Loulou (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 31 mars 1876.

 

Personnages

 

LE BARON DE TRÈFLATOUT

LE DOCTEUR CLORIDON

FRÉDÉRIC, domestique

GONTRAN

RAOUL

LOULOU

LAURE CLORIDON

JENNY, femme de chambre

 

Paris, de nos jours.

 

Un salon chez Loulou. Au fond, une fenêtre donnant sur un balcon ; à droite premier plan, une porte, au deuxième plan, un petit secrétaire. Au troisième plan et en pan coupé, la porte d’entrée. À gauche, premier plan, une porte ; au deuxième plan, une petite table. Au troisième plan et en pan coupé, une armoire, laquelle en s’ouvrant, laisse voir une caisse de sûreté, un coffre-fort de maison de banque. À droite, un petit guéridon. À gauche, une chaise longue. Meubles, fauteuils, chaises, etc.

 

 

Scène première

 

CLORIDON, LOULOU, assise sur la chaise longue

 

Cloridon à genoux sur un coussin aux pieds de Loulou.

CLORIDON.

Loulou !...

LOULOU.

Édouard !...

CLORIDON.

Vous m’aimez ?

LOULOU.

Oui, Édouard, je vous aime... Et je suis heureuse de vous aimer... et je suis fière d’être aimée par vous... le docteur Cloridon... un des princes de la science.

CLORIDON.

Moi aussi je suis heureux, moi aussi je suis fier... mais en même temps je suis inquiet.

LOULOU.

Votre femme ?

CLORIDON.

Oui, ma femme.

Il se relève avec peine. Loulou l’aide à se relever.

Lorsque nous avons commencé à nous aimer, ô ma Loulou !...

LOULOU, avec sentiment.

C’était il y a trois semaines...

CLORIDON, assis à côté de Loulou.

Oui, ma femme alors n’était pas ici... Elle était allée passer quinze jours à Grenoble, chez sa mère... nous n’avions rien à craindre... mais maintenant elle est revenue, ma femme, et elle a des soupçons... À chaque instant, sans en avoir l’air, elle me demande quel est le malade que je viens soigner dans cette maison.

LOULOU.

Et vous lui répondez que c’est le vieux marquis de la Rochebardière, un bien digne homme qui a une nièce... une nièce bien intéressante.

CLORIDON.

Oui, c’est cela que je lui réponds, et ma femme a l’air de se contenter de cette réponse,

Se levant.

mais ça ne fait rien, j’ai peur.

LOULOU, se levant.

De quoi pouvez-vous avoir peur après la précaution que nous avons prise ? Nous avons fait habiller mon valet de chambre en vieux malade, nous lui avons dit qu’il se rait mon oncle et qu’il s’appellerait le marquis de la Rochebardière, il a consenti à jouer ce rôle et il le joue très bien, vous allez voir.

Appelant.

Frédéric, Frédéric.

Entrée de Frédéric par la fenêtre du balcon.

 

 

Scène II

 

CLORIDON, LOULOU, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC, robe de chambre et bonnet de coton, sous la robe de chambre son gilet de domestique.

Madame...

LOULOU, à Cloridon.

Vous voyez, il est très bien.

CLORIDON.

Il n’est pas mal.

LOULOU.

Vous étiez sur le balcon, Frédéric ?

FRÉDÉRIC.

Oui, madame, j’étais sur le balcon et je me promenais en toussant de toutes mes forces ainsi que madame me l’a ordonné.

Il tire de sa poche un petit cornet de pâte de guimauve ; il mange un morceau de pâte de guimauve et présente son petit cornet au docteur qui refuse.

LOULOU.

C’est fort bien, retournez sur le balcon et continuez à vous promener et à tousser.

FRÉDÉRIC.

Bien, madame.

Il retourne sur le balcon, on l’entend tousser deux ou trois fois.

 

 

Scène III

 

LOULOU, CLORIDON

 

LOULOU.

Eh bien, supposez que votre femme ne vous croie pas sur parole, supposez qu’elle ait l’idée de venir demander des renseignements, tout le monde dans le quartier pourra lui certifier que le vieux malade existe réellement, car tout le monde l’aura vu se promener sur le balcon et l’aura entendu tousser.

CLORIDON.

C’est assez malin ce que vous avez trouvé là...

LOULOU.

On est maligne quand on aime !...

CLORIDON.

Loulou !...

LOULOU.

Édouard !

Cloridon consulte sa montre.

Vous me quittez ?

CLORIDON.

Je reviendrai dans une demi-heure, le temps seulement d’aller voir une vieille dame à qui je donne des soins.

LOULOU.

Espérez-vous la sauver, mon chéri ?

CLORIDON.

Non, mon amour.

LOULOU.

Revenez vite.

CLORIDON.

Dans une demi-heure, je vous ai dit. Qu’est-ce que vous allez faire en attendant ?

LOULOU.

Je vais examiner les comptes de mes domestiques.

CLORIDON.

Vous avez de l’ordre.

LOULOU.

J’essaie d’avoir quelques vertus pour me faire pardonner mes faiblesses.

CLORIDON.

Loulou !...

LOULOU.

Édouard !...

CLORIDON.

À tout à l’heure... Jurez-moi que le temps vous paraitra long.

LOULOU.

Je vous le jure !

Cloridon sort par le pan coupé de droite.

 

 

Scène IV

 

LOULOU, puis JENNY

 

LOULOU.

Qu’est-ce que vous voulez... on est bien forcé...

Entre Jenny par le premier plan de gauche.

Vous avez les livres de dépenses, Jenny ?

JENNY, avec deux petits livres à la main.

Oui, madame... Voici le livre de Frédéric et voici mon livre à moi.

Elle les donne.

LOULOU, désignant le petit guéridon.

Voyez donc, Jenny... il y a de la poussière sur cette table.

JENNY, s’approchant, désolée.

C’est vrai, madame, il y en a. Je remercie madame de m’avoir fait cette observation et je lui promets qu’elle n’aura pas à me la faire une seconde fois.

LOULOU.

À la bonne heure !

Elle sort par la droite premier plan, Jenny époussette la table.

 

 

Scène V

 

JENNY, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC, entrant par la fenêtre du balcon.

Vous direz tout ce que vous voudrez, mademoiselle Jenny, mais quand on demande à un domestique de se déguiser en vieux malade, on lui doit une gratification à ce domestique... Et si on la lui refuse, on s’expose à le mécontenter...

JENNY.

C’est pour madame que vous dites ça ?

FRÉDÉRIC.

Justement, c’est pour madame... elle est rat, madame... elle est rat et elle n’a pas le droit de l’être ?... Qu’est-ce que c’est que madame après tout ? C’est une cocotte !

JENNY, indignée.

Oh !

FRÉDÉRIC.

