L’Amour castillan (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en trois actes et un divertissement, et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 11 mars 1747.

 

Personnages

 

AURORE, sous le nom de Mendoce

DOM LOPE, sous le nom de Gusman

BÉATILLE, Suivante d’Aurore

LAZARILLE, Valet de Dom Lope

ARLEQUIN, Spadassin

SCAPIN, Spadassin

ÉCUYERS,

CHANTEURS

DANSEURS

 

La Scène est à Séville, dans un Hôtel.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LAZARILLE, seul

 

Palsambleu, la drôle de ville !

On ne fait nulle part l’amour comme à Séville.

On ne fait qui l’on aime, et qui l’on a charmé.

Oui, par exemple, moi, j’aime et je suis aimé,

Au diable si je fais quelle est cette femelle...

Puisqu’elle ose m’aimer il faut qu’elle soit belle ;

Sans l’avoir vue enfin je sens qu’elle me plaît.

 

 

Scène II

 

BÉATILLE, LAZARILLE

 

BÉATILLE, avec une mante et masquée, à part.

Qu’il ne découvre pas que je suis Béatille. 

LAZARILLE.

Est-ce mon inconnue ? Oui, tout mon sang pétille,

Si c’est elle, oh, parbleu, je saurai ce que c’est,

C’est faire trop longtemps l’amour à l’aveuglette,

Voyons si le minois mérite la fleurette,

Et débutons du moins par le plaisir des yeux.

BÉATILLE, à part.

Tout me paraît ici solitaire et paisible.

Haut.

Est-ce toi, Lazarille ?

LAZARILLE.

Oui, déesse invisible,

C’est moi qui meurs toujours d’amour pour toi.

BÉATILLE.

Tant mieux,

Ton maître est-il ici ?

LAZARILLE.

Non, je suis en vacance,

Et je n’ai que toi seule à servir à présent.

BÉATILLE, lui donnant une corbeille.

Dans son appartement tu mettras ce présent.

LAZARILLE.

Encore ? Eh, mais le bien lui vient sans qu’il y pense,

Pour le Seigneur Gusman l’amour est un Pérou.

BÉATILLE.

Aimerais-tu l’argent ?

LAZARILLE.

Presque autant que toi-même,

C’est dire assez que j’en suis fou.

BÉATILLE.

Tiens, voilà dix ducats.

LAZARILLE, les recevant.

Ah ! grands dieux ! que je l’aime ?

Mais serait-ce là tout ?

BÉATILLE.

Eh, pourrait-on savoir

Ce qu’il te faut de plus ?

LAZARILLE.

Le plaisir, de te voir,

Et d’envisager ma conquête.

BÉATILLE.

Le temps n’est pas venu.

LAZARILLE.

Je ne puis, au surplus,

T’aimer pour tes beaux yeux qu’après les avoir vus. 

Quant à moi, me voici des pieds jusqu’à la tête,

Tiens, contemple, admire à loisir.

BÉATILLE.

Je pourrai quelque jour te faire ce plaisir.

LAZARILLE.

Comment donc, quelque jour ? Quel est ce radotage ?

Mignonne, les délais ne me vont point du tout ;

Qu’on ne me fasse pas valeter davantage.

BÉATILLE.

Il faudra pourtant bien attendre jusqu’au bout.

LAZARILLE.

Si je suis à ton gré, comme cela doit être...

BÉATILLE.

Les valets font toujours les singes de leur maître.

Les amants d’aujourd’hui font tous de grands fripons ;

On ne peut avec eux prendre trop de mesure.

LAZARILLE.

Tu parles comme un livre. À cela je réponds :

Les rigueurs ne sont pas la preuve la plus sûre,

La douceur en fait plus que la sévérité.

De la beauté la plus farouche

La véritable épreuve est la pierre de touche ;

Pour nous connaître à fond, il faut nous rendre heureux,

Et plutôt que plus tard.

BÉATILLE.

Je ne suis pas si prompte.

À part.

Sachons un peu comment il pense sur mon compte.

Haut.

Je ne m’éloigne pas de me rendre à tes vœux ;

Mais qui me répondra que l’ami Lazarille

N’en dise pas aussi deux mots à Béatille ?

LAZARILLE.

Puisque tu la connais, toi-même juges-en.

Puis-je être le héros d’un lugubre roman ?

Si l’amour n’est joyeux je n’y trouve aucun charme,

J’aime pour être gai, non pas pour soupirer ;

Serviteur à l’amour qui me ferait pleurer,

Pour éteindre mes feux il ne faut qu’une larme.

Je veux qu’un doux espoir naisse avec mes désirs,

Et dès que j’aime, au moins, commencent mes plaisirs.

BÉATILLE.

Cette façon d’aimer est nouvelle et commode.

LAZARILLE.

Aussi l’a-t-on mise à la mode,

Et voilà ce qui fait que je brûle pour toi.

BÉATILLE.

Béatille est pourtant assez digne...

LAZARILLE.

Elle est...

BÉATILLE.

Quoi ?

LAZARILLE.

Prude, et ce défaut-là suppose tous les autres.

Laissons-là sa conquête. En un mot, comme en cent,

Elle n’aura jamais l’honneur d’être des nôtres.

BÉATILLE, à part.

Cachons-lui le dépit que mon cœur en ressent.

Haut.

Mais tu veux avec moi faire le politique ;

Tu crois à ses dépens me faire mieux ta cour.

LAZARILLE.

Non. Le diable la puisse emporter sans retour.

BÉATILLE.

Tu la hais donc beaucoup ?

LAZARILLE.

Oui, parbleu, je m’en pique ;

Mais, bref, quoiqu’il en soit, laissons-là pour toujours

Cette espèce austère et sauvage ;

Ne m’en parle jamais.

BÉATILLE.

À merveille.

À part.

J’enrage.

Haut.

Eh bien, pour changer de discours.

Comment me crois-tu, là ?

LAZARILLE.

De mille attraits pourvue.

BÉATILLE.

Tu n’as donc pas besoin du secours de la vue ?

LAZARILLE.

La vue est cependant l’aliment des amours,

Il faut bien les nourrir d’une façon ou d’autre ;

Mais, ma belle, entre-nous, quelle idée est la vôtre,

De vouloir être aimée en cachant vos appas }

Le masque n’enlaidit personne,

Mais il devrait tomber, lorsque l’amour l’ordonne.

BÉATILLE.

Modère tes transports, et ne t’échauffe pas.

LAZARILLE, voulant lui ôter son masque.

Du plaisir de te voir régale ma tendresse,

C’est le moins que l’on doive à l’ardeur qui me presse. 

BÉATILLE, lui donnant un soufflet.

Prends toujours cet à compte. Adieu,

Je pourrai te payer le reste en temps et lieu.

 

 

Scène III

 

LAZARILLE, seul

 

Que veut dire ceci ? Quel démon la possède ?

Oh, par ma foi, je suis au bout démon rôlet.

De l’amour, des rigueurs, dix ducats, un soufflet...

Les voici bien comptés ; ma joue est encor tiède.

Mais aussi je suis fou d’aller m’amouracher

D’une invisible péronnelle,

Qui doit avoir raison de se cacher,

Lorsque j’ai sous la main de quoi me passer d’elle.

Pourquoi donc ? Béatille à tout ce qu’il me faut ;

C’est véritablement une prude revêche,

 Un dragon de vertu ; mais elle est jeune et fraîche ;

Il faut bien leur passer quelque petit défaut.

Béatille reparaît sans mante et sans masque.

La voici, débutons, ma harangue est dressée.

Apercevant Mendoce.

Peste du freluquet, si jamais il en fut,

Qui vient, mal à propos, retarder mon début.

 

 

Scène IV

 

AURORE en Cavalier Castillan, un bras en écharpe, BÉATILLE

 

BÉATILLE.

Ah ! ma chère maîtresse ! eh, vous êtes blessée... 

AURORE.

Non, mais j’en fais semblant pour des raisons que j’ai.

BÉATILLE.

Autre folie.

AURORE.

As-tu songé

À ma commission ? Est-ce fait, Béatille ?

BÉATILLE.

Vraiment, oui, j’ai remis le tout à Lazarille.

AURORE.

Mais as-tu bien pris soin qu’il ne te connut point ?

BÉATILLE.

Allez, vous pouvez être en repos sur ce point.

AURORE.

Tu me parles d’un ton...

BÉATILLE.

Eh, puis-je en prendre un autre ?

Aurore...

AURORE.

Eh, laisse-là mon nom. Mais, voyons, quoi ?

Quelle mauvaise humeur t’anime contre moi ?

BÉATILLE.

La même, en vérité. Quelle vie est la vôtre,

Et quel train mène-t-on dans ces lieux ? J’en rougis,

Ici bêtes et gens sont tous sur la litière,

Et le sommeil, de rage, a quitté ce logis ;

Il n’y faut plus penser à fermer la paupière.

Ce ne sont qu’instruments de toutes les façons,

Des violons, des cors, des hautbois, des bassons,

Et le jour et la nuit se disputent la gloire,

D’étourdir les voisins qui sont désespérés,

Sans y compter encor des gosiers altérés,

Qui sont toujours ouverts pour chanter et pour boire.

AURORE.

Ce sont tous des gens à talents,

De bons Musiciens, des Danseurs excellents,

Qu’il m’est permis, je crois, d’avoir à mon service.

Ma fortune est immense, il faut que j’en jouisse ;

D’ailleurs j’aime beaucoup tous ces jeux innocents.

BÉATILLE.

Pour tout ce qui vous plaît, tout y va, rien n’y manque.

Sur mon âme, on vous prend pour quelque saltimbanque,

Qui s’en vient établir un théâtre céans. 

AURORE, riant.

Mais tu ferais fort bien le rôle de Duègne.

BÉATILLE.

Je ne vous connais plus, souffrez que je m’en plaigne.

AURORE.

Volontiers, et je t’offre un accommodement,

Et qui pourra nous plaire également.

BÉATILLE.

Ce sera mon congé, sans doute.

AURORE.

Non, non, tu m’es trop chère. Écoute.

Moi, je te laisserai t’exhaler nuit et jour,

Et comme il me plaira tu me laisseras vivre ;

Car je ne prétends plus avoir de lois à suivre

Que celles des plaisirs et celles de l’amour.

BÉATILLE.

L’amour n’a point de lois, il n’a que des caprices.

AURORE.

Ah, peut-on le traiter avec tant d’injustices ?

Le croiras-tu toujours le plus grand des malheurs ?

Tu ne le connais point, il t’est antipathique.

Avec ton préjugé gothique,

Tu n’y vois que chagrins, tu n’y vois que douleurs.

Quant à moi, je soutiens, et devant le plus sage, 

Qu’il n est rien de plus doux que d’aimer à son tour,

Et qu’à l’âge où je suis, et peut être à tout âge,

C’est être sans raison que d’être sans amour.

En un mot, je suis libre.

BÉATILLE.

Et folle, mais qu’y faire ? 

AURORE.

Mais, quand on a formé les liens les plus doux...

BÉATILLE.

Il faut donc s’y tenir.

AURORE.

Qui te dit le contraire ? 

