la tienne.

En se levant.

Nous voilà mariés : ainsi, mon petit cœur,

Tu dois tout accorder à ma brûlante ardeur.

Commence par lever ce voile insupportable.

LA MARQUISE, déguisait sa voix.

Ah ! levez-le vous-même.

LE MARQUIS.

Oui, poule.

Il lève la coiffe.

Ah, c’est le diable !

LA MARQUISE, se levant furieuse.

Et qui t’étranglera.

LE MARQUIS, en s’enfuyant.

Que faire ! où me sauver !

LA MARQUISE.

Fût-ce dans les enfers, je saurai t’y trouver.

Elle court après lui.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, LE COMTE

 

LE COMTE.

De grâce, arrêtez-vous.

LE MARQUIS.

Non, je n’en veux rien faire.

LE COMTE.

Quel est votre dessein ?

LE MARQUIS.

Ce n’est pas votre affaire.

Tu m’as joué, coquin ! mais tu me le paieras :

Si je puis te trouver, je te romprai les bras.

Je le cherche partout : où diable peut-il être ?

LE COMTE.

Parlez-vous de la Fleur ?

LE MARQUIS.

De lui-même. Le traître !

Quel tour il m’a joué ! Vous étiez du complot,

Ou je suis fort trompé.

LE COMTE.

N’en croyez pas un mot.

Moi ! me mêler, Monsieur, d’une intrigue semblable !

Je vous honore trop, et suis trop raisonnable.

LE MARQUIS.

Tant mieux pour vous, morbleu ! si vous me dites vrai ;

Mais, dès le même instant, j’en veux faire l’essai.

Amenez-moi la Fleur.

LE COMTE.

J’oubliais de vous dire...

LE MARQUIS.

Non ; je veux le rouer jusqu’à ce qu’il expire.

LE COMTE.

Épargnez-vous ce soin, je vous ai prévenu ;

Preuve que son projet ne m’était point connu.

Je vous dirai comment l’affaire s’est passée

Entre la Fleur et moi. D’une joie insensée,

Ce traître, en m’abordant, m’a paru transporté ;

Il sautait, il riait ; enfin il m’a conté

De ma mère et de vous la bizarre entrevue.

À ce fatal récit mon âme s’est émue ;

Prévoyant les effets d’un tour aussi cruel,

J’en ai senti d’abord un déplaisir mortel.

Quoi ! sans m’en avertir, concerter cette scène,

Dont l’effet va produire une immortelle haine !

Ai-je dit. Ah ! coquin, boutefeu dangereux,

Tu fais notre malheur, et tu te crois heureux !

Tu dois être assommé de la main de mon père ;

Mais tu n’attendras pas l’effet de sa colère.

De vingt coups furieux mon bras l’a terrassé,

Je l’ai mis tout en sang, et puis je l’ai chassé.

LE MARQUIS.

Ma vengeance n’est pas encor bien assouvie :

S’il tombe sous ma main, il y perdra la vie.

LE COMTE.

Ah ! j’en ai fait assez.

LE MARQUIS.

Oui, selon votre avis,

Mais non selon le mien : pour agir en bon fils,

Il fallait sans quartier le tuer sur la place.

LE COMTE.

Eh bien ! je le tuerai.

LE MARQUIS.

Le fripon ! quelle audace,

De me tendre le piège afin de m’attraper !

Moi ! moi qu’homme vivant n’a jamais pu tromper !

LE COMTE.

Ah ! c’est la vérité : voilà ce qui m’étonne.

LE MARQUIS.

Mais je me vengerai du chagrin qu’on me donne.

Votre mère triomphe, et m’a rendu confus ;

Comptez que désormais je ne le serai plus :

Ma honte s’est tournée en désespoir, en rage.

J’ai fui comme un coquin, mais j’ai repris courage :

À la barbe des gens je veux aimer Fanchon,

En dépit de ma femme et du qu’en dira-t-on.

LE COMTE.

Ma mère l’a chassée.

LE MARQUIS.

Ah ! qu’osez-vous m’apprendre ?

Elle est donc chez son père ?

LE COMTE.

Oui.

LE MARQUIS.

J’irai l’y reprendre,

Et la ramènerai triomphante. Oh, morbleu !

Ce n’est pas moi qu’on berne, et l’on verra beau jeu.

LE COMTE.

