L’Antre de Trophonius (Alexis PIRON)

Opéra-comique en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, à la Foire Saint-Germain, le 24 mai 1722.

 

Personnages

 

AGRIPPAIN, financier

ARLEQUIN, caissier d’Agrippain

MARINETTE, aimée d’Agrippain, amante d’Arlequin

PIERROT, valet de monsieur Agrippain

OLIVETTE, amie de Marinette

SCARAMOUCHE, ami d’Arlequin

DEUX VOLEURS, ministres de Trophonius

MERCURE GALANT

 

La scène est dans un bois, auprès de l’antre de Trophonius.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Cette pièce fut représentée la dernière semaine de carême, sur le théâtre du sieur Francisque, après Deucalion. Alors, tous les théâtres étant fermés, et le privilège des comédiens n’ayant plus lieu, tous les acteurs parlaient.

Après mon premier essai théâtral dans un monologue, je voulus voir ce que je saurais faire en dialogue, dans une pièce d’intrigue telle quelle. Cet essai, comme il y paraît bien, ne me dut coûter et ne me coûta pas en effet plus de temps que ne m’en avait coûté Deucalion.

Le succès, bon-gré mal-gré le public, ne pouvait qu’être heureux d’une certaine façon. Il n’y avait plus de spectacles que celui-là ; et il ne devait durer que huit jours.

Je brillais seul en ces retraites.

La dernière scène, qui est celle du Mercure galant, fit beaucoup rire. Tous les auteurs de cette compilation, depuis ce temps jusqu’à celui-ci, ne me l’ont point pardonné. Qui m’eût dit en 1722 ; que le roi en 1755 me gratifierait, sur cet honorable ouvrage, d’une pension de 2 000 livres ; dont je jouis depuis sept ou huit ans ?

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, SCARAMOUCHE

 

SCARAMOUCHE, jetant bas de dessus ses épaules une malle fort lourde.

Ma foi, je l’ai portée aussi longtemps que toi, pour le moins ! C’est à ton tour à la remettre sur tes épaules, si tu veux. Ah, le maudit métier que celui de cheval, mon ami ! J’aimerais autant être auteur toute ma vie, ou rester comédien.

ARLEQUIN.

O che nazzo brutto !

SCARAMOUCHE.

Nazzo brutto, tant qu’il te plaira. Achève de la transporter comme tu voudras. Pour moi, je n’en peux plus.

ARLEQUIN.

Tu renoncerais à ta part de ces cinq mille pistoles ? Lâche ! encore un peu de courage ; rends-toile digne ami du caissier de M. Agrippain, le receveur général. Il n’aura pas manqué, me voyant disparu avec cet argent, de mettre des braves en bandoulière à mes trousses. Ayons du cœur. Disputons l’honneur du pas à ces messieurs.

SCARAMOUCHE.

Tu as bonne grâce de me dire, ayons du cœur, à moi qui suis tout cœur de pied en cap ! quand tu n’es qu’un poltron qui as peur de ton ombre, ici même où nous n’en faisons point, et où l’épaisseur de la forêt nous rend invisibles.

ARLEQUIN.

Tu as raison ; prenons ici un peu le frais, et pondons un moment sur nos œufs.

Ils s’asseyent tous deux sur la malle.

Le bel endroit ! Ah, ma chère Marinette ! Si je te tenais ici ! La belle solitude ! Elle inspire l’envie de faire des vers ; j’y composerais une élégie.

SCARAMOUCHE.

Es-tu fou, avec ton élégie ? Fais plutôt notre épitaphe, pour l’avoir toute prête sur nous, au cas qu’on nous attrape.

ARLEQUIN.

Tu vas être servi. Oh, je suis heureux en impromptus, moi !

Ici git Arlequin, ici gît Scaramouche.

Il rêve un peu de temps.

Fais le second vers. Je ne fais jamais bien que le premier.

SCARAMOUCHE.

Oui-dà. Aussi bien j’y rectifierai les termes, et réglerai mieux le rang.

Ici pend Scaramouche, ici pend Arlequin.

À toi la balle. Fais le troisième ; je ne sais pas rimer.

ARLEQUIN.

Le premier un grand fourbe.

SCARAMOUCHE.

Et l’autre un grand coquin.

ARLEQUIN.

Et tu dis que tu ne sais pas rimer ?

SCARAMOUCHE.

Non. Mais cela est venu tout seul. Achève ; il reste la rime à Scaramouche.

ARLEQUIN.

La rime est toute trouvée sur l’affiche de la comédie[1] du jour : je l’aurai bientôt fait venir.

SCARAMOUCHE.

Laisse là tes vers, et songe plutôt à ceux que ton receveur général, à cette heure, chante à ta louange.

ARLEQUIN.

Je conçois aisément qu’il a quelque peine à me pardonner, et de voir qu’en moi

Ses pareils à deux fois ne se font pas connaître,
Et pour leur coup d’essai, veulent des coups de maîtres

Son intention n’était pas sans doute, que, sur son exemple, je fisse de fi grands progrès dans sa profession. Cela lui fait honneur en quelque sorte ; mais les gens de la sienne aiment un peu moins l’honneur que le profit : et le profit ici pour lui, n’est pas grand.

SCARAMOUCHE.

Non, certes : et pour le bien qu’on leur veut, on souhaiterait qu’ils n’en fissent jamais d’autres

ARLEQUIN.

Après tout, il faut bien faire une fin. Je perdais, depuis quelques mois, ma jolie jeunesse à travailler pour le compte d’autrui : j’ai cru qu’il était temps de commencer à travailler pour le mien ; et comme une ancienne connaissance, j’ai bien voulu te mettre de moitié dans l’entreprise.

SCARAMOUCHE...

Rin gratio a vostra signoria. Aussi je te jure de t’être attaché du jour de notre association, jusqu’à celui qu’il faudra mettre l’épitaphe en place.

ARLEQUIN.

Te le dirai-je ? il est entré un peu de faiblesse dans mon ambition. J’aime Marinette, et j’en suis adoré. Ce vieux ladre d’Agrippain ne me l’avait-il pas soufflée ? La friponne n’est guère mieux en sentiments qu’en argent. Elle faisait avec moi la coquette : elle a fait la prude avec lui. Il s’est piqué au jeu, au point de lui parler de mariage. L’effrontée fait encore un peu la difficile, et tranche avec moi de l’amante infortunée, que la misère peut forcer bientôt à devenir grande dame. Bref. Voyant que j’allais perdre ma maîtresse ; dans ma rage, j’ai tiré du moins cette épingle du jeu. Tu en aurais fait autant.

SCARAMOUCHE.

Et moi, et bien d’autres. Autant de pris sur l’ennemi. Je te donne mes lettres d’absolution.

ARLEQUIN.