BÉATILLE.

Et cet amant secret, qui s’est perdu pour vous,

En vous affranchissant d’un hymen déplorable,

Où vous aurait contrainte un père inexorable,

Que lui sert d’avoir eu, dans un combat fatal,

Le funeste bonheur d’immoler son rival ? 

Que ferez-vous de lui ?

AURORE.

Comment ? Qu’ose-tu croire ? 

BÉATILLE.

Que les absents ont tort, et surtout en amour ;

Car il a pu compter, pour prix de sa victoire,

Qu’il vous épouserait un jour.

Le trépas imprévu d’Henrique votre père

Confirmait à Don Lope un espoir si flatteur,

Mais cet homme, entre-nous, ne vous touche plus guère.

AURORE.

Dom Lope, je le fais, fut mon libérateur.

BÉATILLE.

Vous vous travestissez, vous courez chaque ville

Pour lé rejoindre, et dans Séville

Le premier Cavalier lui vole votre cœur ;

Car Gusman est votre vainqueur.

AURORE.

Il est très certain que je l’aime.

BÉATILLE.

Eh, ne voilà-t-il pas votre inconstance extrême.

Je n’ai jamais connu votre premier amant.

Si je prends son parti c’est gratuitement ;

Mais de quel homme ici vous êtes vous frappée ?

D’un franc aventurier, Cavalier soi disant,

Qui vous a fasciné les yeux comme un enfant,

Et qui n’a, tout au plus, que la cape et l’épée.

AURORE.

Tu pourrais un peu mieux me parler de Gusman.

BÉATILLE.

Il vous ruinera, c’est le soin qui l’occupe,

Car tout son patrimoine est le cœur d’une dupe,

Vous pourriez payer cher votre second Roman.

AURORE.

Et si je te disais que Gusman est Dom Lope ?

C’est ce qu’il faut enfin que je te développe.

BÉATILLE.

Quoi, c’est-là ce Dom Lope ? 

AURORE.

Oui. 

BÉATILLE.

Lui ? Quoi, le patron 

De ce coquin de Lazarille ?

AURORE.

Assurément, et pourquoi non ?

Obligé de s’enfuir du sein de sa famille,

Il a changé de nom.

BÉATILLE.

Mais enfin, si c’est lui,

Il vous est bien connu, ce n’est pas d’aujourd’hui.

Cependant il s’adonne à certaine Isabelle,

Il y va tous les jours, et vous est infidèle.

AURORE, soupirant.

Infidèle, il est vrai... Mais je compte pourtant

L’arracher à l’objet de son indigne hommage.

BÉATILLE.

Vous sied-t-il de courir après un inconstant ?

AURORE.

En est-on moins charmant pour être un peu volage ?

Va, si chaque infidélité

Ôtait à la beauté le moindre de ses charmes,

Elle serait bientôt sans armes ;

Mais, par bonheur pour elle et pour l’humanité,

On peut changer sans risque. Il paraît au contraire,

Que l’inconstance donne encor plus de quoi plaire :

Mais, entre-nous, il n’est volage qu’à demi,

Par pur amusement ; et je te dirai même

Qu’il ne me connaît pas ; il me croit un ami.

BÉATILLE.

Quoi, vous fûtes l’objet de sa tendresse extrême,

Et lorsqu’il vous retrouve, il ne vous connaît pas ?

AURORE.

Il ne m’a jamais vue.

BÉATILLE.

Oh, tout ceci me passe. 

Il ne vous vit jamais... Expliquez-moi, de grâce,

Par où son cœur devint épris de vos appas,

Comment il vous rendit les armes ?

Car vous avez eu l’art de vous cacher si bien

Que moi, qui vous veillais, je ne soupçonnais rien.

AURORE.

Je passais dans Madrid pour joindre à quelques charmes,

De l’esprit, des talents ; soit qu’on eût tort ou non,

Ce bruit vint jusqu’à lui.

BÉATILLE.

Quel malheur ! 

AURORE.

Au contraire ;

Dès-lors il ne cessa, pour tâcher de me plaire,

De passer à toute heure au bas de mon balcon ;

Je le vis, il me plût.

BÉATILLE.

Mais quelle frénésie...

AURORE.

C’est ainsi que tous deux nous prîmes de l’amour

À travers d’une jalousie,

Toujours pendant la nuit, et jamais en plein jour.

BÉATILLE.

Quoi, jamais autrement il n’a pu vous connaître ?

AURORE.

Non. Dès que tu dormais, j’allais à ma fenêtre,

Dom Lope était au bas, il n’y manquait jamais,

Nous nous entretenions tout bas l’un avec l’autre...

Quel plaisir ! Quel bonheur ! Quel charme était le nôtre !

À m’entendre chanter il trouvait mille appas.

BÉATILLE.

Et vous me trompiez donc avec ce beau ramage ?

AURORE.

Va, c’était de bon cœur.

BÉATILLE.

Ah, les maudits oiseaux !

On a beau les tenir étroitement en cage,

L’amour passe toujours à travers les barreaux.

AURORE.

Voilà précisément l’amour tel que je l’aime ;

Je le veux traversé, contrarié, contraint,

Que de mille terreurs il soit sans cesse atteint,

Qu’il ait toujours tout prêt un secret stratagème,

Un détour, une ruse impossible à prévoir,

Pour tromper les argus et braver leur pouvoir ;

Il n’est amour qu’autant qu’il se rit des obstacles

Que l’on oppose à ses désirs ;

Je ne le reconnais pour le dieu des plaisirs,

Qu’autant qu’en leur saveur il produit des miracles.

BÉATILLE.

Mais enfin ce roman...

AURORE.

Je m’en vais l’achever ;

Mais il me reste encor des mesures à prendre.

BÉATILLE.

Et qui sont ?

AURORE.

J’ai voulu, puisqu’il faut te l’apprendre,

Me rendre son ami pour le bien éprouver ;

Sous ce titre emprunté, sous l’habit qui me cache,

Je puis bien mieux sans qu’il le sache,

L’étudier à fond, et lire dans son cœur.

L’amant le plus sincère, aux yeux de son vainqueur,

Cache, ou masque toujours un peu son caractère.

On se connaît bien que lorsqu’il n’est plus temps,

C’est ce qui fait tant d’inconstants.

Mais entre amis l’on est sans voile et sans mystère,

Le naturel paraît et se montre au grand jour,

Nuls dehors affectés ne sont mis en usagé,

On ne farde pas plus son cœur que son visage,

C’est pourquoi l’amitié dure plus que l’amour.

BÉATILLE.

Mais qu’en résulte-t-il ?

AURORE.

Que je suis enchantée.

BÉATILLE.

Mais au fond de son âme on vous a supplantée.

AURORE.

Oui, mais cette rivale a près de quarante ans.

BÉATILLE.

Eh bien, attendrez-vous qu’elle ait la cinquantaine ?

AURORE.

Non, je ne compte pas attendre si longtemps.

BÉATILLE.

Ses charmes sont usés, son automne est prochaine ;

Mais enfin à cet âge une femme souvent

Sait mieux se faire aimer qu’une tête à l’évent.

Quand ces coquettes surannées

Ont au cœur d’un jeune homme attaché le grappin.

Cela tient comme un diable, on n’en voit pas la fin.

L’amour s’amuse-t-il à compter les années ?

AURORE.

Il n’importe, un moyen m’a déjà réussi.

BÉATILLE.

Comment le voulez-vous détacher d’Isabelle ?

AURORE.

Je m’en suis fait aimer aussi.

BÉATILLE.

Comment, d’Isabelle !

AURORE.

Oui, je la rends infidèle.

Qui ne s’attraperait à mon air cavalier ?

Il faut, ma foi, jeter au feu le protocole,

Les filles d’à-présent n’ont plus besoin d’école,

Elles ont dans leur manche un démon familier.

AURORE.

Va, ce ne font pas-là de si grandes merveilles,

Et l’on ferait à moins vingt conquêtes pareilles ;

L’intérêt qui la guide est son moindre défaut,

Et j’ai payé son cœur cent fois plus qu’il ne vaut.

Quant à Gusman, je vais, par un coup de ma tête,

L’ôter à ma rivale aujourd’hui sans retour.

BÉATILLE.

Comment ?

AURORE.

En lui prouvant, mais plus clair que le jour,

L’indignité de sa conquête.

BÉATILLE.

Sans doute qu’il s’amuse à voir

Ces présents qu’à l’instant il vient de recevoir.

AURORE.

Il ignore de qui[1]... Va-t’en, sans qu’il te voie.

J’aurai besoin de toi, dès qu’il sera sorti.

 

 

Scène V

 

AURORE, GUSMAN

 

GUSMAN.

Bonjour, il faut... ceci modère un peu ma joie.

Vous vous êtes battu sans m’avoir averti,

Mendoce, pouvez-vous m’avoir fait cette injure ?

J’ai crû que vous m’aimiez, et cela me confond.

AURORE.

Je n’ai pas eu besoin de prendre de second.

GUSMAN.

Mais vous êtes blessé.

AURORE.

Ce n’est rien, je vous jure,

Et le mal ne vaut pas la peine d’en parler.

Vous m’avez abordé d’un air qui me fait croire

Qu’il vous est arrivé quelque nouvelle histoire,

Et vous veniez m’en régaler.

GUSMAN.

Il est vrai, je suis plein de ma bonne fortune.

AURORE, à part.

Je la fais comme lui, puisque j’en suis l’auteur.

GUSMAN.

Il faut qu’absolument je vous en importune.

AURORE.

Vous ne sauriez me faire un récit plus flatteur.

GUSMAN.

Une affaire d’honneur, dont je craignais la suite,

Pour laquelle j’étais vivement poursuivi,

Et qui m’avait contraint à prendre ici la fuite...

AURORE.

Qu’en est-il arrivé ?

GUSMAN.

Qu’on m’a si bien servi,

Qu’enfin elle est accommodée,

Que ma grâce m’est accordée :

Parmi quelques présents d’assez grande valeur,

Qu’on vient de m’envoyer, j’en ai trouvé la preuve.

AURORE.

Eh, qui soupçonnez-vous ?

GUSMAN.

J’en soupçonne une veuve 

Dont le cœur s’est trouvé sensible à mon malheur.

AURORE.

Et que vous aviez mise en cette confidence ?

GUSMAN.

Non, j’ignore comment elle a pu le savoir,

Car je le lui cachais par excès de prudence,

Et je ne comprends pas qu’elle ait eu le pouvoir

De terminer ainsi mon infortune extrême ;

Je ne lui croyais pas grand crédit à la Cour.

De quoi ne vient-on pas à bout lorsque l’on aime ?

Ce sont-là des coups de l’amour. 

AURORE.

Ainsi vous imputez à cet objet si tendre

Le service important que l’on vient de vous rendre ?

GUSMAN.

Mais, sans difficulté, cela n’est point douteux.

AURORE.

Vous croyez que son cœur est assez généreux...

GUSMAN.

Sa générosité ne m’est que trop connue,

J’en ai plus d’une fois ressenti les effets

J’en ai reçu mille bienfaits,

Puisqu’il faut vous le dire.

