L’Amour usé (DESTOUCHES)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Martin, le 20 septembre 1741.

 

Personnages

 

LISIDOR, vieux militaire

ISABELLE, vieille fille

DAMON, ancien ami de Lisidor et parent d’Isabelle

ANGÉLIQUE, jeune orpheline

LE CHEVALIER, amant d’Angélique

FRONTIN, valet de chambre de Lisidor

LISETTE, femme de chambre d’Isabelle

LA JONQUILLE

MONSIEUR SUBTIL, notaire

MONSIEUR GRIFFART, notaire

MONSIEUR PATACLIN, notaire

MONSIEUR JOUFFLU, notaire

 

La scène est à Paris, dans la maison de Lisidor.

 

 

LETTRE DE M. NÉRICAULT DESTOUCHES, À M. LE COMTE DE L***,

Sur la comédie intitulée : L’AMOUR USÉ

 

On tous a dit vrai, Monsieur : ma comédie, cette même comédie dont vous aviez entendu la lecture avec tant de plaisir, et dont vous aviez si bien auguré, vient d’être reçue du public comme le plus mauvais ouvrage qu’on ait jamais mis au théâtre.

Je vois d’ici que cela vous afflige, car vous me faites l’honneur de m’aimer ; et d’ailleurs votre amour-propre ne trouve guère son compte à cette catastrophe, et doit être à peu près aussi blessé que le mien.

Non-seulement vous aviez applaudi l’Amour usé ; vous m’aviez dit vingt fois, qu’à moins que le public n’eût fait vœu de ne plus rire à la comédie, vous ne doutiez point que celle-ci ne le divertît infiniment. Vous m’aviez souvent pressé de la donner aux comédiens, qui, de leur côté, l’ont souhaitée, reçue et répétée comme un ouvrage dont le succès n’était point douteux, et qui comptaient si bien que celui-ci me ferait honneur, qu’ils ont pris le parti de l’annoncer et de l’afficher sous mon nom, profitant de mon absence pour me donner, à mon insu, cet air de confiance et de supériorité que le public ne permet qu’à ses favoris, et qu’il a trouvé trop présomptueux de ma part ; ce qui n’a pas peu contribué, si j’en crois certaines gens, à la disgrâce que je viens d’essuyer.

L’événement n’a donc que trop prouvé, Monsieur, que nous nous sommes tous trompés, vous, vos amis, les miens, un grand nombre d’autres personnes, les comédiens, et moi sur tout, en jugeant si favorablement de ma comédie ; et il faut que désormais nous demeurions humblement d’accord que nous n’avons point de goût, ou que nous disions hardiment que c’est le public qui n’en a plus.

Remettez-vous, Monsieur ; ce n’est ni l’un ni l’autre. Je crois encore, en dépit de l’envie, que nous avions de bonnes raisons pour bien augurer de l’ouvrage ; et je vous assure que ce n’est point le public qui l’a condamné.

J’ai trop souvent éprouvé son indulgence et son équité, pour me persuader qu’il m’ait fait cette injustice ; et le parterre m’a tant de fois prodigué ses applaudissements, que je ne dois pas non plus lui attribuer ma disgrâce.

À qui vous en prenez-vous donc ? me demanderez-vous. À mes ennemis, aux nombreux partisans du mauvais goût, contre lesquels je me suis élevé courageusement et publiquement.

Jugez si tant d’ennemis rangés en bataille dans le parterre pour combattre ma comédie, et la faire tomber, ont pu permettre que le bon goût, dont les troupes ne sont pas nombreuses, pût la soutenir contre un choc si violent. Ajoutez à cette armée formidable de frondeurs, une troupe d’étourdis et d’enfants perdus, toujours prêts à se joindre au plus grand nombre, sans avoir d’autre motif que celui de se jeter du côté des plus forts, et vous conviendrez qu’il était moralement impossible que l’ouvrage pût se défendre, et se préserver d’une entière défaite. Aussi devez-vous, Monsieur, vous tenir pour dit, que jamais auteur n’a été mieux battu que je viens de l’être en cette funeste journée.

Travaillez présentement pour le public, et flattez-vous que trente-cinq ans de travaux heureux vous mettront à couvert de l’ignominie !

Pour vous convaincre, Monsieur, du guet-apens formé contre moi, voici quelques détails de l’action.

À peine voulut-on se donner la patience d’écouter le premier acte.

Dès le commencement du second, ce fut un si furieux déchaînement, que les clameurs étouffèrent la voix des acteurs : ils eurent beau prier humblement ce parterre effréné de leur faire au moins la grâce de les écouter jusqu’à la fin de la pièce ; toutes leurs prières, tous leurs efforts furent inutiles.

Dès qu’on prêtait un moment de silence, et que quelque endroit de ma comédie semblait devoir prendre, les ennemis se soulevaient tout à coup, et faisaient retentir la salle d’un bruit affreux, déconcertaient les acteurs déjà trop intimidés, et empêchaient absolument les spectateurs bien intentionnés, ou indifférents, de pouvoir juger si l’ouvrage était bon ou mauvais.

Eh ! le moyen déjuger au milieu d’un pareil tumulte ? J’ai vu vingt personnes, au moins, qui ont assisté à cette première représentation, et qui m’ont juré que, bien loin d’avoir pu décider du mérite de l’ouvrage, il ne leur en était pas resté la moindre idée.

Ces mêmes personnes m’ont prié de leur en faire la lecture ; et après l’avoir entendue, sont tombées dans un étonnement que je ne puis vous représenter, et qui produisait en même temps la plus vive indignation.

Ce qui va vous surprendre encore plus que tout ce que je vous ai déjà dit, Monsieur, c’est que ces quatre notaires qui vous paraissaient si heureusement et si plaisamment amenés, et former un spectacle et un incident si nouveau, ont mis nos frondeurs en fureur.

La répétition fréquente de ce mot : C’est Monsieur, que vous croyiez avec moi devoir exciter les plus grands éclats de rire, n’a excité que des clameurs et des huées effroyables ; et si vous voulez en croire messieurs de la cabale, jamais on n’a rien mis de si pitoyable sur la scène.

Enfin, pour achever cette tragique narration, jamais ouvrage n’a été si furieusement attaqué, ni si misérablement mis en pièces.

Mais, malgré cette honteuse défaite, je ne rabats rien jusqu’ici, Monsieur, de la bonne opinion que nous avions de ma comédie, sur la foi de tant de personnes de goût qui l’avaient trouvée très plaisante, et remplie de traits, d’incidents et de caractères tout nouveaux. Je ne suis pas même affligé de sa disgrâce, parce que je suis convaincu, par mille raisons que je n’ai fait qu’effleurer, et dont je vous ferai quelque jour un ample détail, que cette disgrâce est le pur effet d’une cabale envenimée, conjurée contre moi depuis très longtemps, et qui avait déjà fait son effet sur ma Belle Orgueilleuse, qu’elle n’a pu faire tomber tout-à-fait à la vérité, mais qu’elle a tâché de décrier par toutes sortes de moyens, dont le moins dangereux a été de la tourner en ridicule sur un théâtre où le mauvais goût règne et triomphe, et pervertit insensiblement le goût de notre nation.

J’ai donc fait imprimer l’Amour usé, et j’appelle du peuple au sénat, c’est-à-dire, d’un parterre injuste et tumultueux, à ce petit nombre de juges équitables et paisibles qui composent l’élite du public, et que je respecte comme juges sans appel.

Ce n’est pas que je regarde cette comédie comme un ouvrage de grand poids : au contraire, je conviens avec mes ennemis mêmes qu’elle est dépourvue de ces ornements séducteurs qui forcent quelquefois l’envie à se soutenir et à se ronger secrètement.

Le sujet, comme vous l’avez remarqué, Monsieur, et comme je vous l’ai souvent avoué moi-même, en est simple, peu élevé, et purement comique : il n’a point d’autre objet que celui de faire rire les spectateurs, et n’est soutenu ni par la versification, qui souvent fait admirer des fadaises ou des pensées fausses, ni par ce fond touchant, intéressant, pathétique, qu’on dérobe quelquefois à Melpomène, pour transporter à Thalie le don des larmes ; heureux don que le bon goût ne lui refuse pas toujours, mais qu’il ne lui prodigue jamais, et que les partisans de ce bon goût ne peuvent lui voir usurper trop longtemps, et avec trop d’empire, sans protester hautement contre cette usurpation.

J’offrais et j’offre au public l’Amour usé, comme une de ces bagatelles amusantes qui délassent du tragique, ou de ce comique noble et sublime qui se pique d’en approcher, et de tendre plutôt à se faire admirer qu’à faire rire.

Molière n’a pas toujours donné des Misanthropes, des Tartuffes et des Femmes savantes : on l’a vu descendre avec succès jusqu’aux Pourceaugnacs, aux Scapins et aux Sganarelles.

Après avoir essayé de l’imiter dans ses nobles élans, j’avais cru pouvoir marcher sur les traces de ce grand homme, en volant quelquefois, comme lui, terre à terre ; ou, pour m’expliquer plus naturellement, Monsieur, j’avais imaginé qu’après avoir tâché de plaire aux spectateurs les plus délicats, on me permettrait d’amuser ceux dont le goût n’est pas si relevé, d’autant plus que je tentais cette entreprise dans une saison presque morte pour les spectacles, pendant laquelle on a toujours permis aux auteurs et aux acteurs de n’avoir d’autre objet que d’égayer le public.

C’est cet usage, reçu depuis très longtemps, qui m’a fait succomber indiscrètement, et malgré toutes mes belles résolutions de ne plus rien donner au théâtre, aux longues et pressantes instances de la plupart de mes meilleurs amis, qui m’ont, pour ainsi dire, arraché des mains une pièce que je n’avais faite que pour me réjouir dans ma solitude, et que pour amuser ceux qui me font quelquefois l’honneur de venir s’y promener et philosopher avec moi.

On m’assura que le public me saurait gré de cette bagatelle, et la recevrait favorablement sur ce pied-là, en attendant des ouvrages plus sérieux que je lui préparais, et dont un ou deux devaient paraître cet hiver. C’était, me disait-on, pelotter en attendant partie.

Oh ! disent les frondeurs, le public n’aime point qu’on pelotte devant lui. Je réponds à cela que je suis donc le seul à qui ce spectateur terrible ne le permet pas. Eh ! combien pourrais-je nommer d’auteurs qui n’ont jamais fait que pelotter, et qui néanmoins ont paru l’amuser beaucoup ? J’avoue qu’il ne les estime pas ; mais du moins il les supporte. Que dis-je ? il les suit quelquefois, et presque toujours même, avec bien plus d’empressement que ceux qui jouent partie, et qui se font admirer par les plus beaux coups.

J’avais donc raison de présumer, ce me semble, qu’il aurait pour moi la même indulgence, et je suis encore persuadé qu’il l’aurait eue : mais mes envieux secrets, mes ennemis déclarés, les partisans du mauvais goût, et les pitoyables rivaux du Théâtre-François, théâtre si digne des plus hauts appuis, et si négligé présentement, quoiqu’il ait fait tant d’honneur à notre nation ; tous ces gens-là, dis-je, qui, depuis très longtemps, épiaient l’occasion de se venger de moi, se sont habilement servis de celle que je leur offrais, pour mettre à fin leur odieuse entreprise, et pour me décourager par un affront si sensible, qu’un juste dépit me fît prendre une ferme résolution de ne plus m’exposer à de pareilles avanies.

Mais j’espère que leur triomphe ne sera pas de longue durée, et que le public me vengera de la cabale. Comme il est toujours équitable, quand il juge lui-même et de sang-froid, il trouvera bon que j’appelle à lui d’un jugement inique, et d’un arrêt qu’on lui a surpris, et que je le mette à portée, par l’impression de ma pièce, de discuter tranquillement les faits, et de prononcer sans distraction.

Je sais que mes ennemis vont remuer ciel et terre pour me faire perdre mon procès une seconde fois. Mais les lecteurs ne se gouvernent pas comme un parterre, où mille gens s’émeutent de propos délibéré pour déconcerter les acteurs et pour empêcher qu’on ne les écoute. Le cabinet est un tribunal sévère, à la vérité, mais toujours aussi juste que redoutable ; c’est ce qui me fait espérer le gain de ma cause, quoique je l’aie perdue au premier tribunal où je l’ai portée ; tribunal qui n’est rien moins qu’infaillible, comme je pourrais le prouver par une infinité d’exemples.

Je vous envoie ma pièce imprimée : lisez-la, faites-la lire à vos amis, et voyez ensemble si je vous ai séduits, quand je vous en ai fait moi-même la lecture. Recueillez les voix : mais pesez-les scrupuleusement ; car il y a telle voix dont je fais plus de cas que de cent autres ; et si celles de cette espèce condamnent mon ouvrage, je le tiens pour bien condamné : mais si elles prononcent qu’il méritait un meilleur sort, toutes les criailleries de vingt petits auteurs, et les plates ironies des mauvais plaisants, ne m’empêcheront pas de croire qu’il est bon.

Au surplus, il vous plaira de remarquer que je ne donne à ma pièce que le titre de l’Amour usé, et que je n’y joins plus celui du Vindicatif généreux, qui me paraît surabondant, et porter à faux, parce que le Vindicatif, dans cette comédie, n’est qu’un personnage épisodique, qu’on ne doit nullement envisager comme le vrai sujet de l’ouvrage. Je sais que ce second titre a causé l’erreur de plusieurs de mes juges, qui, s’étant imaginé que mon sujet était le Vindicatif, et qui, ne le voyant point tenir le premier rang, ni agir assez finement dans la pièce, ont conclu fort injustement que j’avais manqué mon principal rôle. Mais, je le répète, il ne s’agit pas ici proprement du Vindicatif, mais de l’Amour usé : c’est là mon sujet, et je l’ai rempli selon toutes les règles du dramatique. Je m’en rapporte aux lecteurs judicieux qui les connaissent, et je récuse le jugement des lecteurs prévenus qui s’obstineront à croire que cet ouvrage est mauvais, parce qu’il n’a pas eu le bonheur de réussir au théâtre. Le plus sûr et l’unique moyen de bien décider, quand il s’agit de pareilles matières, c’est de suivre toujours son propre sentiment, et de ne le soumettre jamais à celui des autres. On peut quelquefois avoir un goût faux : mais il est encore plus honteux de n’en point avoir, et de ne se régler que sur le goût d’autrui.

Je suis, Monsieur, etc.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Vous voilà bien rêveuse, Mademoiselle !

ISABELLE.

Ah !

LISETTE.

Vous soupirez !

ISABELLE.

J’en ai bien sujet.

LISETTE.

Ne serait-ce pas une indiscrétion, que de vous demander ce qui vous afflige ?

ISABELLE.

Un mal sans remède.

LISETTE.

Sans remède ! Il faut que ce soit un mal bien étrange. Vous me le cachez, à moi, que vous honorez depuis si longtemps de votre confiance ?

ISABELLE.

Mon mal n’est point caché, Lisette ; il n’est que trop visible.

LISETTE.

Il ne l’est point pour moi. Confiez-le-moi donc, je vous en conjure ; peut-être y pourrai-je remédier.

ISABELLE.

Cela n’est pas possible, ni à toi, ma chère Lisette, ni à qui que ce puisse être.

LISETTE.

Vous m’effrayez ! mais enfin dites-moi ce que c’est.

ISABELLE.

C’est que je m’aperçois... que je ne suis plus jeune ; et ce qui m’afflige le plus, Lisette, c’est que je n’ai jamais tant souhaité de l’être.

LISETTE.

J’avoue que je ne connais aucun remède au mal dont vous vous plaignez. Vous savez qu’il y a des secrets pour le pallier ; mais il n’y en a point pour le guérir.

ISABELLE.

Voilà mon désespoir. Hélas ! que ne donnerais-je point pour n’avoir que vingt ans !

LISETTE.

Si cet âge-là se pouvait racheter, ce serait une marchandise bien chère. Mais, après tout, Mademoiselle, n’êtes-vous pas encore assez jeune pour le bon homme Lisidor, que vous aimez depuis tant d’années ? Que ne l’épousiez-vous il y a vingt-cinq ans ? Vous seriez peut-être veuve de lui présentement.

ISABELLE.

Plût au ciel ! Un enchaînement d’obstacles et de traverses nous a empêchés de nous marier quand nous nous aimions. Il avait un tuteur avare et chicaneur, qui n’a jamais voulu lui rendre compte de son bien, et qui, pour s’en dispenser plus aisément, voulait lui faire épouser sa fille. De mon côté, j’avais une tante éternelle dont j’attendais toute ma fortune ; mais elle exigeait que je demeurasse auprès d’elle, et que je ne me mariasse point de son vivant : il n’y a que cinq ans qu’elle est morte, et que je me trouve en liberté de prendre un époux. Quand je me suis vue libre et maîtresse d’un gros bien, mon vieux amant était a la guerre ; d’ailleurs, ses procès ne viennent que de finir. Je les ai tous gagnés pendant son absence ; et, grâces âmes soins, il est aussi riche que moi. Cette maison-ci lui appartient ; il m’a priée d’en prendre possession et d’y demeurer : j’y vivais tranquille et contente ; mais il arrive enfin, il arrive, et se propose d’y loger avec moi.

LISETTE.

Après vous avoir épousée ?

ISABELLE.

C’est ce qui me désole.

LISETTE.

Vous ne l’aimez donc plus ?

ISABELLE.

Je te l’avoue. Mais ne me décèle pas, Lisette ; car j’ai de fortes raisons pour lui cacher mon changement.

LISETTE.

Comptez sur ma discrétion. Mais, si votre passion est usée, pourquoi souhaiter si vivement d’être plus jeune que vous n’êtes ?

ISABELLE.

Pourquoi ? Je n’oserais jamais te le déclarer ; je me le cacherais à moi-même, si cela m’était possible.

LISETTE.

Ah ! si j’osais gager contre ma maîtresse, je gagerais que je devine.

ISABELLE.

Que devines-tu, mon enfant ?

LISETTE.

Qu’une nouvelle inclination...

ISABELLE.

Taisez-vous, Lisette.

LISETTE.

Je me tairai, si vous voulez. Mais en sera-t-il moins vrai que quelque jeune homme aimable a surpris votre cœur ?

ISABELLE.

Ôtez-vous de mes yeux.

LISETTE.

Mademoiselle !...

ISABELLE.

Sortez, vous dis-je. Je n’aime point qu’on se pique de me deviner. Ne vous montrez plus que quand je vous rappellerai.

LISETTE, feignant de sortir.

J’obéis.

ISABELLE, d’un ton languissant.

Lisette !

LISETTE, du même ton.

Mademoiselle !

