L’Ambitieux et l’indiscrète (DESTOUCHES)

Tragi-comédie en cinq actes et un prologue, en vers libres.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 14 juin 1737.

 

Personnages

 

LE ROI DE CASTILLE

DON PHILIPPE, premier ministre

DON FERNAND, favori du roi, et frère de Don Philippe

DON FÉLIX, père de Don Philippe et de Don Fernand

DON LOUIS, ambassadeur d’Aragon

L’INFANTE D’ARAGON, crue fille de Don Louis

DONA BÉATRIX, femme de Don Philippe

DONA CLARICE, nièce de Dona Béatrix

JACINTE, femme de chambre de Dona Béatrix

UN PAGE

GARDES

 

La scène est dans le palais du roi de Castille.

 

 

PRÉFACE

 

Je n’aurais point fait de préface à cet ouvrage, si je n’avais cru devoir achever de détruire les bruits injurieux qu’on a fait courir avant sa représentation, et si je ne croyais nécessaire d’opposer quelques raisons à la prévention avec laquelle on pourrait encore le lire. Je dirai donc, pour me justifier de ces bruits si contraires à la pureté de mes intentions, que j’ai toujours regardé comme indigne de la probité, le trop facile et le punissable talent de la satire, genre d’écrire par lequel, souvent aux dépens de la vérité, on se prépare des succès fondés sur la malignité du cœur humain. Mes ouvrages font foi de ce que j’avance. J’ai toujours moins pensé, en écrivant, à m’acquérir la réputation d’homme de lettres, qu’à m’assurer celle d’honnête homme et de bon citoyen.

Si ces ouvrages ne peuvent me placer au rang des auteurs illustres, ils me distingueront du moins de ceux qui ont sacrifié leur honneur au désir de plaire, de ces auteurs forcés à se cacher à mesure que leurs productions éclatent, et à qui le public fait payer les applaudissements passagers qu’il leur donne, par toute la haine et le mépris dont il les accable.

Cette réflexion suffirait aux personnes qui me connaissent ; mais je dois ajouter qu’il y a près de six ans que cette comédie est faite, et que dès lors la plus grande partie de mes amis, parmi lesquels il en est de respectables par le rang et par la naissance, l’ont entendu lire.

Je répète que je ne combats ici que le préjugé de mes lecteurs, puisque je suis persuadé que la lecture de la pièce produira, à cet égard, le même effet que la représentation ; elle confondit l’espoir de ceux qui n’y trouvèrent pas l’attrait qu’ils y cherchaient. Ils m’accusaient, avant de m’avoir entendu, d’avoir abusé de la liberté d’écrire ; mais après la représentation, aussi condamnables dans leur jugement qu’ils l’avaient été dans leur prévention, ils me firent un crime d’avoir frustré leur attente.

Je n’en dirai pas davantage sur cet article ; et, puisque l’occasion s’en présente, je rendrai compte en peu de mots des caractères principaux que j’ai introduits dans ma pièce, et de la manière dont j’ai cru devoir les mettre en œuvre. Ce détail pourra servir de réponse à quelques critiques qu’on a faites de mon ouvrage.

L’étude de la nature, objet de l’attention principale d’un auteur dramatique, lui fait connaître qu’un ridicule ou qu’un vice, quoique toujours le même, prend une forme particulière dans les différentes personnes, selon les rangs qu’elles occupent dans la société ; c’est une couleur qui se trouve plus ou moins brillante, selon l’étoffe qui en est teinte.

D’un autre côté, l’art nous enseigne que, lorsqu’on met un caractère au théâtre, on doit le peindre dans la plus grande étendue qu’il est possible, et le placer au milieu des circonstances où il produit le plus d’effets intéressants.

Sur ces deux principes, quoiqu’il soit aisé de trouver un caractère propre au théâtre (car on les a tous sous les yeux), la véritable difficulté consiste à le placer dans un personnage convenable, et à l’environner des circonstances qui peuvent servir à le mieux développer.

En me proposant de peindre le caractère d’un ambitieux, je compris, après bien des réflexions, qu’il m’était impossible d’y réussir, si la scène ne se passait à la cour d’un roi, si je n’y faisais paraître des personnages d’un rang le plus éminent, et si mon ambitieux n’était pas lui-même dans le plus haut degré de l’éclat et de la faveur.

L’ambition déréglée est de tous les états, sans doute ; mais dans les hommes du commun, elle n’a rien qui intéresse la société en général : toujours blâmable, à la vérité, dans les moyens qu’elle emploie pour s’élever, elle ne blesse cependant que quelques concurrents obscurs qu’elle renverse ; souvent applaudie par les désintéressés, elle passe quelquefois pour grandeur d’âme ; infailliblement bornée dans sa course par d’invincibles obstacles, elle fait dégénérer ces ambitieux subalternes en esprits chimériques et ridicules ; au lieu que dans celui qui touche aux premières places d’un État, et qui ne voit plus que quelques degrés jusqu’au but où il imagine follement que ses désirs seront remplis, l’ivresse de son ambition devient l’intérêt général de toute une nation ; les sacrifices qu’il fait à sa passion sont si grands, que tout un peuple en est quelquefois la victime ; les ressorts qu’il fait mouvoir entraînent les plus grandes révolutions, et presque tous les yeux fixés sur lui, sont dans l’attente de son succès ou de sa perte.

Je ne pouvais donc peindre toute l’étendue de ce caractère, que dans un favori, qui, devant être satisfait de se trouver élevé aussi haut qu’un sujet peut l’être, comblé d’honneurs et de richesses, forme encore le projet téméraire de s’allier à son souverain, de partager avec lui, l’autorité, de tenir sa grandeur moins de ses faveurs que de la nécessité, et qui par-là se prépare des moyens sûrs de pouvoir être ingrat sans danger.

Cette peinture de l’ambition renferment en grand tous les traits qui caractérisent les ambitieux d’un ordre inférieur ; le moins se trouve toujours dans le plus ; au lieu qu’en avilissant mon sujet, je m’interdisais tout ce qu’il a de plus théâtral et de plus beau.

Quelque méprisable que soit l’ambition aux yeux de quelques philosophes, elle porte avec elle un air de grandeur qui en impose au reste des hommes ; ses sentiments sont élevés, ses expressions sont fières ; elle est toujours accompagnée de supériorité d’esprit et de courage ; elle impose silence aux autres passions, et inspire même le mépris de la vie. Ces grandes maximes, ces arguments brillants et captieux, cet héroïsme dont l’ambition se pare et s’autorise, devenaient, dans la bouche d’un homme du commun, un langage outré, insupportable et ridicule : tout enfin me détermina à prendre mon ambitieux au milieu de la cour. Ce choix, où je me vis forcé par tant de raisons, entraîna toute l’économie de mon sujet ; intrigue, dénouement, portraits, style, tout devint nécessairement d’un genre élevé.

Toutes les beautés que j’aperçus dans mon sujet, ne m’éblouirent pas sur les inconvénients que j’allais trouver dans l’exécution : la gravité de la matière que j’avais à traiter, se prêtait avec peine au comique et aux agréments si nécessaires au théâtre.

Je cherchai ce qui pouvait égayer mon sujet, et je le trouvai dans le contraste des caractères qui le rendaient nécessairement sérieux. Comme il fallait que mon héros fût amoureux, afin qu’il pût, après de violents combats, faire à son ambition jusqu’au sacrifice de son amour, je crus ne pouvoir mieux faire que de lui donner pour maîtresse une jeune personne sans ambition, sans expérience, et dont il fût tendrement et fidèlement aimé. J’opposais par ce moyen la simplicité à l’artifice, la vérité à la politique, et la timidité à l’audace. Ce caractère introduisit sur-le-champ dans mon ouvrage un intérêt tendre, et des traits de naïveté et de candeur qui devaient en interrompre la gravité.

Mais cela ne suffisait pas. J’avais besoin d’un personnage vraiment comique, et même un peu ridicule ; j’en puisai l’idée dans les qualités opposées à celles que doit avoir un premier ministre.

Un premier ministre doit être le plus sage, le plus modéré et le plus discret de tous les hommes ; et, grâce au bonheur de la France, j’en avais sous mes yeux un parfait modèle.

Que pouvais-je mieux faire contraster avec ce caractère que je donne au premier ministre de ma pièce, que celui d’une femme sans modération, vive, imprudente et indiscrète à l’excès. Il serait pitoyable de soutenir que ce caractère n’est pas dans la nature, et il me paraît très mal fondé de prétendre qu’il est déplacé dans mon ouvrage. La naissance la plus illustre, les postes les plus éminents, les rangs les plus élevés n’exemptent pas toujours des ridicules ; et je ne craindrai pas d’être désavoué, en disant que c’est au milieu même de la cour que les ridicules, qui s’y trouvent quelquefois, sont plus sensibles, plutôt reconnus, et plus ingénieusement critiqués.

Dira-t-on que la femme d’un premier ministre ne doit pas être aussi extravagante ? Je conviens que cela serait toujours à souhaiter ; mais on ne peut pas dire qu’un pareil assemblage soit impossible. Socrate, cet exemple de sagesse et de vertu, n’avait-il pas le malheur d’être uni à la plus folle et la plus méchante de toutes les femmes ? Loin que cette infortune l’ait dégradé dans notre esprit, elle a servi à couronner ses autres vertus, en lui fournissant le moyen d’exercer une patience presque inconcevable. Pourquoi donc un premier ministre n’aurait-il pas le sort de ce grand philosophe ?

Je persiste donc à penser que le caractère dont il s’agit, a fort bien pu se trouver à la cour, et que par conséquent je n’ai pas forcé la nature, en le plaçant dans ma pièce ; non que je n’aie en même temps prévu qu’il deviendrait l’objet de quelques critiques.

La dissonance un peu marquée de ce personnage à côté des autres, offrait une prise trop aisée aux censeurs, qui ne se soucient point d’approfondir, et qui ne veulent remporter du spectacle que la vanité d’y avoir trouvé des défauts. Cette prévoyance m’avait engagé, pour donner encore plus de vraisemblance au caractère de Dona Béatrix, d’établir avec soin que cette dame est une provinciale qui n’est à la cour que depuis peu, qui en ignore le ton, les manières, la politique et les raffinements, quoiqu’elle se flatte de les posséder à fond. Par cette surabondance de précaution, j’ai prévenu jusqu’à l’objection qu’on me pourrait faire, que l’éducation et le long usage de la cour corrigeaient les ridicules qui pouvaient y naître. Enfin je conçus dès-lors tout le besoin que j’avais de n’en remettre le rôle qu’en de sûres mains, et de ne le confier qu’à l’excellente et célèbre[1] actrice, dont les talents gracieux et inimitables ne m’ont jamais mieux secondé que dans cette occasion.

Résolu de me servir de ce personnage, qui me fournissait la plus grande partie du comique de mon ouvrage, je m’attachai avec soin à le rendre essentiellement nécessaire ; je fis sortir de son caractère les principaux événements de la pièce ; et ce sont en effet ces indiscrétions qui font naître les incidents qui forment le nœud, et qui accélèrent le dénouement. Je le liai si intimement à la construction de tout l’ouvrage, qu’il en est inséparable ; et je préparai enfin l’indocilité et l’indiscrétion de Dona Béatrix, par un portrait exact que Don Philippe en fait avant qu’elle paraisse. Je lui fais dire :

...
Moi qui gouverne tout, je vous ouvre mon âme ;
Je ne puis parvenir à gouverner ma femme.
...
Je tremble à chaque mot que sa bouche articule :
Son indiscrétion va jusques à l’excès,
J’en vois à tout moment quelque nouvel accès.
Curieuse, empressée, elle veut tout apprendre,
Et tout ce qu’elle sait, elle va, le répandre.
Le crédit de mon frère, et son autorité,
Jusqu’à l’extravagance enflent sa vanité :
Avec la sœur du roi, princesse haute et fière,
Elle ose se montrer et libre et familière,
Et s’expose souvent à des rebuts fâcheux.

Enfin, Don Philippe achève cette peinture, en disant que s’il se déplaît à la cour, et s’il brûle d’en sortir, sa femme en est la cause principale.

Après ce portrait qu’on vient de lire, je ne comprends pas que les fréquentes indiscrétions de Dona Béatrix aient pu surprendre : il me semble, au contraire, que si je lui en avais moins fait commettre, c’eût été un défaut qu’on m’aurait reproché avec justice.

« Qu’un personnage que vous imaginez, se soutienne depuis le commencement jusqu’à la fin ; qu’il ne se démente pas un seul instant ; qu’il remplisse le portrait que vous en aurez fait ».

Personne n’ignore ce précepte d’Horace, qui n’est fondé que sur ce qu’un seul trait ne suffit pas pour peindre la ressemblance, et qu’elle consiste dans l’assemblage de tous les traits. Si cette règle, à cause de la difficulté de l’accorder avec celle de l’unité de jour, n’engage point un auteur à peindre le personnage qu’il a choisi avec tous les traits qui le caractérisent ; elle l’oblige au moins de se servir des traits les plus marqués et les plus distinctifs, et d’en employer le plus grand nombre qui lui sera possible. Si je n’avais fait tomber Dona Béatrix que dans une ou deux indiscrétions, j’aurais peint une femme capable de faire une indiscrétion, mais non pas une femme indiscrète.

Le menteur ne paraît jamais sur la scène, que pour faire un mensonge, et même plusieurs dans une seule scène ; loin de s’en étonner, on blâmerait Corneille, s’il l’eût fait moins tomber dans ce défaut ; on lui eût reproché d’avoir représenté un homme qui ment par occasion, par intérêt, etc. et non pas un menteur par habitude et par caractère.

Il me reste à parler de l’infante d’Aragon ; je ne pouvais m’en passer pour mon intrigue : mais il me fallait en faire deux usages bien opposés. Premièrement, elle ne devait être dans la pièce qu’un personnage épisodique, qui ne fît aucune diversion à l’intérêt principal ; en second lieu, elle devait réunir toute l’attention dans le dénouement. Je devais ennoblir ce personnage, afin qu’il imposât au cinquième acte ; et j’avais à craindre, en le rendant trop éclatant dans le cours de la pièce, qu’il ne doublât mon action. Le secret que l’infante d’Aragon fait de son voyage à la cour de Castille, m’a tiré de cet embarras ; la nécessité où elle se trouve de ne se montrer que rarement, fait que le spectateur ne souhaite pas qu’elle contribue visiblement à l’intrigue ; son absence même, et son silence dans cette circonstance, donnent à son caractère le degré de noblesse dont j’avais besoin.

J’avoue que son voyage mystérieux n’est pas selon nos usages, ni même selon ceux qui sont, depuis un temps, reçus partout. Mais ne reviendrons-nous jamais de l’injuste préjugé de ne souffrir au théâtre que les façons et les airs de notre temps et de notre pays ? Faudra-t-il que tous les hommes et tous les âges parlent dans nos spectacles le même langage ? Et comment est-il possible que les Français, amateurs déclarés de la variété, s’obstinent à une uniformité si peu raisonnable ? Ils lisent tous les jours avec avidité les journaux et les voyages, qui leur font connaître d’autres hommes qu’eux, d’autres climats, d’autres coutumes et d’autres lois que les leurs : entraînés par le plaisir que leur fait cette lecture, ils poussent quelquefois la crédulité trop loin ; et lorsqu’on leur présente ces mêmes peuples sur la scène, ils sont tout étonnés de ne leur pas trouver nos traits, nos mœurs et nos manières.

Admirateur zélé de Racine, je ne puis m’empêcher de lui reprocher d’avoir introduit au théâtre cette monotonie de sentiments et de langage ; goût qui a tellement prévalu dans la suite, qu’il a fait abandonner ou défigurer souvent aux auteurs les plus beaux sujets dramatiques ; qu’il a rétréci le Dictionnaire de la Tragédie presqu’autant que Quinault celui du Théâtre Lyrique, et qu’enfin ce goût a influé même sur la comédie. Le grand Corneille pensait bien différemment, et malgré l’élévation du style de la tragédie, il y savait peindre des caractères décidés et sensibles ; il savait profiter de l’agrément et du contraste que fournissent la variété des mœurs des nations, et la différence des temps ; il fait sentir distinctement la simplicité et la rudesse des mœurs des premiers Romains dans les Horaces ; la politique et l’urbanité de ceux du siècle d’Auguste dans Cinna ; et l’on reconnaît dans le Cid la galanterie, l’esprit romanesque et la fierté des anciens Espagnols : l’amour était autrefois chez eux une passion également vive et délicate, qui, devenant le mobile de presque toutes leurs actions, était l’objet de leurs fêtes les plus magnifiques, et de leurs vengeances les plus tragiques. Les amants, pour se chercher, pour pénétrer leurs sentiments réciproques, pour dérouter leurs rivaux, entreprenaient les voyages les plus dangereux, se servaient des travestissements les plus singuliers et les plus téméraires. La discrétion et leur mystère leur faisaient mettre en usage les intrigues le plus ingénieusement imaginées et le plus adroitement suivies : nous voyons dans leurs histoires, des exemples fréquents de ces mœurs, dans les personnes même du plus haut rang ; il ne paraît pas qu’ils en aient trouvé la bienséance choquée ; leurs romans et leurs comédies ne sont fondées que sur des intrigues, des déguisements, des reconnaissances ; et j’ose dire qu’il faut ignorer entièrement le génie de cette nation, pour trouver étrange que l’infante d’Aragon fasse un aussi petit voyage dans une cour où il s’agit pour elle des plus grands intérêts.

J’ai satisfait de plus à tout ce que la délicatesse de nos usages paraissait souhaiter de moi dans cette occasion : j’ai accompagné cette démarche de toutes les circonstances qui pouvaient l’autoriser. L’Infante est sœur du roi d’Aragon, par conséquent maîtresse de sa main, en droit de connaître par elle-même si son bonheur n’est pas sacrifié dans le traité que son frère veut conclure avec la Castille ; elle ne vient incognito dans cette cour, qu’à la prière et par l’ordre de son frère ; elle ne s’y présente que sous la conduite de l’ambassadeur, elle n’y paraît que sous le nom de la fille de ce ministre ; et elle n’a pour but que la légitime et intéressante curiosité de connaître par elle-même si le roi, qu’on lui propose pour époux, n’a pas déjà quelqu’engagement, et si c’est à juste titre que la renommée fait l’éloge de ses vertus.

Voilà sur quels raisonnements j’ai choisi et rassemblé les caractères dont j’ai composé mon ouvrage ; et ceux qui me feront l’honneur de le lire avec quelque attention, découvriront facilement que la construction, l’enchaînement et les détails ne m’ont pas coûté moins de réflexions et de soins ; et, quoique je n’aie pas lieu d’être mécontent de sa réussite, je suis convaincu que, sans des circonstances qui lui sont étrangères, il eût égalé mes plus grands succès.

 

 

PROLOGUE

 

UNE ACTRICE

 

Messieurs, vous allez voir une nouvelle pièce...
D’un auteur qui n’est pas nouveau.
L’ouvrage est singulier : vous dire qu’il est beau,
Ce serait un peu loin pousser la hardiesse.

Décider avant vous, c’est hâter le danger :
Nous efforcer à si bien faire,
Que l’ouvrage puisse vous plaire,
Voilà tout notre droit, le vôtre est de juger.

En juges souverains, faites qu’on vous respecte.
L’Envie est aux aguets, la Cabale la suit.
Loin d’avoir le bon goût, leur cohorte suspecte
Lui fait la guerre, et le détruit.

Jusques au dernier mot, imposez-lui silence :
C’est l’unique faveur que nous vous demandons.
Nous plaidons devant vous : tandis que nous plaidons,
Daignez nous écouter, et tenir la balance.

Si notre pièce a du succès,
Pour vous, comme pour nous, j’en serai très ravie ;
Et mon plus grand plaisir sera de voir l’Envie
Perdre, avec dépens, son procès.

Elle tremble déjà ; mais, s’il faut tout vous dire,
En vérité, je tremble aussi.
Puisse votre équité la bannir loin d’ici !
Plus elle pleurera, plus je vous ferai rire.

Permettez à l’ambition
De vous étaler sa manie ;
L’auteur a mis tout son génie
À vous en faire voir toute l’illusion.

C’est, dit-on, le défaut des plus grands personnages
Et je vous avouerai sans fard,
Que notre auteur lui-même en a sa bonne part ;
Mais son ambition est d’avoir vos suffrages.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DON FÉLIX

 

Mes deux fils à la cour ! L’aîné, premier ministre ;

Le second, favori ! Quelle étoile sinistre

Dans ces postes brillants les a placés tous deux !

Qu’ils courent de dangers, et que je crains pour eux !

Leur naissance, il est vrai, répond à leur fortune ;

Mais qu’ils seraient bien mieux dans la route commune,

Qu’au faîte des grandeurs, dont les trompeurs attraits

Vont, sur eux de l’envie attirer tous les traits !

Heureuse obscurité, que je vous trouve aimable !