Je ne dirais pas cela si elle n’avait qu’un amant... je ne le dirais même pas si elle n’en avait que deux, mais elle en a au moins quatre... le docteur Cloridon, et puis le vieux baron de Trèflatout, et puis le jeune Gontran, et puis le jeune Raoul... ça fait bien quatre, et à partir de quatre on est cocotte... Tout le monde sait ça.

JENNY.

Vous m’accorderez au moins que madame n’est pas une cocotte comme les autres. Elle est douce, elle a de bonnes manières et elle honore la profession.

FRÉDÉRIC.

Elle est rat, vous ne me ferez pas sortir de là, elle est rat. Elle vérifie les additions, elle chipote sur les comptes, elle épluche les livres... À propos de livres, est-ce que vous lui avez donné le mien ?

JENNY.

Oui, je le lui ai donné tout à l’heure.

FRÉDÉRIC.

Ah !... Eh bien, nous verrons ce qu’elle en dira de mon livre, nous verrons ce qu’elle en dira.

Rentre Loulou par la droite.

 

 

Scène VI

 

JENNY, FRÉDÉRIC, LOULOU

 

LOULOU, rapporte les deux livres, elle en rend un à Jenny.

Tenez, Jenny... il y avait une erreur de deux francs à mon désavantage. J’ai retenu les deux francs. Mais si vous désirez que je vous fasse voir où était l’erreur...

JENNY.

C’est inutile, j’ai confiance en madame. Loulou ouvre sa caisse, prend de l’argent et referme la caisse.

LOULOU.

Voici votre argent.

JENNY.

Merci, madame. 

Elle sort à droite, pan coupé.

 

 

Scène VII

 

LOULOU, FRÉDÉRIC

 

LOULOU.

Maintenant, monsieur Frédéric, à nous deux. J’ai examiné votre livre, monsieur Frédéric.

FRÉDÉRIC.

Madame s’est donné la peine... Voilà une peine que je ne me donnerais pas, moi, si j’étais madame. Je me contenterais de vivre au sein des plaisirs, moi, si j’étais madame.

LOULOU, d’une voix douce en lui mettant le livre sous le nez.

Qu’est-ce que vous avez écrit là ?...

FRÉDÉRIC.

Là ?

LOULOU.

Oui, là ? du 17 février, trois cent quarante-cinq francs de pâte de guimauve pour le vieux malade.

Frédéric approuve de la tête.

Eh bien ?...

FRÉDÉRIC.

Eh bien... madame n’a pas compris ?

LOULOU.

Non.

FRÉDÉRIC.

Je m’étonne que madame n’ait pas compris. C’était une façon délicate de faire entendre à madame que lorsqu’on demande à un domestique de se déguiser en vieux malade, on lui doit une gratification à ce domestique.

LOULOU.

Ah ! ah !

FRÉDÉRIC.

J’avais espéré que madame sourirait...

LOULOU.

En vérité ?

FRÉDÉRIC.

Et qu’après avoir souri, madame ne ferait pas la petite bouche pour trois cent quarante-cinq malheureux francs de pâte de guimauve.

LOULOU.

Eh bien, monsieur Frédéric, vous vous êtes trompé, je n’ai pas souri et je fais la petite bouche.

FRÉDÉRIC.

Madame ne paiera pas, alors ?

LOULOU.

Certainement non, je ne paierai pas.

FRÉDÉRIC.

Cela étant, je n’ai plus rien à dire à madame, si ce n’est que je suis, à mon grand regret, obligé de lui rendre sa robe de chambre et son bonnet de coton !

On sonne.

J’en ai assez du vieux malade.

Entre Jenny par la droite.

 

 

Scène VIII

 

LOULOU, FRÉDÉRIC, JENNY

 

JENNY.

Madame, madame !

LOULOU.

Qui est-ce qui vient de sonner ? c’est le docteur ?

JENNY.

Non, c’est sa femme.

LOULOU.

Sa femme !

JENNY.

Oui... sa propre femme... madame Cloridon, elle me l’a dit...

LOULOU.

La femme du docteur, chez moi !

JENNY.

Elle désirait parler à monsieur le marquis.

LOULOU.

Ah !

Frédéric se débarrasse de la robe de chambre et du bonnet de coton.

JENNY.

J’ai eu beau lui répondre que monsieur le marquis était trop souffrant pour recevoir, elle a insisté ; s’il lui est impossible de parler à monsieur le marquis, elle voudrait au moins parler à sa nièce.

LOULOU.

Elle se méfie, cela est évident.

JENNY.

Elle en a l’air, madame.

LOULOU.

Elle se méfie et elle tient à voir le vieux malade, elle tient à le voir de ses propres yeux. Eh bien, elle le verra.

À Frédéric, d’une voix caressante.

N’est-ce pas, Frédéric, elle le verra ?

FRÉDÉRIC, digne.

Cela dépend de madame.

LOULOU.

J’accepte la guimauve. Vous aurez vos trois cent quarante-cinq francs. Mais je puis compter sur vous ?

FRÉDÉRIC, remettant la robe de chambre et le bonnet de coton.

Du moment que madame devient raisonnable...

LOULOU, aidée de Jenny, disposant la chaise longue.

Vite alors, mettez-vous là sur la chaise longue... près de vous cette petite table,

Jenny va prendre la petite table qui se trouve à gauche et la place à la tête de la chaise longue.

et sur cette petite table des fioles, vous entendez, Jenny, beaucoup de fioles.

JENNY.

Où les prendrai-je, madame ?

LOULOU.

Dans mon cabinet de toilette... prenez tous les flacons que vous trouverez.

JENNY.

Bien, madame.

Elle sort à droite, premier plan.

LOULOU, baissant le store.

Un peu moins de jour...

Demi-jour à la rampe. À Frédéric.

Vous savez ce que vous avez à faire... vous êtes au courant de la situation ?

FRÉDÉRIC, couché sur la chaise longue.

Je suis en plein dans la situation... J’y suis en plein, vous allez voir...

Il commence à tousser. Entre Jenny.

JENNY, arrivant avec des flacons.

Voici les fioles...

LOULOU, prenant les flacons et les disposant sur la table.

Bien... et maintenant laissez entrer.

Jenny sort.

Attention, Frédéric.

FRÉDÉRIC.

Vous allez voir, madame, vous allez voir...

Toussant et geignant de toutes ses forces.

Oh ! là ! là !... là ! là !... hum ! hum !... C’est bien comme ça, n’est-ce pas, madame ?...

LOULOU, assise à côté de lui et brodant.

C’est très bien, seulement ménagez-vous... si vous commencez de cette façon-là, vous ne pourrez jamais...

Rentre Jenny.

JENNY, annonçant.

Madame Cloridon...

Entre Laure. Jenny s’en va.

 

 

Scène IX

 

LOULOU, FRÉDÉRIC, LAURE

 

LAURE, à Loulou.

Madame...

LOULOU, qui s’est levé, saluant.

Madame...

LAURE, parlant tout bas comme dans la chambre d’un malade.

