L’Amant garde-malades (Michel de CUBIÈRES-PALMÉZEAUX)

Comédie en trois actes.

 

Personnages

 

LE COMTE, père de Julie

JULIE

LINDOR, amant de Julie, sous le nom de Rose

LA MARQUISE DE VIEILHORME

TOINETTE, garde-malades

UN MÉDECIN

UN GARÇON APOTHICAIRE

PLUSIEURS DOMESTIQUES

 

La Scène est en Province, chez le Comte.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente une Chambre proprement décorée, mais éclairée faiblement, Une chaise longue est sur un des côtés du Théâtre, à l’autre on voit deux tables : sur l’une sont quelques Livres épars, sur l’autre un grand vase, deux ou trois bouteilles et un grand verre. Un Tabouret est à quelque distance de la chaise longue.

 

 

Scène première

 

TOINETTE, LINDOR

 

TOINETTE.

Voyez-vous cette chaise longue ? C’est-là qu’elle vient s’asseoir, et c’est-là que je m’assieds, moi, pour lui tenir compagnie.

LINDOR.

C’est-là que vous vous asseyez ! Ah ! Toinette, que vous êtes heureuse ! Ce Tabouret me semble préférable au trône du monde, et si je pouvais m’y asseoir aussi, je m’estimerais bien plus heureux qu’un Monarque.

TOINETTE.

Rien ne vous empêche de vous donner ce plaisir.

Elle approche le Tabouret.

LINDOR.

Vous ne m’entendez pas, Toinette, ou vous ne voulez pas m’entendre.

TOINETTE.

N’avez-vous pas dit que vous vous estimeriez plus heureux qu’un Monarque, si vous pouviez vous asseoir sur ce Tabouret ?

LINDOR.

Je l’ai dit ! mais je voudrais m’y asseoir à côté de Julie.

TOINETTE.

À côté de Julie !

LINDOR.

Oui, ma chère Toinette, et le plus près d’elle qu’il serait possible.

TOINETTE.

Oubliez-vous qu’il règne entre vos deux familles une haine invétérée ? que son père, en conséquence, lui a défendu de vous voir ? que c’est pour cela peut-être qu’elle est tombée malade ? et que...

LINDOR.

Je sais tout cela à merveille ; mais, ma chère Toinette, si vous vouliez me servir !

TOINETTE.

Je ne demande pas mieux ; mais en quoi, je vous prie ?

LINDOR.

Vous savez, ma bonne Toinette, que les Amants sont fertiles en inventions et en expédions de toute espèce pour arriver à leur but, et que plus on leur oppose d’obstacles, plus ils redoublent d’efforts pour les surmonter. Vous convenez d’ailleurs que Julie est tombée malade, parce que son père lui a défendu de me voir : ne convenez-vous pas aussi que si elle ne me soit point, elle en pourrait bien mourir.

TOINETTE.

Il est vrai que, depuis deux jours, elle est terriblement changée, et il se pourrait bien aussi qu’elle courût de grands risques.

LINDOR.

Vous aimez bien Julie, n’est-ce pas ?

TOINETTE.

Si je l’aime ! Je donnerais mon sang pour elle. Elle est si douce ! elle a un si bon cœur.

LINDOR.

Eh bien ! elle mourra infailliblement, si nous ne venons pas à son secours. Il n’est qu’un moyen de la sauver, et le voici en deux mots : c’est l’Amour qui l’a rendue malade, c’est l’amour qui doit la guérir.

TOINETTE.

Il est certain que l’Amour est un grand Médecin ; mais celui-là n’a point pris ses grades, et il est suspect aux parents des jeunes filles.

LINDOR.

L’amour qui m’enflamme étant pur, et n’ayant moi-même que des vues honnêtes, je ne peux faire ombrage à personne. Écoutez-moi donc, Toinette : si en prenant vos habits...

TOINETTE.

Mes habits ! Quelle idée !

LINDOR.

Un moment, je vous prie : vous savez que je suis jeune.

TOINETTE.

On le voit bien.

LINDOR.

J’ai dix-huit ans et demi ; maïs si j’en dois croire quelques personnes, je parais n’en avoir guère que seize.

TOINETTE.

Cela est vrai. Je crois d’ailleurs qu’un homme de dix-huit ans, qui a les traits délicats, ressemble assez à une fille de vingt-un ; et si vous étiez à côté de la mienne qui a cet âge, je pense...

LINDOR.

Eh quoi ! ma bonne Toinette, vous avez une fille de vingt-un ans ?

TOINETTE.

Sûrement, et qui est plus grande que moi de la moitié de la tête.

LINDOR.

C’est-à-dire qu’elle est à peu près de ma taille.

TOINETTE.

Oui, à-peu-près.

LINDOR.

Ah ! Toinette, quel bonheur í Et cette fille est-elle mariée ?

TOINETTE.

Pas encore. Les jeunes gens d’autrefois étaient honnêtes, et ceux d’aujourd’hui sont si libertins ! Il s’en est présenté plusieurs pour l’épouser ; mais elle est sage, ma fille, très sage, et aucun d’eux n’a pu lui plaire. Dame, voyez-vous, j’aimerais mieux la garder chez moi toute ma vie que de la donner à un garnement.

LINDOR.

Est-elle connue dans cette maison ?

TOINETTE.

Non, elle n’y est jamais venue.

LINDOR.

Ah ! Toinette, vous pouvez mettre le comble à mon bonheur ; vous pouvez sauver la vie à Julie, ou plutôt vous pouvez nous la rendre à tous deux.

TOINETTE.

Je ne me croyais pas si puissante.

LINDOR.

Vous n’avez qu’à supposer une affaire qui vous éloigne en ce moment de ces lieux, qu’à me revêtir des habits de votre fille, qu’à dire que je la suis en effet, et qu’à me présenter ici pour garder Julie à votre place ; il règne toujours un peu d’obscurité dans la chambre d’une malade ; grâce à ce demi jour, et surtout à mon déguisement, Julie me prendra pour une personne de son sexe, je contreferai ma voix, et...

TOINETTE.

Et si son père, qui est plus clairvoyant, vient à vous reconnaître...

LINDOR.

Il est encore moins à craindre pour moi que Julie : le Comte ne m’a guère vu qu’une fois ou deux dans mon enfance, il m’a évité avec affectation depuis qu’il sait que j’aime sa fille : mes traits ont dû sortir de sa mémoire, et, sans un miracle, il est impossible qu’il se les rappelle. Voilà ma bourse, Toinette ; vous faut-il tout ce que je possède ? Parlez, il n’est rien que je ne sacrifie pour obtenir ce que je désire.

TOINETTE.

Gardez votre bourse, Monsieur ; une bonne action n’a pas besoin d’être payée ; elle porte sa récompense avec elle. Je connais votre délicatesse, je suis sûre que vous n’abuserez point de ce que je vais faire pour vous ; et ne ferai je pas trop heureuse, si je prolonge les jours de Julie ?

LINDOR.

C’est donc moi qui la soignerai ! C’est parmes mains que passeront les sucs bienfaiteurs qui doivent rendre la santé à Julie ! C’est moi qui ferai chauffer ses tisanes, ses bouillons ! C’est moi qui, au moment de sa convalescence, verrai le premier ses forces renaître, ses genoux s’affermir, et son teint se ranimer : quel bonheur pour un Amant ! Chaque rose nouvelle qui paraîtra sur son visage, c’est moi qui croirai l’avoir fait éclore, c’est moi qui...

TOINETTE.

Doucement, Monsieur, ne vous forgez point de chimères. Vous parlez défaire chauffer des bouillons, des tisanes : il est bien question de tout cela avec Julie ! Il n’y a point de malade plus aisée à servir, il n’y en a point qui donne moins d’occupation à une Garde.

LINDOR.

Tant pis, Toinette ; je comptais sur autant de travail que de plaisir.

TOINETTE.

Comptez sur le second, à la bonne heure ; mais point du tout sur l’autre. Le père de Julie est un de ces hommes entêtés de la vieille Médecine, qui s’imaginent que les remèdes font tout, et que ce n’est qu’en droguant sans cesse les gens qu’on peut leur rendre la santé : son Médecin, au contraire, est un homme sage, qui abhorre les remèdes ; et savez-vous tout ce qu’il a ordonné depuis que Julie est malade ? De l’eau de bourrache édulcorée avec du sirop de violette, et dont il faut lui donner à boire chaque fois qu’elle en demande.

LINDOR.

Voilà donc tout ce que j’aurai à faire !

TOINETTE.

Oui, Monsieur, toutes vos fonctions auprès d’elle se réduiront à lui verset à boire, et voilà sur cette table tous les instruments de votre charge. Mais j’entends venir Julie ; elle est avec son père : allez chez moi promptement, je ne tarderai pas à vous y joindre ; en attendant je vais vous annoncer à la famille.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, JULIE, TOINETTE

 

LE COMTE, soutenant Julie.

Préparez les coussins, Toinette, et arrangez les oreillers de manière que la tête de ma fille soit bien appuyée.

Toinette arrange tout, et Julie vient s’asseoir sur la chaise longue, toujours conduite par son père, qui lui dit.

eh bien ! ma chère Julie, comment te trouves-tu aujourd’hui ?

JULIE.

Un peu mieux, mon père : mais j’irais plus mal, que vos soins si tendres et vos attentions me le feraient oublier bien vite.

LE COMTE.

As-tu bien dormi la nuit passée ?

JULIE.

Hélas ! non ; je n’ai pas fermé l’œil.

À Toinette.

Vous avez dû vous en apercevoir, Toinette ?

TOINETTE.

Oh ! mon Dieu, oui, Mademoiselle ; et cependant je vous ai fait bien des histoires.

JULIE.

Elles étaient fort jolies, et la dernière surtout. Celle que vous n’avez point achevée n’était point faite pour endormir ; j’espère, ma chère Toinette, que vous m’en direz bientôt la suite.

TOINETTE.

Avec bien du plaisir : mais pour les deux ou trois nuits suivantes, ce ne fera point moi qui vous garderai, Mademoiselle, si vous voulez bien le permettre.

LE COMTE.

Et pourquoi cela, Toinette ?

TOINETTE.

Hélas ! Monsieur le Comte, j’avais, à trois lieues d’ici, un parent Receveur des Tailles ; et cet honnête homme, en mourant, m’a laissé une petite succession que vous ne voudriez pas me faire perdre.

LE COMTE.

Non, certainement ; cela ne serait pas juste.

TOINETTE.

C’est pour l’aller recueillir que je m’absenterai peut-être une huitaine, peut-être moins, c’est selon que tourneront les affaires ; mais je vais bientôt vous amener ma fille pour tenir ma place : elle est sage, irréprochable dans sa conduite, enfin c’est une autre moi-même, et à qui vous pourrez donner en sûreté toute votre confiance.

LE COMTE.

Elle est jeune, sans doute ?

TOINETTE.

Elle aura vingt et un ans le mois prochain.

LE COMTE.

Eh bien ! elle conviendra à Julie. Les vieilles gens sont sujettes à avoir de l’humeur ; j’en juge par moi-même, qui me fâche quelquefois. La jeunesse est d’une humeur plus douce et plus liante : la sensibilité d’ailleurs est sa vertu dominante, et je crois qu’une personne de l’âge de votre fille sera pour Julie une compagnie plus agréable, et compatira mieux à ses maux.

TOINETTE.

Quoique j’aie trois fois l’âge de Mademoiselle Julie, je vous jure cependant, Monsieur le Comte, que pour la sensibilité...

LE COMTE.

Ce que j’ai dit, ma bonne Toinette, ne vous regarde point, vous êtes une si honnête créature ! J’ai parlé en général, et sans avoir personne en vue.

JULIE, à Toinette.

Je ne doute point de toutes les bonnes qualités de votre fille, ma chère Toinette ; mais j’étais accoutumée et votre service, et j’aurai toutes les peines du monde à me faire à celui d’une autre.

TOINETTE.

Oh ! que non, Mademoiselle$ je vous donne, pour me remplacer la personne la plus adroite et la plus intelligente de la Ville. Je l’ai déjà instruite, elle est au fait de votre service aussi bien que moi-même : vous verrez, vous verrez qu’elle vous conviendra à merveille.

JULIE.

Et la jolie histoire que vous m’aviez commencée ?

TOINETTE.

Je lui dirai de vous l’achever : d’ailleurs elle vous en contera bien d’autres ; elle en sait des milliers, et de bien plus jolies que les miennes. Ah ! ne craignez pas que les siennes vous endorment.

JULIE.