Qu’au plus brillant éclat vous êtes préférable !

Vous n’êtes point en butte aux efforts des jaloux ;

Mais, s’ils vous connaissaient, ils n’aimeraient que vous.

En vous ils trouveraient tous les biens qu’ils désirent,

Et ce parfait bonheur pour lequel ils soupirent,

Et qu’ils ne trouvent point dans ce brillant chaos,

Où l’ambition règne, et n’a point de repos.

Quelle foule de gens à mes yeux se présente !

On voit dans tous leurs traits le désir et l’attente.

Comme ils s’empressent tous ! Ils vont à la Faveur

Offrir le doux parfum de leur encens flatteur.

Ô mes fils ! gardez-vous de ces trompeurs hommages.

L’intérêt, à la cour, masque tous les visages ;

Et les plus empressés à fléchir devant vous,

Vous préparent sous main les plus dangereux coups.

Mais insensiblement la troupe entre et s’écoule,

Et je veux, à mon tour, me mêler dans la foule,

Pour voir, sans être vu. Je brûle de savoir

Comment ici mes fils usent de leur pouvoir...

Mais n’allons pas plus loin. Je vois une personne

Que je crois reconnaître, et dont l’aspect m’étonne.

Quel faste ! Quel éclat ! C’est elle toutefois,

C’est Jacinte.

 

 

Scène II

 

DON FÉLIX, JACINTE

 

JACINTE.

Ah, Seigneur ! Est-ce vous que je vois ?

Oui, voilà Don Félix, le père de mon maître.

DON FÉLIX.

Madame, en vérité...

JACINTE.

Moi, Madame ! Peut-être

D’autres s’y méprendraient ; car, sans présomption,

Mon air est au-dessus de ma condition :

On me le dit, du moins, et je le crois sans peine.

DON FÉLIX.

C’est bien fait.

JACINTE.

Cependant je n’en suis pas plus vaine.

Je suis femme de chambre, et Jacinte est mon nom.

M’auriez-vous oubliée en deux ou trois ans ?

DON FÉLIX.

Non.

Vos traits m’avaient frappé. Mais, à parler sans feinte,

J’ai craint de me tromper vous prenant pour Jacinte :

Vous n’êtes plus la même.

JACINTE.

Oh, oh !

DON FÉLIX.

L’air de la cour

Vous est bon.

JACINTE.

Merveilleux. Ô l’aimable séjour !

Qu’une fille y profite !

DON FÉLIX.

On le voit.

JACINTE.

Ma maîtresse,

Quoique née en province, a l’air d’une princesse

À présent.

DON FÉLIX.

Quel prodige ! Elle a donc bien changé ?

Et mon fils, son époux ?

JACINTE.

Il n’a jamais songé

À réformer son air, son ton, ni sa manière.

Pour un premier ministre, il n’a pas lame fière,

Assurément.

DON FÉLIX.

Tant mieux.

JACINTE.

Content, de bonne humeur,

Prévenant, gracieux, sans faste, sans hauteur,

N’ayant d’autre intérêt, que l’intérêt du maître,

Et toujours occupé, sans jamais le paraître.

Oui, voilà, mot pour mot, comme on parle de lui.

Vous-même, par vos yeux, vous verrez aujourd’hui

Si c’est là son portrait.

DON FÉLIX.

Je l’augure d’avance ;

Et ce fils m’a donné toujours grande espérance.

Dites-moi ; se plaît-il dans son brillant emploi ?

JACINTE.

Deux fois il a tenté de le remettre au roi.

Non qu’il soit mécontent ; mais pour vivre tranquille.

Heureusement pour nous, le prince est trop habile

Pour laisser échapper un si bon serviteur.

DON FÉLIX.

Est-il riche, mon fils ?

JACINTE.

Non. Pour notre malheur

Il est trop honnête-homme. Il amasse, il ménage ;

Mais pour qui ? Le roi seul en a tout l’avantage.

Il prétend l’enrichir, et soulager l’État.

Quant à lui-même, il vit sans pompe, sans éclat.

Dans sa grave maison tout sent l’économie.

Mais Madame, au contraire, en est grande ennemie.

Elle aime à se charger de superbes habits ;

Sur elle on voit briller diamants et rubis :

Tous ses appartements sont riches, magnifiques ;

Et rien n’est mieux paré que tous ses domestiques :

Elle ne sort jamais que dans un char pompeux,

Qui des passants, sur elle, attire tous les yeux.

Enfin, rien n’est égal à sa magnificence,

Et sa félicité consiste en sa dépense.

DON FÉLIX.

Ma belle-fille est folle ; et mon fils, bien plus fou

De soutenir...

JACINTE.

Jamais il ne lui donne un sou

Que pour le nécessaire ; et souvent il l’empêche

De prendre son essor : mais c’est en vain qu’il prêche,

Madame va son train sitôt qu’elle a des fonds.

DON FÉLIX.

Et qui les lui fournit ?

JACINTE.

Le roi, qui par ses dons

Supplée à nos besoins. Ô le généreux prince !

Sans lui notre équipage aurait l’air assez mince :

Mais, grâce à ses bontés, nous ne manquons de rien,

Et, malgré Don Philippe, il est notre soutien.

Don Philippe s’en plaint ; le roi n’en fait que rire,

Et nous comble de biens, quoi qu’il en puisse dire.

DON FÉLIX.

Mais de ma belle-fille il est donc amoureux ?

JACINTE.

Non ; je vous en réponds. Il porte ailleurs ses vœux,

Et se livre aux transports d’un feu plus légitime :

Mais comme Don Philippe a toute son estime,

Sans vouloir, cependant, recevoir de bienfaits,

Sa femme, plus sensée, en ressent les effets.

DON FÉLIX.

Mon aîné, je le vois, est digne de sa place.

Je n’apprends rien de lui qui ne me satisfasse ;

Et vous me confirmez tout ce qu’on m’en a dit :

Mais son frère toujours est-il bien en crédit ?

JACINTE.

Je ne puis exprimer à quel point le roi l’aime.

Il traite Don Fernand comme un autre lui-même ;

Et jamais favori ne fut plus déclaré.

DON FÉLIX

Fort bien. Mais Don Fernand paraît-il modéré,

Tranquille, satisfait, prudent comme son frère ?

JACINTE.

Il est précisément d’un autre caractère,

Toujours rêveur, toujours formant quelque projet,

Accablé de bienfaits, et jamais satisfait.

Pour s’élever sans cesse, il met tout en pratique ;

L’amour même en son cœur cède à sa politique.

Car c’est un courtisan plein de manège et d’art,

Dont l’air et les discours sont parés d’un beau fard,

Et dont l’ambition, selon les conjonctures,

Prend, pour son intérêt, cent diverses figures ;

Pour aller à son but, prêt à tout hasarder ;

Voulant toujours la guerre afin de commander,

Et préférant, dit-on, cet honneur à la gloire

De cueillir tout le fruit d’une pleine victoire.

Voilà ce que j’en sais. Je vous le dis tout bas :

Ainsi, mon bon Seigneur, ne me trahissez pas ;

Car la sincérité me ferait préjudice.

Ailleurs elle est vertu, mais ici c’est un vice.

DON FÉLIX.

Je ne le sais que trop : vous me connaissez bien ;

Et je suis trop discret pour vous commettre en rien.

JACINTE.

Quand je connais mes gens, ma langue s’émancipe ;

Autrement...

DON FÉLIX.

Pourriez-vous avertir Don Philippe,

Que je voudrais ici lui parler un moment ?

JACINTE.

Oui, Seigneur, et je vais vous servir promptement.

DON FÉLIX.

Dépêchez-vous.

 

 

Scène III

 

DON FÉLI X, seul

 

Selon ce qu’elle vient de dire,

Pour la retraite encor Don Philippe soupire.

De son superbe joug il n’est point entêté,

Et ne voit de bonheur que dans la liberté.

Du moins il le pensait dès l’âge le plus tendre,

Et j’ose me flatter qu’il voudra bien m’entendre.

Mais le voici lui-même ; et mon cœur est charmé

De marquer ma tendresse à ce fils bien-aimé.

 

 

Scène IV

 

DON FÉLIX, DON PHILIPPE

 

DON FÉLIX, embrassant Don Philippe.

Enfin, je vous revois, mon cher fils !

DON PHILIPPE.

Ah, mon père !

Pourquoi n’entrez-vous pas ? Puis-je avoir quelque affaire

Qui me prive un instant du bonheur de vous voir ?

DON FÉLIX.

Vos moments vous sont chers. Votre premier devoir,

Mon fils, est de remplir votre place honorable ;

Et vous en détourner, c’est vous rendre coupable.

Je n’exige de vous qu’un instant de loisir.

Je l’attendrai. S’il vient, nous saurons le saisir.

DON PHILIPPE.

Il ne viendra jamais si nous voulons l’attendre.

Du plaisir que je sens je ne puis me défendre.

Il est si grand, si pur, qu’il doit m être permis.

Oubliez le ministre, et ne songez qu’au fils.

Dans son poste éclatant il prétend l’être encore ;

Et plus le sort l’élève, et plus il vous honore.

DON FÉLIX.

Oui, je le reconnais à cet accueil touchant.

Mon cœur, avec transport, se livre à son penchant.

Le ministre et le fils, si bien d’accord ensemble,

Me font bénir cent fois l’instant qui nous rassemble.

DON PHILIPPE.

Que ce soit pour toujours.

DON FÉLIX.

Que me proposez-vous,

Mon fils ?

DON PHILIPPE.

Ce qui ferait mon bonheur le plus doux.

Demeurez avec moi.

DON FÉLIX.

La chose est impossible.

DON PHILIPPE.

Pourquoi donc ?

DON FÉLIX.

Aux grandeurs je ne suis plus sensible ;

Et mes yeux, autrefois si charmés de la cour,

Ne peuvent soutenir l’éclat d’un si grand jour.

Je chéris ma retraite ; elle fait mes délices :

J’y marche d’un pas sûr, et loin des précipices,

Dont les palais des rois sont toujours entourés.

Trop heureux les mortels qui vivent ignorés !

Ne vivant que pour eux, ils jouissent d’eux-mêmes ;

Ils se livrent en paix à ces plaisirs suprêmes

Que le ciel donne aux cœurs qui bornent leurs désirs,

Et ce n’est que pour eux que sont les vrais plaisirs.

Tels étaient nos discours, lorsque dans ma retraite

Nous goûtions les douceurs d’une âme satisfaite.

En perdant ce bonheur, vous avez tout perdu.

DON PHILIPPE.

Seigneur, si de mon choix mon sort eût dépendu,

Je vivrais loin d’ici. Vous savez que le prince

Me tira, malgré moi, du fond de la province,

Lorsque d’une ambassade il voulut m’honorer ;

Que quand elle finit, j’allais me retirer ;

Mais qu’un ordre pressant, suggéré par mon frère,

Me retint à la cour, chargé du ministère.

Je fais tous mes efforts pour remplir cet emploi,

Servant également et l’État et le roi ;

Mais protestant toujours que ma plus forte envie

Serait de vous rejoindre, et de passer ma vie

Dans le séjour charmant que vous me retracez.

Loin qu’on ait satisfait mes désirs empressés,

Plus j’ai pour les grandeurs marqué d’indifférence,

Plus j’ai senti du roi croître la confiance.

Mes liens, chaque jour, sont devenus plus forts.

Mon frère, pour les croître, a fait tous ses efforts :

Croyant, par mon crédit, sa fortune plus sûre,

Et son ambition n’ayant plus de mesure ;

Car il aspire à tout, et, d’instant en instant,

Il demande, il obtient ; et, loin d’être content,

Voulant toujours monter, il faut qu’un jour il tombe,

Et qu’entraîné par lui, moi-même je succombe.

DON FÉLIX.

Prévenez cette chute, et suivez-moi, mon fils.

DON PHILIPPE.

Est-il en mon pouvoir de suivre vos avis ?

J’ai prié, j’ai pressé, l’on ne veut point m’entendre.

D’ailleurs, je l’avouerai, j’ai peine à me défendre

Du charme que je goûte à servir un grand roi,

Qui pourrait seul tout faire, et qui fait tout par moi.

Prince plein de bonté, de vertu, de courage,

Discret, sage, prudent à la fleur de son âge,

Captivant les esprits par des attraits vainqueurs,

Et formé par le ciel pour régner sur les cœurs.

De plus, j’aime l’État. Un homme plus habile,

Par de plus grands talents lui serait moins utile ;

Et je sens que mou zèle et ma fidélité

Feront bien plus pour lui, que la dextérité

D’un ministre inquiet, dont le hardi génie

Sacrifierait l’État à sa vaine manie.

Je borne mes talents à lui donner la paix :

Elle est l’unique objet des efforts que je fais.

Depuis près de dix ans la Castille animée

Oppose à l’Aragon une puissante armée ;

La victoire à la fin se déclare pour nous,

Dix mille Aragonais sont tombés sous nos coups.

Leur roi, que sa défaite a rendu plus traitable,

Voudrait s’en relever par une paix durable.

Il la fait demander par son ambassadeur,

Que, depuis quelques jours, j’appuie avec ardeur.

Notre traité s’avance en dépit de mon frère,

À qui, pour sa grandeur, la guerre est nécessaire ;

Mais, dût-il entre nous arriver un éclat,

Je préfère à mon frère, et le prince et l’État.

DON FÉLIX.

Ô nobles sentiments, qui m’arrachent des larmes !

L’allégresse à présent succède à mes alarmes.

Achevez votre ouvrage.

DON PHILIPPE.

Oui, je l’achèverai ;

Et, content du succès, je ne demanderai

Pour tout prix de mes soins, que de pouvoir vous suivre

Dans l’heureuse retraite où je veux toujours vivre.

DON FÉLIX.

Hé bien, je vous attends.

DON PHILIPPE.

Mon plus grand embarras

Roule sur un sujet que vous ne savez pas.

DON FÉLIX.

Ne puis-je le savoir ?

DON PHILIPPE.

J’ai peine à vous le dire.

DON FÉLIX.

Parlez.

DON PHILIPPE.

J’ai sur l’État une espèce d’empire ;

J’ai fléchi, j’ai gagné mes plus fiers ennemis ;

Mais il est un esprit que je n’ai point soumis.

Moi qui gouverne tout (je vous ouvre mon âme)

Je ne puis parvenir à gouverner ma femme.

Quels seront ses regrets quand il faudra partir !

Et pourrons-nous jamais l’y faire consentir ?

DON FÉLIX.

J’espère que mes soins la rendront plus docile.

DON PHILIPPE.

Peut-être y ferez-vous un effort inutile.

Depuis près de trois ans qu’elle vit à la cour,

Elle a pris tant de goût pour ce brillant séjour,

Qu’elle en perd la raison, et se rend ridicule.

Je tremble à chaque mot que sa bouche articule ;

Son indiscrétion va jusques à l’excès,

Et j’en vois chaque jour quelque nouvel accès.

Curieuse, empressée, elle veut tout apprendre ;

Et tout ce qu’elle sait, elle va le répandre.

Le crédit de mon frère et mon autorité,

Jusqu’à l’extravagance enflent sa vanité.

Avec la sœur du roi, princesse haute et fière,

Elle ose se montrer et libre et familière,

Et s’expose souvent à des rebuts fâcheux.

Enfin, si la retraite est l’objet de mes veux,

Entre nous, elle en est la cause principale.

Mais c’est avec vous seul que mon chagrin s’exhale.

Par combien de motifs dois-je sortir d’ici !

DON FÉLIX.

Je vais voir votre épouse, et tâcher...

DON PHILIPPE.

La voici.

Puissiez-vous la toucher et la rendre plus sage !

DON FÉLIX.

Je vois que j’entreprends un difficile ouvrage.

DON PHILIPPE.

Faites-y vos efforts ; et moi, de mon côté,

Je vais faire les miens pour finir le traité.

 

 

Scène V

 

DON FÉLIX, DONA BÉATRIX, DONA CLARICE, JACINTE, UN PAGE

 

DONA BÉATRIX entre, en se regardant et s’ajustant.

Plus je me considère, et plus je suis contente.

JACINTE.

Madame a bien raison, car Madame est charmante.

DONA BÉATRIX.

Ce n’est pas de beauté que je veux disputer ;

Mais pour l’air de grandeur, j’ose bien m’en flatter.

À Dona Clarice.

Admirez ce maintien ; imitez-le sans cesse.

N’ai-je pas l’air, le port d’une auguste princesse ?

DONA CLARICE.

Oui, ma tante.

DONA BÉATRIX.

Ma tante ! On vous dit si souvent

De laisser le jargon et les airs du couvent ;

C’est comme mon mari, qui m’appelle sa femme.

Vous aurez la bonté de m’appeler Madame :

Entendez-vous, Clarice ?

DONA CLARICE.

Oui, ma tante, j’entends.

DONA BÉATRIX.

Encore ? À vous former je perdrai donc mon temps ?

Vous êtes à la cour, ma chère Demoiselle ;

J’en ai pris les façons, prenez-moi pour modèle.

DONA CLARICE.

Je n’y manquerai pas.

DONA BÉATRIX.

Et vous ferez fort bien.

DON FÉLIX, à part.

Sa folie est complète, il n’y manque plus rien.

JACINTE, bas, à Dona Béatrix.

Madame, j’aperçois, je crois, votre beau-père.

DONA BÉATRIX, à Jacinte.

Comment ! Il est ici ! Bon Dieu ! Qu’y vient-il faire ?

Sa gothique figure y réussira mal.

Un Caton à la cour est un triste animal.

Mais il faut cependant lui faire politesse.

À Dona Clarice.

Aux gens qu’on hait le plus on fait ici caresse :

Souvenez-vous-en bien ; car c’est-là le bon air.

Elle court au-devant de Don Félix d’un air de joie et d’empressement.

Le Seigneur Don Félix a quitté son désert ?

A-t-il pu se résoudre à nous faire visite ?

Qu’il soit le bienvenu.

DON FÉLIX, voulant l’embrasser.

Madame...

DONA BÉATRIX.

Je vous quitte,

Pour passer chez l’Infante où je crois qu’il est jour.

Il faut que je me montre, et fasse un peu ma cour.

DON FÉLIX, la retenant.

Rien ne presse. Souffrez que je vous entretienne,

DONA BÉATRIX.

Ici j’occupe an rang qu’il faut que je soutienne,

Comme vous jugez bien. J’ai cent mille embarras.

On soupire partout où l’on ne me voit pas.

On prend peu garde aux gens qui sont sans conséquence.

Pour moi vous concevez quelle est la différence...

DON FÉLIX.

Présumez un peu moins...

DONA BÉATRIX.

Le rang et la faveur

Me donnent tant d’éclat, que l’on se fait honneur

De mes attentions ; et que chacun s’empresse...

Mais avant que je sorte, il est bon que ma nièce

Vous offre ses respects. Comme elle est de mon sang,

Fille de feu mon frère, et d’un assez haut rang,

Pour devoir à la cour être considérée,

De son triste couvent nous l’avons retirée,

Pour corriger un peu son éducation ;

Elle se forme ici sous ma direction.

Ses yeux ne disent rien ; c’est ce qui me désole.

DON FÉLIX, à part.

Juste ciel ! Quel travers ! Elle est encor plus folle

À Dona Béatrix.

Que je ne le crois. Vous ferez beaucoup mieux

De la cacher ici, que d’exercer ses yeux.

Leur silence sied bien dans un âge si tendre,

Et peut-être trop tôt ils se feront entendre.

DONA BÉATRIX.

Oh ! oh ! De la morale ! À la cour ! Fruit nouveau !

Ce que vous dites-là, je le trouve fort beau.

J’estime la morale, et j’y suis très sensible.

C’est contre l’insomnie un remède infaillible.

Votre fils tient de tous ; car c’est un beau diseur ;

Il est grand économe, et grand moraliseur ;

De ses doctes sermons, je pourrai faire usage,

Si je puis quelque jour parvenir à votre âge.

DON FÉLIX.

Faut-il pour être sage, attendre si longtemps ?

DONA BÉATRIX.

Nous quitterons la cour, quand j’aurai soixante ans.

Et pour lors...

DON FÉLIX.

Croyez-moi, préparez-vous, Madame,

À la quitter plutôt.

DONA BÉATRIX.

Moi ?

DON FÉLIX.

Mon fils, ni sa femme,

N’y vieilliront pas. Non ; j’ose vous l’assurer.

DONA BÉATRIX.

En êtes-vous bien sûr ?

DON FÉLIX.

Je pourrais en jurer.

DONA BÉATRIX.

Et vous feriez fort mal.

DON FÉLIX.

Et la raison, de grâce ?

DONA BÉATRIX.

Je quitterai la cour, lorsque j’en serai lasse :

Et comme je m’y plais, et de plus m’y plairai,

J’y vieillirai si bien, que j’y radoterai.

DON FÉLIX.

Ô ciel ! Rien ne pourra ?...