Je vous demande pardon de vous déranger, madame, mais comme j’avais un mot à dire à mon mari et que je croyais le trouver ici, j’ai cru pouvoir me permettre...

LOULOU, lui indiquant un siège.

Ayez la bonté de vous asseoir, madame.

LAURE.

Cela est inutile, madame...

Ici Frédéric est pris d’un accès de toux, Loulou s’élance vers lui.

LOULOU, bas.

Bien, Frédéric ! très bien !

LAURE, à part.

Il y a un vieux malade... mon mari ne m’avait pas trompée.

FRÉDÉRIC, toussant plus doucement.

Hum ! hum !

LAURE, à Loulou.

C’est monsieur votre oncle, madame ?

LOULOU.

Oui, madame, c’est mon bon oncle...

FRÉDÉRIC, toussant.

Hum ! hum ! holà !... holà !... oh !...

LAURE.

Encore une fois, je vous demande pardon... croyez que si je n’avais pas eu à dire un mot très pressé...

LOULOU.

Le docteur sort d’ici, madame... Il est venu tout à l’heure...

FRÉDÉRIC, gémissant.

Ma... aa... nièce...

LOULOU, accourant près de lui.

Mon bon oncle...

FRÉDÉRIC.

Avec qui donc causez-vous ?... est-ce que c’est avec le pharmacien ?

LOULOU.

Non, mon bon oncle, c’est avec une dame.

FRÉDÉRIC.

Une dame !

LOULOU.

Oui, madame Cloridon, la femme du docteur.

FRÉDÉRIC.

La femme du docteur !!

LOULOU.

Madame espérait le trouver ici. Je lui disais que monsieur Cloridon était venu.

FRÉDÉRIC, à Laure.

C’est vrai, il est déjà venu...

S’oubliant et reprenant sa voix naturelle.

Mais il reviendra, n’en doutez pas, il reviendra.

Loulou lui donne des coups de poing pour le rappeler à son rôle.

LAURE.

Ah !

FRÉDÉRIC, de sa voix de malade, regardant Loulou.

Il nous aime tant, ce bon docteur... Il est toujours fourré ici... il y vient le matin... il y vient le soir... Je crois qu’au besoin... il y passerait la nuit.

LOULOU, bas, le bourrant de coups de poing.

Taisez-vous donc !

Elle va à la table et verse du contenu d’un flacon dans un verre.

FRÉDÉRIC, à Laure.

C’est que tel que vous me voyez, madame, je suis un cas exceptionnel, alors, vous comprenez, le docteur me soigne avec... amour...

LOULOU, tendant le verre à Frédéric.

Tenez, mon bon oncle, buvez...

FRÉDÉRIC, après avoir bu, et faisant d’affreuses contorsions.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LOULOU, bas, après avoir regardé le flacon.

C’est de l’eau de Cologne... ça ne peut pas vous faire de mal.

FRÉDÉRIC, à part.

De l’eau de Cologne !!!

Il est repris cette fois d’une quinte sérieuse, qui dure jusqu’à la sortie de Laure.

LAURE.

Puisque mon mari n’est pas ici, je n’ai plus qu’à me retirer ; mais ça ne fait rien, je suis contente d’être venue, je suis bien contente.

Saluant.

Madame...

LOULOU, saluant.

Madame...

Laure sort à droite.

FRÉDÉRIC, cessant de tousser et se redressant brusquement.

Ah ! bien non, vous savez... l’eau de Cologne était de trop... Elle était de trop, l’eau de Cologne...

On entend la voix de Laure qui revient. Frédéric retombe vivement sur la chaise longue et se remet à tousser. Rentre Laure.

LAURE.

Je reviens, madame, parce que je crains de ne m’être pas suffisamment excusée...

LOULOU.

Mais si fait, madame, si fait, je vous assure.

LAURE, saluant.

Alors, madame...

LOULOU.

Madame.

LAURE.

Ne me reconduisez pas, madame, je vous en prie.

LOULOU.

Pardonnez-moi, madame. J’y tiens absolument.

Laure s’en va.

 

 

Scène X

 

FRÉDÉRIC, LOULOU

 

FRÉDÉRIC.

Elle part ?

LOULOU, à la porte regardant.

Oui, Jenny lui ouvre la porte... Elle part, elle est partie... Descendez derrière elle, Jenny, et voyez si elle s’en va pour tout de bon.

JENNY, sans se montrer.

Oui, madame...

FRÉDÉRIC, se levant.

Une chose que je demanderai à madame, la prochaine fois que nous rejouerons la scène du vieux malade, ce sera de ne pas me faire boire d’eau de Cologne.

LOULOU, reprenant le livre de dépenses de Frédéric.

N’ayez pas peur, monsieur Frédéric, vous n’aurez plus occasion de la jouer chez moi... la scène du vieux malade... Trois cent quarante-cinq francs de pâte de guimauve, vous m’avez dit...

FRÉDÉRIC, étonné.

Oui, madame.

LOULOU, additionnant.

Votre compte du mois dernier... dix jours de gages... et huit jours que je suis obligée de vous donner...

FRÉDÉRIC.

Comment huit jours ?

LOULOU.

Cela fait cinq cent trente-sept francs.

Lui donnant le livre.

Voyez vous-même si vous voulez.

Ouvrant la caisse.

Cinq cent trente-sept francs. Voici votre argent... monsieur Frédéric, et maintenant... vous comprenez...

Elle lui montre la porte.

FRÉDÉRIC.

Parfaitement... madame me renvoie...

LOULOU.

Et tout de suite encore.

FRÉDÉRIC.

J’aurais cru qu’après la façon dont je venais de tousser... Je vois ce que c’est, madame ne peut pas digérer la guimauve. Madame a certainement beaucoup de qualités... beaucoup... beaucoup... mais il est fâcheux que ces qualités soient ternies par un défaut. Madame est rat, il n’y a pas à dire, madame est rat.

Il va pour sortir.

LOULOU, courant après lui.

Rendez la robe de chambre, monsieur Frédéric, rendez la robe de chambre et le bonnet de coton.

FRÉDÉRIC, ironiquement.

Avec la mèche ?... Voilà, madame.

Il ôte la robe de chambre et le bonnet de coton et les dépose au fond sur une chaise. Rentre Jenny.

LOULOU.

Eh bien, elle est partie ?

JENNY.

Oui, madame, elle est remontée en voiture et elle est partie ; elle avait l’air tout à fait rassuré... Maintenant qu’elle a vu le vieux malade, je pense que madame n’a plus rien à craindre.

Elle relève le store. Jour à la rampe.

FRÉDÉRIC, descendant, à Loulou.

C’est bien joué... Madame n’a plus rien à craindre, et n’ayant plus rien à craindre, madame me renvoie ; madame a parfaitement raison. LOULOU.

Adieu, alors.

FRÉDÉRIC.

Adieu... et pour prouver à madame que je n’ai pas de rancune...

Il tend la main à Loulou.