Mais vous allez, Monsieur, désespérer ma mère.

LE MARQUIS.

Tant mieux, morbleu ! tant mieux, qu’elle se désespère,

Plus elle enragera, plus je me vengerai,

Et désormais en tout je la contredirai.

Elle veut que Montval entre dans ma famille ;

Néant : au Baron, moi, je destine ma fille ;

Et dès demain, sans faute, elle l’épousera,

Dût-elle en enrager. Désormais on verra

Si, lorsque je m’y mets, on me mène en Jocrisse.

Pour vous, je vous défends de songer à Clarice,

Sous peine d’encourir mon indignation.

LE COMTE.

Mon père, il ne faut point agir par passion ;

On s’en repent toujours.

LE MARQUIS.

Oh ! je vous signifie

Que, quoi que vous disiez, votre philosophie

Ne m’imposera pas. Vous allez tous sentir

Le pouvoir paternel ; nargue du repentir !

 

 

Scène II

 

LE BARON, LE MARQUIS, LE COMTE

 

LE MARQUIS, au Baron.

Vous venez à propos. Mais pourquoi cet air triste ?

LE BARON.

C’est qu’à notre projet tout le monde résiste ;

Et, trop sûr à présent qu’il ne peut avoir lieu,

Je vais me retirer, et viens vous dire adieu.

LE MARQUIS.

Adieu ! Restez ici.

LE BARON.

La plus courte folie

Est la meilleure.

LE MARQUIS.

Oui ; mais sachez que Julie

Est à vous.

LE BARON, poussant un long soupir.

Ah ! Marquis, cela ne se peut plus.

LE MARQUIS.

Je vous offre ma fille, et j’essuie un refus ?

LE BARON.

Je ne refuse point cette noble alliance ;

Mais il faudrait encore exercer ma vaillance :

Je suis las de combats.

LE MARQUIS.

Craignez-vous ce Montval ?

LE BARON.

Je ne le crains pas ; mais c’est un marin brutal ;

Et, prompt comme je suis, nous aurions une affaire.

Je m’en vais, car je crains de me mettre en colère.

LE COMTE.

Il veut vous y forcer, il vous cherche partout.

LE BARON.

Bonsoir ; ces brutaux-là ne sont pas de mon goût.

Du meilleur de mon cœur je serais votre gendre ;

Mais je veux vous sauver quelque fâcheux esclandre.

LE COMTE.

Cet homme, qui partout veut primer, dominer,

A promis à ma sœur de vous exterminer.

LE BARON.

À votre sœur ? Comment ! c’est elle qui l’anime ?

LE COMTE.

De sa haine pour vous vous serez la victime,

Si vous la contraignez à vous donner sa foi ;

Et Montval à tel point s’intéresse pour moi,

Qu’en cas que vous osiez me refuser Clarice

(Permettez qu’en ami je vous en avertisse),

Il prendra mon parti si vigoureusement,

Qu’il faudra contre lui vous battre absolument.

Pour l’en dissuader, j’ai fait tout mon possible :

Mais je le prêche en vain ; c’est un homme terrible,

Un diable déchaîné, d’autant plus dangereux,

Qu’il couvre sa fureur sous un air doucereux.

LE BARON.

Il est vrai.

LE MARQUIS.

Nous verrons. Fût-il le diable même,

Il ne me fera rien changer à mon système.

Je m’en vais lui parler.

LE COMTE.

Oh ! d’un ton radouci,

Il vous niera d’abord ce que je dis ici ;

Il priera, suppliera, car c’est là son adresse :

Mais, Baron, redoutez sa fausse politesse :

Plus il est humble et doux, plus il est en fureur ;

Et s’il sait une fois que vous preniez ma sœur,

Qu’à quelque autre que moi vous destiniez la vôtre,

Il faudra vous résoudre à périr l’un ou l’autre,

Et peut-être tous deux ; car vous êtes vaillant,

Et ne redoutez pas le plus rude assaillant ;

Je vous connais bien.

LE BARON, d’un ton fier.

Oui, vous me rendez justice ;

Mais, par pure amitié, je vous donne Clarice.

À l’égard de Julie, à quoi bon se piquer ?

Elle a le pied marin, qu’elle aille s’embarquer.

LE MARQUIS.

Oh, oh ! le beau Montval se rend ici le maître !

