Louise (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Jean-François Alfred BAYARD)

Comédie-vaudeville en deux actes

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 16 novembre 1829.

 

Personnages

 

MADAME BARNECK, veuve d’un riche négociant

LOUISE, sa nièce

MONSIEUR DE MALZEN, jeune baron

SALSBACH, avocat

FRITZ, domestique de madame Barneck

SIDLER, ami de Malzen

PLUSIEURS JEUNES GENS AMIS DE MALZEN

DAMES INVITÉES À LA NOCE

 

La scène se passe dans le grand duché de Bade.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon de la maison de madame Barneck. Porte au fond. Portes latérales. La porte à gauche de l’acteur est celle de l’appartement de madame Barneck.

 

 

Scène première

 

MADAME BARNECK, SALSBACH

 

MADAME BARNECK.

Est-il possible ? Monsieur Salsbach parmi nous ! je vous croyais à Saint-Pétersbourg.

SALSBACH.

Après deux ans d’absence j’arrive aujourd’hui, ma chère madame Barneck, et viens passer quelques jours avec vous... Je me suis arrêté d’abord à Karlsruhe, pour rendre compte de ma mission à S. A. le grand duc : il était absent... je ne l’ai pas attendu, et ma seconde visite est pour mes anciens amis, mes excellents clients... car c’est votre mari, feu monsieur Barneck, qui m’a lancé dans la carrière... Votre fortune n’en a pas souffert ; car si j’ai souvent plaidé pour vous...

MADAME BARNECK.

Nous avons toujours gagné.

SALSBACH.

Je le crois bien... avec vous, c’est facile... vous avez de l’argent et de l’obstination ; c’est tout ce qu’il faut dans un procès.

MADAME BARNECK.

Moi, de l’obstination !

SALSBACH.

Ou si vous aimez mieux, du caractère... un caractère noble, généreux et têtu, qui fait que, quand vous avez une idée là... vous aimeriez mieux ruiner vous et les vôtres... que d’y renoncer un instant... Du reste, la meilleure femme du monde, qui mettez à obliger les gens la même ténacité qu’à leur nuire... et dont la bourse est toujours ouverte à l’amitié... J’en sais quelque chose, et les malheureux du pays encore plus que moi.

MADAME BARNECK.

Monsieur Salsbach.

SALSBACH.

J’espère, du reste, que vos affaires, votre famille... tout cela va bien ?

MADAME BARNECK.

À merveille... et vous ?... votre négociation ?

SALSBACH.

Un plein succès... nos voisins allaient obtenir à notre détriment un traité de commerce fort désavantageux pour nos mines de Badenville, et nos vignobles du Rhin... on ne savait comment l’empêcher...

Air du Piège.

Il nous fallait, pour réussir,
Dans ces affaires délicates,
Des gens qui pussent parvenir,
Esprits fins, adroits diplomates ;
Hommes de génie, à peu près...
Mais dans notre diplomatie,
Les hommes ne manquent jamais...
Il ne manque que du génie.

Alors notre excellent prince a pensé à moi. Il s’est dit : Puisqu’il ne s’agit que d’embrouiller l’affaire, j’ai là le premier avocat de Karlsruhe, monsieur Salsbach, que je vais leur adjoindre !... Et il a eu raison, tout a réussi au gré de ses désirs... aussi j’espère bien que le grand duc saura reconnaître mes services... Et avant de quitter Karlsruhe... je lui laisse ma demande... Je sollicite... vous savez ce qui a toujours été l’objet de mes désirs... de mon ambition... des lettres de noblesse.

MADAME BARNECK.

Des lettres de noblesse !

SALSBACH.

Pourquoi pas ?... vous qui vous êtes enrichie dans le commerce... qui avez des millions ; qui êtes la première bourgeoise de la ville, vous n’aimez pas les grands seigneurs ni la noblesse... tous les industriels en disent autant, et demandent des cordons ; mais moi c’est différent... le titre de CONSEILLER ou de BARON... fait bien pour les clients... cela les fait payer double, et rien que ce mot de... de Salsbach mis au bas d’une consultation... savez-vous ce que cela fera ?

MADAME BARNECK.

Cela allongera vos plaidoyers, et voilà tout.

SALSBACH.

Allons ; nous voilà déjà en querelle.

MADAME BARNECK.

Certainement, je ne trouve rien de plus ridicule que les gens qui achètent la noblesse.

SALSBACH.

Ne disputons pas là-dessus... surtout un jour d’arrivée... et daignez plutôt me présenter... à votre aimable nièce... à votre fille d’adoption... la petite Louise, qui, depuis trois ans, doit être bien embellie.

MADAME BARNECK.

Grâce au ciel !

SALSBACH.

Je me rappelle les soins que vous preniez de son éducation ; vous ne la quittiez pas d’un instant... et vu que c’est votre seule parente, celle-là peut se vanter d’avoir un jour une belle fortune.

Air : On dit que je suis sans malice.

Que son sort est digne d’envie !
Être à la fois riche et jolie,
C’est trop pour un seul prétendant,
De nos jours on n’en veut pas tant.
L’un la prendrait pour sa richesse,
Un autre pour sa gentillesse ;
Ce qu’elle a pour faire un heureux
Suffirait pour en faire deux.

Aussi quand elle se mariera...

MADAME BARNECK, lui prenant la main d’un ton solennel.

Elle se marie aujourd’hui, mon cher monsieur Salsbach.

SALSBACH.

Qu’est-ce que vous m’apprenez-là ?

MADAME BARNECK, de même.

Dans une heure.

SALSBACH.

Et vous ne me le disiez pas !... et j’arrive exprès pour cela !... J’espère, par exemple, que vous avez jeté les yeux sur ce qu’il y a de mieux... que son époux est jeune... aimable... et bien fait.

MADAME BARNECK.

Je ne sais... on le dit.

SALSBACH.

Comment, vous qui aimez tant votre nièce... qui deviez être si difficile sur le choix de son mari... vous ne le connaissez pas !

MADAME BARNECK.

Je l’ai vu une fois ; mais j’aurais peine à me le rappeler.

SALSBACH.

Cependant quand il venait faire sa cour à votre nièce.

MADAME BARNECK, s’animant.

Lui, venir ici !... lui, mettre les pieds chez moi !... si cela lui était arrivé... s’il avait osé !...

SALSBACH.

Eh ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela veut dire ?

MADAME BARNECK.

Ah ! mon cher monsieur Salsbach, pourquoi étiez-vous absent ? c’est dans une pareille affaire que vos conseils et votre expérience m’auraient été bien utiles.

SALSBACH.

Parlez, de grâce.

MADAME BARNECK.

Chut... un de nos gens... pas un mot devant lui.

 

 

Scène II

 

MADAME BARNECK, SALSBACH, FRITZ

 

FRITZ.

Pardon, madame, si j’entre comme cela.

SALSBACH.

Eh ! c’est Fritz, votre garde-chasse.

FRITZ.

Salut, monsieur Salsbach... vous vous portez bien tout de même ?

SALSBACH.

Ah ! tu me reconnais.

FRITZ.

Parbleu... c’est vous qui avez fait mon mariage... et mieux que cela ; c’est vous qui avez fait mon divorce... Ce sont des choses qui ne s’oublient pas... Ce bon monsieur Salsbach...

SALSBACH.

Tu me parais engraissé.

FRITZ.

Dame ! le calme et la tranquillité... c’est-à-dire, pour le moment, je viens d’avoir une révolution... vu que le futur pour qui j’avais une commission de madame, m’a reçu sa cravache à la main.

SALSBACH.

Hein...

MADAME BARNECK.

Est-ce qu’il t’a frappé ?

FRITZ.

Je ne crois pas ; mais c’en était bien près... Il gesticulait... en marchant dans sa cour de Malzen.

SALSBACH.

De Malzen ! comment, ce serait ce jeune baron de Malzen, dont le père, ancien ministre du prince, se croit le premier gentilhomme de l’Allemagne ?

MADAME BARNECK.

Lui-même.

FRITZ.

J’allais donc le prévenir, de la part de madame, que la cérémonie était pour quatre heures, et qu’il eût à se trouver ici, au château d’Ober-Farhen, pour y recevoir la bénédiction nuptiale, comme le jugement l’y condamne.

SALSBACH.

Le jugement !

FRITZ.

Ah ! dame... il avait l’air vexé.

MADAME BARNECK.

Vraiment !

FRITZ.

Ça faisait plaisir à voir... il se mordait les lèvres en disant : « Je le sais... j’ai reçu l’assignation... mais ta maîtresse est bien pressée... – Oh ! que je lui ai dit d’un petit air en-dessous, elle ne s’en soucie pas plus que votre seigneurie ; mais quand il y a jugement, faut obéir à la loi. »

MADAME BARNECK.

Très bien.

SALSBACH.

Si j’y comprends un mot !...

FRITZ.

Ça l’a piqué... il s’est avancé, je crois, pour me payer ma commission... et comme madame m’avait défendu de rien recevoir, j’y ai tourné le dos... au galop.

MADAME BARNECK.

Et tu as bien fait... va, mon garçon, je suis contente... Va voir si tout est disposé dans la chapelle ; et fais dresser la table pour le souper.

FRITZ.

Oui, madame... et je souperai aussi.

Fritz sort par le fond, Salsbach le reconduit, et en descendant le théâtre il se trouve à la droite de madame Barneck.

 

 

Scène III

 

SALSBACH, MADAME BARNECK

 

SALSBACH.

L’ai-je bien entendu !... un mariage par arrêt de la cour.

MADAME BARNECK.

Eh bien oui... c’est la vérité... vous savez que, quand je plaide une fois, j’y mets du caractère, et j’aurais dépensé un million en assignations, plutôt que de ne pas obtenir la réparation qu’il devait à notre famille...

SALSBACH.

J’entends... Ces jeunes nobles se croient tout permis... et le baron de Malzen aura tenté de séduire Louise.

MADAME BARNECK.

La séduire...

Air : Un jeune page aimait Adèle.

Que dites-vous ? dans mon expérience
N’a-t-elle pas un modèle, un soutien ?
Oui, de son cœur où règne l’innocence,
Je vous réponds, monsieur, comme du mien.
Aussi, malgré tout l’amour qu’elle inspire,
Le plus hardi n’eût osé s’avancer ;
Car, pour tenter de la séduire,
C’était par moi qu’il fallait commencer.

La pauvre enfant, grâce au ciel, n’a rien à se reprocher... et elle me disait hier encore, en caressant le petit Alfred son fils...

SALSBACH.

Ô ciel ! vous seriez grand’tante !

MADAME BARNECK.

D’un enfant beau comme le jour.

SALSBACH.

Miséricorde ! voilà du nouveau.

MADAME BARNECK.

Un enfant dont je raffole... je ne peux pas vivre sans lui... c’est moi, monsieur, qui suis sa marraine.

SALSBACH.

J’y suis... vous êtes si bonne, si indulgente... vous avez pardonné à votre nièce.

MADAME BARNECK.

Lui pardonner ! eh quoi donc, est-ce sa faute si le baptême est venu avant les fiançailles ? est-ce sa faute, si un rapt, un enlèvement ?... ne parlons pas de cela ; car je me mettrais en colère : et depuis trois ans, je ne fais pas autre chose. Je serais morte de chagrin, sans le désir d’obtenir justice, et de désoler ces grands seigneurs, ces barons que je ne puis souffrir... Il n’y avait que cela qui me soutenait... Je me suis d’abord adressée à l’ancien ministre, au vieux Malzen.

SALSBACH.