DONA BÉATRIX, à Jacinte.

Mes gens, mon équipage,

Sont-ils prêts ?...

JACINTE.

Oui, Madame.

DONA BÉATRIX.

Hé quoi ! je n’ai qu’un page ?

Mon écuyer ? Ma suite ?

JACINTE.

On vous attend dehors.

DON FÉLIX.

Puisque sur votre esprit on fait de vains efforts...

DONA BÉATRIX.

Mais vraiment point du tout. Vous parlez à merveille ;

Et moi, je fais toujours tout ce qu’on me conseille,

À Dona Clarice.

Quand cela me convient. Vous viendrez avec moi,

Et je vous placerai pour voir passer le roi.

DON FÉLIX.

Si mes avis...

DONA BÉATRIX, à Dona Clarice.

Au moins, soyez vive et brillante.

DON FÉLIX.

Mais...

DONA BÉATRIX.

Seigneur Don Félix, je suis votre servante.

J’écoute vos avis avec bien du plaisir ;

Mais malheureusement je n’ai pas le loisir

D’y faire attention. Adieu ; le temps me presse,

Car voici le moment d’entrer chez la princesse :

J’y vais tous les matins, et m’en fais une loi.

Clarice, votre bras. Jacinte, suivez-moi.

Page, prenez ma robe ; et que tout mon cortège

Empêche qu’en sortant la foule ne m’assiège.

 

 

Scène VI

 

DON FÉLIX, seul

 

Que mon fils est à plaindre ! Et quelle est ma douleur

De sentir que moi seul j’ai causé son malheur !

C’est moi, qui, me croyant plus prudent et plus sage

Que ce fils éclairé, conclus son mariage,

Et forçai son respect au triste engagement

Qui faisait sa fortune, et qui fait son tourment.

Voici Don Fernand. Ciel ! Donne-moi plus d’empire

Sur cet ambitieux.

 

 

Scène VII

 

DON FÉLIX, DON FERNAND

 

DON FERNAND, en entrant.

Souffrez que je respire.

Je vous servirai tous ; n’en doutez nullement :

Mais trouvez-vous ce soir à mon appartement.

À Don Félix.

Ah ! Seigneur, vous voici ! Je venais avec zèle

Annoncer à mon frère une grande nouvelle

Qui vous concerne.

DON FÉLIX.

Moi ?

DON FERNAND.

Vous-même ; et le prier

De vous faire au plutôt dépêcher un courrier.

DON FÉLIX.

Sur quoi ?

DON FERNAND.

Je viens pour vous d’obtenir une grâce ;

Le roi vous a fait Grand de la première classe.

Votre arrivée ici me comble de plaisir,

Seigneur, et vous avez prévenu mon désir.

Nous irons chez le roi... Mais, de grâce, mon père,

Pourquoi me montrez-vous un visage sévère ?

Je croyais mériter un accueil plus flatteur,

Et vous voir un peu plus sensible à cet honneur.

DON FÉLIX.

Je conviens avec vous que la faveur est grande.

Mais qui vous a chargé d’en faire la demande ?

Serait-ce Don Philippe ?

DON FERNAND.

Il ne m’en a rien dit.

DON FÉLIX.

Pourquoi donc sans raison user votre crédit ?

DON FERNAND.

Sans raison ! Quand pour vous, je prouve ma tendresse.

DON FÉLIX.

Hé ! que sert un grand titre à la haute noblesse ?

Son éclat dépend-il d’un rang si fastueux ?

DON FERNAND.

Il honore vos fils, et se répand sur eux.

DON FÉLIX.

Ah ! du moins, malgré vous, je vous trouve sincère :

Il s’agissait bien moins d’honorer votre père,

Que de donner carrière à votre ambition.

Écueil pernicieux ! Funeste passion !

Votre crédit est grand ; mais, mon fils, plus il brille,

Plus je le crains pour vous, et pour votre famille.

En vous toute la cour adore la faveur,

Vous croyez être aimé ; mais, au moindre malheur,

Cette foule d’amis, que le crédit fait naître,

Vous la verrez, mon fils, tout à coup disparaître ;

Vous vous trouverez seul ; et vos adorateurs

Seront les plus ardents de vos persécuteurs.

Plus vous aurez monté, quand vous étiez en place,

Plus ils seront charmés d’abaisser votre audace,

En se dédommageant par mille traits perçants,

D’avoir à vos défauts prodigué leur encens.

DON FERNAND.

Ne vous alarmez point. Je préviendrai la honte

De descendre jamais des grandeurs où je monte.

De degrés en degrés je saurai me hausser

Jusqu’à faire trembler qui voudra m’abaisser.

C’est l’unique moyen de fixer la fortune.

Monter d’un pied timide est d’une âme commune.

Quand le bonheur nous guide, il faut suivre ses pas,

Et toujours s’élever sans regarder en bas.

À mon ambition la carrière est ouverte :

Je prétends la remplir, quand j’y verrais ma perte.

Plus le péril est grand, plus il est glorieux.

La fortune est toujours pour les audacieux.

Mes services d’ailleurs m’ont mérité la gloire

D’être aimé de mon prince ; et la grande victoire

Que sur nos ennemis je viens de remporter,

Abat mes envieux, et m’en fait redouter.

Ils se taisent du moins, et sauvent l’apparence.

DON FÉLIX.

D’autant plus dangereux qu’ils gardent le silence.

Votre sécurité leur fait ouvrir les yeux,

Pour saisir le moment de vous surprendre mieux.

À leurs communs efforts vous êtes seul en butte.

Plus haute est la faveur, et plus prompte est la chute.

DON FERNAND.

Vous ne m’effrayez point ; et je sais les moyens

D’arrêter leurs projets et d’avancer les miens.

Mon frère est mon appui. Je le suis de mon frère.

Il fait tout ; je puis tout. Quel est le téméraire

Qui se hasarderait à nous faire tomber.

DON FÉLIX.

Le moindre événement vous fera succomber.

Il ne faut qu’un rapport pour causer votre perte.

DON FERNAND.

Quand tout le genre humain me ferait guerre ouverte,

Je ne tremblerais pas. Rien ne peut m’arrêter.

Et qui veut risquer tout, n’a rien à redouter.

DON FÉLIX.

Ton audace est extrême, et te sera funeste.

Tu crois que je l’admire, et mon cœur la déteste ;

Reprends le titre vain dont tu m’as revêtu,

Je brûle d’être grand, mais c’est par la vertu.

Livre-toi seul au moins à ta folle chimère,

Et permets la retraite à ton vertueux frère.

C’est l’unique faveur que j’exige de toi ;

Et je vais, à genoux, la demander au roi.

 

 

Scène VIII

 

DON FERNAND, seul

 

Je me garderai bien d’appuyer sa faiblesse,

Et de prendre pour guide une froide vieillesse,

Qui ne reconnaît plus la magnanimité,

Et croit voir la vertu dans la timidité.

Non, ne nous livrons point à des frayeurs si vaines.

Le sang des Avalons bouillonne dans mes veines,

Et mon cœur échauffé de ses nobles ardeurs,

Ne peut fixer ses vœux qu’au faîte des grandeurs.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DONA BÉATRIX, JACINTE

 

DONA BÉATRIX.

Aide-moi, je te prie, à ranger mes idée.

Avec attention l’on nous a regardées.

Mais je ne puis juger si les regards du roi

S’adressaient à ma nièce, ou s’adressaient à moi.

JACINTE.

Faut-il que je vous flatte, ou que je sois sincère ;

Je suis fille à deux mains, et ne veux que vous plaire.

DONA BÉATRIX.

Je n’exige de toi que la sincérité.

JACINTE.

Je vais donc sans façon dire la vérité.

DONA BÉATRIX.

Je te crois pénétrante, et souvent je remarque

Que ce que tu prédis...

JACINTE.

Notre jeune monarque

Ne songe point à vous : non, Madame, à coup sûr ;

Mais...

DONA BÉATRIX.

Vous vous oublier, et le terme est trop dur.

J’aime la vérité, pourvu qu’on l’adoucisse.

JACINTE.

Oh ! volontiers. Ma langue est à votre service.

DONA BÉATRIX.

À tout ce que l’on dit il faut donner un tour

Qui prouve que l’on sait le jargon de la cour,

Et qu’on peut faire prendre, avec délicatesse,

Aux traits les plus piquants un air de politesse.

JACINTE.

Je savais tout cela ; mais Madame m’a dit

De parler franchement.

DONA BÉATRIX.

Quand on a de l’esprit,

On ménage un peu mieux la gloire d’une femme.

Il fallait me répondre... « Il est vrai que. Madame

« Devrait charmer le roi, mais... » Ce prélude-là

Eût fait passer le reste. Entendez-vous, cela ?

Voilà ce que du monde on appelle l’usage.

JACINTE.

Je n’aurai pas de peine à parler ce langage ;

Car naturellement notre sexe est porté

À ne pas affecter trop de sincérité.

DONA BÉATRIX.

Notre sexe a raison. La sincérité blesse ;

Elle passe à la cour pour une impolitesse,

Pour un manque de monde et d’éducation.

Faites votre profit de cette instruction.

JACINTE.

N’en doutez point, Madame ; et personne, j’espère,

Ne se plaindra jamais que je sois trop sincère.

BONA BÉATRIX.

Il faut l’être avec moi quand je l’exige ainsi ;

Mais d’un certain ton...

JACINTE.

Oui, d’un ton bien radouci.

DONA BÉATRIX.

Qui marque en même temps le respect et la crainte.

JACINTE.

Mais vous-même pourtant vous dites sans contrainte

Tout ce que vous pensez, même devant le roi.

Don Philippe s’en plaint.

DONA BÉATRIX.

Me convient-il, à moi,

Dans le rang où je suis, de peser mes paroles ?

Je me tiens au-dessus de ces égards frivoles ;

Ils conviennent aux gens qui veulent s’avancer ;

Moi, je puis dire tout sans m’en embarrasser.

JACINTE.

J’en conviens ; et d’ailleurs votre crédit augmente

À chaque instant.

DONA BÉATRIX.

Comment ?

JACINTE.

Votre nièce est charmante,

Et ses attraits naissants vont faire du fracas,

Je vous en avertis. Je sais que vos appas

Sont cent fois plus piquants que ceux de votre nièce,

Dont le plus grand mérite est un air de jeunesse,

De candeur, d’innocence, et de naïveté ;

Au lieu que vous avez un air de majesté,

Et que vous possédez ces grâces délicates...

DONA BÉATRIX.

Courage, mon enfant ; je sens que tu me flattes ;

Mais tu me fais plaisir.

JACINTE.

En un mot, vos attraits

Doivent lancer partout d’inévitables traits ;

Mais...

DONA BÉATRIX.

Achève.

JACINTE.

Du roi l’âme préoccupée

Penche pour votre nièce, ou je suis fort trompée.

DONA BÉATRIX.

À te dire le vrai, j’en ai quelque soupçon ;

Et quand il m’aimerait, comme j’aurais raison

D’y prétendre, Jacinte ; après tout, ma victoire

N’aurait point d’autre effet que de flatter ma gloire :

Et quoiqu’il soit charmant, son rang ni son pouvoir

Ne me feraient jamais manquer à mon devoir.

Pour ma nièce, elle est fille, et d’illustre naissance,

Et pourrait concevoir une haute espérance.

JACINTE.

Si j’osais m’expliquer... je vous surprendrais bien :

Mais vous me permettrez de ne vous dire rien.

DONA BÉATRIX.

Quoi ! tu sais quelque chose, et tu m’en fais mystère !

JACINTE.

C’est que d’un grand secret je suis dépositaire ;

Mais on m’a défendu de vous le révéler,

Parce qu’on vous connaît un peu prompte à parler.

DONA BÉATRIX.

Moi, Jacinte ?

JACINTE.

Oui, Madame ; et j’en suis très fâchée.

Vous savez à quel point je vous suis attachée ;

Ce défaut me désole, et je souffre, à mourir,

De savoir un secret sans vous le découvrir.

DONA BÉATRIX.

Je te promets, Jacinte, un présent magnifique,

Si tu veux me le dire.

JACINTE.

Avant que je m’explique,

Jurez-moi, s’il vous plaît, bien haut, bien clairement,

Que vous saurez vous taire.

DONA BÉATRIX.

Oui, je t’en fais serment.

JACINTE.

Surtout à Don Fernand gardez-vous d’en rien dire ;

Car il craint que par vous le secret ne transpire ;

Et vous me perdriez dans son esprit.

DONA BÉATRIX.

Suffit.

Compte que j’oublierai té que tu m’auras dit.

JACINTE.

Je crains fort...

DONA BÉATRIX.

Non, crois-moi, quand je veux, je suis fine,

Adroite, impénétrable ; et quoiqu’on s’imagine...

JACINTE.

Je compte donc sur vous, et sur votre présent.

Elle fait la révérence.

DONA BÉATRIX.

Oui, tu peux y compter ; viens au fait à présent.

JACINTE.

M’y voici. Vos soupçons sont bien fondés, Madame

Le roi sent pour Clarice une si vive flamme,

Qu’il en perd le repos, et que de son amour

On le voit maintenant occupé nuit et jour.

Don Fernand entretient cette flamme naissante ;

Et de Don Fernand, moi, je suis la confidente.

Je porte la parole et les tendres écrits

Du monarque amoureux, qui paraît bien épris.

DONA BÉATRIX.

Ô ciel ! À quel dessein recherche-t-il ma nièce ?

JACINTE.

Comme s’il recherchait une grande princesse.

Il n’est rien où vos vœux ne puissent aspirer.

DONA BÉATRIX.

Quelle heureuse nouvelle ! Ah ! je vais expirer

Si l’on veut me contraindre à renfermer ma joie.

Souffre qu’à mes amis mon transport se déploie.

Eh ! comment leur cacher un secret si charmant ?

JACINTE, se jetant à ses pieds.

Madame, au nom du ciel, gardez votre serment.

Vous devenez parjure en rompant le silence.

DONA BÉATRIX.

Hé bien !... Il faudra donc me faire violence.

Ah ! quel plaisir j’aurais si j’osais m’exhaler !

Pour garder ton secret, il n’en faut plus parler.

JACINTE.

Non, Madame. Traitons un point qui m’inquiète.

DONA BÉATRIX.

Et quel point ?

JACINTE.

Votre époux songe à faire retraite ;

Il veut quitter la cour.

DONA BÉATRIX.

Ce n’est pas d’aujourd’hui.

JACINTE.

Mais son père prétend l’emmener avec lui ;

Je vous en avertis.

DONA BÉATRIX.

Ô ciel ! Sur cette affaire

Il faut que j’entretienne au plutôt mon beau-frère.

Va le voir de ma part, et dis-lui doucement

Qu’il vienne à mon secours dès ce même moment.

JACINTE.

J’y cours. Mais avec lui soyez très circonspecte.

DONA BÉATRIX.

Va, tu t’apercevras combien je suis secrète.

 

 

Scène II

 

DONA BÉATRIX, seule

 

Clarice jusqu’ici m’a caché son bonheur.

Mais elle vient. Il faut que je sonde son cœur ;

Elle est simple, ingénue, et de son innocence

J’attends de son secret l’entière confidence.

 

 

Scène III

 

DONA BÉATRIX, DONA CLARICE

 

DONA BÉATRIX.

Qui cherchez-vous, ma nièce ?

DONA CLARICE.

Hélas ! je n’en sais rien.

DONA BÉATRIX.

Vous paraissez rêveuse.

DONA CLARICE.

Oui, je le suis.

DONA BÉATRIX.

Fort bien.

Mais à quoi rêvez-vous ?

DONA CLARICE.

Je rêve à quelque chose

Qui me fait soupirer.

DONA BÉATRIX.

Puis-je en savoir la cause,

Mon enfant ?

DONA CLARICE.

Non, ma tante ; on ne dit point cela.

DONA BÉATRIX.

Ouvrez-moi votre cœur.

DONA CLARICE.

Nous n’en sommes pas là.

Quand il en sera temps, vous saurez ma pensée.

DONA BÉATRIX.

Oh, oh ! pour un enfant vous êtes avancée.

Vous savez quand il faut, ou vous taire, ou parler.

DONA CLARICE.

Mais... j’étudie un peu l’art de dissimuler,

Car on dit qu’à la cour cet art est nécessaire,

Et qu’on n’y brille pas quand on est trop sincère.

DONA BÉATRIX.

Comment donc ? De l’esprit ? De la réflexion ?

Je vous connaissais mal. À quelle occasion

Me dites-vous cela ? Vous étiez si naïve !

Vous lassez-vous de l’être ?

DONA CLARICE.

Oui. Par ce qui m’arrive

Je vois qu’il faut ici cacher ses sentiments,

Être contre soi-même en garde à tous moments,

Écouter sans rien croire, et parler sans rien dire.

DONA BÉATRIX.

Vous soupirez, je pense ?

DONA CLARICE.

Hélas ! oui, je soupire,

Et j’en ai bien sujet.

DONA BÉATRIX.

Ce langoureux propos

Marque que votre cœur n’est pas trop en repos.

Ce trouble a sûrement quelque cause secrète :

Allons, dites-la-moi ; car je suis très discrète.

DONA CLARICE.

Ma tante, on dit que non.

DONA BÉATRIX.

Belle ingénuité !

DONA CLARICE.

Excusez, si je parle avec sincérité.

DONA BÉATRIX.

Brisons sur ce sujet. Qu’est-ce qui vous tourmente ?

Il faut me l’avouer.

DONA CLARICE.

Je n’oserais, ma tante.

DONA BÉATRIX.

Comment ! vous n’oseriez ! Oh bien ! je prétends, moi,

Que vous l’osiez.

DONA CLARICE.

Je sais tout ce que je vous dois ;

Mais peut-être irez-vous révéler ma pensée :

J’en mourrais de dépit.

DONA BÉATRIX.

Non, je suis trop sensée ;

Je sais ce qu’il faut dire, et ce qu’il faut cacher.

Parlez à cœur ouvert.

DONA CLARICE.

Hé bien ! j’y vais tâcher ;

Mais interrogez-moi, je serai moins honteuse.

DONA BÉATRIX.

Toutes ces façons-là me rendent curieuse.

Connaissez-vous quelqu’un que vous aimiez à voir,

Qui touche votre cœur, qui sache l’émouvoir ?

DONA CLARICE, en soupirant.

Oui, ma tante.

DONA BÉATRIX.

Fort bien. Et ce quelqu’un, ma nièce,

Est-il digne de vous, et de votre tendresse ?

DONA CLARICE.

Il ferait mon bonheur, si je faisais le sien ;

Mais j’ai cru qu’il m’aimait, et je n’en crois plus rien.

DONA BÉATRIX.

Vous vous trompez, Clarice, il vous est très fidèle.

DONA CLARICE.

Vous vous trompez vous-même. Il me trouvait si belle !

J’en étais si flattée ! Et quelle est ma douleur

De voir que l’inconstant m’a dérobé son cœur !

Heureusement pour moi, j’ai su, malgré moi-même,

Jusques à cet instant lui cacher que je l’aime :

Non, il n’en saura rien, et j’en ai fait serment.

DONA BÉATRIX.

Vous avez tort.

DONA CLARICE.

Pourquoi ?

DONA BÉATRIX.

J’apprends dans ce moment

Que son cœur, tout à vous, brûle d’avoir le vôtre.

DONA CLARICE.

S’il m’aimait, pourrait-il me parler pour un autre ?

DONA BÉATRIX.

Pour un autre ?

DONA CLARICE.

Oui. L’ingrat veut que j’aime le roi ;

Il m’en parle à toute heure. Eh ! dépend-il de moi

D’aimer, de n’aimer plus. Je le croyais sincère ;

Mais c’est pour me tromper qu’il a voulu me plaire.

DONA BÉATRIX.

Je ne vous entends plus. Quel est cet inconstant

Qui parle pour un autre, et que vous aimez tant ?

DONA CLARICE.

Eh mais... c’est Don Fernand.

DONA BÉATRIX.

Don Fernand ! Ciel ! qu’entends-je ?

Vous me faites ici l’aveu le plus étrange

Que l’on ait jamais fait.

DONA CLARICE.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

Don Fernand est aimable.

DONA BÉATRIX.

Oui, je conviens qu’il l’est.

Mais je sais que le roi vous aime, vous adore,

Et comment Don Fernand peut-il vous plaire encore ?

DONA CLARICE.

Il me plaira toujours.

DONA BÉATRIX.

Je vous garantis, moi,

Qu’il ne vous plaira plus ; et je veux que le roi

Occupe tout entier ce petit cœur bizarre,

Qui, sans me consulter, s’abandonne et s’égare

Jusqu’à vouloir au roi préférer Don Fernand.

Le plaisant héroïsme ! Ah ! c’est bien maintenant...

Je mourrais de douleur, s’il savait la faiblesse

Que vous avez pour lui. Combattez-la sans cesse,

Et prenez soin, surtout, de la lui bien cacher.