Allez donc la chercher, Toinette ; je ne veux pas retarder un voyage qui peut vous être utile ; mais j’aurais bien mieux aimé que vous restassiez toujours auprès de moi.

TOINETTE.

Vous ne parierez pas ainsi, quand vous connaîtrez ma fille. Tout ce que je crains, Mademoiselle, c’est qu’elle ne vous plaise si bien que vous ne la préfériez à moi, et qu’à mon retour, vous ne vouliez plus de mon service.

JULIE.

Oh ! que dites-vous là ! Jamais je ne préférerai personne à ma bonne Toinette.

TOINETTE.

Je ne le souhaite pas ; cependant ne croyez pas que je m’en plaigne, si votée bonheur s’y trouve.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, JULIE

 

LE COMTE.

Eh bien ! ma chère Julie, puisque nous sommes seuls, et que vous êtes mieux aujourd’hui, me permettrez vous de vous dire deux mots encore en faveur de ce pauvre Versac ?

JULIE.

Hélas ! mon père, je crains bien qu’ils ne soient inutiles.

LE COMTE.

Sa maison est ancienne, sa probité connue, sa fortune considérable.

JULIE.

Je ne l’ignore pas, mon père.

LE COMTE.

Il m’a fait demander votre main par tout ce qu’il y a de gens important dans la ville.

JULIE.

Je le crois : mais, mon père, Lindor vous l’a fait demander aussi, et Lindor est comme Versac d’une maison ancienne, sa probité est connue ; et sa fortune considérable.

LE COMTE.

Pourquoi revenir sur Lindor, ma chère Julie ? Ne savez-vous pas que des ressentiments implacables ont toujours existé entre nos deux familles, que par une suite de ces ressentiments justes ou injustes, le père de Lindor a tué un de mes frères dans un combat singulier ? Et pensez-vous après cela qu’il soit possible que je vous donne en mariage au fils du meurtrier de votre oncle ?

JULIE.

Lindor est innocent de ce meurtre, et d’ailleurs son père est mort des suites de ce combat funeste ; et cette mort n’a-t-elle point assez expié celle de mon oncle ? Comment peut-on en vouloir au fils d’un ennemi qui n’est plus ?

LE COMTE.

Vous savez, ma chère Julie, que je ne suis ni dur ni cruel : vous savez combien mes entrailles paternelles s’émeuvent au seul nom de ma fille ; vous savez depuis qu’elle est malade, combien j’ai souffert de ses douleurs, et combien j’ai eu pour elle de soins, de prévenances et d’attentions : mais qu’elle sache aussi que, cessant d’être un père tendre pour elle, je deviendrais un Juge inflexible, si j’apprenais qu’elle eût les moindres rapports, les relations, même les plus innocentes, avec le fils d’un homme qui a tué mon frère... Ce discours te fait souffrir, je le vois ; pardonne-moi, ma chère Julie, d’avoir pris un moment ce ton sévère, et si tu veux que j’aie toujours celui d’un ami, ne me parle plus d’un homme que je déteste. Tâche toi-même d’y rêver un peu moins ; ce souvenir t’agite sans cesse, c’est lui peut-être qui te rend malade, chasse-le tout-à-fait de ta pensée, et je te réponds que tu seras bientôt guérie.

JULIE, à part.

S’il faut que je cesse de l’aimer pour guérir, je sens que je suis incurable.

LE COMTE.

Voici notre Docteur, je l’attendais avec impatience.

 

 

Scène IV

 

LE MÉDECIN, JULIE, LE COMTE

 

LE COMTE.

Arrivez, Docteur, arrivez. Vous venez un peu tard aujourd’hui ?

LE MÉDECIN.

Cela est vrai, Monsieur le Comte, je sors de chez un malade, qui est fort en danger ; et comme votre fille n’y est pas...

LE COMTE.

Je le crois ; mais son mal peut empirer, et si nous ne faisons pas les remèdes nécessaires...

LE MÉDECIN.

Toujours des remèdes ! Et que sert d’en taire pour des maux que l’on n’a pas ?

LE COMTE.

Vous ne l’avez pas encore purgée, Docteur : sa maladie peut naître d’humeurs accumulées, et quelques grains d’émétique...

LE MÉDECIN.

Non, il n’y a point d’humeurs accumulées chez Mademoiselle ; et la plupart de ces médecines que l’on prend par précaution ou autrement, ne font que racler les entrailles et en ôter le velouté...

LE COMTE.

Ne croyez-vous pis qu’une petite saignée...

LE MÉDECIN.

Que dites-vous ! Elle serait mortelle dans ces circonstances.

LE COMTE.

Elle est bien faible, bien languissante ! Si pour la ranimer nous avions recours eux bouillons de tortue ?

LE MÉDECIN, avec impatience.

Encore ! Quel homme vous êtes, avec vos conseils éternels et votre amour immodéré pour les remèdes ! Le meilleur de tous est d’en faire le moins qu’il est possible.

LE COMTE.

Je ne suis pas de votre avis : je crois, au contraire, que la Médecine n’est que l’art de les bien administrer.

LE MÉDECIN.

Vous ne savez donc pas ce que c’est que la Médecine ? Écoutez-moi, Monsieur, je vais vous instruire en peu de mots, et vous en saurez autant que moi-même. La Médecine se divise ordinairement en deux parties, la Diététique et la Thérapeutique.

LE COMTE, balbutiant.

La Dictique et la Thereupique... J’entends.

LE MÉDECIN.

Je vois bien que les grands mots ne sont guère à votre portée, puisque votre mémoire a de la peine à les retenir. Je vais donc m’expliquer d’une manière plus claire et moins scientifique ; écoutez-moi, je vous prie. Il y a deux sortes de Médecines, la curative et la préservative. La préservative est celle qui consiste à ne jamais s’écarter du régime qui convient le mieux, pour se porter toujours bien ; c’est celle-là qu’on appelle diététique ; elle n’est, à proprement parler, que l’art de se maintenir en santé. L’autre est l’art de guérir les maladies qui troublent l’ordre dans lequel la première tient l’économie animale ; c’est celle-là qu’on appelle Curative ou Thérapeutique.

LE COMTE.

J’entends. J’ai observé que je me portais beaucoup mieux, les jours que j’allais, soit à la chasse, soit à la promenade. Ces jours-là donc j’exerce la Médecine distique ou préservative, ces jours-là donc je suis un grand Médecin ?

LE MÉDECIN.

Oui, Monsieur, vous l’êtes, et les hommes n’auraient jamais besoin de nos secours, s’ils exerçaient toujours bien cette Médecine préservative.

LE COMTE.

Mais si, étant à la chasse ou à la promenade, à force de me fatiguer et de courir, j’attrape une fluxion de poitrine ou une autre maladie, ne pouvant plus alors exercer la Médecine préservative avec succès, ne faudra-t-il pas quelqu’un qui exerce pour moi la Médecine curative ? Et ne faudra-t-il pas qu’on ait recours aux remèdes qui peuvent seuls rétablir l’ordre que maintenait chez moi la Médecine préservative, et que mes excès ont troublé ?

LE MÉDECIN.

Pardonnez.moi, Monsieur, il vous faudra des remèdes ; mais ces remèdes serviront moins à vous guérir de vos maux, qu’à vous préserver de plus grandi encore. Je ne puis bien vous faire sentir cela que par une comparaison. Regardez donc, je vous prie :

Il est supposé tracer un cercle avec sa canne.

Je trace ici un cercle avec ma canne : vous vous portez bien, tant que vous êtes dans ce cercle, vous vous portez mal, dès que vous en sortez ; et plus vous vous en éloignez, plus vous vous portez mal, tellement qu’à une certaine distance, vous trouvez infailliblement la mort. Vous m’entendez, je pense ?

LE COMTE.

Oui, Docteur, à merveille. Plus je m’éloigne de ce cercle, et plus je me porte mal ; ma santé est toute entière dans ce cercle, la maladie et la mort rodent sans cesse à l’entour.

LE MÉDECIN.

Lors donc que vous avez perdu la santé, que faut-il faire ?

LE COMTE.

Lorsque j’ai perdu la santé, je suis sorti du cercle, et il ne faut que m’y ramener, pour me la rendre.

LE MÉDECIN.

Ajoutez qu’il faut surtout vous empêcher de vous en éloigner davantage : Lors donc que vous êtes malade, sachez qu’on vous traite moins pour vous guérir de la maladie que vous avez gagnée en sortant du cercle, que pour vous préserver des maladies plus graves que vous gagneriez, et de la mort surtout qui vous menace à une plus grande distance du cercle. Vous voyez d’après cela, que la Médecine curative rentre absolument dans la préservative ; et comme dans cette dernière il ne faut point de remèdes, il n’en faut pas davantage dans l’autre ; l’une et l’autre n’emploient que le régime.

LE COMTE

Ce que vous dites-là me paraît très nouveau, et si nouveau, que je n’y crois guère. Il s’ensuivrait de votre raisonnement, une chose épouvantable, inouïe, et tout-à-fait impossible.

LE MÉDECIN.

Quoi donc ! Je vous prie.

LE COMTE.

Qu’il n’y aurait point de Médecine, ou du moins, qu’il ne faudrait pas plus y ajouter foi qu’à l’Alchimie, qu’à l’Astrologie, qu’à la Magie noire... Il s’ensuivrait que chacun-pourrait être son Médecin soi-même.

LE MÉDECIN.

Voyez le grand malheur ! La Médecine ne serait pas la seule qu’on aurait décorée du beau nom de Science, pour en imposer aux humains, et ce n’est pas le seul métier, oh un habit noir et une perruque, fassent les trois quarts et demi du mérite de l’homme qui les porte.

LE COMTE.

Permis à vous, Docteur, de ne pas croire et la Médecine, quoique vous l’exerciez. Quant à moi, qui ne suis incrédule en rien, et qui même ai beaucoup de confiance aux gens de votre profession et à vos lumières, dites-moi, je vous prie, si ma fille va en effet mieux aujourd’hui.

LE MÉDECIN.

Il est aisé de le voir à son visage : mais je vais m’en assurer.

Il tâte le pouls à Julie.

Beaucoup mieux, beaucoup mieux qu’hier, Monsieur le Comte, il n’y a plus qu’un tant soit peu de fièvre, et j’espère que dans deux jours il n’y en aura plus du tour.

À Julie.

Avez-vous eu grand soin de boire, Mademoiselle, comme je vous l’avais conseillé ?

JULIE.

Oh ! oui, Monsieur, beaucoup.

LE MÉDECIN.

Ni hier, ni avant-hier, vous n’avez rien mangé, n’est-ce pas ?

JULIE.

Non, Monsieur, et je me sens, je vous l’avoue, d’une faiblesse extrême.

LE MÉDECIN.

Je le crois, Mademoiselle. Les digestions à votre âge sont si rapides, et les sucs nutritifs s’évaporent si vite ! Vous pourrez donc aujourd’hui manger deux blancs de poulets à votre dîner ; et si vous le désirez encore, une pomme ou une poire bien mûre.

LE COMTE.

Comment, Monsieur ! avec la fièvre vous voulez que ma fille mange ?

LE MÉDECIN.

Et pourquoi non, Monsieur ? Je ne suis point l’ennemi de la diète ; au contraire, sans cesse je la recommande : mais il est un terme oh elle doit s’arrêter. L’abstinence forcée cause autant de ravages que la gourmandise : un repas léger et frugal donnera des forces à Mademoiselle sans augmenter sa fièvre, et un plus long jeûne pourrait lui devenir funeste ; adieu, Monsieur le Comte : manger peu, beaucoup boire, et faire le moins de remèdes possible, n’oubliez jamais ces trois axiomes ; ils renferment tout l’Art d’Hippocrate. Je reviendrai après dîner pour voir Mademoiselle.

LE COMTE.

Et pourquoi ne pas dîner avec nous, Docteur ?

LE MÉDECIN.

Vous savez bien que jamais je ne dîne en ville, j’aime comme un  autre la bonne chère, je serais tenté et succomberais comme un autre ; un excès me ferait bientôt sortir de ce cercle précieux dont je vous parlais tout à l’heure, et je pense qu’un bon Médecin doit donner à la fois l’exemple et le précepte.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, JULIE

 

LE COMTE.

Tu auras donc bien du plaisir à manger, ma chère Julie ?

JULIE.

Puisque le Docteur le permet, mon père...

LE COMTE.

Eh bien ! Je vais te faire apprêter ton petit dîner avec un soin extrême. Mais voici Toinette qui nous amène sa fille. Mon Dieu ! qu’elle a l’air gauche ! Regarde-la un peu, Julie.