C’était bien... c’était la marche à suivre.

MADAME BARNECK.

Croiriez-vous qu’il a eu l’audace de me répondre, en l’absence de son fils qui voyageait alors en Italie, que si réellement le jeune homme s’était oublié avec une petite bourgeoise, il ne se refuserait pas à payer des dommages, et la pension d’usage ?

SALSBACH, avec colère.

Une pension !... des dommages-intérêts, pour réparer...

MADAME BARNECK, vivement.

Oui, monsieur, ce qui est irréparable... Je répondis que les Barneck, enrichis par le travail et le commerce, valaient un peu mieux que les Malzen, barons ruinés par l’orgueil et la paresse.

SALSBACH.

À la bonne heure.

MADAME BARNECK.

Que c’était moi, qui croirais me mésallier en faisant un pareil mariage ; mais que je voulais qu’il eût lieu pour rendre l’honneur à ma nièce, un rang à son fils... car je veux que mon filleul soit baron... Ce cher enfant, il le sera.

SALSBACH.

Vous qui ne les aimez pas ?

MADAME BARNECK.

Ah ! dans ma famille... c’est différent.

SALSBACH.

Et monsieur de Malzen...

MADAME BARNECK.

Se permit de m’envoyer promener.

SALSBACH.

L’insolent !

MADAME BARNECK.

Moi, je menaçai d’un procès.

SALSBACH.

Il fallait commencer par là... Un procès !... et je n’y étais pas !... Comme je l’aurais mené !... j’y aurais mangé sa fortune et la vôtre.

MADAME BARNECK, lui prenant la main.

Ah ! mon ami !

SALSBACH.

Voilà comme je suis !... C’est dans ces cas-là qu’on se retrouve.

MADAME BARNECK.

En votre absence... je fis marcher les huissiers... on plaida... et en moins d’un an, je gagnai en deux instances.

SALSBACH.

Bravo... Je n’aurais pas mieux fait.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Le bon droit enfin l’emporta.

MADAME BARNECK.

Mais, par une chance fatale,
Le vieux baron nous échappa ;
Il était mort dans l’intervalle.
J’ai toujours... je le connaissais,
Des soupçons sur sa fin précoce ;
Et je crois qu’il est mort exprès
Pour ne point paraître à la noce.

SALSBACH.

Mais son fils !...

MADAME BARNECK.

Son fils, revenu depuis peu de ses voyages, doit se présenter aujourd’hui pour exécuter la sentence.

SALSBACH.

Il paraît que ce n’est pas de trop bonne grâce.

MADAME BARNECK.

Oh ! vous n’avez pas d’idée de tout ce qu’il a fait pour nous échapper... jusqu’à nous menacer de se brûler la cervelle.

SALSBACH.

Vraiment !

MADAME BARNECK.

Toutes les chicanes possibles ! mais il n’y a pas moyen pour lui de se soustraire ni à l’arrêt... ni à la noce... car, grâce au ciel, il y est contraint, et par corps.

SALSBACH.

C’est bien.

MADAME BARNECK.

Je n’ai pas besoin de vous dire que le procès a été jugé à huis clos, et que, dans l’intérêt même de ma nièce, je n’ai pas laissé ébruiter l’affaire... Une seule chose me contrarie... c’est l’indifférence de Louise. Elle ne sent pas comme nous le plaisir de la vengeance... Vous ne croiriez pas que ce matin elle ne voulait pas entendre parler de ce mariage... et voyez où nous en serions si le refus venait d’elle... Heureusement que vous voici... et je compte sur vous pour la décider à être baronne.

SALSBACH.

Soyez tranquille.

MADAME BARNECK.

Mais j’entends déjà les voitures... Sans doute nos jeunes gens... Bravo ! courons à ma toilette.

SALSBACH.

Comment, du monde ?

MADAME BARNECK.

Eh oui... Vous ne savez pas... monsieur de Malzen avait demandé, pour se sauver une humiliation, que le mariage se fît sans bruit, sans témoins.

Air de ma Tante Aurore.

Mais je ne lui fais pas de grâce :
Il craint l’éclat... et sans façons,
Moi, j’ai fait inviter en masse
Tous les nobles des environs.
Quel dépit, quand on va lui faire
Des compliments à l’étourdir !
Et puis au bal quelle colère !
Avec lui je prétends l’ouvrir...

SALSBACH.

Vous danserez ?

MADAME BARNECK.

Ah ! quel plaisir !
À quinze ans je crois revenir...
La vengeance fait rajeunir
Ah ! quel plaisir !

Elle rentre dans son appartement.

SALSBACH.

Elle en perdra la tête, c’est sûr... Quant à sa nièce, je vais...

 

 

Scène IV

 

SALSBACH, SIDLER, PLUSIEURS JEUNES GENS en toilette

 

CHŒUR.

Air : Au lever de la mariée.

Dès qu’un ami nous appelle,
Nous accourons à sa voix ;
Prêts à célébrer la belle
Qui l’enchaîne sous ses lois.
C’est à l’amitié fidèle,
De célébrer à la fois
L’amour, l’hymen et ses lois.

SALSBACH.

Ma chère cliente avait raison... ce sont tous les gentils hommes des environs.

SIDLER.

Monsieur, nous avons l’honneur...

Bas aux autres.

Figure respectable... air gauche... S’il y a un père, c’est lui...

Haut.

Nous nous rendons à l’aimable invitation de notre ami Malzen... qui, à ce qu’il paraît, n’est pas encore arrivé.

SALSBACH, froidement.

Non, messieurs... Vous êtes plus pressés que lui.

SIDLER.

Il est vrai que nous sommes venus si vite ; et il fait une chaleur.

Bas aux jeunes gens.

Il me semble qu’il pourrait nous offrir des rafraîchissements... ou du moins un siège.

Haut à Salsbach.

Monsieur est un parent de la mariée ?

SALSBACH, froidement.

Non, monsieur... un ami.

SIDLER.

Chargé peut-être de nous faire les honneurs ?

SALSBACH.

Je ne suis chargé de rien.

SIDLER.

Je m’en doutais... Il est impossible alors de remplir avec plus d’exactitude et de fidélité les fonctions que vous vous êtes réservées.

SALSBACH.

Air des Amazones.

Le fat !... j’étouffe de colère...

SIDLER, en riant, à ses amis.

Que dites-vous du compliment ?

SALSBACH.

Mais attendons... j’aurai bientôt, j’espère,
Comme eux, droit d’être impertinent ;
Depuis longtemps ils l’ont par leur naissance ;
Mais qu’un jour je l’aie obtenu...
Plus qu’eux encor j’aurai de l’insolence,
Pour réparer du moins le temps perdu.

Salsbach passe à la gauche, Sidler et les jeunes gens à droite.

SIDLER, qui pendant ce temps s’est rapproché de la porte du fond.

Mes amis, mes amis, j’aperçois le marié... il entre dans la cour.

TOUS.

Est-il bien beau ?

SIDLER.

Non, vraiment... en bottes... en éperons... costume de cheval... singulier habit de noce !... Mais il paraît qu’ici

Regardant Salsbach en riant.

tout est original.

SALSBACH, à part.

Encore, morbleu !... Allons trouver Louise, et faire prévenir la tante de l’arrivée de son estimable neveu.

Il entre dans l’appartement de madame Barneck.

SIDLER.

Allons, messieurs... le compliment d’usage au marié.

 

 

Scène V

 

SALSBACH, SIDLER, LES JEUNES GENS, MALZEN, entrant

 

Sidler et les autres entourent Malzen.

Reprise du CHŒUR.

Dès qu’un ami nous appelle,
Nous accourons à sa voix,
Prêts à célébrer la belle
Qui l’enchaîne sous ses lois.
C’est à l’amitié fidèle
À célébrer à la fois
L’amour, l’hymen et ses lois.

MALZEN.

Que vois-je ! comment, vous êtes ici !... qui vous y amène ?

SIDLER.

Et lui aussi !... c’est aimable... Il paraît que c’est le jour aux réceptions gracieuses... Ingrat ! nous venons assister à ton bonheur.

MALZEN, à part.

Que le diable les emporte !

Haut.

Je suis bien reconnaissant ; mais, de grâce, qui a daigné vous prévenir ?

SIDLER, lui présentant une lettre.

Toi-même... vois plutôt... la circulaire de rigueur.

MALZEN, prenant la lettre.

Hein !... plaît-il !...

La parcourant des yeux.

 « Le baron  de Malzen vous prie de lui faire l’honneur... et cætera. »

Allons, encore un tour de cette vieille folle... Décidément... c’est une guerre à mort.

SIDLER.

Est-ce que ce n’est pas toi qui nous as invités ?

MALZEN.

Je m’en serais bien gardé... non pas que je ne sois charmé... mais dans la position où je me trouve...

SIDLER.

Je me doutais bien qu’il y avait quelque chose... tu m’es pas très bien avec la famille ?

MALZEN.

On ne peut pas plus mal.

SIDLER.

Je comprends... la jeune personne... une passion...

MALZEN.

Du tout... elle ne peut pas me souffrir.

SIDLER.

Bah !... alors c’est donc toi...

MALZEN.

Je la déteste.

SIDLER.

J’y suis... c’est tout-à-fait un mariage de convenance.

MALZEN.

Il n’y en a aucune.

SIDLER.

Et tu l’épouses ?

MALZEN.

Peut-être.

SIDLER.

Ah ! çà... mais à moins d’y être condamné...

MALZEN.

Précisément, je le suis.

TOUS.

Que dis-tu ?

SIDLER.

Oh ! pour le coup, je m’y perds... explique-toi.

MALZEN.

C’est bien l’aventure la plus maussade et la plus comique en même temps... car si elle était arrivée à l’un de vous, j’en rirais de bon cœur... parce qu’au fond le malheur ne me rend pas injuste... Au fait, le commencement était assez agréable... une jeune fille, jolie et fraîche comme les amours... seize ans au plus.., simple comme au village... du moins je le croyais ; car maintenant je suis sûr que j’avais affaire à la coquette la plus adroite !... C’était dans un bal !... Eh ! mais, Sidler, tu y étais aussi ; il y a trois ans ?

SIDLER.

Chez le grand bailli !... parbleu, je m’en souviens... je faillis étouffer quand le feu prit à la salle... tout le monde courait...

MALZEN.

C’est cela... Tremblant pour les jours de ma jolie danseuse, je l’enlevai dans mes bras, et la portai au bout du jardin, dans un pavillon isolé, où, vu la distance, il était impossible que le feu arrivât... mais je n’avais pas prévu un autre danger... la petite s’était évanouie pendant le trajet... j’étais fort embarrassé pour avoir du secours ; je n’osais la quitter...

Souriant.

Et puis, entre nous, j’ai le malheur de ne pas croire aux évanouissements !... Bref, je ne sais, mais je n’appelai personne : et... enfin, c’est trois mois après, lorsque j’étais au fond de l’Italie, que j’apprends qu’on me suscite le procès le plus ridicule.

SIDLER.

C’est drôle, cette histoire-là... tu aurais dû nous l’écrire.

MALZEN.

Oui ; autant la mettre dans la gazette... et puis cela a été si vite... Se trouver tout de suite époux et père... par arrêt de la cour... et avec dépens.

Air de l’Artiste.

D’un fils on me menace,
J’ignorais qu’il fût né ;
Et père contumace,
Me voilà condamné.
J’arrive par prudence,
Et sans retard aucun,
De peur que mon absence
Ne m’en coûte encore un.

SIDLER.

C’est donc une famille qui a du crédit... une famille noble ?