Il vient ; contraignez-vous.

 

 

Scène IV

 

DON FERNAND, DONA BÉATRIX, DONA CLARICE

 

DONA BÉATRIX, à Don Fernand.

Vous veniez me chercher,

Sans doute ?

DON FERNAND.

Oui, Madame ; et j’apprends par Jacinte...

DONA BÉATRIX.

Je suis dans des frayeurs...

DON FERNAND.

Bannissez toute crainte.

Don Philippe et mon père ont fort pressé le roi :

Heureusement pour nous, il n’écoute que moi.

Ils ont fait l’un et l’autre une démarche vaine ;

Mon frère restera, soyez-en bien certaine.

DONA BÉATRIX.

Que vous me ravissez !

DON FERNAND, bas, à Clarice.

Ne pourrais-je un moment

Vous parler en secret ?

DONA BÉATRIX, à Don Fernand.

Quoi ! sérieusement

Don Philippe demande à sortir de sa place ?

DON FERNAND.

Oui, Madame.

DONA BÉATRIX.

Le lâche !

DON FERNAND.

Il n’est rien qu’il ne fasse

Pour en venir à bout ; mais il n’obtiendra rien.

Bas, à Clarice.

Le roi veut avec vous avoir un entretien.

DONA BÉATRIX, à Don Fernand.

Que lui dites-vous là ?

DON FERNAND.

Moi ? Rien. Je me retire.

DONA BÉATRIX.

Je vois que vous avez quelque chose à lui dire.

DON FERNAND.

Nullement ; je venais pour vous calmer l’esprit.

Vous voilà rassurée, et cela me suffit.

DONA BÉATRIX.

Non, Seigneur, vous aviez ici quelqu’autre affaire.

DON FERNAND.

Sur quoi le croyez-vous ?

DONA BÉATRIX.

Mon Dieu, que de mystère !

Vous venez pour Clarice, et je sais le sujet

Qui vous amène. En vain vous faites le discret.

DON FERNAND.

Madame, je ne sais ce que vous voulez dire.

DONA BÉATRIX.

Vous croyez m’imposer, et c’est ce que j’admire ;

Mais sachez qu’il n est rien qui me puisse échapper,

Et qu’on est bien adroit quand oh peut me tromper.

DON FERNAND, à Dona Clarice.

Vous avez donc parlé ?

DONA BÉATRIX.

Point du tout. C’est Jacinte ;

Elle m’a mise au fait : ainsi plus de contrainte.

Tenons ici conseil, et prenez mes avis ;

Tout n’en ira que mieux quand ils seront suivis.

Vous voilà consterné !

DON FERNAND.

J’ai bien sujet de l’être.

DONA BÉATRIX.

Pourquoi ?

DON FERNAND.

Vous me perdrez dans l’esprit de mon maître,

Si vous dites un mot avant qu’il en soit temps.

DONA BÉATRIX.

Seigneur, je sais garder des secrets importants :

Je pourrais m’échapper sur quelque bagatelle.

Pour cette affaire-ci, si quelqu’un la révèle,

Ce ne sera pas moi ; n’ayez plus de frayeur.

DON FERNAND.

Madame, songez-y ; votre propre bonheur

Va dépendre de vous.

DONA BÉATRIX.

Vous verrez ma prudence ;

Mettez-moi hardiment dans votre confidence.

DON FERNAND.

Puisque vous savez tout, je me tairais en vain.

Sûr de ce que je puis, je forme un grand dessein

Pour Clarice. Je sais à quel point le roi l’aime :

On peut tout espérer de son ardeur extrême ;

Mais, pour hâter l’effet de cette passion,

Il faut parler, agir avec précaution,

Prévenir tout obstacle, et disposer mon frère :

Car c’est lui que je crains.

DONA BÉATRIX.

Il nous serait contraire ?

DON FERNAND.

Peut-être. Je connais sa façon de penser.

DONA BÉATRIX.

Il nous secondera, loin de nous traverser,

J’en réponds. Pour Clarice, elle est sous ma tutelle ;

Elle doit m’obéir : je réponds aussi d’elle.

DONA CLARICE, à Don Fernand.

Où me conduisez-vous ?

DON FERNAND.

Au comble des grandeurs :

Le sort va sur nous tous épuiser ses faveurs.

N’allez pas vous piquer d’une vaine prudence.

DONA BÉATRIX.

Quoi ! vous la soupçonnez de cette extravagance ?

DON FERNAND.

Quand la fortune s’offre, on doit en profiter,

Et, tant qu’elle nous porte, il faut toujours monter.

DONA BÉATRIX, avec transport.

Je vole, je m’élève, et je suis dans les nues.

À Dona Clarice.

Jusques au firmament nous voilà parvenues,

Mon enfant. Quel éclat ! Je sens en ce moment

Une espèce d’extase et de ravissement.

Mais animez-vous donc, et paraissez sensible

À cet essor brillant...

DONA CLARICE.

Cela m’est impossible.

DONA BÉATRIX.

Et par quelle raison ?

DONA CLARICE.

C’est que ce que j’apprends,

Ne m’émeut point du tout.

DONA BÉATRIX.

Ces airs indifférents

Vous conviennent fort bien ! Comment, le roi vous aime,

Et vous...

DON FERNAND.

Parlez plus bas.

DONA BÉATRIX.

Je suis hors de moi-même.

Parlant d’un ton encore plus élevé.

On veut la faire reine ; et...

DON FERNAND.

L’on vous entendra ;

Oubliez ce projet.

DONA BÉATRIX.

Hé bien ! on l’oubliera.

Mais vous ne sentez pas jusqu’où va sa folie,

Ni quel est le sujet de sa mélancolie :

C’est qu’elle a dans le cœur une inclination,

Et se pique déjà de belle passion.

DON FERNAND, à Dona Clarice.

Vous, Madame ?

DONA CLARICE, à Dona Béatrix.

Ma tante, épargnez-moi, de grâce.

DONA BÉATRIX.

Non, non, dans votre cœur je vois ce qui se passe.

DONA CLARICE.

Il ne s’y passe rien.

DONA BÉATRIX.

Vous dépendez de moi.

DONA CLARICE.

Oui, ma tante.

DONA BÉATRIX.

Et je veux que vous aimiez le roi...

Et non pas Don Fernand.

DON FERNAND, à Dona Béatrix.

Qui peut vous faire croire

Qu’elle m’aime ?

DONA BÉATRIX.

Eh ! Seigneur, je sais toute l’histoire.

DON FERNAND.

Par qui ?

DONA BÉATRIX.

Par elle-même ; et très distinctement

Elle s’est plainte à moi du peu d’empressement

Que depuis quelques jours vous témoigniez pour elle,

Tandis que pour le roi vous aviez tant de zèle.

Que vous dirai-je, enfin ? Un prince, auprès de vous

Lui paraît méprisable.

DON FERNAND, à part.

Ô triomphe trop doux !

À Dona Clarice.

Me dit-on vrai, Madame ?

DONA CLARICE, à part.

Hélas !

DONA BÉATRIX.

Elle soupire ;

Et vous entendez bien ce que cela veut dire.

DON FERNAND, à part.

Je ne l’entends que trop. Que je serais heureux,

Si l’amour pouvait seul contenter tous mes vœux !

À Dona Clarice.

Madame, je n’ai point la vanité de croire

Que vous veuillez pour moi renoncer à la gloire

Où vos divins appas peuvent vous élever.

Quand l’amour le voudrait, il faudrait le braver.

Songez qu’un roi vous aime ; un roi, dont la tendresse

Aurait de quoi charmer la plus grande princesse :

Sa personne, son rang, tout vous parle pour lui.

DONA BÉATRIX.

Et moi, je parle aussi. Je prétends qu’aujourd’hui

Vous brilliez à ses yeux, et lui fassiez connaître

Qu’il est autant aimé qu’il mérite de l’être.

Venez, belle indolente. Avant de vous montrer,

Des plus riches atours je m’en vais vous parer.

Dona Clarice, en sortant, jette un regard triste et tendre sur Don Fernand.

 

 

Scène V

 

DON FERNAND, seul

 

Où suis-je ? Vous n’aimez, adorable Clarice !

Mais en comblant mes vœux, vous faites mon supplice.

Je croyais aimer seul ; et sur ma passion

Je donnais la victoire à mon ambition,

Et l’amour, par l’aveu qu’il me force de croire,

Veut sur l’ambition remporter la victoire ;

Il le veut. Mais en vain il ose le tenter,

Et, quoiqu’il m’ait surpris ; il ne peut me dompter.

Est-ce à moi de sentir et ses feux et ses flammes ?

L’amour ne doit régner que sur des faibles âmes ;

Et la mienne est d’un ordre et trop noble et trop grand,

Pour se soumettre aux lois d’un si lâche tyran.

Ô noble ambition ! tu seras la plus forte ;

Et sur tous mes désirs ton intérêt l’emporte.

C’est mon plus cher objet, c’est mon unique loi,

Et toute autre faiblesse est indigne de moi.

 

 

Scène VI

 

DON PHILIPPE, DON FERNAND

 

DON FERNAND.

Vous venez à propos. J’allais chez vous, mon frère.

DON PHILIPPE.

J’allais chez vous aussi. Car il est nécessaire

Que nous ayons ensemble un entretien secret.

Mon père vous a dit...

DON FERNAND.

Brisons sur ce sujet.

Je viens vous proposer deux projets magnifiques,

Dignes d’être admirés des plus grands politiques.

Aux postes éclatants c’est peu de parvenir,

Mon frère ; le grand art est de s’y maintenir.

Comment s’y maintient-on ? Par des appuis durables.

Or, j’en vois deux pour nous qui sont inébranlables,

Et dont je me tiens sûr pour peu que vous m’aidiez.

Le voulez-vous ?

DON PHILIPPE.

J’attends que vous vous expliquiez !

Et si votre projet n’est point une chimère...

DON FERNAND.

Moi, chimérique ? Moi ?

DON PHILIPPE.

Passons, passons, mon frère.

Je me défie un peu de votre ambition.

Mais nous n’entrerons point en explication.

Venez au fait.

DON FERNAND.

J’y viens. Mais trêve de sagesse.

Moins de raisonnement, et plus de hardiesse.

Nous gouvernons tous deux. Quoi que nous hasardions,

Nous pouvons tout, pourvu que nous nous entendions.

DON PHILIPPE.

Voyons.

DON FERNAND.

Vous en ferez bientôt l’expérience.

Je médite, mon frère, une double alliance.

La première, pour vous ; la seconde pour moi.

Je serai le beau-frère, et vous, l’oncle du roi.

Vous paraissez surpris ?

DON PHILIPPE.

Ce que je viens d’entendre,

Avouez-le vous-même, a lieu de me surprendre.

Moi, l’oncle de mon maître ? Et vous, son beau-frère !

DON FERNAND.

Oui.

DON PHILIPPE.

Vous avez pu former ce projet inouï ?

DON FERNAND.

Pourquoi non ?

DON PHILIPPE.

Pourquoi non ! La question est belle

Mon frère, savez-vous comment cela s’appelle ?

DON FERNAND.

Un projet noble et grand.

DON PHILIPPE.

Un projet insensé,

Auquel un bon esprit n’aurait jamais pensé.

DON FERNAND.

Et si je vous prouvais que rien n’est plus facile ?

DON PHILIPPE.

Si vous me le prouviez, vous seriez bien habile.

DON FERNAND.

Nous reviendrons à vous. Parlons de moi d’abord.

Vous savez qu’aujourd’hui le connétable est mort.

DON PHILIPPE.

Cette perte ne peut être assez déplorée

Par le roi, par l’État...

DON FERNAND.

La perte est réparée :

J’ai demandé la charge ; et j’en suis revêtu.

DON PHILIPPE.

À votre âge ? Bon Dieu !

DON FERNAND.

L’âge, c’est la vertu,

Le courage, et non pas le nombre des années.

DON PHILIPPE.

Mais...

DON FERNAND.

Les possessions que le roi m’a données,

Formeront désormais une principauté

Que je fais ériger en souveraineté.

Me voilà prince, enfin ; et l’éclat dont je brille,

Rapprochera de moi l’infante de Castille.

DON PHILIPPE.

Elle ? Connaissez-vous sa fierté, sa hauteur ?

DON FERNAND.

Oui : mais l’amour peut tout, et parle en ma faveur.

Vous ne m’en croyez pas ; mais croyez-en l’Infante ;

Ou plutôt ce billet, qu’écrit sa confidente.

Il lui présente une lettre.

DON PHILIPPE lit.

« J’avais fait jusqu’ici des efforts superflus

« Pour vous prouver mon zèle extrême :

« Enfin, j’ai réussi ; la princesse vous aime.

« L’orgueil combat, encor ; mais ne le craignez plus ».

DON FERNAND.

Vous êtes étonné ? Suis-je si chimérique ?

Sur ce qui vous regarde, il faut que je m’explique

À présent. Vous savez que dès le premier jour,

Votre nièce Clarice a fait bruit à la cour :

Que sa rare beauté frappe, saisit, enchante ;

Que sa taille est divine, et sa voix ravissante ;

Que ses yeux...

DON PHILIPPE.

Ils sont beaux ; mais demeurons-en là.

Et que concluez-vous enfin de tout cela ?

DON FERNAND.

Que le roi l’aime.

DON PHILIPPE.

Ensuite ?

DON FERNAND.

Et qu’en un mot j’espère

La lui faire épouser.

DON PHILIPPE.

Est-ce tout ?

DON FERNAND.

Oui.

DON PHILIPPE.

Mon frère,

Je réponds en trois mots ; et, quoique très concis,

Mon discours sûrement sera clair et précis.

DON FERNAND.

J’écoute.

DON PHILIPPE.

Votre idée à l’égard de l’Infante

Est plus que téméraire, elle est extravagante.

DON FERNAND.

Mon frère...

DON PHILIPPE.

Je l’ai dit, je ne m’en dédis point,

Quoi qu’il puisse arriver. Et, quant au second point,

Ma réponse sera pour le moins aussi nette.

Un roi ne doit jamais épouser sa sujette,

De quelque illustre sang qu’elle puisse sortir.

L’intérêt de l’État n’y saurait consentir.

Comme cet intérêt m’est plus cher que ma vie,

Je souffrirai plutôt qu’elle me soit ravie

Que de porter mon prince à se déshonorer.

DON FERNAND.

Quoi donc ! Contre vous-même ainsi vous déclarer !

Clarice est votre nièce.

DON PHILIPPE.

Et fût-elle ma fille,

Dois-je sacrifier mon maître à ma famille ?

Non, il n’en sera rien. Vous me pressez en vain,

Et je veux prévenir ce funeste dessein.

D’ailleurs, vous qui croyez être un grand politique,

Nous immolerez-vous à la haine publique ?

Car vous risquez ici plus que vous ne pensez ;

Et nous sommes perdus, si vous réussissez.

DON FERNAND.

Quelle indigne frayeur ! Un mot va vous confondre,

Je suivrai mes desseins, et j’ose vous répondre

Qu’ils auront le succès que je m’en suis promis,

Dussions-nous, vous et moi, devenir ennemis.

Qu’un héroïsme vain cesse de vous séduire.

Vous êtes mon ouvrage, et je puis le détruire.

Adieu, songez-y bien.

 

 

Scène VII

 

DON PHILIPPE, seul

 

Tu crois m’intimider ;

Mais, pour te traverser, je vais tout hasarder.

Je veux rendre à l’État cet important service,

En dépit...

 

 

Scène VIII

 

DON PHILIPPE, DON LOUIS

 

DON PHILIPPE.

Ah ! Seigneur, une étoile propice

Vous amène vers moi. Vous ne pouviez jamais

Me trouver plus d’ardeur à conclure la paix.

Pour la mieux cimenter, et couronner l’ouvrage,

Je reviens au projet du double mariage,

Si le roi d’Aragon y pense absolument.

DON LOUIS.

Oui. Mon instruction m’ordonne expressément

De demander pour lui l’Infante de Castille.

Pour la sœur de mon maître, elle a chargé ma fille

De tous ses intérêts. L’Infante d’Aragon

Lui donne plein pouvoir de traiter en son nom ;

Pouvoir autorisé, confirmé par son frère.

DON PHILIPPE.

Par quel motif ?

DON LOUIS.

Il sait qu’elle a l’âme trop fière,

Le cœur trop délicat, pour accepter un roi,

À qui l’intérêt seul engagerait sa foi ;

Et que, pour l’épouser, il faudra qu’elle l’aime.

C’est ma fille, Seigneur, comme une autre elle-même,

Qui seule a le pouvoir de la déterminer

À refuser sa main, ou bien à la donner.

N’en soyez point surpris. De notre aimable Infante

Ma fille fut toujours l’unique confidente,

La plus intime amie ; ainsi sa volonté

Va nous faire signer ou rompre le traité.

DON PHILIPPE.

Une telle puissance est rare et merveilleuse,

Et rend mon entreprise incertaine, épineuse.

DON LOUIS.

Moi, j’ose en espérer un très heureux effet.

Ma fille vous attend dans votre cabinet

Pour traiter avec vous ; mais ne veut rien conclure

Sur le roi votre maître, avant que d’être sûre

Qu’il ressemble au portrait qu’on en fait en tous lieux.

DON PHILIPPE.

C’est un prince accompli. Ses augustes aïeux

N’ont rien fait de si grand, qu’il n’efface ou n’égale.

DON LOUIS.

Je le sais. Mais, Seigneur, on craint qu’une rivale

N’ait déjà prévenu son inclination.

Nous connaissons l’Infante. Elle a l’ambition

De plaire uniquement à l’époux qu’on lui donne,

Et souhaite son cœur bien plus que sa couronne.

DON PHILIPPE.

Elle aura l’un et l’autre ; et je les lui promets.

Entrons pour disputer nos divers intérêts :

Et de mon cabinet nous irons chez mon maître,

Afin que votre fille ait le temps de connaître

Qu’il est digne des vœux de la sœur d’un grand roi

Et que tout l’univers doit penser comme moi.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

L’INFANTE D’ARAGON, DON LOUIS

 

DON LOUIS.

Pourquoi si brusquement rompre la conférence,

Madame ? où fuyez-vous ?

L’INFANTE.

Seigneur, la déférence,

Le respect que pour moi vous faites éclater,

Trahit notre secret ; et je dois éviter

Un ministre éclairé, prêt à me reconnaître.

DON LOUIS.

Hé ! qu’importe ? Le roi, votre frère et mon maître,

Madame, m’a permis de lui tout déclarer,

Si dans nos intérêts je pouvais l’attirer.

Je viens de me convaincre, et vous voyez vous-même

Qu’il veut les embrasser avec un zèle extrême ;

Et je puis maintenant, avec juste raison,

Lui découvrir en vous l’Infante d’Aragon.

L’INFANTE.

Me déclarer sitôt à la cour de Castille ?

DON LOUIS.

Pour tout autre que lui, soyez encor ma fille.

Don Philippe est discret, et sa rare vertu...

L’INFANTE.

Cruelle politique ! À quoi m’engages-tu ?

Où m’as-tu fait venir ?

DON LOUIS.

Dans nos tristes alarmes

Notre unique ressource est celle de vos charmes,

Ils feront plus pour nous que mes efforts pressants.

Mon maître s’est flatté qu’ils seraient tout-puissants,

Et qu’un jeune monarque y devenant sensible,

Sur l’accord proposé serait moins inflexible.

C’est moi qui suggérai ce projet hasardé :

Le besoin l’exigeait, il a persuadé.

Ne nous condamnez point ; par un sort trop funeste,

Votre secours, Princesse, est le seul qui nous reste.

Si vous nous en privez, votre, frère périt.

Faites agir pour lui tant d’attraits, tant d’esprit,

Dont le ciel bienfaisant orna votre naissance.

Quelquefois le péril fait taire la prudence.

L’INFANTE.

Je ne le vois que trop. Mais il faut, tôt ou tard,

Qu’on sache qui je suis, et je cours le hasard

De me voir en ces lieux injustement blâmée.

DON LOUIS.

De ce scrupule vain cessez d’être alarmée.

Nous prendrons tout sur nous pour vous justifier,

Quand le traité conclu pourra se publier.

Mais cachez pour un temps le besoin qui nous presse.

Si vous vous déclarez, dites toujours, Princesse,

Que vous avez risqué de venir en ces lieux

Pour connaître le roi, pour le voir de vos yeux,

Pour l’épouser par choix, et non par politique.

Ce discours spécieux tiendra de l’héroïque :

Je connais cette cour, il y réussira ;

Et, loin de vous blâmer, on vous admirera.

 

 

Scène II

 

L’INFANTE D’ARAGON, DON PHILIPPE, DON LOUIS

 

DON PHILIPPE, à l’Infante.

Vous me fuyez en vain. Toute votre prudence

Ne saurait me cacher votre illustre naissance.

Cent traits marqués, cet air, et si noble et si grand,

M’informent, malgré vous, de votre auguste rang.