JULIE, sans tourner la tête.

Ah ! je n’ai pas besoin d’y regarder pour le croire.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, JULIE, TOINETTE, LINDOR, déguisé en femme

 

LE COMTE.

Eh bien ! Toinette, voilà donc votre fille que vous nous amenez ?

TOINETTE.

Oui, Monsieur le Comte, et qui s’estimera heureuse, si vous voulez bien lui continuer les bontés que vous m’avez toujours témoignées.

LE COMTE.

Elle peut y compter, Toinette : il suffit qu’elle vous appartienne.

Bas à Toinette.

Mais convenez qu’elle paraît un peu neuve et embarrassée : vous nous aviez dit cependant, que c’était une personne adroite et intelligente.

TOINETTE.

Quand vous la connaîtrez, vous verrez s’il était possible de l’être davantage. Son grand défaut est d’être un peu timide la première fois qu’elle voit les gens, et c’est peut-être pour cela...

LE COMTE.

Ce n’est pas un défaut, Toinette. La timidité intéresse toujours dans les personnes de cet âge. Savez-vous ce qui m’en plaît, Toinette ? C’est qu’elle a tout-à-fait l’air d’une bonne fille, et je ne doute pas qu’elle ne nous plaise à tous infiniment. Je ne te dis point adieu, ma fille, la Marquise m’a fait demander à dîner ; je vais la recevoir, et tu ne tarderas pas à nous joindre.

 

 

Scène VII

 

JULIE, TOINETTE, LINDOR

 

JULIE.

Un mot, je vous prie, Toinette, avant que vous vous en alliez.

Toinette s’approche.

Dites à votre fille de s’éloigner tin peu, il n’est pas nécessaire qu’elle nous entende.

TOINETTE.

Éloignez-vous, ma fille.

Lindor se retire au fond du Théâtre.

JULIE.

Ah ! Toinette, vous ne m’aimez plus, je le vois bien, et vous voulez que je meure !

TOINETTE,

Quel reproche ! Ah ! Mademoiselle, qu’il est injuste !

JULIE.

Vous me quittez, Toinette, vous allez partir à l’instant, et vous ne me dites pas un mot de celui...

TOINETTE.

Je vous entends : il vous aime toujours, Mademoiselle, il m’a chargé de vous le dire.

JULIE.

Mais ma bonne Toinette, c’est vous qui jusqu’à ce moment m’avez donné de ses nouvelles. Quand vous ne serez plus ici...

TOINETTE.

Ma fille alors pourra vous en donner.

JULIE.

Vous me faites trembler, Toinette ! Est-ce que vous l’auriez mise dans la confidence ? Saurait-elle que Lindor... ?

LINDOR, au fond du Théâtre, à part.

Lindor ! C’est de moi qu’elle s’informe : quel bonheur !

TOINETTE.

Rassurez-vous, Mademoiselle : je n’ai point divulgué votre secret. Je pars, mais soyez sure qu’avant mon retour vous aurez des nouvelles de celui qui vous adore.

Elle sort en faisant avec Lindor des signes d’intelligence.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, LINDOR

 

Cette Scène ne commence qu’après un long silence, pendant lequel on n’entend que des soupirs de Julie.

JULIE, sans regarder.

Mademoiselle, comment vous appelez-vous ?

LINDOR, balbutiant.

Comment je m’appelle ?

JULIE.

Oui. Est-ce que vous n’avez pas de nom ?

LINDOR.

Pardonnez-moi, Mademoiselle, je m’appelle... je m’appelle... Rose.

JULIE.

Rose ! Ce nom me paraît recherché pour une fille de votre état.

LINDOR.

Il est vrai, Mademoiselle, qu’il vous conviendrait beaucoup mieux qu’à moi.

JULIE.

Si cela était, je serais une rose un peu fanée.

LINDOR.

Fanée ! Ah ! ce n’est pas le mot. Dites courbée par l’orage. Les roses à qui ce malheur arrive, se relèvent avec plus d’éclat.

JULIE.

Hélas ! J’aurai la destinée d’une rose sans en mériter le nom, je ne vivrai que l’espace d’un matin.

LINDOR.

Que dites-vous-là, Mademoiselle ! Les roses de votre espèce sont immortelles ; voulez-vous que le Ciel ne veille pas sur son plus bel ouvrage ?

JULIE, à part.

Toinette avait raison, certes fille n’est pas si sotte.

Haut.

Voilà bien de jolies choses que vous me dites, Rose, où prenez-vous tout cela ?

LINDOR.

Dans mon cœur. N’en soyez pas surprise, Mademoiselle, j’ai l’habitude de m’attacher beaucoup à mes malades, parce qu’un être qui souffre m’intéresse plus qu’un autre ; et vous étés du nombre de ces personnes que je ne peux voir souffrir sans désirer, leur guérison, fut-ce aux dépens de ma propre vie.

JULIE.

Je vois que vous avez l’âme sensible, et je vous en félicite. Ce langage cependant serait mieux placé avec tes malades que vous connaissez déjà, qu’avec moi, que vous n’avez jamais vue, et qui ne vous connais pas.

LINDOR.

Vous pouvez ne pas me connaître, parce qu’il est très aisé de ne pas apercevoir une personne d’aussi peu d’importance que moi : mais vous, Mademoiselle, croyez-vous qu’il soit possible de vous apercevoir, soit dans la rue, soit à la promenade, sans conserver de vous un souvenir ineffaçable.

JULIE.

Avec une âme si tendre, vous devez être bien aimée de tout ce qui vous environne. Dites-moi, Rose, êtes-vous fille, ou femme ?

LINDOR, à part.

Ô terrible question ! Comment lui répondrai-je ?

Haut.

Je suis d’un sexe qui ne doit pas vous alarmer.

JULIE.

Je ne vous demande point quel est votre sexe ; je crois bien que vous n’êtes pas un homme, mais répondez à ma question...

LINDOR.

Vous savez, Mademoiselle, qu’on défend aux malades de trop parler, et je crains...

JULIE.

N’ayez point de crainte, je me trouve beaucoup mieux depuis quelques instants : dites-moi donc ce que j’avais oublié de demander à votre mère : êtes-vous mariée ? L’avez-vous été jamais ?

LINDOR.

Hélas ! Non, Mademoiselle. Tous mes vœux tendent à l’être, mais un fort cruel...

JULIE.

Est-ce qu’on vous refuserait la personne que vous aimez ?

LINDOR.

Vous l’avez dit : on me refuse la seule personne qui peut faire mon bonheur.

JULIE.

En ce cas vous êtes bien à plaindre.

À part.

Voilà une singulière conformité dans nos situations ! Si pour soulager mon cœur je lui disais... Non, je ne la connais point encore assez pour lui faire cette confidence.

Haut.

Il fait un peu noir dans ma chambre ; Rose, ouvrez le volet.

LINDOR.

Le grand jour pourrait vous incommoder, prenez-y garde, Mademoiselle : des yeux comme les vôtres...

JULIE, d’un ton ferme.

Faites ce que je vous dis, Mademoiselle.

LINDOR, ouvrant le volet.

Le voilà ouvert.

JULIE.

Je ne vois point encore assez : ouvrez-le davantage.

LINDOR, l’ouvrant davantage, à part.

Oh ! pour le coup je suis perdu, si elle me regarde en face.

JULIE.

Donnez-moi le miroir qui est sur la table ; je veux voir si je suis bien changée.

LINDOR, apportant le miroir.

Le voilà, Mademoiselle.

JULIE, se regardant.

Quelle pâleur ! je me fais peur à moi-même, je suis presque laide...

LINDOR.

Ah ! Mademoiselle, cette laideur serait la beauté d’une autre.

JULIE, à part.

Cette fille m’étonne toujours plus par ses réparties.

Haut.

Fermez le volet maintenant, le grand jour m’incommode.

LINDOR, fermant le volet, à part.

Il m’incommode bien davantage.

JULIE.

Donnez-moi à boire.

Lindor apporte à boire.

JULIE.

Eh ! mon Dieu ! comme la main vous tremble !

LINDOR.

Cela est vrai, Mademoiselle.

JULIE.

Vous allez tout renverser.

Lindor laisse tomber le verre et la soucoupe.

Je vous l’ai bien dit ! que vous êtes gauche ! Que vous êtes maladroite !

LINDOR.

Pardon mille fois, Mademoiselle ; il y a ici un autre verre, et si vous voulez...

JULIE.

Laissez, laissez, je ne veux plus boire. Donnez-moi ce livre qui a une couverture bleue.

Il apporte un sac à ouvrage.

Bon ! elle m’apporte mon sac à ouvrage. Est-ce que je puis travailler étant malade ? Je crois que la tête vous tourne, Rose.

LINDOR.

Que voulez-vous, Mademoiselle ? Vous m’avez tant grondée !

JULIE.

Il ne fallait pas le mériter. Donnez-moi donc ce livre.

LINDOR, apportant le livre.

Le voilà, Mademoiselle !

JULIE, lisant pendant quelques instants, et quittant bientôt le livre.

Ce livre m’ennuie, quoiqu’il soit bien écrit. J’aime encore mieux les Histoires que me racontait Toinette. Rose, achevez-moi celle qu’elle m’avait commencée.

LINDOR.

Quelle Histoire, Mademoiselle ?

À part.

Oh ! pour le coup je suis pris.

JULIE.

L’Histoire de ce Roi, dont le fils était depuis si longtemps malade, et qui fut guéri par un remède extraordinaire... Votre mère m’a assuré que vous la saviez, et qu’elle vous recommanderait de m’en dire la suite.

LINDOR, à part.

C’est peut-être l’Histoire d’Antiochus Soter.

Haut.

L’Histoire de ce Roi dont le fils était depuis longtemps malade ! Oui, Mademoiselle, je la sais.

JULIE.

Eh bien ! Recommencez-là, je ne ferai pas fâchée de l’entendre encore.

LINDOR.

J’obéis, Mademoiselle. Il y avait autrefois un Roi qui aimait extrêmement son fils : ce fils tomba malade au moment ou le père y pensait le moins ; le Médecin est mandé, il tâte le pouls du Prince, et dit que sa maladie est causée par l’amour qu’il a pour une personne qui ne saurait répondre à sa passion. Le Roi très surpris...

JULIE.

Cette Histoire peut être intéressante, mais ce n’est point celle-là que Toinette m’avait commencée. Il n’y avait point d’amour dans la sienne, et l’amour paraît dominer dans celle-ci ; je ne veux point la perdre, mais vous me la conterez dans un autre moment. Voici l’heure du dîner, mon père peut m’attendre ; conduisez-moi, Rose.

Julie donne la main à Lindor.

On vous refuse donc la main de la personne que vous aimez ?

LINDOR.

Je la tiens, cette main charmante, mais je la tiens sans la posséder ; elle est et n’est point à moi, on me l’a donnée pour me la retirer, et la plus cruelle privation sera bientôt suivie de la plus douce jouissance... Pardon, Mademoiselle, je ne fais ce que je dis, ni ce que je veux dire, mais voilà ce qui m’arrive chaque fois que l’on me gronde.

JULIE.

Je viens de me mettre un peu en colère, il est vrai ; pardon, ma pauvre Rose, vous m’inspirez de la confiance, Je vous conterai tantôt ma maladie, et vous verrez que peut-être je ne suis pas si coupable d’avoir quelquefois de l’humeur.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LINDOR, seul

 

Le Comte et Julie m’ont prié de me mettre à table avec eux, mais que j’ai bien fait de refuser leur offre, et de me dérober à leurs instances !... La Marquise y était, elle aurait pu pendant le dîner me considérer plus longtemps et avec plus d’attention, et Dieu fait le train qu’elle aurait fait si elle m’avait reconnu, et dans quel abîme affreux j’étais précipité... Cette Marquise m’a aimé, elle m’aime encore malgré mon indifférence pour elle... Déguisé comme je le suis, son orgueil n’a vu en moi qu’une simple domestique indigne d’attirer ses regards, et à peine a-t-elle daigné jeter les yeux sur moi : mais la voici elle-même ; qu’est-ce qu’elle peut me vouloir ?

 

 

Scène II

 

LA MARQUISE, LINDOR

 

LA MARQUISE, à part.

Cette fille a l’air simple ; j’en serai ce que je voudrai.

Avec hauteur.

Pourquoi ne m’approchez-vous pas un fauteuil, quand vous me voyez entrer ?

LINDOR.

Je ne savais point, Madame, que vous voulussiez vous asseoir,

LA MARQUISE.

