L'Idée du mari (Adolphe D'ENNERY - Eugène CORMON)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 12 juillet 1834.

 

Personnages

 

TANGUY, ancien corsaire (35 ans environ)

LELOUP, aubergiste

MARIE, sa femme

MOUFLARD, cousin de Leloup, et garçon d’auberge chez lui

ROSE, sa femme

 

La scène se passe dans un petit port de mer de Normandie.

 

Le théâtre représente une salle d’auberge. Au fond, une grande porte donnant sur le rivage. Plusieurs tables.

 

 

Scène première

 

MOUFLARD, achevant de mettre une table à sa place, ROSE, assise sur l’avant-scène et tenant une lettre à la main : elle paraît triste, LELOUP, entrant aussitôt que la toile est levée

 

LELOUP.

As-tu fini, Mouflard ?

MOUFLARD.

Oui, cousin...

LELOUP.

À la bonne heure. En v’là une auberge un peu proprement tenue. Il n’y en a pas une seule qui ait autant de réputation que la mienne sur toute la côte de Normandie.

MOUFLARD.

Et il faut convenir, cousin, que votre femme contribue pas mal à c’te réputation...

LELOUP.

Dame !... c’est qu’elle est un peu jolie, ma femme !... C’est une fameuse idée que j’ai eue là d’épouser Marie.

MOUFLARD.

Oh ! oui !...

LELOUP.

Mais j’ la vois pas.

MOUFLARD.

Elle n’est pas encore revenue du marché.

LELOUP.

Oh ! peut-être qu’elle est trop chargée. Je vas au-devant d’elle.

Il sort.

 

 

Scène II

 

MOUFLARD, ROSE

 

MOUFLARD, revenant auprès de Rose.

Eh bien ! voyons ; quand tu te désoleras, ça n’avancera pas nos affaires.

ROSE, se levant.

Je le sais bien, mais que devenir, mon Dieu ? C’est aujourd’hui qu’il arrive et nous n’avons encore pris aucune résolution. Que dira-t-il en apprenant que je me suis mariée sans son consentement ?

MOUFLARD.

Eh bien ! au fait, il n’est pas ton père, ce monsieur Tanguy.

ROSE.

Non, mais c’est à lui que je dois tout.

MOUFLARD.

C’est à lui que tu dois tout ?... mais puisque tu n’as rien !

ROSE.

Qu’importe ! marin comme mon pauvre père, c’est lui qui m’a recueillie quand il est mort, qui a eu soin de moi dans mon enfance, qui m’a faite ce que je suis.

MOUFLARD.

Ah ! bah ! c’est pas lui qui t’a faite jolie et bonne, c’est pas lui qui t’a donné ta gentillesse et ton bon cœur ; et puisque tu n’as que ça, j’en reviens à ce que je disais, tu ne lui dois rien.

ROSE.

Mais comprenez donc, monsieur, qu’au moment de se rembarquer il m’a confiée aux soins de la bonne Gertrude en lui laissant de l’argent...

MOUFLARD.

De l’argent ?... Oh ! alors c’est différent. Tu commences à lui devoir quelque chose.

ROSE.

Un an après son départ la bonne vieille mourut et je restai seule, abandonnée, sans ressources...

MOUFLARD.

Mais pas sans amis...

ROSE.

C’est vrai. Car alors la mère de Marie se chargea de moi, m’éleva avec sa fille, et depuis je ne l’ai pas quittée, cette bonne Marie. Quand elle s’est mariée je l’ai suivie ici.

MOUFLARD.

Et moi je t’y aima, t’y courtisa et t’y épousa.

ROSE.

Voilà justement ce qui me désole.

MOUFLARD.

Merci.

ROSE.

Car enfin, que va dire Tanguy ? lui qui dans sa lettre parle de m’épouser !

MOUFLARD.

Bernicle, la place est prise et ça ne se peut plus.

Il regarde dans la coulisse.