Grand’merci. Je les montrerai à la maréchaussée, si le cas y éché.

SCARAMOUCHE.

Fais-en un meilleur usage. Dès aujourd’hui commence à jouir à gogo de la bonne fortune.

ARLEQUIN.

Je n’ai pas attendu tes avis pour cela : j’en jouis si bien déjà, que je me sens tout autre que je n’étais. Oui, me voilà grand seigneur. Cinquante mille livres en poche ! Vas fouiller tous nos aigrefins à talons rouges, qui courent de joailliers en joailliers, pour les voler en les affrontant, et leur trouve seulement quelques pistoles dans la leur ; je t’en défie. Ce ne serait, dans nos troupes, que des officiers réformés à la queue de mon régiment ; dussent-ils un jour de venir maréchaux de France à cotillon.

SCARAMOUCHE.

Comme les richesses corrompent les mœurs ! comme te voilà, de modeste que tu étais, devenu insolent !

ARLEQUIN.

Je n’étais point modeste ; quelqu’un l’est-il ? J’étais honteux et timide, comme un pauvre diable qui n’avait pas de quoi être orgueilleux. Mais qu’on s’y frotte à présent. Je me sens crû d’un pied ; je marcherai des hanches et des épaules : j’aurai le front haut, le regard fier ; je déprimerai tout ce qu’on admirera ; je serai affirmatif, dur, capricieux ; sûr, avec ces mauvaises qualités, d’être aussi recherché que j’étais fui dans mon indigence.

SCARAMOUCHE.

Tu parles comme si tu avais en rente ce que tu as en fonds.

ARLEQUIN.

L’un viendra bientôt après l’autre. En un mot, je ne fus jusqu’ici qu’un faquin perdu dans la foule des gens de ton espèce ; il me fallait ce tour de passe-passe pour entrer dans le monde et pouvoir figurer parmi les honnêtes gens du jour.

SCARAMOUCHE.

Marinette demeure donc pour les gages à monsieur Agrippain ?

ARLEQUIN.

Ce n’est pas trop mon intention. Nous verrons si elle est honnête fille. Il est vrai que je l’aime encore mieux qu’une autre, tout nouveau riche que je sois : il est encore vrai, et je m’en fie à ma jolie figure, que tout misérable que j’étais, elle m’aimait plus qu’un homme de soixante-quinze ans. Mais enfin, comme je te l’ai dit, elle m’a fait entendre qu’elle était prête à l’épouser, espérant s’en défaire en quinze ou vingt nuits de caresses, et m’honorer après de sa main. Ma délicatesse ne goûte pas un pareil arrangement. À la première poste, je lui mande notre heureux état, et de me venir trouver en tel ou tel endroit, où je continuerai ma nouvelle profession. Si elle a de l’âme, et qu’elle aime la gloire, elle viendra et sera la bienvenue : sinon, qu’elle devienne veuve quand elle voudra, j’aurai pris mon parti en grand capitaine, et nous ne nous serons plus rien. Qu’as-tu à dire à cela ?

SCARAMOUCHE bâille.

Que c’est là parler et penser en vrai philosophe. Mais ce que j’ai de plus pressé à te dire, c’est que je me sens accablé de sommeil. Laisse-moi dormir un somme.

ARLEQUIN.

Tu choisis bien ton temps et la place ! Sommes-nous donc ici, à ton avis, bien en sûreté ? Il me semble, si j’étais un voleur, que ce serait ici mon vrai repaire. Crois-moi, décampons-en. Il faut éviter, tant qu’on peut, mauvaise compagnie.

SCARAMOUCHE.

Songes-tu que tu es en la mienne ? On n’aurait qu’à y venir.

Il tire son épée, se met en garde, brétaille d’estoc et de taille.

Fussent-ils dix, vingt, cent !

ARLEQUIN.

Il n’en faut que trois ou quatre, et qu’en ce moment viennent à passer des gens de justice, qui aient la bonté de vouloir mettre le holà, et de nous envoyer aux arrêts : tu m’entends bien ?

SCARAMOUCHE.

En ce cas, l’intérêt commun réunirait nos forces, et...

ARLEQUIN.

Tiens, voici déjà deux drôles, le pistolet à la main.

Scaramouche s’enfuit.

 

 

Scène II

 

DEUX VOLEURS, ARLEQUIN, sans se lever de dessus la malle, qu’il tâche de cacher avec ses habits

 

PREMIER VOLEUR.

La bourse.

ARLEQUIN.

Êtes-vous procureur ?

SECOND VOLEUR.

Ou la vie.

ARLEQUIN.

Êtes-vous médecin, vous ?

PREMIER VOLEUR.

Ah, vous aimez à rire ! Tant mieux. Et nous aussi. Or, il y a plus à rire ici pour nous que pour vous. Sérieusement parlant, et une bonne fois pour toutes, la bourse ou la vie.

ARLEQUIN.

Messieurs, prenez que je n’aie rien dit. Tout le monde s’y serait trompé comme moi. Je vous crois à cette heure de fort honnêtes gens. Ayez, avant toute familiarité, la courtoisie de vous désigner.

SECOND VOLEUR.

Il y va de notre honneur. Nous sommes des notables d’une république ambulante, comme vous diriez celle des Arabes, existante à travers champs, sous les lois de l’âge d’or, Nous campons actuellement dans cette forêt, où, pour quelques besoins pressants de l’état, on a mis un impôt sur les passants ; et l’on nous a fait, mon camarade et moi, collecteurs des tailles.

ARLEQUIN.

Messieurs, comme gentilhomme, je ne suis pas taillable : sachez votre métier.

PREMIER VOLEUR.

Mon gentil et très gentilhomme, sachez vous-même à qui vous parlez. N’oubliez pas sitôt que nous sommes, comme je viens de vous le dire, des espèces d’Arabes, vivants sous la loi d’innocence. Noblesse et roture chez nous sont synonymes. Le dictionnaire de notre académie vous instruira de cela en temps et lieu. L’inégalité n’introduirait parmi nous que la corruption des mœurs. Il n’y a qu’un bon mot qui serve : noble ou vilain

Tendant le pistolet.

payez.

ARLEQUIN.

Mais encore ; voyons votre rôle : à quoi suis-je taxé ?

SECOND VOLEUR.

Atout ce que vous portez.

ARLEQUIN.

Ah, messieurs ! bien à votre service : fouillez-moi.

PREMIER VOLEUR, après l’avoir fouillé.

Vous n’avez pas le sou.

ARLEQUIN.

Adieu vos droits. Vous voilà aussi avancés que le roi.

PREMIER VOLEUR.