Têtebleu ! nous verrons : il va bientôt connaître

Que c’est moi qui le suis. Ferme, mon cher Baron ;

Je m’en vais le chasser, et rappeler Fanchon.

LE COMTE.

Êtes-vous résolu de rompre avec ma mère ?

LE MARQUIS.

Quoi qu’il puisse arriver, je veux me satisfaire.

Au Baron.

Vous aurez donc ma fille, en dépit des jaloux.

Au Comte.

À l’égard de Clarice, elle n’est pas pour vous ;

Ou si de ses attraits votre âme est si blessée,

Vous prendrez patience, elle n’est pas pressée ;

À peine a-t-elle atteint l’âge de dix-neuf ans,

Et nous la pourvoirons quand il en sera temps :

N’est-il pas vrai Baron ?

 

 

Scène III

 

JULIE, LE MARQUIS, LE COMTE, LE BARON

 

LE MARQUIS.

Ah ! vous voilà, ma fille.

Je m’en vais décider en père de famille.

JULIE.

Je viens savoir pourquoi vous m’envoyez chercher,

Mon père.

LE MARQUIS.

Le voici, dussé-je vous fâcher :

C’est pour vous ordonner, dans la meilleure forme,

De renvoyer Montval ; ce n’est point là mon homme.

JULIE.

Que veut dire cela ?

LE MARQUIS.

Pour expliquer ma loi,

Voici votre mari, donnez-lui votre foi.

Çà, la main dans la sienne ; obéissez sur l’heure.

JULIE.

Ah ! quel ordre cruel ! Voulez-vous que je meure ?

LE MARQUIS.

Bon, mourir ! En tout cas, malgré les accidents,

Rien ne peut m’arrêter, j’ai pris le mors aux dents.

Ne venez plus ici me citer votre mère.

JULIE.

Ciel !

LE MARQUIS.

Vous allez voir tout ce que c’est qu’être père :

Selon mon bon plaisir je vais tout arranger.

On m’a fait un affront, et je veux m’en venger.

Au Baron.

Votre main, vous dit-on. Vous, la vôtre, mon gendre.

LE BARON, apercevant Montval.

Attendez, s’il vous plaît.

LE MARQUIS.

Quoi ! que faut-il attendre ?

 

 

Scène IV

 

MONTVAL, JULIE, LE MARQUIS, LE COMTE, LE BARON

 

LE COMTE, bas, au Baron.

Votez cet air riant.

LE BARON, au Comte.

Cet air-là m’est suspect.

MONTVAL, au Marquis.

Je viens vous assurer, Monsieur, de mon respect.

LE MARQUIS.

Très obligé, Monsieur. Vous demandez Julie,

À ce que l’on m’a dit ?

MONTVAL.

Oui, Monsieur ; je vous prie

De m’être favorable, et de me l’accorder.

J’eus l’honneur, l’an passé, de vous la demander ;

Vous eûtes la bonté d’écouter ma prière ;

Et je ne pense pas avoir donné matière

À vous faire aujourd’hui changer de sentiment.

LE MARQUIS.

L’homme, en différents temps, pense différemment.

J’eus mes raisons alors, à présent j’en ai d’autres.

Je suis bien serviteur et de vous et des vôtres ;

Vous m’honorez beaucoup ; mais j’ai changé d’avis.

MONTVAL.

Ce changement m’afflige, et j’en suis très surpris.

LE MARQUIS.

Mais pourquoi ? Le Baron vous vaut bien, ce me semble.

MONTVAL.

Nous avons eu tantôt un pourparler ensemble :

Je l’avais humblement supplié, conjuré,

De respecter mes droits.

LE BARON.

Oui, mais, bon gré, mal gré,

Monsieur le Marquis veut que j’épouse Julie.

MONTVAL.

Vous devez refuser.

Au Marquis.

Monsieur, je vous supplie

De ne pas me punir d’avoir fait mon devoir.

Un ordre, qu’à coup sûr je ne pouvais prévoir,

M’obligea de partir avant que de conclure :

Mais ce n’est pas pour vous un motif de m’exclure ;

Au contraire, j’ai cru que mon empressement

D’être où je devais être, aurait votre agrément,

Et que, bien loin de nuire à mon droit légitime,

Il me confirmerait l’honneur de votre estime.

Jugez de ma surprise, au moment où je vois

Que, loin de m’estimer, vous rompez avec moi.