Quant à ce que nous avons à faire, voilà Marie, elle nous donnera peut-être un bon conseil.

 

 

Scène III

 

MOUFLARD, ROSE, LELOUP, avec un panier à chaque bras, MARIE

 

MARIE.

Air de la Paysanne demoiselle

Des côtes de la Normandie
L’aubergiste la plus jolie,
Chacun prétend que c’est Marie,
Et je le crois
De bonne foi.
Pour chaqu’ voyageur,
Je suis de bon cœur
Prévenante, aimable, polie,
J’accueill’ les chalands,
Je r’pouss’ les galants ;
Et pourtant
Chacun part content :
Car, de toute la Normandie,
L’aubergiste la plus jolie,
S’il est vrai que ce soit Marie,
Messieurs, c’est la plus sage aussi :
D’mandez plutôt à mon mari.

Eh bien ! monsieur Leloup, qu’est-ce que vous faites donc là ?

LELOUP.

Je t’admire, ma femme.

MARIE.

C’est bon, vous avez vingt-quatre heures par jour pour m’admirer. – Faites-moi le plaisir de porter tout ça à l’office et de surveiller votre dîner. Vous savez bien que Tanguy, votre camarade d’enfance, arrive aujourd’hui.

LELOUP.

Tu as raison.

MARIE, le poussant.

Mais allez donc !

 

 

Scène IV

 

MOUFLARD, MARIE, ROSE

 

MARIE.

C’est un bon garçon Leloup ! ah ! oui... mais il est bien bête ! – Eh bien ! les jeunes époux, qu’avez-vous donc ? d’où vous vient cet air triste ?

MOUFLARD.

Cet air triste vient de l’Amérique.

MARIE.

Comment ?

MOUFLARD.

Sans doute.

ROSE.

C’est le retour de Tanguy qui en est cause.

MARIE.

Je conçois... votre situation est embarrassante. Il faudrait tâcher d’éviter les premiers reproches. Un marin, un corsaire surtout, c’est très emporté, très violent.

MOUFLARD.

Et ma femme qu’est pas robuste du tout.

ROSE.

S’il pouvait ne pas me trouver à son goût et se rembarquer !

MARIE.

On pourrait alors, sans laisser soupçonner que le mariage est déjà fait, écrire pour lui demander son consentement.

MOUFLARD.

Son consentement et une dot.

ROSE.

Par exemple, une dot !

MOUFLARD.

Pour augmenter l’illusion.

ROSE.

Mais comment le faire rembarquer ?

MARIE.

Ah ! un moyen !

MOUFLARD.

Un moyen d’avoir une dot ? je l’adopte avec transport.

MARIE.

Il te dit dans sa lettre qu’une petite fille douce et timide comme toi aura peut-être de la peine à se faire aux manières brusques d’un corsaire.

ROSE.

Oui... Eh bien ?

MARIE.

Il faut, qu’au lieu de là jeune fille si douce et si timide, il trouve un lutin, un démon... il faut que tu montres des goûts sans cesse opposés aux siens, que tu le fasses enrager de toutes les manières ; en un mot, il faut que, persuadé qu’il ne saurait être heureux avec toi, il finisse par se rembarquer.

MOUFLARD.

En te laissant le consentement et une dot.

MARIE.

Trop heureux de n’être pas ton mari.

MOUFLARD.

Bravo le moyen ! bravo !

ROSE.

Mais je n’oserai jamais jouer un pareil rôle.

MARIE.

Pourquoi donc ?

ROSE.

Coupable comme je le suis envers lui, je sens que je n’en aurai jamais le courage.

MOUFLARD.

Le fait est qu’elle est très poltronne, ma femme ; elle n’irait pas à la cave sans son rat ou sans moi.

ROSE.

Oh ! j’en suis sûre, mon trouble me trahirait de suite.

MARIE.

Si je me chargeais de ton rôle ?

ROSE.

Toi ?

MOUFLARD.