DON LOUIS.

Oui, Seigneur, vous voyez une jeune princesse,

Pour qui le roi son frère a porté sa tendresse

Jusques à consentir, après de longs refus

Que les soupirs, les pleurs ont rendus superflus,

Qu’elle vînt avec moi, sous le nom de ma fille,

Demeurer quelques jours à la cour de Castille.

Ce mystère est nouveau, mais si bien concerté,

Que jusques à présent il n’a point éclaté.

L’INFANTE, à Don Philippe.

D’avance, vous savez le motif qui m’engage

À ce pas délicat. Par un barbare usage,

Des filles de mon rang on oblige la foi,

Sans consulter leur cœur. À cette dure loi

J’ai voulu me soustraire, en jugeant par moi-même

Si le roi votre maître est digne que je l’aime,

Craignant de m’abuser sur les rapports flatteurs

Qui nous viennent souvent par nos ambassadeurs.

DON PHILIPPE.

Ce projet me surprend, mais il est héroïque ;

J’y vois de vos vertus une preuve authentique :

Et vouloir que la main soit un présent du cœur,

C’est chercher dans l’hymen le souverain bonheur.

Princesse, en m’honorant de votre confiance,

De ma discrétion faites l’expérience.

L’intérêt de l’État à mes soins confié,

Se trouve avec le vôtre étroitement lié.

J’ose vous l’avouer avec cette franchise,

Qui d’abord semblerait ne m’être pas permise,

Mais que je crois devoir à votre illustre sang.

Je vous aiderai même à cacher votre rang,

Mais sans porter trop loin votre délicatesse,

Qui promet à mon maître une extrême tendresse...

 

 

Scène III

 

L’INFANTE D’ARAGON, DON PHILIPPE, DON LOUIS, DONA BÉATRIX, JACINTE

 

DONA BÉATRIX, à Jacinte.

Qu’à mes ordres, Jacinte, on fasse attention.

Vite, dépêchez-vous.

 

 

Scène IV

 

L’INFANTE D’ARAGON, DON PHILIPPE, DON LOUIS, DONA BÉATRIX

 

DON PHILIPPE, à Dona Béatrix.

Quelle indiscrétion ?

Quoi ! Ne voyez-vous pas ?...

DONA BÉATRIX.

J’appelle tout le monde.

Je vais, je viens, je cours, et nul ne me seconde.

Je n’en puis plus. Mon soin met tout en mouvement,

Et vous, vous demeurez ici tranquillement.

DON PHILIPPE.

Mais devant Don Louis soyez moins turbulente.

DONA BÉATRIX, à Don Louis.

Ah ! pardonnez, Seigneur ; une affaire importante

M’occupe tellement, que je ne pensais pas...

À l’Infante.

Et vous aussi, Madame, excusez l’embarras...

L’INFANTE.

Ah ! Madame...

DONA BÉATRIX.

En courant, souffrez qu’on vous embrasse.

L’INFANTE.

Vous me faites honneur.

DONA BÉATRIX, à Don Philippe.

Vous êtes tout de glace,

Quand il faut...

DON PHILIPPE.

Eh ! cessez...

DONA BÉATRIX, à l’Infante.

Demain j’irai vous voir,

Et je veux avec vous causer jusques au soir.

Je ne puis maintenant vous dire une parole ;

Je suis dans une joie !... Oh ! j’en deviendrai folle.

DON PHILIPPE, à Dona Béatrix.

Mais quel est le sujet de ce bruyant transport ?

DONA BÉATRIX.

Vous ne le savez pas ?

DON PHILIPPE.

Moi ? non.

DONA BÉATRIX.

Vous avez tort ;

C’est vous qui, sûrement, auriez dû me l’apprendre.

Voulez-vous que le roi vienne ici nous surprendre,

Sans être préparés à le recevoir ?

DON PHILIPPE.

Quoi ?

Que nous dites-vous ?

DONA BÉATRIX.

Mais je vous dis que le roi

Va venir à l’instant, et qu’il nous l’a fait dire.

DON PHILIPPE, à part.

Qu’entends-je ? Juste ciel !

DON LOUIS.

Seigneur, je me retire.

À l’Infante.

Ma fille, venez-vous ?

L’INFANTE.

Moi ? Non : je vais rester.

DONA BÉATRIX, à l’Infante.

Oui, oui, restez ici, je vais vous présenter.

DON PHILIPPE, à part.

Autre imprudence. Il vient, sans doute, pour ma nièce :

Tout va se découvrir aux yeux de la princesse.

À l’Infante.

M’en croirez-vous, Madame ? Il n’est pas encor temps

Que vous voyiez le roi ; différez...

L’INFANTE.

Non : j’attends

Qu’il paraisse en ce lieu.

DON PHILIPPE.

Mais je crains...

L’INFANTE.

Hé ! de grâce,

Souffrez, sans différer, que je me satisfasse.

L’instant est favorable, et j’en dois profiter.

DON PHILIPPE.

Puisque vous le voulez, je n’ose y résister.

Pour recevoir mon maître, il faut que je vous quitte,

À part.

Et mon devoir m’y force. Ô fatale visite !

 

 

Scène V

 

L’INFANTE D’ARAGON, DONA BÉATRIX

 

DONA BÉATRIX.

Vous allez voir un prince accompli de tout point ;

Et pour moi, j’avouerai que je ne le vois point

Sans quelque émotion. Sa figure est charmante ;

Il a dans le regard une langueur touchante,

Qui frappe, qui saisit, et qui va jusqu’au cœur.

Celle qu’il fera reine, aura bien du bonheur.

L’INFANTE.

En sa faveur, peut-être, êtes-vous prévenue ?

DONA BÉATRIX.

Vous le serez de même à la première vue.

L’INFANTE.

Sa visite chez vous ne doit plus m’étonner.

Il vous cherche, sans doute !

DONA BÉATRIX.

On en va raisonner,

Comme vous jugez bien ; et, sans m’en faire accroire,

J’aurais quelque raison de m’en donner la gloire.

Mais, non, de cet honneur je ne suis point l’objet ;

Et le roi vient ici pour un autre sujet.

L’INFANTE.

Pourriez-vous me le dire ?

DONA BÉATRIX.

Ah ! je suis trop discrète.

Si vous me promettiez pourtant d’être secrète...

L’INFANTE.

Oui.

DONA BÉATRIX.

Je n’aime rien tant que la discrétion ;

Elle est essentielle en cette occasion.

Vous saurez donc... Mais, non, j’ai juré de me taire.

L’affaire est délicate, et c’est un grand mystère.

L’INFANTE.

Si vous avez juré, je me garderai bien...

DONA BÉATRIX.

Mais je crois qu’avec vous je ne risquerai rien ;

Vous m’inspirez d’abord un fonds de confiance...

Au moins promettez-moi de garder le silence.

L’INFANTE.

Quoi ! vous vous défiez ?...

DONA BÉATRIX.

Non ; je puis vous parler,

Et m’ouvrir avec vous, sans rien dissimuler.

À demi-bas, et confidemment.

Le roi ne vient ici que pour y voir ma nièce,

Dont il est amoureux.

L’INFANTE, vivement.

Il aurait la faiblesse

De s’abaisser au point ?...

DONA BÉATRIX.

S’abaisser, dites-vous ?

Le roi peut, sans rougir, devenir son époux :

Elle est d’un sang...

L’INFANTE, à part.

Qu’entends-je ? Elle me désespère.

DONA BÉATRIX.

Quoi donc ? Ce que je dis, vous met-il en colère ?

L’INFANTE, prenant un air tranquille.

Non ; mais je ne crois pas que le roi...

DONA BÉATRIX.

Pourquoi non ?

L’INFANTE.

Quand nous lui proposons l’Infante d’Aragon,

Y pensez-vous ?...

DONA BÉATRIX.

Fort bien. Ma nièce est si charmante,

Qu’elle peut aisément faire oublier l’Infante.

L’INFANTE.

J’espère que l’effet vous désabusera :

Et l’Infante est d’un rang...

DONA BÉATRIX.

Tout ce qu’il vous plaira.

L’Infante, je l’avoue, est d’un rang respectable,

Elle est sœur d’un grand roi ; mais Clarice est aimable.

Ah, le beau titre !

L’INFANTE.

On peut en produire un pareil.

DONA BÉATRIX.

J’en doute.

L’INFANTE.

Oserait-on vous donner un conseil ?

Cette princesse, un jour, peut être votre reine ;

Ne vous exposez pas à mériter sa haine.

DONA BÉATRIX.

Je crains peu... Mais on vient ; sans doute, c’est le roi.

L’INFANTE, à part.

Dans quel trouble je suis !

DONA BÉATRIX, à l’Infante.

Tenez-vous près de moi.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, L’INFANTE D’ARAGON, DON PHILIPPE, DONA BÉATRIX

 

LE ROI, à Don Philippe.

Cessez d’être surpris d’une telle visite.

Je sais, quand il le faut, honorer le mérite :

Il est toujours présent à mon attention,

Et le vôtre exigeait cette distinction.

DON PHILIPPE.

Sire, tant de bonté ne sert qu’à me confondre :

Et mon silence seul...

DONA BÉATRIX, bas, à Don Philippe.

Je m’en vais lui répondre,

Car les termes, Seigneur, ne me manquent jamais.

Au roi.

Sire, si Don Philippe...

DON PHILIPPE, bas, à Dona Béatrix.

Eh quoi ! vous osez...

DONA BÉATRIX, bas, à Don Philippe.

Paix ;

Laissez-moi parler.

DON PHILIPPE, à part.

Ciel !

DONA BÉATRIX, au roi.

Si c’est par son silence,

Sire, qu’il vous répond, c’est que son éloquence,

Trop faible et trop modeste en cette occasion,

Quand il faudrait briller, manque d’expression.

J’oserai donc pour lui...

Pendant la harangue de Dona Béatrix, Don Philippe fait ce qu’il peut par signes, et en la tirant pour la faire taire ; et, plus il paraît impatient, plus elle élève sa voix.

DON PHILIPPE, à part.

Je souffre le martyre.

LE ROI.

Moi-même, je me dis ce que vous voulez dire,

Madame ; et je suis sûr de tous ses sentiments :

Ainsi dispensez-vous de tant de compliments.

DONA BÉATRIX.

Malgré moi je me tais, puisque l’on me l’ordonne ;

Mais j’ai peine...

LE ROI, apercevant l’Infante.

Quelle est cette jeune personne ?

DONA BÉATRIX, vivement.

Sire, permettez-moi de vous la présenter :

Elle m’en a priée ; et j’ose me flatter...

Que vous l’honorerez d’un accueil favorable.

LE ROI.

Je la trouve charmante.

DONA BÉATRIX, d’un air indifférent.

Elle est assez aimable.

LE ROI, à l’Infante.

De grâce, votre nom ?

L’INFANTE.

Sire, l’ambassadeur

D’Aragon est mon père.

LE ROI.

À cet air de grandeur,

On reconnaît en vous une illustre naissance.

DONA BÉATRIX.

Pour moi, je n’y vois rien...

DON PHILIPPE, bas, à Dona Béatrix.

Eh ! gardez le silence.

DONA BÉATRIX, bas, à Don Philippe.

Cela m’est impossible.

LE ROI, à l’Infante.

Eh quoi ! jusqu’à ce jour ;

Avez-vous dédaigné de paraître à ma cour ?

L’INFANTE.

Tant de rares beautés y charment votre vue,

Que j’avais résolu d’y rester inconnue ;

Mais le désir de voir un prince si parfait,

Malgré moi m’a forcée à rompre ce projet.

LE ROI.

Vous auriez dû vous fendre un peu plus de justice.

DONA BÉATRIX, à l’Infante.

Sortons.

LE ROI, à l’Infante.

Non ; demeurez.

DONA BÉATRIX, à Don Philippe.

Je vais chercher Clarice,

Et reviens avec elle.

DON PHILIPPE, à part.

Elle sort ; Dieu merci.

Respirons ; et voyons la fin de tout ceci.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, L’INFANTE D’ARAGON, DON PHILIPPE

 

LE ROI.

Madame, permettez que je vous interroge.

De votre jeune Infante on nous a fait l’éloge.

On vante son esprit, ses grâces, sa beauté.

Mais ce portrait charmant, ne l’a-t-on point flatté ?

Je m’en rapporte à vous...

L’INFANTE.

Je suis trop naturelle

Pour vous rien déguiser. Elle passe pour belle ;

Du moins les courtisans nous l’assurent ainsi :

Et c’est leur sentiment que je rapporte ici.

Pour moi, je n’en dis rien, de crainte d’en trop dire.

LE ROI.

Non ; là vérité simple est ce que je désire.

Déclarez librement ce que vous en pensez.

L’INFANTE.

Je crois sur son sujet en avoir dit assez.

J’ajouterai pourtant, par pure obéissance,

Qu’elle paraît en tout digne de sa naissance ;

Mais que si par la paix on l’unit avec vous,

Elle veut posséder le cœur de son époux ;

Et que le seul bonheur de s’en voir souveraine,

Peut lui faire goûter le bonheur d’être reine.

LE ROI.

Elle veut dominer ; c’est-là sa passion.

L’INFANTE.

Non. Mais se faire aimer, c’est son ambition.

Elle veut tout un cœur ; et le moindre partage

Ferait de son haut rang un affreux esclavage.

Du reste, à dominer elle n’a nul penchant.

Elle ne connaît point de plaisir si touchant,

Que les tendres douceurs d’une amour mutuelle :

Tous les autres plaisirs ne le sont point pour elle.

Voilà ses sentiments : et dans cet entretien,

En vous ouvrant mon cœur, je vous ouvre le sien.

LE ROI.

Je vois qu’en sa faveur votre zèle est extrême.

La connaissez-vous bien ?

L’INFANTE.

Aussi-bien que moi-même.

LE ROI.

C’est tout dire en deux mots. Mais, Madame, entre nous,

A-t-elle autant d’esprit, et de charmes que vous ?

L’INFANTE.

Par cette question vous me rendez confuse.

Sur son propre sujet bien souvent on s’abuse...

Mais je crois...

LE ROI.

Poursuivez.

L’INFANTE.

(Vous verrez si j’ai tort)

Que ses traits et les miens ont beaucoup de rapport.

LE ROI.

Vous la louez beaucoup. Mais j’aperçois Clarice.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, L’INFANTE D’ARAGON, DON PHILIPPE, DONA BÉATRIX, DONA CLARICE

 

DON PHILIPPE, à Dona Béatrix.

C’est vous encor ?

DONA BÉATRIX.

Moi-même. On va rendre justice

À ma nièce.

DON PHILIPPE, à Dona Béatrix et à Dona Clarice.

Rentrez.

L’INFANTE, apercevant Clarice.

Ô ciel ! qu’elle a d’appas !

DONA BÉATRIX, s’échappant des mains de Don Philippe.

Sire, vous voulez bien...

DON PHILIPPE, voulant la retenir.

Vous ne rentrerez pas ?

DONA BÉATRIX.

Non, vraiment.

À Clarice.

Avancez.

DONA CLARICE.

Je n’oserais, ma tante.

LE ROI, à part.

Quelle aimable pudeur !

À l’Infante.

Croyez-vous que l’Infante

Puisse effacer l’objet que l’on offre à mes yeux ?

L’INFANTE.

Je ne sais. Mais enfin, pour en décider mieux,

Sire, considérez son auguste naissance,

Et laquelle des deux vous offre une alliance

Vraiment digne d’un roi, dont la gloire, l’honneur,

L’intérêt de l’État, doivent régler le cœur.

De si nobles motifs sollicitant pour elle,

Celle qui vous convient doit être la plus belle.

Le temps peut effacer les plus brillants attraits ;

Mais la splendeur du sang ne s’efface jamais.

Je crois vous avoir dit tout ce que je puis dire,

Souffrez que je me taise, et que je me retire.

LE ROI, à l’Infante.

Puisqu’à rester ici je vous invite en vain,

Don Philippe, du moins, vous donnera la main.

À Don Philippe.

Conduisez-la.

Quand l’Infante est éloignée.

Son air, ses discours, tout me frappe.

Renouez l’entretien ; que rien ne vous échappe.

Son dépit est trop vif ; il a trop éclaté

Pour ne pas exciter ma curiosité.

DON PHILIPPE, d’un air triste.

J’obéis ; mais je crains que mon zèle inutile...

LE ROI, d’un ton d’autorité.

Ne perdez point de temps.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, DONA BÉATRIX, DONA CLARICE

 

DONA BÉATRIX, au roi.

Sans être trop subtile,

Sire, j’ai deviné tout ce mystère-ci,

Qui par moi, sur-le-champ, vous peut être éclairci.

L’Infante d’Aragon veut être votre épouse.

Je conçois qu’elle est née inquiète et jalouse ;

Et, que pour pénétrer le fond de votre cœur,

Elle envoie en ces lieux, avec l’ambassadeur,

Une jeune personne, aimable, insinuante,

Qui, de cette princesse adroite confidente,

Veut vous persuader que, presque trait pour trait,

De sa maîtresse en elle on peut voir le portrait.

Le piège est bien tendu. Déjà cet artifice

Semblait lui réussir, quand elle a vu Clarice,

Dont les brillants attraits ont ébloui ses yeux

Et fait naître en son cœur un dépit furieux.

Sa fuite vous le prouve ; et voilà le mystère.

LE ROI.

Cela peut être vrai : mais laissons cette affaire

Aux soins de votre époux ; sa pénétration

Bientôt...

DONA BÉATRIX.

On est instruit de votre passion,

Et l’on veut que l’amour cède à la politique.

LE ROI.

À vaincre mon penchant, c’est en vain qu’on s’applique.

Je viens vous l’avouer. Clarice m’a charmé ;

Mais je cesse d’aimer, si je ne suis aimé.

On m’offre avec la paix une illustre princesse ;

Je devrais l’accepter, et vaincre ma tendresse .

Ma raison me le dit : mais que ne peut l’amour,

Quand il est animé par un tendre retour ?

À Clarice.

S’il vous parle pour moi, permettez qu’il s’explique.

Et je n’écoute plus raison ni politique.

L’intérêt de l’État va devenir le sien ;

Et sûr de votre cœur, j’écouterai le mien.

Dona Clarice baisse les yeux et soupire.

DONA BÉATRIX, à Dona Clarice.

Répondez donc au roi.

DONA CLARICE, à part.

Quel horrible supplice !

Dans quel trouble je suis !

LE ROI.

Rassurez-vous, Clarice ;

Ouvrez-moi votre cœur : c’est tout ce que je veux :

Dût-il se refuser à mes plus tendres vœux :

Qu’il se déclare, enfin. Puis-je espérer ?...

DONA CLARICE.

Ah ! Sire

Quand je vous aimerais, devrais-je vous le dire ?

DONA BÉATRIX.

Oui, je vous le permets.

LE ROI.

Cette aimable pudeur,

Ce charmant embarras redouble mon ardeur.

Plus vous lui résistez, et plus elle est pressante.

Parlez.

DONA CLARICE.

Qu’exigez-vous d’une jeune innocente

Qui ne se connaît pas ? Vous m’aimez, dites-vous :

C’est un honneur pour moi bien flatteur et bien doux !

J’en suis reconnaissante autant qu’on le peut être ;

Mais enfin...

LE ROI.

Achevez.

DONA CLARICE.

Je n’ose aimer mon maître ;

Je le respecte trop, et ma timidité

Craint de lever les yeux sur votre majesté.

LE ROI.

Ayez moins de respect, et soyez plus sensible.

DONA CLARICE.

Hélas ! je le voudrais : j’y fais tout mon possible.

LE ROI.

Oubliez votre roi ; songez à votre amant.

DONA CLARICE.

Je n’y songe que trop.

LE ROI.

Ah ! quel aveu charmant !

Répétez-le cent fois.

DONA CLARICE.

Que ne suis-je princesse ?

Il m’aimerait.

LE ROI.

Hé quoi ! L’excès de ma tendresse

Peut-il mieux éclater ? Je vous offre ma foi.

DONA CLARICE.

Vous vous abaissez trop, en vous donnant à moi.

LE ROI.

Je veux faire à l’amour ce tendre sacrifice.

DONA CLARICE.

Sire, j’en suis indigne ; et je me rends justice.

LE ROI.

Quand l’univers entier reconnaîtrait mes lois,

Je ne rougirais pas de faire un si beau choix.

D’un respect importun soyez moins obsédée ;

Concevez de vous-même une plus haute idée ;

Livrez-vous sans réserve aux tendres sentiments ;

Et songez que l’amour égale les amants.

DONA CLARICE.

Un cœur ambitieux ne pense pas de même :

C’est son intérêt seul qu’il recherche et qu’il aime.

LE ROI.

Ma seule ambition est d’être aimé de vous.

DONA CLARICE.

Que ce langage est tendre ! Et qu’il me serait doux,

Si, selon mes désirs, il partait !... Je m’égare...