Vous, monsieur le Baron, songez à vos promesses ;

Ayez cette bonté.

LE BARON, s’éloignant de lui.

Trêve de politesses.

LE COMTE, bas, au Baron.

Il devient furieux : prenez garde, Baron.

MONTVAL, au Baron.

Puisque vous souhaitez que je change de ton,

Je vous déclare donc, que, père de famille,

Monsieur peut à son gré disposer de sa fille.

Sur un point seulement je conteste son droit ;

Et ce point-là, c’est vous. Je vous dis de sang-froid,

Par respect pour Monsieur, que j’honore et révère,

Que vous ne parviendrez à l’avoir pour beau-père,

Qu’après que vous m’aurez forcé d’y consentir.

Maintenant, décidez.

LE BARON.

Tantôt ; je vais sortir

Pour affaire qui presse.

MONTVAL, l’arrêtant.

Il faut faire réponse

À l’instant : prononcez.

LE MARQUIS.

Non ; c’est moi qui prononce,

Et je dis qu’il sera mon gendre malgré vous.

MONTVAL.

Avant que de Julie il puisse être l’époux,

Il trouvera, Monsieur, bien du chemin à faire.

LE MARQUIS.

Il est (et j’en réponds) homme à vous satisfaire.

MONTVAL, souriant.

Je ne le croyais pas.

LE MARQUIS.

Il vous le fera voir.

Je prends congé de vous ; et, sur cela, bonsoir.

MONTVAL, prenant le Baron par le bras.

Allons, venez, Baron ; le Marquis se retire.

LE BARON, sortant précipitamment.

Marquis, attendez-moi ; j’ai deux mots à vous dire.

 

 

Scène V

 

JULIE, LE COMTE, MONTVAL

 

JULIE.

Il faut qu’en un couvent j’aille enfin me cacher :

Je prévois des malheurs que je dois empêcher.

Pour m’ôter au Baron, il faudra le combattre.

MONTVAL, en riant.

Un homme qui s’enfuit n’est pas prêt à se battre.

J’éprouve sa valeur pour la seconde fois.

JULIE.

Quoi !

MONTVAL.

Je ne suis pas homme à vanter mes exploits,

C’est le signe certain d’une fausse vaillance ;

Mais ici j’ai tantôt maté son arrogance ;

Et je vous promets bien qu’il n’y reviendra plus.

LE COMTE.

Je ne suis plus surpris s’il était si confus,

Si tremblant devant vous : moi-même avec adresse,

J’avais par un mensonge augmenté sa détresse.

Il vous croit à présent un brutal accompli,

Qui cache ses fureurs sous un dehors poli.

Comme il aime ma sœur beaucoup moins que sa vie,

La peur a refroidi son amoureuse envie.

MONTVAL.

Mais votre père vient de me donner congé.

LE COMTE.

Ma mère y va mettre ordre, et vous serez vengé,

Ou je me trompe fort : elle est trop en colère

Pour nous laisser longtemps au pouvoir de mon père.

Elle fera bientôt éclater son courroux ;

Et, si la peur le prend, tout parlera pour nous.

En attendant, je veux m’assurer de Clarice.

Comme il faut qu’avec elle enfin je m’éclaircisse,

Je m’en vais lui parler un moment sans témoin.

JULIE.

Mon frère, croyez-moi, ne prenez pas ce soin.

LE COMTE.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

JULIE.

J’ai peine à vous le dire.

Ne la revoyez plus ; prenez assez d’empire

Sur vous-même, pour vaincre un penchant malheureux.

Clarice est désormais indigne de vos vœux.

LE COMTE.

Expliquez-vous, ma sœur ; car j’ai peine à vous croire.

JULIE.

Je vais blesser en vous et l’amour et la gloire ;

Mais de votre intérêt mon cœur trop occupé

Ne peut plus supporter que vous soyez trompé.

Malgré l’attachement que l’on vous fait paraître,

Clarice est infidèle, et Dortière est un traître.

Déjà ma mère et moi nous l’avions soupçonné :

Des preuves que j’en ai vous serez étonné.