Comment ça ?...

MARIE.

Quand Tanguy te quitta, tu n’avais que huit ans ; il y en a onze de cela et en onze ans une jeune fille change bien.

MOUFLARD.

Certainement. Il y a la grande Jacqueline qui étant petite avait les cheveux rouge-carotte, tandis qu’à présent ils sont du plus beau noir ; c’est vrai qu’elle les a fait teindre, mais ça n’empêche pas que ça l’a fièrement changée. Deuxième exemple ! – Jean Huguet était affreux étant jeune, vu qu’il était borgne ; à présent il est tout-à-fait changé, vu qu’il est aveugle !

ROSE.

Et s’il s’apercevait de la ruse ?

MARIE.

Il ne s’en apercevra pas.

Air de la Famille de l’Apothicaire.

Comment veux-lu que ton marin
Puisse éventer notre malice ?
De notre part peut-il enfin
Soupçonner le moindre artifice ?
Loin des femmes toujours vivant,
Il doit ignorer leur tactique ;
Il est des choses qu’on n’apprend
Qu’en les voyant mettre en pratique.

ROSE.

Allons, j’accepte.

MOUFLARD.

Il faut maintenait que le cousin Leloup y consente.

MARIE.

Il y consentira, pourvu que l’idée ait l’air de venir de lui.

ROSE.

De lui ?

MOUFLARD.

Mais si ça ne vient pas ?

MARIE.

Oh ! je m’en charge. Leloup est comme ça. Si vous lui proposez quelque chose, il refusera tout net ; mais si l’idée paraît venir de lui, il y tiendra quand même elle devrait lui nuire...

MOUFLARD.

En sorte que s’il lui en venait quelqu’une de biscornue...

MARIE.

Oh ! de lui-même il n’est pas bien fécond en idées, mais je sais m’y prendre ; aussi, dans mon ménage, je suis le modèle des femmes soumises, tout en ne faisant que ce qui me plaît. Fiez-vous à moi.

Air des Charmettes.

Du courage !
Et l’orage
Avant peu se dissipera ;
Oui, j’espère
Que le corsaire,
Grâce à mes soins, pardonnera.
Sans le laisser paraître
À mes vœux il souscrit,
Et lorsqu’il parle en maître
Mon mari m’obéit ;
Quand je suis décidée,
Rose, à te remplacer,
S’il n’en a pas l’idée
J’la lui ferai pousser.

ENSEMBLE.

Du courage !
Et l’orage
Avant peu se dissipera ;
Oui, j’espère
Que le corsaire,
Grace à { mes soins, pardonnera.
               { vos

MARIE.

Silence !... voici Leloup.

 

 

Scène V

 

MOUFLARD, MARIE, ROSE, LELOUP

 

LELOUP.

Le dîner va parfaitement bien. Ah ! dis donc, ma femme, j’avais une idée à te communiquer touchant le retour de Tanguy, mais je l’ai perdue en mettant une matelote sur le feu.

MOUFLARD.

Ah ! quel malheur !

MARIE.

Le fait est, monsieur Leloup, que ce retour met ces pauvres jeunes gens dans un grand embarras ; il faudrait tâcher de les en tirer, car, c’est vous qui avez fait leur mariage.

LELOUP.

Oui, j’en ai eu l’idée.

MOUFLARD, à part.

Comme à l’ordinaire.

MARIE.

C’est vous qui avez choisi à Rose un mari. Vous avez-voulu pour faire son bonheur un garçon honnête et pas trop spirituel.

MOUFLARD.

Et vous pouvez vous vanter de l’avoir rendue parfaitement heureuse.

LELOUP.

Parfaitement heureuse !... avec toi !... au fait chacun sou idée. Mais enfin comment faire ?

MARIE.

Il faudrait, par exemple, qu’il ne sût pas qu’elle est mariée et que, croyant trouver une jeune fille bien modeste et bien candide, il trouvât...