AURORE.

Est-elle convenue

Quelquefois avec vous de cette vérité ?

GUSMAN.

Elle y laisse toujours certaine obscurité,

Mais on voit à travers...

AURORE.

La chose est entendue ;

C’est-à-dire que la façon,

Dont elle s’en est défendue,

Vous a suffisamment confirmé ce soupçon.

GUSMAN.

Oui, mon cher.

AURORE, à part.

Ah, peut-on avoir l’âme si basse ?

GUSMAN.

Je dois vous avouer que sa profusion

M’a fait moins de plaisir que de confusion.

AURORE.

Pourquoi donc ?

GUSMAN.

C’est qu’un homme a fort mauvaise grâce

De tirer d’une femme autre chose en amour,

Que le plaisir d’un tendre et sincère retour ;

C’est-là le prix du cœur, et le seul qui doit plaire.

Je sais bien qu’à présent tous ne s’y bornent pas,

Et qu’il est assez ordinaire

De trouver parmi nous bien des gens allez bas

Pour chercher un autre salaire ;

Mais, à mon sens, quoiqu’il en soit,

Tout amant qui se vend n’est qu’un vil mercenaire,

Et son cœur ne vaut pas le prix qu’il en reçoit.

C’est mon avis, je crois que c’est aussi le vôtre.

AURORE.

Le plus riche des deux doit toujours aider l’autre.

GUSMAN.

Mais j’ai taché de rendre au moins l’équivalent,

Et ces mêmes présents que m’a fait cette belle

M’ont procuré de quoi m’acquitter envers elle ;

J’aurais fait beaucoup plus si j’étais opulent,

Mais l’état où m’a mis ma funeste aventure...

AURORE.

Et sans aucun scrupule elle acceptait toujours ?

GUSMAN.

Mais j’étais obligé de prendre des détours,

Elle fermait les yeux.

AURORE, à part.

L’indigne créature !

GUSMAN.

De qui parlez-vous donc ? Vous êtes agité ?

AURORE.

Ce n’est rien, poursuivez.

GUSMAN.

Mais votre trouble éclate.

AURORE.

Eh bien, vous disiez donc que cette scélérate...

Excusez... depuis quand sa libéralité

A-t-elle commencé ?

GUSMAN.

L’époque est, ce me semble,

Du temps que nous avons fait connaissance ensemble :

Jalouse de notre amitié,

Son amour m’a paru s’augmenter de moitié.

AURORE, à part.

Je n’y tiens plus, il faut que je me satisfaire.

Haut.

M’aimez-vous ?

GUSMAN.

Comment donc ? Expliquez-vous, de grâce.

AURORE.

Prêtez-moi votre main.

GUSMAN.

Pourquoi ? 

AURORE.

Pour me venger.

Je ne puis à présent me servir de la mienne ;

Vous le voyez vous-même.

GUSMAN.

Ah, qu’à cela ne tienne. 

AURORE.

Vous ne courrez pas grand danger. 

GUSMAN.

Tant pis.

AURORE, lui montrant une table.

Mettez-vous-là.

GUSMAN.

Quelle est cette aventure ?

AURORE.

Écrivez seulement.

GUSMAN.

Ah, ah ! c’est un appel ;

Parbleu, vous m’enchantez. À qui va le cartel ?

À quelle heure ? En quel lieu ? 

AURORE.

C’est pour une rupture.

GUSMAN.

Ce n’est point un combat ? 

AURORE.

Non. Je veux à l’instant

Envoyer le congé ; mais le plus insultant...

GUSMAN.

Oh, n’est-ce que cela ? C’est une bagatelle.

AURORE.

Êtes-vous prêt ?

GUSMAN.

Dictez. L’Épître sera belle.

AURORE dicte.

« J’avais perdu l’esprit, lorsque pour m’amuser

« Je daignai vous offrir une espèce d’hommage ;

« Le bon sens vient enfin de me désabuser. 

GUSMAN.

Buser... Allons, ferme, courage.

AURORE.

« Votre dupe à jamais échappe de vos mains ;

« Vous ne méritez pas le dernier des humains. 

GUSMAN, pliant la lettre.

La belle pièce d’écriture !

Tout ce que le cœur dicte est toujours sans rature.

Ma foi, ce congé là n’est pas mal énoncé,

À qui faut-il mettre l’adresse ?

AURORE.

Ah ! le nom de cette traîtresse

Ne mérite pas d’être écrit ni prononcé ;

Au surplus, soyez sur que je vous vois avec joie

Le bonheur imprévu que l’amour vous envoie ;

Je vous le dis de bonne foi,

Croyez que personne que moi

N’y prend un intérêt et si vif et si tendre.

GUSMAN.

Cette douce assurance a pour moi mille attraits.

AURORE.

J’ai quelqu’ordre adonner, voulez-vous bien m’attendre ?

Nous irons faire un tour, vous serez libre après.

 

 

Scène VI

 

AURORE, seule

 

Allons, il ne faut pas qu’il prévienne la lettre,

Par qui la ferai-je remettre ?

Béatille, es-tu là ?

 

 

Scène VII

 

AURORE, BÉATILLE

 

AURORE.

Te voici justement

Fort à propos.

BÉATILLE.

Jamais je n’arrive autrement. 

AURORE.

Tout va bien, applaudis de la bonne minière.

Vois-tu ce que j’ai là ? Devine ce que c’est.

BÉATILLE.

Hélas ! J’ai le malheur de n’être pas sorcière.

AURORE.

Le congé d’Isabelle, oui, voilà son arrêt,

Que j’ai dicté, que j’ai fait écrire à la belle

Par Gusman.

BÉATILLE.

Par Gusman ! Il rompt donc avec elle ?

AURORE.

Oui, mais il n’en fait rien encore.

BÉATILLE.

Il n’en fait rien !

AURORE.

Non, pas le moindre mot.

BÉATILLE.

Il brise son lien

Sans le savoir ?

AURORE.

Eh, oui, ma pauvre Béatille.

Il s’agit d’envoyer ce billet... À propos,

Ne connais-tu pas Lazarille ?

BÉATILLE.

Un peu.

À part.

Que trop pour mon repos.

AURORE.

Remets entre ses mains cette lettre fatale,

Pour la porter à ma rivale. 

BÉATILLE.

De la part de Gusman ?

AURORE.

Oui, mais à son insu ;

Tu conçois bien ?

BÉATILLE.

Sans doute.

AURORE.

Il m’attend, je te quitte,

Je m’en vais l’amuser, expédie au plus vite.

 

 

Scène VIII

 

BÉATILLE, seule

 

Je crois que le porteur sera fort mal reçu,

Et je ne risque rien d’en charger Lazarille.

Oui, j’en dois à cet animal ;

Quelques coups de bâton ne lui viendraient pas mal.

Plût au ciel... Mais je l’aime, et je veux qu’on l’étrille,

En serai-je mieux à ce prix ?

Tantôt par un soufflet j’ai payé ses mépris,

N’en est-ce pas assez ? Plaisante bagatelle

Qu’un malheureux soufflet, quand l’injure est mortelle !

D’ailleurs je n’ai pas appuyé,

Non, tout ce qu’il m’a dit doit être mieux payé.

Allons, il y va trop du nôtre,

Chargeons-le du billet, je ne puis mieux choisir,

Dût-il être assommé, j’en aurai le plaisir :

La vengeance en est un, quand on n’en a point d’autre.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LAZARILLE

 

Maugrebleu de la masque ! elle m’avait donné

Un billet au porteur, payable à coups de gaule ;

À l’entendre parler, j’étais trop fortuné,

C’était de l’or en barre ; oui, par dessus l’épaule.

Dieu merci, j’ai bon pied, bon œil,

Et je sens le bâton une lieue à la ronde.

Il était, ma foi, temps ; mais, plus prompt qu’un chevreuil,

Je me suis retiré des embarras du monde.

Lorsque j’aurai besoin d’être assommé,

Je sais présentement l’endroit à point nommé ;

Mais, baste, rien ne presse encore.

 

 

Scène II

 

LAZARILLE, ARLEQUIN, SCAPIN

 

LAZARILLE, voyant Arlequin.

Quelle espèce de matamore,

Avec son tapabor et son vieil oripeau,

D’un air si renfrogné vient lorgner ma figure ?

Est-ce à moi qu’il en veut ? Arborons le chapeau.

Apercevant Scapin.

Quel autre garnement d’aussi mauvais augure ?

ARLEQUIN.

C’est lui.

LAZARILLE.

C’est moi.

SCAPIN.

Voyons, il faut s’en assurer.

Tous deux lui mettent la main sur le collet. 

ARLEQUIN.

Ami.

LAZARILLE.

Vous vous trompez, je puis vous le jurer. 

SCAPIN.

Dites-nous, s’il vous plaît...

LAZARILLE.

Je n’en fais rien.

ARLEQUIN.

De grâce.

LAZARILLE.

Avec ces beaux discours, Messieurs, le temps se passe.

ARLEQUIN.

Tantôt, où vous savez...

LAZARILLE.

Moi ? Non.

SCAPIN.

Expliquons-nous.

LAZARILLE, à part.

Qu’est-ce que tout ceci m’annonce ?

ARLEQUIN.

N’êtes-vous pas venu porter un billet doux ?

LAZARILLE.

Pourquoi ?

SCAPIN.

Vous n’avez pas attendu la réponse.

LAZARILLE.

Je n’en avais pas le loisir. 

ARLEQUIN.

Nous nous sommes tous deux chargés avec plaisir

Il lui donne un billet.

De vous la rapporter. Voici pour votre Maître ;

Ce n’est qu’en attendant le reste. À votre égard,

Isabelle, sensible autant qu’on le peut être,

Vous fait prier par nous d’accepter de sa part

Des marques de reconnaissance,

Qui sont à votre bienséance.

SCAPIN, donnant un bâton à Arlequin.

À vous, mon ancien.

LAZARILLE.

Je suis pris comme un sot. 

SCAPIN, à Arlequin.

Lorsque vous serez las...

LAZARILLE.

J’entends. Messieurs, un mot.

Ne pourrait-on ranger autrement cette affaire ?

À Scapin qui lui présente un pistolet, et qui remue la main comme un homme qui a peur.

Pour Dieu, n’ayez pas peur.

ARLEQUIN.

Parlez, nous sommes prêts

Avez-vous des moyens ?

LAZARILLE.

Oui, qui pourront vous plaire ;

En buvant, tout s’arrange.

SCAPIN.

Oh, nous boirons après :

Nous sommes gens d’honneur qu’on a payés d’avance.

LAZARILLE.

Eh bien, je donnerai quittance

Comme quoi je les ai reçus,

Et cinquante encor par dessus,

Et vous y gagnerez.

SCAPIN.

Il parle en galant homme,

Frère, qu’en dites-vous ? Monsieur est obligeant,

Mais ces quittances-là se donnent en argent ;

En avez-vous ?

LAZARILLE.

Qui, moi ?

ARLEQUIN.

Voyez...

Lazarille fouille dans ses poches et n’en tire rien.

Frappons. 

SCAPIN.

Assomme. 

LAZARILLE.