ISABELLE.

Revenez.

LISETTE.

Je crains de vous fâcher encore, j’en serais au désespoir ; et il vaut mieux que je me retire.

ISABELLE.

Revenez, encore une fois ; je vous pardonne votre indiscrétion.

LISETTE.

Avez-vous quelque ordre à me donner ?

ISABELLE, l’embrassant.

Ah ! ma pauvre Lisette !

LISETTE.

Tenez, Mademoiselle, laissez-moi sortir ; car je devinerais encore quelque chose.

ISABELLE.

Eh bien ! devine tout ce que tu voudras.

LISETTE.

Ah ! me voilà bien soulagée. Permettez que je vous fasse deux ou trois petites questions.

ISABELLE.

Hélas ! très volontiers.

LISETTE.

Vous allez, au moins deux ou trois fois chaque jour, chez votre cousine Célimène, qui vous était fort indifférente il n’y a pas trois mois. Pourquoi ces fréquentes visites ? Qu’avez-vous vu chez elle qui vous y attire si souvent ?

ISABELLE.

Ah ! j’y ai vu... Te le dirai-je ?

LISETTE.

Je crois que vous ferez bien.

ISABELLE.

J’y ai vu

LISETTE.

Achevez donc, s’il vous plaît.

ISABELLE.

Je ne saurais.

LISETTE.

Oh ! je m’en vais achever, moi. Vous y avez vu ce jeune Chevalier dont elle vous avait tant vanté la figure, l’esprit et les grâces. Vous l’aurez regardé ; il vous aura dit quelques douceurs ; vous les aurez écoutées... par complaisance.

ISABELLE.

Oh ! oui, par pure complaisance.

LISETTE.

La complaisance aura fait naître le goût ; le goût sera devenu par degrés une passion si douce et si vive, qu’il vous est impossible de vous en défendre. N’est-ce pas là l’histoire ?

ISABELLE.

Je suis bien honteuse de te l’avouer ; car elle te prouve que je suis inconstante.

LISETTE.

Voyez le grand malheur ! Y a-t-il rien de plus naturel à notre sexe, que de changer d’inclination ? Est-ce notre faute si nos cœurs sont volages, et si nos passions sont si tôt usées ? La vôtre n’arque trop duré ; et je vous regardais comme un prodige. D’ailleurs, quel est l’amant de soixante ans qui pourrait tenir dans un cœur de femme, contre un amant qui n’en a que vingt-deux ? Cela serait contre toutes les règles.

ISABELLE.

Paix. Quelqu’un entre ici.

 

 

Scène II

 

LA JONQUILLE, ISABELLE, LISETTE

 

ISABELLE, à la Jonquille.

Que veux-tu ?

LA JONQUILLE.

C’est monsieur Damon, Mademoiselle, qui demande à vous parler.

ISABELLE.

Dis-lui que je n’y suis pas.

LA JONQUILLE.

Dame ! je lui ai dit que vous y étiez.

ISABELLE.

Eh bien ! va-t’en lui dire que je n’y suis plus... Attends. Dis-lui que je suis malade, et que je ne vois personne... Comment ! tu ne sortiras pas ?

LA JONQUILLE.

Mademoiselle, c’est que ce Monsieur...

ISABELLE.

Eh bien ! ce Monsieur ?

LA JONQUILLE.

M’a demandé d’abord comment vous vous portiez ; et je lui ai répondu, tout bonnement, que vous étiez en parfaite santé.

ISABELLE.

Vous êtes un sot, mon ami.

LISETTE.

Oui, un sot ; entendez-vous, monsieur de la Jonquille. Apprenez de moi qu’on ne peut jamais savoir comment une maîtresse se porte, avant que de lui avoir demandé comment elle veut se porter.

LA JONQUILLE.

Eh bien ! je m’en vais dire à monsieur Damon que Mademoiselle veut être malade aujourd’hui.

ISABELLE.

Autre sottise ! Dis-lui que je suis occupée d’une affaire pressante, et que je le prie de remettre sa visite à un autre jour.

La Jonquille ya et revient.

Encore !

LA JONQUILLE.

Il faut bien que je vous informe que monsieur Damon m’a demandé si votre prétendu est arrivé.

ISABELLE.

Que veux-tu dire avec ton prétendu ?

LA JONQUILLE.

Eh ! mais, ce Monsieur qui vient pour vous épouser, qui s’appelle, je crois, Li, Li, Li, Lisidor. Que vous plaît-il que je réponde à monsieur Damon ?

ISABELLE.

De quoi se mêle-t-il ?

LA JONQUILLE.

C’est ce que je m’en vais lui demander.

ISABELLE.

Eh bien ! a-t-on jamais vu un pareil imbécile ?

LA JONQUILLE.

Oh dame ! je ne sais plus que dire ni que faire.

LISETTE.

Te voilà bien embarrassé ! Ne conçois-tu pas que Mademoiselle ne veut pas voir monsieur Damon, et qu’il faut que tu trouves le moyen de le renvoyer poliment.

LA JONQUILLE.

Oh ! s’il ne tient qu’à cela, je m’en vais lui signifier qu’il n’a qu’à s’en retourner ; et, s’il veut savoir pour quoi, je lui répondrai que ce n’est pas son affaire.

ISABELLE.

Ce petit coquin-là me ferait perdre patience. Allez, Lisette, allez lui parler vous-même ; et faites en sorte qu’il me laisse en repos. Vous avez de l’esprit ; ajustez cela, et revenez au plus vite.

 

 

Scène III

 

ISABELLE, seule

 

Damon veut me parler ! Quoi ! cet homme-là m’obsédera toujours ? Je ne pourrai jamais m’en défaire ? Que me veut-il ? ne soupçonnerait-il point ma nouvelle passion ? m’aurait-il épié jusque chez ma cousine ? j’en meurs de peur. Il est d’une sagacité que je redoute, et un amant maltraité a des yeux d’Argus. Mais je me fais des frayeurs paniques. Ma cousine est sûre et discrète ; et je me suis conduite avec tant de précaution, qu’il est impossible qu’on me soupçonne.

 

 

Scène IV

 

ISABELLE, LISETTE

 

ISABELLE.

Eh bien ! Lisette ?

LISETTE.

Je viens de congédier monsieur Daman le plus honnêtement du monde ; mais, malgré tous mes mensonges polis, il m’a paru très piqué du compliment ; et il m’a dit, en remontant en carrosse, qu’il repas serait ici bientôt, pour savoir si monsieur Lisidor serait arrivé.

ISABELLE.

Que lui importe qu’il arrive ou non ? Damon fait son plaisir de me tourmenter, et d’être le fléau de ma vie.

LISETTE.

Mais aussi vous le haïssez bien.

ISABELLE.

Je le hais... tout ce qu’on peut haïr.

LISETTE.

Le pauvre homme ! Moi, je ne puis m’empêcher de le plaindre ; car, au fond, je crois qu’il vous aime toujours.

ISABELLE.

Point du tout. Il y a dix ans qu’il est persuadé que je ne l’aimerai de ma vie, et qu’il a pris son parti sur cela ; mais c’est l’homme le plus vindicatif qui soit jamais né. Pour me punir de ce que je n’ai jamais pu le souffrir, il s’applique à me vexer, à m’assommer de ses visites, à épier mes démarches, à contrôler mes actions, et à me rendre malheureuse.

LISETTE.

Que ne le chassez-vous une bonne fois ?

ISABELLE.

Je le chasse tous les jours, et il revient le moment d’après ; quelquefois je n’en suis pas fâchée. Quand je suis de mauvaise humeur, je me fais un plaisir de la passer sur lui. Une femme est toujours bien aise d’avoir à sa suite un amant qu’elle maltraite, et à qui elle fait essuyer tous ses caprices. D’ailleurs, il faut te l’avouer, comme il est homme de robe, et homme fort accrédité, il m’a rendu mille services pendant le cours de mes procès, et de ceux que j’ai soutenus pour Lisidor, dont il est ami très intime, malgré leur rivalité. En un mot, Damon est pour moi, de temps en temps, ce qu’on appelle un mal nécessaire.

LISETTE.

En vérité, je ne comprends pas comment vous l’avez pris en aversion ; car tout le monde convient qu’il a bien de l’esprit, et que c’est l’homme de France le plus généreux.

ISABELLE.

Tout cela est vrai. La raison m’a souvent parlé pour lui : mais est-ce la raison qui nous fait aimer ?

LISETTE.

C’est bien plus souvent la folie.

ISABELLE.

Hélas ! cela n’est que trop vrai. Par exemple, ne suis-je pas folle de vouloir rompre des engagements raisonnables, pour épouser un jeune étourdi ?

LISETTE.

Quoi ! Mademoiselle, vous voulez épouser le Chevalier ?

ISABELLE.

Oui, mon enfant ; il faut que je l’épouse, ou que je meure.

LISETTE.

Après tout, il vaut mieux faire une folie que de mourir. Mais, que dira Lisidor ?

ISABELLE.

Je vais te parler à cœur ouvert ; car, toutes réflexions faites, je ne puis me passer de ton secours. Mon dessein est d’amuser Lisidor, et d’épouser secrètement le Chevalier.

LISETTE.

Croyez-vous que le Chevalier se prête à ce dessein ?

ISABELLE.

J’ai lieu de m’en flatter. C’est un jeune homme de condition, tout des plus aimables, à la vérité ; mais cadet d’une nombreuse famille, qui, par un revers de fortune, est obligé, depuis quelque temps, de vivre en province. Tu vois aisément par là, Lisette, que le Chevalier doit se tenir très heureux que je lui sacrifie ma personne et mes biens.

LISETTE.

Assurément, ce serait un petit impertinent s’il ne vous aimait pas de tout son cœur.

ISABELLE.

Aussi puis-je me vanter qu’il m’adore. Oh çà ! sais-tu ce qu’il faut faire ?

LISETTE.

Tout ce que vous voudrez ; vous n’avez qu’à dire.

ISABELLE.

Compte sur ma reconnaissance.

LISETTE, lui faisant la révérence.

Oh ! j’y compte aussi, Mademoiselle.

ISABELLE.

Lisidor doit arriver aujourd’hui, peut-être dans le moment : c’est ce qui redouble mon embarras. Il faut que tu m’aides à lui persuader que je l’aime toujours, et à lui cacher que j’en aime un autre.

LISETTE.

Ne vous mettez pas en peine. J’aime ces petites manœuvres à la folie, et j’y réussis merveilleusement.

ISABELLE.

Mais ce n’est pas tout : il va me presser de l’épouser ; il s’agit d’éluder la proposition, et de le dépayser le mieux que nous pourrons, jusqu’à ce que j’aie épousé le Chevalier.

LISETTE.

Mais dépêchez-vous donc.

ISABELLE.

Mes mesures sont fort avancées. Je m’en vais de ce pas chez mon notaire, qui m’a promis un secret inviolable. Dès demain, dès ce soir même, je me marie, si, comme je n’en doute point, le Chevalier a le même empressement que moi.

LISETTE.

Mais comment demeurerez-vous ensemble ? Car vous m’avez dit que monsieur Lisidor venait occuper ici un appartement.

ISABELLE.

Laisse-moi faire ; je le ferai consentir à recevoir céans le Chevalier, sans qu’il en conçoive le moindre soupçon.

LISETTE.

L’idée me paraît singulière, et même très plaisante. Mais allez vite chez votre notaire. Je vais attendre ici Lisidor ; et je le dépayserai si bien, que vous aurez loisir de vous arranger.

ISABELLE.

Surtout garde-moi bien le secret.

LISETTE.

Allez, Mademoiselle, vos affaires sont en bonnes mains.

 

 

Scène V

 

LISETTE, seule

 

La vieille folle ! s’entêter d’un jeune godelureau, et vouloir tromper un ancien amant, un honnête homme, monsieur Lisidor, le meilleur de tous les humains ! Par ma foi, ce n’est pas bien. Mais moi, qui moralise, ne lui ai-je pas promis de la seconder ? Cela est vrai, et je sens que ma conscience en murmure. Oh ! ma conscience, ma conscience !... Elle prendra patience, s’il lui plaît : quand mon intérêt parle, c’est à elle à se taire.

 

 

Scène VI

 

DAMON, LISETTE

 

DAMON, entrant mystérieusement.

Lisette !

LISETTE, d’un air surpris.

Qui est-ce ? Ah ! c’est vous, monsieur Damon ! Quoi ! déjà de retour ! Je vous croyais bien loin d’ici.

DAMON.

J’ai fait semblant de me retirer, et je me suis tenu en embuscade au détour de la rue. Dès que j’ai vu ta maîtresse sortie, je suis rentré pour te dire un mot.

LISETTE.

Dépêchez-vous, je vous prie ; car si ma maîtresse me surprenait avec vous, je lui deviendrais très suspecte ; elle vous craint comme la peste.

DAMON.

Et elle me hait à proportion, n’est-il pas vrai ?

LISETTE.

C’est la plus belle haine qu’on ait jamais sentie.

DAMON.

Je m’en aperçois depuis longtemps ; et c’est l’unique récompense que j’aie reçue de mes assiduités et de mes services.

LISETTE.

Pourquoi vous obstinez-vous donc à la voir ?

DAMON.

Pour la désespérer. Je me venge par là de ses mépris et de ses injustices.

LISETTE.

Vous y réussissez à merveille ; car je puis vous assurer, sans vous flatter, que le plus grand de ses chagrins, c’est de ne pouvoir se défaire de vous.

DAMON.

Tant mieux. Je prendrai soin, je t’assure, de mettre sa haine en action.

LISETTE.

Vous aimez donc bien la vengeance ?

DAMON.

C’est tout mon amusement. Mais je le borne à de pures malices ; et je serais bien fâché de me satisfaire par quelque trait qui pût être vraiment préjudiciable à ta maîtresse : au contraire, je me sacrifierais encore pour tout ce qui pourrait lui être avantageux.

LISETTE.

C’est-à-dire, que vous vous bornez à la faire bien pester ?

DAMON.

Je t’avoue que j’en fais mes délices. Toutes les fois que je la gêne, que je la dérange, que je l’embarrasse, je suis au comble de mes vœux. Souvent elle perd patience ; elle me brusque, elle me gronde, elle me chasse, et tout cela me réjouit infiniment.

LISETTE.

Voilà un plaisir tout nouveau, et votre caractère est original. Pardon, si je vous parle avec tant de liberté.

DAMON.

Oh ! je suis ravi que tu me connaisses. Il y avait longtemps que j’avais envie de m’ouvrir à toi, et de gagner ta confiance. Tu pourras aisément contribuer âmes petites vengeances, et m’en fournir quelque fois les occasions. Si tu t’y prêtes de bonne grâce, tu verras bientôt que, si je suis vindicatif, je suis tout au moins aussi généreux.

LISETTE.

On me l’a dit. Et, comme vous m’assurez d’ailleurs que vous ne voulez que vous amuser par de petites tracasseries, je ne croirai pas faire un grand mal en vous procurant les moyens de vous donner carrière : je crois même qu’au lieu de trahir ma maîtresse, je la servirai très utilement.

DAMON.

Cela se pourrait. Je l’empêche quelquefois de se donner de grands travers.

LISETTE.

Et c’est un service que vous pourrez encore lui rendre bien plus tôt que vous ne pensez.

DAMON.

À quelle occasion ?

LISETTE.

Vous le saurez quand il en sera temps.

DAMON.

Tiens, Lisette, voilà dix louis ; ne me déguise rien.

LISETTE.

Gardez votre argent, et donnez-vous patience ; car je vous déclare que je ne veux encore rien vous dire. Il faut que je prenne conseil d’un homme que j’attends aujourd’hui.

DAMON.

Quel homme ?

LISETTE.

C’est le valet de chambre de votre ancien ami monsieur Lisidor.

DAMON.

Eh ! ce galant homme est donc votre conseil ?

LISETTE.

Oui, Monsieur.

DAMON, en riant.

Par conséquent votre amant ?

LISETTE.

Oh ! vous voulez tout savoir. Mais je vous avertis que je ne dis jamais que ce que je veux.

DAMON.

Pour une fille, c’est une grande vertu. Vous ne voulez donc point de mes dix louis ?

LISETTE.

Je ne dis pas cela ; et je les prendrai... par complaisance, pourvu que vous me laissiez maîtresse de mon secret.

DAMON, lui présentant la bourse.

Tant que tu voudras ; mais à condition que tu ne le garderas pas toujours.

LISETTE.

Nous verrons ce que Frontin décidera.

DAMON.

Il arrive avec Lisidor, apparemment ?

LISETTE.

Oui, Monsieur.

DAMON.

Eh ! dis-moi, mon enfant, Isabelle est-elle bien ravie de l’arrivée de son vieux amant ?

LISETTE.

Hom ! hom !

DAMON.

Quoi !

LISETTE.

Hé, hé !

DAMON.

Pas trop, n’est-ce pas ?

LISETTE.

Oh ! vous êtes trop dangereux, et je me sauve.

En souriant.

Jusqu’au revoir, Monsieur.

DAMON.

Sans adieu, Lisette ; je me recommande à monsieur Frontin.

LISETTE.

Je vous procurerai ses bonnes grâces, et j’ose me vanter que je puis les promettre, quand je suis sûre qu’on les paiera tout ce qu’elles valent.

DAMON.

Je t’entends. Et moi, je ne plains point la dépense quand il s’agit de me satisfaire.

LISETTE.

Sur ce pied-là, Monsieur, nos talents sont à votre service.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LISETTE, seule

 

L’agréable nouvelle que je viens d’apprendre ! Voilà donc le bon homme Lisidor arrivé ! Il faut que je l’attende ici de pied ferme pour le sonder, pour le dépayser, et pour le faire donner dans le panneau. Ce sont là, si je m’en souviens, les trois points de mon instruction. Reste à les exécuter : je me sens de merveilleuses dispositions à y réussir ; et j’oserais me répondre du succès, si j’avais concerté mes manœuvres avec mon aimable Frontin. Mon aimable Frontin ! mais je l’aime donc toujours ? Oui, ma foi ; quand je songe que je suis sur le point de le revoir, je sens que le cœur me bat. Mais, que ne paraît-il donc, cet animal-là ? Il y a une heure qu’il devrait être ici. Est-ce que sa passion pour moi serait usée comme celle de ma maîtresse pour son maître ? Oh ! je n’en crois rien. Notre amour n’a que cinq ans ; et cinq ans ne m’auront pas effacée... Hum ! ne jurons de rien, cependant. Bien souvent un temps plus court éteint les plus vives amours. Pour moi, je n’ai rien à me reprocher. Mais si Frontin m’est infidèle, je proteste, je jure... que je m’en consolerai. Ah ! le voici lui-même, si je ne me trompe : je devrais lui cacher ma joie, mais je n’en ai pas la force.