MALZEN.

Eh non... de la bonne bourgeoisie... et voilà tout.

SIDLER.

Il fallait en appeler.

MALZEN.

Nous n’y avons pas manqué ; et nous avons encore perdu.

SIDLER.

C’est une horreur... mais cela ne me surprend pas... la justice à présent est si bourgeoise... elle est pour tout le monde. Mais elle a beau faire, nous sommes au-dessus d’elle... et à ta place...

MALZEN.

Qu’est-ce que tu ferais ?

SIDLER.

Je m’en irais... je me moquerais de l’arrêt.

Les jeunes gens remontent la scène, Malzen et Sidler seuls se trouvent sur le devant.

MALZEN.

Et si je ne l’exécute pas, je suis privé de mon grade, déshonoré... je ne puis plus servi... ma carrière est perdue.

SIDLER.

Il fallait alors t’adresser au prince, dont ton père a été ministre... il t’aime, et si tu lui présentais requête...

MALZEN.

C’est ce que j’ai fait inutilement. Hier encore je lui en ai adressé une nouvelle. La réponse n’arrive pas... l’heure s’avance... et pour la mémoire de mon père... pour ma propre dignité, il ne me reste plus qu’un moyen... que j’aurais dû peut-être tenter plus tôt... Chut !

Regardant par la porte à gauche.

Quelqu’un paraît au bout de cette galerie.

SIDLER.

Est-ce la mariée ?

MALZEN.

Eh ! non... c’est la tante.

SIDLER.

Dieu ! quelle toilette !

MALZEN.

Et quel port majestueux... un vrai portrait de famille !... Décidément il n’est pas permis d’avoir une tante comme ça... Laissez-moi... j’ai à lui parler.

SIDLER.

Veux-tu que nous restions là pour te soutenir ?

MALZEN.

Du tout.

SIDLER.

Mais tu ne seras pas en force.

MALZEN.

Air du Siège de Corinthe.

Laissez-moi seul avec ma tante.

SIDLER.

Vous laisser ainsi tous les deux !
Avec femme si séduisante,
Le tête-à-tête est dangereux.
Si dans tes bras en pamoison soudaine
Comme sa nièce elle allait se trouver !
Crains sa faiblesse.

MALZEN.

Ah ! crains plutôt la mienne.
Je ne pourrais à coup sûr l’enlever.

Ensemble.

Oui, morbleu, je brave la tante,
Laissez-nous ici tous les deux ;
L’entretien qui vous épouvante
N’a rien pour moi de dangereux.

SIDLER et LE CHŒUR.

Allons, puisqu’il brave la tante,
Laissons-les ici tous les deux ;
Mais pour lui cela m’épouvante,
Le tête-à-tête est dangereux.

Sidler et les jeunes gens entrent dans l’appartement à droite.

 

 

Scène VI

 

MALZEN, MADAME BARNECK, en grande parure

 

MADAME BARNECK.

Monsieur, on me prévient à l’instant...

MALZEN.

Madame, vous voyez un ennemi que le sort des armes n’a pas favorisé, et qui se rend à l’invitation que vous avez eu la bonté de lui faire signifier.

MADAME BARNECK.

C’est un peu tard, monsieur le baron ; mais quand on y met autant de grâce et de bonne volonté... 

À part.

Il étouffe... Oh ! que cela fait de bien !

MALZEN.

J’aurais pourtant quelques reproches à vous faire.

Air du premier Prix.

Pourquoi ces gens, cet étalage ?
Nous étions convenus...

MADAME BARNECK.

Pardon,
Vous savez qu’en un mariage...

MALZEN.

Ah ! ne lui donnez pas ce nom.
C’est un combat, c’est une guerre.

MADAME BARNECK.

Rendez alors grâce à mes soins ;
Car dans un combat, d’ordinaire,
Vous savez qu’il faut des témoins.

Tout est prêt, monsieur ; et si vous voulez me suivre...

MALZEN.

Permettez, madame... je désirerais avant tout un moment d’entretien.

MADAME BARNECK.

Comme ce n’est pas moi qui suis la fiancée, je vais faire appeler ma nièce.

Appuyant.

Madame la baronne de Malzen.

MALZEN.

La baronne !

Froidement.

Non, madame, la présence de mademoiselle votre nièce est inutile... c’est avec vous seule que je veux causer un instant... si vous consentez à m’entendre.

MADAME BARNECK.

Oui, monsieur, avec calme, et sans vous interrompre : dût-il m’en coûter, je vous le promets.

Ils s’asseyent.

MALZEN, après un court silence.

Ce qui s’est passé, madame, a pu vous donner de moi une opinion assez défavorable ; mais j’ose croire que, lorsque vous me connaîtrez, vous me jugerez mieux... J’ai eu des torts, j’en conviens : et je ne les ai que trop expiés... C’est votre obstination qui a causé la mort de mon père.

MADAME BARNECK.

Quoi, monsieur ?...

MALZEN.

Oui, madame, voilà ce que je ne pardonnerai jamais... Jugez alors si je puis entrer dans votre famille... et si ce mariage n’est pas impossible.

MADAME BARNECK.

Impossible, monsieur ! si c’est pour cela...

MALZEN.

Ah ! madame, vous m’avez promis de ne pas m’interrompre... oui... un mariage impossible ; car il ferait mon malheur, celui de votre nièce ; et vous ne voudriez pas la punir aussi, en la forçant à épouser quelqu’un qu’elle n’aime point, et qui n’aura jamais d’amour pour elle.

MADAME BARNECK.

S’il y avait eu d’autres moyens... 

MALZEN.

Il en est un, madame... je vous dois un aveu, et je le ferai, quelque pénible qu’il puisse être pour moi... Vous me croyez riche, vous vous trompez ; je ne le suis pas. Mon père ne m’a rien laissé que son nom et ses titres... Tout ce que je puis donc faire pour réparer mes torts, c’est de reconnaître mon fils, de lui donner ce nom, ces titres... désormais mon seul bien... Et pour que vous soyez sûre que personne au monde ne pourra les lui disputer... je promets dès aujourd’hui de ne jamais me marier... de renoncer à toute alliance, et je suis prêt à en donner toutes les garanties que vous désirerez.

Air du Baiser au porteur.

Ma parole n’est pas trompeuse,
Je vous le jure, sur l’honneur !
Que votre nièce soit heureuse,
Pour moi, je renonce au bonheur.
Ainsi, madame, et sans vaine chicane,
Mon crime peut être effacé,
Et l’avenir auquel je me condamne
Expira les torts du passé.

Voilà, madame, la satisfaction que je vous offre

MADAME BARNECK, se levant.

Et moi, monsieur, je la refuse.

MALZEN, se levant.

Madame...

MADAME BARNECK.

Mais, monsieur, la famille Barneck est riche, très riche... Ce n’est ni la fortune, ni le titre d’un baron qui peut la satisfaire dans son honneur... il lui faut mieux que cela.

MALZEN.

Oui... le baron lui-même.

MADAME BARNECK.

Un bon mariage bien public, bien solennel.

MALZEN.

Un mariage... toujours ce maudit mariage.

MADAME BARNECK.

Et il se fera aujourd’hui... dans une heure.

MALZEN.

Mais je vous répète que je n’aime point votre nièce.

MADAME BARNECK.

Quand on se marie à l’amiable, cela peut être nécessaire... mais dans les mariages par arrêt de la cour... on peut s’en passer.

MALZEN.

Eh bien, madame... apprenez donc la vérité... je l’abhorre... je la déteste.

MADAME BARNECK.

Nous en avons autant à vous offrir... mais quand la loi est là, il faut bien s’y soumettre.

MALZEN.

C’est ce que nous verrons.

MADAME BARNECK.

L’arrêt vous condamne à épouser... et vous épouserez.

MALZEN, hors de lui.

Plutôt vous épouser vous-même.

MADAME BARNECK.

Eh mais, s’il y avait jugement, il le faudrait bien.

MALZEN.

Je ne sais où j’en suis... et je serais capable de tout... Eh bien, madame, puisque votre absurde tyrannie m’y contraint, il faudra bien devenir votre neveu ; mais je vous préviens qu’aujourd’hui même, aussitôt le mariage célébré... je forme ma demande en séparation.

MADAME BARNECK.

La nôtre est déjà prête... La loi permet en pareil cas de se séparer au bout de vingt-quatre heures ; et nous comptons bien profiter du bénéfice de la loi.

MALZEN.

Moi aussi.

Air : Non, non, vous ne partirez pas.

Ah ! j’y consens, je suis tout prêt.

MADAME BARNECK.

C’est combler mon plus cher souhait.

MALZEN.

D’avance mon cœur s’y soumet.

MADAME BARNECK.

C’est un bonheur.

MALZEN.

C’est un bienfait.

MADAME BARNECK, vivement.

Alors, plus de querelle.

MALZEN, de même.

Car enfin, grâce au sort,
La rencontre est nouvelle ;
Nous voilà donc d’accord.

TOUS DEUX, avec ironie.

Toujours d’accord, toujours d’accord. 

À part, avec colère.

Quel caractère... ah ! c’est trop fort.
Je lui jure une guerre à mort.

Ensemble.

SIDLER et LES AMIS, arrivant.

Qu’avez-vous ? quel est ce transport ?
Et pourquoi donc crier si fort ?
La méthode est vraiment nouvelle,
Mais pourquoi crier si fort,
Si vous êtes d’accord ?

MADAME BARNECK et MALZEN, criant.

De grâce, calmez ce transport,
Grâce au ciel, nous voilà d’accord.

À part.

Ah ! de cette injure nouvelle,
Je veux me venger encor ;
Tous deux être d’accord,
Non, non... c’est une guerre à mort.

 

 

Scène VII

 

MALZEN, MADAME BARNECK, SIDLER et SES COMPAGNONS

 

SIDIER.

À merveille, voici que vous vous entendez.

MALZEN.

Joliment.

SIDLER.

Est-ce qu’elle tient toujours à ses idées matrimoniales !

MALZEN.

Plus que jamais.

SIDLER.

Allons, mon cher, il faut se résigner... Je sors du salon, où la mariée vient d’arriver... vrai, elle n’est pas mal... et, si tu n’y étais pas obligé, je t’en ferais mon compliment.

MALZEN.

Je n’y tiens pas.

SIDLER.

Mais, console-toi... nous sommés là... nous ne sommes pas tes amis pour rien.

MALZEN.

Vous en êtes bien les maîtres... Le ciel m’est témoin que je ne vous empêche pas de m’enlever ma femme.

MADAME BARNECK.

Quelle indignité !

MALZEN.

Mais je ne vous le conseille pas ; car madame vous ferait un procès en dommages et intérêts.

SIDLER, riant.

Pas possible.

MALZEN.

Et comme aujourd’hui même nous sommes séparés, elle peut vous faire condamner dès demain à épouser en secondes noces.

MADAME BARNECK, prête à s’emporter.

Monsieur...

Se retenant.

Mais, vous avez beau faire... vous ne me mettrez pas en colère... Je suis trop heureuse, car vous nous épouserez... oui, vous nous épouserez.

SILDER.

Voilà bien la femme la plus entêtée...

MALZEN, à part.

Dieu, si ce n’était pas ma tante... si c’était seulement mon oncle... comme je l’aurais déjà fait sauter par la fenêtre... Qui vient là ?

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, FRITZ

 

FRITZ.

Madame, c’est un courrier à la livrée du prince... qui arrive en toute hâte de la part du grand duc.

MALZEN, à Sidler.

Quel espoir !