Arrêtez, j’ai...

ARLEQUIN.

Combien ?

LAZARILLE.

Trois ducats pour tout bien. 

ARLEQUIN.

Qu’est-ce que trois ducats pour cent coups d’étrivière ?

J’aimerais tout autant vous les donner pour rien. 

Il fait mine de le battre.

LAZARILLE.

Eh bien donc, j’en ai dix.

SCAPIN.

Cédons à sa prière ; 

Nous les partagerons, le tout par amitié. 

LAZARILLE, à part.

Ce n’est que demi-mal, il m’en reste moitié. 

ARLEQUIN.

Donnez ; sont-ils de poids ?

LAZARILLE.

Je n’en prends jamais d’autres.

Un, deux, trois, quatre, cinq.

ARLEQUIN.

Adieu, vous et les vôtres.

Ils vont pour sortir.

LAZARILLE.

Au diable. Allons, enfin, m’en voilà dégagé.

SCAPIN.

Et moi donc, s’il vous plaît ?

LAZARILLE.

Qu’est-ce ? 

SCAPIN.

Que vous en semble ?

Nous sommes convenus de partager ensemble.

LAZARILLE.

Entre vous deux et moi, n’ai-je pas partagé ?

SCAPIN.

Hé ? la Rancune, à moi : ce coquin-là se moque,

Pour ne me pas payer il use d’équivoque ;

Mais voyez le fripon ; je l’ai trop épargné. 

ARLEQUIN.

Çà, donnez-lui ses honoraires.

Nous avons bien d’autres affaires.

SCAPIN.

Refuser un argent qu’on a si bis n gagné.

ARLEQUIN.

Allons donc, ventrebleu, car mon courroux s’enflamme.

LAZARILLE.

Tenez, Seigneur, voilà le reste de mon âme.

ARLEQUIN.

Chacun est-il content ?

SCAPIN.

Oui. 

ARLEQUIN.

Partons. 

SCAPIN.

Serviteur.

 

 

Scène III

 

LAZARILLE

 

Morbleu, si j’avais eu du cœur,

J’aurais bien dû me laisser battre ;

Il fallait me tenir ferme, et n’en rien rabattre.

Ils m’auraient assommé, mais j’aurais dix ducats,

Qui me serviraient de ressource.

N’ai-je pas éprouvé vingt fois, en pareil cas,

Que le dos se refait plus vite que la bourse.

Le mien me coûte plus qu’il n’a jamais valu.

Ah, que n’est-ce à refaire ! Ô regret superflu !

 

 

Scène IV

 

GUSMAN, LAZARILLE

 

GUSMAN.

On vient de t’apporter, de la part d’Isabelle,

Une lettre en réponse.

LAZARILLE.

Oui, j’ai payé le port.

GUSMAN.

Mais, n’ayant point écrit, cela m’étonne fort.

Donne. J’allais passer chez elle,

Pour la remercier de son nouveau bienfait,

Et je suis dans mon tort de ne l’avoir pas fait ;

Mendoce n’a jamais voulu me le permettre.

Il lit.

« J’ai reçu votre indigne lettre...

Quoi ! mon indigne lettre ! est-ce à moi qu’on écrit ?

L’adresse est à mon nom, voilà son écriture.

À qui diable en veut-elle ? Elle a perdu l’esprit.

LAZARILLE.

Et moi bien plus.

GUSMAN.

Suivons : « J’accepte la rupture ; 

« Vous ne pouvez jamais m’offrir rien de plus doux.

« On y gagne en perdant un homme tel que vous. 

« Il ne sera jamais de femme qui se fâche

« De n’avoir plus le cœur de l’homme le plus lâche.

Morbleu !

LAZARILLE.

Bon, bon, ce n’est qu’une femme qui dit

Tout ce qui lui vient en pensée ;

C’est l’amour qui se sert des armes du dépit.

GUSMAN.

Je n’ai point mérité cette lettre insensée.

J’ai beau m’examiner.

LAZARILLE.

Moi, j’ai beau me fouiller...

GUSMAN.

Je n’y saurais rien débrouiller.

LAZARILLE.

Je ne trouve rien dans ma poche.

Mais, Monsieur, entre-nous, à parler sans reproche...

GUSMAN.

Quoi ?

LAZARILLE.

Vous vous émerveillez-là

D’une chose assez simple.

GUSMAN.

En effet, elle est telle...

En quoi ?

LAZARILLE.

Vous écrivez à la Dame Isabelle. 

GUSMAN.

Moi ?

LAZARILLE.

Sans doute. On vous fait réponse, et la voilà.

GUSMAN après avoir rêvé.

Attends... Quand j’y pense, Mendoce...

LAZARILLE.

J’ai porté le poulet, je n’en suis que trop sûr.

GUSMAN.

Ah, m’aurait-il joué le tour le plus atroce ?

Il m’a dicté tantôt un billet assez dur ;

A-t-il eu la noirceur d’en faire un sacrifice ?

Sait-il où j’aime ? À qui pourrais-je savoir dit ?

À Lazarille.

Qui t’a fait le porteur de ce billet maudit ?

LAZARILLE.

La Soubrette.

GUSMAN.

De qui ?

LAZARILLE.

De cette jeune Actrice

Qui loge incognito dans cet Hôtel garni.

La coquine, tantôt, me guettant au passage,

Quand vous êtes sorti, m’a chargé du message ; 

C’est tout ce que je sais de ce brouillamini.

GUSMAN.

Allons chercher Mendoce.

 

 

Scène V

 

AURORE, en Cavalier, GUSMAN

 

AURORE, riant.

Ah ! Nous allons bien rire. 

GUSMAN.

Je ne suis pas en train.

AURORE.

Oh, vous vous y mettrez. 

GUSMAN.

J’ai bien auparavant quelque chose à vous dire.

AURORE.

Tâchez de me prêter l’oreille, et vous rirez.

On m’engage, mon cher...

GUSMAN.

Eh, morbleu, que m’importe ? 

AURORE.

On me fait, en un mot, l’instance la plus forte,

Pour me couper la gorge avec vous. 

GUSMAN.

Avec moi ! 

AURORE.

On l’exige, on le veut pour gage de ma foi.

GUSMAN.

Eh, qui donc ?

AURORE.

Une belle et vertueuse Dame.

Voici, pour la venger, le bras qu’elle réclame.

GUSMAN.

Pour la venger ! De quoi ?

AURORE, lui donnant une lettre.

D’un outrage reçu.

Voici l’ordre, voyez comment il est conçu.

GUSMAN.

Comment, c’est d’Isabelle !

AURORE.

Oui, vraiment, d’elle-même.

GUSMAN.

Est-ce que vous la connaissez ? 

AURORE.

Parbleu, si je connais une femme qui m’aime ?

GUSMAN.

Qui vous aime !

AURORE.

À la rage. Eh quoi, vous pâlissez. 

GUSMAN.

Ah, Ciel !

AURORE.

Lisez l’Épître, elle m’est adressée,

Et nous verrons après quelle est votre pensée.

GUSMAN lit.

« Un téméraire, à qui j’avais prêté mon cœur, 

« Outré de voir qu’enfin vous étés mon vainqueur...

AURORE.

Notez ceci.

GUSMAN.

« M’a fait le plus sensible outrage ;

« Ce n’est que dans le sang que l’on peut le laver.

« J’ai recours à votre courage.

« Si vous m’aimez, Mendoce, il faut me le prouver.

« L’insolent est Gusman, je demande sa vie

« Ma haine ne peut être autrement assouvie. 

« Pour ne vous point trop hasarder,

« En me rendant ce bon office, 

« Deux très honnêtes gens, qui font à mon service,

« Ont ordre de se joindre à vous pour vous aider.

Quoi, l’écrit de tantôt, cette lettre cruelle,

Que vous m’avez dictée...

AURORE.

Était pour Isabelle,

Avec qui je romps sans retour.

Je n’ai point offense l’amitié ni l’amour.

Devais-je vous savoir en intrigue avec elle ?

M’avez-vous jamais dit le nom de cette belle ?

Et quand je l’aurais su, qu’en peut-il résulter ?

Si je vous avais mis au fait de ce mystère,

Vous n’auriez pas voulu servir de secrétaire.

Pour venger un ami faut-il le consulter ?

Cependant vous êtes le maître

D’aller lui dire tout, de lui faire connaître...

GUSMAN.

Vous étiez mon rival ?

AURORE.

Le fait est assez clair. 

GUSMAN.

Quoi, cette femme avait pour vous de la tendresse ?

AURORE.

Autant qu’en peut avoir une pareille espèce.

GUSMAN.

Et vous aviez son cœur ?

AURORE.

Il me coûte assez cher, 

Si vous le regrettez.

GUSMAN.

La rencontre est unique.

Le hasard a tout fait, il doit tout excuser.

AURORE.

S’il vous guérit je sois content.

GUSMAN, à part.

Ô sexe inique !

J’ai pourtant de la peine à me désabuser.

AURORE.

De quoi ?

GUSMAN.

De son amour.

AURORE.

Pour qui ? 

GUSMAN.

Mais pour moi-même ;

Car enfin ses bienfaits, redoublés chaque jour,

Prouvent certainement que j’avais son amour.

Ami, quand une femme enrichit ce qu’elle aime, 

Il faut qu’elle ait le cœur bien pris. 

AURORE.

À qui le dites-vous ? Vous seriez bien surpris,

À propos de bienfaits, si la Dame Isabelle

Ne vous en avait fait aucun.

GUSMAN.

Comment ?

AURORE.

Non, vous dis-je, pas un.

Bien loin d’en avoir reçu d’elle,

Comme on vous l’a laissé croire depuis longtemps,

Au contraire, c’est vous qui l’en avez comblée,

Oui, vous, qui chaque jour l’en avez accablée.

GUSMAN.

Avec quoi, si ce n’est à ses propres dépens ?

Vous rêvez, sur ma foi.

AURORE.

Croyez-m’en sur la mienne.

Une main invisible, et qui n’est pas la sienne,

Se faisait un plaisir de nourrir votre erreur.

GUSMAN.

Et quelle est cette main ? D’où tant de bienfaisance ?

AURORE.

Vous en pourrez encor ressentir l’influence.

Peut-être le passé n’est que l’avant-coureur

D’un bonheur plus réel, où vous pourriez prétendre.

GUSMAN.

Quoi donc, que voulez-vous par-là me faire entendre ?

AURORE.

Le temps éclaircit tout.

GUSMAN.

Je ne fais que penser.

Mendoce, à quoi tend ce langage ?

AURORE.

Gusman, daignez me dispenser

De vous en dire davantage.

GUSMAN.

Pourquoi s’expliquer à demi ?

De grâce, achevez donc, l’amitié vous en presse ;

Parlez.

AURORE.

Vous faire voir quelle est cette traîtresse,

Est tout ce qu’à présent je puis faire en ami.

En un mot, je vous signifie

Qu’Isabelle jamais n’a fait que vous trahir,

Qu’au plus vil intérêt elle le sacrifie,

Que nous ne pouvons trop vous et moi, la haïr,

Que vous devez vous faire un éternel reproche

De l’avoir...