 

 

Scène II

 

LISETTE, FRONTIN

 

LISETTE.

Ah ciel ! est-ce toi, mon pauvre Frontin ?

FRONTIN.

Moi-même, en propre original.

LISETTE.

Que j’ai de joie de te revoir !

FRONTIN.

Que je vais avoir de plaisir à t’embrasser !

LISETTE.

Tout doux, monsieur Frontin. Songez que nous devons nous marier, et qu’il n’est pas séant que votre future épouse vous laisse prendre des libertés d’avance.

FRONTIN.

Tu les rabattras.

LISETTE.

Non, non, je ne veux rien rabattre.

FRONTIN.

Mais songe donc, mon adorable, qu’il y a cinq ans que je ne t’ai vue.

LISETTE.

Je n’y ai que trop songé.

FRONTIN.

Mais, là, sérieusement, tu m’aimes donc toujours ?

LISETTE.

Comme le premier jour que je t’aimai.

FRONTIN.

Et moi, je t’aime comme le premier jour que je te vis. Ton minois, ta vivacité, ton esprit, me tournèrent la cervelle.

LISETTE.

Et présentement, comment me trouves-tu ?

FRONTIN.

Je te trouve embellie ; c’est tout le changement que je remarque en toi.

LISETTE.

Oh, oh ! tu es devenu bien galant ! tel maître, tel valet. On voit bien que tu es au service du plus amoureux et du plus constant de tous les hommes.

FRONTIN.

Pour amoureux, oui. Pour constant, néant.

LISETTE.

Comment ! monsieur Lisidor n’est plus amoureux de ma maîtresse ?

FRONTIN.

Non, ma chère ; mais je lui ai fait serment de n’en rien dire ; et tu vois bien que ma conscience ne me permet pas de te révéler son secret.

LISETTE.

Ta conscience me paraît aussi délicate que la mienne. Laissons-les parler, et allons notre train. Si ton maître est inconstant, ma maîtresse est infidèle.

FRONTIN.

Tout de bon ?

LISETTE.

Oui. Elle aime un jeune Chevalier.

FRONTIN.

Il est amoureux d’une orpheline de dix-neuf ans.

LISETTE.

Son chevalier n’a pas un sou.

FRONTIN.

Sa poulette n’a pas une obole.

LISETTE.

Elle veut se marier secrètement avec lui.

FRONTIN.

Il veut se marier secrètement avec elle.

LISETTE.

Et elle m’a fait confidence de son dessein, afin que je l’aide à tromper Lisidor.

FRONTIN.

Et il m’a confié son projet, afin que je l’aide à tromper Isabelle.

LISETTE.

Bon ; inconstance réciproque. Tout est égal des deux côtés ; et je m’en réjouis de tout mon cœur.

FRONTIN.

Tu as raison. Jamais nous n’aurons une plus belle occasion de faire fortune. Quand nos maîtres nous confient leurs secrets, ils sont à notre discrétion ; leur bourse nous est ouverte, tant qu’ils ont besoin de nous. Faisons bien valoir ce besoin, et pressurons vivement.

LISETTE.

Va, va, je m’en tire comme une autre.

FRONTIN.

Eh ! c’est mon fort, à moi. Je puis dire, sans me vanter, que j’ai toujours eu une vive inclination pour l’argent ; mais, tiens, depuis que j’ai dessein de t’épouser, ce n’est plus une inclination, c’est une fureur. J’ai déjà fait ma main fort honnêtement. Il faut augmenter nos fonds ; c’est à quoi nous allons travailler tous deux. Mais séparons-nous, mon enfant, de peur qu’on ne soupçonne notre intelligence. Mon maître va venir dans le moment, s’il peut se résoudre à quitter sa nouvelle maîtresse ; car il ne la perd guère de vue.

LISETTE.

Apprends-moi qui elle est, je te prie.

FRONTIN.

C’est une personne de très bonne famille. À quatre ans elle perdit sa mère. Son père, vieux officier, brave homme, mais homme de plaisir, ayant mangé son bien au service, une majorité de place, et une pension modique, faisaient toute sa richesse. Il est mort depuis six mois ; et toute sa richesse est morte avec lui.

LISETTE.

Belle succession !

FRONTIN.

La pauvre Angélique sa fille, qui vivait sous la direction d’une vieille tante, s’est trouvée sans autre ressource que celle de sa jeunesse.

LISETTE.

Ah ! le mauvais fonds, si la fortune ne le fait pas valoir !

FRONTIN.

C’est en Flandre que mon maître l’a vue dans ce triste état ; il a commencé par avoir pitié de cette belle affligée ; la pitié s’est tournée en amour, et l’amour en proposition de mariage.

LISETTE.

Et la belle a pu l’écouter de la part d’un amant si suranné ?

FRONTIN.

Ce n’est pas la belle qui a écouté, c’est sa tante. Flattées d’un mariage secret, qu’on leur propose avec des avantages considérables, elles se sont laissé conduire à Paris, où le bon homme les tient cachées depuis trois jours, très impatient de conclure ce mariage, dont le contrat est déjà dressé, et dont il fixera le jour dès qu’il aura pu rompre ses engagements avec Isabelle. Mais j’aperçois le bon homme. Tenons-nous sur nos gardes ; car il est fin et soupçonneux.

 

 

Scène III

 

LISIDOR, LISETTE, FRONTIN

 

LISIDOR.

Ah ! te voilà, Lisette ! Bonjour, friponne. Comment te portes-tu ? comment se porte ta maîtresse ? Est-elle ici ? Que te disait Frontin ? Que lui répondais-tu ? Y a-t-il longtemps que vous êtes ensemble ?

LISETTE, fort vite.

Bonjour, Monsieur. Je me porte bien. Ma maîtresse est en bonne santé ; elle vient de sortir. Frontin ne m’a rien dit ; je ne lui ai rien répondu : il n’y a pas une minute qu’il est avec moi.

LISIDOR.

La réponse est vive et précise. Cette fille a de l’esprit.

FRONTIN.

Et du plus fin ; je m’y connais.

LISETTE.

Quand je n’en aurais point du tout, je sers une maîtresse qui en a tant, qu’il faudrait que je fusse imbécile, si je n’en prenais pas quelque teinture.

LISIDOR.

Isabelle, effectivement, est la personne du monde la plus spirituelle.

LISETTE.

Et la plus charmante.

LISIDOR.

Oui, oui, je me souviens qu’elle l’était autrefois.

LISETTE.

Autrefois ! elle l’est bien encore.

LISIDOR.

Je le veux croire. Mais si tu l’avais vue il y a trente ans !

LISETTE.

Mon Dieu ! ne datez pas de si loin : un amant bien tendre doit ignorer l’âge de sa maîtresse.

LISIDOR.

Oui, quand rien ne l’en fait souvenir.

LISETTE.

C’est le cas où vous êtes. Il y a des beautés éternelles.

LISIDOR.

Elles sont bien rares.

LISETTE.

Vous en retrouverez une ici. Elle n’a presque rien perdu de ses charmes ; ni vous non plus, en vérité.

LISIDOR.

Crois-tu cela, friponne ?

LISETTE.

Oui, je le crois ; et ma maîtresse va vous le confirmer.

LISIDOR.

J’ai bien peur du contraire. Les années, les fatigues de la guerre ont bien altéré mes traits.

LISETTE.

Vos traits ne vous donnent que trente ans tout au plus.

LISIDOR.

Ils cachent donc la moitié de mon âge ?

LISETTE.

Vous avez beau vous dénigrer, vous n’y gagnerez rien ; car Isabelle vous aime avec une passion, une tendresse, une fidélité...

FRONTIN.

Oh ! en ce pays-ci les femmes sont si fidèles !

LISIDOR.

Paris est donc bien changé ?

LISETTE.

Je vais annoncer votre retour à Mademoiselle, pour lui procurer au plus tôt le plaisir inexprimable de vous revoir.

LISIDOR.

Je te suis obligé ; mais si elle a quelque affaire pressante, ne l’en détourne pas. Entends-tu, Lisette ?

LISETTE.

Ah ! Monsieur, que dites-vous ? Sa plus pressante affaire est celle de jouir de votre agréable présence. Sans adieu, Monsieur ; ne vous impatientez pas, je vous prie ; je vais vous l’envoyer le plus tôt qu’il me sera possible.

 

 

Scène IV

 

LISIDOR, FRONTIN

 

LISIDOR.

J’enrage !

FRONTIN.

Voilà une personne qui vous aime furieusement !

LISIDOR.

Qui ? Lisette ?

FRONTIN.

Non pas, non pas. Votre maîtresse.

LISIDOR.

Quelle maîtresse ?

FRONTIN.

Eh, parbleu ! l’ancienne.

LISIDOR.

L’ancienne, l’ancienne ! Je ne le vois que trop. Je suis bien malheureux ! Tout le monde se plaint que les femmes sont inconstantes ; et moi, j’enrage de les trouver trop fidèles.

FRONTIN.

Il faut que votre étoile soit bien maligne ! mais dans l’humeur où je vous vois, vous allez rompre brusquement avec Isabelle ?

LISIDOR.

La peste, que je n’ai garde ! Le dépit, la jalousie se mettraient d’abord en campagne. On pourrait découvrir mes nouveaux engagements, et les rompre en vertu des anciens, qui sont les plus forts, comme tu sais.

FRONTIN.

Vraiment oui, je le sais. Si votre secret transpire, vous êtes perdu.

LISIDOR.

Prends bien garde de le laisser échapper.

FRONTIN.

J’y fais mon possible ; mais j’ai bien de la peine à le retenir.

LISIDOR.

Comment, coquin ! tu serais homme à me trahir ?

FRONTIN.

Non, je suis à toute épreuve. Mais si l’on allait m’offrir de l’argent ?

LISIDOR.

Il n’y a pas longtemps que je t’ai donné trente pistoles.

FRONTIN.

Cela est vrai ; mais trente autres encore me rendraient bien plus sûr de moi.

LISIDOR.

Tiens, les voilà.

FRONTIN.

Cela me rend les forces.

LISIDOR, à part.

Le fripon !

Haut.

Va, mon cher enfant, tu seras content. Ah, morbleu ! voici ma vieille maîtresse. Cours vite où tu sais, et dis à mon adorable que je la rejoindrai bientôt.

 

 

Scène V

 

LISIDOR, ISABELLE

 

ISABELLE, accourant.

Est-ce bien lui-même ? ne m’a-t-on point flattée ? Non, c’est une vérité. Vérité charmante ! Je vous revois donc, mon cher, mon bien-aimé Lisidor !

LISIDOR.

Ma belle, mon aimable, ma charmante Isabelle !

ISABELLE.

Je suis dans une joie...

LISIDOR.

Et moi, dans un transport...

ISABELLE.

Qui me bouleverse les sens.

LISIDOR.

Qui me fait extra vaguer.

ISABELLE.

Je n’en puis plus,

LISIDOR.

Je me meurs.

ISABELLE.

Tâchons de nous remettre ; car, en vérité, cet état-là est trop violent.

LISIDOR.

Oui, si violent, que j’ai bien de la peine à le soutenir.

ISABELLE.

L’excès de la joie est si dangereux !

LISIDOR.

La joie excessive glace le sang.

ISABELLE.

Cela est vrai, au moins. Le froid me prend depuis la tête jusqu’aux pieds.

LISIDOR.

Je vous en offre autant. Je me sens tout à coup aussi froid qu’un marbre.

ISABELLE.

Voyez l’effet du saisissement !

LISIDOR.

Oh ! je suis si saisi, si saisi... que je n’ai pas la force de vous regarder.

ISABELLE.

Moi, je vous regarde ; mais c’est avec une certaine nonchalance... un certain sang-froid... qu’on prendrait pour de l’indifférence.

LISIDOR.

Voilà comme je suis. Les grandes passions ont des symptômes bien étranges.

ISABELLE.

Il faut les sentir pour les connaître. Mais essayons de nous calmer, mon cher Lisidor. Voyons-nous... regardons-nous... parlons-nous comme... si... nous ne nous aimions plus.

LISIDOR.

C’est justement ce que j’allais vous proposer.

ISABELLE.

Rien n’est si beau que de se posséder.

LISIDOR.

Oh ! la tranquillité est une grande vertu ! c’est la source de la santé. Les passions, au contraire, mettent l’esprit hors de son assiette, et précipitent la circulation.

ISABELLE.

Oui, cela cause... des agitations.

LISIDOR.

Qui sont très inquiétantes. Quand on n’est plus jeune, il ne faut plus s’occuper que de sa santé.

ISABELLE.

À propos de santé, comment va la vôtre ?

LISIDOR.

Mal, depuis quelque temps.

ISABELLE.

Hélas ! je suis tout de même. Ne me trouvez-vous pas bien changée ?

LISIDOR.

Vous me paraissez toujours très aimable. Mais, à vous dire le vrai, vous n’êtes plus la même. Et moi, comment me trouvez-vous ?

ISABELLE.

Toujours charmant. Mais vous n’êtes plus si jeune, si frais, si dispos que vous étiez.

LISIDOR.

Vraiment non, je ne suis plus si jeune. Je me sens d’une faiblesse, d’un anéantissement, qui vous feraient pitié.

ISABELLE.

Et moi, mon pauvre ami, je n’ai plus de goût pour rien. Le rhume ne me quitte point ; je tousse jour et nuit.

Elle tousse.

LISIDOR.

Je suis dans le même état.

Il tousse.

Je crains même d’être pulmonique.

Ils toussent tous deux.

ISABELLE.

Je vois que nous sommes confisqués. Quelle pitié ! Mais, tenez, malgré nos infirmités, il faut nous aimer toujours.

LISIDOR.

C’est bien dit, aimons-nous ; nous nous en tiendrons là tant que nous le jugerons à propos.

ISABELLE.

Oui, oui, rien ne nous presse. Vivons dans une bonne petite amitié. C’est quelque chose de si doux que l’amitié !

LISIDOR.

Elle n’est point incommode, point inquiète, point turbulente comme l’amour.

ISABELLE.

Oh ! fi, l’amour ! il est ridicule à notre âge.

LISIDOR, d’un ton gai.

Vous ne m’aimez donc plus, ma charmante ?

ISABELLE.

Ce n’est pas cela que je veux dire ; mais seulement qu’il faut nous aimer désormais sans nous en parler.

LISIDOR.

Vous avez raison ; et je veux être un coquin si je vous en parle de ma vie.

 

 

Scène VI

 

DAMON, LISIDOR, ISABELLE

 

DAMON.

Avec votre permission, Mademoiselle, il faut que j’embrasse mon cher Lisidor. J’apprends votre retour avec joie, et je viens, comme votre plus ancien ami, vous féliciter l’un et l’autre de ce qu’enfin vous voilà réunis. Personne ne prend plus de part que moi, je vous jure, au plaisir que vous ressentez tous deux.

LISIDOR, froidement.

Je vous en rends mille grâces, mon cher Damon.

ISABELLE, sur le même ton.

Monsieur, vous nous faites bien de l’honneur.

DAMON.

Oh, oh ! qu’est-ce que cela veut dire ? Je croyais vous trouver dans les transports, dans les ravissements, dans les extases, et vous voilà presque immobiles.

ISABELLE.

C’est que la surprise...

LISIDOR.

À des effets... bien surprenants.

DAMON.

D’accord. Mais vous devriez en être remis, et vous témoigner réciproquement...

ISABELLE.

Vous ne songez pas que nous ne sommes plus jeunes, et que ce qui nous convenait autrefois serait très ridicule aujourd’hui.

LISIDOR.

Nous nous aimons présentement comme des personnes raisonnables doivent s’aimer. L’Amour guide la Jeunesse ; la Vieillesse guide l’Amour.

DAMON.

Hom ! il est bien faible quand il se laisse mener.

ISABELLE.

Pour moi, je ne suis plus amoureuse que de la raison.

DAMON.

Si bien donc que c’est la raison qui va vous marier ? Tant mieux. Un mariage de raison est toujours plus heureux qu’un mariage d’inclination. Rien ne s’oppose plus au vôtre ; et je ne doute point que vous n’en ayez fixé le jour. À quand la noce ? J’y veux danser, je vous en avertis.

ISABELLE.

Nous n’avons encore rien déterminé sur cela.

LISIDOR.

Que diable ! est-ce qu’on débute d’abord par un mariage ? Vous ne nous donnez pas le temps de respirer. C’est une affaire qu’il faut préparer à loisir.

DAMON.

Eh ! mon Dieu, il y a si longtemps que vous la préparez ! Il me semble que tout ce qui vous reste à foire, c’est de signer la minute du contrat que monsieur Subtil a dressé pour vous il y a vingt-cinq ans.

ISABELLE.

Oh ! il y a bien des clauses à réformer dans cette minute-là.

LISIDOR.

Sans doute. Il faut la relire, et en peser mûrement les articles.

ISABELLE.

On ne pense pas, à un certain âge, comme on pensait dans sa jeunesse.

LISIDOR.

Les dispositions sont bien différentes. Quand nous dictâmes la minute du contrat, nous pouvions nous flatter de nous donner dos héritiers. Et moi, qui vous parle, moi, j’aurais répondu d’une postérité nombreuse... Mais aujourd’hui je ne compterais pas sur un fils unique.

ISABELLE, à Damon.

Voyez quelle révolution ! Vous jugez bien qu’étant aussi riches que nous le sommes, il faut que nous prenions de sages précautions par rapport aux biens que nous pourrons laisser.

DAMON.

Vous voilà bien embarrassés ! Il faut stipuler dans le contrat, que vous laissez vos biens au dernier vivant ; c’est ainsi qu’en usent des personnes qui s’aiment aussi tendrement que vous faites, et qui craignent de mourir sans héritier.

ISABELLE.

Vous avez raison. Mais...

DAMON.

Quoi, mais ?

ISABELLE.

Il faut que vous sachiez que j’ai un neveu...

LISIDOR.

Vous avez un neveu ?

ISABELLE.

Oui, un neveu que j’aime passionnément, et à qui je veux assurer la plus grande partie de ma succession.

LISIDOR.

Cela est très raisonnable.

DAMON.

Comment ! vous approuvez cela ?

LISIDOR.

Pourquoi non, puisque je suis dans le même cas ? J’ai une nièce charmante... que j’aime à l’adoration, et que je veux faire mon héritière.

DAMON.

Voilà de bons parents !

ISABELLE.

Y a-t-il rien de plus naturel ?

LISIDOR.