Tantôt, dans le jardin, j’ai vu passer Dortière,

Vêtu superbement, et, quelques pas derrière,

Clarice le suivait ; puis, un moment après,

Ils se sont rencontrés : moi, les suivant de près,

Derrière la charmille, et sans être aperçue,

Ni qu’ils pussent tous deux échapper à ma vue,

J’ai d’abord entendu que mutuellement

Ils se sont assuré qu’ils s’aimaient tendrement :

Que de leurs feux secrets ils feraient un mystère

Jusqu’au retour prochain de Dortière le père ;

Mais que, dès le moment qu’il aurait consenti

À les unir tous deux, ils prendraient le parti

De vous désabuser au moyen d’une lettre

Qu’après leur prompt départ ils vous feraient remettre.

Mille et mille serments ont suivi ce discours ;

Puis votre ami perfide en a rompu le cours,

Pour tomber tendrement aux genoux de Clarice,

De cette trahison intrépide complice ;

Et, d’accord de leurs faits, tous deux séparément

Ils se sont retirés mystérieusement.

LE COMTE.

De tout autre que vous je prendrais pour mensonge

Ce funeste récit ; mais, au fond, plus j’y songe,

Moins je suis étonné d’un cruel incident

Que j’aurais dû prévoir, si j’eusse été prudent :

Les froideurs de Clarice en étaient le présage.

Quel parti prendre enfin ? Montval, vous êtes sage ;

Guidez-moi.

MONTVAL.

Sur-le-champ mon parti serait pris.

LE COMTE.

Et quel est-il, mon cher ?

MONTVAL.

C’est celui du mépris.

Affectant d’un grand cœur la noble indifférence,

À rompre pour jamais bornez votre vengeance.

JULIE.

De deux perfides cœurs peut-on se venger mieux ?

Et... Voici le Baron ; il a l’air bien joyeux.

MONTVAL.

Je le croyais parti : quel sujet le rappelle ?

 

 

Scène VI

 

LE BARON, JULIE, MONTVAL, LE COMTE

 

LE BARON, au Comte.

Je viens vous annoncer une grande nouvelle.

Dortière est de retour, vous allez le revoir,

Et son père lui-même arrivera ce soir.

Un contre-ordre est venu pour avertir Dortière

Qu’il pouvait, sur-le-champ, retourner en arrière,

Parce que le bon homme a cru qu’un temps si beau

L’invitait tout à coup à revoir son château :

C’est ce qu’en arrivant il m’a dit tout à l’heure.

Ce retour vous surprend ?

LE COMTE, en souriant.

Point du tout.

LE BARON.

Que je meure,

Si, quand je l’ai revu, je n’ai cru voir la Fleur !

Il vient fort à propos : je connais sa valeur,

Elle est propre, au besoin, à ranimer la mienne,

Et, pour m’expliquer mieux, nous attendrons qu’il vienne.

MONTVAL, au Baron.

Je vous avais prié de n’être plus ici.

LE BARON.

Dortière répondra mieux que moi : le voici

Qui vient avec ma sœur.

 

 

Scène VII

 

DORTIÈRE, en habit de cavalier, CLARICE, JULIE, MONTVAL, LE COMTE, LE BARON

 

DORTIÈRE, d’un air riant, au Comte.

Ayant su que ton père

Était contre la Fleur vivement en colère,

Je l’ai fait disparaître en arrivant chez toi.

La chose était pressante, et tu m’entends, je croi.

LE COMTE, d’un ton sérieux et fier.

Tu ne te trompes pas, je t’entends à merveille,

Et voici maintenant ce que je te conseille :

La Fleur a disparu, Dortière fera bien

De disparaître aussi.

DORTIÈRE.

Pourquoi ?

LE COMTE.

C’est le moyen

D’éviter un éclat auquel il doit s’attendre,

Et...

DORTIÈRE.

Je ne t’entends point.

LE COMTE.

Eh bien ! tu vas m’entendre.

Clarice, expliquons-nous, ouvrez-moi votre cœur :

Êtes-vous résolue à faire mon bonheur ?

CLARICE.

Nous verrons.

LE COMTE.

Il est temps de rompre le silence.

Vous semblez balancer.

CLARICE.

Oui vraiment, je balance.

Vôtre père s’oppose à mon penchant pour vous.

LE COMTE.

Je vous réponds de lui.

CLARICE.

Puis-je prendre un époux

Sans appuyer mon goût de l’aveu de mon frère ?

Vous savez comme moi qu’il me tient lieu de père.

LE COMTE.