Malgré moi ma faiblesse à vos yeux se déclare.

LE ROI, avec transport.

Votre faiblesse ! Ô ciel ! Hé quoi ! Selon mes vœux,

Votre cœur s’attendrit, et je vais être heureux ?

 

 

Scène X

 

LE ROI, DON FERNAND, DONA CLARICE, DONA BÉATRIX

 

LE ROI, à Don Fernand, qui paraît au fond du théâtre.

Approchez, Don Fernand. Tout parle pour Clarice :

Elle m’aime, et bientôt je lui rendrai justice.

Espérez tout de moi, pour m’avoir excité

À tout sacrifier à sa rare beauté.

Pour régner avec moi, le ciel me la désigne.

Son unique défaut est de s’en croire indigne :

Je vous charge du soin de la désabuser.

À Dona Clarice.

Je vous laisse un instant, et vais tout disposer

Pour hâter le projet que mon amour m’inspire,

Et rompre tout obstacle au bonheur où j’aspire.

 

 

Scène XI

 

DON FERNAND, DONA CLARICE, DONA BÉATRIX

 

DONA BÉATRIX.

Je vais suivre le roi, pour le mieux confirmer

Dans le flatteur espoir qui vient de le charmer.

Seigneur, suivez votre ordre ; et, par votre sagesse,

Au trône qui l’attend, faites monter ma nièce.

 

 

Scène XII

 

DON FERNAND, DONA CLARICE

 

DON FERNAND.

Vous aimez donc le roi ? Vous l’en avez flatté ;

Je vois que cet aveu ne vous a pas coûté.

DONA CLARICE.

Moi, je l’aime ? Ah ! c’est lui qui s’obstine à le croire :

Il ne veut pas m’entendre.

DON FERNAND.

Avouez que la gloire

De charmer un grand roi flatte bien votre cœur,

Et qu’un amant tient peu contre un pareil honneur ?

DONA CLARICE.

Je respecte le roi. Mais dire que je l’aime,

Il n’est rien de plus faux. S’il s’est trompé lui-même,

Est-ce ma faute, à moi ? Je le détromperai.

DON FERNAND.

Ah ! vous me perdriez.

DONA CLARICE.

Oui, je vous convaincrai

Que je ne suis point vaine, et point ambitieuse ;

Et que, sans être à vous, je ne puis être heureuse.

Vous verrez si le trône a de quoi me tenter.

DON FERNAND, à part.

Ô ciel ! qu’ai-je entendu ? J’ai peine à résister

Au charme décevant d’un si doux sacrifice,

Et mon ambition met mon cœur au supplice.

Haut.

Clarice, au nom du ciel, modérez ce transport ;

Et, pour nous rendre heureux, faites-vous un effort.

DONA CLARICE.

Que je suis malheureuse !

DON FERNAND.

Y pensez-vous, Clarice ?

De la félicité vous faites un supplice ?

Pour voir et pour sentir quel est votre bonheur

Consultez votre esprit, et non pas votre cœur.

Quel bonheur est égal à celui d’une reine !

Est-il rien de si beau que d’être souveraine ?

Quel brillant ! Quel éclat ! Quels honneurs ! Quels respects !

Les plus grands de l’État sont vos humbles sujets.

Un seul de vos regards est tout ce qu’on désire.

Daignez-vous dire un mot : aussitôt on admire.

Tout s’empresse pour vous, et prévient vos désirs.

Sans cesse vous volez de plaisirs en plaisirs ;

Ils renaissent en foule avec de nouveaux charmes.

On écarté de vous les soucis, les alarmes,

L’embarras de penser, pour n’offrir à vos yeux

Que des objets riants, amusants, gracieux.

Loin d’essuyer jamais un discours trop sincère,

Jamais on ne vous dit que ce qui peut vous plaire.

Pour consulter vos goûts, ou vos aversions,

Chacun vous asservit toutes ses passions.

Du souple courtisan l’âme vous est soumise,

Méprisez-vous quelqu’un : d’abord il le méprise.

En aimez-vous un autre : il l’adore aussitôt.

Tout est, à votre gré, perfection, défaut,

Vice, ou vertu. Les mœurs, les façons, le langage,

Tout se règle sur vous, et tout vous rend hommage :

Et si quelque bonheur approche du divin,

C’est le charme éclatant du pouvoir souverain.

DONA CLARICE.

Tout cela vous ravit, et j’y suis insensible.

Vous m’étalez en vain...

DON FERNAND.

Ô ciel ! Est-il possible ?

Pour jouir un seul jour de cet auguste rang,

Je sacrifierais tout, je donnerais mon sang.

DONA CLARICE.

Ingrat ! si vous m’aimiez...

DON FERNAND.

Qui ? moi, si je vous aime ?

Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême.

Ai-je pu résister à mes transports jaloux,

Quand j’ai cru que mon maître était aimé de vous ?

Non, jamais à mes yeux vous ne fûtes si belle

Qu’au moment que j’ai cru vous trouver infidèle.

Vous seule avez trouvé le chemin de mon cœur ;

Je ne puis qu’avec vous goûter un vrai bonheur.

Mais enfin ma raison veut être la plus forte,

Et sur tout mon amour votre intérêt l’emporte.

DONA CLARICE.

C’est le vôtre plutôt ; c’est votre ambition.

Votre cœur ne connaît que cette passion.

Vous m’en donnez, ingrat ! une preuve éclatante.

Que je me veux de mal ! Que ne suis-je inconstante ?

Que j’aurais de plaisir à me venger de vous !

DON FERNAND.

Hé ! pourquoi m’accabler d’un injuste courroux ?

Vous connaîtrez bientôt le prix d’une couronne.

En renonçant à vous, c’est moi qui vous la donne.

Vous ne l’oublierez point, j’ose encor m’en flatter.

DONA CLARICE.

Je ne m’en souviendrai que pour vous détester.

DON FERNAND.

D’un funeste penchant, triomphons l’un et l’autre ;

Dérobons à l’amour et mon cœur et le vôtre.

On se lasse à la fin de goûter ses douceurs ;

Mais plus de la fortune on reçoit de faveurs,

Et plus de leur éclat une âme est enchantée.

De mon ambition cessez d’être irritée ;

Je n’en ai que pour vous.

DONA CLARICE, d’un ton de colère.

Hé bien ! je vous croirai.

Vous pouvez dire au roi que je l’épouserai,

Que je l’aime... Attendez, ne dites rien encore ;

Peut-être je me trompe. Il jure qu’il m’adore ;

Il est jeune, charmant ; il est roi : mais mon cœur...

N’importe ; en l’épousant je fais votre bonheur,

Du moins vous le croyez ; cela doit me suffire.

Allez donc l’assurer... Juste ciel ! Quel martyre !

Ma bouche veut parler, et mon cœur la retient.

Vainement contre vous le dépit me prévient ;

Dès que je vous regarde... Ah ! c’est trop de faiblesse.

Vous ne méritez pas cet excès de tendresse ;

Et puisque votre cœur m’a pu manquer de foi,

Je lui laisse le droit de disposer de moi.

Elle sort.

DON FERNAND.

Non, je n’accepte point un pouvoir si funeste ;

Le dépit me le donne, et le cœur le déteste.

Vous me fuyez en vain. Ô ciel ! fais qu’en ce jour

L’intérêt, la raison, triomphent de l’amour.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

L’INFANTE D’ARAGON, DON LOUIS

 

DON LOUIS.

Don Philippe, Madame, est chez la sœur du roi ;

Calmez-vous. Attendons-le, et différez...

L’INFANTE.

Qui ? moi,

Je pourrais retenir mon dépit, ma colère ?

Moi, rester en Castille ? Ah ! si le roi mon frère,

Lui-même, était témoin des affronts qu’on m’y fait...

DON LOUIS.

De son juste courroux il suspendrait l’effet.

Dans cet instant critique imitez sa prudence.

Vous sauvez son État.

L’INFANTE.

Ah ! mon obéissance

N’a déjà que trop fait. Que peut-elle de plus ?

Pour appuyer vos soins, les miens sont superflus.

Ma gloire souffre trop à la cour de Castille,

Je veux partir.

DON LOUIS.

Songez que, passant pour ma fille,

Vous n’exposerez point l’honneur de votre sang.

L’INFANTE.

Mais ma rivale, enfin...

DON LOUIS.

Elle n’est point d’un rang

Qui vous doive alarmer ; et les soins du ministre

Triompheront enfin de l’obstacle sinistre

Qu’une indigne rivale oppose à nos efforts.

Un roi ne se rend pas à ses premiers transports :

La gloire a sur son cœur un empire suprême,

Et saura...

 

 

Scène II

 

L’INFANTE D’ARAGON, DON PHILIPPE, DON LOUIS

 

DON PHILIPPE.

Nous voici dans un péril extrême,

Et pour Clarice enfin le roi s’est déclaré :

Princesse, toutefois rien n’est désespéré.

La raison, mon crédit, la gloire de mon maître,

Vont combattre pour vous, triompheront peut-être.

J’aurai d’autres secours dont je ne parle pas ;

Mais je compte encor plus sur vos divins appas :

Ils ont frappé le roi, qui lui-même l’avoue.

Depuis qu’il vous a vue, à toute heure il vous loue :

Dès qu’il vous connaîtra, je ne saurais douter

Qu’il n’échappe du piège où l’on veut l’arrêter.

À Don Louis.

Mais avant qu’à ses yeux l’Infante se déclare,

C’est un événement qu’il faut que je prépare.

Seigneur, consentez-vous au projet du traité,

Sur le pied que tantôt nous l’avons arrêté ?

De ce que j’entreprends c’est le préliminaire.

Armé de ce traité, je puis vaincre mon frère.

Sans les conditions que j’exige de vous,

La guerre est infaillible ; il l’emporte sur nous.

DON LOUIS.

Je puis les accorder, si la double alliance

Entre les deux États remet la confiance :

Assuré de ce point, je signe aveuglément.

DON PHILIPPE.

Je suis content. Le roi viendra dans un moment :

Il n’est pas encor temps que vous parliez, Princesse ;

Je vous avertirai dans l’instant.

L’INFANTE.

Je vous laisse,

Et vais chez Don Louis attendre vos avis,

Qui seront, de ma part, exactement suivis.

 

 

Scène III

 

DON PHILIPPE, seul

 

Quoi qu’il puisse arriver, suivons notre entreprise :

Je cours mille dangers, mais mon cœur les méprise.

On veut perdre mon maître, et je dois le sauver.

À la ville la cour, tout va se soulever.

On murmure déjà. Mon épouse imprudente

Fait éclater partout une joie insolente.

Je vois avec douleur son orgueil indiscret,

Quoiqu’il paroisse agir pour hâter mon projet.

Plus elle éclatera ; plus d’obstacles vont naître :

Mais au fond je rougis... Ah ! je la vois paraître.

 

 

Scène IV

 

DON PHILIPPE, DONA BÉATRIX

 

DONA BÉATRIX.

Je vous trouve à propos ; je vous cherchais.

DON PHILIPPE.

Qui ? moi ?

DONA BÉATRIX.

Oui. Faites compliment à la tante du roi.

DON PHILIPPE, lui faisant une profonde révérence.

Ah ! Madame...

DONA BÉATRIX.

Bon Dieu ! vous voilà bien tranquille

DON PHILIPPE.

Pourquoi non ?

DONA BÉATRIX.

Songez-vous que la cour et la ville

Viendront bientôt ici vous faire compliment ?

DON PHILIPPE, en souriant.

Vous avez donc parlé ?

DONA BÉATRIX.

Non pas ouvertement.

Mais à plusieurs amis j’ai fait la confidence

Du sujet de ma joie ; et j’ai grande espérance

De voir bientôt l’Envie en mourir de dépit.

N’ai-je pas bien fait ?

DON PHILIPPE.

Qui. Le jugement, l’esprit,

Brillent également dans tout ce que vous faites ;

Et je suis pénétré de la joie où vous êtes.

DONA BÉATRIX.

Vous plaisantez, je pense ?

DON PHILIPPE.

Ah, mon Dieu ! point du tout.

DONA BÉATRIX.

Mais, plaisantez, ou non, je suis venue à bout

De me voir, dans l’État, la troisième personne ;

Le roi, la reine, et moi. Si près de la couronne,

Je vais avoir un titre à qui tout doit respect,

Et vous tout le premier.

DON PHILIPPE.

Je suis, trop circonspect

Pour disputer vos droits.

DONA BÉATRIX.

La reine étant ma nièce,

Vous jugez aisément que me voilà princesse.

DON PHILIPPE.

C’est ce que je pensais ; et vous n’avez pas tort.

DONA BÉATRIX.

Pour la première fois nous voilà donc d’accord.

DON PHILIPPE, à part.

Sa folle vanité lui tourne la cervelle,

Et me sert malgré moi. L’occasion est belle,

Il faut en profiter.

DONA BÉATRIX.

Pourquoi tant de froideur ?

Êtes-vous insensible à ce nouvel honneur ?

DON PHILIPPE.

Moi ? j’en suis transporté.

DONA BÉATRIX.

Plus de philosophie,

J’en suis lasse à mourir : je vous le signifie.

Allons, l’air de grandeur ; jouissons de nos droits.

Que je vais triompher !

DON PHILIPPE.

Ah ! vraiment, je vous crois.

DONA BÉATRIX.

Ah ! quel plaisir pour moi, lorsque je pourrai dire,

Le roi mon neveu !

DON PHILIPPE.

Oui.

DONA BÉATRIX.

Mon neveu ! Quel empire

Je vais prendre à la cour ! Sitôt qu’on me verra,

D’un air respectueux chacun se rangera :

C’est la tante du roi, dira-t-on. Place, place,

Messieurs, diront mes gens, avec un air d’audace :

Et moi, j’avancerai d’un pas majestueux,

Noble, fier, tempéré d’un souris gracieux ;

Et tous les courtisans, placés à mon passage,

Empressés à me voir, me rendront leur hommage,

Auquel je répondrai d’une inclination

Dédaigneuse, distraite, et de protection.

Vous verrez, vous verrez avec quelle noblesse

Je soutiendrai le titre et le rang de princesse.

DON PHILIPPE.

Oui, vous ferez merveille ; et, sans plus différer,

Je vous conseille, moi, de vous en emparer :

Aussi bien à présent l’affaire est déclarée.

DONA BÉATRIX.

Pas encor tout-à-fait.

DON PHILIPPE.

Mais elle est assurée ;

Et vous n’en doutez pas.

DONA BÉATRIX.

Oh ! non, assurément.

DON PHILIPPE.

Que n’éclatez-vous donc dès ce même moment ?

DONA BÉATRIX.

Parlez-vous tout de bon ?

PHILIPPE.

Tout de bon, je vous jure :

Vous ne sauriez mieux faire ; et je vous en conjure.

DONA BÉATRIX.

Vous me soulagez bien, car je n’en pouvais plus.

Mais on m’a commandé le secret là-dessus,

Et je l’ai mal gardé : Don Fernand, votre frère,

M’en a fait le reproche ; il est fort en colère.

Non, non, je me tairai.

DON PHILIPPE, à part.

Bon. La discrétion

Lui viendra par esprit de contradiction.

Haut.

Et moi, je vous soutiens que notre politique

Est de rendre au plutôt cette affaire publique :

Par-là, nous l’assurons.

DONA BÉATRIX.

Rien de mieux raisonné.

Je vous trouve aujourd’hui l’esprit si bien tourné,

Que je me sens pour vous un retour de tendresse.

Je vais faire beau bruit.

DON PHILIPPE.

Envoyez-moi ma nièce ;

Elle est simple, innocente ; il faut la prévenir :

Tête à tête, un moment, je veux l’entretenir.

DONA BÉATRIX, d’un air majestueux.

Oui, Seigneur, près de vous je la ferai conduire :

À tenir bien son rang, prenez soin de l’instruire :

Inspirez-lui surtout une noble fierté.

DON PHILIPPE, d’un air très respectueux.

Princesse, tout sera sagement concerté.

Elle sort, en lui faisant une révérence fière et dédaigneuse.

 

 

Scène V

 

DON PHILIPPE, seul

 

Oui, l’éclat qu’elle a fait, celui qu’elle va faire,

Mieux que tous mes efforts, déconcertent mon frère ;

Et tous les bons sujets, alarmés comme moi,

Vont venir m’appuyer pour détromper le roi.

Mais Clarice paraît ; voyons si sa folie

Est au même degré.

 

 

Scène VI

 

DON PHILIPPE, DONA CLARICE

 

DON PHILIPPE, à part.

De sa mélancolie,

De son air consterné, je ne sais qu’augurer.

Haut.

Madame, qu’avez-vous ? Venez-vous de pleurer ?

Quoi ! reine, ou peu s’en faut !

DONA CLARICE.

Hé ! cessez, je vous prie,

D’augmenter mes malheurs par cette raillerie.

DON PHILIPPE.

Vos malheurs ! Mais le roi vous a donné son cœur ;

Vous allez être reine ; est-ce un si grand malheur ?

DONA CLARICE.

Oui, c’en est un pour moi.

DON PHILIPPE.

D’où vous vient cette idée ?

DONA CLARICE.

Vous le pensez aussi, j’en suis persuadée.

DON PHILIPPE, à part.

Qu’entends-je ? Est-ce raison, insensibilité ?

Est-ce un cœur que l’orgueil n’a point encor gâté ?

Il faut approfondir ce surprenant mystère.

Haut.

Vous ne me dites rien ! Quoi ! pouvez-vous vous taire

À la veille d’un jour pour vous si glorieux ?

Je ne vois point la joie éclater dans vos yeux.

Je ne vois ni fierté, ni hauteur. Quel miracle !

Aux volontés du roi craignez-vous quelque obstacle ?

DONA CLARICE.

Plût au ciel !

PHILIPPE.

Plût au ciel ! Je ne sais où j’en suis.

Pour voir dans votre cœur, je fais ce que je puis.

Mais je m’y perds. Comment ! Vous tenez ce langage,

Insensible aux grandeurs à la fleur de votre âge !

Raisonnez-vous, Clarice, ou ne sentez-vous rien ?

DONA CLARICE.

Oui, Seigneur, je raisonne, et je raisonne bien.

DON PHILIPPE.

Je commence à vous croire, et vous ai méconnue.

Un prodige nouveau vient s’offrir à ma vue.

Écoutez-moi, Clarice, et raisonnons tous deux.

Le trône ne peut donc satisfaire vos vœux ?

DONA CLARICE.

Non.

DON PHILIPPE.

Non ! Que faudrait-il pour vous rendre contente ?

DONA CLARICE.

Un séjour sans éclat, une vie innocente,

Avec un tendre époux, qui, content de mon cœur,

En me donnant le sien, pût faire son bonheur.

DON PHILIPPE, à part.

Je voulais lui prêcher la raison, la sagesse ;

Mais je suis le disciple, et voilà ma maîtresse.

Haut.

Plus je vous examine, et plus je suis charmé,

Clarice ; à votre égard j’étais très alarmé ;

Je croyais que l’orgueil vous rendrait indocile ;

Mais sur votre sujet me voilà bien tranquille.

À demi-bas.

Nous sommes seuls ici. Parlez de bonne foi.

DONA CLARICE.

Oui, je vous dirai tout.

DON PHILIPPE, plus bas.

N’aimez-vous pas le roi ?

DONA CLARICE.

Hélas ! non.

DON PHILIPPE.

Comment, non ! Mais c’est un grand monarque,

C’est un prince accompli.

DONA CLARICE.

Que m’importe ? Une marque

Que je ne l’aime pas, c’est que tous les honneurs

Que l’on me rend déjà, me font verser des pleurs.

DON PHILIPPE.

Pour un autre, du moins, vous n’êtes pas sensible ?

DONA CLARICE.

Ah ! que vous vous trompez !

DON PHILIPPE.

Ô ciel ! est-il possible ?

Quel est l’heureux mortel que vous lui préférez ?

DONA CLARICE.

Un perfide, un ingrat.

DON PHILIPPE.

Qui ? vous, vous soupirez

Pour un ingrat ? Et c’est ?

DONA CLARICE.

Votre frère lui-même.

DON PHILIPPE.

Mon frère ! Vous l’aimez ?

DONA CLARICE.

Oui, Seigneur, oui je l’aime ;

Et je sacrifierais mille trônes pour lui.

Mais ce qui va bien plus vous surprendre aujourd’hui,

C’est qu’il m’adore aussi.

DON PHILI PPE.

Vous vous trompez. L’Infante

Est l’objet de ses vœux.

DONA CLARICE.

Ô nouvelle accablante !

Mais il ne l’aime pas. Non, il ne peut l’aimer.

Ce n’est que par son rang qu’elle a su le charmer.

Elle a trop peu d’appas pour le rendre infidèle.

Il m’a juré cent fois une amour éternelle ;

Mais il me sacrifie à son ambition.

DON PHILIPPE.

Vous ne triomphez pas de cette passion ?

DONA CLARICE.