LOULOU.

Qu’est-ce que c’est ?

FRÉDÉRIC.

Pardon... je pensais que comme ça ne coûtait rien, madame ne refuserait pas.

Loulou lui montre la porte.

Je m’en vais, madame, je m’en vais.

À Jenny, en sortant.

Elle est rat !

Il sort à droite.

 

 

Scène XI

 

LOULOU, JENNY

 

LOULOU.

Voilà un coquin, Jenny.

JENNY.

Oui, madame, voilà un coquin. Pourvu qu’il n’aille pas jouer un tour à madame ?

LOULOU.

S’il essaie de me jouer un tour, je tâcherai de me défendre. L’important était de ne pas garder chez moi un homme qui aurait cru me tenir. On ne me tient pas, moi, on ne me fait pas plier. Je suis en fer, comme ma caisse.

On sonne.

On vient de sonner, Jenny.

JENNY, regardant Loulou avec admiration.

Oui, madame... j’ai entendu, mais j’avais tant de plaisir à écouter madame...

LOULOU.

C’est le docteur sans doute, allez vite lui ouvrir.

JENNY.

J’y cours madame.

Elle sort à droite.

LOULOU, allant prendre un agenda dans son secrétaire.

Avec tout ça, mes comptes ne doivent plus être en règle. Je viens de donner trois cent quarante-cinq francs que je ne m’attendais pas à donner, cela va embrouiller mes écritures.

Elle vient s’asseoir sur la chaise longue et elle se met à additionner.

JENNY, rentrant.

Ce n’est pas le docteur, madame, c’est monsieur Gontran.

LOULOU.

Eh bien, faites entrer monsieur Gontran.

Jenny sort, entre Gontran.

 

 

Scène XII

 

LOULOU, GONTRAN, puis JENNY, puis RAOUL

 

GONTRAN.

Bonjour, Loulou !...

LOULOU.

Bonjour, Gontran, je suis bien aise de vous voir. Il y a peu de personnes dont les visites me soient aussi agréables que les vôtres. Vous n’auriez pas trois cent quarante cinq francs sur vous ?

GONTRAN.

Trois cent quarante-cinq francs ?...

LOULOU.

Oui.

GONTRAN, déposant des billets sur le guéridon.

En voici toujours trois cents. Quant aux quarante-cinq autres...

Coup de sonnette.

LOULOU, se levant, à part.

Cette fois c’est le docteur.

GONTRAN, cherchant dans sa poche.

Quant aux quarante-cinq autres...

LOULOU.

C’est bon, c’est bon... vous me les donnerez tout à l’heure...

Ouvrant une porte, celle de droite premier plan.

Entrez là, mon ami.

GONTRAN.

Que j’entre là ?

LOULOU.

Oui, je vous en prie.

GONTRAN.

Je veux bien, mais ne m’y laissez pas trop longtemps... Ne faites pas comme hier, vous m’y avez oublié...

LOULOU.

Ne craignez rien...

GONTRAN.

Et puis j’ai un rendez-vous avec Raoul, un rendez-vous de la dernière importance... à l’autre bout de Paris.

LOULOU.

N’ayez pas peur.

Elle pousse Gontran dans la chambre. Entre Jenny.

JENNY.

Ce n’est pas le docteur, madame, c’est monsieur Raoul.

LOULOU.

Faites entrer monsieur Raoul.

Entre Raoul, Jenny sort.

RAOUL.

Ma chère petite.

LOULOU.

Ce bon Raoul, je suis bien aise de vous voir, il y a peu de personnes dont les visites me soient aussi agréables que les vôtres. Vous n’avez pas quarante-cinq francs sur vous ?

RAOUL.

Quarante-cinq francs ; mais certainement si j’ai quarante-cinq francs ; qui est-ce qui n’a pas quarante-cinq francs ? les voici vos quarante-cinq francs...

Il les pose sur le guéridon.

LOULOU.

Merci.

Coup de sonnette, Loulou ouvre une forte ; celle de gauche, premier plan.

Maintenant, mon ami, entrez là.

RAOUL.

Que j’entre là...

LOULOU.

Vous ne voulez pas ?

RAOUL.

Je ne demande pas mieux... Vous êtes bien sûre qu’il n’y a personne, au moins ?... l’autre jour, j’y ai trouvé mon beau-frère, et comme nous sommes fâchés...

LOULOU.

Non, il n’y a personne.

RAOUL.

Mais, je vous en prie, ne m’y laissez pas longtemps... j’ai un rendez-vous avec Gontran... un rendez-vous de la plus grande importance et pas tout près d’ici.

LOULOU, le poussant vers la porte de gauche.

Quelques minutes seulement.

Elle referme la porte. Entre Jenny.

C’est le docteur, je pense.

JENNY, joyeuse.

Non, madame... C’est monsieur le baron de Trèflatout...

LOULOU.

Ce cher baron !... Est-ce vraiment lui ?

Entre Trèflatout. Jenny sort.

 

 

Scène XIII

 

LOULOU, TRÈFLATOUT

 

TRÈFLATOUT.

Eh ! vraiment oui, c’est moi.

LOULOU.

Que je suis aise de vous voir.

TRÈFLATOUT.

Et moi donc, voilà trente-cinq ans que je vais chez les jolies femmes... parole d’honneur, il y a trente-cinq ans ; eh bien, je ne me souviens pas d’avoir, pendant ces trente-cinq ans, éprouvé une émotion pareille à celle que j’éprouve ici, maintenant, en me retrouvant près de ma Loulou, après une absence de six semaines.

LOULOU.

Qu’est-ce que vous avez pu devenir pendant ces six semaines ?

TRÈFLATOUT.

Je suis allé dans mon pays.

LOULOU.

Vous avez un pays...

TRÈFLATOUT.

Oui...là-bas... là-bas... dans l’Isère, à côté de Grenoble.

Avec importance.

J’y suis allé pour remplir mes devoirs politiques.

LOULOU.

Vous avez des devoirs politiques ?

TRÈFLATOUT.

Mais certainement, j’en ai... pourquoi donc n’en aurais-je pas, s’il vous plaît ?

LOULOU.

Je ne sais pas, moi... vous avez l’air si drôle...

Trèflatout fait un mouvement.

si jeune, je veux dire...

TRÈFLATOUT.

Ah ! ça c’est vrai... je suis jeune... Voilà trente-cinq ans que je vais chez les jolies femmes, eh bien, là, vraiment, je ne crois pas que j’aie jamais été aussi jeune que main tenant... Aussi là-bas, à Grenoble, il m’est arrivé une aventure...

LOULOU.

Contez-moi ça...

TRÈFLATOUT.

Vous ne serez pas jalouse ?

LOULOU.

Je vous le promets...

TRÈFLATOUT.

Une femme du monde, ma chère, c’était une femme du monde.

LOULOU.

Ne me dites pas ça...

TRÈFLATOUT.