Sachons donc son avis.

CLARICE.

Il est ici présent ;

Qu’il prononce.

LE COMTE.

Je crois qu’il est trop complaisant

Pour traverser nos vœux ; il m’estime, il vous aime.

MONTVAL.

Et je réponds de lui, moi.

DORTIÈRE, d’un ton ironique.

Vous, Monsieur ?

MONTVAL, d’un ton fier.

Moi-même.

À coup sûr, le Baron ne me dédira pas :

C’est un si galant homme !

LE BARON.

Oui, mais... mon embarras...

MONTVAL, d’un ton haut.

Comment !

LE BARON, s’éloignant.

Dortière, à moi.

MONTVAL, le retenant.

Quelle terreur panique

Vous saisit ! Permettez que Madame s’explique,

Et promettez-moi bien de confirmer son choix ;

Il sera pour le Comte, ou du moins je le crois.

Monsieur est son ami : je lui rends trop justice

Pour oser soupçonner qu’il excite Clarice

À devenir parjure ; ainsi, dès ce moment,

Vous pouvez devant nous prononcer librement.

LE BARON.

Je ne prononce rien, ma sœur est la maîtresse.

MONTVAL, à Clarice.

Madame, décidez.

CLARICE.

Oh ! Monsieur, rien ne presse.

LE COMTE.

Pardonnez-moi, je veux être instruit de mon sort.

CLARICE.

Vous m’impatientez.

LE COMTE.

Demeurez donc d’accord

Que vous me trahissez, que Dortière vous aime,

Que vous l’aimez.

CLARICE.

Qui peut dire cela ?

JULIE.

Vous-même.

CLARICE.

Moi, je l’ai dit ?

JULIE.

Sans doute, et le fait est certain.

J’étais auprès de vous lorsque, dans le jardin,

Vous vous êtes promis une foi mutuelle.

J’en ai fait à mon frère un récit très fidèle.

DORTIÈRE.

Eh bien ! puisqu’il sait tout, il ne faut rien nier.

Le Comte a pris le soin de me justifier ;

Et, comme il a souffert qu’on m’enlevât Julie,

Il m’a donné le droit...

LE COMTE.

Rien ne te justifie.

Ils étaient engagés, et s’aiment constamment ;

Mais vous n’aviez vous deux aucun engagement.

CLARICE.

Ni vous et moi non plus.

LE COMTE.

J’ai tout fait pour vous plaire ;

C’est pour vous obtenir que j’ai trompé mon père :

Vous m’avez secondé dans ce lâche projet ;

Pourquoi vous y prêter ?

CLARICE.

Pour un juste sujet.

Je me suis divertie, et j’ai tiré vengeance

D’un vieux fou qui m’a fait une mortelle offense.

C’était mon seul objet, puisqu’il faut l’avouer,

Et, loin de m’en blâmer, vous devez m’en louer.

LE COMTE.

Mais vous m’avez flatté...

CLARICE.

Je n’y saurais que faire.

Il fallait vous tromper pour tromper votre père.

LE COMTE.

Ainsi donc mon ami me trahissait aussi !

Je devrais m’en venger ; mais écoutez ceci :

Le soin que vous prenez de vous faire connaître,

De mon ressentiment doit me rendre le maître.

Allez jouir tous deux de votre trahison ;

Je vous méprise trop pour en tirer raison ;

Mais disons-nous adieu pour jamais, je vous prie.

CLARICE, avec un souris ironique.

Adieu.

LE BARON, à Dortière.

Si tu t’en vas, je vais perdre Julie.

Disons un peu deux mots à ce brave Montval.

DORTIÈRE, donnant la main à Clarice pour sortir.

C’est pour une autre fois.

MONTVAL, le regardant d’un air méprisant.

Vous ne faites pas mal.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, MONTVAL, LE COMTE, LE BARON

 

LE BARON.

Puisqu’il me plante là, je n’ai plus rien à dire ;

Bonsoir.

MONTVAL, l’arrêtant.

Non, demeurez.

LE BARON.

Comme je me retire,

Je vous cède Julie.

MONTVAL.

Un petit mot d’avis.

LE BARON.

De quoi s’agit-il donc ?

MONTVAL.

C’est de dire au Marquis

Que vous le conjurez de m’accorder sa fille.

Je vous en prie, au moins.

LE BARON.