MADAME BARNECK, étonnée.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

FRITZ.

Il apporte deux lettres de son altesse... l’une est pour monsieur Salsbach, qui doit être ici.

MADAME BARNECK.

C’est bien... Je me doute de ce que c’est... je la lui remettrai.

FRITZ.

L’autre est adressée à monsieur le baron de Malzen.

MALZEN.

Donne vite... Eh bien, est-ce que tu n’oses avancer ?

FRITZ.

C’est que je vous vois la même cravache que ce matin.

MALZEN, prenant vivement la lettre.

Eh ! donne donc... Dieu soit loué, c’est la lettre que j’attendais ; et je triomphe enfin.

MADAME BARNECK.

Que dit-il ?

MALZEN, vivement et avec joie.

Oui, madame, j’avais écrit au prince, et lui rappelant les services de mon père et les miens, je l’avais supplié de refuser son consentement à ce mariage.

MADAME BARNECK.

Vous auriez osé...

MALZEN.

Vous m’aviez fait condamner... je me suis pourvu en grâce.

MADAME BARNECK.

Si un souverain osait commettre une pareille injustice...

MALZEN, qui tout en parlant a décacheté la lettre, vient de jeter les yeux dessus... et fait un mouvement de douleur.

Ô ciel !

TOUS.

Qu’est-ce donc ?

MALZEN, lisant d’une voix émue.

« Mon cher Malzen,
« Il y a un pouvoir au-dessus du mien ; c’est celui des lois... elles ont prononcé... je dois me taire, et donner le premier à mes sujets l’exemple du respect qu’on doit à la justice.

« Votre affectionné maître. »

Froissant la lettre avec dépit.

Quelle indignité !

SIDLER.

Quel absolutisme !

MADAME BARNECK.

Ah ! le bon prince !... le grand prince ! le magnanime souverain ! Dès demain, j’irai me jeter à ses pieds... mais aujourd’hui, nous devons avant tout songer au mariage ; car l’heure est près de sonner.

À Malzen.

Rassurez-vous, monsieur le baron, on vous laissera un instant pour votre toilette... car je conçois que ce costume...

MALZEN.

Ce costume, madame, je le trouve fort bon, et je n’en changerai rien... absolument rien.

MADAME BARNECK.

À la bonne heure...

À part.

Encore un affront qu’il veut nous faire... mais c’est égal, on enrage en frac aussi bien qu’en grand uniforme... et voilà ma vengeance qui arrive... voilà la mariée.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, GENS DE LA NOCE, SALSBACH, donnant la main à LOUISE, qui est habillée en mariée

 

Toute la noce sort de l’appartement de madame Barneck.

CHŒUR.

Air : Enfin il revoit ce séjour (de Malvina).

Enfin, voici l’heureux moment
Qui tous deux les engage ;
Pour son mari quel sort charmant,
Qu’il doit être content !

SALSBACH, bas à Louise.

Eh ! mais pourquoi donc cet effroi ?
Un peu plus de courage.

MADAME BARNECK, à Louise.

Allons, mon enfant, calme-toi,
N’es-tu pas près de moi ?

CHŒUR.

Enfin, voici l’heureux moment, etc.

SALSBACH, bas à madame Barneck.

Ce n’est pas sans peine que je l’ai décidée... mais enfin, grâce à mon éloquence...

MADAME BARNECK.

C’est bien.

À Louise.

Ne t’avise pas de pleurer ; tu le rendrais trop heureux.

SIDLER, de l’autre côté du théâtre, bas à Malzen.

Quand je te disais qu’elle n’était pas mal, surtout ainsi... les yeux baissés...

MALZEN, la regardant avec dépit.

Laisse-moi donc tranquille !... un petit air hypocrite.

MADAME BARNECK.

Partons...l’on nous attend dans la chapelle.

Bas à Salsbach.

Ayez soin, aussitôt après le mariage, de dresser l’acte de la séparation... c’est vous que j’en charge.

SALSBACH.

Soyez tranquille.

MADAME BARNECK.

Et puis j’oubliais... une lettre qui vient d’arriver pour vous, de la part du grand duc.

SALSBACH.

Il serait possible !... une place de conseiller... mes lettres de noblesse.

TOUS.

Partons... partons.

SIDLER, à Salsbach.

Monsieur l’ami de la famille... ne vient pas ?...

SALSBACH, tenant sa lettre.

Non, je reste.

MALZEN.

Je conçois... quand on n’y est pas condamné...

MADAME BARNECK.

Allons, madame la baronne.

CHŒUR.

Enfin, voici l’heureux moment, etc.

Malzen engage Sidler à donner la main à Louise. Dépit de madame Barneck en voyant sa nièce conduite par Sidler ; Malzen offre la main à madame Barneck. Ils sortent tous par le fond.

 

 

Scène X

 

SALSBACH, seul

 

Il me tardait qu’ils s’éloignassent ; car, devant tout ce monde je n’aurais pas pu être heureux à mon aise... Le cœur me bat en pensant que j’ai là dans ma main... mes lettres de noblesse... Qui seraient bien étonnés, s’ils le savaient ? ce sont ces jeunes freluquets de ce matin... ce baron de Malzen... et surtout mon père, le maître d’école, s’il revenait au monde... Le cachet est rompu... c’est sans doute de la chancellerie... Non, de la main même du prince... Des lettres closes... quel honneur !... Lisons...
 « Monsieur,
« Le baron de Malzen a imploré ma protection contre la famille Barneck, dont vous êtes l’ami et le conseil. J’ai dû respecter la justice en refusant mon intervention... je vois d’ailleurs avec plaisir, dans mes états, les alliances des familles riches et des familles nobles... J’entends donc que ce mariage, devenu nécessaire, ait lieu aujourd’hui même. »

S’interrompant.

C’est aussi notre intention, et son altesse sera satisfaite, car, dans ce moment, sans doute, bon gré, malgré, les époux sont bénis.

Continuant.

« Mais je sais que, dans ce cas-là, la loi autorise quelquefois une séparation à laquelle Malzen est décidé à avoir recours. »

S’interrompant.

Il n’est pas le seul, sa femme aussi.

Continuant.

« Il y a déjà eu trop de scandale dans cette affaire... cette séparation en serait un nouveau que je veux empêcher ; et, pour cela, je compte sur vous. » Sur moi !

Continuant.

« Je suis tellement persuadé que votre intervention et vos soins conciliateurs amèneront cet heureux résultat, que j’ai différé jusque-là de vous accorder ce que vous sollicitez. » Ah ! mon Dieu !

Continuant.

« Mais, au premier enfant qui naîtra du mariage contracté aujourd’hui... je vous promets cette grâce, que vous méritez du reste à tant de titres, etc., etc., etc. » Qu’est-ce que je viens de lire !... et de quelle mission le prince s’avise t-il de me charger ?

Air : J’en guette un petit.

Y pense-t-il ? quelle folie !
Moi qui dois l’exemple au palais :
Il veut que je les concilie,
Et que j’accommode un procès.
Cet usage n’est pas des nôtres ;
Mais il l’exige... par égard,
Arrangeons-le... quitte plus tard
À se rattraper sur les autres.

D’ailleurs mes lettres de noblesse en dépendent... Mais comment désarmer la tante...la plus obstinée des femmes ?... et rapprocher des jeunes gens qui s’abhorrent, qui se détestent ?... Un enfant !... Eh ! mais il y en a un...

Relisant la lettre.

« Qui naîtra du mariage contracté aujourd’hui. » C’est clair : celui qui a précédé ne compte pas... Eh ! mais je les entends... C’est toute la noce qui vient.

 

 

Scène XI

 

SALSBACH, MALZEN, LOUISE, MADAME BARNECK, SIDLER, FRITZ, PAYSANS, GARDES-CHASSE, GENS DE LA NOCE

 

En rentrant, Malzen donne la main à Louise ; mais aussitôt madame Barneck les sépare et se met entr’eux.

Final.

Air : Fragment du 1er final de la Fiancée.

CHŒUR.

Ils sont unis... ah ! quelle ivresse !
Quel doux moment ! quel jour heureux !
Qu’à les fêter chacun s’empresse,
Pour leur bonheur formons des vœux.

MADAME BARNECK, radieuse, et bas à Salsbach.

Je triomphe.

MALZEN, avec embarras.

À l’arrêt j’ai souscrit, madame,
Et votre nièce est donc ma femme.

SALSBACH, le regardant.

Pauvre garçon !

MALZEN.

Mais du bienfait
Dont vous avez flatté mon âme
J’ose espérer l’heureux effet.
Pour nous séparer l’acte est prêt.

MADAME BARNECK, vivement.

Moi-même aussi je le réclame.

SALSBACH, à part.

Ah ! diable !

Comme ils y vont !

Haut.

Mais un moment.

MADAME BARNECK.

On peut signer.

MALZEN.

Dès ce soir.

MADAME BARNECK.

À l’instant.

SALSBACH, passant entre Malzen et madame Barneck.

Non pas, non pas... la loi est formelle... elle ordonne, qu’avant la séparation, les époux restent au moins vingt quatre heures ensemble, et sous le même toit.

MALZEN.

C’est trop fort.

MADAME BARNECK.

Non, jamais.

SALSBACH.

Aimez-vous mieux que le mariage soit bon, et inattaquable ?

MALZEN et MADAME BARNECK.

Ce serait encore pire.

Ensemble.

MALZEN, à part.

L’aventure est cruelle...
Quoi ! j’aurais la douleur
D’habiter près de celle
Qui cause mon malheur ?

LE CHŒUR.

L’aventure est nouvelle.
Un autre plein d’ardeur,
Dans cette loi cruelle
Trouverait le bonheur,
Trouverait le bonheur.

MADAME BARNECK, à part.

L’aventure est cruelle...
Quoi ! j’aurais la douleur
De le voir près de celle
Dont il fit le malheur ?

SALSBACH, à part.

L’aventure est nouvelle.
J’espère, au fond du cœur,
Que cette loi formelle
Sauvera mon honneur.

MALZEN, avec effort.

Jusqu’à demain, puisqu’il nous faut attendre,
Soumettons-nous.

SALSBACH, souriant.

C’est le plus court parti.

MALZEN,

Mais la justice, en m’ordonnant ainsi,
Malgré moi, de rester ici,
À rien de plus ne peut prétendre.

MADAME BARNECK, montrant l’appartement à gauche.

Dans notre appartement, ma nièce, il faut nous rendre.

MALZEN, montrant celui qui est à droite.

Je pense que le mien est de ce côté-là ?

MADAME BARNECK, vivement.

Oui, dans l’aile du nord.

SALSBACH.

L’un ici, l’autre là...
Le moyen qu’ils puissent s’entendre ?

Ensemble.

SALSBACH, à part.

Quel doux accord ! quel bon ménage !
Comment, hélas ! les réunir ?
Ah ! c’en est fait, je perds courage,
Et comme lui, je vais dormir.

MADAME BARNECK.

Par cet affront, par cet outrage,
Il croit peut-être nous punir ;
Mais au fond du cœur il enrage,
Et cela double mon plaisir.

MALZEN, à part.

Allons, allons, prenons courage,
Mon supplice est près de finir ;
Et de cet indigne esclavage
Je saurai bientôt m’affranchir.

LE CHŒUR.

Ah ! quel affront ! ah ! quel outrage !
Nous qui comptions nous réjouir,
Nous inviter au mariage
Pour nous envoyer tous dormir.