Est-ce qu’une femme comme moi est faite pour rester debout, quand elle paraît oh vous êtes ?

LINDOR.

Madame, je...

LA MARQUISE.

Point de réplique, faites votre devoir, et écoutez-moi.

Lindor lui avance un fauteuil, elle s’assied, et il reste debout.

Connaîtriez-vous par hasard un jeune homme de qualité de cette Ville, nommé Lindor, fort décrié pour ses mœurs, fort libertin, fort laid, fort sot, fort impertinent, fort maussade ?

LINDOR, à part.

Me voilà joliment arrangé.

Haut.

Madame, je le connais un peu.

LA MARQUISE.

Eh bien ! n’est-il pas vrai qu’il est tout ce que je viens de vous dire ?

LINDOR.

Fort impertinent ! Fort laid ! Fort maussade ! Fort libertin !

LA MARQUISE.

Sans doute. Auriez-vous l’audace de me faire répéter ?

LINDOR.

Madame...

LA MARQUISE.

Eh bien ! quoi ! vous hésitez ! Pourquoi être si longtemps à faire un aveu qui doit si peu vous coûter ?

LINDOR.

Madame, je vous l’ai dit : je connais peu celui dont vous parlez, mais je vous réponds qu’il n’a, ni tous ces défauts, ni tous ces vices.

LA MARQUISE.

Il les a tous, vous dis-je : je vous trouve bien insolente, ma mie, d’oser me tenir tête, quand je vous certifie une chose. Sachez que ce Lindor a eu la témérité de m’adorer, de brûler pour moi du feu le plus ardent, la première fois qu’il m’a vue. Je lui aurais pardonné ce crime, sachant bien qu’il est impossible de me voir sans m’aimer. Il a subi sa destinée comme tant d’autres ; mais apprenez qu’en voyant Julie...

LINDOR.

Pardon, Madame, si j’ose vous interrompre un moment ; mais il faut qu’à mon tour je vous fasse une question importante. Permettez-vous...

LA MARQUIS.

Je permets.

LINDOR.

Vous m’assurez que Lindor vous a aimée : a-t-il ajouté à cette hardiesse, celle de vous le dire ?

LA MARQUISE.

S’il me l’a dit ! Autant de fois qu’il m’a vue. Ses yeux, ses soupirs, ses mouvements, ont toujours été d’accord avec sa bouche, pour me tenir le même langage.

LINDOR, à part.

Comme elle ment !

Haut.

Puisque cela est ainsi, je vous avoue que voilà le plus grand de ses crimes.

LA MARQUISE.

Je n’ai pas besoin de vos commentaires : apprenez seulement qu’en voyant chez moi Julie, Lindor a soudain pris de l’amour pour elle» et qu’il a cessé d’en avoir pour moi ; fâchez que maintenant il me déteste peut-être, et qu’il aime éperdument Julie.

LINDOR, à part.

Oh ! oui, il aime Julie.

LA MARQUISE.

Que murmurez-vous là entre vos dents ?

LINDOR.

Je dis qu’il a grand tort de vous avoir quittée pour Julie.

À part.

Il faut bien que je mente aussi.

LA MARQUISE.

Julie l’aime aussi, j’en suis sûre.

LINDOR, vivement.

Julie l’aime !

LA MARQUISE.

Eh ! oui, sans doute. Qu’est-ce qu’il y a là de si extraordinaire ?

LINDOR.

Lindor, selon vous, est si laid, si maussade, que j’ai cru...

LA MARQUISE.

Tout maussade qu’il est, je veux qu’il rentre dans mes chaînes, qu’il subisse mes lois de nouveau, qu’il soupire, qu’il rampe à mes pieds ; et pour mieux y réussir, pour dégoûter Julie de Lindor, il faut que vous lui disiez tout ce que je viens de vous apprendre sur lui.

LINDOR.

Qu’il a cessé de vous aimer pour elle. Très volontiers, Madame.

LA MARQUISE.

Eh ! non, imbécile que vous êtes. Il faut que vous disiez à Julie, il faut que vous lui mettiez bien dans l’esprit que Lindor est un libertin, un scélérat, un traître ; enfin, le plus haïssable et le plus méprisable des hommes.

LINDOR.

Je le veux bien, Madame ; mais si Julie ne me croit pas...

LA MARQUISE.

Si elle ne vous croit pas ! Il faudra bien qu’elle vous croie. Je l’entends venir, je vais vous laisser seule avec elle pour vous donner le temps de la convaincre : je reviendrai bientôt, et tremblez, si à mon retour Julie ne médit point qu’elle hait Lindor, qu’elle le méprise : si mes ordres enfin ne font pas exécutés, je vous tue.

LINDOR, à part.

Ah ! c’est Julie seule qui me tuerait, si elle m’assurait de sa haine. Mais la voici en effet.

 

 

Scène III

 

JULIE, LINDOR

 

LINDOR.

Eh ! quoi ! Mademoiselle, sans que personne vous soutienne ! Il y a donc chez vous un mieux très sensible.

JULIE.

Oui, ma chère ; je ne sais quel Dieu a opéré ce miracle, mais depuis tantôt il me semble que je suis guérie : je crois même que je n’ai plus de fièvre ; vous y connaissez-vous, Rose ?

LINDOR.

Pas trop, Mademoiselle, cependant... 

JULIE, lui présentant la main.

Tâtez mon pouls, tâtez.

LINDOR.

Ses pulsations font encore rapides, vous avez encore besoin de repos ; ainsi, remettez-vous sur la chaise longue.

Il la conduit sur la chaise longue où elle s’assied.

JULIE.

Ses pulsations ! Vous vous servez toujours de mots qui m’étonnent.

LINDOR.

Pourquoi cela. Mademoiselle ? Nous autres Gardes-Malades nous sommes si accoutumées à entendre les Médecins se servir de mots scientifiques, que nous leur en attrapons toujours quelques-uns à la volée : nous n’en sommes pas pour cela plus habiles. Ce ne sont pas les mots qui font la science, mais les choses ; j’ai voulu dire que votre pouls était encore agité.

À part.

Le mien l’est bien davantage.

JULIE.

Je vous entends. Eh bien ! je tâcherai de me calmer, en chassant de mon souvenir... Mais vous-même, ma pauvre Rose, êtes-vous toujours bien occupée de la personne que vous aimez ? Avez-vous toujours bien du chagrin... bien du plaisir ?

LINDOR.

Ah ! Mademoiselle, il ne se passe pas un instant dans la journée, que je ne pense à elle. Mon imagination me la représente sans cesse avec toutes ses vertus et tous ses charmes ; je la vois, je lui parle ; je la serre dans mes bras : mais à quoi servent hélas ! tous les rêves d’une imagination enflammée ? Je lui parle sans qu’elle m’entende, je la regarde sans qu’elle me voie ; et mes regards, mes soupirs, mes étreintes mêmes, tout est perdu pour nous.

JULIE.

L’imagination est en effet une cruelle enchanteresse, et vous avez bien raison de vous en plaindre. Jusqu’où ne s’étend point son empire, puisque séparée et éloignée comme vous de celui que j’aime, je crois aussi le voir, lui parler, et le contempler sans cesse ? Cette illusion même est si puissante sur moi, qu’elle a troublé tous mes sens, et que peut-être ma maladie...

LINDOR.

À propos, vous m’avez dit tantôt que vous m’en apprendriez la cause.

JULIE.

Je vous l’ai promis, et je vous tiendrai parole ; mais vous-même, il faut que vous me promettiez le plus grand secret.

LINDOR.

Le plus grand, secret ! Je n’ai pas besoin que vous me le recommandiez : la situation oh je me trouve m’en fait une loi sacrée, et j’aimerais mieux mourir que de l’enfreindre.

JULIE.

Vous saurez donc, ma chère... Mais quoi ! votre mère ne vous a rien dit de cette aventure ?

LINDOR.

Rien, Mademoiselle ; ma mère est la prudence même, et sa discrétion...

JULIE.

Soyez toujours discrète comme elle, c’est un bel exemple qu’elle vous donne. Vous saurez donc, ma chère, qu’avant ma maladie j’allais beaucoup chez la Marquise de Vieilhorme, que vous venez de voir ici à dîner. Cette Marquise est une ancienne amie de mon père, et même un peu notre parente. La meilleure compagnie de la Ville se rassemble chez elle, et elle reçoit entr’autres beaucoup de jeunes gens. Il s’en est trouvé un parmi ces derniers, qui en me voyant pour la première fois, a témoigné un trouble extraordinaire ; j’avoue que pour la première fois j’ai senti aussi le même trouble, et l’ai senti en même temps que lui-même. Je ne sais si on doit appeler cela de l’amour, mais je sais bien que j’aurais voulu être toujours avec ce jeune homme, qu’il n’y avait que lui chez la Marquise qui me fit plaisir à voir et à entendre, que les compliments qu’il m’a adressés, sont les seuls qui ne m’aient pas semblé fades ; et que c’est le seul enfin, qui m’ait paru avoir souverainement ce qu’on appelle l’art de plaire.

LINDOR.

C’est aussi chez une tierce personne que j’ai vu celle qui m’est si chère ; mais votre récit m’intéresse on ne peut davantage ; continuez-le, je vous prie.

JULIE.

Je ne m’étais point trompée. Ce jeune homme m’aimait, il m’en donna bientôt la preuve : impatient de m’avoir en mariage, il demanda ma main à mon père, qui la lui refusa impitoyablement.

LINDOR.

Ô ciel ! Et quel motif le fit s’opposer a un but aussi honnête que le mariage ?

JULIE.

La haine irréconciliable qui existe depuis longtemps entre nos deux familles. Nos pères se sont haïs, il faut que nous nous haïssions : Ils se sont querellés, ils se sont battus, ils se sont tués même pour laver je ne fais quelles vieilles injures ; et si j’étais un homme, on nous ordonnerait peut-être de nous battre et de nous tuer pour les mêmes raisons. Mon père ne borna point son ressentiment à ce refus ; le jeune homme eut à peine fait la demande de ma main, qu’il me fut expressément défendu de retourner chez la Marquise, où j’aurais pu le voir encore, et l’on ne tarda pas à me présenter pour époux un certain Comte de Versac, bien riche, bien noble, et même assez aimable, quoiqu’il ait quarante ans.

LINDOR.

Et vous consentirez peut-être à l’épouser si votre père vous l’ordonne.

JULIE.

Y consentir ! Je connais les droits de mon père : il est bien vrai que tout me fait un devoir de lui obéir, mais je touche aux portes du tombeau, et j’espère que je serai morte avant que l’on m’ait forcée d’épouser le Comte.

LINDOR.

Non, Mademoiselle, non, vous vivrez pour être adorée. Puisque vous m’avez dit le nom du Comte, me direz-vous celui du jeune homme ?

À part.

C’est bien moi, j’en suis sûr, mais quel plaisir de l’entendre de sa bouche !

JULIE.

Le nom du jeune homme ! Ah ! Rose, il faut avoir bien de la confiance en vous pour vous le dire : vous, sentez que c’est le plus fort du secret.

LINDOR.

Je vous jure qu’un éternel silence...

JULIE.

Eh bien ! c’est Lindor... Le connaîtriez-vous, Rose ?

LINDOR.

Oui, Mademoiselle, je l’ai vu deux ou trois fois, comme il passait devant notre porte...

JULIE, avec vivacité.

N’est-ce pas qu’il est bien joli ?

LINDOR.

Il est... à-peu-près de ma taille.

JULIE.

Oui : mais quelle différence ! Quoique la vôtre ne soit pas mal, la sienne est bien plus svelte, bien plus dégagée, bien plus noble ! Vous avez de la fraîcheur, de la jeunesse ; mais Lindor, ah ! Lindor l’emporte bien sur vous pour tous ces avantages. Vous n’avez avec lui qu’un rapport qui m’a singulièrement frappée sitôt que je vous ai entendue. Le ton de votre voix ressemble tellement au sien, qu’on dirait que c’est lui qui parle quand vous parlez, Je suis pourtant bien sûre que le sien est plus doux... Ne soyez point fâchée de ce que je vous dis, ma bonne amie, je ne cherche point à vous humilier par ces préférences,

LINDOR.

Ah ! Mademoiselle, vous ne savez pas combien vous me charmez, quand vous trouvez Lindor plus aimable que Rose.

JULIE, à part.

Cette fille est d’une modestie qui m’enchante.

Haut.