Tout n’est pas encore perdu pour nous. Nous savons assez notre métier, pour ne pas ignorer que, faute d’argent, nous devons emporter les meubles. Ainsi nous l’ont ordonné nos seigneurs les fermiers-généraux. Nous vous avions taxé à tout ce que vous portiez, vous êtes maintenant taxé à tout ce qui vous porte. Prenez la peine de vous lever, notre brave gentilhomme.

Ils le soulèvent et emportent la malle.

ARLEQUIN crie.

Sca... Sca...

SECOND VOLEUR, le couchant en joue.

Cher ami, criez plus bas, ou je vous tire.

ARLEQUIN baissant de ton de plus en plus.

Sca... Scar... Scara... Scaram... Scaramouche ! Ajuto ?

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, seul

 

Me voilà joli garçon ! J’ai fait une belle journée ! En cinq ou six heures de temps, j’ai été une fois riche et deux fois gueux : par-dessus le marché, j’ai mérité la corde ; et je l’ai au cou, si M. le prévôt et moi, comme cela se peut fort bien, nous nous rencontrons ici avant la nuit. Je crois déjà me voir en l’air, brandiller au gré des vents, à une de ces branches d’arbres. Que ne donnerais-je pas (s’il me restait quelque chose à donner) pour être encore assis tranquillement à mon bureau d’apprenti ? Faites-vous sages, messieurs les commis, mes confrères ; et ne vous pressez pas, comme j’ai fait, de faire des coups d’essai, qui valent des coups de maître ! Avec un peu de patience, vous aurez carrosse, où je n’aurai tout au plus qu’une charrette. Chien de voleur que je suis !

Se retournant vers la cantonade.

Doubles chiens de voleurs que vous êtes... Ah ! que vous me faites bien voir la vérité du proverbe qui dit, qu’on ne gagne rien à changer de maître. Mais j’espère que vous trouverez un jour les vôtres, coquins ! La justice, la justice, un jour vous montrera à qui parler. Je serai consolé d’être pendu, pourvu que ce soit avec vous.

 

 

Scène IV

 

SCARAMOUCHE, ARLEQUIN

 

SCARAMOUCHE, l’épée à la main.

Où sont-ils, les sorciers ? Où sont-ils ? À moi, canaille ! À moi !

ARLEQUIN, lui donnant des coups de batte.

Me voilà ! me voilà ! Patience : ne crie pas si fort, de peur qu’ils ne t’entendent. Ils ne sont pas encore loin.

SCARAMOUCHE.

Tu devais bien les amuser un peu, et les retenir un moment.

ARLEQUIN.

J’ai fait ce que j’ai pu ; chacun a ses affaires. Quand ils ont eu la malle, ils ne se sont plus souciés de m’écouter.

SCARAMOUCHE.

Ils emportent la malle ?

ARLEQUIN.

Ils n’étaient venus que pour cela.

SCARAMOUCHE.

Les pendards, fussent-ils dedans, et que ce fût le diable qui les emportât !

ARLEQUIN.

Ah, le brave champion !

Il répète ce que lui a dit l’autre.

« Songes-tu que tu es en ma compagnie ? On n’aurait qu’à y venir. Fussent-ils dix, vingt, cent ! » Ils ne sont que deux, et tu t’enfuis !

SCARAMOUCHE.

Je m’enfuis ! Ménagez les termes, monsieur Arlequin ; je ne m’enfuyais point : mon épée tenait comme tous les diables au fourreau ; et je me tirais à l’écart, pour l’en arracher.

ARLEQUIN.

Et tu venais, il n’y avait qu’un moment, de la dégainer si bien contre les arbres !

SCARAMOUCHE.

N’ai-je pas dit aussi tout à l’heure en reparaissant : où sont-ils les sorciers ? Ils l’avaient charmée. Ces drôles là, vois-tu, ont des secrets du diable. J’en ai vu un, sur qui une brigade d’archers, le fusil bien chargé, ne put jamais faire feu.

ARLEQUIN.

Laisse là tes contes, et ne songeons qu’à notre infortune. Nous n’avons plus rien à perdre, à la vérité ; mais nous avons tout à craindre.

SCARAMOUCHE.

Tout ? Oh que non ! Nous n’avons plus à craindre les voleurs, par exemple.

ARLEQUIN.

Encore une mauvaise plaisanterie, à un ventre à jeûn ? Trouve-nous donc au fond de cette forêt, comme on en trouve à la ville, quelque gros butor de voleur titré, qui, pour cette monnaie, veuille bien être notre aubergiste, et nous donner place à sa table.

SCARAMOUCHE.

Tu me fais prendre à la fin mon sérieux. Il n’est que trop vrai ; je sens, comme toi, la soif et la faim qui m’ôtent l’envie de rire.

ARLEQUIN.

Je meurs de l’une et de l’autre !

SCARAMOUCHE.

Et moi, de toutes les deux.

ARLEQUIN.

Eh bien, mon ami ; rions donc à cette heure ! Où boire et manger ? Voici la nuit. La peur me talonne, mes entrailles crient : je ne vois ici pain ni pinte ; et je crois voir autour de nous autant d’archers que de feuilles d’arbres qui remuent.

Tous deux se mettent à se lamenter comiquement.

 

 

Scène V

 

DEUX PRÊTRES DE TROPHONIUS, avec de hauts bonnets pointus, des robes et de longues barbes, ARLEQUIN et SCARAMOUCHE

 

PREMIER PRÊTRE.

Qu’est-ce donc, enfants ? Qu’y a t-il ? Que vous a-t-on fait ? D’où vient cette désolation ?

ARLEQUIN.

Hélas, mes vénérables messieurs, secourez-nous ! Vous voyez deux honnêtes voyageurs, que des fripons de votre voisinage viennent de réduire à la mendicité, et qui ne savent où donner de la tête.

SECOND PRÊTRE, au premier.

Vous verrez que c’est ce camp volant de Bohémiens, qui depuis un temps rode ici autour.

SCARAMOUCHE.

Vous y êtes, mon père ! Oui, un camp volant, et très volant.

PREMIER PRÊTRE.

Venez, mes amis. Vous ne pouviez tomber en de meilleures mains. Nous sommes les deux prêtres du divin Trophonius, dont l’antre fameux est à deux pas d’ici.

ARLEQUIN.

Cet antre, dent on m’a fait peur si souvent ?

SECOND PRÊTRE.

Oui, mon fils ; d’où l’on dit qu’un homme est sorti, quand il est toujours triste et mélancolique. Parce qu’en effet, il s’y voit de si effroyables prodiges, que quiconque y est une fois entré, ne rit plus de sa vie, après qu’il en est sorti.

ARLEQUIN.

Ma foi, j’en suis sorti avant que d’y entrer ; car je ne crois pas avoir envie de rire de sitôt.

PREMIER PRÊTRE.