En vain je l’ai tenté ; rien ne peut l’en défendre.

DON PHILIPPE, à part.

Rien n’est désespéré. Ce que je viens d’apprendre,

M’est un nouveau moyen de le déconcerter.

Peut-être le moment viendra d’en profiter.

Haut.

Ma nièce, ou je me trompe, ou vous serez heureuse,

Rentrez. Ne dites rien. Votre âme généreuse

Mérite que le roi fasse votre bonheur.

DONA CLARICE.

Qu’il garde sa couronne, et me laisse mon cœur.

 

 

Scène VII

 

DON PHILIPPE, seul

 

Tant de perfections ne fixent point mon frère !

Tout entier occupé de sa vaine chimère,

Il en fait son idole ; et mes soins jusqu’ici,

Mes raisons, mes conseils, n’ont pu... Mais le voici.

Instruit de son secret, je m’en vais le confondre,

Et le réduire au point de ne pouvoir répondre.

 

 

Scène VIII

 

DON PHILIPPE, DON FERNAND

 

DON PHILIPPE.

Hé bien ? Vous triomphez ?

DON FERNAND.

Oui, je suis satisfait,

Et bientôt mes projets auront un plein effet.

Je viens vous annoncer le double mariage...

Vous ne dites plus rien !

DON PHILIPPE.

J’admire votre ouvrage,

Chef-d’œuvre de prudence et de raisonnement.

Mais voudriez-vous bien m’écouter un moment ?

Si de vous la raison ne peut se faire entendre,

Des reproches du cœur pouvez-vous vous défendre ?

Le domptez-vous si bien, que sur sa passion

Vous donniez la victoire à votre ambition ?

Sur tous vos sentiments a-t-elle tant d’empire ?

DON FERNAND.

Je ne vous entends point. Que voulez-vous me dire ?

DON PHILIPPE.

Vous ne m’entendez point ! Le temps est précieux ;

Il faut en profiter. Je vais m’expliquer mieux,

Et vous me comprendrez. Clarice vous adore,

Et le trône, sans vous, est un don qu’elle abhorre.

Un cœur si généreux, bien loin de vous toucher,

À vos vastes désirs ne peut vous arracher ?

Toutefois vous l’aimez autant qu’elle vous aime.

DON FERNAND.

Moi ? D’où le savez-vous ?

DON PHILIPPE.

Je le sais d’elle-même.

DON FERNAND.

Puisqu’elle vous l’a dit, je ne m’en défends plus.

Mais l’amour fait sur moi des efforts superflus ;

Et, loin de lui céder une lâche victoire,

Je suis mon intérêt, et j’écoute ma gloire.

Le roi m’en récompense. Il m’accorde sa sœur ;

Et j’élève Clarice au comble du bonheur.

DON PHILIPPE.

Clarice, qui vous aime épouserait mon maître ?

DON FERNAND.

Il croit en être aimé, cela suffit.

DON PHILIPPE.

Peut-être,

On le détrompera.

DON FERNAND.

Qui ?

DON PHILIPPE.

Moi.

DON FERNAND.

Vous n’oseriez.

DON PHILIPPE.

Comment ! je n’oserais !

DON FERNAND.

Non. Vous me perdriez ;

Et ma chute serait votre perte infaillible.

DON PHILIPPE.

À de pareils motifs je ne suis point sensible.

Je crains tout pour l’État, et ne crains rien pour moi.

Soyez-en sûr. D’ailleurs, je connais trop le roi,

Pour craindre de sa part une ombre d’injustice.

Mon unique frayeur est qu’il ne vous punisse.

Je vous aime, mon frère, et mon zèle discret

Jusqu’à l’extrémité gardera le secret.

Je vais faire parler l’intérêt, la prudence.

Si vous rendez le roi sourd à leur remontrance,

Plus de ménagement ; je révélerai tout.

DON FERNAND.

Gardez-vous, croyez-moi, de me pousser à bout.

DON PHILIPPE.

Je vous l’ai déjà dit. Mon zèle est à l’épreuve

Du plus terrible obstacle.

Il montre le traité.

En voyez-vous la preuve ?

Avec l’ambassadeur j’ai conclu ce traité,

Et j’enchaîne par-là votre témérité.

DON FERNAND.

Vous l’enchaîneriez, vous ? Il faut que je périsse,

Ou que dans un moment mon projet s’accomplisse.

DON PHILIPPE.

Hé bien ! vous périrez, ou je périrai, moi.

Je ne vous connais plus, quand il s’agit du roi.

Le voici.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, DON PHILIPPE, DON FERNAND

 

LE ROI, à Don Philippe.

Votre frère a pris soin de vous dire

Ce qui m’amène ici ?

DON FERNAND.

Je viens de l’en instruire.

DON PHILIPPE.

Oui, Sire, il me l’a dit : mais votre majesté

Il présente le traité au roi.

Peut-elle m’ordonner de rompre ce traité ?

Sans répandre du sang, vous faites des conquêtes.

Tous vos peuples ravis, vont, par d’aimables fêtes,

Célébrer vos bontés, et les fruits d’une paix

Qui vous fera rentrer dans vos vrais intérêts.

LE ROI.

Je veux bien consentir que la paix soit conclue,

Mais en me réservant la puissance absolue

De ne donner ma main qu’en consultant mon cœur.

Je n’engage ni moi, ni l’Infante ma sœur.

DON PHILIPPE.

Vous refusez les nœuds que l’Aragon propose ?

LE ROI.

Je n’y puis plus penser, vous en savez la cause.

Je donne à votre nièce et mon cœur et ma foi ;

Ma sœur, à Don Fernand.

DON PHILIPPE.

Ô ciel ! Est-ce mon roi

Qui me parle ?

LE ROI.

Quoi donc ?

DON PHILIPPE.

Ma nièce, votre épouse !

Non, non, de votre honneur mon âme est trop jalouse,

Pour vous laisser descendre à cette indignité.

L’approuver, c’est commettre une infidélité ;

Et vous la conseiller, c’est une perfidie.

Une telle union ne peut être applaudie,

Que par vos ennemis secrets, ou déclarés.

DON FERNAND.

Mon frère !

DON PHILIPPE.

Téméraire ! Hé quoi ! vous oserez

Abuser des bontés d’un si généreux maître ?

Se jetant aux pieds du roi.

Vous, épouser sa sœur ! Ah ! daignez vous connaître,

Grand roi ; pour un moment jetez les yeux sur vous ;

Voyez quelle distance entre un monarque et nous.

Une indignation publique et légitime,

De l’univers entier va vous ravir l’estime :

De vos tendres sujets vous perdrez tous les cœurs ;

Et c’est-là, pour un roi, le plus grand des malheurs.

DON FERNAND, au roi.

Permettez qu’en deux mots...

DON PHILIPPE, au roi.

On cherche à vous surprendre.

La vérité vous parle ; un grand roi doit l’entendre.

Oui, Sire, ouvrez les yeux. L’intérêt de l’État,

Voilà la passion digne d’un potentat.

Le bonheur de son peuple est l’objet qui l’enchaîne ;

Il ne doit écouter ni l’amour, ni la haine,

Et son cœur généreux, toujours maître de soi,

D’un devoir si sacré doit s’imposer la loi.

LE ROI.

Je ne m’en cache point ; votre discours me touche.

DON PHILIPPE.

Tous vos vrais serviteurs vous parlent par ma bouche.

DON FERNAND, au roi.

Et de quoi vous sert donc le pouvoir souverain,

Si votre autorité peut reconnaître un frein ?

Qui veut vous l’imposer, vous insulte, et vous brave ;

Et, d’un prince absolu, cherche à faire un esclave.

DON PHILIPPE.

Pernicieux conseils ! Si vous vous y rendez,

Que devient votre État ?

LE ROI.

Don Fernand, répondez.

Il me frappe, il m’étonne ; et l’air dont il s’énonce...

 

 

Scène X

 

LE ROI, DON PHILIPPE, DON FERNAND, DONA BÉATRIX, DONA CLARICE

 

LE ROI, voyant Dona Clarice.

Ah ! dans ces yeux charmants je lis votre réponse.

DON PHILIPPE, à part.

Ciel !

LE ROI.

Elle est sans réplique : on n’y peut résister.

Don Philippe, voyez, dois-je vous écouter ?

Non ; quoiqu’à vos discours l’esprit veuille se rendre,

Le cœur, moins convaincu, ne saurait les entendre.

DON PHILIPPE.

Si je vous disais tout, un trop juste dépit

Mettrait bientôt d’accord et le cœur et l’esprit.

Par un mot, un seul mot, je confondrais mon frère :

Mais je veux bien encor...

LE ROI.

Quel est donc ce mystère ?

DON PHILIPPE.

Si Clarice le veut, elle peut l’éclaircir ;

Faites parler son cœur.

DONA BÉATRIX.

Comment donc ! La noircir

Dans l’esprit du roi ! vous ! lorsque votre tendresse

Devrait tout employer pour cacher sa faiblesse !

LE ROI.

Sa faiblesse ! Ah ! qu’entends-je ? Et quels soupçons affreux !...

DON FERNAND.

Sire, défiez-vous d’un complot dangereux.

On veut me perdre.

LE ROI.

Non ; je connais votre frère,

Et ne condamne en lui qu’un zèle trop austère,

Contre mes passions prompt à se soulever :

Il ne veut point vous perdre ; il cherche à me sauver.

DON FERNAND.

Quoi ! Sire, vous croyez ?...

LE ROI.

Je vous rendrai justice.

Mais sur ce que j’entends, il faut qu’on m’éclaircisse.

D’un doute injurieux mon esprit est blessé.

Madame achèvera ce qu’elle a commencé.

J’attends d’elle un aveu clair, précis, et fidèle.

DON FERNAND, au roi.

Mon sort dépendra-t-il ?...

LE ROI, à Don Philippe et à Clarice.

Qu’on me laisse avec elle.

À Don Fernand, d’un ton irrité.

Sortez.

DON FERNAND, bas, à Dona Béatrix.

Je suis perdu, si dans cet entretien...

DONA BÉATRIX, bas, à Don Fernand.

Comptez sur ma prudence, et n’appréhendez rien.

 

 

Scène XI

 

LE ROI, DONA BÉATRIX

 

DONA BÉATRIX, à part.

Voici l’occasion de la faire paraître.

LE ROI.

Madame, je pourrais prendre le ton de maître,

Et me servir ici de mon autorité,

Pour vous faire parler avec sincérité.

Mais je vous connais trop, pour avoir lieu de craindre

Que jusqu’à m’imposer vous puissiez vous contraindre.

Ce que vous me direz ne fera point d’éclat.

Je sais me modérer.

DONA BÉATRIX, à part.

Le pas est délicat ;

Et j’ai besoin ici de toute ma sagesse.

LE ROI.

Parlez à cœur ouvert.

DONA BÉATRIX.

Votre délicatesse,

Sire, (vous m’ordonnez de parler franchement)

Vous force à désirer un éclaircissement.

Mais oserai-je ici dire ce que je pense ?

Vous devriez plutôt m’ordonner le silence.

LE ROI.

Et par quelle raison ?

DONA BÉATRIX.

Vous pouvez être heureux,

Et l’amour se dispose à combler tous vos vœux.

Mais chercher des défauts dans l’objet que l’on aime,

À sa félicité c’est s’opposer soi-même.

LE ROI.

Non ; il faut m’expliquer ce que vous avez dit.

DONA BÉATRIX.

Sire, cela doit-il occuper votre esprit ?

LE ROI.

Sans doute.

DONA BÉATRIX.

C’est un fait de si peu d’importance,

Qu’il ne mérite pas seulement qu’on y pense.

LE ROI.

Toutefois Don Philippe en parlait autrement.

DONA BÉATRIX.

Son indiscrétion me révolte.

LE ROI.

Comment ?

DONA BÉATRIX.

Peut-on faire d’un rien une importante affaire ?

Je suis bien plus prudente ; et je saurai me taire.

LE ROI.

Mais quand je veux qu’on parle, il est bon d’obéir.

DONA BÉATRIX.

Parler sur ce sujet, ce serait vous trahir.

LE ROI.

Non ; vous savez combien Clarice m’intéresse.

On devrait, disiez-vous, me cacher sa faiblesse,

Et vous trouviez mauvais que l’on m’ouvrît les yeux,

Qu’on me désabusât ; mais c’est ce que je veux.

Vous avez commencé ; continuez, Madame.

Clarice ressent-elle une secrète flamme ?

M’a-t-on ravi son cœur ? Quelqu’un l’a-t-il surpris ?

DONA BÉATRIX.

Un cœur trop innocent est aisément épris ;

Mais les impressions qui peuvent le surprendre,

Ne tiennent pas longtemps : oui, lorsqu’un roi si tendre,

Si jeune, si charmant, prétend les effacer,

Il n’a qu’à dire un mot ; et c’est vous abaisser

Que de craindre...

LE ROI.

Ainsi donc, vous convenez vous-même

Qu’il est quelque mortel, dont le bonheur extrême

A prévenu mes vœux ?

DONA BÉATRIX.

Hé ! quand cela serait,

Sire, à votre bonheur rien ne s’opposerait.

LE ROI.

Mais Clarice aime donc, et n’a pu s’en défendre ?

DONA BÉATRIX.

Après tout, s’il est vrai qu’on ait pu la surprendre,

La gloire de se voir dans un rang éminent,

Lui doit faire bientôt oublier Don Fernand.

LE ROI.

Don Fernand ! C’est pour lui que son cœur se déclare ?

DONA BÉATRIX.

On a cru l’entrevoir.

LE ROI.

L’événement est rare !

DONA BÉATRIX.

Et même très heureux. Car fût-il adoré,

D’un zèle trop parfait il se sent pénétré,

Pour profiter d’un faible à vos vœux si contraire.

Non, Sire, Don Fernand n’aspire qu’à vous plaire ;

Et, pour vous le prouver, sans rien exagérer,

Je sais un incident qu’il faut vous déclarer.

Tantôt devant moi-même il a pressé ma nièce

De l’oublier pour vous, de vaincre sa faiblesse.

LE ROI.

Don Fernand sait qu’on l’aime ?

DONA BÉATRIX.

Oui, Sire ; en vérité,

Vous devez récompense à sa fidélité.

LE ROI, en souriant.

En effet, je ne puis assez la reconnaître ;

Et ma reconnaissance à l’instant va paraître.

À part.

De quel mystère affreux je viens d’être informé !

Il faut que par Clarice il me soit confirmé.

 

 

Scène XII

 

DONA BÉATRIX, seule

 

Il sort très satisfait ; et, grâce à ma sagesse,

On va revoir ici le calme et l’allégresse.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DON FERNAND, seul

 

Ô ciel ! on m’a perdu, je n’en puis plus douter ;

Ma disgrâce est enfin sur le point d’éclater :

Je n’ai pu voir le roi. Les courtisans soupçonnent

Le péril où je suis, et déjà m’abandonnent :

Ceux même qu’aux emplois j’ai pris soin d’élever,

Évitent mon abord, ou semblent me braver.

Tandis que tout me fuit, la foule est chez mon frère,

Et je me trouve seul. Quel revers ! Mais j’espère...

Eh ! que puis-je espérer ?

 

 

Scène II

 

DON FÉLIX, DON FERNAND

 

DON FERNAND.

Vous me l’aviez prédit ;

Je perds tous mes amis en perdant mon crédit.

DON FÉLIX.

Il n’est point de grandeur qui soit inébranlable,

Et qui mette à couvert d’un revers effroyable.

Un instant nous élève, un instant nous détruit ;

Et, par l’événement, vous voilà trop instruit.

DON FERNAND.

Quoi ! venez-vous vous-même augmenter ma misère ?

DON FÉLIX.

Non. Votre adversité vous rend le cœur d’un père

Insensible aux malheurs qui causent vos soupirs,

Mais prompt à soulager vos cruels déplaisirs.

Le ciel vous rend à vous ; acceptez un asile,

Et venez avec moi vivre heureux et tranquille.

DON FERNAND.

Ah ! Seigneur, vos plaisirs ne sont pas faits pour moi ;

Votre tranquillité m’inspire de l’effroi.

Moi, dans la solitude, en proie à mes pensées,

J’irais me consoler de mes grandeurs passées,

Et du comble d’honneurs où j’allais parvenir !

Quel état languissant ! Peut-on le soutenir ?

Non, non, dans cet état je vivrais misérable,

Et serais à moi-même un poids insupportable.

Un cœur tel que le mien déteste le repos.

Pour moi, la vie obscure est le plus grand des maux ;

Et, pour m’en préserver, innocent ou coupable,

Il n’est aucun effort dont je ne sois capable.

DON FÉLIX.

Y pensez-vous, mon fils ? Quel est votre dessein ?

DON FERNAND.

Je veux parler au roi.

DON FÉLIX.

Vous le verriez en vain ;

Votre aspect ne ferait qu’irriter sa colère.

DON FERNAND.

Voilà ce que je dois aux vertus de mon frère !

L’ingrat fait son devoir de me désespérer.

DON FÉLIX.

Ce qu’il fait contre vous doit le faire admirer :

Loin de le condamner, je l’approuve et le loue.

DON FERNAND.

Contre moi vainement votre amitié l’avoue.

Je neveux voir le roi qu’un quart-d’heure, un instant,

Et je reprends sur lui mon premier ascendant.

DON FÉLIX.

Ne vous en flattez point, et connaissez un maître,

Que jusques à présent vous n’avez pu connaître,

Mais dont les yeux ouverts cherchent la vérité,

Et le sauvent du piège où vous l’avez jeté.

Gardez-vous, croyez-moi, d’en attendre la preuve.

DON FERNAND.

Quoi qu’il puisse arriver, j’en veux faire l’épreuve.

DON FÉLIX.

Ciel ! quel aveuglement produit l’ambition !

Mon fils, que votre état me fait compassion !

Que je suis affligé de ce désordre extrême !

Ouvrez, ouvrez les yeux, et vous verrez vous-même

Que votre esprit séduit mettait un trop haut prix

À des biens qu’un grand cœur regarde avec mépris ;

Que vous idolâtrez une vaine chimère.

DON FERNAND.

Toutefois vous voyez qu’elle charme mon frère.

C’est pour en jouir seul qu’il agit contre moi.

DON FÉLIX.

Il n’agit contre vous, que pour servir son roi.

DON FERNAND.

À ses fausses vertus je ne rends point hommage :

Il croit que le malheur abattra mon courage ;

Que, sans aucun combat, je vais tout lui céder :

Mais c’est dans le péril qu’il faut tout hasarder ;

C’est dans l’adversité qu’un grand courage brille.

Au surplus, j’ai pour moi l’Infante de Castille ;

Sur l’esprit de son frère elle a trop de pouvoir,

Pour souffrir qu’on m’opprime ; et bientôt...

DON FÉLIX.

Vain espoir !

Du plus ardent dépit la princesse est frappée.

Vous feigniez de l’aimer, mais on l’a détrompée ;

Elle sait que Clarice occupe votre cœur :

N’attendez de sa part que haine et que fureur.

DON FERNAND.

Ô fortune ! ainsi donc, pour arrêter ma course,

Tu viens de m’enlever ma dernière ressource.

Que dis-je, ma dernière ? Ah ! j’en saurai trouver

Pour périr glorieux, ou pour me relever.

DON FÉLIX.

Ne suivez point, mon fils, un aveugle courage ;

Venez, rentrez au port, et cédez à l’orage.

DON FERNAND.

Je bouleverserai plutôt tout l’univers,

Que de souffrir l’horreur d’un si cruel revers.

DON FÉLIX.

Par pitié pour vous-même, écoutez votre père.

DON FERNAND.

Non ; je n’écoute plus que ma juste colère.

DON FÉLIX.

Adieu. Puisque mon cœur te sollicite en vain,

Ingrat, je t’abandonne à ton mauvais destin.

 

 

Scène III

 

DON FERNAND, seul

 

Ô pouvoir ! ô grandeur ! seuls objets que j’envie,

Soutiendrai-je sans vous ma déplorable vie ?

Quoi que vous me coûtiez, revenez à l’instant :

Périssant avec vous, je périrai content.

 

 

Scène IV

 

DON FERNAND, DONA BÉATRIX

 

DONA BÉATRIX.

Ah Seigneur, vous voici ?

DON FERNAND.

La fortune infidèle

S’écarte loin de moi ; tout me fuit avec elle.

Je suis dans la disgrâce, et je n’ai plus d’amis.

Votre indiscrétion m’a perdu.

DONA BÉATRIX.

Je gémis,

Je pleure, je m’agite, et suis désespérée.

Du palais des honneurs vous m’ouvriez l’entrée ;

Je l’ai fermé moi-même, et pour vous, et pour moi ;

Mais je m’en punirai. Je m’impose la loi

De ne plus dire un mot, et me voue au silence.

DON FERNAND.

Madame, c’est trop tard vous faire violence.

Le mal est fait.