Comment son éloge pourrait-il en effet vous causer quelque peine ? Lindor est tel, que la plus jolie femme serait fière de lui ressembler. Mais que me sert, hélas ! qu’il ait mille bonnes qualités, de l’esprit, des grâces, de la tendresse ? Tout cela peut-être est perdu pour moi, La Marquise me dit sans cesse que Lindor est un trompeur, un volage, et que je suis dupe de l’aimer.

LINDOR.

Ah ! gardez-vous de croire la Marquise. Elle aime Lindor, c’est elle-même qui vient de me l’apprendre ; elle l’aime encore, peut-être ; indignée de ce que ses assiduités ont cessé du moment qu’il vous a connue, elle cherche à perdre Lindor dans votre esprit, espérant qu’il reviendra à elle ; mais soyez sûre que Lindor vous est fidèle, et que tous les discours de la Marquise sont des mensonges, et ses accusations des calomnies,

JULIE.

Vous défendez Lindor avec bien de la chaleur.

LINDOR.

Cela est vrai. Lindor est accusé, il est absent, que faut-il de plus pour prendre en main sa cause ? Mais, Mademoiselle, en commençant le récit de votre amour, vous m’avez promit de m’apprendre la cause de votre maladie.

JULIE.

Hélas ! ne venez-vous pas de dire que Lindor est absent ? Que pourrais-je vous dire de plus ? C’est son absence qui me tue, c’est elle qui me conduit au tombeau, La bonne Toinette me donnait quelquefois de ses nouvelles, elle m’a abandonnée, qui pourra maintenant...

LINDOR.

Moi, Mademoiselle : j’espère bien aussi vous en donner quelquefois.

JULIE.

Ah ! Rose, dites-lui bien que tout mon mal vient de la défense que l’on m’a faite de me trouver aux lieux où il se trouve. Si je le voyais encore un moment, un seul moment... S’il était là, je serais guérie.

LINDOR.

S’il était là !

JULIE.

Oui, ma Rose, sa présence me rendrait la vie.

LINDOR, à part.

Je ne puis résister à son désir : il faut...

Il est prêt de tomber aux genoux de Julie, la Marquise paraît.

Malheureux ! qu’allais-je faire !... la Marquise...

 

 

Scène IV

 

JULIE, LINDOR, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

Je vous l’avais bien dit, ma chère Julie, que Lindor vous trompait, que c’était un traître, un infidèle.

JULIE.

Vous me l’avez dit, Madame, mais j’ai eu quelque peine à le croire.

LA MARQUISE.

Quel aveuglément est le vôtre ! Savez-vous bien, ma chère, qu’il y a un peu de folie à ne pas croire ce que tout le monde assure ?

JULIE.

Est-ce que tout le monde assure que Lindor me trahit ?

LA MARQUISE.

Sans doute, et tenez,

Montrant Lindor.

cette fille, qui n’est qu’une pauvre paysanne, et qui ne va point dans le monde, eh bien ! je parie que la réputation de Lindor est parvenue jusqu’à elle, que le bruit de ses noirceurs et de ses perfidies a frappé ses oreilles, et je pense qu’elle a du vous le peindre avec les couleurs qui lui conviennent.

JULIE.

Eh ! mon Dieu ! Madame, cette pauvre fille n’a fait que m’en dire du bien.

LA MARQUISE, à Lindor.

Comment, insolente ! Est-ce ainsi que vous m’obéissez ? Rétractez-vous tout de suite.

LINDOR.

Ma foi, Madame, j’ai dit que je croyais Lindor très fidèle en amour, et je ne saurais m’en dédire. Je ne suis qu’une pauvre fille, j’en convions ; mais quand il s’agit de la vérité, je me ferais hacher en mille morceaux, plutôt que d’y manquer en la moindre chose. C’est une si grande lâcheté que de mentir !

LA MARQUISE, à Lindor.

Taisez-vous, Péronnelle, et tremblez.

À Julie.

Fidèle ! En amour fidèle ! Ah ! si vous saviez ce que je viens de voir...

JULIE.

Eh bien ! Madame, qu’avez-vous vu ?

LINDOR.

Pourquoi, Mademoiselle, montrer tant d’impatience d’apprendre une chose qui peut-être...

LA MARQUISE.

Julie, vous avez la une garde, qui est la plus impertinente créature que je connaisse, et je me retire si vous ne lui imposez silence.

JULIE, à Lindor.

Taisez-vous, Rose ; je vous, défends d’interrompre Madame. Continuez, je vous prie, Madame la Marquise.

LA MARQUISE.

Ah ça ! vous le voulez ! Pour moi, je ne suis pas pressée de vous le dire, ma chère Julie. Apprenez donc... Mais non, jamais je ne pourrai me résoudre à vous faire cette confidence.

JULIE.

Je vous en prie, Madame, ne me tenez pas plus longtemps dans un doute mille fois plus cruel que la certitude.

LA MARQUISE, affectant le ton de l’intérêt et de l’amitié.

Mais, ma chère, vous savez qu’on ne peut vous parler de Lindor sans vous faire éprouver les émotions les plus vives. Vous êtes mieux aujourd’hui ; si la fièvre allait vous reprendre ? Si cette nouvelle vous causait une révolution funeste, je serais au désespoir de vous l’avoir apprise. Promettez-moi donc de ne pas vous troubler en l’apprenant, et de m’écouter avec calme, avec indifférence, même.

JULIE.

Je vous le promets.

LA MARQUISE, d’un ton doux et hypocrite.

Le Ciel lit dans mon cœur : il fait que mon seul désir, en vous dessillant les yeux sur le perfide qui vous trompe, est de vous guérir à la fois de votre maladie et de votre amour. La pureté de mes intentions vous est connue, et je ne pense pas que vous formiez aucun doute sur elles.

JULIE.

Moi ! Madame, je vous rends toute la justice que vous méritez.

LA MARQUISE.

Vous savez combien je vous aime, ma chère Julie.

JULIE.

Je n’en doute pas, Madame, mais prouvez-le-moi donc vite, en me disant ce que vous avez vu.

LA MARQUISE.

Eh bien ! ma chère, figurez-vous qu’à l’instant même je viens de voir Lindor, montant en carrosse avec la jeune Baronne de Folanges, et la conduisant à la campagne, où il doit, m’a-t-on dit, passer l’été avec elle. Son habit était superbe ; son équipage, magnifique ; plusieurs Domestiques, un Coureur, un Chasseur et deux ou trois Jockeys, composaient son cortège.

JULIE, à part.

Qu’entends-je ! malheureuse !

LINDOR, à part.

Ô calomnie ! ô mensonge !... Julie !... ne croyez pas... Mais, elle m’a défendu de parler, et je ne puis me faire connaître.

LA MARQUISE.

Vous savez, ma tendre amie, que la Baronne est veuve depuis dix-huit mois ; il court des bruits que Lindor doit la prendre pour femme ; l’affaire est peut-être consommée, et peut-être que déjà ils sont mariés.

JULIE, s’évanouissant.

Ils sont mariés !

LA MARQUISE, à part.

Ma ruse a réussi, je triomphe.

Elle sort.

LINDOR.

Ô perfidie ! ô crime !... Julie !... ma chère Julie... Elle ne m’entend pas. Au secours ! à l’aide !

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LE MÉDECIN, LINDOR, PLUSIEURS DOMESTIQUES

 

LE COMTE.

Qu’ai-je entendu !...Ciel ! ma fille évanouie ! ma fille expirante, peut-être... Julie, ma Julie ! vois ton père à tes pieds, ton père, qui t’appelle, ton père, plus mourant que toi-même, et qui donnerait mille fois, sa vie pour t’arracher au trépas ! Elle se ranime, son œil s’ouvre : ô bonheur ! je suis père encore.

JULIE, d’une voix mourante, et retombant sans connaissance.

Ils sont mariés !

LE COMTE.

Que veut-elle dire ! Je tremble... ! je frémis... Ma fille !.... La pâleur de la mort est sur son visage... Docteur... expliquez-moi...

LE MÉDECIN.

Rassurez-vous, Monsieur, rassurez-vous ! c’est un peu de transport, un peu de délire, ce n’est rien ; portons-la dans sa chambre, qu’on la déshabille, qu’on la mette au lit tout de suite, elle y reprendra plutôt connaissance que sur la chaise longue.

LE COMTE.

Et moi, Monsieur, je crains...

LE MÉDECIN.

Ne craignez rien, vous dis-je, je vous expliquerai tout.

À Lindor.

J’ai à parler à Monsieur le Comte, restez ici, Mademoiselle, et vous viendrez joindre Julie quand elle fera couchée.

LINDOR.

Mais, Monsieur, si elle avait besoin de mes secours...

LE MÉDECIN.

Restez ici, vous dis-je.

Les Domestiques emportent Julie dans sa chambre.

 

 

Scène VI

 

LINDOR, seul

 

Elle est mourante, et je vis encore ! et je souffre qu’on me l’enlève ? Perfide Marquise ! c’est vous qui êtes son bourreau... Pourquoi ne pas parler aussi ?... Pourquoi ne pas la désabuser sur la fausse nouvelle ?... Hélas ! le pouvais-je ?... La Marquise était là ; le Comte est accouru, tous ses gens ont suivi ses traces ; pouvais-je, devant tout le monde, apprendre à Julie qui je suis ? Le pouvais-je, sans la compromettre, et sans exposer sa gloire ? Son père, la Marquise, me voyant ainsi déguisé, n’auraient-ils pas eu quelque raison de croire que Julie était d’accord avec moi pour les tromper l’un et l’autre ; qu’elle-même peut-être m’avait introduit furtivement dans cet asile ?... Si pourtant elle continue de me croire marié avec la Baronne, elle en mourra. La mort de ma maîtresse, ou sa honte !... Quelle alternative !... Si je me nomme, je la déshonore, et je la tue si je ne me nomme pas... Habit funeste ! déguisement fatal ! Ô Amour ! inspire-moi le parti que je doit prendre... Parlerai-je... ne parlerai-je pas ?... Volons où ce Dieu m’appelle, allons retrouver Julie.

Ici une toile se lève, et le fond du Théâtre représente la chambre à coucher de Julie. On y voit un lit dont les rideaux sont entr’ouverts, de manière que les yeux des Spectateurs ne peuvent point y pénétrer. Il n’y a que les Acteurs qui sont sur la Scène, qui puissent voir l’intérieur. Le Médecin et le Comte sont debout à côté de ce lit.

 

 

Scène VII

 

LE MÉDECIN, LE COMTE, JULIE, sans être aperçue

 

LE MÉDECIN.

Je vous l’avais bien dit, Monsieur le Comte, que cette défaillance ne durerait pas : vous voyez que Julie en est revenue bien vite.

LE COMTE.

Que faut-il donc faire, Docteur, pour prévenir ces défaillances ?

LE MÉDECIN.

Rien, ou presque rien.

LE COMTE.

Comment ! presque rien. Savez-vous bien que vous me désolez, avec votre indifférence pour les remèdes.

LE MÉDECIN.

Avec votre amour pour eux, savez-vous bien que c’est vous qui avez l’air d’être le Médecin, et moi, le père de la malade.

LE COMTE.

Mais enfin, voilà ma fille qui vient d’essuyer une crise effrayante, et c’est, je crois, dans ces circonstances, que l’on doit employer tous les secours.

LE MÉDECIN.

Dans quelque circonstance que ce soit, il ne faut avoir recours à l’art que lorsque la nature ne peut plus rien. C’est une si bonne mère, que la nature ! elle n’abandonne ses enfants qu’à la dernière extrémité, et Julie n’a rien à craindre. Tenons-nous en donc à la nature ; il est moins dangereux, souvent, de vivre avec ses maux, que de chercher à les guérir.

LE COMTE.

Ma fille souffre, cependant, et je voudrais...

LE MÉDECIN.

La faire souffrir davantage, n’est-ce pas ? Julie est jeune, bien constituée, forte même pour son âge : elle a un peu d’agitation dans le sang, un peu de fièvre née, peut-être, des secrètes affections, et des troubles auxquels les Demoiselles sont sujettes : c’est son âme seule qui est dérangée, et vous voudriez déranger son corps par un traitement hors de saison. Y pensez-vous, Monsieur ? Encore une fois, laissons agir la nature ; son âme est troublée, elle se calmera ; la mer se calme bien, après les plus grands orages.

LE COMTE.

Et si elle ne se calme point, et que le trouble augmente sans cesse.

LE MÉDECIN.