LELOUP.

Attendez !... attendez !... j’ai une idée... Il faudrait qu’il trouvât en elle... tout autre chose... oui c’est ça, tout autre chose.

MARIE.

Sans doute, ça n’est pas mal.

LELOUP.

Je crois bien.

MOUFLARD.

Pas mal du tout ; mais c’est que ma femme n’ose pas.

LELOUP.

Ah ! elle n’ose pas !... Elle a tort.

MARIE.

Il est vrai que Tanguy ne l’ayant pas vue depuis dix ans...

LELOUP.

Attendez !... une autre idée !...

MARIE, bas à Rose.

Le voilà qui y vient.

MOUFLARD, à part.

Il donne dedans !

LELOUP.

Je disais donc que Tanguy ne l’ayant pas vue depuis dix ans... il n’en sera peut-être pas amoureux et vous voilà sauvés.

MOUFLARD.

C’est ça le moyen ?

MARIE, à part.

Ah ! quelle patience !

ROSE.

Mais s’il allait devenir amoureux ?

LELOUP.

Dame ! alors...

MARIE.

Alors, il faudrait en revenir au moyen que nous... que vous avez imaginé, mais que Rose n’ose pas exécuter elle-même, et comme Tanguy ne l’a pas vue depuis dix ans... une autre pourrait prendre...

LELOUP.

Sa place !

MARIE, à part.

Nous y voilà ! c’est pas malheureux.

LELOUP, enchanté.

Il n’y a que moi pour trouver des idées comme ça !

MOUFLARD.

Oh ! vous êtes fort !

LELOUP.

Une autre prendra sa place.

MARIE.

Mais qui ?

MOUFLARD.

C’est pas moi.

MARIE.

Il faudrait quelqu’un de son âge.

LELOUP.

Et de son sexe.

MARIE.

De son sexe, ça va sans dire.

LELOUP.

Ma femme, par exemple, qui n’a qu’un an de plus...

MOUFLARD.

Et qui se trouve justement du sexe... Ah ! quel hasard !

MARIE, ayant l’air d’hésiter.

Mais, mon ami, crois-tu que cela soit convenable ?

LELOUP.

Sans cela, est-ce que l’idée m’en serait venue ?

MARIE.

Mais s’il allait vouloir me faire la cour malgré le caractère que je dois montrer, il me semble que ton moyen...

LELOUP.

N’en serait pas moins bon.

MOUFLARD.

Comment, cousin, vous permettriez que le corsaire...

LELOUP.

Chacun son idée... nous réussirons.

MOUFLARD, à part.

J’aime mieux que ce soit sa femme que la mienne... ces corsaires, ça ne respecte rien.

ROSE.

Écoutez... n’entendez-vous pas ?

On entend dans la coulisse le gai refrain d’une chanson de matelot.

MARIE.

Oui, une chanson de marin...

LELOUP, regardant dans la coulisse.

C’est lui, je le reconnais... le voilà.

MARIE.

Attention !... et à nos rôles !

 

 

Scène VI

 

MOUFLARD, MARIE, ROSE, LELOUP, TANGUY

 

En entrant Tanguy jette en l’air son bonnet de marin et se précipite dans les bras de Leloup.

TANGUY.

Leloup !

LELOUP.

Tanguy !

TANGUY.

Bonjour, mon vieux... Ah ! au diable les cérémonies, j’embrasse tout le monde d’abord, les anciennes connaissances comme les nouvelles... les jolies comme les laides

En embrassant Marie.

et il me paraît que les jolies sont en majorité !

Ensemble général.

TANGUY.

Air : Beaux jours de notre enfance.

Après onze ans d’absence
Je revois mon pays,
Les lieux de mon enfance,
Mes parents, mes amis.

MARIE, LELOUP, ROSE, MOUFLARD.

Après onze ans d’absence
Il revoit son pays,
Les lieux de son enfance,
Ses parents, ses amis.