Madame Barneck emmène Louise dans son appartement. Malzen, Sidler et les jeunes gens sortent du côté opposé. Le reste de la noce sort par le fond.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente l’appartement de Louise. Au fond une alcôve. Deux portes latérales ; celle de droite conduit à l’appartement de la tante ; celle de gauche est la porte d’entrée. Au fond deux croisées avec balcon extérieur. Auprès de la porte, à droite, et sur le devant une table de toilette. Deux flambeaux allumés.

 

 

Scène première

 

LOUISE, en négligé du matin, assise auprès de la toilette, et la tête appuyée sur sa main, SALSBACH, entr’ouvrant la porte à gauche

 

SALSBACH.

Peut-on entrer chez la mariée ?

Louise ne l’entend pas, il entre, et venant auprès d’elle, il répète encore. 

Peut-on entrer chez la mariée !

LOUISE, se levant.

Ah !... c’est vous, monsieur Salsbach ?

SALSBACH.

Pardon de me présenter ainsi... vous n’avez paru ni au déjeuner, ni au dîner ; et j’étais impatient de savoir des nouvelles de madame la baronne... car vous voilà baronne maintenant... et la chère tante a beau dire, c’est un titre assez agréable.

LOUISE.

Que l’on ne me donnera plus dès ce soir... je l’espère.

SALSBACH.

Pourquoi donc ?... c’est indélébile, impérissable... quand on a été baronne, ne fût-ce qu’un quart d’heure, il n’y a plus de raison pour que ça finisse.

LOUISE.

Peu m’importe, je n’y tiens pas... pourvu que la séparation soit prononcée aujourd’hui même.

SALSBACH, à part.

Nous y voilà...

Air d’une Heure de mariage.

À se rapprocher tous les deux
Comment pourrai-je les contraindre ?

LOUISE, l’observant.

Mais vous paraissez soucieux...
Avons-nous quelque obstacle à craindre ?

SALSBACH.

Non, non, madame,

À part.

aucun encor !

Haut.

Vous êtes, sans qu’on vous y force,
Tous deux parfaitement d’accord...
C’est ce qu’il faut pour un divorce.

Vous ne l’avez pas vu depuis hier soir ?...

LOUISE.

Non, sans doute.

SALSBACH, à part.

Ni moi non plus...

Haut.

Je viens de le rencontrer tout à l’heure... il paraît qu’il voudrait vous parler.

LOUISE, effrayée.

À moi !

SALSBACH.

Oui... il m’a chargé... de vous demander un moment d’entretien...

À part.

Il se pendrait plutôt que d’y songer.

LOUISE.

Que me dites-vous là ?... Ah ! mon Dieu ! cette idée me rend toute tremblante.

SALSBACH.

Eh bien, eh bien, pourquoi donc ? est-ce que je ne suis pas là ? certainement... je ne vous conseillerai jamais d’aimer votre mari, le ciel m’en préserve... mais cela n’empêche pas de l’écouter... si ce n’est pas pour vous... c’est peut-être pour d’autres... pour le monde, pour l’honneur de la famille.

LOUISE, avec calme et résolution.

Monsieur Salsbach, je n’ai pas votre expérience : je connais peu ce monde dont vous me parlez, et qui m’a punie autrefois de la faute d’un autre... On m’a dit que, pour le satisfaire, il fallait un mariage, une réparation ; et quoique j’eusse de la peine à comprendre qu’il fût au pouvoir de quelqu’un que je n’estime pas, de me rendre l’honneur, quand c’était lui qui s’était déshonoré... j’ai obéi, j’ai consenti à ce mariage, à condition qu’il serait rompu sur-le-champ... et maintenant, c’est moi qui crois de ma dignité, de mon honneur, de réclamer cette séparation... Ma tante m’a fait demander pour ce sujet... monsieur Salsbach, souffrez que je passe chez elle.

Elle salue et sort.

 

 

Scène II

 

SALSBACH, seul

 

Et elle aussi, qui s’avise maintenant de montrer du caractère !... Elle, autrefois si bonne, si douce, si patiente !... comme le mariage change une jeune personne !... Le mari à gauche, la femme à droite... joli début pour mes lettres de noblesse !... ces gens-là, cependant, étaient faits l’un pour l’autre... même fierté... même obstination... et je suis sûr qu’ils s’aimeraient beaucoup, s’ils ne se détestaient pas !... Voyons, voyons ; peut-être qu’en embrouillant l’affaire... Ça m’a réussi quelquefois, et... chut !... voici le mari... est-ce qu’il aurait changé d’idée ?

 

 

Scène III

 

SALSBACH, MALZEN, introduit par Fritz

 

MALZEN.

C’est vous que je cherchais, monsieur.

SALSBACH, d’un air riant.

Qu’est-ce qu’il y a, mon cher monsieur ?... quelque chose de pressé, à ce qu’il paraît ; car pour venir jusque dans la chambre de la mariée...

MALZEN.

Ah ! c’est... pardon... si je l’avais su...

SALSBACH, souriant.

Pourquoi donc ?... vous avez bien le droit d’y venir.

MALZEN.

Je n’y resterai pas longtemps, les vingt-quatre heures sont expirées, nous n’avons plus qu’à signer la séparation... Ainsi, terminons, je vous prie... j’ai fait seller mon cheval, et je veux partir avant la nuit.

SALSBACH, à part.

Quand je disais qu’il y avait sympathie...

Regardant à sa montre. Haut.

Permettez, monsieur, permettez... il s’en faut encore de trois quarts d’heure.

MALZEN, impatienté.

Ah ! monsieur !...

SALSBACH.

Non pas que nous tenions... mais il faut au moins le temps de dresser l’acte, de le rédiger.

MALZEN, montrant un papier.

C’est inutile... le voici.

SALSBACH.

Déjà !... très bien, monsieur.

Il sonne.

MALZEN.

Que faites-vous ?... vous ne lisez pas ?

SALSBACH.

Mon devoir est de le soumettre d’abord à la tante de madame la baronne...

À Fritz qui paraît.

Portez cela à votre maîtresse.

Fritz reçoit le papier, et entre chez madame Barneck.

Et maintenant que tout est fini, jeune homme... je ne vois pas pourquoi vous refusez l’entrevue que madame de Malzen vous a fait demander.

MALZEN.

Madame de Malzen ?

SALSBACH.

Oui... avant de partir, votre femme veut vous parler... on vous l’a dit ?

MALZEN.

Du tout.

SALSBACH.

Eh bien ! je vous l’apprends...

À part.

Qu’est-ce que je risque ?... ça ne peut pas aller plus mal.

MALZEN.

Me parler !... et de quoi ?

SALSBACH.

Mais... de vos intérêts communs.

MALZEN, vivement.

Nous n’en aurons jamais.

SALSBACH.

De votre fils... peut-être... car vous n’avez pas oublié, monsieur, que vous avez un enfant.

Avec sensibilité.

Un enfant !... savez-vous bien, jeune homme, tout ce que ce mot renferme de sacré... de touchant... quels devoirs il impose !...

MALZEN.

Je vous dispense...

SALSBACH.

Et quel bonheur il promettrait à votre vieillesse... surtout si vous en aviez plusieurs... beaucoup même... le ciel protège les familles nombreuses !

MALZEN, avec impatience.

Il suffit... j’ai pourvu au sort de mon fils... autant qu’il était en moi... ainsi cette entrevue est inutile.

SALSBACH, vivement.

Pardonnez-moi... elle est indispensable.

MALZEN.

Monsieur...

SALSBACH.

Et vous êtes trop galant homme...

MALZEN, avec colère.

Eh !... morbleu...

SALSBACH.

Justement, voici madame la baronne.

MALZEN, s’arrêtant.

Dieux !

 

 

Scène IV

 

SALSBACH, MALZEN, LOUISE

 

LOUISE, apercevant le baron.

Que vois-je !

SALSBACH, à part.

C’est le ciel qui l’envoie.

MALZEN, à part.

Je suis pris ! c’était arrangé entre eux.

LOUISE, bas à Salsbach, d’un ton de reproche.

Ah ! monsieur Salsbach !

SALSBACH, bas.

Ce n’est pas ma faute, madame la baronne, j’ai voulu le renvoyer... mais il a tant insisté... Vous aurez plutôt fait de l’écouter.

LOUISE, de même.

Eh ! mon Dieu... et savez-vous ce qu’il me veut ?

SALSBACH, de même.

Non, madame la baronne...

À part.

Il serait bien embarrassé lui-même...

Allant à Malzen qui est de l’autre côté.

Je n’ai pas besoin, monsieur, de vous engager à la modération... au calme...

Bas à Louise.

Du courage, madame...

À Malzen.

Je vous laisse...

À part, et s’essuyant le front.

Dieux ! se donner tant de mal, et pour les enfants des autres ! Ils finiront peut-être par s’entendre.

Il se retire à pas de loup et entre chez madame Barneck.

 

 

Scène V

 

LOUISE, MALZEN

 

MALZEN, à part.

Voilà bien la plus sotte aventure !... Que peut-elle me vouloir ?

LOUISE, à part.

Qu’a-t-il à me dire ?

MALZEN, de même.

N’importe... il faut l’entendre.

LOUISE, de même.

Puisqu’on le veut... écoutons-le...

Moment de silence.

MALZEN.

Elle a bien de la peine à se décider.

LOUISE.

Comme il se consulte !

MALZEN, à part.

Allons, il faut être généreux... et venir à son secours.

Haut.

Eh bien, madame, vous avez désiré me parler ?

LOUISE, étonnée.

Comment, monsieur... il me semble que c’est vous.

MALZEN.

Moi ! je n’y pensais pas.

LOUISE, blessée.

Ah ! monsieur... ce dernier trait manquait à tous les autres.

MALZEN.

Que voulez-vous dire ?

LOUISE, se contraignant.

Rien, monsieur... j’y suis habituée... je ne vous fais aucun reproche... Tout ce que j’ai éprouvé depuis trois ans, tout ce que j’ai souffert par vous ne me donnait aucun droit à votre affection, je le sais ; mais peut-être m’en donnait-il à vos égards.

MALZEN.

Madame...

LOUISE.

Air : Pour le chercher je cours en Allemagne.

Je sais pour moi votre haine profonde,
Mais un seul point me rassurait,
J’ai toujours vu jusqu’ici dans le monde
Que de respects chacun nous entourait.
Ce n’est pas moi plus que toute autre...
Mais, des égards... je croyais entre nous,
Qu’une femme... fût-ce la vôtre,
Devait en attendre de vous.

MALZEN, embarrasse.

Je vous jure, madame, que je n’ai jamais eu l’intention de rendre notre position plus pénible... Elle l’est déjà bien assez... j’ai cru... on m’avait dit... on m’a trompé, je le vois... et si quelque chose dans mes paroles a pu vous offenser, il faut me le pardonner...

D’une voix émue.

Je suis si malheureux !

LOUISE, baissant les yeux.

Du moins, vous ne l’êtes pas par moi...

Malzen la regarde et baisse les yeux à son tour.

Si l’on m’avait écoutée. Croyez, monsieur, que ce procès n’aurait jamais eu lieu ! le bruit et l’éclat ne vont pas à une femme, même quand elle a raison !... ce qu’elle peut y gagner ne vaut pas ce qu’elle y perd !... Mais je n’étais pas la maîtresse : tout ce que j’ai pu faire, c’est que votre sort ne fût pas enchaîné pour longtemps... et grâce à moi... vous allez être libre.

MALZEN, interdit.

Madame... je dois à mon tour... me justifier sur des procédés...

LOUISE.

C’est inutile : puissiez-vous les oublier, monsieur, comme moi-même... je les oublie !