Patience, pauvre homme ! Conte-nous ton aventure. Dis-nous comment étaient faits ceux qui t’ont volé. Les reconnaîtrais-tu, si on te les montrait ? Que t’ont-ils dit ?

SCARAMOUCHE.

Qu’ils étaient collecteurs d’une taille...

ARLEQUIN.

Veux-tu te taire ? Il t’appartient bien de conter cela, toi qui étais alors à dégainer à cent pas de là. Qu’ils étaient collecteurs d’une taille imposée sur les passants par une république errante. J’ai demandé à voir le rôle, et la somme à laquelle j’étais taxé. Ils m’ont dit que c’étaient à cent pistoles, et m’en ont emporté cinq mille. J’ai crié à la vexation : ils m’ont promis quittance pour quarante ans.

SCARAMOUCHE.

Tu as menti. Je n’ai pas entendu un mot de tout cela ; et j’entendais tout : car tenez, messieurs, je n’étais qu’à cinq ou six pas de lui, derrière ce gros chêne là.

Les deux prêtres éclatent de rire.

SECOND PRÊTRE, à Scaramouche.

À qui le dites-vous ? Comme si nous ne vous y avions pas vu tout le temps qu’a duré la scène.

ARLEQUIN, les ayant considérés de près.

Mais, messieurs les prêtres du divin Trophonius, si ce n’était que de si longues barbes ne sauraient être crues en un demi-quart d’heure, je croirais que vous êtes les deux collecteurs dont nous vous parlons.

PREMIER PRÊTRE.

On a de ces longues barbes, en aussi peu de temps qu’on est rasé ; et tiens, pour le prouver.

Il ôte sa barbe, et la lui met.

Tu l’as, et je n’en ai plus.

ARLEQUIN, se carrant, et se passant gravement la main sur la barbe.

Ah, monsieur, vous me faites trop d’honneur !

SECOND PRÊTRE.

Tu l’as dit ; c’est nous-mêmes qui t’avons dévalisé. Nous venions d’entendre l’entretien moral que vous aviez ensemble, et qui nous avait mis au fait sur la solidité de votre malle et de vos talents. Nous nous sommes fait un point d’honneur d’exercer notre savoir-faire sur de si grands maîtres ; et vous avez vu comme la chose s’est bien passée.

ARLEQUIN.

Oh oui, des mieux vu ; j’avais la bonne place au spectacle : j’occupais la première loge.

PREMIER PRÊTRE.

Nous nous sommes d’abord emparés du premier magot ; et nous venons pour tâcher de gagner les deux autres, et voir s’ils voudraient entrer au service du divin Trophonius

ARLEQUIN.

Oui-dà ! Je me sens de la vocation pour le ministère.

PREMIER PRÊTRE.

Sortant de chez un financier, tu sors de bonne école.

SCARAMOUCHE.

Voilà qui est bien, pour officier comme nous vous avons vu faire ; mais ces oracles si célèbres que vous rendez, c’est une autre manœuvre que nous ignorons : dites-nous donc votre secret.

SECOND PRÊTRE.

Vous en allez savoir autant que nous. L’habit ici fait le ministre. Voyons d’abord comme ceux-ci vous iront.

Ils mettent leurs bonnets et leurs barbés à Scaramouche et à Arlequin.

Allongez vos mines ; soyez graves, et tenez les yeux baissés. Fort bien.

ARLEQUIN.

Après, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’arrive-t-il ?

PREMIER PRÊTRE.

Voici la farce L’antre est à fond de cuve et très profond. Tu vas le voir. Nous apercevons de loin venir nos dupes, nous descendons. La personne y jette une riche offrande ; on s’en saisit. Ensuite le pèlerin fait sa requête à haute voix. Selon ce qu’il demande, on tapisse la caverne de figures analogiques, et toujours de mauvais présage. Ces vilains grotesques sont éclairés d’une lampe encore plus lugubre ; et la caverne est en fumée d’herbes soporatives. Tout cela est prêt en un moment. Le suppliant s’assied sur le bord, les jambes pendantes. On vous le tire imperceptiblement, et si doucement, qu’outre qu’il croit avoir affaire à l’esprit du divin Trophonius, il a le temps de se frapper l’imagination des horribles images qui s’offrent à ses yeux. Parvenu au fond de l’antre où nous ne sommes plus, la fumigation opère : il s’endort, fait des rêves conséquents à ce qu’il vient de voir, s’éveille effrayé, crie au secours : nous nous présentons charitablement, le poussons dehors, et disparaissons avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître. Il s’en retourne si troublé, qu’en nous laissant un fou rire, il emporte un sérieux morne qui dure autant que sa vie. Les offrandes sont notre revenu fixe : les contributions sur les passants, c’est notre casuel. Voilà tout le mystère.

ARLEQUIN.

Et nous voilà initiés. Laissez-nous faire.

PREMIER PRÊTRE.

Savez-vous faire des mines, des grimaces ?

SCARAMOUCHE.

Pourquoi cela ?

SECOND PRÊTRE.

C’est que pendant que nos bonnes gens commencent à s’assoupir, nous passons la tête par des trous, et leur en faisons des plus bizarres, dont l’impression, durant leur sommeil, les achève de peindre.

ARLEQUIN.

Ah ! pour cet article là, vous avez trouvé vos gens ; vous ne pouviez mieux vous adresser. Tenez.

Arlequin et Scaramouche font toutes les mines et les contorsions dont ils s’avisent, et à choisir.

PREMIER PRÊTRE.

À miracle ! Vous serez deux de nos gros bonnets.

SCARAMOUCHE.

Et des oracles donc ! ne sommes-nous pas faits pour nous mêler d’en dire comme les autres ? Je m’en réjouissais.

SECOND PRÊTRE.

Il ne tiendra qu’à vous, selon que vous vous sentirez en verve, et que le cœur vous en dira. Du reste, on s’en passe souvent, et la cérémonie finit sans cela. Les personnes, à leur réveil, reçoivent pour telles les inductions fantastiques qu’ils ne manquent pas de tirer des objets étranges qui les ont frappés, et des songes tristes qu’ils ont eus en conséquence. Rentrons ; je vois un oison qui vient se faire brider. Allons, débutez.

ARLEQUIN.

Eh, morbleu ! il est bon là. Mon étrenne, messieurs, vous portera bonheur.

À Scaramouche.

Ami, c’est notre cher M. Agrippain, qui sans doute vient consulter l’oracle, ou sur son mariage, ou sur nos cinquante mille livres. Retire-toi ; laisse-moi profiter de ma mascarade. Je suis ravi de lui faire la révérence, et de recevoir ses respects.