Parole d’honneur... Je ne vous dirai pas son nom, parce que l’on m’a reproché d’être bavard et que j’ai promis de ne plus l’être, mais je puis vous assurer que c’était une femme du monde... Je la vis chez le préfet.

S’interrompant.

Il a peur d’être dégommé, le préfet...

Reprenant.

Elle était belle, vous n’étiez pas là, je lui dis que je l’aimais, et je la suppliai de m’aimer. Elle me répondit qu’elle était mariée et que son mari ne lui ayant donné jusqu’à présent aucun sujet de mécontentement, elle ne se croyait pas encore en droit de le tromper, mais que si jamais... Écoutez bien, c’est cela qui est important... mais que si jamais son mari faisait des bêtises elle ne manquerait pas de me donner la préférence.

LOULOU.

Pauvre femme !... Et après ?...

TRÈFLATOUT.

Après ?... J’attends, je n’ai qu’à attendre, il me semble, et j’attends... À votre tour maintenant, racontez-moi ce que vous avez fait pendant que je n’étais pas là...

LOULOU.

Ce que j’ai fait ?

TRÈFLATOUT.

Oui.

LOULOU.

Vous ne serez pas jaloux ?

TRÈFLATOUT.

Non.

LOULOU.

Eh bien, je suis allée au Skating et j’ai essayé d’écrire votre nom en patinant.

TRÈFLATOUT.

Ah ! ma chérie !...

LOULOU.

Ça ne m’a pas réussi, je suis tombée...

TRÈFLATOUT.

Ah !

LOULOU.

Le lendemain, comme je me ressentais encore un peu de ma chute, j’ai fait venir un des plus célèbres docteurs de Paris.

TRÈFLATOUT.

Vous avez bien fait.

LOULOU.

Le docteur est venu et m’a dit que ce n’était rien, cependant il est revenu...

TRÈFLATOUT.

Oh !

LOULOU.

Il est revenu tous les jours...

TRÈFLATOUT.

Et ?...

Coup de sonnette.

LOULOU.

Et vous allez me faire l’amitié de vous cacher, car ce doit être lui qui vient en ce moment. Et il n’est pas comme vous, le docteur, il est jaloux, très jaloux.

TRÈFLATOUT.

Me cacher, moi...

LOULOU.

Vous refusez ?

TRÈFLATOUT, avec énergie.

Voilà trente-cinq ans que je vais chez les jolies femmes et jamais...

LOULOU.

Oh !

TRÈFLATOUT, changeant de ton.

Et jamais je n’ai refusé de me cacher quand cela était nécessaire... mais où allez-vous me cacher ?

LOULOU, ouvrant l’armoire.

Là !...

TRÈFLATOUT, avec orgueil.

Dans la caisse !!!

LOULOU.

Non, pas dans la caisse... à côté de la caisse, là, vous voyez.

TRÈFLATOUT.

Oui, je vois, mais vous n’auriez pas autre chose ?

LOULOU.

Non, mon ami, pour le moment. – Vite, mon ami, vite.

TRÈFLATOUT, dans l’armoire.

Je vous en prie, au moins, ne m’y laissez pas longtemps.

LOULOU.

Vous avez un rendez-vous ?

TRÈFLATOUT.

Non, je n’ai pas de rendez vous... mais je vais étouffer là-dedans, il est évident que si vous me laissez plus de trois minutes, je vais étouffer.

Loulou ferme la porte de l’armoire.

LOULOU, seule, riant.

Ce pauvre Trèflatout !

Entre Cloridon.

 

 

Scène XIV

 

LOULOU, CLORIDON

 

CLORIDON.

Loulou !...

LOULOU.

Édouard !... Ah ! vous arrivez bien !...

CLORIDON.

Qu’est-ce que vous avez ? Vous semblez agitée.

LOULOU.

Il y a bien de quoi... Si vous saviez... votre femme...

CLORIDON.

Ma femme...

LOULOU.

Elle est venue ici...

CLORIDON.

Ma femme est venue ici...

LOULOU.

Oui, tout à l’heure... heureusement le cas était prévu. Elle a vu le vieux malade, elle lui a parlé... et elle est partie rassurée...

CLORIDON.

Rassurée ?

LOULOU.

Tout à fait rassurée... Elle est tranquille maintenant et nous n’avons plus à nous occuper d’elle.

CLORIDON, grave.

Occupons-nous de vous alors.

LOULOU.

De moi ?

CLORIDON.

Oui, de vous...

LOULOU.

Comme vous me dites cela...

CLORIDON.

Savez-vous quelle idée m’est venue tout à l’heure... pendant que je tâtais le pouls de cette vieille dame à qui je donne des soins ?

LOULOU.

C’est que vous pouviez la tirer d’affaire...

CLORIDON, très légèrement.

Non...

Très sérieusement.

c’est que je n’étais peut-être pas votre seul amour.

LOULOU.

Oh !

CLORIDON.

Je me suis dit qu’une personne capable d’inventer le vieux malade pour attraper ma femme serait, au besoin, très capable d’inventer autre chose pour m’attraper, moi...

LOULOU, avec reproche.

Vous vous êtes dit cela, Édouard ?...

CLORIDON.

J’ai eu tort, n’est-ce pas ?

LOULOU.

Oui, vous avez eu tort.

CLORIDON.

Vous me le jurez ?

LOULOU, étendant la main, avec élan.

Je vous le jure.

CLORIDON.

À la bonne heure, moi aussi maintenant je suis rassuré... Je n’ai plus de soupçons, je ne veux plus en avoir...

Un soupir déchirant sort de l’armoire, dans laquelle est caché Trèflatout.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LOULOU, jouant l’étonnement.

Quoi, mon ami ?

CLORIDON.

Ce soupir que nous venons d’entendre.

LOULOU.

Je n’ai rien entendu, mon ami...

CLORIDON.

Comment vous n’avez...

Nouveau soupir plus déchirant que le premier.

Mais, maintenant, maintenant vous entendez ?...

LOULOU.

Non, mon ami, je n’entends rien.

Troisième soupir.

CLORIDON.

Ah ! mais... c’est là, c’est là...

Il ouvre l’armoire. Trèflatout, absolument sans connaissance, tombe dans les bras de Cloridon. Celui-ci le secoue avec fureur.

Que faisiez-vous là, monsieur, que faisiez-vous là, répondez ?...

LOULOU.

Mon ami.

CLORIDON.

Ah ça ! mais... il va étouffer, il étouffe... Voyons, monsieur...

Il fait respirer des sels à Trèflatout. Jeu de scène. Trèflatout, toujours évanoui, dans les mains de Cloridon. Jenny rentre.

 

 

Scène XV

 

LOULOU, CLORIDON, TRÈFLATOUT, JENNY

 

JENNY.

Madame !

LOULOU.

Qu’est-ce qu’il y a ?

JENNY.

La femme du docteur... elle est revenue... Elle est là...

CLORIDON.