 

 

Scène VI

 

LAZARILLE, GUSMAN, AURORE

 

LAZARILLE.

On les a logés les compagnons.

Et vous mes chers ducats, rentrez tous dans ma poche ;

Puisqu’enfin nous nous rejoignons,

Ne nous séparons plus, si ce n’est pour vous boire.

AURORE, à Lazarille.

Que dis-tu ? Quelle est cette histoire ?

LAZARILLE.

Ma foi, Messieurs, c’est au sujet

De ces deux garnements de la dame Isabelle.

AURORE.

Ah ! Je n’y pense plus.

LAZARILLE.

Savez-vous quel projet

Les faisait ici près rester en sentinelle ?

GUSMAN.

Ne t’embarrasse pas, leur projet m’est connu.

LAZARILLE.

J’ai donc bien deviné.

GUSMAN.

Ce sera mon affaire. 

AURORE.

Faisons sortir mes gens.

GUSMAN, voulant aller.

Non, non, laissez-moi faire.

LAZARILLE, l’arrêtant.

Rengainez, c’en est fait, on vous a prévenu ;

La valeur n’attend pas qu’on la mette en besogne...

GUSMAN.

Ah ! Je n’ai pas besoin des discours d’un ivrogne.

LAZARILLE.

Mais on les a, vous dis-je, ajustés comme il faut.

AURORE.

Eh, qui donc ?

LAZARILLE.

Moi dixième : on prend peu garde au nombre

Lorsque l’on a du cœur... Diable, il y faisait chaud,

Et le Corregidor vient de les mettre à l’ombre.

AURORE.

Mais, vraiment, Lazarille est un des grands guerriers...

LAZARILLE.

Si je le suis...

GUSMAN.

Va-t’en arroser tes lauriers.

 

 

Scène VII

 

AURORE, GUSMAN

 

AURORE.

Mais nous avions tous deux une rare maîtresse ;

Eh bien, que dites-vous de cette Enchanteresse,

Et de ses Spadassins ? Rien n’est plus monstrueux ;

Cette femme se sert d’un joli ministère.

GUSMAN.

Que voulez-vous ? L’amour prend notre caractère ; 

Dans les cœurs vertueux il devient vertueux,

Et criminel dans ceux qui sont faits pour le crime.

AURORE.

Vous n’aurez pas, je crois, de peine à revenir

De votre égarement. Sortez de cet abîme,

Par quelqu’autre lien cherchez à réunir

L’hymen, la fortune et la gloire ;

Aimez ailleurs ; surtout, placez mieux votre cœur.

Ce n’est jamais l’amour, c’est le choix d’un vainqueur

Qui peut déshonorer... Gusman, daignez m’en croire ;

Tout peut vous être aisé, si vous y conspirez ;

Portez vos vœux plus haut.

GUSMAN.

Hélas ! 

AURORE.

Vous soupirez ?

GUSMAN.

Ah ! C’est d’un souvenir bien cher à ma mémoire.

AURORE.

Eh quoi, vous n’oseriez poursuivre la victoire,

Quand je viens de porter pour vous le premier coup ?

Pouvez-vous ignorer encore

Quel est votre vainqueur ? Vous l’aimez donc beaucoup ?

À part.

Trop heureuse Isabelle ! Ah déplorable Aurore !

GUSMAN.

À des nœuds passagers ne peut-on se livrer ?

On ne refuse guère une bonne fortune ;

Isabelle à mes yeux paraissait en être une.

Vous imaginez-vous qu’elle ait pu m’enivrer,

Au point de demeurer encor sous sa puissance ?

Je ne pousserai pas si loin l’entêtement.

Est-on fort amoureux, lorsque le sentiment

S’est borné tout au plus à la reconnaissance ?

Car enfin, il est vrai que jusques à ce jour,

Le plaisir d’être aimé me tenait lieu d’amour.

AURORE.

Fort bien. Que cet aveu me touche !

GUSMAN.

Mes secrets les plus chers, et mes vœux les plus doux

Ne vous sont pas connus.

AURORE.

J’en dois être jaloux.

GUSMAN.

Mais enfin, je ne fais ce qui m’ouvre la bouche,

Et quel charme me force à vous les confier.

AURORE.

Ce n’est point les sacrifier.

GUSMAN.

J’aime ailleurs.

AURORE.

Vous aimez ?

GUSMAN.

Telle est ma destinée.

AURORE.

En quel lieu ? Depuis quand avez-vous commencé ?

GUSMAN.

Hélas ! c’est à Madrid, depuis plus d’une année...

Attendez... Vous allez me traiter d’insensé.

AURORE.

Non, non, en vérité.

GUSMAN.

Ma tendresse est extrême,

Et je n’ai jamais vu la personne que j’aime,

Qu’à travers l’épaisseur d’un treillage cruel. 

AURORE.

Qu’importe ? Après.

GUSMAN.

Malgré notre amour mutuel,

Car j’avais le bonheur de la rendre sensible,

Elle a toujours été pour moi presque invisible.

Telle était la contrainte où j’en étais réduit

Que pour l’entretenir, il fallait que la nuit

Nous prêtât le secours de son plus sombre voile.

AURORE.

Ainsi vous pourriez donc savoir vue au grand jour,

Sans savoir que ce fût l’objet de votre amour ?

GUSMAN.

Sûrement.

AURORE.

Qui vous la fit aimer ?

GUSMAN.

Mon étoile.

Le bruit de sa beauté détermina mon choix.

Ah, je vais vous paraître un vrai visionnaire.

Son accueil, son esprit, les charmes de sa voix,

Tout me fit adorer ma divine inconnue.

En un mot, j’éprouvai qu’un cœur, pour se donner,

N’a pas toujours besoin du secours de la vue.

Cet amour doit vous étonner. 

AURORE.

Il m’intéresse plus qu’il ne m’étonne encore.

Je ne puis que louer votre inclination.

Peut-on vous demander, sans indiscrétion,

Le nom de la personne ?

GUSMAN.

Elle se nomme Aurore. 

AURORE.

Ce nom est heureux, mais...

GUSMAN.

Quoi ?

AURORE.

Ne craignez-vous pas

Qu’elle n’ait pu savoir qu’en amant peu fidèle

Vous n’avez pas toujours brûlé pour ses appas ?

Que votre exemple enfin n’ait influé sur elle ?

La vengeance est si douce...

À part.

Il change de couleur.

GUSMAN.

Le soupçonneriez-vous ?

AURORE.

Qui ? Moi ? C’est une idée

Qui me vient au hasard, qui peut être fondée.

GUSMAN.

Ah, ciel ! S’il était vrai, j’en mourrais de douleur.

AURORE.

Mais, puisque votre goût vous reprend pour Aurore,

Quel est donc le dessein que vous vous proposés ?

GUSMAN.

C’est, puisqu’enfin mes jours ne sont plus exposés,

De voler promptement vers celle que j’adore.

AURORE.

Vous ne pouvez mieux faire ; allez, quittez ces lieux.

GUSMAN.

L’amitié la plus tendre en versera des larmes.

Jamais société n’eut pour moi tant de charmes ;

Il faut m’en arracher. Agréez mes adieux.

Mais avant que l’amour d’avec vous me sépare,

Si vous m’aimez...

AURORE.

Beaucoup.

GUSMAN.

Tirez-moi, par pitié, 

De l’étrange embarras où mon esprit s’égare.

J’ai reçu des secours, les dois-je à l’amitié ?

Car vous m’avez si fort honoré de la vôtre

Qu’on dirait que le ciel nous ait faits l’un pour l’autre.

AURORE.

J’y compte assurément.

GUSMAN.

Couronnez vos bienfaits

Par l’aveu généreux de me les avoir faits ;

Mendoce, faites-moi la grâce toute entière.

AURORE.

Moi ? Que puis-je savoir touchant cette matière ?

GUSMAN, à part.

C’est lui-même.

AURORE.

L’amour peut-être, et l’amitié

Pourraient bien être de moitié.

Le temps découvrira le fond de cette histoire,

En attendant, partez, si vous voulez m’en croire.

Elle laisse tomber un portrait. 

GUSMAN, le ramassant.

Ceci vient de tomber. C’est, je crois, un portrait.

AURORE.

Ah ! Vous pouvez le voir.

GUSMAN.

Mais c’est vous trait pour trait. 

AURORE.

Il me ressemble fort.

GUSMAN.

Que je le voie encore.

C’est vous assurément qu’on a peint en Aurore,

Cette Divinité n’eut jamais tant d’appas.

AURORE.

Que vous êtes flatteur !

GUSMAN.

Non, je ne le luis pas. 

AURORE.

La ressemblance vous étonne ;

Elle est grande, et ne peut l’être plus ; mais enfin,

C’est pourtant le portrait d’une jeune personne

Qui n’est pas loin d’ici, je n’en fais pas le fin.

Vous conviendrez bientôt qu’elle doit m’être chère,

Lorsque je vous pourrai dévoiler ce mystère.

GUSMAN.

Je sens que je ne puis assez le regarder.

Que d’attraits ! On la peut préférera toute autre ;

Si vous avez son cœur, son choix vaut bien le vôtre

Mais il vous est trop cher pour vous le demander.

À cause de la ressemblance,

Qu’il se trouve avoir avec vous,

J’aurais eu...

AURORE.

Non, donnez.

À part.

Faisons-nous violence,

C’est assez qu’il l’ait vu.

Haut.

Partez, séparons-nous.

GUSMAN.

Adieu, formez tous deux la chaîne la plus belle,

Je vole où mon amour m’appelle.

Permettez cet embrassement.

AURORE, se reculant.

Mais vous ne partez pas encore. 

GUSMAN, l’embrassant.

Pardonnez-moi, je cède à mon empressement.

 

 

Scène VIII

 

AURORE

 

C’est Mendoce, et non pas Aurore

Qui s’est laissé surprendre un baiser innocent.

 

 

Scène IX

 

AURORE, BÉATILLE

 

BÉATILLE.

Eh bien, le résultat ?

AURORE.

Est fort intéressant.

Béatille, tout nous seconde.

Enfin Gusman revient à son premier vainqueur.

Isabelle, vraiment, n’a jamais eu son cœur. 

BÉATILLE.

Il la quitte donc ?

AURORE.

Oui, tout va le mieux du monde,

Il retourne à Madrid, il part dès aujourd’hui.

BÉATILLE.

Pourquoi ?

AURORE.

Pour m’y chercher. 

BÉATILLE.

Eh ! Vous voilà trouvée. 

AURORE.

Point du tout.

BÉATILLE.

Quelle histoire est encore arrivée ? 

AURORE.

Je ne me suis pas fait encor connaitre à lui.

BÉATILLE.

Ne vous lassez-vous point d’être incompréhensible.

AURORE.

Ah, qu’on a peu d’esprit, quand on est insensible !

BÉATILLE.

Je vois que la folie est l’esprit de l’amour.

Vous suivez donc Gusman ?

AURORE.

Point du tout, je demeure. 

BÉATILLE.

Allons, autre énigme du jour.

Si je vous comprends que je meure.

Il part, et vous restez : accordez cet écart.

AURORE.