MALZEN, confondu, à part, avec dépit.

Eh bien, j’aimerais mieux la tante et ses emportements... que cet air de résignation qui vous met encore plus dans votre tort...

Haut.

Permettez-moi seulement, madame, de vous expliquer...

LOUISE, avec émotion.

Oh ! non... non, point d’explication, je vous en conjure... je vous prie seulement d’avoir pitié de moi... de vouloir bien abréger cette entrevue... et s’il est vrai, comme on me l’a assuré, que vous ayez quelque chose à me demander...

MALZEN.

Oui, oui... madame... avant de m’éloigner, me sera t-il permis de voir mon fils ?

LOUISE.

Je vais donner des ordres... vous le verrez.

MALZEN, troublé.

Un mot encore... je ne sais... comment vous exprimer... je vois que je suis plus coupable que je ne pensais... et j’ai regret maintenant d’avoir envoyé à madame votre tante, avant de vous l’avoir soumis... cet acte qui doit fixer...

LOUISE.

J’étais près d’elle, quand on l’a apporté... Je l’ai lu, monsieur.

MALZEN, vivement.

Vous l’avez lu... je vous demande pardon d’avance, pour quelques expressions !.. je l’ai fait dans un premier moment... et vous avez dû être choquée...

LOUISE.

Non... mais j’y ai trouvé des choses qui m’ont paru peu convenables, et que je me suis permis de changer.

MALZEN.

Air : Je n’ai point vu ce bosquet de lauriers.

Sans les connaître à l’instant j’y souscris :
Quoiqu’on ait fait, je l’approuve d’avance.

À part.

Car avec elle, et plus j’y réfléchis,
Je suis honteux de mon impertinence.

Haut.

Oui, j’en conviens, injuste en mes dédains,
Depuis qu’un fatal mariage
A dû réunir nos destins,
J’eus tous les torts...

LOUISE, avec douceur.

Et moi tous les chagrins,
Et je préfère mon partage.

MALZEN.

Ah ! madame, s’il dépendait de moi...

LOUISE, l’interrompant.

C’est bien, monsieur... j’aperçois votre ami, qui, sans doute, vous rapporte cet écrit.

 

 

Scène VI

 

LOUISE, MALZEN, SIDLER, entrant par la gauche

 

SIDLER, sans voir Louise.

Victoire, mon cher baron... voici l’acte bienfaisant...

MALZEN, bas, et lui serrant la main.

Veux-tu te taire !

SIDLER, voyant Louise.

Oh !... mille pardons, madame... Je veux dire... que... voici l’acte douloureux qu’on a cru nécessaire...

LOUISE.

Je vous laisse.

Elle fait un pas pour sortir.

SIDLER, l’arrêtant.

Pourquoi donc ?... puisque vous voilà réunis... nous pouvons toujours signer.

MALZEN, regardant l’acte.

Oui ; mais je dois d’abord effacer quelques mots... Que vois-je... c’est de votre main, madame ?...

LOUISE, avec embarras.

Oui, monsieur.

MALZEN, qui a commencé à lire l’acte.

Ô ciel !... quoique séparés, vous voulez que la communauté de biens continue ?

SIDLER.

Est-il possible ?

LOUISE, lui faisant signe de continuer.

Lisez, monsieur ; vous verrez que vous ne me devez aucun remerciement ; je n’ai rien fait pour vous.

MALZEN, continuant.

« Cette donation, que ma tante approuvera, j’espère, je la fais, non pour un homme que je n’aime...

Hésitant.

« ni n’estime... mais pour mon fils seul !... Je ne veux pas que celui dont il porte le nom se trouve dans une position indigne de son rang et de sa naissance... Je ne veux pas que mon fils puisse me reprocher un jour d’avoir permis que son père connût la gêne et le malheur. »

SIDLER.

Par exemple... voilà une générosité...

MALZEN.

Dites un affront... non, je n’accepte point... je n’accepterai jamais. Et quelques torts que j’aie eus, madame, je ne mérite pas cet excès d’humiliation... et je vous demande en grâce de m’écouter.

 

 

Scène VII

 

LOUISE, MALZEN, SIDLER, MADAME BARNECK, donnant la main à SALSBACH

 

MADAME BARNECK, qui a entendu les derniers mots.

Il n’est plus temps, monsieur... l’heure a sonné.

MALZEN.

Comment !

MADAME BARNECK.

Dieu merci, ma nièce est libre ; et vous pouvez vous éloigner.

MALZEN.

Pas encore, madame.

MADAME BARNECK.

Qu’est-ce à dire, monsieur ?... quand tout est convenu, arrêté ; quand la séparation est prononcée ?...

MALZEN, vivement.

Elle ne l’est pas encore, madame... votre nièce n’a pas signé.

MADAME BARNECK, prenant l’acte.

Ce sera fait dans l’instant, monsieur... Allons, Louise...

Elle lui donne la plume.

SIDLER.

Permettez...

SALSBACH.

Un moment...

MALZEN, à Louise.

Madame... je vous en conjure, au nom du ciel... ne signez pas avant de m’avoir entendu... je puis me justifier ; et...

Louise signe.

SALSBACH.

Elle a signé...

MALZEN, accablé.

Ah !...

MADAME BARNECK, présentant la plume à Malzen.

À votre tour, monsieur.

MALZEN prend la plume, garde le silence un instant, puis la jetant avec vivacité, il s’écrie.

Non, madame !

MADAME BARNECK.

Comment ?

MALZEN.

Je ne signerai pas.

SIDLER.

Qu’est-ce que tu dis donc ?

SALSBACH, à part.

Très bien.

MALZEN.

Non, je ne signerai pas un acte qui me déshonore... Il suffit de lire la clause que votre nièce a ajoutée...

MADAME BARNECK.

Je ne la connais pas, monsieur, et je l’approuve d’avance... la baronne de Malzen ne peut rien vouloir que de juste, d’honorable... ainsi, terminons ce débat... et signez sur-le-champ.

MALZEN, hors de lui.

Non, vous dis-je ; mille fois non !

MADAME BARNECK.

On vous y forcera, monsieur.

MALZEN.

C’est ce que nous verrons.

MADAME BARNECK.

Air du vaudeville de Turenne.

Les tribunaux décideront l’affaire.

MALZEN.

Vous le voulez ? Eh bien ! soit, j’y consens.

MADAME BARNECK.

Nous plaiderons...

SALSBACH.

C’est là ce qu’il faut faire.

TOUS.

Nous plaiderons !...

SALSBACH, à part.

Quel bonheur je ressens !

Haut.

Un bon procès !

À part.

En voilà pour longtemps.

SIDLER.

C’est son mari !

MADAME BARNECK.

Non pas !

SALSBACH.

La cause est neuve !
Avant qu’un arrêt solennel
Ait décidé ce qu’il est... grâce au ciel,
Elle aura le temps d’être veuve.

LOUISE, tremblante.

Ma tante, je vous en supplie...

MADAME BARNECK, en colère.

C’est qu’on n’a jamais vu un pareil caractère... il a fallu un jugement pour le marier... il en faut un pour le séparer... il en faudrait peut-être... Nous l’obtiendrons, monsieur, nous l’obtiendrons : et dès demain, je présenterai requête...

À Salsbach.

Monsieur Salsbach...

SALSBACH, passant auprès de madame Barneck.

Je suis prêt, madame... mais il y aurait peut-être moyen d’arranger à l’amiable...

MADAME BARNECK.

Du tout... je veux plaider ; et en attendant, j’espère, monsieur, que vous allez vous retirer... Il est nuit... votre cheval est sellé depuis longtemps.

MALZEN.

Il attendra... car je ne partirai pas sans avoir parlé à ma femme.

MADAME BARNECK.

À votre femme !...

SALSBACH.

Votre femme...provisoirement, c’est vrai ; mais on verra.

MALZEN.

Tant que durera le procès, vous ne pouvez pas empêcher que je ne sois son mari ; et j’ai bien le droit...

MADAME BARNECK.

Vous n’en avez aucun.

MALZEN.

Je lui parlerai.

MADAME BARNECK.

Malgré moi ?...

MALZEN.

Malgré tout le monde...

S’asseyant.

Je suis ici chez elle... chez moi... dans la chambre de ma femme... et nul pouvoir ne m’en fera sortir.

MADAME BARNECK, s’approchant de Louise, qui a l’air de se trouver mal.

Qu’as-tu donc ?... Louise...

Air : Sortez, sortez (de la Fiancée).

Ô ciel ! la pauvre enfant, la force l’abandonne.

MALZEN, courant à elle.

Malheureux que je suis !

MADAME BARNECK.

Sortez, je vous l’ordonne !
Monsieur, voulez-vous dans ces lieux
La voir expirer à vos yeux !...

Ensemble.

Sortez, ou bien j’appellerai :
Il sortira, je l’ai juré.

SALSBACH, à Malzen.

Sortez, mon cher, je vous suivrai ;
Faites les choses de bon gré.

SIDLER.

Sortons, mon cher, et de bon gré,
C’est moi qui vous consolerai.

MALZEN.

Puisqu’il le faut, j’obéirai,
Mais dans ces lieux je reviendrai.

Salsbach et Sidler emmènent Malzen.

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, MADAME BARNECK

 

MADAME BARNECK.

Je reviendrai... Qu’il en ait l’audace !...

LOUISE.

Comment, ma tante, est-ce que vous croyez ?...

MADAME BARNECK.

Pure bravade !... Mais n’importe, je vais donner des ordres pour que l’on veille toute la nuit.

LOUISE.

Ah ! ma tante... quelle scène !...

MADAME BARNECK.

Pauvre petite !... j’espère que je me suis bien montrée... C’est d’autant mieux à moi, que je ne savais pas trop de quoi il était question, ni le motif de sa résistance.

LOUISE.

Je vous l’expliquerai... mais je dois convenir que c’est d’un honnête homme...

MADAME BARNECK.

Hum !... ce n’est pas cela... et j’ai bien une autre idée.

LOUISE.

Quoi donc, ma tante ?

MADAME BARNECK.

Une idée qui m’est venue comme un coup de foudre, et qui rendrait notre vengeance complète... As tu remarqué son trouble... son agitation ?... S’il s’avisait de t’aimer réellement ?

LOUISE, troublée.

Lui !...

MADAME BARNECK.

Je donnerais tout au monde pour que ce fût vrai... quel bonheur de le désoler !

LOUISE.

Je n’y tiens pas.

MADAME BARNECK.

Et tu as tort... Dieu ! si c’était de moi qu’il fût amoureux... Adieu, mon enfant, adieu ; ne t’inquiète pas... ne te tourmente pas... je me charge du procès, de la séparation... toi, songe seulement qu’il est parti désolé, désespéré... Ah ! qu’il est doux de se venger, et quelle bonne nuit je vais passer !

Elle embrasse Louise, et rentre chez elle.

 

 

Scène IX

 

LOUISE, seule

 

En vérité, ma tante a des idées que je ne conçois pas ; et ce qu’elle disait tout à l’heure... cette émotion... c’est singulier... je l’avais remarquée aussi... mais s’il était vrai !... ce serait une raison de plus pour hâter cette séparation... Oui, mon indifférence pour lui est dans ce moment la seule vengeance qui me soit possible.

On frappe doucement à la porte à gauche.

On a frappé à ma porte... qui peut venir au milieu de la nuit ?

On frappe un peu plus fort.

Impossible de ne pas répondre.

D’une voix émue.

Qui est là ?

SALSBACH, en dehors.

Moi, madame la baronne.

LOUISE.