Si cela arrive, nous verrons ; mais ne craignez rien encore. Tenez, regardez-la maintenant ; quelle sérénité sur son front ! comme son teint est reposé ! Je crois voir un beau lys penché sur sa tige, et qui, néanmoins, conserve tout son éclat. Elle dort, et même assez profondément. Savez-vous ce qu’il faut faire pour lui ménager un bon réveil ? Vous retirer dans votre chambre, et dormir profondément vous-même. Cependant, puisque vous aimez tant les remèdes, et qu’il faut bien que, pour votre édification, moi, Médecin, je laisse quelque ordonnance.

À Lindor, qui est entré pendant cette Scène.

Mademoiselle, donnez-moi un peu de papier, et je vais en écrire une.

Il écrit, et présentant ensuite le papier au Comte.

Tenez, Monsieur, c’est une potion calmante, une émulsion douce, qu’elle pourrait prendre en santé, et qui ne la rendrait pas malade. Envoyez chez l’Apothicaire, qui rapportera tout de suite.

À Lindor.

Et vous, quand Julie fera éveillée, vous lui en serez prendre un verre, de trois heures en trois heures. Adieu, Monsieur le Comte, il n’y a point de danger, je vous le répète, et vous pouvez dormir tranquille.

LE COMTE.

Adieu donc, Monsieur le Docteur.

À Lindor.

Rose, ne la quittez pas ; et si, par hasard, elle allait plus mal, ne manquez pas de me faire éveiller, supposé, toutefois, que je dorme.

LINDOR.

Je n’y manquerai pas, Monsieur le Comte.

 

 

Scène VIII

 

LINDOR, JULIE, dans son lit, mais sans être vue

 

LINDOR.

Faut-il jamais, pour un amant, une situation plus singulière que la mienne ? j’aime une fille charmante dont je suis aimé ; je suis seul avec elle, il est nuit, et je ne sois pas heureux ! Je n’aurais, pour le devenir, qu’à m’introduire dans ce sanctuaire où ma Divinité repose ; je n’aurais qu’à pénétrer, qu’à me glisser dans ce lit adoré : fatiguée de plusieurs insomnies, son sommeil doit être profond ; l’instant, le lieu, tout me favorise... Tu n’es pas heureux !... Que dis-tu !... Voudrais-tu l’être par un crime ?... Eh quoi ! j’oserais flétrir Julie !... Pour prix de l’amour qui l’anime, j’oserais la déshonorer !... Et dans quel lieu ! ô Ciel ! dans la maison de son père ! dans le seul asile qui doive lui servir de sauvegarde !... Parvenu en ces lieux à la faveur d’un déguisement, je ravirais à ce père ce qu’il a de plus précieux au monde, l’honneur de sa fille !...

Il prend un vase sur la table.

Il ne tiendrait qu’à moi, sans doute, de prendre ce vase et de fuir : pourquoi ne l’emporté-je pas ? Que dis-je ! la seule pensée de le dérober me fait frémir, et je ne frémirais pas d’un forfait mille fois plus horrible !... Fuyez, lâches pensées ; taisez-vous, mon amour, j’abjure vos conseils perfides, vos mouvements désordonnés, taisez-vous, fuyez, je ne suis point un méchant, je ne suis point un tigre ; je ne mange point, je ne dévore point la chair sacrée de l’innocence ; fuyez ; oui, fuyez ; quelque soit sur moi votre ascendant, je mourrai sans avoir connu le crime. Ô Julie ! ô ma divine maîtresse ! Puisque je m’immole vivant sur l’autel de ta pudeur, il doit m’être permis de te contempler à présent que tu reposes. Il faut, oui, il faut que la présence de ce que je perds ajoute ; s’il est possible, à l’héroïsme de mon sacrifice. Qu’elle doit être belle dans les bras du sommeil ! Que les grands yeux, mollement baissés, que tous les traits, dans le calme, doivent offrir un spectacle touchant et auguste !... Est-il, pour une âme chaste, un spectacle plus ravissant que celui d’une Vierge qui dort ?... Avançons... Quel frisson me saisit !... Quelle terreur !... Quel trouble !... Il semble qu’une barrière invisible m’empêche de pénétrer jusqu’à elle. Il semble qu’un Ange est là qui, debout au chevet de son lit, la couvre de ses ailes étendues... Je le vois, cet Esprit céleste, je l’entends qui me dit : arrête ! es-tu digne de l’approcher ?... Oui, je le suis, oui, mon âme est pure. 

Il s’approche du lit de Julie, la contemple un moment, et revient sur la Scène tout égaré.

Qu’ai-je vu !... Ah ! qu’ai je vu !... Un mouvement qu’elle aura fait pendant son sommeil, a dérangé le voile qui couvrait son sein, et tous les trésors qu’il renferme ont frappé mes regards brûlants. J’ai pu même, j’ai osé contempler un moment ces enchanteurs redoutables.... Ô charmes de Julie, prenez pitié de moi : laissez-moi, cruels, ne me poursuivez pas davantage. Où me cacher, où fuir, pour me soustraire à leur puissance ? Je les vois encore, je les sens, je les sens palpiter contre mon cœur. Tous les traits du désir, tous ses serpents, tous ses poignards me déchirent. Ce n’est plus de l’amour que j’éprouve, c’est de la rage, c’est de la fureur. Je brûle ; l’excès même de mon délire m’ôte le pouvoir d’y succomber : mes genoux fléchissent, mes pieds chancellent, mes yeux se troublent, je ne vois plus, je n’entends plus, je me meurs.

Il tombe dans un fauteuil, et y reste quelques minutes ; tout-à-coup il se relève

Et je pourrais résister plus longtemps à cet affreux supplice ! Non, non, je suis homme, et le Ciel sans doute, le Ciel n’attend pas de moi la force d’un Dieu.

Il s’élance vers le lit, et s’arrête.

Que fais-tu, malheureux ! Que fais-tu, ô le plus forcené des amants ! Implore-le, ce Ciel que tu outrages, implore-le sur l’heure ; demande-lui le courage qui te manque, lui seul peut te l’accorder.

Il se met à genoux du milieu du Théâtre, et lève les mains au Ciel.

Je t’implore donc, ô mon Dieu ! ôte-moi ce cœur tout de flamme qui brûle maintenant dans ma poitrine, et donne-m’en un autre, un autre que je puisse maîtriser. L’homme, je le vois, ne peut rien sans ton secours. Je m’humilie, je me prosterne devant toi : prends pitié de ma faiblesse.

Il se relève.

Le Ciel m’exauce, bientôt peut-être son secours deviendrait inutile ; profitons du moment, et fuyons à l’heure-même, fuyons, pour assurer mon triomphe.

 

 

ACTE III

 

Même Décoration que dans le premier Acte.

 

 

Scène première

LA MARQUISE, seule

 

Je n’avais porté que des coups mal assurés, ma rivale vit encore. Elle vit, et Lindor l’aime, et Lindor en est aimé. Souffrirai-je plus longtemps qu’on me l’enlève ? Non, non, il faut la punir. Qu’elle tremble ! Je n’emploierai plus, comme tantôt, le secours d’un vain mensonge ; tous les moyens sont permis à l’amour outragé, à l’amour furieux... Médée ! noire Médée !... viens servir ma vengeance. Je me trouve dans une situation semblable à la tienne... Toutes deux trahies par un infidèle, notre injure est la même... Noire Médée ! accours... prête-moi... Mais on frappe... Qui est-ce qui peut venir à cette heure ?

Elle ouvre la porte.

 

 

Scène II

 

LA MARQUISE, UN GARÇON APOTHICAIRE, une fiole à la main

 

LA MARQUISE, d’un ton terrible.

Qui es-tu ? que demandes-tu ?

LE GARÇON, bégayant.

Je... je... je... suis... je suis... ga... gar... ga...

LA MARQUISE.

Finis donc, avec ton bredouillement ; penses-tu que j’aie du temps à perdre ? Tu es, dis-tu...

LE GARÇON.

Gar... ga... gar... garçon... A...

LA MARQUISE.

Belle nouvelle que tu m’apprends ! je vois bien que tu n’es pas une fille.

LE GARÇON.

Ga... gar... çon Apo... Apothi...

LA MARQUISE.

Garçon Apothicaire, n’est-ce pas ? Et c’est le Médecin qui t’envoie, sans doute, et qui t’a ordonné d’apporter cette fiole pour Julie ?

À part.

Que le hasard me sert bien !

LE GARÇON, présentant la fiole.

Voi... là... là... là voi... là u... u... ne...

LA MARQUISE, lui donnant de l’argent.

Tiens, voici pour dénouer ta langue : tâche de te faire entendre plus clairement, et plus promptement, surtout.

À part.

Il ne faut pas qu’on me voie ici seule avec cet homme.

LE GARÇON, bégayant plus que jamais après qu’il a reçu l’argent.

Voi... là... là... là... une voi... une émul... une mul... mule...le... le... la... voilà.

LA MARQUISE.

Ô quel supplice ! il bégaye plus fort qu’auparavant. Explique-toi par fignes, tu te feras mieux entendre, peut-être.

Le Garçon lui fait figne que ce qu’il tient est fait pour être bu.

Donne, je t’entends ; il faut faire boire ceci à Julie ; mais est-ce aujourd’hui, est-ce demain ; est-ce d’un seul trait, ou à plusieurs reprises ?

LE GARÇON, bégayant un peu moins.

Au... jour... jourd’hui... d’hui... de trois... trois... en... de trois en... trois... heu... trois heures.

LA MARQUISE.

Ah ! c’est pour aujourd’hui, de trois heures en trois heures. J’ai eu bien de la peine à lui arracher ces précieuses paroles. Va-t’en, on fera ce que tu dis.

À part.

Ou plutôt ce que tu ne dis pas.

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, seule

 

Julie va revenir ; sa Garde commencera par lui en donner un verre : le poison que j’apporte agit ordinairement une heure ou trois-quarts d’heure après qu’on l’a pris. Ainsi, dans trois ou quatre heures je serai vengée... je serai vengée !... Quel bonheur !... Mais ce maudit bredouilleur m’a fait perdre assez de temps ; profitons de celui qui me reste.

Elle met du poison dans la fiole qu’on vient d’apporter.

Dans trois ou quatre heures je serai vengée,

 

 

Scène IV

 

LA MARQUISE, LINDOR

 

LA MARQUISE.

D’où venez-vous donc, à l’heure qu’il est ? Est-ce ainsi que vous gardez votre malade ?

LINDOR.

Je n’étais pas bien loin, Madame.

LA MARQUISE.

On l’est toujours trop, quand on quitte une maison  où il y a un être qui souffre, et qui, à chaque instant, peut avoir besoin de secours.

LINDOR, avec inquiétude et finesse, mêlées d’un respect affecté.

Je commence à comprendre que j’ai eu tort, en effet, de m’éloigner, et je suis bien fâchée, Madame, de vous avoir laissée ici toute seule.

LA MARQUISE.

Je vous pardonne cette négligence, et même vos impertinences de tantôt, pourvu que, désormais, vous veilliez avec plus de soin sur la santé de Julie. Vous savez combien je l’aime, et combien je serais inconsolable s’il lui arrivait un désastre. Tenez, voyez-vous cette fiole que l’on vient d’apporter ?

LINDOR.

Oui, Madame ; c’est sans doute l’émulsion que le Médecin a tantôt ordonnée.

LA MARQUISE.

Vous savez qu’il faut en donner à Julie un verre de trois heures en trois heures.

LINDOR.

Oui, Madame, le Médecin l’a dit tantôt.

LA MARQUISE.

Le Garçon Apothicaire vient de le redire, ainsi n’allez pas y manquer.

LINDOR.

Je n’y manquerai pas, Madame.

LA MARQUISE.

Cette potion peut faire beaucoup de bien à Julie.

LINDOR, à part.

Beaucoup de mal, peut-être.

LA MARQUISE.

Et vous concevez ma satisfaction, si je vois bientôt Julie n’avoir plus besoin ni de Médecins, ni de remèdes.

À part.

Dans trois heures je serai vengée.