Scaramouche sort.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR AGRIPPAIN, PIERROT, ARLEQUIN

 

Il se passe une scène muette et comique entre ces trois personnages. Agrippain et Pierrot, pleins de vénération, sont presque prosternés devant le faux prêtre, qui leur donne majestueusement des coups de batte, fait une culbute, et disparaît.

PIERROT, se frottant les épaules.

Quelles chiennes de cérémonies sont-ce là ?

AGRIPPAIN.

Parle sagement. Tout est mystérieux ici. Je m’attendais bien à quelque chose d’extraordinaire ; mais il faut, avant que de comprendre...

PIERROT.

Je comprends que pour dix coups de bâton qu’on vous a donnés, j’en ai reçu vingt, moi, qui ne suis ici pour rien. Parbleu, monsieur, descendez seul dans le trou. Le diable emporte si j’y vais.

AGRIPPAIN.

Aussi-bien ton irrévérence gâterait tout le mystère.

PIERROT.

Ma foi, monsieur, m’en croirez-vous ? Laissez là votre oracle de Tropho... de Troupho... Comment dites-vous ?

AGRIPPAIN.

Trophonius.

PIERROT.

Oui, oui ; je m’en souviendrai, Fotronius. Laissez, dis-je, là ses oracles, et tenez-vous-en aux miens sur votre mariage. Marinette est une égrillarde qui n’est plus un enfant. Elle est majeure, usante et jouissante très bien de ses droits. Tâtez-vous le pouls. En conscience, est-ce là le fait d’un galant qui a cinquante ans de plus qu’elle ? Je me suis marié à trente ans : je n’avais qu’un an plus que ma femme qui était prude ; et si pourtant...

AGRIPPAIN.

Ne parlons pas d’âge. Suffit que je me porte bien.

PIERROT.

Elle est encore mieux : et puis c’est une Gasconne qui a de l’esprit comme un petit démon ; vous êtes borné comme un Beaunois : elle est dépensière ; vous êtes un peu ladre...

AGRIPPAIN.

Oh ! je ne le serai pas pour elle. Bijoux, festins, habits, argent, elle aura ce qu’elle voudra.

PIERROT.

Air : Nanon dormait.

Et vous pensez
Que cela, pour lui plaire,
Puisse être assez ?
Outre la bonne chère,
Les habits, les écus,
Il faut, il faut...

AGRIPPAIN.

Je sais ce qu’il faut.

PIERROT.

Il faut ce que vous n’avez plus.

Et ce que nos blondins oisifs n’auront que trop par-dessus vous.

AGRIPPAIN.

Ah, je voudrais bien voir qu’ils y vinssent !

PIERROT.

Elle ne le voudra pas moins que vous.

AGRIPPAIN.

Si rusée qu’elle soit, elle aura trouvé chaussure à son pied.

PIERROT.

Et vous, coiffure à votre tête.

AGRIPPAIN.

C’est ce que je vais savoir de l’oracle.

PIERROT.

Et s’il parle comme moi, en aura-t-il le démenti ?

AGRIPPAIN.

Oui, de par tous les diables, il l’aura ! J’y mettrai bon ordre.

PIERROT.

C’est donc pour vous dire : autant vaudrait ne vous pas fourrer là...

AGRIPPAIN.

Je suis las de tes raisonnements. Il ne parlera pas comme toi. Vas-t-en ; laisse-moi seul ici. J’ai donné mes ordres pour la noce : marche à la maison ; et qu’à mon retour, j’y trouve tout prêt.

 

 

Scène VII

 

AGRIPPAIN, seul

 

Je ne viens pas non plus pour savoir seulement ce qu’il en sera de mon mariage ; je ferai d’une pierre deux coups. Il ne m’en coûtera qu’un voyage pour apprendre mon sort, et ce que sont devenus mon argent et mon fripon d’Arlequin...

Il s’avance vers l’antre, y jette une bourse, s’assied sur le bord, les jambes dedans, et chante sur l’air des trois cousines.

Air : La bonne aventure, ô gué !

Oracle, de qui j’attends
La vérité pure :
Daigne m’entendre, et m’apprends,
Sur deux points très importants,
Ma bonne aventure, ô gué, ma bonne aventure.

Air : L’avez-vous vu passer, Marguerite m’amie ?

N’as-tu pas vu passer (bis.)
Un drôle qui me vole,
Olire, olire,
Cinq milliers de pistoles,
Olire, ola ?

Air : Vous en venez, vous en venez.

Aujourd’hui j’épouse une belle :
J’ai quelques cinquante ans plus qu’elle ;
Or, dis-moi ce qu’il en sera :
On l’aimera ;
Elle rira :
Or, dis-moi ce qu’il en sera... ce qu’il en sera ?

On le tire tout doucement dans l’antre.

Le prodige commence ; je descends... Mais j’aperçois Marinette. Ne tirez pas si fort, divin Trophonius ! de grâce !...

On le tire toujours, et sa voix se perd.

 

 

Scène VIII

 

MARINETTE, OLIVETTE

 

MARINETTE chante.

Fin de l’air précédent.

Non, non, je ne veux plus rire !
Non, non, je ne veux plus rire ; non, non !
Non, non, je ne veux plus rire !

OLIVETTE.

Attends du moins au lendemain de tes noces.

MARINETTE.

Je crois, ma chère Olivette, que nous nous sommes égarées dans la forêt.

OLIVETTE.

Point du tout. Voilà l’antre de Trophonius à trois pas de nous. Mais si tes pas ne sont pas égarés, ton esprit l’est étrangement, d’avoir la rage d’entrer dans ce maudit trou là, simplement pour en sortir, et ne plus rire de ta vie.

MARINETTE.

Je vais devenir grosse dame, et en passe d’être peut-être un jour belle-mère d’un duc.

OLIVETTE.

C’est une raison pour te mettre encore de plus belle humeur que jamais.

MARINETTE

Fort bien ; mais, malgré cela, je ne dois plus rire. Il me faut de la gravité, dès que je vais représenter : un beau sérieux donne de la considération.

OLIVETTE.

Quelle folie ! Oui, parmi les prudes et les pédants, comme la seule ressource qui reste au manque de jeunesse et d’esprit. Crois-moi, la gaîté n’a jamais fait que du bien à la physionomie ; et le sérieux fut toujours un masque à faire peur aux enfants. C’est, en partie, ta gaîté qui a fait tourner la tète à M. Agrippain. C’est la gaîté d’Arlequin, qui te le faisait aimer, et qui, te le fera regretter peut-être.

 

 

Scène IX

 

ARLEQUIN, MARINETTE, OLIVETTE

 

ARLEQUIN, dans son habit ordinaire, et caché derrière un arbre.

On parle de nous ; écoutons.

MARINETTE.

Ah ! ne prononce jamais devant moi le nom de ce coquin là.

OLIVETTE.

Quoi ! ta bonne fortune te le fait déjà mépriser ?