C’est la voix de Salsbach !... que veut-il ?

SALSBACH, à voix basse.

Si vous n’êtes pas couchée, j’ai un mot à vous dire... c’est très pressé.

LOUISE, allant ouvrir.

Ah ! mon Dieu ! il va réveiller ma tante... Mais taisez-vous donc, monsieur Salsbach... vous faites un tapage...

Elle lui ouvre.

 

 

Scène X

 

SALSBACH, LOUISE

 

SALSBACH, entrant.

Pardon... je craignais que vous ne fussiez endormie.

LOUISE.

Qu’y a-t-il donc ?

SALSBACH, regardant dans l’appartement.

Madame Barneck est rentrée dans son appartement... tant mieux !

LOUISE.

Mais pourquoi donc ces précautions ? qu’avez-vous à me dire ?

SALSBACH.

Une chose fort délicate... monsieur de Malzen...

LOUISE.

Eh bien ?

SALSBACH.

Vous saurez que je l’avais emmené et reconduit jusqu’à la grande porte, qui s’est refermée sur lui.

LOUISE.

Grâce au ciel, le voilà donc sorti !

SALSBACH.

Pas encore.

LOUISE.

Que dites-vous ?

SALSBACH.

Je viens de le retrouver dans le parc, dont probablement il avait franchi les murs, au risque de se casser le cou. Il voulait rester...j’ai répondu... il a répliqué... Je suis avocat ; mais il est amoureux... il crie encore plus fort que moi... et comme on pouvait nous entendre, j’ai transigé... Il consentait à s’éloigner, à condition que je me chargerais pour vous d’une lettre... qu’il allait écrire.

LOUISE.

J’aurais refusé.

SALSBACH.

Vous aimez donc mieux qu’il passe la nuit dans le parc... sous vos fenêtres ?... car il y est dans ce moment.

LOUISE.

Monsieur de Malzen !

SALSBACH.

Exposé aux coups des gardes-chasse, qui, la nuit, peuvent le prendre pour un malfaiteur, et tirer sur lui.

LOUISE.

Ô ciel ! il valait mieux prendre la lettre.

SALSBACH.

C’est ce que j’ai fait.

Air de Marianne.

C’était un parti des plus sages.
Je l’ai vu tracer au crayon
Ce petit mot de quatre pages
Que je vous apporte...

LOUISE, le prenant.

C’est bon !...

SALSBACH, la suivant des yeux.

On la reçoit...
C’est fort adroit ;
Par ce moyen
Mes affaires vont bien.

Louise, sans lire la lettre, la déchire et jette les morceaux à terre.

Ciel !... sans la lire,
On la déchire.
Ô sort fatal !
Mes affaires vont mal !

LOUISE.

Qu’avez-vous ? quel effroi vous presse ?

SALSBACH.

Moi... rien...

À part.

Hélas ! dans ce billet,
Il m’a semblé qu’on déchirait
Mes lettres de noblesse.

Haut.

Quoi, madame !... voilà le cas que vous en faites ?

LOUISE.

Oui, monsieur.

SALSBACH.

Mais cependant, madame...

LOUISE, sèchement.

Pas un mot de plus... Et maintenant qu’il s’éloigne à l’instant !

SALSBACH.

Je m’en vais lui dire de s’en aller... Pourvu qu’il opère sa retraite sans accident.

Elle fait un mouvement. Il s’arrête.

Vous n’avez rien de plus à m’ordonner ?

LOUISE.

Non.

SALSBACH.

Bonsoir, bonsoir, madame la baronne.

LOUISE.

Bonsoir, monsieur Salsbach.

Il sort.

SALSBACH, à mi-voix.

Pourvu qu’il opère sa retraite sans accident.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, seule

 

Elle va fermer la porte, et pousse le verrou.

Fermons cette porte... Je suis toute tremblante !... En vérité, tant d’audace commence à me faire peur...

Elle s’assied auprès de la toilette.

Et ce monsieur de Malzen... mais qu’est-ce qu’il a ?... qu’est-ce qu’il lui prend maintenant ?... un caprice... l’esprit de contradiction... Grâce au ciel, tout est fini... et nous en voilà débarrassés... Il faut tâcher surtout que ma tante ne se doute point de cette dernière extravagance...

Regardant à terre.

Et les morceaux de cette lettre... que l’on pourrait trouver.

Elle les ramasse, et les regarde.

Quatre pages !... monsieur Salsbach a dit vrai... les voilà... Comment m’a-t-il écrit quatre pages !... qu’est-ce qu’il a pu me dire ?... à moi !

Elle lit.

« Louise... » C’est sans façon !... m’appeler Louise tout uniment...

Lisant avec émotion.

« Louise, vous devez me haïr, et je ne puis vous dire à quel point je me déteste moi-même ! Avoir méconnu tant de charmes, tant de vertus !... Ma vie entière suffira-t-elle pour expier mes injustices !... »

S’interrompant.

Oh ! non, sans doute...

Lisant.

« J’ai vu notre enfant... Avec quelle émotion, quel bonheur... j’ai retrouvé dans ses jeunes traits ceux d’un coupable... »

S’interrompant.

C’est vrai, il lui ressemble.

Elle lit.

« Les miens finiront, j’espère, par vous paraître moins odieux, en regardant souvent votre fils... Je ne puis exprimer ce que j’éprouve depuis une heure... j’ai mille choses à vous dire... il faut absolument que je vous parle... Je sais qu’il y va de ma vie... mais je brave tout ; et dussé-je périr sous vos yeux... »

On entend un coup de fusil dans le jardin.

Qu’entends-je !... Ah ! le malheureux ! il aura été aperçu !...

Elle court à la fenêtre, à gauche, l’ouvre précipitamment pour voir ce qui se passe, et aperçoit Malzen sur le balcon.

 

 

Scène XII

 

LOUISE, MALZEN

 

LOUISE, reculant et jetant un cri.

Ahi !

MALZEN, à voix basse, et la main étendue vers elle.

Ne criez pas... ou je suis perdu.

LOUISE, tremblante.

Que vois-je ?

MALZEN, de même.

J’étais poursuivi par un garde qui a crié qui vive !

LOUISE.

Ô ciel !

MALZEN.

Ne craignez rien... je me suis bien gardé de répondre... Aussi, me prenant pour un voleur... il m’a ajusté ; mais, caché par un massif, j’ai eu le temps de m’élancer au treillage de ce balcon.

LOUISE, s’appuyant sur un meuble.

Je me soutiens à peine.

MALZEN.

Calmez-vous.

LOUISE, se regardant.

Ah ! mon Dieu !

MALZEN, à la fenêtre, à droite, et prêtant l’oreille en dehors.

Chut, je vous en prie... On ouvre une fenêtre.

LOUISE, écoutant.

C’est celle de ma tante.

MALZEN, écoutant.

Elle s’inquiète... elle s’informe de ce bruit... On lui répond que c’était une fausse alerte... Très bien... Elle recommande la plus grande surveillance. La fenêtre se referme...

LOUISE.

Je respire.

MALZEN, fermant la fenêtre.

Tout est tranquille maintenant...

Se tournant vers Louise.

Ah ! madame ! que d’excuses je vous dois !... Combien je me repens de la frayeur que je vous ai causée !

LOUISE, troublée.

En effet... cette manière d’arriver... est si extraordinaire... Mais maintenant, monsieur, qu’allez-vous devenir ?... J’espère que vous allez repartir sur-le-champ.

MALZEN.

Et par où, madame ?

LOUISE.

Mais... par le même chemin.

MALZEN.

Impossible... les gardes-chasse sont là.

Air : Pour le chercher je cours en Allemagne.

Songez qu’on me poursuit encore :
Je ne pourrai, malgré l’obscurité,
Leur échapper ; aussi j’implore
Les droits sacrés de l’hospitalité.

LOUISE.

Comment, monsieur...

MALZEN, l’imitant.

Faut-il donc qu’on réclame
De tels bienfaits ! je croyais, entre nous,
Qu’un malheureux, fût-ce un époux, madame,
Devait les attendre de vous.

LOUISE, vivement.

Je ne dis pas non, monsieur... mais vous ne pouvez pas rester là... il faut vous éloigner à l’instant... je l’exige.

MALZEN, allant à la porte à droite.

Peut-être que cette porte...

LOUISE, l’arrêtant.

C’est la chambre de ma tante.

MALZEN.

Ah ! diable !...

Montrant la porte à gauche.

Celle-ci ?...

LOUISE.

Oui : elle donne sur l’escalier ; et...

Elle se dispose à l’ouvrir, et s’arrête en écoutant.

J’entends marcher.

FRITZ, en dehors et à voix basse.

Madame la baronne.

LOUISE, bas.

C’est Fritz.

FRITZ, de même.

Ne vous effrayez pas de ce bruit... ce n’est rien... Mais pour qu’personne ne puisse entrer... dans la maison... madame votre tante m’a dit de veiller dans ce collidor... Ainsi, dormez tranquille... j’suis là...

LOUISE.

Ô mon Dieu !... et quel moyen ?

MALZEN.

Il n’y en a qu’un... et au risque de ma vie...

Courant à la fenêtre à droite.

Cette fenêtre...

LOUISE, l’arrêtant.

Ô ciel ! non, monsieur... je vous en prie...

Se reprenant.

Il ne manquerait plus que cela... grand Dieu !... quelqu’un que l’on verrait s’échapper de chez moi.

Elle descend sur le devant du théâtre, à droite.

MALZEN, allant auprès d’elle et souriant.

Il n’y aurait que le mari qui pourrait s’en fâcher... et nous sommes sûrs de lui.

LOUISE.

Monsieur...

MALZEN.

Mais vous le voulez, madame, je vous obéis... Je reste.

LOUISE, à part.

Allons... c’est moi maintenant qui l’empêche de s’en aller.

Elle va s’asseoir auprès de la toilette.

MALZEN, regardant autour de lui.

Me voici donc dans votre chambre !... dans cette chambre qui devait être la nôtre... et dont je m’étais exilé moi-même... J’y suis près de vous... mais par grâce, comme un banni... un fugitif... à qui l’on accorde quelques instants d’hospitalité... et demain...

LOUISE, regardant la pendule.

Ah ! demain est loin encore...

MALZEN, faisant quelques pas, et s’approchant de Louise.

Moi, je ne me plaindrai pas... le temps ne s’écoulera que trop rapidement.

LOUISE, effrayée.

Monsieur, monsieur... je vous en supplie.

MALZEN, retournant à sa place.

C’est juste... pardon, madame... C’est bien le moins, puisque vous m’accordez un asile, que je ne sois pas incommode... Soyez tranquille, je ne vous gênerai pas... je me tiendrai... là... sur une chaise... Vous permettez, madame ?

LOUISE.

Mais il le faut bien, monsieur.

MALZEN.

Que vous êtes bonne !

Il s’assoit. Moment de silence.

Je vous en prie, madame, que je ne vous empêche pas de reposer. Je sens bien que dans notre situation c’est difficile... on dit que les plaideurs ne dorment pas... mais nous pouvons, du moins, parler de notre procès ; car maintenant c’est vous qui voulez plaider, c’est vous qui m’y forcez... et je vous préviens, madame, que je me défendrai avec acharnement, que je vous ferai toutes les chicanes possibles... Vous ne pouvez pas m’en vouloir.

LOUISE, le regardant.

En vérité, monsieur, vous m’étonnez beaucoup... Il me semble que nous avons tout-à-fait changé de rôle... et ce matin encore...

MALZEN, se levant, et allant auprès de Louise.