Ma femme !...

LOULOU.

Ah ! mon Dieu, et moi qui ai renvoyé le domestique...

CLORIDON.

Nous sommes perdus !

LOULOU.

Non, nous ne sommes pas perdus... vite le bonnet de coton, vite la robe de chambre...

On met à Trèflatout le bonnet de coton et la robe de chambre.

Là... maintenant sur la chaise longue...

À Cloridon.

Vous près de lui... en train de le soigner... Moi ici comme j’étais tout à l’heure... là,

À Jenny.

et maintenant faites entrer...

JENNY, à la porte.

Entrez, madame...

Entre Laure. Jenny s’en va.

 

 

Scène XVI

 

TRÈFLATOUT sur la chaise longue, CLORIDON, LOULOU, LAURE

 

LAURE, à part.

Ah ! mon mari !...

CLORIDON, allant à sa femme.

Ma bonne amie... tu es déjà venue ?

LAURE.

Oui, parce que je tenais à voir le vieux malade.

CLORIDON.

Eh bien ! tu l’as vu...

LAURE.

Oui... mais tout à l’heure en rentrant chez moi...

Elle tire une lettre de sa poche.

TRÈFLATOUT, revenant à lui.

Voilà trente-cinq ans que je vais... pourquoi m’a-t-on habillé comme ça ?... où suis-je ?...

LOULOU, bas.

Près de moi, taisez-vous.

TRÈFLATOUT.

Ah !

LAURE, à son mari.

Tout à l’heure, en rentrant chez moi, j’ai trouvé ce billet :

Lisant.

« Allez voir un peu s’il y est toujours, le vieux malade, allez-y voir un peu... »

CLORIDON.

Eh bien, ma bonne amie, tu vois que le vieux malade y est toujours...

LAURE, examinant Trèflatout.

Il me semble que maintenant il est plus petit...

LOULOU, vivement.

C’est qu’il vient d’avoir une crise...

CLORIDON.

Oui... et alors tu comprends... la crise l’aura un peu racorni, un peu recroquevillé...

LAURE, s’approchant et tâchant de bien voir Trèflatout.

C’est donc ça, c’est donc ça...

TRÈFLATOUT, à part.

Cette voix !... C’est bien celle de la dame à qui j’ai fait la cour à Grenoble.

Haut, en ôtant son bonnet de coton.

Madame...

CLORIDON, lui remettant son bonnet.

Qu’est-ce qu’il raconte ?... il a le délire... Je t’assure, ma bonne amie, que tu ferais bien de t’en aller.

TRÈFLATOUT, voulant se lever.

Permettez-moi, madame, puisque j’ai le plaisir...

CLORIDON, l’empêchant de bouger.

Buvez ça, vous... buvez ça...

TRÈFLATOUT.

Ah ça ! mais...

Cloridon le fait boire.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LOULOU, bas.

C’est de l’eau de Cologne.

TRÈFLATOUT, bondissant.

De l’eau de Cologne !!!

Il se lève et se met à courir. Laure effrayée court devant lui. À Laure.

Madame, souvenez-vous, à Grenoble, vous m’avez dit que si jamais votre mari vous trompait, vous me donneriez la préférence.

Jeu de scène. Cloridon les sépare. Laure remonte. Trèflatout s’échappe des mains de Cloridon, rejoint Laure, la prend par la main et la fait descendre à l’extrême gauche.

Eh bien, il vous trompe, madame... j’irai vous le prouver...

CLORIDON, rattrapant Trèflatout et le forçant à se recoucher sur sa chaise longue.

Voulez-vous bien vous remettre là, vous...

À Laure.

Je t’assure, ma bonne amie, que tu ferais bien...

LAURE.

Je m’en vais, mon ami, je rentre chez moi...

Avec intention.

chez moi, vous entendez ?...

Elle remonte.

TRÈFLATOUT, à part.

Elle m’attend !...

CLORIDON.

À tout à l’heure ma bonne amie...

LAURE, s’en allant.

Je m’en vais...

Saluant.

Madame...

LOULOU.

Madame...

Laure s’en va, Trèflatout quitte brusquement la chaise et se précipite à la suite de Laure.

 

 

Scène XVII

 

LOULOU, CLORIDON, TRÈFLATOUT

 

TRÈFLATOUT.

Elle rentre chez elle !... elle m’attend ! elle m’attend !...

CLORIDON, le rattrapant de nouveau.

À nous deux maintenant, monsieur.

TRÈFLATOUT.

Je veux bien, mais vite, n’est-ce pas ?... Vite... parce que je suis attendu...

Il ôte la robe de chambre, mais il garde le bonnet de coton.

CLORIDON.

Je vous ai trouvé dans une armoire, monsieur... vous étouffiez, je vous ai sauvé... je vous ai sauvé, parce que c’était mon devoir... mon devoir professionnel...

Trèflatout tire nu louis de sa poche et le donne à Cloridon. Celui-ci après avoir fait des façons pour prendre l’argent.

Oh !... ce n’était pas pour ça... j’aurais attendu... Maintenant que vous n’étouffez plus, je crois avoir le droit de vous demander ce que vous y faisiez dans cette armoire ?...

TRÈFLATOUT, ôtant le bonnet, mais le tenant à la main.

Ce que j’y faisais ?

CLORIDON.

Oui.

LOULOU, bas à Trèflatout.

Dites que vous veniez pour voler la caisse.

TRÈFLATOUT, bas.

Oh ! je ne peux pas dire ça.

LOULOU, bas.

Pourquoi ?

TRÈFLATOUT, bas.

Non. Je ne peux pas, mais ça ne fait rien, je vous sauverai.

Haut.

Voilà trente-cinq ans que je vais chez les jolies femmes, monsieur.

CLORIDON.

Vous avez commencé tard.

TRÈFLATOUT.

On commence quand on peut !... madame était jolie. Je l’aimais...

CLORIDON.

Vous avouez !...

TRÈFLATOUT.

J’avoue que j’ai essayé de tout pour réussir auprès d’elle.

Avec dignité.

Et que je n’ai pas réussi...

CLORIDON, heureux.

Ah !

TRÈFLATOUT.

J’ai écrit des lettres, j’ai envoyé des présents... de riches présents...

LOULOU, se récriant contre l’adjectif.

Ah !

TRÈFLATOUT.

Ça ne m’a servi à rien... On a renvoyé mes lettres. On a gardé mes présents... alors, l’idée m’est venue de me cacher dans l’armoire. Je comptais y rester jusqu’à une heure du matin...

Remettant le bonnet de coton sur sa tête.

À une heure du matin... j’en serais sorti, et à la faveur des ombres de la nuit...

LOULOU, pudique.

Oh ! monsieur !...

TRÈFLATOUT.