MARINETTE.

Hier je m’expliquai avec lui d’une façon qui lui prouvait bien le contraire ; et ce matin le bruit court qu’il est parti, pour ne revenir jamais. Ne m’avoir pas daigné seulement dire adieu !

OLIVETTE.

Il ne l’a pas dit non plus à M. Agrippain.

MARINETTE.

Qu’est-ce qui le pressait donc tant ?

OLIVETTE.

Un poids de cinquante mille livres qu’il avait sur le dos, et dont M. Agrippain ne l’avait pas chargé.

MARINETTE.

Il aurait volé cinquante mille francs à son maître !

OLIVETTE.

Vous êtes la seule au monde qui l’ignoriez.

MARINETTE.

Le bonhomme apparemment a cru me sauver une mauvaise nouvelle, comme à quelqu’un qui partageait déjà ses pertes. Venons au fripon d’Arlequin, que ma bonne fortune, disais-tu tout à l’heure, me faisait déjà mépriser, tandis que c’est plutôt la sienne qui fait qu’il ne se soucie plus de moi. Étions-nous à nous être plaint mille fois de la double misère qui empêchait notre union ? Il venait de lever l’obstacle (assez vilainement ; à la vérité) ; mais fi j’en avais été l’objet, m’eût il craint comme son juge ? Dira-t-il que, faute d’oser m’en faire confidence, il ne m’a pas osé dire adieu ? Ne le justifie point ; ce n’est pas seulement un voleur, comme son maître ; c’est un vrai scélérat ! Je serais la première à donner son signalement à la maréchaussée, et à le voir pendre, si on le tenait ! Qu’il se cache bien, s’il m’en croit, car je serais fille à l’étrangler de mes propres mains.

ARLEQUIN, sortant de derrière l’arbre, sa sangle au col, et présentant les deux bouts à Marinette.[2]

Eh bien, sans vous donner la peine de poursuivre ;
Soulez-vous du plaisir de m’empêcher de vivre !

MARINETTE.

Ma chère, où sommes-nous ? Et qu’est-ce que je vois ?
Arlequin dans ces lieux ! Arlequin devant moi !

ARLEQUIN.

Étranglez-moi. Serrez. Goûtez, sans résistance,
Le plaisir de ma perte, et de votre vengeance.

MARINETTE.

Hélas !

ARLEQUIN.

Écoute-moi !

MARINETTE.

Malheureux !

ARLEQUIN.

Un moment !

MARINETTE.

Le prévôt peut passer.

ARLEQUIN.

Quatre mots seulement.
Après, ne me réponds qu’avecque cette sangle.

MARINETTE.

Moi, qui t’aimais hier, qu’aujourd’hui je t’étrangle !

ARLEQUIN.

Étrangle, serre. Heureux, mourant d’un coup si beau !

MARINETTE.

Vas ! je suis ta partie, et non pas ton bourreau.

ARLEQUIN.

Que tu dis bien !

MARINETTE.

Fuis donc !

ARLEQUIN.

Cruelle ! Que je fuie,
Et traîne loin de toi, mon licol et ma vie.
Adieu donc, Marinette !

MARINETTE.

Adieu, pauvre Arlequin !

ARLEQUIN.

Adieu, riche moitié du richard Agrippain !
Arlequin t’aurait fait une dame Arlequine ;
Agrippain va te faire une dame Agrippine.

MARINETTE.

Il m’est odieux... Mais...

ARLEQUIN.

À tes yeux, je le suis.

MARINETTE.

Non, je ne te hais point.

ARLEQUIN.

Tu le dois.

MARINETTE.

Je ne puis.

ARLEQUIN.

Tant mieux ! En voilà assez. Apprends qu’il n’y a rien de gâté. Tout va bien. Vas, tu ne seras pas madame Agrippine ; on y met bon ordre dans ce trou là, aussi bien que dans nos affaires. Cet antre n’est autre chose qu’une caverne à larrons, lesquels après m’avoir détroussé, m’ont reçu parmi eux, et m’ont mis au fait de leurs tours de passe-passe. J’ai pris l’habit. De profondes révérences, toutes deux, devant un prêtre de Trophonius ! Et vous, mademoiselle Olivette, vous allez voir aussi votre galant Scaramouche dans ses habits de cérémonie, s’honorer à vos yeux du même titre.

OLIVETTE.

Scaramouche ! Il est ici ?

ARLEQUIN.

Oui, te dis-je ; et ayant servi avec la même distinction que moi, il est de la même promotion. À peine étions-nous installés, que, pour mon étrenne, et pour première dupe à ballotter, j’ai eu M. Agrippain...

MARINETTE.

Comment ! il est ici comme nous ?

ARLEQUIN.

Oui. On dirait que tous les fripons et les friponnes du canton s’y sont aujourd’hui donné rendez-vous. Il est là-dedans bien enfoncé et bien assoupi, à faire de mauvais rêves, qui vont nous le renvoyer bien guéri de la folie du mariage. L’ayant vu venir de loin, nous avons eu le temps de tapisser l’antre de cornes de bœuf, de bouc, de bois de cerf, de fourches, et d’autres choses d’aussi bon augure. Ensuite, comme nous le tenions déjà par les pieds, il t’a appelée, et m’a fait par-là savoir ton arrivée. J’ai pris mes habits décents, pour aller te recevoir. Voici le bon ami d’Olivette, qui nous contera le reste.

 

 

Scène X

 

SCARAMOUCHE, ARLEQUIN, MARINETTE, OLIVETTE

 

SCARAMOUCHE.

Ah, te voilà, ma chère Olivette ! Eh, que venais-tu faire ici ?

OLIVETTE.

J’y venais avec Marinette.

SCARAMOUCHE.

Et qu’y venait-elle faire, elle ?

ARLEQUIN.

Tu es bien hardi. Je n’avais moi-même osé le lui demander.

OLIVETTE.

Elle y venait pour ne plus rire.

ARLEQUIN, à Marinette.

Comment l’entends-tu ? Est-ce que ma perte ne suffisait pas pour cela ?

MARINETTE.

Pleurais-tu, ce matin, quand tu t’en allais sans me dire adieu ?

ARLEQUIN.

Prenons que tu aies raison, et laissons cela. Quitte-à-quitte.

À Scaramouche.

Où en sont nos affaires ?

SCARAMOUCHE.

Au point que nous souhaitions. Dès que tu ASTÉRIE. été sorti, et que nous l’avons vu tomber dans l’assoupissement, causé par ces diables d’herbes que tu sais, nous avons contrefait le cri des coucous ; puis j’ai prononcé cet oracle, en réponse à ce qu’il nous avait chanté à son arrivée :

En sortant de l’antre divin,
Tu retrouveras Arlequin.
Abandonne-lui ta cassette.
Et sur peine d’être plumé,
Crois-moi, renonce à Marinette,
Qu’il aime, et dont il est aimé.