TANGUY.

À la mer, aux voyages
J’dis adieu pour toujours ;
J’me fix’ dans les parages
Des plaisirs, des amours.

TOUS.

Après onze ans d’absence, etc.

MOUFLARD, à Leloup.

Dites donc, cousin, il a embrassé ma femme.

LELOUP.

Il a bien embrassé la mienne, chacun son idée.

TANGUY.

Ah ! çà, maintenant, ma petite Rose doit être ici ; c’est une des d’eux, pas vrai ?... laquelle ?

ROSE, à part.

Ah ! mon Dieu ! comme je tremble !

LELOUP.

Ta petite Rose, c’est la plus grande.

TANGUY, à Marie.

J’en étais sûr ! viens que je t’embrasse encore.

Il l’embrasse.

MOUFLARD, à part.

J’en suis pour eu que je disais, j’aime mieux que ce soit sa femme que la mienne.

TANGUY.

Dis donc, Leloup, ça la fait rougir... dame, une fraîcheur comme ça c’est pas encore fait aux manières d’un loup de mer comme moi... d’un mangeur de boulets... mais je me formerai, entends-tu, Rose !

LELOUP.

Te voilà donc fixé ici !

TANGUY.

J’ai jeté l’ancre, mon vieux.

LELOUP.

Et enfin, tu as été heureux dans tes voyages ?

TANGUY.

Si j’ai été heureux ! c’est-à-dire que le bonheur m’arrivait à vue d’œil ! Tiens, par exemple, une fois dans un combat sur les côtes d’Afrique, en montant à l’abordage, j’attrape un coup de sabre... là... juste sur la poitrine ! Un autre en serait mort... moi !... du tout... j’en ai été quitte pour trois mois au lit.

MOUFLARD.

Trois mois au lit !... comme c’est heureux !

TANGUY.

Une autre fois nous passons sous l’équateur ! Noce complète, alors !... tout le monde se déguise ; moi je me trempe dans un tonneau de goudron, ensuite je me rouie dans un ballot de plumes... en sortant de là j’avais l’air d’une petite colombe. Mais v’là que le feu prend à mes ailes. Je rôtissais de fond en comble ; heureusement on me jette à la mer...Un autre se serait noyé, moi j’en ai été quitte pour faire une provision d’eau à n’avoir plus soif de quinze jours.

MOUFLARD.

Décidément il est né coiffé !

TANGUY.

Pourtant je me suis dit : faut s’arrêter, parce qu’à force de bonheurs comme ceux-là je finirais par n’être plus présentable et quand on veut se marier faut être au grand complet... D’ailleurs j’avais amassé de la fortune.

LELOUP.

Ah ! çà, est-ce bien légitime une fortune de corsaire ?

TANGUY.

C’te bêtise ! je crois bien ! Il y a deux sortes de corsaires, vois-tu : les uns qui travaillent rien que pour leur compte... ceux-là sont des scélérats qu’on pend quand on les attrape : les autres qui pillent tout de même, mais qui sont protégés par l’autorité ; ceux-ci sont d’honnêtes gens parce qu’ils partagent avec le gouvernement.

MOUFLARD.

Je comprends ; on est corsaire patenté... comme on est huissier patenté... apothicaire patenté !

TANGUY.

Ils sont honnêtes, vu qu’ils paient leurs impôts pour ça.

MOUFLARD.

C’est bien... marin... c’est très bien.

TANGUY.

Quel est ce grand garçon ?

LELOUP.

C’est mon petit cousin.

TANGUY.

Il ferait un fameux mousse.

MARIE, avec timidité et en s’approchant de Tanguy.

M. Tanguy, voici une lettre de la bonne Gertrude...

TANGUY.

Ah ! oui !... la brave femme !... j’ai appris sa mort en débarquant au Havre !

Il ouvre la lettre et lit.

LELOUP, à part.

Ça va bien, je suis enchanté de mon idée.

TANGUY.