Je saurai le moyen d’empêcher son départ.

BÉATILLE.

Vous le serez rester ? Eh, qu’elle est cette idée ?

AURORE.

D’achever mon épreuve.

BÉATILLE.

Eh, sur quoi, s’il vous plaît ?

AURORE.

Je suis riche, il le fait.

BÉATILLE.

J’en suis persuadée.

AURORE.

Je veux savoir si l’intérêt

N’aurait aucune part à la subite flamme

Qui renaît à présent dans le fond de son âme,

Et lui faire payer, comme il l’a mérité,

L’espèce d’infidélité

Qu’il m’a faite ; car c’en est une :

C’est ma dernière épreuve, et je puis sur ce point,

M’éclaircir mieux ici, l’on ne m’y connaît point.

Si je puis voir qu’il n’aime en moi que ma fortune,

C’en est fait, j’abjure mon choix

Et toute ma tendresse expire.

L’amour intéressé déshonore à la fois

Celui qui le ressent et celle qui l’inspire.

D’ailleurs ; comme il ne convient pas

Qu’un homme qui m’a plu reste dans l’indigence,

Je lui ferai du bien, s’il en fait tant de cas,

Je l’en accablerai par gloire et par vengeance ;

Car rien n’est plus humiliant

Que d’être redevable a ceux qui nous méprisent.

BÉATILLE.

Vous n’éclaircirez rien, les hommes se déguisent. 

AURORE.

Va, l’amour-propre est clairvoyant. 

BÉATILLE.

Et comment pourrez-vous éclaircir ce mystère ? 

AURORE.

J’ai besoin de ton ministère ;

Je vais, puisqu’il le faut, t’apprendre ce moyen. 

BÉATILLE.

Voyons qu’elle idée est la vôtre. 

AURORE.

Suis-moi, viens, et surtout ne me remontre rien.

 

 

Scène X

 

BÉATILLE

 

Eh, de quel droit ? Qui diantre, est plus sage qu’un autre !

Allons, extravaguons, au gré de ses souhaits.

Cédons, pour cause qu’elle ignore :

Mon heure est arrivée, et trop heureuse encore

Que ce soit plus tard que jamais.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LAZARILLE

 

J’ai lu, je ne sais où, s’il m’en souvient, qu’un sage

N’est partout, ici-bas, qu’un oiseau de passage ;

Que l’homme sur la terre, est fait pour cheminer,

Et que tout le temps qu’il l’habite,

Ce n’est qu’un voyageur, que la beauté du gîte

En aucun heu jamais ne doit accoquiner.

Sous prétexte qu’ici j’étais le mieux du monde,

J’allais prendre racine, et même assez profonde.

Transplantons-nous, il faut rouler.

Or sus, adieu vous dis, mes belles amourettes,

Je pars, que de pleurs vont couler !

Du moins, si l’une ou l’autre eût payé mes fleurettes,

Je m’en consolerais. Ô souhaits superflus !

Je ne fais qui des deux je regrette le plus.

Allons.

 

 

Scène II

 

BÉATILLE, LAZARILLE

 

BÉATILLE, masquée avec sa mante.

Voyons un peu si leur départ s’apprête ;

Pour remplir le projet...

LAZARILLE, voyant son inconnue.

Ah ! Serviteur. 

BÉATILLE.

Arrête, Lazarille, où vas-tu d’un air si triomphant ?

LAZARILLE.

Épargnons-nous, ma chère enfant,

Les fadaises que se débitent

Deux tendres amans qui se quittent :

Je viens, sans avoir soif, de boire à ta santé

Le vin de l’étrier.

BÉATILLE.

C’est bien de la bonté.

Ton maître s’en va donc ?

LAZARILLE.

Il part, je l’accompagne.

BÉATILLE.

Eh bien, va-t’en, c’est qui perd gagne.

LAZARILLE.

Est-ce qu’en bonne foi tu me perds sans regret ?

BÉATILLE.

À ton avis ?

LAZARILLE.

Tu dissimules. 

BÉATILLE.

Va-t’en quêter ailleurs des regrets ridicules ;

Béatille pourra-t-en donner en secret,

Peut-être sera-t-elle assez bête, assez sotte,

Pour te regretter tant soit peu. 

LAZARILLE.

Que diable ! Tour à tour chacune me ballotte ;

Mais, non, elle cache son jeu. 

BÉATILLE.

Que la bise et la grêle, et la foudre et l’orage

Te suivent pas à pas pendant tout ton voyage !

Puisse le tendre amour, comme il a fait ici,

Te bercer, te berner de la bonne manière !

Puisses-tu chaque nuit crotté, mouillé, transi,

Au lieu d’un cabaret gîter dans une ornière !

Voilà, si par malheur tu ne te romps le cou,

Les vœux que fait pour toi ta très humble servante.

LAZARILLE.

Est-ce là tout ?

BÉATILLE.

Au diable.

 

 

Scène III

 

LAZARILLE

 

Il n’est rien de plus fou

Que cette drôle de suivante.

Que n’ai-je encore ici quatre jours à rester !...

Il s’agit d’oublier, et non de regretter.

 

 

Scène IV

 

GUSMAN, LAZARILLE

 

GUSMAN.

Sais-tu ce qui m’arrive, avant que je m’en aille ?

LAZARILLE.

Mais, que vos créanciers, avertis du départ,

Font les impertinents, et vous manquent d’égard ;

On n’est persécuté que par cette canaille.

Que ne leur dites-vous que vous partez exprès,

Pour aller à Madrid faire un grand mariage,

Et qu’au contraire il faut qu’ils avancent les frais,

Pour vous mettre en état de faire le voyage ;

Le tout avec civilité.

Ah ! Morbleu, que ne suis-je homme de qualité.

GUSMAN.

Je n’en puis revenir, j’avais fait quelques dettes,

J’allais y satisfaire, avant que de partir ;

Point du tout, j’ai trouvé que, sans m’en avertir ;

Tout est payé.

LAZARILLE.

Voilà des affaires bien faites.

Monsieur, celle ou celui qui vous a prévenu,

Aurait bien dû paver en même temps les nôtres.

GUSMAN.

Ce bienfait-là m’instruit de la source des autres,

Ne cherchons pas plus loin, l’auteur m’en est connu,

C’est Mendoce, et voilà cette main invisible,

Dont il me tenait aujourd’hui

Un langage incompréhensible,

Quand j’ai voulu tantôt m’expliquer avec lui.

À présent que je vois le fond de cette histoire,

Et qu’il ne peut m’en faire accroire,

Il m’évite, il me fuit, il me laisse éloigner.

LAZARILLE.

Mais c’est un bienfaiteur qui veut vous épargner

L’embarras que pourrait vous causer sa présence.

GUSMAN.

Non, ce soin-là me blesse au lieu de me flatter,

Je mets tout mon honneur dans ma reconnaissance, 

Et mon plus grand plaisir à la faire éclater.

Mais nous nous reverrons. Eh bien, qui nous arrête ?

LAZARILLE.

Rien, j’ai fait mes adieux, et votre chaise est prête ; 

Les chevaux vont venir.

GUSMAN.

Allons, double le pas,

Va les faire arriver, et ne t’amuse pas.

 

 

Scène V

 

GUSMAN

 

Partons, suivons ma destinée,

Mon malheur ne me défend plus,

De revoir ce séjour, où, depuis une année,

J’adresse des regrets peut-être superflus.

En effet, quand je cède à mon impatience,

N’ai-je point trop de confiance ?

Ah, n’est-ce point courir après un bien perdu ?

Mon bonheur n’a peut-être été que suspendu.

Je ne sais quel espoir, plus fort que mes alarmes,

Me promet l’accueil le plus doux.

Aurore, vous verrai-je ? Ah ! Quand le sort jaloux

S’obstinerait encore à me cacher vos charmes,

Il est tant d’autres biens pour de tendres amants.

Je serai sous vos yeux : que mon âme ravie

Aime à se rappeler nos entretiens charmants ! 

Ô moments les plus doux que j’aye eu de ma vie !

On entend une voix qui chante.

« Aimons-nous, aimons-nous...

Qu’entends-je ? C’est cet air qu’Aurore a tant aimé.

« Aimons-nous, aimons-nous, tous nous y convie...

C’est le même, jamais rien ne m’a tant charmé.

« L’amour est l’âme de la vie.

Ah, ciel ! Qui peut avoir une voix si touchante ?

C’est Aurore ou l’amour ; oui, c’est elle qui chante.

« Aimons-nous, tout nous y convie,

« L’amour est l’âme de la vie.

Je suis hors de moi-même en cet heureux moment.

Non, ce ne peut-être qu’Aurore,

C’est elle, elle est ici, puis-je en douter encore ?

La voix semblait venir de cet appartement,

Aurore pourrait bien y faire sa demeure.

Voyons donc, il y faut pénétrer tout à l’heure.

 

 

Scène VI

 

GUSMAN, BÉATILLE, sans mante et sans masque

 

BÉATILLE.

Holà, Seigneur Gusman, où voulez-vous aller ? 

GUSMAN.

Là dedans.

BÉATILLE.

Pourquoi faire ?

GUSMAN.

Eh, parbleu, que t’importe ?

BÉATILLE.

On m’a consigné cette porte,

Vous ne pouvez entrer ; mais vous pouvez parler.

GUSMAN, regardant Béatille.

Je ne la connais point.

BÉATILLE.

Quelle affaire vous presse ?

GUSMAN.

Êtes-vous du logis ?

BÉATILLE.

Je suis à ma maîtresse. 

GUSMAN.

Est-ce elle, dites-moi, qui vient de m’enchanter ?

BÉATILLE.

Je ne sais.

GUSMAN.

Tirez-moi de la plus grande peine.

Je viens d’entendre là, dans la salle prochaine,

Quelle voix !

BÉATILLE.

Ma maîtresse aime fort à chanter. 

GUSMAN.

Ah ! Fort bien.

BÉATILLE.

C’est à quoi par bonheur elle excelle ;

Elle en a bien besoin.

GUSMAN.

Pourquoi donc ? Quelle est-elle ? 

BÉATILLE.

Une jeune Orpheline, heureuse, en son malheur,

D’avoir reçu de la nature

De la voix avec l’art de la mettre en valeur.

Jadis elle fut riche.

GUSMAN.

Et par quelle aventure

Ne l’est-elle donc plus ?

BÉATILLE.

Eh, mais, Seigneur Gusman,

Demandez à l’amour. Un malheureux roman...

GUSMAN.

Un malheureux roman ? Eh bien ?

BÉATILLE.

En fut la cause.

GUSMAN.

Comment ?

BÉATILLE.

Un fol amour, si l’on ne m’en impose,

Par un père en courroux, qu’on n’a point désarmé, 

La fait déshériter.

GUSMAN.

Mais pourquoi donc encore ? 

BÉATILLE.

Elle avait un amant.

GUSMAN.

Aimé ?

BÉATILLE.

Sans doute. Or cet amant, pour abréger l’histoire,

Voyant qu’un autre allait lui ravir son bonheur,

Appela son rival, remporta la victoire ;

Il le tua.

GUSMAN, à part.