Tenez, ma chère Isabelle, il me vient une idée qui, je crois, ne vous déplaira pas : j’ai envie, si vous le trouvez bon, d’envoyer chercher ma nièce au plus tôt, et de lui donner céans un appartement. Elle est jeune et sans expérience : vous avez de l’esprit, vous êtes sage et prudente. Faites-moi la grâce, Mademoiselle, de la prendre ici sous votre direction.

ISABELLE.

Volontiers, pourvu que vous preniez mon neveu sous la vôtre, et que vous consentiez qu’il demeure avec nous. C’est un bon enfant, un joli garçon ; mais il est si jeune, si étourdi, si folâtre, qu’on ne peut veiller de trop près à sa conduite.

LISIDOR.

C’est tin emploi fatigant, à la vérité ; mais je m’en charge de tout mou cœur, par reconnaissance de ce que vous voulez bien faire pour ma nièce.

ISABELLE.

Je vous réponds d’elle.

LISIDOR.

Et moi, de votre neveu.

ISABELLE.

Pour vous prouver d’avance combien votre nièce m’est chère, je vous promets que je lui ferai un présent qui ne sera pas indigne d’elle.

LISIDOR.

Je vous en remercie de tout mon cœur ; et je vous jure que j’en userai de même à l’égard de votre cher neveu.

DAMON.

Parbleu ! vous m’étonnez bien tous deux. Je ne vous avais jamais entendu parler de ce neveu ni de cette nièce.

ISABELLE.

Vous ne savez pas que j’avais une sœur mariée en Bretagne ?

LISIDOR.

Et moi, un frère établi en Provence ?

DAMON.

En Provence ! c’est ce que j’ignorais.

LISIDOR.

Cela est vrai pourtant.

DAMON, à Isabelle.

Et pour ce qui est de votre sœur, Mademoiselle, on a toujours dit qu’elle était morte sans enfants.

ISABELLE.

Sans enfants ! en vérité, je vous trouve admirable ! ma sœur aura été mariée vingt ans sans avoir eu du moins un fils ? Quand vous le verrez ici, qu’aurez-vous à dire ?

DAMON.

Pas le mot.

LISIDOR.

Et quand ma nièce paraîtra, que pourrez-vous m’objecter ?

DAMON.

Oh ! rien du tout.

ISABELLE.

Eh bien ! je m’en vais chercher mon neveu. Bonjour.

LISIDOR.

Et moi, ma nièce. Bonsoir.

 

 

Scène VII

 

DAMON, seul

 

Ouais ! je ne comprends rien à tout ceci. Point de joie de se revoir ; plus d’empressement de se marier. L’un ne paraît occupé que de sa nièce ; l’autre ne pense qu’à son neveu. Voilà un neveu et une nièce qui me sont bien suspects ! cela pique ma curiosité. D’ailleurs, on veut se cacher de moi, je le sens bien, et j’en suis vivement offensé. J’entre vois un mystère que je ne puis pénétrer encore ; mais il faut que j’en vienne à bout à quelque prix que ce soit : ce sera pour moi un régal délicieux, et un vrai plaisir ne coûte jamais trop.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ISABELLE, seule

 

Mon notaire a fait ce que je désirais. Je suis très contente de la minute ; mais je n’ose encore la signer. Les engagements que j’ai contractés avec Lisidor sont de nature à ne pouvoir se rompre que d’un consentement mutuel : c’est à quoi il faut parvenir enfin, et j’espère que ce sera bientôt.

 

 

Scène II

 

ISABELLE, LISETTE

 

LISETTE.

Ah ! vous voilà, Mademoiselle ? Je ne savais pas que vous fussiez rentrée ; et je meurs d’impatience de savoir comment vous vous êtes tirée de votre première entrevue avec Lisidor.

ISABELLE.

Le mieux du monde, ma chère Lisette. Lisidor est le mortel le plus docile et le plus crédule qui soit jamais né. Plus de soupçons, plus de défiances, plus de jalousies. C’est un mouton, ou, pour mieux dire, c’est un idiot.

LISETTE.

Il a donc bien changé ?

ISABELLE.

Je ne le reconnais pas ; niais je n’ai garde de m’en plaindre. Je voudrais qu’il fût encore plus stupide et plus imbécile. Après tout, que puis-je désirer davantage ? Il consent que mon neveu demeure ici.

LISETTE.

Comment ! votre neveu ?

ISABELLE.

Oui, mon neveu, mon enfant.

LISETTE.

Eh ! où est-il donc ce neveu ? Je ne l’ai jamais vu.

ISABELLE.

Tu le verras bientôt. C’est mon Chevalier, celui que j’aime, celui que j’épouse.

LISETTE.

Quoi, Mademoiselle ! ce Chevalier que vous aimez est votre neveu ?

ISABELLE.

Eh non ! il ne l’est pas. C’est un titre que je lui donne, afin d’avoir un prétexte honnête pour lui faire occuper ici un appartement.

LISETTE.

Ah ! j’entends votre affaire. Et monsieur Lisidor a cru cela sur votre parole ?

ISABELLE.

Il n’a pas fait la moindre objection, et ne s’est pas même avisé d’en douter.

LISETTE.

Il faut qu’il radote ; car, s’il avait une once de jugement, il sentirait que vous le trompez.

ISABELLE.

Hélas ! le pauvre homme n’a plus aucune sensibilité.

LISETTE.

Je ne m’étonne pas si vous vous défaites de lui. À quoi vous serait-il bon ?

ISABELLE.

À rien du tout. Nous sommes convenus de nos faits aussi tranquillement que je le désirais.

LISETTE.

Quel en est le résultat ?

ISABELLE.

De vivre désormais ensemble comme deux bons amis. Tu vois bien ce que cela veut dire.

LISETTE.

Mais cela veut dire que vous ne vous aimez plus.

ISABELLE.

Tu vas trop loin, Lisette. Nous ne sommes plus amoureux l’un de l’autre, à la vérité ; mais nous ferons succéder à l’amour une tendre amitié.

LISETTE.

Abus que tout cela. Cette amitié prétendue, qu’on fait parade de substituera l’amour, n’est qu’un masque honnête pour cacher le dégoût, pour déguiser l’inconstance, et pour la rendre un peu moins odieuse. Tous les amants qui dégénèrent en amis, sont de francs hypocrites qu’on ne devrait pas souffrir dans un pays bien policé. L’amitié ne peut résider dans un cœur qu’une passion plus violente occupe tout entier. Des amis peuvent devenir de vrais amants ; mais des amants ne peuvent point devenir de vrais amis.

ISABELLE.

Tout le monde est donc dans l’erreur ?

LISETTE.

Dites que tout le monde y veut être. Ceux qui la prêchent le plus vivement, sont ceux qui sentent mieux le contraire.

ISABELLE.

En vérité, Lisette, je crois que tu as raison ; car non-seulement je n’aime plus Lisidor, mais je voudrais ne l’avoir jamais aimé, que nous ne nous fussions jamais vus, ou que nous prissions une ferme résolution de ne nous revoir jamais.

LISETTE.

Vous voyez que je ne raisonne pas en l’air, et que mes maximes sont fondées sur l’expérience.

ISABELLE.

Tu as trop d’esprit pour une femme de chambre.

LISETTE.

Aussi n’étais-je pas née pour l’être. Enfin, je ne suis pas la dupe des apparences ; et je conclus, avec juste raison, que l’amour et l’amitié meurent toujours en même temps.

ISABELLE.

Cependant, Lisette, je me sens encore un fonds de complaisance pouf Lisidor ; et comme je l’ai trouvé aussi liant et aussi facile que je le désirais, au sujet de mon neveu prétendu, j’ai cru devoir l’en récompenser de ma part, en consentant qu’il amenât ici sa nièce.

LISETTE.

Monsieur Lisidor a une nièce ?

ISABELLE.

Oui, mais une nièce véritable, qu’il veut faire son héritière.

LISETTE, à part.

Friponnerie de part et d’autre.

ISABELLE.

Cette circonstance est heureuse pour moi ; n’est-il pas vrai, Lisette ?

LISETTE.

Oh ! très heureuse, assurément.

ISABELLE.

Car, en feignant d’imiter Lisidor, j’arrive à mes fins sans lui donner le moindre soupçon. Oh çà ! il faut présentement que je te donne tes instructions.

LISETTE.

Voyons.

ISABELLE.

Voici l’adresse du Chevalier. Elle t’indique la rue et la maison où il demeure. Tu les trouveras facilement, car ce n’est pas loin d’ici.

LISETTE.

Fort bien. Eh ! que voulez-vous que je lui dise, à ce Chevalier ?

ISABELLE.

Ce que je viens de te confier. Mais recommande lui le secret, ma chère Lisette, et fais-lui bien comprendre que son bonheur dépend de sa prudence et de sa discrétion ; qu’il faut tromper... le public, et si finement Lisidor, qu’il ne puisse pas pénétrer le mystère.

LISETTE.

Tout cela est très bien imaginé. Mais il me vient un scrupule.

ISABELLE.

À toi ?

LISETTE.

Un scrupule qui me tourmente, et que j’aurai peine à détruire.

ISABELLE.

Eh ! quel est-il ?

LISETTE.

Vous convenez que monsieur Lisidor est la bonté même. Cependant vous voulez le tromper ; et vous avez besoin de mes soins et de mon adresse pour y réussir.

ISABELLE.

J’en demeure d’accord.

LISETTE.

Vous y gagnerez, selon les apparences. Mais moi, qu’y gagnerai-je, s’il vous plaît ? Des reproches que me fera ma conscience, qui a toujours eu une aversion presque invincible pour tout ce qui blesse la candeur et la bonne foi. Voyez quelle violence il faudra que je me fasse pour vous aider à rompre vos premiers engagements, en abusant de la simplicité d’un honnête homme ! Cela me paraît un crime effroyable ; et je me fais même un scrupule de garder votre secret.

ISABELLE.

Quoi ! ma chère Lisette, tu m’abandonnerais au besoin ? Tu voudrais me perdre ?

LISETTE.

Prenez-vous-en à ma conscience.

ISABELLE.

N’y aurait-il pas moyen de la gagner ?

LISETTE.

Je crains bien que non. Du moins, suis-je très assurée qu’elle ne se rendra pas pour une bagatelle.

ISABELLE, tirant sa bourse.

Je le crois. Mais ce n’est pas une bagatelle que ceci. Regarde, Lisette.

LISETTE.

Ah ! Mademoiselle, cachez-moi cela.

ISABELLE.

Pourquoi ?

LISETTE.

C’est que je crains ma faiblesse.

ISABELLE.

Tiens, garde cette bourse ; elle est bien conditionnée, et je t’en fais présent.

LISETTE, ouvrant la bourse, et tirant quelques pièces.

Ah ! maudites espèces ! il n’y a point de conscience qui tienne contre vous.

ISABELLE.

Eh bien ! tu te rends donc, Lisette ?

LISETTE, serrant la bourse.

En voilà la preuve.

À part.

Ma foi, l’hypocrisie est un bon métier, et je ne m’étonne plus si tant d’honnêtes gens s’en mêlent.

ISABELLE.

Va vite où je t’ai dit. Une affaire pressée m’oblige de sortir ; et je reviens à l’instant pour recevoir mon cher neveu. Mais que vois-je ? Le voici lui-même.

 

 

Scène III

 

ISABELLE, LE CHEVALIER, LISETTE

 

LISETTE, à Isabelle.

Quoi ! c’est là ce Chevalier ?

ISABELLE.

Eh ! vraiment oui, Lisette.

LISETTE.

La peste ! vous choisissez bien vos neveux.

ISABELLE.

Que venez-vous faire ici, Chevalier ? Il n’est pas encore temps que vous y paraissiez. Je tremble que Lisidor ne vous voie avant que je vous aie instruit de mes intentions, et de la manière dont vous devez vous conduire en sa présence.

LE CHEVALIER.

Quel est ce Lisidor, Mademoiselle ?

LISETTE, au Chevalier.

Dites ma tante.

LE CHEVALIER.

Ma tante ! que veut dire cette fille ?

ISABELLE.

Je l’avais chargée de vous mettre au fait de ce qui vient de se passer ici, et de la résolution que j’ai prise sur votre sujet. Elle devait pour cela vous aller trouver de ma part. Vous nous prévenez, et je devrais m’expliquer avec vous sur-le-champ ; mais le bon homme pourrait arriver trop tôt ; c’est pourquoi je conclus, mon cher Chevalier...

LISETTE, à Isabelle.

Dites mon cher neveu.

LE CHEVALIER.

Ma tante, mon neveu ! je ne comprends rien à tout cela.

ISABELLE.

Je vous débrouillerai ce mystère chez ma cousine Dorimène, où je vais me rendre dans le moment. Venez m’y trouver au plus vite, je vous en conjure, et ne vous montrez point ici que vous ne soyez au fait.

LE CHEVALIER.

Cela suffit, Mademoiselle. Partez, et je vous suis.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, LISETTE

 

LE CHEVALIER.

À ce que je puis voir, vous êtes femme de chambre et confidente d’Isabelle ?

LISETTE.

Vous devinez juste.

LE CHEVALIER.

Ne pourriez-vous point d’avance me donner quelque idée des intentions de votre maîtresse ?

LISETTE.

Je n’y vois nul inconvénient. Elle veut faire votre fortune.

LE CHEVALIER.

Eh ! par quel moyen ?

LISETTE.

En vous épousant ; mais très secrètement, je vous en avertis. Que dites-vous à cela ?

LE CHEVALIER, froidement.

Que je lui suis très redevable, et que je tâcherai de mériter ses bontés.

LISETTE.

Oh, oh ! votre reconnaissance me paraît bien froide ! Ah ! ma pauvre maîtresse, que vous êtes folle !

LE CHEVALIER.

Quelle folie fait-elle donc ?

LISETTE.

Celle de vous épouser. En est-il une plus grande ?

LE CHEVALIER.

Je vous entends. Vous voulez dire que je suis trop jeune pour elle ?

LISETTE.

Eh non, non ! vous n’êtes pas trop jeune pour elle ; mais elle est trop vieille pour vous. Parlez franchement. Est-ce que vous l’aimez ?

LE CHEVALIER.

Je ne dis pas que j’en sois amoureux...positivement.

LISETTE.

Positivement ! comment l’êtes-vous donc ?

LE CHEVALIER.

Comme un honnête homme ; comme un homme capable de reconnaissance.

LISETTE.

Quand l’amour n’est nourri que de reconnaissance, ah ! qu’il est maigre et languissant !

LE CHEVALIER.

Vous ne valez rien, mademoiselle Lisette.

LISETTE.

Vous vous trompez, monsieur le Chevalier. Je ne suis pas méchante ; mais je connais le cœur humain, et je m’en vais gager tout ce que vous voudrez que vous avez quelque inclination.

LE CHEVALIER.

À quoi connaissez-vous cela ?

LISETTE.

À vos yeux, où je vois une certaine langueur qui vous décèle ; à certains soupirs qui vous échappent, quoique vous vous efforciez de les retenir. Oui, ma foi, vous êtes amoureux.

LE CHEVALIER.

Oh, oh ! ceci n’est pas mauvais ! Vous vous piquez donc de deviner les gens ?

LISETTE.

Si je m’en pique ! je ne m’y trompe jamais. Par exemple, j’ai deviné tantôt que ma maîtresse était amoureuse de vous ; me suis-je trompée ?

LE CHEVALIER.

Je me flatte que non.

LISETTE.

Et je devine que vous aimez quelque jeune personne que vous ne pouvez épouser, parce que vous n’avez pas assez de bien pour elle, ou qu’elle n’en a pas assez pour vous.

LE CHEVALIER.

Il faut que tu aies un démon familier qui te révèle ce qu’il y a de plus caché.

LISETTE.

Mon démon familier, c’est le bon sens. On devine tout quand on raisonne juste. Est-il naturel qu’un jeune homme comme vous ne soit pas amoureux, et qu’il sacrifie une passion violente à une personne qui n’en peut plus inspirer ? C’est un prodige qui ne peut arriver que par un coup de désespoir.

LE CHEVALIER.

Apparemment que ta maîtresse t’a donné ordre de sonder mon cœur ?

LISETTE.

Non, en vérité. Et, pour vous prouver ce que je vous dis, ma maîtresse est assez folle pour se persuader que vous l’aimez à la fureur.

LE CHEVALIER.

Pourquoi donc veux-tu lire dans mes pensées ?

LISETTE.

Pour vous aider, si je puis, à devenir heureux, et pour empêcher ma maîtresse de se rendre mal heureuse.

LE CHEVALIER.

Elle ne peut l’être avec moi.

LISETTE.

Elle le sera malgré vous. Quand on n’a point de goût pour une femme, on ne peut jamais la rendre heureuse.

LE CHEVALIER.

J’avoue que c’est une tâche bien difficile.

LISETTE.

Difficile ! vous la trouverez... impossible. Tout ce que vous pourrez faire, ma maîtresse et vous, quand vous serez mariés, c’est de vous faire enrager l’un et l’autre.

LE CHEVALIER.

Tu me parles si raisonnablement, que tu commences à gagner ma confiance.

LISETTE.

Si vous me connaissiez un peu mieux, vous me la donneriez sans réserve. Et, pour commencer à la mériter, je vous conseille d’y penser à deux fois avant que d’épouser Isabelle. Non qu’elle n’ait beaucoup de mérite, et que j’aie dessein de la trahir ; mais quand je considère vos âges, vous me faites tous deux grande pitié.

LE CHEVALIER.

Je conviens que nous sommes fort à plaindre : elle, de m’aimer, et moi, d’être obligé de l’épouser. Mais, que veux-tu, ma pauvre enfant ? Ma naissance est mon seul apanage ; et la naissance, sans aucun bien, n’est qu’un fardeau insupportable. La personne que j’aime, et que j’épouserais si j’étais riche, est aussi malheureuse que moi. C’est une fille de qualité, jeune, aimable, spirituelle, charmante, en un mot : mais nous nous sommes séparés malgré nous, parce que la fortune nous a maltraités également. J’ai le cœur percé quand je me rappelle sa situation. Sa mère est morte il y a longtemps ; elle vient de perdre son père ; et je ne lui connais de parents qu’une vieille tante aussi peu riche que sa nièce.

LISETTE.

Ce que vous me confiez me rappelle une histoire qu’on m’a contée ce matin. Dites-moi, je vous prie, monsieur le Chevalier, la personne dont vous me parlez est-elle de Paris ?

LE CHEVALIER.

Non : elle est née et vit en province.

LISETTE.

Eh ! pourrais-je vous demander qui était son père ?

LE CHEVALIER.

Un vieux officier, major d’une place de guerre, où j’ai demeuré six mois en garnison.

LISETTE.

Qu’entends-je ? Est-il possible que le hasard produise une aventure si merveilleuse ?