Le ciel n’a pas permis que ce projet réussît... J’ai été pincé... Je ne m’en plains pas, puisque cela m’a permis de rendre à la vertu de madame un témoignage aussi éclatant que mérité... là... Et maintenant, que c’est bien vu, bien entendu, madame, monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Il met son chapeau par-dessus le bonnet de coton et se dispose à sortir.

LOULOU.

Monsieur, monsieur...

TRÈFLATOUT, se retournant.

Qu’est-ce que c’est ?

LOULOU.

Le bonnet de coton que vous emportez.

TRÈFLATOUT.

Le bonnet ?...

LOULOU.

Oui... là...

TRÈFLATOUT.

C’est donc ça, je me disais aussi... il me semblait que ma tête avait tout d’un coup pris un développement anormal...

Rendant le bonnet.

Pure étourderie, madame, je vous prie de croire que c’est une pure étourderie...

Saluant.

Madame, monsieur...

À part, en sortant.

Elle m’attend, elle m’attend...

Il sort à droite.

 

 

Scène XVIII

 

LOULOU, CLORIDON

 

CLORIDON.

Loulou !

LOULOU.

Édouard !...

CLORIDON.

Les paroles de cet homme m’ont fait du bien... vous ne saurez jamais comme elles m’ont fait du bien, les paroles de cet homme !...

LOULOU.

Vous me soupçonniez !!

CLORIDON.

Les apparences !...

LOULOU.

Et cependant, il y a un quart d’heure, vous m’aviez promis de ne plus avoir de soupçons !

CLORIDON.

C’est vrai. Mais qu’est-ce que vous voulez ? on n’est pas maître de ces choses-là... quand on trouve un mon sieur dans une armoire, on ne peut pas s’empêcher de supposer...

LOULOU, allant s’asseoir sur la chaise longue.

Que serions-nous devenus sans ce monsieur ? nous n’aurions eu personne pour jouer le rôle du vieux malade, et alors votre femme...

CLORIDON, venant s’asseoir près d’elle.

Elle aurait tout découvert, ma femme.

LOULOU.

Au lieu de cela, elle n’a rien découvert du tout, et elle est partie rassurée...

CLORIDON.

Pour la seconde fois.

LOULOU.

Et pour tout de bon, j’imagine ; car, après ces deux épreuves, il n’est pas probable qu’elle puisse encore douter...

CLORIDON.

Ô ma Loulou !...

LOULOU.

Ô mon Édouard !

CLORIDON.

Jurez-le moi encore une fois...

LOULOU.

Quoi donc ?

CLORIDON.

Que je suis votre seul amour, et que jamais vous ne me tromperez.

LOULOU, étendant la main, avec élan.

Je vous le jure !

CLORIDON.

Merci.

Entre Gontran.

 

 

Scène XIX

 

LOULOU, CLORIDON, GONTRAN

 

GONTRAN, sortant de sa cachette.

Je vous demande bien pardon, ma chère, mais je vous ai dit que j’avais avec Raoul un rendez-vous très pressé... il m’est impossible d’attendre plus longtemps...

À Cloridon.

Votre serviteur... je suis vraiment désolé !...

Il sort à droite.

 

 

Scène XX

 

LOULOU, CLORIDON, puis JENNY

 

CLORIDON, ahuri.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LOULOU, très calme.

Quoi, mon ami ?

CLORIDON.

Ce jeune homme qui vient de sortir...

LOULOU.

Ce jeune homme ?...

CLORIDON.

Oui, est-ce que vous n’avez pas vu ?...

Loulou à l’air de ne pas comprendre.

Tout à l’heure, ici, est-ce que vous n’avez pas vu un jeune homme ?

LOULOU.

Si fait !

CLORIDON.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

LOULOU, se levant et traversant.

J’allais vous le demander.

CLORIDON, se levant.

Mais il me semble que ce n’est pas à moi...

LOULOU sonne.

Nous allons savoir.

Entre Jenny par la droite.

JENNY.

Madame ?

LOULOU.

Qu’est-ce que c’est que ce jeune homme qui vient de sortir d’ici ?

JENNY.

Ce jeune homme ?

LOULOU.

Eh bien, oui... ce jeune homme... qu’est-ce que c’est ? Répondez.

JENNY.

Je supplie madame de me pardonner...

LOULOU.

Répondez d’abord, je verrai après...

JENNY.

Ce jeune homme est un amoureux à moi. Je l’avais fait cacher, sachant combien ces choses-là déplaisent à madame...

LOULOU.

Vous entendez, Édouard ?

Édouard reste froid.

JENNY.

Madame me pardonne-t-elle ?

LOULOU.

Oui, pour cette fois ; mais que pareille chose ne se représente pas.

JENNY.

Madame peut-être tranquille... Je lui promets que pareille chose ne se représentera jamais, jamais, jamais.

Elle sort.

LOULOU, examinant Cloridon qui ne bouge pas.

De la défiance... encore...

CLORIDON.

Oui. J’ai beau lutter...

LOULOU, avec des airs de victime.

Et cependant vous avez entendu ce que vient de dire Jenny, vous l’avez entendu...

Elle va s’asseoir près du guéridon.

CLORIDON.

Oui, j’ai entendu... mais ce que vient de dire Jenny ne me suffit pas... une seule chose pourrait me rassurer complètement... une seule chose... Vous entendez...

Il est venu s’accouder sur le guéridon en face de Loulou.

LOULOU.

Laquelle ?

CLORIDON.

Jurez-moi une troisième fois...

LOULOU avec le même geste et le même élan.

Je vous le jure...

Entre Raoul.

 

 

Scène XXI

 

LOULOU, CLORIDON, RAOUL

 

RAOUL, sortant de sa cachette.

Mille pardons, ma chère... mais là, vrai, je ne peux pas attendre plus longtemps, je vous ai dit... que j’avais un rendez-vous avec Gontran...

À Cloridon.

Monsieur, je suis fâché... ne vous dérangez pas pour moi, je vous en prie, ne vous dérangez pas.

Il sort à droite.

 

 

Scène XXII

 

CLORIDON, LOULOU

 

CLORIDON, furieux.

Eh bien, madame ?

LOULOU, se levant et gagnant la gauche, d’une voix très douce.

Eh bien, mon ami ?

CLORIDON, exaspéré.

Comment, eh bien !!!

Il s’avance sur elle menaçant.

LOULOU.

De la violence, maintenant.

CLORIDON, au comble de l’exaspération.

Oui, madame, et je m’en vais, afin de ne pas être ex posé à la pousser trop loin cette violence.

Il trépigne, serre les poings, a la tentation de la battre, puis il remonte vivement comme pour sortir.

LOULOU, heureuse, éperdue de bonheur.

Enfin, il est jaloux !

CLORIDON, prêt à sortir, s’arrêtant.

Comment !...

LOULOU.

J’ai eu de la peine, mais j’y suis arrivée... Il est jaloux ! il est jaloux !

CLORIDON, descendant.

Vous avez eu de la peine, dites-vous ?

LOULOU.