 

 

Scène V

 

LINDOR, seul

 

Julie en effet pourrait bien n’avoir plus besoin de Médecin ni de remèdes, si je suivais les conseils de cette Furie. Comme elle avait les yeux hors de la tête, lorsqu’elle a prononcé ces dernières paroles ! Elle a affecté de prendre un air doux et calme ; mais comme il était sombre et terrible ! Le crime a beau vouloir s’approprier les traits de l’innocence, sa difformité perce toujours à travers le masque dont il se couvre, et le visage, quoiqu’on en dise, se ressent toujours un peu des affections de l’âme. Cette méchante femme a été seule ici pendant longtemps ; c’est à elle, sans doute, que le Garçon Apothicaire a remis cette bouteille. Si la main perfide avait osé... Je frémis... Mais pourquoi aurait-elle craint de commettre ce crime ? N’a-t-elle pas voulu tantôt donner la mort à Julie, en lui apprenant la nouvelle de mon prétendu mariage avec la Baronne ? La calomnie est un poison que la langue distille ; sa main a pu en glisser un plus réel dans cette fiole... Oui, l’air de la Marquise, sa jalousie implacable, le temps qu’elle a passé ici pendant ma courte absence, tout me dit, tout m’annonce que cette potion est empoisonnée... Mais comment faire, pour m’en assurer ?... Je vais en boire quelques gouttes... Et, dès qu’elles agiront sur moi, averti par mes douleurs, j’avertirai Julie... Mais si l’effet de ce poison est tel qu’il me donne la mort sur l’heure !... Eh bien ! ne ferai-je pas trop heureux de mourir pour Julie ?... Allons, c’est du nectar que je vais boire.

Il boit quelques gouttes de la potion.

Elle a un goût bien désagréable ; et notre Docteur cependant n’ordonne jamais que des choses douces et faciles à prendre... Puissé-je avoir deviné !... Je serai bien payé de mes tourments, par le plaisir de les avoir épargnés à Julie... Mais la voici.

 

 

Scène VI

 

JULIE, conduite par ses Femmes, LINDOR

 

LINDOR.

Eh bien ! Mademoiselle, il paraît que le sommeil vous est salutaire, et vous voilà bien revenue de votre évanouissement, Dieu merci.

JULIE.

Cela est vrai, Rose, il y avait tant de nuits que je ne dormais pas. J’ai à vous parler en particulier.

À ses Femmes.

Vous pouvez vous en aller, vous autres, je vous ferai appeler quand j’aurai besoin de vous.

Elles sortent.

Eh bien ! Rose, après ce que vous avez entendu, oserez-vous prendre encore le parti de Lindor ? Me direz-vous encore qu’il m’est fidèle, que les discours de la Marquise sont des mensonges, et ses accusations des faussetés ?

LINDOR.

Oui, Mademoiselle, oui, je le dirai plus que jamais, Lindor est accusé, il ne peut se défendre ; mais je suis sûre de son innocence ; et, si Lindor pouvait se faire mieux entendre...

JULIE.

Eh ! que pourrait-il me dire qui ne déposât contre lui ?

LINDOR.

Ce qu’il pourrait vous dire ! Ah ! Mademoiselle, un amant innocent ne perd pas le temps, en paroles : et un mot, un geste, un regard lui suffisent pour se justifier ; il n’est jamais plus éloquent que lorsqu’il se tait : ses yeux lancent des éclairs, et il sort des foudres de son silence.

JULIE.

Écoutez, Rose ; Lindor est peut-être innocent, je le souhaite bien plus que vous-même ; mais s’il l’est, qu’il me le prouve, je vais lui en offrir les moyens : je viens de lui écrire une Lettre que je crois pouvoir vous montrer, puisque vous savez mon infortune.

LINDOR.

Eh quoi ! vous avez eu assez de forces pour écrire ?

JULIE.

J’ai rassemblé toutes celles qui me restaient, et mon courroux m’en a fourni de nouvelles.

Elle tire une Lettre de son sein.

Tenez, Rose, lisez.

LINDOR, lisant.

« J’apprends à l’instant même que vous venez de partir pour la campagne avec la Baronne de Solange. Votre équipage était magnifique, votre habit superbe,

Il regarde ses vêtements.

votre cortège nombreux : on m’a ajouté que vous deviez bientôt épouser cette femme ; que peut-être même vous l’aviez déjà épousée. Que dois-je croire de ces bruits ? Sont-ils fondés ou non ? Je souffre à cause de vous, de vous seul, je vous le déclare ; ma maladie m’a mise au bord du tombeau, et je ne tarderai pas à y descendre, si cette nouvelle est véritable. Dites-moi ce qu’il faut que j’en pense, et achevez de me tuer, si en effet vous êtes l’époux de la Baronne. »

JULIE.

Vous pleurez, ma pauvre Rose : ne me cachez point ces larmes, ma bonne amie, elles partent d’un bon cœur. Vous pleurez, et il est livré peut-être à la joie tumultueuse d’une noce. Vous pleurez, et il se divertit peut-être ; et il ne songe plus à moi, et il ne daigne pas même s’informer si j’existe encore. Semblable à ces vils assassins qui n’osent point regarder en face leur victime, il a plongé le poignard dans mon cœur, et a détourné la tête. Croyez-vous qu’il réponde à cette Lettre, ma bonne amie ?

LINDOR.

S’il y répondra, Mademoiselle ! en douter, ce serait un crime.

JULIE.

Vous m’avez dit tantôt que vous auriez des occasions de me donner de ses nouvelles ; c’est par votre mère, sans doute. Elle a eu, et peut avoir encore, des relations avec lui ; portez donc cette Lettre à votre mère, recommandez-lui bien de la remettre à l’infidèle, et tâchez surtout, si vous voulez encore me trouver vivante, de ne pas revenir sans une réponse. Il m’en faut une, ou bientôt...

LINDOR.

Vous l’aurez, Mademoiselle, vous l’aurez, je vous le jure : je vole chez ma mère...

JULIE.

Attendez ; attendez ; nous faisons une belle étourderie.

LINDOR.

Quoi donc ?

JULIE.

La Lettre n’est point cachetée, et il n’y a point d’adresse. Vous devez avoir là l’écritoire du Médecin, due papier et de l’encre ?

LINDOR.

Oui, Mademoiselle.

JULIE.

Eh bien ! écrivez dessus : À Monsieur, Monsieur...

LINDO R.

Mais, Mademoiselle, ne faudrait-il pas que vous missiez l’adresse vous-même ?

JULIE.

Je m’en garderai bien : l’infidèle connaît mon écriture ; en la voyant, il pourrait ne pas décacheter la Lettre, et me la renvoyer sans l’avoir lue.

LINDOR, mettant l’adresse, à part.

Sans l’avoir lue...

Haut.

L’adresse est mise.

JULIE, tirant un cachet de sa poche.

Tenez, voilà un cachet où mon chiffre est mêlé au sien. Hélas ! il n’y a plus que ces nouds entre nous, le cruel a brisé tous les autres.

LINDOR, cachetant la Lettre, à part.

Elle ne dit pas un mot qui ne me déchire.

JULIE.

Avez-vous fini, Rose ?

LINDOR.

Oui, Mademoiselle.

JULIE.

Eh bien ! allez vite, et revenez le plutôt possible.

LINDOR.

Comptez sur mon zèle. Mais vous, qu’allez-vous faire tandis que je serai hors d’ici ?

JULIE.

Hélas ! que puis-je faire ? si ce n’est de penser à lui !

LINDOR.

La crise de tantôt vous a bien fatiguée ; si, pendant que je ferai votre commission, vous pouviez un peu dormir...

JULIE.

Un peu dormir ? Je n’y penserais plus, alors, mais je pourrais y rêver. Vous avez raison, ma chère ; allons, je vais tâcher de dormir, Arrangez-moi les oreillers.

Il arrange les oreillers, et lui pose la tête de manière qu’elle-ne peut rien voir de ce qui se palle sur le Théâtre. Julie continuant.

C’est bien, ma chère, me voilà à merveille. Allez maintenant, ne perdez pas une minute.

LINDOR.

Soyez sûre que je n’en perdrai pas une seule. Bon !

À part.

Cette position favorise mon projet. Il est impossible qu’elle me voie : feignons d’aller chercher la réponse, et faisons-la moi-même, puisque la Lettre m’est adressée.

Il se met à une table, et écrit avec beaucoup de vivacité. Il va ensuite à la porte, fait semblant de l’ouvrir, et s’approche de Julie la Lettre à la main. Julie ayant entendu du bruit à la porte, tourne la tête.

JULIE.

Eh quoi ! Rose, sitôt de retour ?

LINDOR.

N’en soyez pas surprise, Mademoiselle ; je n’ai pas eu besoin d’aller chez ma mère pour faire parvenir la Lettre à Lindor. Comme il est ici...

JULIE.

Il est ici !

LINDOR.

Oui, Mademoiselle, ici même. Voyez, après cela, s’il a été à la campagne, comme vous l’avait dit la Marquise : voyez, surtout, s’il a épousé la Baronne. Apprenez qu’il a eu la prudence de se déguiser, pour venir demander de vos nouvelles aux gens de votre père ; que l’ayant trouvé là-bas à votre porte, et que l’ayant reconnu, je lui ai remis votre lettre, qu’il a lue avec un plaisir inexprimable ; et que me faisant entrer tout de suite dans la maison voisine, il a écrit sur les genoux, et m’a confié celle que je vous apporte.

JULIE.

Ah, donnez, je ne me sens pas d’aise. Il s’est déguisé, dites-vous, pour venir savoir de mes nouvelles !

LINDOR.

Oui, Mademoiselle ; mais la lettre pourra encore mieux vous instruire. Lisez.

JULIE, lisant.

« Avez-vous pu croire, Mademoiselle, que j’aimerais, jamais une autre que vous ? Avez-vous pu croire que j’en épouserais une autre ? Vous souffrez à cause de moi, dites-vous : ah ! Julie, j’ai souffert, et je souffrirai bien davantage à cause de vous-même. Sachez que d’aujourd’hui je ne me suis entretenu qu’avec vous, que tout aujourd’hui j’ai été dans votre chambre, que c’est moi qui vous ai soignée, qui vous ai gardée, et qui vous garde encore... »

Poussant un cri.

Ah ! Lindor ! c’est donc vous !

LINDOR, tombant à ses genoux.

Oui, belle Julie, c’est moi-même ; c’est l’Amant le plus tendre, le plus passionné et le plus fidèle, qui n’a pris ce déguisement que pour te garder ; et qui, pendant tout le temps qu’il a passé avec toi, soit que tu aies veillé, soit que tu aies dormi, n’a point cessé de t’adorer et de te respecter à l’égal de l’Être Suprême.

JULIE.

Ce n’est donc pas un rêve ! Je me touche, je te regarde, ne sachant qu’imaginer. Est-il bien sûr que tu ne fois pas une ombre vaine ? Une de ces vaines images qu’enfante le sommeil, et que le réveil détruit ? Est-il vrai que je ne dors plus, et que tu sois Lindor ?

LINDOR.

Oui, je suis Lindor ; oui, je suis ton Amant, ton Ami. Ce n’est pas une illusion, ce n’est pas une ombre vaine qui t’abuse.

JULIE.

Arrête, malheureux, arrête. Ne détruis point mon prestige. Songe que tu es dans la maison de mon père : songe... songe que tu n’as pu y pénétrer qu’à la faveur d’un déguisement criminel, et comme un vil suborneur. Songe que tu as violé tous les droits du Ciel et des hommes... Fuis donc, fuis pour jamais, ou laisse-moi croire que je dors encore. Laisse... laisse le sommeil couvrir ton audace de les ombres favorables, lui seul peut excuser ton forfait et mon délire.

LINDOR.

Mon forfait ! Que dis-tu ! Ah ! trop injuste Amante, je t’ai vue pendant ton sommeil, je t’ai vue sans voile...

JULIE.

Sans voile ! Ah ! malheureuse !

LINDOR.

Oui, sans voile : mais rassure-toi, Julie, mes regards t’en ont servi, ils sont purs comme mon âme, ils ont mis l’innocence à couvert de mes transports, ils l’ont défendue contre moi-même. Oui, Julie, j’ai vu tes charmes dans tout leur éclat, dans toute leur splendeur divine ; mais je te jure ici, par ces charmes que j’adore, par toi, par notre amour, par tout ce que deux cœurs ont de plus sacré ; je te jure que ma bouche les a respectés, que mes yeux ni mes mains n’ont point osé profaner ce qu’il faut que le Ciel révère. La vierge enfin, la vierge qui portait ces habits avant moi, n’était pas plus pure que moi même. Ose donc me regarder sans crainte, ose...

JULIE.

Ah ! Dieu ! Si c’est un longe, puissé-je ne m’éveiller jamais !

LINDOR, montrant ses habits.

Le voilà donc cet habit superbe que j’ai pris aujourd’hui pour épouser la Baronne ! Le voilà, cet équipage magnifique. Où sont ces coursiers, ces valets, et cette pompe qui m’environnait ?

JULIE.