LE CHEVALIER.

Que veux-tu dire ? qu’y a-t-il de merveilleux dans tout ceci ?

LISETTE.

J’en suis si frappée, que je n’ose pousser plus loin mes questions ; mais je suis la fille du monde la plus trompée, si vous ne revoyez pas aujourd’hui votre aimable maîtresse.

LE CHEVALIER.

Où ?

LISETTE.

Dans cette maison-ci.

LE CHEVALIER.

Qu’y viendrait-elle faire ?

LISETTE, apercevant Frontin et Angélique.

Eh ! tenez, vous allez le savoir.

 

 

Scène V

 

ANGÉLIQUE, FRONTIN, LE CHEVALIER, LISETTE

 

ANGÉLIQUE, à Frontin, sans voir le Chevalier.

C’est donc ici la maison de Lisidor ?

FRONTIN.

Oui, Mademoiselle.

ANGÉLIQUE.

Je n’y entre qu’en tremblant.

LE CHEVALIER.

Que vois-je ? en croirai-je mes yeux ?

FRONTIN, à Angélique.

Un peu de courage, Mademoiselle ; vous vous y accoutumerez.

ANGÉLIQUE.

Jamais, mon pauvre Frontin, jamais.

LISETTE, au Chevalier.

Qu’avez-vous, Monsieur ? vous pâlissez.

LE CHEVALIER.

Je ne sais si je rêve ou si je veille.

ANGÉLIQUE, à Frontin.

Je regarde cette maison comme un tombeau, où je vais m’enterrer toute vive. Où est donc ma tante ? Je crois qu’elle m’a quittée.

FRONTIN.

On vient de la conduire à l’appartement que vous devez occuper.

ANGÉLIQUE.

Allons la trouver.

LE CHEVALIER, d’une voix faible.

C’est elle. Angélique !

ANGÉLIQUE.

Qu’entends-je ?

LE CHEVALIER.

Belle Angélique !

ANGÉLIQUE.

Ah ciel ! quel son de voix vient de me frapper ? Je frémis... Fuyons.

LE CHEVALIER.

Arrêtez un moment.

ANGÉLIQUE.

Je n’en puis plus.

LE CHEVALIER.

Quoi ! c’est vous, ma chère Angélique ?

ANGÉLIQUE.

Quoi ! c’est vous, mon cher Chevalier ? Par quelle aventure nous revoyons-nous ? pourquoi me cherchez-vous ? ne nous étions-nous pas promis de nous fuir à jamais ?

LE CHEVALIER.

Il est vrai. Mais que venez-vous faire ici ?

ANGÉLIQUE.

J’y viens pour y mourir de regret et de douleur.

FRONTIN.

Que diable veut dire ceci ? Allons, Mademoiselle, allons rejoindre votre tante.

ANGÉLIQUE.

Je vous suis. Je ne puis faire un pas. Je ne respire plus.

LISETTE.

Je crois qu’elle s’évanouit.

FRONTIN.

Au secours donc, Lisette ; ceci devient tragique.

LISETTE.

Eh ! vraiment oui ; c’est une reconnaissance.

LE CHEVALIER, se jetant aux genoux d’Angélique.

Regardez-moi, belle Angélique ; reprenez vos sens, ou je vais expirer à vos pieds.

ANGÉLIQUE.

Pourquoi me rappelez-vous à la vie ? Laissez-moi mourir ; c’est l’unique bonheur qui me reste à souhaiter.

LE CHEVALIER.

Vivez pour l’amour de moi.

ANGÉLIQUE.

Je ne veux plus vivre, puisque je ne puis être à vous.

FRONTIN.

Oh, oh ! voici une plaisante scène ! Est-ce qu’ils jouent la comédie ?

LISETTE.

Non, mon garçon ; ce qu’ils disent n’est point étudié : c’est la nature qui parle.

LE CHEVALIER, à Angélique.

Du moins expliquez-vous. Dites-moi le sujet qui vous amène dans cette maison.

ANGÉLIQUE.

Si je vous le disais, Chevalier, j’en mourrais de honte ; et je veux croire encore que vous en seriez désespéré.

FRONTIN, à Lisette.

Mais si je ne me trompe, Lisette, ces jeunes gens-là s’adorent.

LISETTE.

Eh ! vraiment oui. Les pauvres enfants sont bien dignes de compassion ; et je ne puis m’empêcher de pleurer.

FRONTIN.

Ah ! ne pleure pas, je te prie : car je pleurerais aussi ; et cela serait ridicule. Monsieur et Mademoiselle, abrégez, s’il vous plaît, vos doléances : car mon maître est sur le point de rentrer, et la scène que vous jouez ne le divertirait pas.

LE CHEVALIER.

Ton maître ! Eh ! qui est-il ? de quoi se mêlerait-il ? de quel droit trouverait-il mauvais ce que je dis à Mademoiselle, et ce qu’elle me répond ? est-elle sous sa puissance ?

FRONTIN.

Pas encore tout-à-fait ; mais...

LE CHEVALIER.

Comment mais ! achève, ou je t’assomme.

LISETTE.

Doucement, monsieur le Chevalier.

LE CHEVALIER, à Frontin.

Explique-toi tout à l’heure.

FRONTIN.

Diable ! voilà un homme bien pétulant !

LE CHEVALIER.

Explique-toi, te dis-je ; et ne crois pas m’échapper.

ANGÉLIQUE.

Frontin, ne lui dites rien, je vous en prie.

LE CHEVALIER.

S’il ne parle pas, il est mort.

FRONTIN.

Me voilà dans une belle situation ! Monsieur, considérez, s’il vous plaît, qu’en qualité de valet fidèle, je suis obligé de garder le secret de mon maître.

LE CHEVALIER.

Ce secret me regarde comme lui, et je prétends le savoir à l’instant. Allons, parle, et commence par me dire le nom de ton maître.

FRONTIN.

Oh, volontiers ! car son nom n’est pas un secret. Il s’appelle monsieur Lisidor.

LE CHEVALIER.

Monsieur Lisidor, soit. Est-ce qu’il connaît Mademoiselle ?

FRONTIN.

Oh ! oui, Monsieur, très parfaitement.

LE CHEVALIER.

Depuis quel temps ?

FRONTIN.

Depuis environ deux mois.

LE CHEVALIER.

A-t-il la hardiesse de l’aimer ?

FRONTIN.

Monsieur... c’est un homme très hardi.

LE CHEVALIER.

Nous verrons. Eh ! quel est son dessein ?

FRONTIN.

C’est ce que je ne sais pas.

LE CHEVALIER, tirant son épée.

Ah ! tu ne le sais pas.

ANGÉLIQUE.

Que faites-vous, Chevalier ?

LISETTE.

Vous voulez tuer mon prétendu ?

LE CHEVALIER.

Il ne tient qu’à lui de se sauver de ma fureur. Qu’il réponde exactement à toutes mes questions. Ton maître a résolu d’épouser Mademoiselle ?

FRONTIN.

Oui, et non.

LE CHEVALIER.

Comment, oui et non ! Parle plus clairement, ou je jure que dans ce moment même...

FRONTIN.

Voici la vérité toute pure. Mon maître veut épouser Mademoiselle, à la vérité ; mais il veut l’épouser secrètement, par des raisons indispensables.

LE CHEVALIER.

Quelles sont ces raisons ?

LISETTE.

Ma maîtresse vous attend pour vous en dire de pareilles, qui l’obligent aussi à vous épouser en secret.

ANGÉLIQUE.

Ah, ciel ! Quoi ! monsieur le Chevalier se marie avec votre maîtresse ?

LISETTE.

La vérité m’est échappée, et il n’y a plus moyen de la retenir. D’ailleurs, je ne vois point de meilleur expédient pour vous calmer l’un et l’autre, que de vous apprendre que vos fortunes sont pareilles. Monsieur épouse ma maîtresse par nécessité : la même nécessité vous contraint d’épouser le maître de Frontin. Vous n’avez rien à vous reprocher l’un et l’autre.

ANGÉLIQUE.

Cela n’est que trop vrai.

LE CHEVALIER.

Nous ne devons nous en prendre qu’à notre mauvaise fortune. Quoi ! charmante Angélique, vous voir entre les bras d’un autre ! je n’y survivrai point.

ANGÉLIQUE.

Ma plus douce consolation, Chevalier, c’est que la mort me délivrera bientôt de l’horrible tourment auquel ma tante m’a condamnée.

LE CHEVALIER.

Non, infidèle : vous vous consolerez dans les bras d’un époux aimable.

FRONTIN.

Oui, d’un époux de soixante ans ; cela sera consolant !

LE CHEVALIER.

De soixante ans !

FRONTIN.

Tout au moins.

ANGÉLIQUE, au Chevalier.

Vous voyez combien je suis à plaindre ! C’est vous qui vous consolerez de ma perte, avec une épouse dont les charmes tout-puissants sur vous...

LISETTE.

Oui, ces charmes-là n’auront cinquante ans que dans six semaines.

ANGÉLIQUE.

Cinquante ans !

LE CHEVALIER.

Voyez, ma chère Angélique, voyez si je suis moins à plaindre.

ANGÉLIQUE.

Reprenons donc le dessein de ne nous revoir jamais.

LISETTE.

Vous vous verrez tous les jours, à toute heure, à tout moment.

ANGÉLIQUE.

Juste ciel ! Eh ! par quelle fatalité ?

LISETTE.

C’est que vous demeurerez ici tous deux ; l’un comme neveu de ma maîtresse ; et l’autre, comme nièce de son maître.

ANGÉLIQUE.

Quelle bizarrerie !

LE CHEVALIER.

J’y trouve de grands motifs de consolation.

ANGÉLIQUE.

Pour moi, je n’y vois que de nouveaux sujets de m’affliger.

LISETTE.

Ne désespérons de rien, et gardez bien le secret sur ce que nous venons de vous révéler. Vous, monsieur le Chevalier, allez trouver Isabelle ; et vous, Mademoiselle, allez prendre possession de votre appartement. Conduis-la, Frontin.

ANGÉLIQUE.

Au moins, Chevalier

LISETTE.

Plus de discours. Séparez-vous ; sauf à renouer l’entretien quand l’occasion s’en présentera.

ANGÉLIQUE, en s’en allant.

Hélas !

LE CHEVALIER.

Juste ciel !

 

 

Scène VI

 

LISETTE, seule

 

L’aventure est neuve ; et je la trouve si touchante, que je m’en sens tout émue. Je suis presque tentée d’employer mon adresse à rompre les mariages ridicules qui vont séparer ces pauvres amants. Séparer ! mais ils vivront ensemble ; ils se verront, ils se parleront, ils s’aimeront, et peut-être plus vivement que s’ils étaient mariés. Les jolis événements que cela produira ! Je me les imagine d’avance, et j’en ris de tout mon cœur. Ah ! monsieur Damon, si vous saviez ce qui se passe, que vous seriez bien vengé ! Quelle abondante matière pour votre humeur caustique ! Et que ne me donneriez-vous point, si je lui fournissais un aliment si succulent ! Ma foi, j’en suis bien tentée. Allons voir s’il ne rôde point encore dans la maison. Pourvu que je trouve mon compte en tout ceci, je n’aurai pas de peine à vaincre mes scrupules.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LISETTE, seule

 

Il me semble que monsieur Damon nous néglige bien ! Je croyais qu’il épiait ici ma maîtresse : j’ai beau parcourir la maison, je ne le trouve nulle part. Serait-il tombé dans l’inaction, lui qui veut tout savoir et tout voir, et qui s’embarrasse plus des affaires des autres que des siennes ? Mais le voici qui court après Frontin. Il veut le faire jaser, sans doute ; et je le reconnais à cette manœuvre.

 

 

Scène II

 

DAMON, FRONTIN, LISETTE

 

DAMON, à Frontin.

Mais écoutez-moi.

FRONTIN.

Non, Monsieur ; je suis honnête garçon, et je n’écoute point les gens qui veulent me corrompre.

LISETTE, à part.

Fort bien. Voilà Frontin sur le ton que j’ai pris avec ma maîtresse : il va faire valoir les scrupules.

À Damon.

Monsieur, je suis votre très humble servante.

DAMON.

Bonjour, Lisette.

LISETTE.

Vous avez quelque affaire avec monsieur Frontin, apparemment ?

DAMON.

Oui. Mais monsieur Frontin fait le rétif, quoique je ne lui demande que deux mots.

FRONTIN.

Vous n’aurez pas seulement une syllabe. La peste ! on ne me fait pas jaser si facilement.

DAMON.

Dis-moi ce que c’est que cette nièce, et d’où elle sort tout à coup.

FRONTIN.

Je suis sourd.

LISETTE.

Je parie que vous voudriez savoir aussi ce que c’est que ce neveu, et où ma maîtresse l’a pris ?

DAMON.

Oui, ma foi, je le voudrais, et je te prie de me le dire.

LISETTE.

Je suis muette.

DAMON, à part.

Elle est muette, et il est sourd ! Voilà de maîtres fripons.

LISETTE, fièrement.

Frontin est un homme incorruptible.

FRONTIN, du même ton.

Lisette est une fille impénétrable.

DAMON, après avoir un peu rêvé.

Oh çà ! mes enfants, je vois que vous êtes en bonne intelligence, et que vous ne parlez et n’agissez que de concert.

FRONTIN.

Cela peut être ; cela peut n’être pas.

DAMON.

C’est répondre en Normand.

FRONTIN, faisant la révérence.

Monsieur, j’ai l’honneur de l’être.

DAMON.

Ah ! tant mieux. Cela me donne bonne espérance. Et mademoiselle Lisette, de quel pays est-elle ?

LISETTE, faisant la révérence.

Monsieur, je suis du Mans.

DAMON.

Encore mieux. Me voilà en pays de connaissance. Les braves gens ! Je ne m’étonne pas si vous vous aimez.

LISETTE.

Pourquoi non ? quand on s’aime en tout bien et en tout honneur ; et quand on a dessein de s’épouser...

FRONTIN.

Vous jasez, Lisette : cela n’est pas de votre pays.

LISETTE.

Va, va, je sais bien à qui je parle ; et je prévois que ceci va tourner à bien.

DAMON.

Il ne tiendra qu’à vous.

LISETTE.

Je m’en étais doutée. J’ai l’honneur de vous connaître, et l’on ne parle que de vos générosités.

DAMON.

Je ne plains rien pour me satisfaire.

LISETTE.

C’est le moyen d’être toujours satisfait.

DAMON.

Cela posé, allons en avant. Vous voulez, dites-vous, vous marier tous deux ?

FRONTIN.

Dès que nous aurons fait fortune. Je viens de commander notre contrat, qui est déjà fort avancé : il n’y a qu’un petit article qui nous arrête, et qui demeure en blanc jusqu’à ce que nous puissions le remplir.

DAMON.

Eh ! quel est cet article ?

FRONTIN.

C’est celui du bien des futurs époux. À vous dire le vrai, Monsieur, nous ignorons encore la somme totale.

DAMON.

Je vous la dirai, moi ; et je me charge de la stipuler.

LISETTE, faisant la révérence.

Ah ! Monsieur, c’est un soin dont nous vous chargerons volontiers.

DAMON.

Parlons sérieusement. Je suis un vieux garçon très riche, comme vous savez : je n’ai que des héritiers collatéraux encore bien plus riches que moi, et je ne suis pas moins en volonté qu’en état de faire du bien à mes amis : soyez des miens, je vous donne de quoi vous marier.

FRONTIN.

Un moment, s’il vous plaît, Monsieur. Lisette, un petit mot.

Il tire Lisette à l’écart.

Voilà un homme bien séduisant !

LISETTE.

Je n’en connais point de plus dangereux.

FRONTIN.

Il veut pomper notre secret.

LISETTE.

Oui ; mais il le paiera bien.

FRONTIN.

Succomberons-nous à la tentation ?

LISETTE.

Ne sommes-nous pas convenus de faire fortune ?

FRONTIN.

Cela est vrai.

LISETTE.

Où en trouverons-nous une plus belle occasion ?

FRONTIN.

Nulle part.

LISETTE.

Elle se présente de si bonne grâce !...

FRONTIN.

Qu’en conscience il en faut profiter. Ce qui m’arrête, c’est qu’il y aura un peu de trahison dans notre fait.

LISETTE.

D’accord. Mais il vaut mieux trahir les autres que de se trahir soi-même.

FRONTIN.

Il n’y a pas de réplique à cela. Quel est le scrupule qui peut tenir contre une si belle sentence ?

DAMON.

Eh bien ! votre conseil est-il fini ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur. Parlez, et nous répondrons.

DAMON.

Voici le fait : Isabelle et Lisidor m’ont régalé d’un neveu et d’une nièce... Ah ! vous riez tous deux ! j’y suis, sur ma parole. Je gage que ce sont eux-mêmes qui se sont donné ces parents-là ?

FRONTIN.

Gagez hardiment.

LISETTE.

Si vous perdez, je paie pour vous.

DAMON.

Fort bien. Je conclus de tout ceci qu’ils se donnent le change l’un à l’autre, et que chacun le prend de son côté pour arriver à ses fins. Ai-je deviné ? Vous riez encore ! bon, riez toujours. Le neveu est quelque aimable étourdi dont Isabelle s’est entêtée ; et la nièce, quelque jeune personne indigente dont mon vieux ami s’est coiffé. Vous ne me dites rien ?

FRONTIN.

Eh ! que dirons-nous ? Vous devinez tout.

DAMON.

Si je devine tout, voilà un désordre effroyable.

LISETTE.

Oh ! doucement. Leurs projets sont ridicules, mais ils sont légitimes.

DAMON.

Comment ! légitimes ?

LISETTE.

Oui, Monsieur. De part et d’autre on veut épouser... secrètement, à la vérité : cela va faire ici deux petits ménages les plus jolis du monde.

DAMON.

Quelle heureuse découverte ! rien n’est plus plaisant. Sans doute qu’ils se marient à l’insu l’un de l’autre ?

FRONTIN.

Vraiment oui. Les contrats sont tout prêts, et chaque parti a son notaire de confiance.

DAMON.

Eh ! qui sont-ils, ces notaires ?

FRONTIN.

Celui de mon maître demeure au coin de cette rue.

LISETTE.

Et celui de ma maîtresse, presque vis-à-vis.

DAMON.

Bon ! je les connais tous deux, et j’ai déjà un plan dans ma tête. Mais dites-moi, je vous prie, avez-vous vu la nièce et le neveu ?

LISETTE.

Oui, Monsieur.

DAMON.

Sont-ils d’une figure aimable ?

FRONTIN.

Charmants l’un et l’autre. La jeune personne me paraît aussi sage et aussi modeste, qu’elle est aimable et spirituelle : d’ailleurs, elle est fille de condition.