Nous avons fait notre devoir ; ses rêves, à cette heure, font le leur.

OLIVETTE.

Ma foi, messieurs les fripons, vous avez fait de bonne besogne ; et vous devez une belle chandelle au joli dieu Mercure, votre honnête patron.

ARLEQUIN.

Quand on parle du loup, on en voit la queue. Tenez, ne le voilà-t-il pas qui passe là-haut sur nous ?

Pourquoi vous enfuyez-vous,
Divin Mercure ?
Pourquoi vous enfuyez vous ?
Ho ho ! ha ha ! ha ha ! hé hé hé !
Ô puissant dieux des filous !
Venez droit, venez droit, venez droit à nous !

 

 

Scène XI

 

MERCURE, ARLEQUIN, SCARAMOUCHE, MARINETTE, OLIVETTE

 

MERCURE.

Messieurs, mesdames, vous me faites trop d’honneur. Je ne suis qu’un pauvre diable de dieu réformé, indigne d’une si noble invocation.

SCARAMOUCHE.

Effectivement, je ne vous vois plus vos attributs. Où est votre caducée, cette verge fatale, avec laquelle vous conduisiez les vivants chez les morts ?

MERCURE.

On me l’a ôté, pour en faire le sceptre d’Esculape.

ARLEQUIN.

C’est l’avoir mis à sa vraie place ; le fouet à la main du voiturier. Mais vous n’en êtes pas moins resté le protecteur et le dieu des filous ?

MERCURE.

C’est ce qui vous abuse encore. Je suis entièrement abandonné, depuis qu’Hercule, ayant nettoyé les campagnes de brigands, ils se sont retirés dans les villes, pour y figurer sous différents titres plus ou moins honorables. Les uns le nomment marchands, les autres artisans, les autres financiers. Plutus m’enlève toutes ces pratiques là. Thémis, la justice même, ne s’est point fait une affaire de me débaucher et d’enrôler sous ses étendards l’élite de mes adorateurs ; et, ce qui me pique le plus contre ces déserteurs, c’est que, non contents d’avoir passé au service de mon ennemie déclarée, ces ingrats, en remerciement des bons tours qu’ils tiennent de moi, ne font, par pure envie de métier, que persécuter le peu de pauvres sujets fideles qui me restent par-ci par-là, sur les grands chemins, en se faisant grâce les uns aux autres, moyennant leur part au gâteau.

ARLEQUIN.

Ne faites-vous pas toujours les commissions amoureuses de Jupiter ?

MERCURE.

Depuis que tous les dieux et les demi-dieux de l’Olympe se les arrachent des mains, il n’y a pas là-haut de l’eau à boire dans ce métier-là. J’ai été obligé de venir chercher ici-bas de l’emploi ; et de dieu que j’étais, de me faire un misérable colporteur, dont il n’est pas que vous n’ayez entendu parler sous le nom de Mercure galant.

SCARAMOUCHE.

Ah, quel déchet ! C’est comme si de Scaramouche je devenais meunier. C’est donc vous qui courez après les pièces fugitives, qui nous annoncez les morts, les mariages, les naissances, les promotions ?

MERCURE.

Et les généalogies.

SCARAMOUCHE.

Toutes choses bien intéressantes pour les lecteurs !

MERCURE.

Assurément. Et un air tendre, une chanson à boire, un commencement de roman sans queue, une énigme ou deux, deux ou trois jolis logogriphes, pour laisser des os à ronger aux beaux esprits de la cour, de la ville, et des provinces, et les amuser jusqu’à mon retour lunaire ; n’est-ce donc rien ?

ARLEQUIN.

Peste ! Nous ne disons pas cela. Che gusto ! Continuez. Et dans quel heureux pays faites vous ces belles récoltes ?

MERCURE.

Sur les bords de la rivière de Seine.

ARLEQUIN.

Oh, oh ! Vous avez bon nez. Tubleu, vous parlez là de l’Arabie heureuse ! C’est le pays des curieux. Et des spectacles, n’en dites-vous rien ?

MERCURE.

Si-fait, vraiment, j’en parle. Dernièrement on t’afficha toi-même, sous le nom de Deucalion.

ARLEQUIN.

J’étais Arlequin-Deucalion ; et Deucalion-Arlequin était moi ; et moi lui ?

MERCURE.

Si signor. Il vous représentait, et vous le représentiez.

ARLEQUIN.

A-t-il réussi ? Ai-je réussi ? Avons-nous réussi ?

MERCURE.

Réussi, coussi, coussi. Vous parliez trop morale, et disiez trop de vérités. Cela n’a pas plu également à tout le monde.

ARLEQUIN.

Je faisais bien. On n’en saurait trop dire : je m’en applaudis.

MERCURE.

Cela est commode ; mais ce n’est pas le goût de nos gens. Autre sottise de l’auteur qui vous faisait parler. Vous parliez fusils et pistolets, dans le temps du déluge. On sifflait l’anachronisme.

ARLEQUIN.

On sifflait l’ana... chro... nisme ! l’anachronisme ! Quel diable d’oiseau est-ce là qu’on sifflait ?

MERCURE.

Que parlez-vous d’oiseau ? L’anachronisme est une faute de chronologie.

ARLEQUIN.

Chro chro chronologie ! Autre bête que je connais encore moins.

MERCURE.

On n’a jamais fini avec les ignorants. Chronologie est l’ordre des temps. L’auteur vous faisait renverser cet ordre, en vous faisant parler d’une chose qui n’exista que bien longtemps après le déluge.

ARLEQUIN.

Voilà de nos puristes, qui ont vu, sans y trouver à redire, les faisceaux portés devant Romulus, deux ou trois cents ans avant qu’il fût à Rome question de faisceaux. Est-ce là tout ce qu’ils ont remarqué ?

MERCURE.

Ils reprochent encore à la pièce une autre impertinence du même genre. C’est qu’Apollon y paraissait avec une couronne de laurier, quand la mythologie ne fait naître Daphné, qui fut le premier des lauriers, que bien du temps après qu’Apollon eut tué le serpent Python, né de la fange du déluge, qui dure encore quand la pièce commence.

ARLEQUIN.

Voilà des aigles bien désœuvrés, de s’amuser ainsi à chasser aux mouches. N’avez-vous rien de mieux à nous dire sur les spectacles ?

MERCURE.

Je ne me suis donné, ce voyage ici, que le temps d’arracher, en volant, quelques affiches. En voici une des marionnettes.

SCARAMOUCHE.

Au diable de pareilles balivernes !

MERCURE.