La prière est gentille ;

Mais, s’il ne tient qu’à moi, vous serez très content,

S’agît-il d’un service encor plus important.

MONTVAL.

Je n’en puis exiger un plus considérable.

LE BARON.

Ma foi, j’en suis ravi ; car je vous trouve aimable :

Vous avez des façons qui m’ont gagné le cœur,

Et vous voyez en moi votre humble serviteur.

Touchez là, s’il vous plaît.

MONTVAL.

Mais êtes-vous sincère ?

LE BARON.

Diable, si je le suis...

MONTVAL, lui présentant la main.

Touchez donc.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, JULIE, MONTVAL, LE COMTE, LE BARON

 

LE COMTE, se jetant aux pieds du Marquis.

Ah ! mon père,

Souffrez qu’un fils confus embrasse vos genoux.

Je me suis écarté de mon respect pour vous.

En faisant cet aveu, je promets et je jure

De ne vous plus tromper par la moindre imposture.

LE MARQUIS.

Vous m’avez trompé ! vous ?

LE COMTE.

J’en suis au désespoir.

J’ai cru me rendre heureux en manquant au devoir.

LE MARQUIS.

Eh ! comment, s’il vous plaît ?

LE COMTE.

Entêté de Clarice,

J’ai voulu l’acquérir à force d’artifice.

C’est pour me l’assurer que j’ai tout hasardé ;

Mais par malice pure elle m’a secondé.

Pour se jouer de vous, ainsi que de son frère,

Elle a changé d’habit, de ton, de caractère :

Clarice était Fanchon, Dortière était la Fleur.

Leur malice s’est plu à causer votre erreur.

Mais si, trop aveuglé par mon amour extrême,

J’ai tâché d’appuyer leur subtil stratagème,

À vous venger de moi tous deux ont réussi :

En vous trompant, mon père, ils me trompaient aussi ;

Ils s’aimaient en secret, la preuve en est trop sûre,

Et de votre maison je viens de les exclure.

Le Baron est témoin de nos derniers adieux :

Nous nous sommes tous trois éclaircis à ses yeux.

LE MARQUIS.

Quoi ! traître, impertinent, impudent, téméraire !...

LE COMTE.

Mon père, au nom du ciel, calmez votre colère.

L’amour a fait mon crime, il doit tout excuser.

LE MARQUIS.

Dans le fond, j’en conviens ; mais peut-on abuser

Un père à cet excès ? Osiez-vous sans scrupule,

Avec un front d’airain, me rendre ridicule ?

LE BARON.

Et moi donc ?

LE COMTE.

Si j’ai tort, accusez-en l’amour ;

C’est lui qui m’inspirait.

LE MARQUIS.

Il m’a fait un beau tour !

Je lui suis obligé de ses fines manœuvres ;

Mais la fin dignement a couronné vos œuvres,

Et je suis enchanté que l’on vous ait trahi.

Vous aimiez comme un sot, et vous êtes haï ;

Je suis vengé.

LE COMTE.

Que trop.

LE MARQUIS.

Ah, maudite vipère !

Tu t’es plu à jouer et le fils et le père.

LE BARON.

Et le frère, morbleu ! l’a-t-elle épargné ?

LE MARQUIS.

Non ;

Vous en tenez aussi, redoutable Baron.

De rire à nos dépens on a belle matière.

Morbleu ! j’en veux surtout à ce chien de Dortière.

Quel tour il m’a joué !

LE BARON.

Je vous en vengerai.

Et je vous promets bien que je le chasserai.

LE MARQUIS.

Vous m’obligerez fort. Quel tour ! j’en meurs de honte.

LE BARON.

Il n’aura point ma sœur, et je la donne au Comte.

LE COMTE.

Et moi, je n’en veux plus.

LE MARQUIS.

Il prévient mon avis

Par ce noble dépit, Vous faites bien, mon fils :

Vous êtes généreux... Morbleu ! voici ma femme,

Qui me paraît d’humeur à me chanter ma gamme.

 

 

Scène X

 

LA MARQUISE, LE MARQUIS, JULIE, MONTVAL, LE COMTE, LE BARON

 

LA MARQUISE.

Votre femme, Monsieur ? Ah ! Clarice ou Fanchon

Méritent mieux ce titre, et je leur en fais don ;

Elles ont mille attraits ; moi, je suis vieille, usée,

Et par mille raisons haïe et méprisée.