C’est moi.

BÉATILLE.

Dont le père en fureur,

Mit sa fille au couvent ; mais au bout de l’an née.

Le bon homme mourut, comme il avait vécu,

Et ma maîtresse infortunée

Resta déshéritée.

GUSMAN, à part.

Ah ! J’en suis convaincu. 

BÉATILLE.

Mais, moi, qui vous dis tout, sans y penser...

GUSMAN, à part.

C’est elle.

Ah, grands Dieux ! Qu’ai-je appris ? Quelle affreuse nouvelle !

Que je suis malheureux de m’être fait aimer !

Haut.

Que devint-elle après ? Daignez m’en informer.

BÉATILLE.

Ce qu’elle est à présent, une fille admirable,

Que tout Madrid bientôt va trouver adorable ;

Car elle ira dans peu... j’admire vos douleurs.

GUSMAN, à part.

Ah, ciel ! en quel état ai-je réduit Aurore ?

Du moins je puis un peu réparer ses malheurs.

Haut.

Me refuserez-vous la grâce que j’implore ?

Ne pourrait-on la voir ?

BÉATILLE.

Non, ma commission

Porte de ne laisser entrer ici personne.

GUSMAN.

Eh, de qui dépend donc cette permission ?

BÉATILLE.

Eh, mais, de ma maîtresse elle-même.

GUSMAN.

Eh, ma bonne... 

BÉATILLE.

Ma bonne ! J’aime assez ce titre, il est bon là.

GUSMAN, lui donnant sa bourse.

Ah, j’ai tort, réparez vous même ma méprise ;

Pardon, ma belle enfant.

BÉATILLE, empochant la bourse.

Ah, passe pour cela. 

GUSMAN.

Mendoce en a-t-il l’âme éprise ? 

BÉATILLE.

Que voulez-vous savoir ?

GUSMAN.

S’il en est amoureux ? 

BÉATILLE, rêvant.

Amoureux, dites-vous ?

GUSMAN.

Oui, lui rend-t-il les armes ?

Il le doit, si c’est là cet objet merveilleux

Dont il m’a laissé voir le portrait plein de charmes...

 

Ah, sans doute il l’adore ; en serait-il aimé ?

BÉATILLE.

Que vous importe à vous ? Laissons-là ce mystère,

Je n’en ai que trop dit, le reste doit se taire.

Mais, quoi donc ! Vous prenez un air bien enflammé ?

Au fond de votre cœur qu’est-ce donc qu’il se passe ?

GUSMAN.

Souffrez que je la voie un instant seulement,

Et daignez, par pitié, m’accorder cette grâce.

BÉATILLE.

Ah, vous n’y pensez pas, Seigneur, assurément.

Je fais que je vous dois de la reconnaissance ;

Mais, dans cette rencontre, il faut vous en passer.

Je ne pousserai pas pour vous la complaisance

Jusques à m’exposer à me faire chasser.

GUSMAN.

Refusa-t-on jamais une grâce pareille ?

BÉATILLE.

Oui ; mais je vois d’où naît cette importunité ;

Dans le désir de voir cette jeune merveille,

Il n’entre, tout au plus, que de la vanité.

GUSMAN.

Quelle injustice vous me faites !

BÉATILLE.

Vous autres jeunes gens, voilà comme vous êtes ;

Dès qu’il vient sur la scène une fille à talent,

Vous voilà tous en l’air, et l’on voit la séquelle,

Comme des étourneaux, s’attrouper autour d’elle.

À la ville, à la cour, il n’est petit galant

Qui sur elle aussitôt ne dirige ses vues ;

Alors, avec fureur, on la court, on la fuit,

On la vante, on la prône, on la met dans les nues ;

Et telle auparavant faisait le même bruit

Qui voit évanouir la foule et les prestiges,

Sans espoir de retour ; car enfin, grâce à Dieu,

Dans ce siècle maudit l’exclusion a lieu,

Et l’on n’y souffre point ensemble deux prodiges.

Et puis qu’arrive-t-il ? À l’idole du jour,

Qui malheureusement est toujours trop crédule,

C’est qu’une autre survient qui l’éclipse à son tour.

De nos gens du bel air c’est-là le ridicule ;

Vous le voulez avoir, et vous ne l’aurez pas.

Vous m’entendez, adieu ; ne suivez point mes pas.

 

 

Scène VII

 

GUSMAN

 

Dois-je me découvrir ?... Elle s’est en allée.

 

 

Scène VIII

 

GUSMAN, LAZARILLE

 

LAZARILLE.

Monsieur, la chaise est attelée.

GUSMAN, sans voir Lazarille.

Quoi, nous serons toujours rivaux ?

LAZARILLE suivant Gusman.

Monsieur, m’avez-vous fait la faveur de m’entendre ?

GUSMAN, sans le voir.

Que faire maintenant ?

LAZARILLE.

Partir, sans plus attendre,

Ou bien renvoyer les chevaux. 

GUSMAN, sans le voir.

Est-ce Aurore ?

LAZARILLE.

Le jour s’avance. 

GUSMAN.

Si c’est elle...

LAZARILLE.

La couchée est plus loin que vous n’imaginez.

GUSMAN.

En ce cas, j’ai tout lieu de la croire infidèle ;

Le doute n’est pas fait pour les infortunés,

Et je veux tout-à-fait m’assurer de ma perte.

 Convainquons-nous. En vain on la cache avec soin,

J’y saurai pénétrer de force ; allons...

LAZARILLE, faisant claquer son fouet.

Alerte. 

GUSMAN.

Où vas-tu ?

LAZARILLE.

Je vous suis.

GUSMAN.

Il n’en est pas besoin.

 

 

Scène IX

 

LAZARILLE

 

Miséricorde ! Ah, ciel ! Je crois, Dieu me pardonne,

Qu’il part, et qu’en effet le traître m’abandonne.

Et mes gages, morbleu, qui s’en vont avec lui ;

Courons après. A-t-il découvert, quand j’y pense,

Que j’enflais, tant soit peu, les états de dépense ?

C’est l’usage, entre-nous, il n’est pas d’aujourd’hui.

Voyons donc... Qui va là ? C’est cette jeune Actrice.

 

 

Scène X

 

AURORE, habillée en Dame Espagnole, LAZARILLE

 

AURORE.

Du Seigneur Dom Gusman n’es-tu pas le Valet ?

LAZARILLE, à part.

Quelle est jolie !

AURORE.

Eh bien ?

LAZARILLE.

Fort à votre service.

AURORE.

Dis-lui que nous allons répéter un ballet,

Et que je serais très charmée

De prendre son avis ; car je suis informée

Qu’il s’y connaît.

LAZARILLE.

Il vient de s’en aller d’ici. 

AURORE.

Va le chercher.

LAZARILLE.

J’y vais, et mes gages aussi.

 

 

Scène XI

 

AURORE, BÉATILLE

 

AURORE.

Eh bien, tu prétends donc qu’il est hors de lui-même.

BÉATILLE.

Il est comme doit être un homme qui vous aime,

Et qui vous croit perdue absolument pour lui.

N’avez-vous pas dessein de finir aujourd’hui 

Tous ces beaux tours de passe passe ?

Il est au désespoir, il vous cherche partout.

AURORE.

Il va me retrouver, mais il n’est pas au bout.

Je te l’ai déjà dit, je ne lui ferai grâce

Que lorsque j’aurai vu, mais plus clair que le jour, 

Que l’intérêt n’a point de part à son amour.

Outre ce soin, qui m’importune,

Tiens, j’ai là certaine rancune

Qui veut que je lui faste acheter son pardon. 

BÉATILLE.

C’est bien dit, vous avez raison. 

AURORE.

Je veux me réjouir à punir un volage ;

Quitte à l’en aimer davantage :

On pardonne bien mieux quand on est bien vengé.

BÉATILLE.

Oui, c’est-là mon avis.

AURORE.

Tout est-il arrangé ? 

BÉATILLE.

Oui.

AURORE.

Va te mettre au guet dans la salle prochaine.

Tu peux me J’envoyer ici. Prends bien ton temps

Pour seconder...

BÉATILLE.

Mon Dieu, n’en soyez point en peine,

Vous allez voir si je l’entends. 

Mais le voici qui vient.

 

 

Scène XII

 

AURORE, GUSMAN

 

GUSMAN, à part.

Serait-ce la personne

Qui vient de m’enchanter ? Dieux, que je le soupçonne !

Approchons et voyons... Ciel ! Voici, trait pour trait,

Celle dont j’ai tantôt admiré le portrait.

Achevons de nous perdre, offrons-nous à sa vue,

Voyons si je lui suis connu.

AURORE.

Ah ! Dom Lope, c’est vous ! Soyez le bienvenu.

GUSMAN, à part.

Je suis perdu.

AURORE.

D’où vient la douleur imprévu.

Qui vous presse ?

GUSMAN, tremblant.

Serait-ce Aurore que je vois ? 

AURORE.

Ne m’avez-vous pas entendue ? 

GUSMAN.

Oui, j’étais-là.

AURORE.

Depuis que vous m’avez perdue,

Auriez-vous oublié jusqu’au son de ma voix ?

GUSMAN.

Je n’ai rien oublié.

AURORE.

Que de m’être fidèle.

À part.

J’aime à jouir du trouble où je le vois plongé.

Haut.

Vous me voyez enfin, mais tout est bien changé.

GUSMAN.

Je ne l’ignore plus.

AURORE.

Déjà cette nouvelle

A passé jusqu’à vous ?

GUSMAN.

Oui, l’on m’a tout appris. 

AURORE.

Ma situation est assez malheureuse.

GUSMAN.

J’ai fait votre infortune, et vous en avez pris

La vengeance la plus affreuse. 

AURORE.

Que me reprochez-vous ?

GUSMAN, pénétré de douleur.

Vos malheurs et les miens. 

AURORE.

Mais que voulez-vous dire encore ?

Quoi ! Me reprochez-vous la perte de mes biens ?

Que vous fait à présent l’infortune d’Aurore,

Et qu’on ait eu pour elle un excès de rigueur ? 

GUSMAN.

Hélas ! Je comptais sur un cœur,

Dont la possession eut pour moi tant de charmes,

Et voilà le seul bien que j’aye à déplorer,

Le reste ne vaut pas la moindre de mes larmes,

Ce serait les déshonorer. 

AURORE.

Dom Lope, des discours semblables,

De la part d’un volage, ont de quoi m’étonner :

Le reproche sied mal à ceux qui sont coupables.

À qui fuit votre exemple on peut bien pardonner. 

GUSMAN.

Ah, ciel, que mon âme est confuse !

AURORE.

C’est bien vous excuser que de vous imiter. 

GUSMAN.

Qu’entends-je ? Aurore, quelle excuse !

Vous ne vous en servez que pour m’inquiéter.

AURORE.

En quoi donc trouvez-vous qu’elle soit indiscrète ?

N’est-ce plus que pour vous que l’inconstance est faite ?

Seigneur Dom Lope, en vérité,

Les amans d’aujourd’hui sont incompréhensibles

De s’être attribué les droits les plus visibles.