Oh ! oui, j’en ai eu, mais je ne le regrette pas. Je vous ai montré un homme sortant de mon cabinet de toilette... Un autre homme sortant de ma salle à manger...

CLORIDON.

Et l’armoire que vous oubliez, ça fait trois...

LOULOU, avec exaltation.

Je vous en aurais montré cent, je vous en aurais montré mille... qu’est-ce que vous voulez ? Je suis comme ça, moi... je ne crois pas à l’amour sans la jalousie... et je m’étais promis à moi-même de vous rendre jaloux. Vous l’êtes maintenant... vous avez voulu me battre...

CLORIDON.

Oh ! non !...

LOULOU.

Si, si... vous faisiez comme ça.

Elle trépigne.

Je ne demande plus rien, je suis heureuse maintenant, mon ami, je suis bien heureuse.

CLORIDON, s’attendrissant.

Loulou !...

LOULOU.

Édouard !...

Entre Jenny par la droite.

JENNY.

C’est encore la femme de monsieur, madame ! elle est là, elle demande à voir le vieux malade.

CLORIDON.

Ah ! mon Dieu !

Il ouvre toutes les portes et a l’air de chercher.

LOULOU.

Qu’est-ce que vous faites là ?

CLORIDON.

Je cherche s’il n’y a pas encore quelqu’un...

LOULOU, blessée.

Oh !...

CLORIDON.

Pour faire le vieux malade.

LOULOU.

Certainement non, il n’y a personne. Mais ça ne fait rien, nous nous en tirerons tout de même... Vite, le bon net de coton, vite la robe de chambre...

Loulou et Jenny aident Cloridon à mettre le bonnet et la robe.

CLORIDON.

Je comprends, je comprends... Enveloppez-moi bien, au moins, qu’elle ne puisse pas me reconnaître...

LOULOU.

Mettez-vous là, maintenant, sur la chaise longue, et moi à côté de vous, mon bon oncle. Y sommes-nous ? Oui.

À Jenny.

Vous pouvez laisser entrer.

Jenny sort.

CLORIDON, couché sur la chaise longue.

Alors, ma Loulou, vous me jurez que ces trois messieurs...

Entre Laure.

 

 

Scène XXIII

 

CLORIDON, LOULOU, LAURE, puis TRÈFLATOUT

 

LAURE, à Loulou.

Je vous demande pardon, madame, mais je n’ai pu voir monsieur votre oncle sans prendre le plus vif intérêt à sa santé, et comme je sais que mon mari est un âne...

CLORIDON, à part.

Hein ?

LAURE.

Je me suis permis de vous amener un autre médecin ; un de nos plus fameux médecins.

Allant à la porte.

Entrez, cher docteur, je vous en prie, donnez-vous la peine d’entrer.

Entre Trèflatout en vieux docteur.

TRÈFLATOUT.

Me voici, chère dame, me voici.

LOULOU, à part.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LAURE, regardant Cloridon.

Oh ! le pauvre monsieur !... Il me paraît plus gros que tout à l’heure.

LOULOU, vivement.

C’est qu’il vient encore d’avoir une crise.

LAURE, à Trèflatout.

Voyez, cher maître, je vous en prie, voyez vite...

TRÈFLATOUT, à part.

Ah ! ah ! c’est à mon tour de te soigner, c’est à mon tour...

Examinant Cloridon.

Oh ! le vilain malade !

CLORIDON.

Comment ?

TRÈFLATOUT.

Voilà trente-cinq ans que je vais chez les jolies...

Se reprenant.

chez les malades et je n’en ai jamais vu d’aussi vilain que celui-là.

S’approchant de Cloridon.

Ôtez vos mains de là que je vous ausculte.

CLORIDON.

Il est inutile...

TRÈFLATOUT.

Ce n’est pas inutile, c’est nécessaire... l’auscultation, il n’y a que ça !

Bourrant Cloridon de coups de poing.

Eh ! va donc, je t’ausculte ! eh ! va donc ! eh ! va donc !

CLORIDON, essayant de se défendre.

Eh là vous me faites mal !

TRÈFLATOUT.

C’est pour votre bien.

Prenant une fiole sur la table et le faisant boire.

Buvez-moi ça !

CLORIDON, après avoir bu.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

TRÈFLATOUT triomphant.

C’est de l’eau de Cologne ! Et maintenant,

Il sonne. Entre Jenny.

mon apothicaire ?... Est-il là, mon apothicaire ?...

JENNY.

Oui, monsieur, il vient d’arriver.

TRÈFLATOUT.

Qu’il entre, alors !

Entre Frédéric en pharmacien.

FRÉDÉRIC.

C’est moi, l’apothicaire !

TRÈFLATOUT.

Regardez-moi ce malade-là, monsieur mon apothicaire, il paraît qu’il a été mal soigné...

FRÉDÉRIC, en regardant Loulou.

C’est peut-être parce qu’il avait auprès de lui une personne qui était rat !

LOULOU, n’y tenant plus à force de rire.

Cela suffit, madame, il est inutile d’aller plus loin. Vous venez me redemander votre mari et vous avez parfaitement raison.

À Cloridon.

Levez-vous, docteur, et rendez la robe de chambre, rendez le bonnet de coton.

CLORIDON, se levant, à Laure.

Ma bonne amie, je t’expliquerai...

TRÈFLATOUT.

Rendez la robe de chambre, on vous dit.

FRÉDÉRIC.

La robe de chambre et le bonnet de coton.

Cloridon s’exécute. Frédéric prend la robe de chambre et le bonnet de coton, et se dirige vers le balcon.

CLORIDON, à Laure.

Ma bonne amie, je t’assure...

LAURE.

Nous causerons chez nous, monsieur. Donnez-moi le bras et rentrons.

Cloridon lui donne le bras.

CLORIDON, s’excusant.

Madame... monsieur... je vous demande pardon... un malade qui m’attend... un vieux malade... qui a une nièce...

LAURE.

Comment, encore !

CLORIDON.

Non, non... il n’a pas de nièce... il n’en a pas, il n’en a pas !

Ils sortent à droite suivis par Jenny.

 

 

Scène XXIV

 

LOULOU, TRÈFLATOUT, FRÉDÉRIC, sur le balcon

 

TRÈFLATOUT.

Eh bien et moi ?

LOULOU, assise sur la chaise longue.

Vous, docteur, vous restez près de moi, cela vous fâche ?

TRÈFLATOUT, venant se mettre à ses genoux.

Mais certainement non, cela ne me fâche pas.

Tendrement.

Loulou !

LOULOU, de même.

Édouard !...

TRÈFLATOUT.

Non, pas Édouard. Je m’appelle Gustave, moi... c’est à recommencer : Loulou !

LOULOU.

Gustave !

Même jeu qu’an commencement de l’acte. Frédéric, qui а remis la robe de chambre et le bonnet de coton, reparaît par la fenêtre du balcon et vient offrir de la pâte de guimauve à Trèflatout.

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