DAMON.

Ah, morbleu ! s’ils pouvaient s’aimer !

LISETTE.

C’est une affaire faite.

DAMON.

Tout de bon ?

LISETTE.

Nous venons d’en être témoins. Ils sont au désespoir de ce que leur mauvais sort les force de renoncer à leurs penchants.

DAMON.

Ah ! je suis enchanté ! Il me vient une idée très plaisante, et qui peut avoir son exécution. Il faut que vous m’aidiez.

LISETTE.

De tout notre cœur.

DAMON.

Ne pourrais-je point voir ces jeunes gens-là ?

LISETTE.

Tenez, voici notre jeune homme qui revient fort à propos. Frontin, va te mettre en sentinelle pour empêcher qu’on ne nous surprenne.

DAMON.

C’est fort bien dit.

FRONTIN.

J’y vais.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, DAMON, LISETTE

 

LISETTE, au Chevalier.

Quoi ! monsieur le Chevalier, déjà de retour ?

LE CHEVALIER.

Oui. Votre maîtresse m’a mis au fait en peu de mots, et m’a renvoyé en me recommandant le secret. Mais, morbleu ! je suis découvert.

LISETTE.

Comment donc ?

LE CHEVALIER.

Voici un homme qui me connaît.

LISETTE.

Qui ? monsieur Damon ?

LE CHEVALIER.

Lui-même. C’est l’intime ami de mon père.

LISETTE.

Ce n’est pas ma faute. Mais, après tout, c’est tant mieux pour vous.

LE CHEVALIER.

Tant pis, au contraire.

LISETTE.

Tant mieux, vous dis-je.

DAMON.

Oh, oh ! c’est vous, Chevalier ! Que cherchez-vous ici ?

LISETTE.

Il vient voir sa tante.

LE CHEVALIER, à Lisette.

Que diable lui dites-vous ?

LISETTE.

Ce qu’il faut lui dire.

DAMON.

Sa tante ?

Au Chevalier.

Votre tante est céans ?

LE CHEVALIER.

Monsieur... on me l’a dit.

DAMON.

Mais, Chevalier, ou je me trompe fort, ou votre tante n’est point à Paris ; elle vit en province avec monsieur votre père.

LISETTE.

Tout ce qu’il vous plaira. Mais Monsieur a céans une tante, et une tante qui est de vos meilleures amies.

LE CHEVALIER.

Morbleu ! vous gâtez mes affaires.

LISETTE.

Au contraire, je les arrange.

DAMON, à Lisette.

Serait-ce Isabelle ?

LISETTE.

Elle-même.

DAMON, riant.

Ah ! le trait est ravissant ! Quoi ! c’est vous, Chevalier, qui devez l’épouser ?

LE CHEVALIER.

Du moins, c’est elle qui m’épouse. Vous êtes donc dans la confidence ?

DAMON, riant.

Oui, oui, j’y suis ; et je sais tout. Eh ! comment, aimable et jeune comme vous êtes, avez-vous pu vous résoudre à faire un si sot mariage ?

LE CHEVALIER.

Eh ! que ne fait-on pas pour avoir du bien ?

DAMON.

Je ne souffrirai point cela. Je suis trop ami de monsieur votre père...

LE CHEVALIER.

Laissez Isabelle faire ma fortune, ou faites-la vous-même.

DAMON.

De tout mon cœur, pourvu que vous fassiez ce que je voudrai.

LE CHEVALIER.

Oh, parbleu ! je suis à vos ordres, et très humble et très obéissant serviteur de quiconque aura la bonté de me tirer de l’état où je suis. Jugez de la nécessité où je me trouve, puisque j’épouse une vieille folle.

DAMON.

Vous ne l’épouserez point, Chevalier, si vous voulez suivre mes avis.

LE CHEVALIER.

Volontiers. Je m’abandonne à vous.

DAMON.

Vous n’y perdrez pas, sur ma parole. Vous êtes fils d’un homme de condition qui m’a rendu les services les plus essentiels, et qui méritent que je tâche de m’en acquitter : l’occasion s’en présente, et j’en profite avec plaisir ; mais secondez-moi par votre discrétion. Dissimulez adroitement ici ; et cachez votre passion pour la nièce jusqu’à ce qu’il soit temps de la faire éclater.

LE CHEVALIER.

Quoi ! vous savez...

DAMON.

Oui ; je sais ce qui vient de se passer, et je m’en réjouis de tout mon cœur. Mais il ne faut pas qu’on nous voie ensemble ; allez m’attendre chez moi. Je vais, dès ce moment, travailler pour votre bonheur ; et je vous informerai de ce que j’aurai fait, et de ce que vous aurez à faire vous-même pour seconder mes soins.

LISETTE.

Sans adieu, Monsieur ; je m’en vais chercher ma maîtresse, et vous me trouverez toujours prête à suivre vos ordres.

DAMON.

Cela suffit, et je compte sur toi.

 

 

Scène IV

 

DAMON, seul

 

Il me paraît que je m’engage bien promptement, et que ma générosité va me mener loin. Qu’importe ? Puis-je mieux employer mes biens, dont le quart me suffirait pour vivre splendidement ? et puis-je faire en ma vie une plus belle action que celle de secourir le mérite indigent, et de m’acquitter envers un bienfaiteur à qui je dois presque toute ma fortune ? D’accord. Mais cette action est-elle bien pure, et n’y entre-t-il point un peu de dépit, de malice et de ressentiment ? Ne suis-je pas piqué contre Lisidor, qui se cache de moi, et contre Isabelle, que j’ai si longtemps aimée, et qui m’a toujours méprisé ? Ne suis-je pas ravi de trouver l’occasion de me donner carrière, et de venger mon amour-propre, qui n’a point vieilli, et qui ne vieillira jamais ? Au fond, cela n’est que trop vrai ; mais aussi je suis trop délicat. Si tout le monde examinait le motif de ses actions, ma foi, les meilleures ne seraient pas trop bonnes : ainsi, trêve d’examen, et suivons notre plan. S’il a le succès dont je me flatte, je me donne trois plaisirs à la fois ; celui de me venger, de rire, et de bien faire. Voilà trais objets trop attrayants pour y résister, et je vais m’y livrer de tout mon cœur.

 

 

Scène V

 

ANGÉLIQUE, LISETTE, DAMON

 

ANGÉLIQUE, à Lisette.

Oui, je vous rencontre à propos, Lisette, pour vous prier de dire au Chevalier...

LISETTE.

Est-ce pour me faire cette prière, que vous vouliez me parler à l’écart ? Adieu, Mademoiselle ; si vous avez quelque chose à dire au Chevalier, vous pouvez prendre la peine de lui parler vous-même.

ANGÉLIQUE.

Moi-même ! Écoutez-moi, de grâce. Bien loin de vouloir lui parler, je suis très résolue de ne le plus voir.

LISETTE, à Damon.

Tenez, Monsieur, voici la personne en question, la nièce prétendue de monsieur Lisidor. Qu’en dites-vous ?

DAMON.

Je la trouve charmante. Je suis ravi de faire connaissance avec vous, Mademoiselle. Vous dites que vous ne voulez plus voir le Chevalier ; et je veux que vous le voyiez sans cesse.

ANGÉLIQUE.

Qui est ce Monsieur, Lisette ?

LISETTE.

Monsieur est un galant homme, à qui vous avez bien de l’obligation.

ANGÉLIQUE.

Moi ?

LISETTE.

Vous ; et qui n’est occupé présentement qu’à faire votre bonheur.

ANGÉLIQUE.

Eh ! je n’ai pas l’honneur de le connaître.

DAMON.

Moi, je vous connais, ma belle enfant. Je suis informé de votre naissance, de votre sagesse, de vos infortunes, et du ridicule mariage que vous êtes sur le point de contracter. Vous me voyez pénétré de votre malheur, résolu de faire mes efforts pour l’empêcher, et souhaitant die vous rendre aussi heureuse désormais, que vous êtes à plaindre aujourd’hui.

ANGÉLIQUE.

Ah ! Monsieur, vous m’étonnez ! Eh ! comment ai-je pu mériter un protecteur si généreux ?

DAMON.

Par votre mérite et votre triste situation. Mon plus grand bonheur est d’employer mes biens à de pareilles actions. Je n’exige même aucune reconnaissance de ceux que j’ai le plaisir d’obliger, parce que ce plaisir est plus vif que celui qu’ils ressentent de mes bienfaits. Je me paye d’avance.

ANGÉLIQUE.

Ah ! Monsieur, qu’il est rare de trouver des cœurs comme le vôtre, et que j’envie votre bonheur !

DAMON.

Si vous l’enviez, vous le méritez. Les sentiments que vous faites éclater redoublent mon empressement à vous secourir.

ANGÉLIQUE.

Vous dispensez, dites-vous, de la reconnaissance ; et moi, je ne m’en dispense jamais. Je vous regarderai toute ma vie comme mon propre père.

DAMON.

J’en adopte le titre avec ravissement, et je vais en commencer les fonctions-. Je vous recommande d’abord de ne mettre plus aucun obstacle aux tendres sentiments que vous avez pour le Chevalier.

LISETTE, à Angélique.

Voilà un père bien tyrannique !

ANGÉLIQUE.

Ah ! Monsieur, que je vais avoir de plaisir à vous obéir !

DAMON.

Je ne doute point de votre soumission. La seconde loi que je vous prescris, c’est de répondre aux ardeurs de Lisidor, par toute l’indifférence et toute la froideur qu’il mérite.

ANGÉLIQUE.

Frontin, qui m’a mise au fait de l’infidélité de ce bon homme, m’a déjà pressée de lui en faire un scrupule, pour l’obliger, s’il est possible, à rentrer en lui-même. Mais, s’il persiste à vouloir m’épouser, et s’il a toujours l’appui de ma tante, quel parti voulez-vous que je prenne ?

DAMON.

Celui de feindre de vous rendre à ses instances, et de consentir au mariage secret. Il n’en sera que mieux puni.

ANGÉLIQUE.

Je vous avoue que j’ai peine à me résoudre à lui causer de l’affliction, et h le tourmenter. Il est ridicule, à la vérité ; mais il voulait faire ma fortune. Je dois lui en être redevable ; et tout ce qui ressemble à l’ingratitude me paraît odieux.

DAMON.

Au lieu d’être ingrate, en le détournant de vous épouser, vous l’empêcherez d’être ridicule, et de manquer à ses engagements.

ANGÉLIQUE.

Vous me persuadez, Monsieur ; et je crois ne pouvoir mieux faire que de m’abandonner a vos conseils.

DAMON.

Un jour vous me remercierez de les avoir suivis.

LISETTE.

Brisons l’entretien. Venez à votre appartement, Mademoiselle, jusqu’à ce que Lisidor vous demande. Je crois que le voici lui-même. Sortons avant qu’il vous voie.

 

 

Scène VI

 

LISIDOR, DAMON

 

DAMON.

Ah ! c’est vous, mon ami, Eh bien ! comment vont vos amours ?

LISIDOR.

Quelles amours ?

DAMON.

Eh mais !... vos amours avec Isabelle ?

LISIDOR.

Avec Isabelle ? Ma foi, cela va bien doucement.

DAMON.

C’est ce qui me paraît. Je ne vois point ici de préparatifs de noces.

LISIDOR.

Oh ! je veux me marier sans préparatifs. Me prenez-vous pour un vieux fou ?

DAMON.

Je n’ai garde. Je sais que vous êtes la sagesse même.

LISIDOR.

Suis-je d’un âge à faire un mariage d’éclat ?

DAMON.

Non. Je vous crois d’humeur à vous marier très discrètement.

LISIDOR.

Eh ! ne fais-je pas bien ?

DAMON.

Très bien, je vous assure.

LISIDOR.

Me croyez-vous assez fat pour inviter des parents, des amis, des connaissances, pour faire un festin, pour donner le bal, pour ameuter tout le quartier ?

DAMON.

Non, non ; vous êtes trop prudent pour cela.

LISIDOR.

Tenez, si je fais tant que de me marier, je ne veux pas avoir un seul témoin de la sottise que je ferai.

DAMON.

Si !... Vous n’êtes donc pas encore bien résolu ?

LISIDOR.

Je suis très résolu d’une certaine façon, et très peu résolu de l’autre. Vous ne m’entendez pas, et j’en suis ravi.

DAMON.

Pardonnez-moi, pardonnez-moi ; je vous entends peut-être mieux que vous ne pensez.

LISIDOR.

Mieux que je ne pense ? Qu’entendez-vous par là ?

DAMON.

Eh, eh !... Que vous êtes bien embarrassé.

LISIDOR.

Cela est vrai. J’ai mille affaires qui me roulent dans la tête ; et vous me feriez grand plaisir, mon ami, si vous vouliez, pendant deux ou trois jours, me laisser le loisir d’y rêver.

DAMON.

Non, je ne vous quitte point, et je veux vous aider de mes conseils.

LISIDOR.

Eh ! je n’en ai que faire.

DAMON.

Songez que je suis tout à votre service.

LISIDOR.

Eh, que diable ! voulez-vous me servir malgré moi ? Brisons là-dessus, je vous prie. Laissez-moi tout entier à moi-même. Nous nous reverrons la semaine prochaine.

DAMON.

La semaine prochaine ! je ne puis demeurer si longtemps sans vous voir. Plus je m’aperçois de votre inquiétude, plus j’ai d’envie de vous servir.

LISIDOR.

Eh, ventrebleu ! je vous en dispense. Peste soit des gens qui veulent se fendre nécessaires malgré qu’on en ait !

DAMON.

Oh, oh ! voilà une brusquerie à laquelle je ne m’attendais pas ! Ah ! mon pauvre ami, mon pauvre ami !...

LISODOR.

Eh bien ! mon pauvre ami ! que voulez-vous dire ?

DAMON.

Rien. Je vous quitte. Mais j’ai une grâce à vous demander.

LISIDOR.

Quelle grâce ?

DAMON.

Comme j’aime tout ce qui vous appartient, et que j’apprends que votre nièce est ici, procurez-moi l’honneur de lui rendre mes respects.

LISIDOR.

Vous la respecterez une autre fois. Bonsoir.

DAMON.

Encore une brusquerie ! Oh, parbleu ! je ne vous reconnais plus.

LISIDOR.

Mais aussi, de quoi vous avisez-vous de venir me tracasser de vos offres de services, de vos avis, de vos respects, quand je suis accablé de soins et d’inquiétudes ? Votre amitié m’est chère ; vos respects sont obligeants ; vos conseils sont très bons : mais je n’en aurai besoin de longtemps, je vous en avertis.

DAMON.

Peut-être plus tôt que vous ne pensez.

LISIDOR.

Eh bien ! attendez que je vous les demande.

DAMON.

Cela suffit. Je me souviendrai de vos incartades ; et, si je prends la liberté de m’en venger, vous aurez la bonté de m’excuser. Jusqu’au revoir.

 

 

Scène VII

 

LISIDOR, seul

 

Quel maudit homme est-ce là ! Si je n’avais pas pris les plus justes mesures pour lui cacher mon dessein, je croirais qu’il l’aurait pénétré. Mais je ne dois attribuer tout ce qu’il m’a dit qu’à son empressement indiscret. Au diable soit le fâcheux ! Il m’a bouleversé tous les sens. Pendant que je suis de mauvaise humeur, il faut que j’aille trouver ma vieille maîtresse, afin d’achever de la dégoûter de moi, si je puis, et de la déterminer à rompre nos engagements. J’aurai bien de la peine à l’y résoudre, car elle m’aime à la rage. Ô ciel ! daigne m’inspirer, et m’accorder les moyens de me faire haïr !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DAMON, LISETTE

 

DAMON.

Ta maîtresse est-elle rentrée ?

LISETTE.

Pas encore. Elle nous laisse le temps de nous entretenir. Mais dépêchons, s’il vous plaît ; car depuis qu’elle a l’amour en tête, elle ne fait qu’aller et venir, et son agitation augmente à chaque instant.

DAMON.

La folle ! je lui prépare une scène qui va bien me réjouir, et qui ne la réjouira pas, sur ma parole.

LISETTE.

Puis-je vous demander le plan de cette comédie ?

DAMON.

Je n’ai pas le loisir de t’en faire le détail. Qu’il te suffise de savoir, Lisette, que mes mesures sont si bien prises, que j’en espère un plein succès.

LISETTE.

Avez-vous vu les notaires ?

DAMON.

Oui, mon enfant ; ils seront ici dans un quart d’heure, et, comme je leur ai donné de bonnes instructions, tout se prépare au dénouement. Il m’en coûtera cher, à la vérité ; mais j’en serai pleinement dédommagé par le plaisir que j’aurai de me venger. Que la vengeance est un friand ragoût ! C’est un mets divin.

LISETTE.

Que le plaisir de le savourer ne vous fasse pas oublier, s’il vous plaît, que vous devez me marier avec Frontin. Songez à ce que vous nous avez promis. Je compte sur cela, je vous en avertis ; et je vous avoue ingénument, Monsieur, que je ne serais pas fâchée de conclure.

DAMON.

Vous êtes donc pressée, Lisette ?

LISETTE.

Oh ! point du tout : mais vous savez, Monsieur, qu’il faut faire une fin.

DAMON.

Je t’entends, friponne. Sois sûre que je ne plaindrai rien pour te rendre heureuse.

LISETTE.

Ni moi, pour vous procurer une vengeance complète.

DAMON.

Voici Lisidor. Il n’est pas encore temps que je lui parle ; et je vais donner ordre à tout. Sans adieu.

 

 

Scène II

 

LISIDOR, LISETTE

 

LISIDOR.

N’est-ce pas là Damon qui sort ?

LISETTE.

Lui-même.

LISIDOR.

Ne verrai-je jamais que ce visage-là ? Que te disait-il ?

LISETTE.

Rien, Monsieur. Il demandait ma maîtresse. Je lui ai dit qu’elle était sortie, et il s’est retiré sur-le-champ.

LISIDOR.

Tant mieux. Où est donc allée Isabelle ? Je voulais lui parler, et je ne l’ai point trouvée.

LISETTE.

Je crois qu’elle va bientôt rentrer. Voulez-vous que je lui dise quelque chose de votre part ?

LISIDOR.

Non, non. Il faut que je lui parle moi-même ; et cela presse beaucoup.

LISETTE.

Je vous l’enverrai, dès qu’elle sera revenue.

LISIDOR.

N’as-tu point vu ce maraud de Frontin ?

LISETTE.

Maraud, Monsieur ! C’est un très honnête garçon.

LISIDOR.

Oui ; mais cet honnête garçon est un impertinent que je ne trouve jamais, quand j’ai besoin de lui.