Ne me parlez pas de ce matin, d’hier, de ces deux années... J’étais un insensé... un fou...

LOUISE.

Et maintenant vous vous croyez plus sage ?

MALZEN, se levant.

Non : mais plus juste... car j’ai appris à vous apprécier... Il est des préjugés que je me prétends pas défendre, mais que je devais respecter, car c’étaient ceux de ma famille

Air de l’Angélus.

Mon père, dans cette union,
Voyait une honte certaine,
Une tache pour notre nom...

LOUISE.

J’entends, ct vous avez sans peine
Contre nous partagé sa haine.

MALZEN.

Oui, mon père était tout pour moi...
Et dans mon âme prévenue,
J’ai fait comme lui ; mais je crois
Qu’il eût bientôt fait comme moi,
Si jamais il vous avait vue.

Mais ne vous connaissant point... décidé à vous repousser... la perte de ce procès l’a conduit au tombeau.

LOUISE.

Ciel !...

Elle se lève.

MALZEN.

Jugez alors des sentiments qui m’animaient pendant ce mariage ; jugez si ma haine était légitime. En vous accablant de mes odieux procédés, il me semblait que je vengeais mon père. Un mot de vous a changé toutes mes résolutions, m’a fait connaître l’étendue de mes torts... et je n’ai plus qu’un seul désir, celui de les réparer, d’obtenir mon pardon, et de vous rendre au bonheur.

LOUISE, avec émotion.

Au bonheur !... Et qui vous dit, monsieur, qu’il soit encore possible ?

MALZEN, étonné.

Comment !

LOUISE.

Qui vous dit que cet hymen que vous voulez m’imposer ne soit pas un supplice éternel pour moi ?

MALZEN.

Qu’entends-je !

LOUISE.

Savez-vous, lorsqu’un sort fatal m’a fait vous rencontrer, si ma famille n’avait pas déjà disposé de moi ?... si moi-même je n’avais pas fait un choix dans lequel j’eusse placé les espérances de toute ma vie ? quel droit aviez-vous de changer ma destinée ?... Et pour tant de maux, tant d’offenses... quelle réparation ?... que m’offrez-vous ?... la main d’un homme que je ne connais pas... qui m’a vouée au mépris, et... que peut-être je devrais haïr.

MALZEN.

Ô ciel !... vous en aimeriez un autre !... il serait vrai !

LOUISE, froidement.

De quel droit voulez-vous connaître mes sentiments ?

MALZEN.

Ce n’est pas un mari qui vous interroge... Dès ce moment je ne le suis plus... mais parlez, de grâce...

LOUISE, avec calme.

Je n’ai, monsieur, nulle réponse à vous faire.

MALZEN.

Ah ! votre silence en est une...

Froidement.

Écoutez, Louise, je vous ai outragée, et pendant trois ans je vous ai rendue bien malheureuse... mais ce jour seul vient de vous venger... Oui, soyez satisfaite, et jouissez à votre tour de votre triomphe et de mon tourment...

Avec force.

Je vous aime !

LOUISE.

Que dites-vous ?

MALZEN.

De toutes les forces de mon âme... Depuis que je vous ai vue apparaître à mes yeux comme un ange de bonté, depuis surtout que j’ai embrassé mon fils, je ne puis vous dire quelle révolution s’est opérée en mon cœur... Je ne puis vivre sans vous, et c’est dans ce moment que je vous perds à jamais... que vous m’abandonnez... que vous en aimez un autre.

LOUISE.

Qui vous l’a dit ?

MALZEN.

Vous-même... votre silence.

LOUISE.

Pourquoi l’interpréter ainsi ?

MALZEN, avec joie.

Ô ciel !... vous n’aimez personne... vous le jurez...

LOUISE.

Je n’ai pas dit cela non plus.

MALZEN.

Et qui donc serait digne de tant de bonheur ?... Ah ! s’il est dû à celui qui vous aime le mieux, qui plus que moi pourrait y aspirer ?... Je vous dois mon sang, ma vie entière en expiation de mes fautes. Elle se passera à vous adorer, à implorer ma grâce... Et peut-être un jour, convaincue de mon amour, vous consentirez à me pardonner...

LOUISE, troublée.

Air de Téniers.

Non, non, monsieur, gardez-vous de le croire ;
N’essayez pas de m’attendrir :
Quand de vos torts je perdrais la mémoire,
Ma tante est là, que rien ne peut fléchir.
Elle a promis une haine constante,
Elle a juré sur l’honneur et sa foi
De ne jamais pardonner, et ma tante
Tient ses serments bien mieux que moi.

MALZEN, vivement.

Dieux !... qu’entends-je !

LOUISE.

Je n’ai rien dit.

MALZEN, avec chaleur.

Au nom de mon amour... au nom de mon fils, rends-moi un bien qui fut le mien... Oui, Louise, je réclame mes droits... Tu es à moi... tu m’appartiens.

LOUISE, lui mettant la main sur la bouche.

Taisez-vous...

Tendrement.

tais-toi, tais-toi... j’entends du bruit.

MALZEN, tombant à ses genoux.

Ah ! je suis trop heureux !

 

 

Scène XIII

 

LOUISE, MALZEN, MADAME BARNECK

 

LOUISE, à part, et toute troublée.

C’est ma tante...

Malzen est à genoux devant elle. Elle se met devant lui, et le cache avec sa robe.

Quoi ! c’est vous... de si bon matin !

MADAME BARNECK.

Il est jour depuis longtemps... et puis, je t’annonce une visite... Monsieur le président, dont la terre est voisine de la nôtre... je l’avais fait prévenir hier soir... et il vient d’arriver.

LOUISE.

Se déranger à une pareille heure !

MADAME BARNECK.

C’est pour lui un plaisir... Il a le fusil sur le dos, et rend la justice en allant à la chasse... Viens, on t’attend.

LOUISE.

Et pourquoi ?

MADAME BARNECK.

Pure formalité... Il faut seulement renouveler entre ses mains la déclaration d’hier.

MALZEN, la retenant par sa robe.

Vous n’irez pas.

MADAME BARNECK.

Et devant témoins... que j’ai choisis, et qui nous attendent... monsieur Sidler et monsieur de Salsbach, attester que depuis ta demande en séparation, tu n’as pas vu ton mari, ce qui est bien aisé à dire...

LOUISE, dans le demi-trouble.

Oui, ma tante.

MADAME BARNECK.

Que tu ne lui as pas parlé.

LOUISE, de même.

Oui, ma tante.

MADAME BARNECK.

Qu’en un mot, il n’y a eu entre vous aucun rapprochement.

Elle s’avance pour emmener Louise, et aperçoit Malzen à genoux, qui, pendant les mots précédents, a pris la main de Louise, qu’il presse contre ses lèvres.

Ah ! qu’ai-je vu !... quelle horreur !

LOUISE, voulant la faire taire.

Ma tante, au nom du ciel...

MADAME BARNECK.

Et les témoins qui arrivent !...

S’élançant vers la porte au moment où entrent Sidler et Salsbach.

Messieurs, messieurs, on n’entre pas... Je vous défends de regarder.

 

 

Scène XIV

 

SIDLER, SALSBACH, MADAME BARNECK, LOUISE, MALZEN, PLUSIEURS JEUNES GENS

 

Air de Léonide.

Ensemble.

TOUS.

Ah ! grands dieux !
Dans ces lieux,
Quelle vue
Imprévue !
Quoi, tous deux,
En ces lieux !
En croirai-je mes yeux ?

MALZEN et LOUISE.

Jour heureux
Pour tous deux,
Quelle joie imprévue !
Jour heureux
Pour tous deux,
Il comble enfin nos vœux.

MADAME BARNECK.

De rage et de dépit je tremble.

SALSBACH.

Est-ce donc pour se séparer
Qu’ici nous les trouvons ensemble ?

MADAME BARNECK.

J’en puis à peine respirer.

SALSBACH.

Enfermés dans cette demeure
Depuis hier soir...

MADAME BARNECK.

C’est trop fort ;
Et madame trouvait encor
Que je venais de trop bonne heure.

TOUS.

Ah ! grands dieux ! etc.

MALZEN et LOUISE.

Jour heureux etc.

SALSBACH.

Ah ! çà... mais que diable voulez-vous que nous attestions ?

MADAME BARNECK, hors d’elle-même.

Vous attesterez... vous attesterez, messieurs, que je suis furieuse, que je bannis monsieur de ma présence... que je ne le recevrai jamais chez moi...

Malzen passe auprès de madame Barneck.

LOUISE.

Ô ciel !

MADAME BARNECK.

Et que vous, ma nièce, vous qui me devez tout, vous avez juré de ne jamais me quitter.

LOUISE, baissant les yeux.

Il est vrai.

MALZEN.

Croyez, madame, que mon plus cher désir serait de voir confirmé par vous le pardon que j’ai obtenu de Louise... mais, dans ce moment, je n’essaierai point de vous fléchir... je me soumettrai respectueusement à vos ordres.

MADAME BARNECK, d’un air menaçant.

Je l’espère bien... ou sinon...

MALZEN.

Et puisque vous me bannissez... résigné à mon sort...

À Louise, d’un air peiné, et la prenant par la main.

Allons, chère amie, faites vos adieux à votre tante... et partons...

MADAME BARNECK.

Qu’est-ce à dire ?

MALZEN.

Que je l’emmène chez moi.

MADAME BARNECK.

L’emmener !... elle pourrait y consentir !

SALSBACH, froidement et prenant une prise de tabac.

Qu’elle le veuille ou non... c’est la loi... la femme doit suivre son mari.

MADAME BARNECK, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

MALZEN.

Quant à mon fils... toutes les fois que vous désirerez le voir...

MADAME BARNECK.

Et cet enfant aussi !... mon filleul... vous l’emmenez...

SALSBACH, de même.

Vous ne pouvez pas l’empêcher... c’est le père... Pater is est quem justœ nuptiœ...

MADAME BARNECK.

Eh ! laissez-moi.

MALZEN, à Sidler.

Toi, mon ami... tu nous suivras... et puisque monsieur de Salsbach, comme ami de la maison, veut bien accepter un logement chez moi...

MADAME BARNECK.

Et vous aussi... tout le monde m’abandonne !... Je vais donc rester seule dans cet immense château !

SALSBACH.

À qui la faute ?

LOUISE, joignant les mains.

Ma bonne tante !

MALZEN, qui a passé à la droite de madame Barneck.

Madame !...

SALSBACH.

Ma respectable amie !

MADAME BARNECK, entre eux deux.

Laissez-moi... laissez-moi... perdre en un jour une colère à laquelle depuis si longtemps je suis habituée !... Non, non... je tiens à mes serments... je ne le recevrai point ici... et puisqu’il enlève ma nièce, mon petit filleul... puisqu’il enlève tout le monde... eh bien... qu’il m’enlève aussi !

SALSBACH.

Vivat !... la paix est signée... Ils sont réunis, et moi baron... du moins j’y compte.

Bas à Malzen.

Ah çà ! jeune homme, j’espère que nous allons réparer le temps perdu... ce petit bonhomme attend une sœur.

Louise passe auprès de Malzen.

CHŒUR.

Air du ballet de la Somnambule.

De nos plaideurs désormais
Célébrons l’accord propice ;
L’amour mieux que la justice
Sait arranger un procès.

MALZEN.

Ah ! quelle ivresse !
La guerre cesse...
Un seul jour change mon cœur...
À quoi donc tient le bonheur ?

SALSBACH.

À quoi donc tient la noblesse ?

CHŒUR.

De nos plaideurs désormais, etc.

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