Ah ! Pardonne, cher Amant, pardonne. Je suis coupable de t’avoir soupçonné, mais n’abuse point des droits que te donne mon injustice. Tu n’étais que trop fidèle, tu n’étais que trop généreux, et je suis bien punie et bien humiliée sans doute, puisque malgré l’audace que tu as eu de pénétrer jusqu’à moi, ta retenue et tes vertus veulent que moi-même te pardonne ; mais penses tu que mon père aura la même indulgence ; penses-tu, s’il te découvre ainsi travesti dans l’appartement de la fille, penses-tu qu’il ne se porte point aux plus grands excès contre toi ? Il est tendre, mais sévère : il m’aime comme la fille, mais tu es le fils de son ennemi. Fuis donc, si tu m’en crois ; fuis, avant qu’il arrive ; dérobe-toi à la juste colère.

LINDOR, commençant à sentir les effets du poison.

L’état où je me trouve saura le désarmer. Il aura pitié de mes souffrances.

JULIE.

Je crois l’entendre.

À part.

Dieu ! veillez sur ce que j’aime.

 

 

Scène VII

 

JULIE, LINDOR, LE COMTE, LE MÉDECIN

 

Lindor est souffrant à l’un des côtés du Théâtre.

LE COMTE.

Eh bien ! ma fille, votre nouvelle Garde a-t-elle eu bien soin de vous ? Le Docteur avait commandé qu’on vous donnât un verre d’émulsion de trois est trois heures. A-t-elle suivi exactement l’Ordonnance ? Que vois-je ! la bouteille est pleine encore ! il semble qu’on y a touché à peine. Qu’est-ce que cela signifie ? En quoi ! le Docteur n’a ordonné qu’un remède, et on oublie de le faire ? Je n’entends pas cela, et je vais, moi, t’en verser un verre et remplir les fonctions de la Garde.

Il verse un verre d’émulsion et va le donner à sa fille.

LINDOR, se traînant jusques vers le Comte, et d’une voix entrecoupée et expirante.

Arrêtez, arrêtez.

LE COMTE.

Qu’est-ce donc, Mademoiselle ? Parce que vous n’avez pas fait votre devoir, vous ne voulez pas qu’un autre le fasse ?

LINDOR, tombant sur un siège ou par terre.

Arrêtez, vous dis-je, elle est empoisonnée.

LE COMTE, laissant tomber le verre.

Qu’entends-je ! Elle est empoisonnée !

À Lindor.

Expliquez-vous, Mademoiselle : Qu’est-ce que vous voulez dire ? Je ne comprends pas... Mais Ciel ! comme elle est changée ! La pâleur de la mort est sur son visage, tous ses traits sont renversés...

JULIE, courant auprès de Lindor.

Attends, attends, que nous mourrions ensemble.

LE COMTE, avec sévérité.

Monsieur le Docteur, m’expliquerez-vous ce mystère ? La Garde-Malades expirante, et ma fille prête à être empoisonnée par un remède que vous avez ordonné.

LE MÉDECIN.

Monsieur le Comte, ma probité est connue, et je de descendrai point à m’excuser. Je vois que cette fille a été empoisonnée ; elle en a tous les symptômes, et, j’en suis aussi étonné et non moins indigné que vous-même ; mais le poison n’est pas mortel, quand on y apporte un prompt remède, et j’ai sur moi un antidote qui a souvent fait des merveilles. Tenez, Mademoiselle, voici d’une pâte qui apaisera vos douleurs : mangez-en vite ce morceau, et tâchez de vous remettre. Cependant, dites-nous comment cette bouteille a été empoisonnée, et comment vous l’avez été vous-même ?

Au Comte.

Rassurez-vous, Monsieur, la vérité peut encore sortir de sa bouche.

LINDOR, avec de grands efforts.

La Marquise... Un essai funeste... J’ai craint pour Julie... Ah ! quels tourments !

LE COMTE.

La Marquise... Un essai funeste... Je n’y comprends rien.

LE MÉDECIN.

Je n’y comprends pas davantage...

JULIE, se relevant.

Eh bien ! mon père, je l’entends moi, ou plutôt je devine. Me promettez-vous de m’écouter sans m’interrompre ? Et je vais tout vous expliquer.

LE COMTE.

Je te le promets, ma fille.

JULIE.

Sachez d’abord que cette Garde-Malades n’est point une femme ; c’est Lindor, c’est mon Amant.

LE COMTE, furieux.

Eh quoi ! Un homme déguisé auprès de ma fille, et le fils de mon ennemi !

JULIE, avec dignité.

Vous manquez à votre promesse, mon père : écoutez-moi jusqu’au bout ; je vous en conjure. Je n’ignore pas combien je vous offense par l’aveu que je viens de faire, et combien Lindor et moi sommes coupables à vos yeux.

Montrant le Docteur.

Mais Monsieur est accusé quoiqu’innocent, il s’agit de le justifier ; c’est un soin qui me regarde ; c’est un devoir, souffrez que je le remplisse. Quand je n’aurai plus rien à craindre pour l’innocence, le crime subira son châtiment, et ne craignez pas qu’aucune de vos deux victimes vous échappe. J’aime Lindor ; oui, je l’aime, et je l’avoue hautement, parce qu’il va mourir, et que je ne tarderai pas à le suivre. Lindor m’aime aussi depuis longtemps ; vous ne l’ignorez pas, mon père : il vous a fait demander ma main, vous le savez, et vous savez bien encore que vous la lui avez refusée. Ce refus, je dois aussi l’avouer, a été la seule cause de ma maladie. Voilà ce que d’abord j’ai dû vous rappeler et vous découvrir. Passons maintenant à l’explication des mots entrecoupés qui viennent d’échapper à Lindor, et que la douleur ne lui a pas permis de rendre intelligibles. La Marquise... a-t-il dit, sans pouvoir aller plus loin ; vous la connaissez, elle est emportée dans ses passions, altière, vindicative, jalouse : Lindor allait chez elle avant de m’avoir vue, c’est même chez elle que nous avons fait connaissance. Il a tout-à-coup cessé de lui rendre des soins ; elle aura cru qu’il l’avait quittée pour moi : elle se sera trouvée ici toute seule, et c’est elle, n’en doutez pas, qui aura mis du poison dans ce vase, uniquement pour se venger de moi : Lindor aura soupçonné cette perfidie. Ces mots, un essai funeste, annoncent qu’il a fait l’essai du breuvage : il aura voulu voir par lui-même si en effet il était empoisonné ; et pour m’épargner la mort, il se la sera donnée. Mais il est juste qu’à mon tour je périsse, et que le même tombeau réunisse deux êtres qui n’ont vécu que pour s’aimer. Je vais donc...

Elle va prendre un verre d’émulsion et le dispose à l’avaler.

LINDOR.

Arrêtez, Julie, arrêtez : je n’avais avalé que quelques gouttes du breuvage : mes douleurs sont dissipées : le remède de Monsieur le Docteur m’a guéri, et je le suis plus encore, par l’aveu que vous venez de faire. Je renais pour mourir avec vous, ou plutôt, pour vous supplier de vivre. Le courroux de votre père m’annonce qu’il nous faut renoncer à l’espoir d’être jamais unis ; vous m’aimez, vous venez de me le dire, laissez-moi donc descendre seul au tombeau. Vous m’aimez, quel bonheur pourrais-je encore espérer sur la terre ? Je n’ai fait que goûter la liqueur terrible, je la vais épuiser.

Il veut boire aussi un verre d’émulsion.

LE COMTE.

Arrêtez vous-même : je vous ai écoutés tranquillement l’un et l’autre ; écoutez-moi à votre tour, et vous allez voir si je sais concilier la tendresse paternelle avec la justice.

LINDOR.

Ce breuvage me procurerait une mort trop douce, vous m’en destinez une plus cruelle, je le vois ; punissez moi donc, Monsieur, puisque le poison a épargné ma vie ; mais n’étendez point votre courroux sur votre fille. Je suis seul coupable ; c’est à son insu, vous devez en être bien sûr, que je me suis introduit dans cet asile : c’est à son insu, que j’ai passé des nuits entières auprès d’elle. Ce crime est grand sans doute, mais gardez-vous de croire que j’aie poussé plus loin mon audace. On ne peut aimer votre fille sans la respecter : un Ange communique sa pureté au faible mortel qui l’adore. Je jure donc à vos pieds...

Il tombe aux genoux du Comte.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, LINDOR, LE COMTE, LE MÉDECIN, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS, au Comte.

Voilà, Monsieur, une lettre que l’on vient d’apporter de la part de Madame la Marquise...

LE COMTE, avec bonté, à Lindor.

Levez-vous, mon ami... Que me veut cette femme ! Après avoir causé nos malheurs, voudrait-elle encore y insulter ? Lisons. « Ta fille fut ma rivale, ta fille doit n’être plus ; n’ayant pu la priver du jour, en lui apprenant le mariage supposé de mon infidèle, j’ai eu recours au poison, véritable vengeur des Amants outragés. Le breuvage qui devait la rendre à la vie, a dû lui donner la mort : c’est moi qui l’ai empoisonnée ; et comme les crimes que l’amour fait commettre, ne tiennent point de la lâcheté, je me hâte de t’apprendre que je suis seule coupable, afin que tu n’accuses pas un autre de mon forfait. Apprends aussi, que par une suite de cette grandeur et de ce courage que l’amour inspire, apprends que je me suis punie : le même poison qui t’a privé de ta fille, coule à présent dans mes veines, et je ne serai plus moi- même quand tu liras ce billet : il m’importe fort peu que tu dévoiles mon crime, ou que tu le tiennes caché : je meurs contente, puisque je meurs vengée.

« LA MARQUISE DE VIEILHORME. « 

Ah, Lindor ! Ah, ma fille ! Quel bonheur que cette méchante femme se soit fait justice ! Je dois vous la faire à mon tour. Écoutez-moi donc, je vous prie.

À Julie.

Penses-tu, ô ma fille, qu’en avouant si noblement les fautes on ne les expie pas.

À Lindor.

Et vous, sans qui ma fille ne serait plus ; vous, le plus généreux et le plus tendre des Amants, pensez-vous qu’un être qui sacrifie les jours pour la Maîtresse, ne l’ait pas conquise, et qu’on ne doive point la lui offrir comme son propre bien ? Voilà ce que vous avez fait l’un et l’autre, c’était votre devoir, le mien va être rempli. Lindor, vous avez de la naissance, de la fortune, et des mœurs surtout, bien préférables aux deux autres. Quand vous m’avez fait demander ma fille en mariage, j’ai eu tort de vous la refuser : votre père fut mon ennemi, il est vrai, et depuis longtemps il règne une grande haine entre nos deux familles ; mais l’amour est étranger à tous ces débats, et l’acte le plus saint de la Nature et de la Loi, un mariage enfin, ne doit être, ni un marché, ni un traité de politique. Ma fille, quand vous m’avez fait entendre que vous seriez charmée d’avoir Lindor pour époux, j’ai eu tort encore, et très grand tort, de vous en offrir un autre. C’est de ma sotte prévention et de mon entêtement, que sont nés en partie tous les malheurs d’aujourd’hui. Approchez-vous donc tous deux.

Il les prend par la main, et les offre l’un à l’autre.

Ma fille, voilà Lindor. Lindor, voilà ma fille. Je ne vous dis point, je vous la donne, vous vous êtes donnés depuis longtemps l’un à l’autre ; il y a longtemps aussi que j’aurais dû approuver ce don : je l’approuve, soyez heureux.

JULIE.

Ah ! mon père !

LINDOR.

Ah ! Monsieur, que ne vous dois-je pas !

LE COMTE.

Allons, allons, point de remerciements.

À Lindor.

Je lui ai donné la vie, vous la lui avez conservée, lequel de nous deux a plus de droits sur elle ? Un Notaire, un Notaire, voilà maintenant tout ce qu’il nous faut.

Au Médecin.

Quant à vous, Monsieur, que mes soupçons ont outragé, il me sera plus difficile de réparer...

LE MÉDECIN.

Ces enfants sont heureux, tout n’est-il pas réparé ? Est-il si étonnant d’ailleurs, qu’un Médecin tue sans le vouloir, et empoisonne ses malades ? J’aurais pu faire comme tant d’autres.

Montrant Lindor.

Voilà le vrai Médecin qu’il fallait à Julie, sa présence rend la mienne inutile. Adieu, Monsieur le Comte, un peu moins d’amour pour les remèdes, c’est tout ce que je vous demande.

LE COMTE.

J’y consens : mais pour cela, Docteur, continuez, je vous prie, d’être l’ami et le Médecin de la maison.

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