LISETTE.

Le voici fort à propos. Ne le grondez pas, je vous en prie.

LISIDOR.

Laisse-nous.

 

 

Scène III

 

FRONTIN, LISIDOR

 

LISIDOR.

Ah ! te voilà, Frontin ? Il y a une heure que je t’attends. D’où viens-tu ?

FRONTIN.

Monsieur, je viens... de chez mon notaire.

LISIDOR.

De chez ton notaire ? Tu as un notaire, toi ?

FRONTIN.

Pourquoi non ?

LISIDOR.

Eh ! que viens-tu de faire chez lui ?

FRONTIN.

J’y viens de passer un contrat... de constitution.

LISIDOR.

Que diable veux-tu dire ?

FRONTIN.

Monsieur, c’est qu’il m’est rentré quelques fonds, et je viens de les placer.

LISIDOR.

Sur qui ?

FRONTIN.

Sur une personne qui a caution valable, et qui me donne toutes mes sûretés.

LISIDOR.

Laissons là tes affaires, et parlons des miennes. Ma vieille maîtresse est-elle rentrée ?

FRONTIN.

Elle vient d’arriver avec son neveu. Peste ! que c’est un joli garçon !

LISIDOR.

Eh ! ne t’a-t-elle rien dit ?

FRONTIN.

Pas le mot. Elle me paraît tout occupée de ce neveu.

LISIDOR.

Tant mieux. Tu crois donc qu’elle ne se doute de rien ?

FRONTIN.

De rien, absolument.

LISIDOR.

Par ma foi, cela est trop plaisant ! Parce que je fais semblant de tousser, elle croit que je suis confisqué. Avec une crédulité d’enfant, elle donne dans tous les contes que je lui fais, et ne prend pas le moindre ombrage de la charmante nièce que je me donne. De la meilleure foi du monde, elle consent que cette nièce demeure ici, et la prend même sous sa direction. Ne trouves-tu pas cela réjouissant ? J’en ris de tout mon cœur.

Il rit à gorge déployée.

FRONTIN, l’imitant.

Et moi aussi ; ha, ha, ha... Mais ne sentez-vous pas quelques remords d’abuser ainsi de la simplicité d’Isabelle ?

LISIDOR.

Au fond, cela me fait pitié.

FRONTIN.

J’en ai le cœur meurtri. Tout ce qui blesse la bonne foi me répugne ; et, entre nous, je trouve que votre probité baisse autant que l’esprit d’Isabelle.

LISIDOR.

Que veux-tu, mon garçon ? j’aime à la rage ; et l’amour est plus fort que la probité.

FRONTIN.

Quand épousez-vous votre chère nièce ?

LISIDOR.

Le plus tôt que je pourrai. Je prépare tout sous main. Notre contrat de mariage est tout prêt : mais avant que j’ose le signer, il faut que je tire adroitement d’Isabelle une promesse qu’elle a de moi. Heureux si j’en suis quitte pour lui rendre la sienne !

FRONTIN.

Il ne sera pas aisé d’en venir là.

LISIDOR.

Je n’en désespère pas. Isabelle me paraît en train de consentir a tout.

FRONTINT.

Je le crois : mais voici votre aimable nièce.

 

 

Scène IV

 

ANGÉLIQUE, LISIDOR, FRONTIN

 

LISIDOR.

La pauvre enfant vient me chercher.

FRONTIN.

En doutez-vous ? Toutes les femmes vous adorent Il faut que vous ayez un caractère...

ANGÉLIQUE.

Je venais savoir, Monsieur, si vous étiez arrivé. Ma tante et moi nous nous étonnions d’être si longtemps chez vous, sans que vous y fussiez.

LISIDOR.

Pardon, ma belle enfant. L’impatience que j’ai de vous épouser est cause que j’ai passé deux heures chez mon notaire, pour y dicter les articles de notre contrat. Je viens de terminer cette affaire, et vous en serez très contente.

ANGÉLIQUE.

Je crois que c’est votre intention.

LISIDOR.

Oui, je vous le jure.

ANGÉLIQUE.

Mais je doute qu’elle puisse avoir son effet.

LISIDOR.

Eh ! par quelle raison, je vous prie ?

ANGÉLIQUE.

Parce que je suis cause que vous manquez à vos anciens engagements. Selon ce que Frontin m’a confié par votre ordre, afin de m’obliger au mystère que vous souhaitez, je vais occuper la place d’une personne que vous aimez depuis très longtemps.

LISIDOR.

Eh, morbleu ! c’est à cause de cela que je ne l’aime plus.

ANGÉLIQUE.

Supposé que vous ne l’aimiez plus, Monsieur, votre manque de foi n’en est pas moins blâmable ; et je me fais un vrai scrupule d’en être la cause.

LISIDOR.

Vous n’en êtes que la cause innocente ; et je prends sur moi toute la faute. Demandez à ce garçon si on peut vous en faire le moindre reproche.

FRONTIN.

Eh ! fi donc ! cela serait impertinent.

Bas, à Angélique.

Ferme sur les scrupules.

ANGÉLIQUE.

J’entends dire tous les jours à ma tante, qui n’est pas encore bien âgée, que de son temps on aimait mieux mourir que d’être infidèle.

FRONTIN.

Oh bien ! Mademoiselle, on aime mieux l’être aujourd’hui, que de s’ennuyer un quart d’heure. La constance est devenue ridicule.

LISIDOR.

Fort bien, mon garçon ; tu dis des merveilles.

ANGÉLIQUE.

Ridicule tant qu’il vous plaira. Pour moi, je m’en piquerai toujours.

LISIDOR.

Vous me serez donc toujours fidèle ?

ANGÉLIQUE.

Oui, si je vous le promets.

FRONTIN, bas.

Bonne réponse !

LISIDOR.

Si vous me le promettez, dites-vous ? Est-ce que vous balancez ?

ANGÉLIQUE.

Plus que jamais, depuis que je sais que vous vous êtes promis à une autre.

LISIDOR.

Mais la personne à qui je me suis promis consent que je lui manque de parole.

ANGÉLIQUE.

Elle y consent ?

FRONTIN.

Oui, vraiment, et du meilleur de son cœur. Elle serait même très fâchée que Monsieur se piquât de la vieille mode.

Bas, à Angélique.

Ripostez vivement.

ANGÉLIQUE.

Si cette personne est si complaisante, Monsieur, pourquoi lui faire un mystère de notre mariage, et me faire passer pour votre nièce ?

LISIDOR, après avoir un peu rêvé.

Oh ! pourquoi, pourquoi ? C’est que je ne veux pas qu’Isabelle soupçonne que je romps avec elle par inconstance : cela pourrait la piquer, et déranger mes mesures.

ANGÉLIQUE.

Vous la trompez donc ?

LISIDOR, en colère.

Eh, morbleu ! oui, je la trompe... mais sans la tromper... car... si... dans le fond... étant d’accord pour la forme... vous entendez bien... elle et moi... nous nous réservons... Oh ! ma foi, vous êtes trop scrupuleuse.

FRONTIN, feignant d’être en colère.

Il n’y a pas moyen d’y tenir.

Bas, à Angélique.

Courage ! il ne sait plus ce qu’il dit.

LISIDOR, à Frontin.

Que lui dis-tu ?

FRONTIN.

Je la gronde tout bas, par respect pour vous.

LISIDOR.

C’est bien fait.

À Angélique.

N’est-il pas vrai que si ?... Aide-moi, Frontin.

FRONTIN, à Angélique.

Oui ; cela n’est-il pas vrai ?

LISIDOR.

Laisse-moi donc finir. N’est-il pas vrai, dis-je, que, si je trompe Isabelle, c’est uniquement pour l’amour de vous, et que l’action du monde la moins honnête devient louable pour une si belle cause ?

ANGÉLIQUE.

Ce discours est fort obligeant pour moi ; mais il ne détruit point mes scrupules.

LISIDOR.

Laissons les scrupules aux petits esprits.

ANGÉLIQUE.

Vous prenez donc sur vous tout le mal que je puis faire en vous épousant ?

LISIDOR.

Oui, ma belle enfant, je prends sur moi tout ce qui peut blesser votre délicatesse.

À part.

Jusqu’où nous mène la passion, quand elle est la plus forte !

ANGÉLIQUE.

Ce que vous venez de dire me rassure ; et, puisque vous persistez dans votre dessein, je cesse de vous faire des objections.

LISIDOR.

Ah ! vous me charmez.

 

 

Scène V

 

LISETTE, LISIDOR, ANGÉLIQUE, FRONTIN

 

LISETTE.

Ma maîtresse m’envoie vous dire, Monsieur, que son neveu vient d’arriver céans, et vous demande si vous avez le loisir de recevoir ses respects.

LISIDOR.

De tout mon cœur. Dis-lui que je l’attends avec impatience.

 

 

Scène VI

 

LISIDOR, ANGÉLIQUE, FRONTIN

 

LISIDOR.

On dit que c’est un jeune homme fort aimable, et fort bien élevé.

FRONTIN.

Je crois que vous en serez content.

LISIDOR.

Isabelle m’en a fait un portrait très avantageux, qui m’a donné un grand désir de le connaître.

FRONTIN.

Il faudra, je crois, aussi que mademoiselle Angélique fasse connaissance avec lui.

ANGÉLIQUE.

Très volontiers.

LISIDOR.

Mon Dieu ! cela ne presse pas.

 

 

Scène VII

 

ISABELLE, LE CHEVALIER, LISIDOR, ANGÉLIQUE, LISETTE, FRONTIN

 

ISABELLE, au Chevalier.

Entrez, je vous prie.

À Lisidor.

Vous voulez bien, Monsieur, que je vous présente mon cher neveu ?

LISIDOR.

Vous me faites bien de l’honneur, Mademoiselle. En vérité, voilà un jeune homme de bon air.

LE CHEVALIER.

Monsieur, je suis votre serviteur.

LISIDOR.

Et moi, le vôtre, assurément.

À Isabelle.

Souffrez aussi, Mademoiselle, que je vous présente ma chère nièce.

ISABELLE.

Voilà, sans mentir, une demoiselle bien aimable.

ANGÉLIQUE.

Vous êtes bien obligeante, Mademoiselle.

LISIDOR.

Elle est impatiente de vous embrasser : permettez qu’elle ait cet honneur.

ISABELLE, embrassant Angélique.

C’est un vrai plaisir pour moi.

LISIDOR.

Je la mets sous votre direction. Vous m’avez promis de l’honorer de vos conseils.

ANGÉLIQUE.

Et moi, je vous promets, Mademoiselle, que je me ferai gloire de les suivre.

ISABELLE.

Je crois que vous n’en aurez pas besoin ; mais ne les épargnez point, je vous prie, s’ils peuvent vous être utiles. Vous m’avez promis aussi, Monsieur, que vous prendriez soin de mon neveu ; et je me flatte que vous tiendrez votre parole.

LISIDOR.

Il peut compter sur tous les bons avis que je serai capable de lui donner.

ISABELLE, au Chevalier.

Mon neveu, remerciez donc Monsieur.

LE CHEVALIER.

Monsieur, vous pouvez compter aussi sur toute la docilité et toute la reconnaissance que vous méritez de ma part.

LISIDOR.

Je me flatte que je serai très content de vous.

LE CHEVALIER.

C’est de quoi je ne vous réponds pas ; mais vous aurez la bonté de me pardonner

LISIDOR, à Isabelle.

J’aime cette modestie dans un jeune homme. C’est le même caractère que ma nièce ; et vous ne la trouverez pas moins docile.

ISABELLE.

Je suis charmée de la voir, et de faire connaissance avec elle.

ANGÉLIQUE.

C’est une connaissance qui m’est bien précieuse ; et je vous supplie d’y joindre l’honneur de votre amitié.

LISIDOR.

Peut-on mieux répondre ? Il faut que je l’embrasse pour lui en témoigner ma joie.

ANGÉLIQUE, le repoussant.

Mon oncle, dispensez-m’en, je vous en supplie.

LISIDOR.

Mais, ma nièce, il n’y a point de mal à cela.

ANGÉLIQUE.

Pardonnez-moi, mon oncle.

LISETTE, à Angélique.

Voilà une nièce bien scrupuleuse ! Toute autre que Mademoiselle serait persuadée qu’un oncle peut embrasser sa nièce sans conséquence.

ANGÉLIQUE.

Je ne suis pas si familière avec le mien.

ISABELLE, à Angélique.

Vous trouveriez donc mauvais que j’embrassasse mon neveu ?

LE CHEVALIER.

Oh ! pour cela, oui, ma tante ; cela ferait rougir Mademoiselle ; et il faut épargner sa pudeur.

LISIDOR.

Un peu de patience. Quand nous aurons vécu quelque temps ensemble, tout s’arrangera, tout s’ajustera, de manière que nous n’aurons tous qu’une façon de penser.

ISABELLE.

Oui, oui ; nous nous accoutumerons les uns aux autres, et nous nous passerons toutes nos petites faiblesses.

LISIDOR.

C’est bien dit ; l’indulgence réciproque est l’âme de la société. Permettez, Mademoiselle, que je fasse un petit présent à Monsieur, de trente actions que je viens d’acheter pour lui.

ISABELLE.

En vérité, cela est trop généreux ; et voilà une attention digne de vous. Prenez, mon neveu.

LE CHEVALIER.

Je n’oserais, ma tante.

ISABELLE.

Je le veux absolument.

LE CHEVALIER.

Je vous obéis.

ISABELLE, à Angélique.

Et vous, Mademoiselle, recevez cet écrin de pierreries ; elles vous siéront mieux qu’à moi, et j’étais impatiente de vous les remettre.

ANGÉLIQUE.

Vous me rendez confuse ; et je n’oserais...

LISIDOR.

Prenez, ma nièce ; vous désobligeriez Mademoiselle en la refusant.

Bas, à Isabelle.

Je meurs d’envie de vous parler en particulier.

ISABELLE, bas, à Lisidor.

J’allais vous proposer la même chose. Lisette, conduisez la nièce de Monsieur à l’appartement qui lui est destiné.

LE CHEVALIER.

Vous permettrez aussi, ma tante, que j’aille prendre possession du mien ?

ISABELLE.

Oui, mon neveu ; Frontin va vous y conduire.

À Frontin.

C’est celui que ton maître occupait il y a cinq ans.

FRONTIN.

Oh ! je le connais, je le connais. Venez, Monsieur ; je vous mènerai bien.

LE CHEVALIER, à Frontin.

Je n’ai pas peur de me méprendre en te suivant.

ISABELLE, au Chevalier.

Nous vous rejoindrons dans un moment.

LE CHEVALIER.

Ne vous contraignez pas, ma tante ; je tâcherai de ne me point ennuyer.

 

 

Scène VIII

 

LISIDOR, ISABELLE

 

ISABELLE.

Oh çà ! tout naturellement, entre nous, et sans complaisance, que pensez-vous de mon neveu ?

LISIDOR.

Sur ma foi, sur mon honneur, c’est le plus aimable garçon qu’on puisse voir.

ISABELLE.

Vous me ravissez. Mais, là, tout de bon, en êtes-vous content ?

LISIDOR.

On ne peut l’être davantage. Et de ma nièce, qu’en pensez-vous ? Parlez-moi sincèrement, comme si vous parliez à vous-même.

ISABELLE.

Je vous assure que je suis charmée de votre nièce : elle est belle, elle est polie, elle a tout-à-fait bon air, et je lui crois bien de l’esprit.

LISIDOR.

Elle en a comme un ange. Plus vous la connaîtrez, plus vous l’aimerez : du moins voilà l’effet qu’elle a fait sur moi.

ISABELLE.

Je n’en suis point surprise.

LISIDOR.

Je ne m’étonne point non plus que vous aimiez tant votre neveu.

ISABELLE.

Le moyen de s’en défendre ?

LISIDOR.

On ne le peut pas. Ma foi, c’est une aimable chose que la jeunesse !

ISABELLE.

Rien n’est plus touchant, je vous l’avoue. Cela vous divertit, cela vous amuse.

LISIDOR.

Oui, cela vous ranime, cela vous fait renaître. Tenez, quand je vois ma nièce, il me semble que je n’ai que vingt ans.

ISABELLE.

Et moi, quand je vois mon neveu, je suis aussi folle que quand je m’amusais avec une poupée.

LISIDOR.

Les pauvres enfants ! ils méritent bien que nous leur donnions tous nos soins, toute notre attention, toute notre amitié.

ISABELLE.

Cela est vrai, au moins. Pour moi, je ne veux plus m’occuper que de mon neveu.

LISIDOR.

Et moi, que de ma nièce. Il faut que chacun, de notre côté, nous leur assurions notre bien.

ISABELLE.

Nous ne pouvons rien faire de plus raisonnable.

LISIDOR.

Rien de plus honnête.

ISABELLE.

Rien de plus généreux. Et quant à notre mariage...

LISIDOR.

Oh ! notre mariage... il viendra quand il pourra.

ISABELLE.

Je crois que le plus tard vaudra le mieux.

LISIDOR.

Ma foi, quand il ne viendrait point du tout...

ISABELLE, en souriant.

Ce ne serait pas un grand malheur, n’est-ce pas ? Qu’en dites-vous ?

LISIDOR.

Un grand malheur !... Je ne sais... si ce ne serait pas un bonheur pour nous.

ISABELLE.

Écoutez... cela pourrait bien être. Les choses changent de face, suivant les différents points de vue.

LISIDOR.

Sans doute. Il y a telle chose qui paraît merveilleuse dans un temps, et qui n’est rien moins que cela dans un autre.

ISABELLE.

Nous ne sommes plus jeunes.

LISIDOR.

Ni plus guère aimables.

ISABELLE.

Nos feux sont bien refroidis.

LISIDOR.

Notre passion tire à sa fin : le mariage achèverait de l’éteindre.

ISABELLE.

De là nous passerions à la froideur.

LISIDOR.

Et de la froideur à la haine.

ISABELLE.

Cela serait affreux. Cette idée-là me fait frémir.

LISIDOR.

Pourquoi donc nous rendre malheureux ?

ISABELLE.

En effet ; ne sommes-nous pas encore nos maîtres ?

LISIDOR.

Oui. Et si nous nous marions une fois, cela tiendra malgré nous. C’est une terrible chose que le mariage !

ISABELLE.

Il m’épouvante, je l’avoue.

LISIDOR.

Eh bien ! ne nous marions point.

ISABELLE.

Ce qui me fâche, c’est que nous avons des engagements.

LISIDOR.

Ne peut-on pas les rompre ? On s’engage, on se dégage, on se rengage. Voilà le train du monde.

ISABELLE.