Où donc est-il écrit qu’avec impunité,

Souverains absolus dans l’amoureux empire,

Ils pourront, sans qu’on puisse avoir rien à leur dire,

Imiter, à leur gré, les volages zéphyrs,

Et promener partout leurs cœurs et leurs soupirs,

Tandis qu’on nous contraint à leur être fidèles,

Qu’on érige en devoir notre captivité ?

Ce n’est donc que pour eux que l’amour a des ailes ?

Ainsi tout le fardeau de la fidélité

Doit retomber sur nous. Non, Seigneur, je vous jure,

Ce partage inégal n’est point dans la nature.

S’il est doux de changer, aux gré de ses désirs,

Nous devons avec vous partager ces plaisirs.

GUSMAN.

Mendoce vous est cher.

AURORE.

Quelle idée est la vôtre ?

Ah ! Tout doit m’avoir fait renoncera l’amour.

La paisible amitié nous unit l’un et l’autre ;

C’est tout.

GUSMAN.

Vous me trompez vous-même à votre tour,

Et vous agréez son hommage. 

AURORE.

Qui, moi ! Vous l’a-t-il dit ? Entre gens de votre âge

On ne se cache rien ; et pour nous, sans égard,

Soit par air, ou par imprudence,

Du vrai comme du faux on se fait confidence.

Vante-t-il son bonheur ? Là, parlez-moi sans fard.

GUSMAN.

Non, mais il vous adore, au gré de votre envie,

Car vous ne savez point enflammer à demi.

Hélas ! Il ne fait pas qu’il m’arrache la vie,

Que vous m’assassinez par les mains d’un ami.

Elle sourit.

Que vois-je ? Dans vos yeux, quelle joie insultante ?

Ah, c’en est trop, je cours avertir mon rival

De craindre, en vous aimant, le sort le plus fatal ;

Que naturellement votre âme est inconstante ;

Que ce volage cœur, qu’il possède aujourd’hui,

Demain prendra l’essor. Oui, je lui vais apprendre

Que vous m’avez aimé, sans doute plus que lui,

Car le premier amour est toujours le plus tendre.

AURORE, riant.

Allez, il me connaît, il ne vous croira pas.

GUSMAN.

Vous fascinez ses yeux.

AURORE.

Ah, j’ai trop peu d’appas

Pour prétendre à cette victoire.

Et d’ailleurs, il fait tout, je ne lui cache rien.

GUSMAN.

Comment ! Le cruel fait qu’il me ravit mon bien ?

AURORE.

S’il vous était si cher, mais je ne puis le croire,

Gusman, l’auriez-vous hasardé

Comme vous avez fait ? Vous l’eussiez mieux gardé.

Mais vous ne perdez rien.

GUSMAN.

Barbare que vous êtes,

Serez-vous sans pitié. ? N’est-il plus de retour ?

Ne reprendrez-vous plus votre premier amour ?

Il se met à genoux.

J’avoue, à vos genoux, les fautes que j’ai faites,

Et je ne cherche à me justifier

Que par mon désespoir. Oui, mon crime m’accable,

Rien n’est pourtant plus vrai, quoique je sois coupable,

L’idole à qui mon cœur semblait sacrifier,

Ne s’est qu’en apparence attiré ma tendresse,

Je puis vous le jurer, ce n’est qu’une faiblesse

Qu’un fol amusement, formé par le hasard,

Où l’amour, en effet, n’a jamais eu de part.

Pour un moment d’erreur dois-je perdre la vie ?

AURORE.

Mais, je n’y pense pas ; levez-vous, je vous prie.

GUSMAN.

Ah, vous craignez Mendoce, oui, je vois dans vos yeux

Que vous appréhendez un amant furieux :

Qu’il vienne, je suis sûr que son âme attendrie,

Il entend du bruit.

Je ne crains plus sa jalousie.

 

 

Scène XIII

 

AURORE, GUSMAN, BÉATILLE

 

BÉATILLE.

Qu’avez-vous fait ? Tout est perdu. 

AURORE.

Comment ?

BÉATILLE, à Gusman.

Fuyez.

GUSMAN.

Pourquoi ? 

BÉATILLE.

Je suis toute transie. 

Mendoce... Il a tout entendu.

AURORE.

Ah, Ciel ?

GUSMAN.

Eh bien, je vais m’offrir à sa furie,

Qu’il prenne aussi mon sang.

AURORE.

Non, Dom Lope, arrêtez.

GUSMAN.

Ne craignez rien pour lui.

AURORE.

Restez.

Bas à Béatille.

Tout est-il prêt ?

BÉATILLE.

Oui.

AURORE.

Va.

 

 

Scène XIV

 

AURORE, GUSMAN

 

AURORE.

Quand vous pourriez le joindre,

Que seriez-vous ? D’ailleurs, quand au gré de vos vœux,

Je reprendrais nos premiers nœuds,

Mon déplorable état...

GUSMAN.

Cet obstacle est le moindre ;

Au contraire, jamais je ne vous convins mieux,

Que depuis qu’un sort envieux

Vous ôta ces grands biens où vous deviez prétendre ;

C’est leur perte qui fait mon titre le plus doux,

Qui m’approche et me rend bien plus digne de vous.

Pardonnez ce langage à l’amant le plus tendre,

AURORE.

Un homme tel que vous...

GUSMAN.

Est tout, si vous l’aimez,

Et rien, s’il ne peut plus être au fond de votre âme. 

Ah ! Reprenons ces nœuds qu’amour avait formez.

AURORE.

Mais ne brûlez-vous point d’une indiscrète flamme ?

Savez-vous qui je suis ?

GUSMAN.

Lisez-le dans mes yeux,

AURORE.

Séparons-nous plutôt, abandonnez ces lieux.

GUSMAN.

La fortune a changé, je changerais comme elle !

L’intérêt me rendrait inconstant ou fidèle ?

Ne vous reste-t-il pas de quoi tout réparer ?

Est-il dans l’univers des biens à comparer

À ceux dont votre amour me comblera sans cesse ?

AURORE.

Ah, Dom Lope !...

GUSMAN.

Achevez, confirmez ce regard.

En vous donnant à moi, pour prix de ma tendresse,

La générosité sera de votre part.

AURORE, lui donnant sa main.

C’est allez éprouver mon vainqueur.

 

 

Scène XV

 

AURORE, GUSMAN, BÉATILLE suivie de Danseurs

 

BÉATILLE.

À La noce,

Allons, venez, arrivez, tous.

GUSMAN.

Qui vient nous interrompre en des moments si doux ?

AURORE.

Ce sont tous les gens de Mendoce,

Qui viennent applaudir à sa félicité.

GUSMAN.

Ah, ciel, que dites-vous ?

BÉATILLE.

Que les soupçons s’enfuient,

Et qu’ici les plaisirs règnent en liberté.

 

 

Scène XVI

 

LAZARILLE, AURORE, GUSMAN, BÉATILLE

 

LAZARILLE, à Gusman.

Notre Postillon jure, et les bêtes s’ennuient.

BÉATILLE.

Va-t’en les réjouir, ou bien laisse-les là.

GUSMAN.

Mais quels sont ces apprêts, ces concerts. ?... Je frissonne.

Cruelle, expliquez donc...

BÉATILLE.

L’histoire, la voilà :

C’est qu’Aurore et Mendoce est la même personne.

GUSMAN.

Elle...

BÉATILLE.

Et lui ne font qu’un.

AURORE.

Oui, je suis à la fois.

La maîtresse et l’ami de tout ce que j’adore.

L’amour et l’amitié vous donnent tous les droits

Qui peuvent à jamais vous attacher Aurore.

GUSMAN.

Je respire, je vois, oui, tout est éclairci. 

AURORE.

Me pardonnerez-vous aussi ? 

GUSMAN.

Cette épreuve a comblé ma plus douce espérance ;

L’amour s’augmente encor par l’heureuse assurance

D’avoir pu faire voir dans le fond de son cœur

Tout ce qu’on sent pour son vainqueur.

LAZARILLE, à Béatille.

Parlez, n’êtes-vous pas aussi mon inconnue ?

Je vois qu’on pourrait bien m’avoir joué d’un tour.

BÉATILLE.

Oui, je suis l’une et l’autre.

LAZARILLE.

Ah, fortune imprévue !

Je suis hors d’embarras, allons, vive l’amour !

AURORE, avec étonnement.

Béatille !

BÉATILLE.

L’amour se gagne ; mais qu’y faire ? 

AURORE.

Ah, ah, son triomphe est complet. 

BÉATILLE.

Je ne sais pas comment il a fait pour me plaire.

LAZARILLE.

L’influence du maître agit sur le valet. 

GUSMAN.

La comparaison est jolie.

AURORE, à Béatille.

Tu blâmais tant l’amour.

BÉATILLE.

On change de folie.

Rions, chantons, dansons, célébrons l’heureux jour,

Où l’hymen est si bien d’accord avec l’amour.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

Air chanté par le Tabellion.

Venez tous, que chacun s’enchaîne,
Au gré de ses plus tendres vœux ;
Volez, c’est l’amour qui vous mène,
Je donne le droit d’être heureux.
Choisissez qui vous aime,
J’offre de combler vos désirs :
Je mets la sagesse elle-même
Entre les bras des plaisirs.

On danse.

Autre air.

Ah, qu’en aimant
Tout est charmant !
La nature
S’embellit à mesure
Qu’on aime plus tendrement.
Les fleurs d’une prairie,
Le murmure des eaux,
La douce mélodie
Des amoureux oiseaux,
Le zéphire
Qui soupire,
Tout parle au cœur,
Tout enchante,
Et tout chante
Nos feux et notre vainqueur.

 

 

VAUDEVILLE

 

LE TABELLION.

Venez tous mettre à dette Loterie,
Les bons billets, prenez-en, je vous prie,
Espérez d’avoir un bon lot :
S’il ne vient pas, soutenez la gageure,
Soyez discret, perdez sans dire mot,
L’éclat serait le pis de l’aventure.

Qu’attendez-vous pour vous mettre en ménage ?
Hâtez-vous donc, l’hymen veut un hommage,
Qu’on ne lui rend bien qu’aux beaux ans ;
Vous aurez beau vous donner la torture,
Pour réparer les dommages du temps,
Il n’en est qu’un pour tenter l’aventure.

Tel qui m’entend, au déclin de son âge,
S’imaginait qu’il pourrait en ménage,
Se faire un sort rempli d’appas :
L’amour, qui vit son antique figure,
En bon ami, ne lui conseilla pas ;
Eût-il bien fait de tenter l’aventure.

UNE PETITE FILLE.

J’ai mille amants, et lorsque j’en demande
Un pour époux, maman veut que j’attende
Une plus heureuse saison :
Hélas ! Je sens que mon cœur en murmure,
Sans en pouvoir pénétrer la raison.
L’hymen est donc une grande aventure ?

Avec Thalie un Auteur s emménage,
Comme un époux avec l’hymen s’engage,
Un doux espoir flatte leurs vœux :
La différence est qu’une nuit obscure
Cache au mari son destin malheureux,
Et l’Auteur fait sa funeste aventure.

[1] Elle met son bras en écharpe.

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