Monsieur, voici les clefs de mon appartement

Et de mon cabinet ; je pars dans le moment,

Et je vous laisse tout, jusqu’à notre partage.

Adieu, mes chers enfants. Soyez toujours bien sage,

Ma fille, et persistez en faveur de Montval.

Désobéir pour lui, ce n’est pas un grand mal.

Si l’on veut vous punir de votre résistance,

Je vous soutiendrai, moi, de toute ma puissance.

Mon fils, je vous attends dans huit jours à Paris.

Au Marquis.

Prenez votre parti, car voilà le mien pris ;

Adieu.

JULIE, l’arrêtant, se jette à ses pieds.

Vous me jetez dans d’horribles alarmes :

Ma mère, au nom du ciel, rendez-vous à mes larmes ;

Sauvez-vous, sauvez-nous un éclat si honteux.

LE COMTE.

Madame, voulez-vous nous rendre malheureux ?

Verrons-nous séparer deux personnes si chères ?

C’est là nous perdre tous pour des causes légères.

LA MARQUISE.

Légères ! Juste ciel ! puis-je les oublier ?

LE COMTE.

Il le faut, et je veux vous réconcilier.

Je vous prie à genoux de ne m’en pas dédire.

Mon père est pénétré, je l’entends qui soupire,

Et son silence même exprime sa douleur.

Pour n’y pas compatir vous avez trop bon cœur.

Je vois que, malgré vous, vous êtes attendrie.

Se levant brusquement.

Mon père, donnez-moi cette main, je vous prie.

À la Marquise.

La vôtre, s’il vous plaît. Joignez-les toutes deux.

Il les fait embrasser.

Embrassez-vous. Je suis au comble de mes vœux.

LA MARQUISE, à son mari.

Mais au moins, dites-moi, sentez-vous votre faute ?

Vous en repentez-vous ?

LE MARQUIS, sanglotant.

Je déclare, à voix haute,

Que je suis un vieux fou. Recevez donc ma foi

Que vous n’aurez plus lieu de vous plaindre de moi.

Baron, comme je suis guéri de ma folie,

Touchez là, mon ami ; vous n’aurez point Julie.

LE BARON.

Grand merci, mon voisin.

LE MARQUIS.

Je la donne à Montval.

LE BARON.

C’est bien fait ; je la cède à mon brave rival.

Contre lui j’ai voulu signaler ma vaillance,

Mais il l’a fait d’abord tomber en défaillance ;

Et, comme il a sur elle un peu trop d’ascendant,

N’étant pas le plus fort, je suis le plus prudent.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LE MARQUIS, LA MARQUISE, JULIE, MONTVAL, LE COMTE

 

LE MARQUIS, au Comte.

Mon fils, tu m’as joué cent tours de passe-passe :

Mais enfin ton bon cœur doit m’arracher ta grâce,

Et j’en suis si touché, que je veux désormais,

Autant que je pourrai, remplir tous tes souhaits.

Veux-tu Clarice encor ?

LE COMTE.

Je la hais, je l’abhorre.

MONTVAL, au Comte.

Acceptez donc ma sœur.

LE MARQUIS.

Cette offre nous honore.

MONTVAL.

Elle est sage, assez belle, et sera riche un jour.

LA MARQUISE, au Comte.

Et vous irez demain lui faire votre cour.

Elle est à vous, mon fils, si vous savez lui plaire.

MONTVAL, au Comte.

J’en réponds : vous serez doublement mon beau-frère.

LE MARQUIS.

J’y consens volontiers. Allons tout de ce pas,

Pour cimenter la paix, dresser les deux contrats.

À la Marquise.

Sommes-nous bons amis ?

LA MARQUISE.

Si vous devenez sage.

LE MARQUIS.

On le devient trop tôt, quand on est à mon âge.

Au Comte.

J’étais votre rival, vous en êtes vengé,

Et, grâce à vos bons tours, me voilà corrigé.

J’excuse de bon cœur toutes vos fourberies.

LE COMTE.

Et moi, je suis honteux de tant de menteries.

J’ai lieu de m’applaudir de leurs heureux effets :

Votre réunion va combler mes souhaits ;

Mais un bien n’est pas pur quand sa cause est blâmable.

Et je sens qu’un menteur est toujours méprisable.

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