Et ce train-là est fort joli, fort amusant. Si on ne changeait pas quelquefois, la vie serait insupportable.

LISIDOR.

On se pendrait. Voici votre promesse, si je ne me trompe.

ISABELLE.

Oui, je la reconnais. Et je crois que voici la vôtre.

LISIDOR.

Justement. Eh bien ! que ferons-nous de ces paperasses-là ?

ISABELLE.

Eh mais !... je ferai ce que vous voudrez.

LISIDOR, prêt à déchirer, en souriant.

Hem ?

ISABELLE, de même.

Hem ?

LISIDOR, commençant à déchirer.

Voyez-vous ce que je veux faire ?

ISABELLE, de même.

Très bien. Voyez-vous aussi ?

LISIDOR.

Courage !

ISABELLE.

Ferme !

LISIDOR.

Je déchire, au moins.

ISABELLE.

Et moi aussi.

LISIDOR.

Voilà qui est fait.

ISABELLE.

C’est une affaire finie.

LISIDOR.

Me voilà bien soulagé.

ISABELLE.

Je me sens légère comme une plume.

LISIDOR.

Vous comprenez bien pourtant qu’il faudra sauver les apparences, et feindre que nous persistons.

ISABELLE.

Nous ferons courir le bruit que nous sommes mariés. Le croira qui voudra. Peut-être y reviendrons-nous ; que sait-on ?

LISIDOR.

Il n’y a qu’heur et malheur en ce monde. Sans adieu, ma bonne amie.

ISABELLE.

Jusqu’au revoir, mon bon ami. Car nous n’avons plus d’autre engagement que l’amitié.

LISIDOR.

Non, vraiment ; et, en tout cas, vous pouvez prendre un autre mari que moi.

ISABELLE.

Oh ! je veux mourir fille.

LISIDOR.

Et moi, garçon. C’est une affaire résolue.

À part.

Allons voir ma chère pouponne.

 

 

Scène IX

 

ISABELLE, seule

 

Grâce à Dieu, me voilà libre ; mais ce ne sera pas pour longtemps ; et je serai bientôt rengagée. Je nage dans la joie ; je ne me possède pas.

 

 

Scène X

 

LISETTE, ISABELLE

 

LISETTE.

Oh, oh ! vous voilà de bonne humeur ! Je crois que vous dansez ?

ISABELLE.

J’en aurais bien envie.

LISETTE.

Eh ! d’où vous vient cette saillie joyeuse ?

ISABELLE, avec transport.

Tout est cassé, tout est brisé, tout est rompu. Quel bonheur ! je suis maîtresse de mes actions.

LISETTE.

Que de belles choses vous allez faire !

ISABELLE.

Nous venons de nous expliquer, Lisidor et moi. Nous avons fait une exacte revue de nos sentiments l’un pour l’autre ; et, de la meilleure foi du monde, nous nous sommes avoués que nous ne nous aimions plus.

LISETTE.

J’entends. Votre amour était si vieux et si cassé, qu’il n’en pouvait plus.

ISABELLE.

Oui, le pauvre amour était tout usé, tout délabré.

LISETTE, apercevant les morceaux de papier.

Je crois qu’en voici les pièces.

ISABELLE.

Tu dis vrai. C’est tout ce qui reste de nos engagements.

LISETTE.

Si bien que le Chevalier ne sera plus votre neveu ? Vous allez l’épouser publiquement ?

ISABELLE.

Publiquement ! cela me donnerait un ridicule qui me ferait mourir de honte. Et puis, veux-tu que je te dise ? j’aime le mystère ; il assaisonne le plaisir, et le rend plus durable.

LISETTE.

Vous pensez délicatement. Mais, à propos, j’oubliais de vous dire que monsieur Damon est dans l’antichambre, et qu’il demande à vous parler.

ISABELLE.

Cet homme-là est né pour m’importuner. Que me veut-il ?

LISETTE.

Vous allez l’apprendre de lui-même. Le voici.

ISABELLE.

Retire-toi.

 

 

Scène XI

 

LISIDOR, DAMON, ISABELLE

 

LISIDOR, à Damon.

Oui, mon cher Damon, vous êtes mon ancien ami ; mais vous me forcez à vous dire encore, que la plus grande preuve que je désire de votre amitié, c’est que vous ne vous mêliez plus de mes affaires.

DAMON.

Il y a des occasions, mon cher Lisidor, où nous devons nous faire un devoir essentiel de servir nos amis en dépit d’eux-mêmes ; et je veux vous convaincre aujourd’hui que personne ne s’occupe plus vivement que moi de ce qui vous intéresse, aussi bien que Mademoiselle.

LISIDOR.

Je vous ai déjà dit que je vous en dispense.

ISABELLE.

Et moi aussi. Mais quel est le sujet de ce beau compliment ?

LISIDOR.

Monsieur veut nous prouver qu’il nous aime, en nous pressant de nous marier dès ce soir.

ISABELLE.

Écoutez, mon cher Monsieur, vous me permettrez de vous dire une chose, en amie.

DAMON.

Quoi, Mademoiselle ?

ISABELLE.

C’est qu’il y a vingt ans, tout au moins, que vous avez le talent de m’ennuyer.

DAMON.

Je vous suis obligé de la confidence. Je m’en doutais depuis longtemps.

ISABELLE.

Faites-moi donc la grâce, une bonne fois, de prendre congé pour toujours.

DAMON.

C’est une grâce que vous obtiendrez bientôt. Mais croyez-moi tous deux, exécutez tout au plus tôt les anciennes promesses que vous vous êtes faites l’un à l’autre, et ne vous occupez que de cela.

LISIDOR.

Parbleu ! nous avons bien d’autres affaires.

DAMON.

Celle-ci est la plus pressante.

LISIDOR.

La plus pressante ? Oh ! je vous réponds que non.

ISABELLE, à Damon.

Nous savons mieux que vous ce qui nous presse le plus.

DAMON.

En un mot, Mademoiselle, et comme votre parent et comme votre ami, je ne puis approuver que vous différiez davantage à remplir vos engagements : tout le monde les connaît ; tout le monde est bien assuré que rien ne peut plus s’y opposer ; et tout le monde va vous tympaniser, si vous balancez un instant.

LISIDOR.

Que tout le monde s’aille promener ! Nous ne dépendons que de nous-mêmes ; et nous ferons ce qui nous conviendra.

DAMON.

Vous le prenez tous deux sur ce ton-là ?

LISIDOR.

Oui.

DAMON.

Oh bien ! il faut donc que je vous serve malgré vous-mêmes ; et j’ai un moyen infaillible de vous rendre tous deux raisonnables.

ISABELLE.

Raisonnables ! Je vous en défie.

DAMON.

Vous m’en défiez ! Entrez, monsieur Subtil.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR SUBTIL, LISIDOR, ISABELLE, DAMON

 

LISIDOR.

Qui diable m’amène ici cet original-là ?

MONSIEUR SUBTIL.

Mademoiselle et Messieurs, très humble serviteur.

LISIDOR.

Que voulez-vous ?

MONSIEUR SUBTIL.

Voilà un beau compliment que vous me faites, à moi, votre ancien ami ; à moi qui puis dire, sans vanité, qu’il suffit de me connaître pour m’estimer, et que je suis connu des gens de la plus noble, de la haute, de la plus sublime volée !

LISIDOR.

Je vois bien que vous êtes toujours le même.

MONSIEUR SUBTIL.

Oui ; toujours gai, toujours vif, et toujours sémillant,

LISIDOR.

Eh bien ! Monsieur le Sémillant, pour quelle affaire venez-vous ici ?

MONSIEUR SUBTIL.

Pour une affaire qui vous remettra de bonne humeur. J’apporte un contrat de mariage à signer. Où sont donc les futurs époux ?

ISABELLE.

Que voulez-vous dire ?

MONSIEUR SUBTIL.

On dit que le futur est un dégourdi, et que la future est belle au parfait, au sublime, au suprême.

LISIDOR.

Quel galimatias nous faites-vous ici ?

MONSIEUR SUBTIL.

Galimatias, Monsieur ? Il n’y en eut jamais dans mes discours ni dans mes actes. Celui que j’apporte est dressé par moi-même ; et vous y sentirez toute la clarté, toute la précision, et toute l’éloquence de l’étude : car, moi, je ne sais ce que c’est que de verbiager ; et j’ai le style coulant, sublime, énergique.

LISIDOR.

Savez-vous, monsieur Subtil, que ma patience est à bout ? Au fait. De quoi s’agit-il ?

MONSIEUR SUBTIL.

Du contrat de mariage de monsieur le chevalier de Boisdouillet, et de mademoiselle Angélique de Préfleury.

À Damon.

Ne m’avez-vous pas dit, Monsieur, qu’ils avaient établi céans leur domicile ?

DAMON.

Du moins quant à présent.

MONSIEUR SUBTIL, à Lisidor.

Vous voyez que je ne viens pas à fausses enseignes. Je suis circonspect au parfait, au sublime, au suprême degré.

LISIDOR.

Mon pauvre monsieur Subtil, vous êtes fou au degré le plus haut, le plus parfait, le plus sublime.

MONSIEUR SUBTIL.

Est-ce être fou que d’apporter un contrat de mariage à signer ?

ISABELLE.

Le contrat de qui ?

MONSIEUR SUBTIL.

De ladite demoiselle Angélique, et dudit sieur Chevalier.

LISIDOR.

Qui vous a dit qu’ils voulaient se marier ? Qui vous a chargé de faire leur contrat ?

MONSIEUR SUBTIL, montrant Damon.

C’est Monsieur.

LISIDOR, à Damon.

Vous ?

DAMON.

Moi-même.

ISABELLE, à Damon.

Eh ! sur quoi fondé, s’il vous plaît ?

DAMON.

Sur leur inclination mutuelle, sur le désir qu’ils ont de s’épouser, et sur les promesses qu’ils se sont faites en ma présence.

ISABELLE.

Mon neveu ?

LISIDOR.

Ma nièce ?

DAMON.

Oui, votre nièce et votre neveu. Ils s’aiment passionnément ; ils m’en ont fait confidence ; et c’est moi qui les marie.

LISIDOR.

Je tombe des nues.

ISABELLE.

Je suis confondue.

 

 

Scène XIII

 

MONSIEUR GRIFFARD, MONSIEUR PATACLIN, LISIDOR, ISABELLE, DAMON, MONSIEUR SUBTIL

 

MONSIEUR SUBTIL.

Oh, oh ! voici deux de mes confrères. Bonjour, monsieur Griffard. Serviteur, monsieur Pataclin.

ISABELLE.

Que vois-je ?

LISIDOR.

Que veut dire ceci ?

MONSIEUR SUBTIL.

Peut-on savoir ce qui vous amène ici, Messieurs ?

MONSIEUR GRIFFARD.

J’apporte le contrat de mariage entre monsieur Lisidor et mademoiselle de Préfleury.

MONSIEUR PATACLIN.

Et moi, celui de Mademoiselle, ci-présente, et de monsieur le chevalier de Boisdouillet.

LISIDOR, à Isabelle.

Comment, morbleu ! vous épousez votre neveu ?

ISABELLE.

Pourquoi non ? Vous épousez bien votre nièce.

LISIDOR.

Ah ! je suis bien aise de savoir vos petites manœuvres, Mademoiselle.

ISABELLE.

Et moi, de découvrir les vôtres, Monsieur.

MONSIEUR SUBTIL.

C’est un coup fourré. L’aventure est plaisante, au sublime, au parfait.

LISIDOR, à monsieur Griffard.

Eh ! qui vous a dit d’apporter ici votre minute ?

MONSIEUR GRIFFARD, montrant Damon.

C’est Monsieur.

ISABELLE, à monsieur Pataclin.

Et vous, qui est-ce qui vous a prié de venir ici ?

MONSIEUR PATACLIN, montrant Damon.

C’est Monsieur.

LISIDOR.

C’est Monsieur ! toujours Monsieur ! que le diable emporte Monsieur ! Par où, je vous supplie, avez-vous découvert nos secrets ?

DAMON.

Par vous-même. Ce neveu et cette nièce que vous vous êtes présentés l’un à l’autre, m’ont fait d’abord soupçonner vos intentions. J’ai dit à ces Messieurs, que je connaissais pour être vos notaires, que vous m’aviez mis dans votre confidence ; ils m’ont cru, et m’ont initié dans vos mystères. C’est moi qui les ai pressés de venir ici, leur faisant entendre que vous n’aviez plus de raisons pour tenir vos mariages secrets.

ISABELLE.

Voilà un beau tour que vous nous jouez !

DAMON.

C’est un tour d’ami ; puisque je vous sauve la plus grande extravagance que vous puissiez faire l’un et l’autre.

MONSIEUR SUBTIL.

Ma foi, cela est vrai au sublime.

DAMON.

Quand vous serez de sang-froid, vous m’en remercierez. Croyez-moi, rentrez en vous-mêmes. Le moindre éclat vous expose à la risée publique. Prenez votre parti.

 

 

Scène XIV

 

LE CHEVALIER, ANGÉLIQUE, MONSIEUR GRIFFARD, MONSIEUR PATACLIN, LISIDOR, ISABELLE, DAMON, MONSIEUR SUBTIL

 

ISABELLE, au Chevalier.

Ah ! te voilà, perfide ?

LISIDOR, à Angélique.

C’est donc vous, petite traîtresse ?

LE CHEVALIER.

Ma tante... en vérité... je vous demande bien pardon.

ANGÉLIQUE.

Mon oncle... je vous assure... que je suis bien confuse...

ISABELLE.

Comment ! j’aurai donné mes pierreries à ma rivale !

LISIDOR.

Et moi, mes actions à l’amant de ma maîtresse !

ANGÉLIQUE.

Cela n’est pas juste. Tenez, mademoiselle, reprenez votre écrin.

LE CHEVALIER, à Lisidor.

Monsieur, voilà vos actions.

LISIDOR.

S’ils ne sont point fidèles, ils sont honnêtes gens, du moins. Mais pourquoi nous avoir trompés ? Pourquoi consentiez-vous à nous épouser ?

DAMON.

Par nécessité. Il ne suffit pas d’être jeune et aimable, il faut avoir de quoi-vivre.

LISIDOR.

Eh ! seront-ils plus riches étant mariés ensemble ? Qui est-ce qui fait votre fortune ?

LE CHEVALIER et ANGÉLIQUE, montrant Damon.

C’est Monsieur.

LISIDOR.

Enfin, c’est Monsieur qui fait tout.

 

 

Scène XV

 

MONSIEUR JOUFFLU, FRONTIN, LISETTE, LE CHEVALIER, ANGÉLIQUE, MONSIEUR GRIFFARD, MONSIEUR PATACLIN, LISIDOR, ISABELLE, DAMON, MONSIEUR SUBTIL

 

MONSIEUR SUBTIL.

Ah ! je crois que voici mon confrère, monsieur Joufflu ? Encore un notaire ! Par ma foi, c’est la journée des brancards.

LISIDOR.

Que diable nous veut encore celui-ci ? Pour quelle affaire venez-vous céans ?

MONSIEUR JOUFFLU.

Vous voyez les deux personnes qui m’ont prié d’y venir. Ils ne veulent pas se marier sans la permission de leurs maîtres, et sans les supplier de leur faire l’honneur de signer la minute de leur contrat.

LISIDOR.

Comment ! Frontin et Lisette s’épousent ?

ISABELLE.

Eh ! qui est-ce qui vous donne de quoi vous marier ?

LISETTE et FRONTIN, montrant Damon.

C’est Monsieur.

LISIDOR.

Encore Monsieur !

À Damon.

Parbleu ! vous faites bien des affaires en peu de temps !

FRONTIN, à Damon.

Monsieur, vous aurez la bonté de signer le premier ; car c’est de vous que nous tenons tout le bien que nous mettons en communauté.

DAMON.

Eh ! avec votre permission, s’il vous plaît, combien est-ce que je vous donne ?

MONSIEUR JOUFFLU.

Il est stipulé que le sieur Frontin apporte mille écus en mariage.

DAMON.

Mille écus !

FRONTIN.

Hélas ! ce n’est pas trop, et je suis modeste.

MONSIEUR JOUFFLU.

Et il reconnaît avoir reçu mille écus de la demoiselle Lisette.

DAMON.

Comment diable ! mais vous taillez en plein drap.

LISETTE.

Comme l’étoffe est bonne, nous nous sommes fait bonne mesure.

DAMON.

Je le vois bien. Mais je fais bon de tout ; et je signerai.

MONSIEUR SUBTIL, à Isabelle et à Lisidor.

Oh çà ! Monsieur et Mademoiselle, on dit vulgairement qu’il faut faire une fin. Voici la minute de votre contrat, que je garde depuis vingt-cinq ans ; elle est presque aussi usée que vos amours. Voulez-vous que je vous parle au vrai, au sincère, au naturel, sans ambigüité, sans circonlocutions ? Vous n’avez rien de mieux à faire que de signer cette minute.

DAMON.

Toutes sortes de raisons vous y obligent. Vous vous êtes égarés l’un et l’autre ; rentrez dans le bon chemin, et priez ces Messieurs de garder le secret. Pour moi, je vous le promets sur mon honneur, si vous suivez mon conseil.

LISIDOR, à Isabelle.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

ISABELLE.

Hélas ! tout ce que vous voudrez.

DAMON.

Vous n’avez rien à vous reprocher ; la faute est égale. Allons, une bonne résolution.

LISIDOR.

Voilà qui est fait.

ISABELLE.

Je me rends.

DAMON.

Ce n’est pas tout. Soyez généreux, je vous en donne l’exemple. Vous avez aimé ces jeunes gens-ci. Vous tenez les dons que vous leur avez faits, et qu’ils vous ont remis : aurez-vous la dureté de les reprendre ?

ISABELLE, prenant les actions de Lisidor.

Tenez, Chevalier, gardez cela, pour vous souvenir de la tendre Isabelle.

LE CHEVALIER, lui baisant la main.

Vous serez toujours ma chère tante.

LISIDOR, prenant l’écrin d’Isabelle.

Voilà les pierreries, petite friponne ; portez-les pour l’amour de moi.

ANGÉLIQUE.

Oui, mon cher oncle, je vous le promets.

DAMON.

Allons signer les nouvelles et l’ancienne minute.

MONSIEUR PATACLIN.

Mais, s’il vous plaît, que deviendront les nôtres ?

LISIDOR.

On vous en fait présent.

MONSIEUR GRIFFARD.

Eh ! qui les paiera ?

LISIDOR, montrant Damon.

C’est Monsieur.

DAMON.

Volontiers. Plût au ciel que j’eusse assez de bien, pour rendre tout le monde heureux et raisonnable !

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