Pas tant balivernes. Je pensais d’abord comme vous. Mais entendant crier : entrez, messieurs, mesdames, c’est ici l’assemblée de toute la noblesse ; et voyant en effet cent carrosses plantés à la porte de l’hôtel du seigneur Polichinel, j’y suis entré, et je n’ai pas vu sans surprise, que le crieur n’en imposait pas.

ARLEQUIN.

Toute la noblesse aux marionnettes ! Voyons donc ce qu’on y représentait.

Il lit.

PIERROT-ROMULUS. Que veulent dire ces deux mots étonnés l’un de l’autre ?

MERCURE.

Oui, Romulus y figurait en Pierrot ; le grand pontife de Rome, en Polichinel ; et Tatius, le roi des Sabins, en bonhomme Jambroche.

ARLEQUIN.

Quel maudit genre de farce est-ce là ? Comment l’appelle-t-on ?

MERCURE.

Parodie ; laboratoire ouvert aux petits esprits malins qui n’ont d’autres talents que celui de savoir gâter et défigurer les belles choses.

OLIVETTE.

C’est comme la petite vérole parmi nous.

MARINETTE.

J’y entendrais quelque finesse. Ne serait-ce pas une satyre contre les grands, dont la vanité semble être tympanisée dans ces folles métamorphoses ?

SCARAMOUCHE.

Mais quel étrange jargon parlons-nous tous ici ? Les rêves que fait à cette heure M. Agrippain, ne sont pas plus creux ni plus biscornus.

OLIVETTE.

Passons le temps comme nous pourrons d’ici à son réveil.

MARINETTE.

Je goûte fort ces parodies, et le secret de changer les larmes en éclats de rire.

MERCURE.

Œdipe[3], en robe de Quinze-Vingt, dernièrement a plus fait rire de monde, que jamais celui de Sophocle n’en a fait pleurer. Aussi

C’est le tic, tic, tic[4], c’est le tic du public.

OLIVETTE, à Mercure.

N’y a-t-il pas encore quelque chose dans votre répertoire pour nous faire rire ?

MERCURE.

Voici l’affiche du théâtre italien.

MARINETTE.

Ah, bon ! Nous allons rire : ceci sera bouffon.

MERCURE.

Thimon le Misanthrope, en attendant les Sept Sages de la Grèce.

OLIVETTE.

Le diable les emporte avec leur Misanthrope, et leurs Sept Sages. Voyons l’affiche des comédiens du lieu.

MERCURE.

Iphigénie et Cartouche.

ARLEQUIN.

Voilà la fille du roi d’Argos joliment mariée ! Après ?

MERCURE.

Oh, parbleu, chacun a ses affaires ! Je ne sais qui vous attendez ici ; mais tout le monde m’attend ailleurs : sans compter la poursuite d’un grand procès que j’ai contre les suppôts d’Esculape, tant principaux que subalternes.

SCARAMOUCHE.

Et que pouvez-vous avoir à démêler avec de telles gens ?

MERCURE.

Ils veulent me faire défendre mes drogues, disant que, depuis les miennes, ils ne vendent plus ni opium ni pavots blancs.

 

 

Scène XII

 

SCARAMOUCHE, ARLEQUIN, MARINETTE, OLIVETTE

 

MARINETTE.

Véritablement, il m’a fait bâiller plus d’une fois.

OLIVETTE.

Il en a fait, je crois, et en fera bien bâiller d’autres. Pour moi je bâille encore ; et si M. Agrippain ne se dépêche de s’éveiller, je vais me jeter sur l’herbe et dormir.

ARLEQUIN.

Un peu de patience ! Voilà qu’on le pousse dehors. Parbleu, il fait une belle moue ! Je vais finir la comédie.

Il se jette, les mains jointes, aux pieds d’Agrippain.

Miséricorde, monsieur, je vois bien ce que vous m’allez dire ! Je vous ai dérobé cinquante mille livres : cela est vrai. Mais je vous prie de croire que cela ne m’est arrivé encore qu’une fois. Hélas ! j’en suis déjà bien puni : car un moment après, on me les a dérobées comme à vous. Ma faute n’est plus sur moi : je n’ai pas le sou.

AGRIPPAIN.

Lève-toi.

À Marinette.

Qui t’amenait ici, ma pauvre Marinette ?

MARINETTE.

Pouvez-vous le demander ? Je venais consulter l’oracle, pour savoir ce que vous étiez devenu.

AGRIPPAIN.

Laissons là toute explication. L’oracle m’en a dit plus que je ne lui en demandais. J’ignorais, par exemple, que vous vous aimiez l’un et l’autre ; auquel cas j’ôtais plus à Arlequin qu’il ne me prenait. Je m’exécute. Je lui pardonne ce qu’il a fait, et je vais lui rendre ce qu’il a perdu. Vous voyez d’où je sors, c’est vous dire assez que je vous rends l’un à l’autre, et que toute envie de rire est passée pour moi. Suivez-moi au logis : il ne tiendra qu’à vous d’y profiter des préparatifs d’une noce qui ne peut plus être la mienne. Adieu.

Il s’en va.

SCARAMOUCHE, donnant la main à Olivette, et Arlequin à Marinette.

Allons, mes enfants, courons après ; la nappe est mise pour nous : partie quarrée.

MARINETTE.

J’ai plus envie de rire que jamais. Me voilà revenue de mon pèlerinage.

ARLEQUIN.

Et moi, du gibet.

 

 

Divertissement

 

Vaudeville.

Musique de M. l’Abbé.

Une fille dans son printemps,
N’aime qu’à rire,
Et qu’à voir mille et mille amants
Sous son empire.
Si vous voulez, bientôt elle ne rira plus.
Mariez-moi la belle ;
Le lit nuptial est pour elle
L’antre de Trophonius.

L’auteur chaussé du brodequin
N’aime qu’à rire,
Et dans la bouche d’Arlequin
Met la satyre ;
Mais si des auditeurs ses traits sont mal reçus,
Adieu l’humeur folâtre :
Il a trouvé sur le théâtre
L’antre de Trophonius.

FRANCISQUE.

La troupe, en arrivant ici,
N’aimait qu’à rire ;
Espérant de remplir aussi
Sa tirelire.
Elle a fait des efforts et des vœux superflus ;
Cruelle destinée !
La foire est pour nous, cette année,
L’antre de Trophonius.

[1] On jouait alors aux comédiens Français Cartouche.

[2] Parodie du Cid. On doit ici se rappeler l’irrégularité d’un théâtre forain, où l’acteur et le spectateur à tout moment se confondaient dans l’action, et se supposaient réciproquement instruits de la bonne ou mauvaise plaisanterie du moment.

[3] L’Œdipe de M. de Voltaire, parodié par les Italiens.

[4] Refrain des couplets à la fin de Pierrot-Romulus.

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