DONA BÉATRIX, d’un ton audacieux.

Seigneur, je le réparerai.

Le roi va revenir, et je lui parlerai,

Et malgré Don Philippe : et j’ose vous promettre

Que dans votre splendeur je m’en vais vous remettre.

Oui, j’emploierai tant d’art, et d’esprit et de feu...

DON FERNAND, très vivement.

Eh ! Madame, de grâce, observez votre vœu ;

Pour vous, comme pour moi, vous ne pouvez mieux faire.

DONA BÉATRIX.

Notre ennemi triomphe, et je pourrai me taire ?

Il ne sera pas dit qu’ayant causé le mal,

Je vous laisse essuyer un revers si fatal.

J’ai su, dans ce moment, faire une découverte,

Qui, peut-être, pourra retarder votre perte :

Écoutez, il s’agit d’un important secret.

DON FERNAND.

Quel est-il ?

DONA BÉATRIX.

Je passais auprès du cabinet,

Il était entrouvert ; et, sans être aperçue,

J’ai satisfait long-temps mon oreille et ma vue.

« Votre Altesse bientôt (disait l’ambassadeur)

« Pourra paraître ici dans toute sa splendeur.

« Oui, Princesse (a repris à l’instant Don Philippe),

« Il faut vous découvrir, l’obstacle se dissipe :

« Dès qu’on vous connaîtra, vous obtiendrez la paix

« Je veux qu’un double hymen l’affermisse à jamais,

« Et rétablisse enfin une union sincère

« Entre le roi mon maître, et le roi votre frère. »

Il faut que Don Philippe ait perdu la raison,

Ou qu’il ait près de lui l’Infante d’Aragon.

DON FERNAND.

Ah ! vous m’ouvrez les yeux ; et cette confidente,

Fille de Don Louis, elle-même est l’Infante :

Oui, plus j’y réfléchis, et moins j’en puis douter.

DONA BÉATRIX.

Vous voyez qu’il est bon quelquefois d’écouter.

Hé bien ! que pensez-vous de cette découverte ?

DON FERNAND.

Qu’étant faite par vous, elle avance ma perte ;

Mais que, si vous pouviez renfermer ce secret,

Je pourrais réparer tout le mal qu’il m’a fait.

DONA BÉATRIX.

Est-il possible ? Ô ciel !

DON FERNAND.

J’en conçois l’espérance.

DONA BÉATRIX.

Pour la seconde fois je me voue au silence.

Sur cet événement faites réflexion,

Et comptez désormais sur ma discrétion.

 

 

Scène V

 

DON FERNAND, seul

 

Ô ciel ! quel incident ! quelle heureuse ressource !

La fortune m’invite à prendre une autre course :

Et, puisque la Castille a juré mon malheur,

Il faut que l’Aragon... Voyons l’ambassadeur,

Et rompons un traité trop honteux à ce prince.

Il achète la paix au prix d’une province :

À l’Infante sa sœur allons offrir mon bras ;

Je veux la mériter, ou qu’un noble trépas,

Fruit de mon désespoir, rétablisse ma gloire.

Je puis en Aragon transporter la victoire ;

J’en ai de sûrs moyens... Que dis-je, malheureux ?

À quel horrible excès j’ose porter mes vœux !

De mon ambition détestable furie !

J’oserai trahir, qui ? Mon maître et ma patrie !

Par ce double attentat je pourrais m’élever !

Ô toi, que je bravais, Amour, viens me sauver !

 

 

Scène VI

 

DON FERNAND, DONA CLARICE

 

DONA CLARICE.

Un discours indiscret a causé votre perte ;

Seigneur, l’occasion qui vient de m être offerte,

Peut encor vous sauver. Le roi va revenir.

Je l’attends. Sans témoin il veut m’entretenir.

Peut-être il doute encor. Je crois que par moi-même

Il cherche à pénétrer à quel point je vous aime.

DON FERNAND.

Puisqu’il veut vous revoir, j’ai lieu de le penser.

Tantôt en niant tout, je l’ai fait balancer.

Son cœur combat pour vous. Il attend, pour se vaincre,

Que de nos feux secrets il puisse se convaincre.

Mais qu’allez-vous lui dire ?

DONA CLARICE.

Hélas ! je n’en sais rien.

Je viens vous consulter. S’il est quelque moyen

De calmer son courroux, tâchez de m’en instruire.

Je voudrais m’en servir, et je crains de vous nuire.

Que n’ai-je assez d’esprit pour cacher mon secret ?

Déjà plus d’une fois j’ai formé ce projet.

DON FERNAND.

Je ne puis me sauver que par votre artifice ;

Mais, malgré vos bontés, il faut que je périsse.

On petit, vous suggérant un langage trompeur,

Y former votre esprit, et non pas votre cœur.

DONA CLARICE.

Que je suis malheureuse ! Hé quoi ! Jusques à feindre

Je ne pourrai donc pas un moment me contraindre,

Et faire violence à tous mes sentiments !

Donnez-m’en les moyens ; et si je vous démens...

Que faut-il dire au roi ? Dictez-le-moi vous-même.

DON FERNAND.

Que vous l’aimez.

DONA CLARICE.

Qui ? moi, lui jurer que je l’aime !

Ah ! qu’il me coûterait, cet aveu si trompeur !

DON FERNAND.

Laissez-moi donc périr.

DONA CLARICE.

Rassurez-vous, Seigneur.

DON FERNAND.

En vain à mes malheurs vous êtes si sensible :

Vous ne pourrez...

DONA CLARICE.

Pour vous, rien ne m’est impossible ;

Et sur moi je vais faire un si puissant effort,

Que ma bouche et mon cœur ne seront plus d’accord.

Je vous perds pour jamais. Mais, Seigneur, il n’importe.

L’ardeur de vous servir doit être la plus forte.

Pour la première fois je vais dissimuler.

DON FERNAND.

Obtenez que le roi daigne encor me parler.

S’il m’entend un moment, je vais rentrer en grâce :

Et si de ses soupçons il reste quelque trace,

Je saurai l’effacer ; et, dès le même instant,

Je veux lui révéler un secret important.

 

 

Scène VII

 

DONA CLARICE, seule

 

Ô ciel, qu’ai-je entrepris ? Aurai-je l’assurance...

Moi, feindre ! Moi, tromper ! Je frémis quand j’y pense.

Mon cœur, mon faible cœur, me le permettras-tu ?

Quel reproche il me fait, et qu’il est combattu !

Mais j’aperçois le roi.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, DONA CLARICE, UN GARDE

 

LE ROI.

Je crois, belle Clarice,

Que vous n’userez point avec moi d’artifice ;

Sûr de votre innocence, et de votre candeur,

Je sais que je vais lire au fond de votre cœur :

Ses secrets sentiments sont ce qui m’intéresse.

Tantôt je vous ai fait l’aveu de ma tendresse.

Je me suis rappelé cent fois notre entretien.

En m’ouvrant votre cœur, vous séduisiez le mien.

Et s’il faut déclarer enfin ce que je pense,

Aveuglé par l’amour, j’en ai cru l’apparence,

Et je prenais pour moi, par trop d’empressement,

Tout ce que vous disiez en faveur d’un amant.

Vous ne me trompiez pas. Je me trompais moi-même,

Et je n’impute rien qu’à ma faiblesse extrême.

Vous tremblez !

DONA CLARICE, à part.

Ma frayeur va bientôt m’accuser.

Ah ! qu’un cœur innocent sait mal se déguiser ?

LE ROI.

Que me répondez-vous ?

DONA CLARICE.

Hélas ! que vous répondre ?

Sire, le seul soupçon suffit pour me confondre.

LE ROI.

Pourquoi tant de frayeur ? Suis-je un cruel tyran ?

Je ne veux que deux mots. Aimez-vous Don Fernand ?

M’aimez-vous ?

DONA CLARICE.

Quoi ! mon cœur insensible à la gloire

Que vous daignez m’offrir !... Pourquoi voulez-vous croire

Qu’il ose dédaigner ?...

LE ROI.

Expliquez-vous sans fard.

Vous voulez m’imposer ; vous en ignorez l’art.

Quoi donc ! à m’obéir rien ne peut vous contraindre ?

Je vais punir celui qui vous apprend à feindre :

Ses jours m’en répondront ; et dans l’instant...

DONA CLARICE.

Hélas !

Du crime de mon cœur ne le punissez pas.

Suspendez la rigueur d’un arrêt redoutable.

Si j’ai tâché de feindre, il n’en est pas coupable.

LE ROI.

Vous l’aimez ?

DONA CLARICE.

Je l’adore, et vous verrez ma mort,

Si de votre courroux vous suivez le transport.

LE ROI.

Son sort dépend de vous...

DONA CLARICE, avec transport.

De moi ?

LE ROI.

Oui, de vous-même.

DONA CLARICE.

Mais à quel prix ?

LE ROI.

Il faut m’avouer qu’il vous aime.

DONA CLARICE.

Ah ! si je vous l’avoue, il est perdu.

LE ROI.

J’entends.

L’aveu qui vous échappe est tout ce que j’attends.

Je vois à quel excès vous êtes alarmée ;

Vous n’aimeriez pas tant, si vous n’étiez aimée.

Au Garde.

Qu’on dise à Don Fernand que je veux lui parler.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, DONA CLARICE

 

LE ROI, à part.

Le traître ! avec quel front il sait dissimuler !

Mais malgré ses détours et son adresse à feindre,

Pour lire dans son cœur, je m’en vais me contraindre.

Heureux si je pouvais, en voulant l’éprouver,

Y voir les sentiments que j’y devrais trouver !

Il vient. Voyons enfin s’il poussera l’audace

Jusqu’à nier encor...

 

 

Scène X

 

LE ROI, DON FERNAND, DONA CLARICE

 

DON FERNAND.

Me faites-vous la grâce,

Malgré mes ennemis, de vouloir m’écouter,

Sire ; et de ce bonheur puis-je encor me flatter ?

Je ne viens point ici vous rappeler mon zèle,

Ni les heureux succès d’un serviteur fidèle.

Mon respect me soumet à votre volonté ;

Mais, Sire, vous pouvez savoir la vérité.

Clarice est devant vous. Son cœur sans artifice

A dû faire pour moi pencher votre justice.

On ose m’accuser de vous avoir trompé :

Un si cruel soupçon doit être dissipé,

Et j’ose me flatter que celle qui m’écoute,

Sur ma sincérité ne vous laisse aucun doute.

LE ROI.

Oui ; par son témoignage, à la fin éclairci,

Je sais ses sentiments et les vôtres aussi ;

Je ne balance plus, et démêle sans peine

Tous ceux à qui je dois mon estime ou ma haine.

DON FERNAND.

Ah ! je ne dois donc plus craindre votre courroux.

C’est à mes ennemis d’en ressentir les coups ;

Et je pourrais d’un mot perdre qui m’a su nuire.

LE ROI.

Parlez : je dois savoir...

DON FERNAND.

Je vous obéis, Sire !

Je révèle à regret des complots odieux.

Vos faveurs, mes exploits m’ont fait des envieux,

Qui, moins pour vous servir, que pour ternir ma gloire

Sauvent un ennemi, que bientôt la victoire

Aurait mis dans vos fers. Ce n’est point un soupçon.

Je sais qu’on vous trahit pour le roi d’Aragon.

LE ROI.

On me trahit ! Comment ? Et quel est donc le traître ?

DON FERNAND.

Mon silence suffit pour le faire connaître :

Mon cœur s’émeut pour lui. Daignez me dispenser

De nommer...

LE ROI.

Votre frère ! Osez-vous le penser ?

Don Philippe est fidèle ; et j’en ai fait l’épreuve.

Vous me trompez.

DON FERNAND.

Hé bien ! puisqu’il en faut la preuve,

Je puis la donner.

LE ROI.

Vous ?

DON FERNAND.

J’apprends en ce moment

Ce que je vais vous dire avec frémissement.

Ô ciel ! dans quel péril on jette la Castille !

Celle que Don Louis fait passer pour sa fille,

Et qui même à vos yeux se produit sur ce nom,

C’est... Le croiriez-vous ?

LE ROI.

Qui ?

DON FERNAND.

L’Infante d’Aragon.

LE ROI.

L’Infante d Aragon !

DON FERNAND.

Sire, c’est elle-même :

On n’en peut plus douter.

LE ROI.

Ma surprise est extrême !

Que fait-elle à ma cour ?

DON FERNAND.

Avec elle en secret,

Mon frère du traité concerte le projet ;

Et vous pouvez juger que la double alliance

Est le fruit dangereux de cette intelligence.

De-là, tous les efforts qu’on a faits contre moi.

Je n’ai point d’intérêt que celui de mon roi ;

On le sait, mais on veut que la paix soit conclue ;

J’ose la traverser ; ma perte est résolue.

D’un crime impardonnable on tâche à me noircir.

Mais...

LE ROI.

Clarice est sincère, et vient de m’éclaircir.

Je sais, à votre égard, tout ce que je dois croire.

DON FERNAND.

Ah ! si vous le savez, je vais goûter la gloire

De triompher enfin d’un ministre jaloux,

Qui met tout son bonheur à m’éloigner de vous.

 

 

Scène XI

 

LE ROI, DON PHILIPPE, DON FERNAND, DONA CLARICE

 

DON PHILIPPE.

Ah ! Sire, pardonnez, si je suis téméraire

Jusqu’à vouloir fléchir votre juste colère.

Si mon zèle pour vous a jamais éclaté,

J’en demande le prix à votre Majesté.

La grâce de mon frère est le seul où j’aspire :

Daignez me l’accorder. Je la demande, Sire,

Avec toute l’ardeur et tout l’empressement

Qui peuvent adoucir votre ressentiment.

DON FERNAND.

Sans user près du roi d’un si froid stratagème,

Qui va, dès cet instant, tourner contre vous-même,

Tâchez de le fléchir, non pour moi, mais pour vous,

Que votre crime expose à son juste courroux.

DON PHILIPPE.

Moi, je suis criminel, mon frère ?

DON FERNAND.

Oui, vous l’êtes.

Quelle couleur donner à tout ce que vous faites ?

Comment justifier tant de ressorts secrets,

Que vous faites agir pour hâter vos projets ?

DON PHILIPPE.

Mon unique projet est de servir mon maître.

DON FERNAND.

Dites son ennemi. L’on a su reconnaître

Celle qui vous engage à le servir si bien.

DON PHILIPPE.

Je vous entends : par-là vous ne prouverez rien

Qui me rende coupable, et qui vous justifie.

DON FERNAND.

Quoi ! quand cette princesse en vous seul se confie ;

Quand vous seul !...

DON PHILIPPE.

Ce secret n’a rien que d’innocent.

Depuis plus de deux mois, par un effort puissant,

Je tâche d’arrêter une guerre onéreuse,

Par les conditions d’une paix glorieuse.

Le roi m’en est témoin ; je n’atteste que lui ;

Et je saurai prouver que ce n’est qu’aujourd’hui

Que j’ai connu l’Infante, en dépit d’elle-même.

Elle n’est point ici par un ordre suprême ;

Et son propre intérêt l’attire à cette cour :

C’est son unique objet.

LE ROI.

Et quel est-il ?

DON PHILIPPE.

L’amour.

Oui, votre gloire, Sire, en tous lieux répandue,

A charmé la princesse ; et, sans être connue,

Elle a voulu savoir et juger par ses yeux,

Si vous confirmeriez des bruits si glorieux.

Je sais qu’elle a pour Vous la plus vive tendresse :

Mais ayant soupçonné que vous aimiez ma nièce,

Elle était sur le point de quitter votre cour.

À peine ai-je obtenu le reste de ce jour,

Afin d’en profiter, en employant mon zèle

Pour vous déterminer à prononcer pour elle.

LE ROI, à Don Philippe.

Qu’on cherche Don Louis. Je veux dès ce moment...

DON PHILIPPE.

L’Infante est avec lui dans mon appartement.

LE ROI, à Don Philippe.

Avec l’ambassadeur priez-la de paraître ;

Mais ne lui dites point que l’on m’a fait connaître

Sa naissance et son rang, que je veux ignorer

Jusqu’à ce qu’il soit temps de le lui déclarer.

 

 

Scène XII

 

LE ROI, DON FERNAND, DONA CLARICE

 

DON FERNAND.

Il tâche d’effacer un soupçon légitime,

Et croit vous éblouir en colorant son crime ;

Mais à votre prudence on ne peut imposer.

Quoique, pour me bannir, il ose m’accuser

D’être votre rival, d’être aimé dé Clarice,

J’ose tout espérer d’un roi dont la justice

A toujours éclaté pour ses moindres sujets.

J’en fais mon bouclier ; et ne crains désormais

Que le trop prompt effet clés projets de mon frère.

Il ne sait que parler : mais mon bras peut tout faire.

 

 

Scène XIII

 

LE ROI, L’INFANTE D’ARAGON, DON LOUIS, DON PHILIPPE, DON FERNAND, DONA BÉATRIX, DONA CLARICE

 

LE ROI, à Don Louis.

Enfin, à l’Aragon je veux donner la paix,

Et par un double hymen l’affermir à jamais.

DON FERNAND.

Ô ciel ! je suis perdu.

LE ROI, à Don Louis.

C’est à quoi je m’engage.

À l’Infante.

Je me suis résolu sur votre témoignage.

Voyez, auprès de moi, quel est votre crédit,

Madame, et rappelez ce que vous m’avez dit ;

Que votre air, que vos traits représentaient l’Infante.

Si vous lui ressemblez, l’image est si charmante,

Qu’à l’objet qu’elle peint, je suis prêt à jurer

Tout ce qu’en sa faveur l’amour peut désirer.

De ma foi, de mon cœur, présentez-lui l’hommage.

Je vous charge du soin d’accomplir votre ouvrage.

L’INFANTE.

L’Infante d’Aragon va faire son bonheur

De payer ce présent par le don de son cœur.

Vous l’aurez pour jamais, en lui donnant le vôtre,

Qu’on disait que l’amour destinait pour une autre.

LE ROI, baisant la main de l’Infante.

Non, divine princesse ; il sera tout à vous.

L’INFANTE, se jetant aux pieds du roi.

Ah ! Sire, pardonnez...

LE ROI, la relevant.

Acceptez un époux

Qu’un traité que j’approuve aujourd’hui vous assure.

Mais il est temps aussi de venger mon injure.

À Don Fernand.

Tu vois que tes discours ne m’ont point imposé.

Mes yeux se sont ouverts ; je suis désabusé.

Toutes tes trahisons, adroitement voilées,

Par toi-même, à la fin, m’ont été révélées.

Oui, ton frère, ton roi, jusqu’à ta passion,

Tu sacrifiais tout à ton ambition.

Jamais on n’a plus loin poussé la perfidie.

Tu devrais sur-le-champ la payer de ta vie ;

Mais ma clémence impose à mon ressentiment.

Qu’un exil rigoureux borne ton châtiment.

Sors de ma cour, ingrat l je sens que ta présence

Ne pourrait y souffrir la paix et l’innocence.

Je destine à Clarice un autre époux que toi.

Don Fernand sort.

DONA CLARICE.

Ah ! ne m’imposez pas une si dure loi.

Au lieu de le punir, c’est me punir moi-même.

Plus il est malheureux, plus je sens que je l’aime.

En vain à Don Fernand on voudrait m’arracher,

Puisqu’un roi si charmant n’a pu m’en détacher :

Partager sa disgrâce, est toute mon envie.

Si vous nous séparez, il y va de ma vie :

Oui, Sire, à vos genoux j’expire en ce moment,

Si vous me condamnez à cet affreux tourment.

L’INFANTE, au roi.

Oserais-je me joindre à l’aimable Clarice ?

Souffrez qu’en sa faveur mon âme s’attendrisse.

Accordez-lui l’époux que demande son cœur :

Vous me rendrez heureuse, en faisant son bonheur.

LE ROI.

Je vous entends, Madame ; il faut vous satisfaire :

Je n’ai plus de désir que celui de vous plaire ;

Et je vais vous prouver que je suis pour jamais

Uniquement soumis à vos divins attraits.

C’est est fait ; je me rends. Rassurez-vous, Clarice :

Je remplirai vos vœux ; mais je ferai justice.

À l’Infante.

Vous, venez recevoir et mon cœur et ma foi.

 

 

Scène XIV

 

DON PHILIPPE, DONA BÉATRIX

 

DONA BÉATRIX.

Vous voilà bien content ! Vous restez près du roi ;

Votre frère vivra vis-à-vis de sa femme ;

Moi, vis-à-vis de vous. Les beaux exploits !

DON PHILIPPE.

Madame

Votre zèle indiscret (disons la vérité)

Nuit plus à Don Fernand que ma fidélité.

Comment n’auriez-vous pas la fortune contraire ?

Il n’a pu se borner ; vous n’avez pu vous taire.

L’exil est un remède à son ambition :

Puissé-je en trouver un pour l’indiscrétion !


[1] Mademoiselle Quinault.

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