Pauvre vieille !... elle me parle de la candeur... de la naïveté de ma Rose.

MOUFLARD, à part.

On t’en donnera de la candeur, de la naïveté.

TANGUY, lisant.

« Elle est docile comme un agneau ! » Dieu !... que ça doit être bon d’avoir une petite femme aux petits soins près de vous ! brave Hubert !... va !... tu ne seras pas fâché de m’avoir confié la fille !

Air du Château de la Poularde.

Oui, tôt ou tard, je sais bien qu’il faudra
Te rendre compt’ du bonheur de ta Rose ;
Et je n’veux pas, lorsque ce jour viendra,
Sur la conscience avoir la moindre chose.
Tach’ donc pour ça que le grand-amiral
Daign’ me guider de sa main généreuse ;
Et quand du r’tour il donn’ra le signal,
Quand d’quitter Ros’ viendra l’instant fatal.
J’puiss’ t’aller dire : « Ell’ fut heureuse ! »

Il embrasse Marie avec tendresse.

MARIE, à part.

C’est que je n’avais pas compté là-dessus.

MOUFLARD.

Décidément j’aime mieux que ce soit sa femme que la mienne.

LELOUP, à Mouflard.

Hein !... comme ça va !... comme ça va !...

MOUFLARD.

Vous trouvez, cousin ?

LELOUP.

Je suis ravi de mon idée.

MOUFLARD.

Il n’est pas difficile.

MARIE.

Mais vous devez avoir besoin de vous rafraîchir, monsieur Tanguy.

TANGUY.

C’est vrai ! nous autres marins qui vivons toujours dans l’eau, la soif ne nous quitte plus dès que nous en sommes dehors.

ROSE.

Eh bien ! nous allons presser le dîner.

MOUFLARD.

Et moi je vais mettre le couvert.

TANGUY.

C’est ça, pendant ce temps-là Rose et moi nous causerons.

Reprise de l’ensemble en chœur.

Après onze ans d’absence
Je revois mon pays,
Les lieux de mon enfance,
Mes parents, mes amis.

LELOUP, ROSE, MOUFLARD.

Après onze nus d’absence
Il revoit son pays,
Les lieux de son enfance,
Ses parents, ses amis.

Leloup, Rose et Mou/lard sortent.

 

 

Scène VII

 

MARIE, TANGUY

 

MARIE, à part.

Ah ! çà, maintenant il s’agit de se faire détester... C’est dommage !... j’aimerais mieux que ce fût à un autre. Celui-là embrasse tout drôlement... M. Leloup ne m’embrasse jamais comme ça !

TANGUY, après avoir considéré Marie avec amour.

Eh bien ! Rose ?

MARIE.

Eh bien ! monsieur Tanguy ?

TANGUY.

Là, franchement, comment me trouves-tu ?

MARIE, hésitant.

Mais... pas mal du tout.

À part.

Trop bien même !

TANGUY.

Peut-être un peu brusque, sans façon... Dame, vois-tu, je ne suis pas encore un malin du côté de la politesse et de la galanterie, attendu que je n’ai pas beaucoup navigué dans ces eaux-là... mais, nom à une caronade ! j’ai de là bonne volonté et tu es assez jolie pour faire le reste !

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

Je f’rai vit’ mon apprentissage,
J’saurai bientôt c’qu’il faut savoir ;
Et j’me flatt’ que dans mon ménage
Je remplirai bien mon devoir.
J’fais un gaillard quand j’suis à l’œuvre ;
Rien ne saurait m’intimider...
Tu l’verras, j’entends la manœuvre...

MARIE.

Et moi je sais la commander.

TANGUY.

V’là qu’est dit... Et une fois mariés, nous pourrons nous vanter, moi, à avoir une bonne petite frégate, et toi, un bon pilote qui l’aimera cent fois plus que sa pipe et presque autant que la mer, ce qui n’est pas peu dire pour un buveur d’eau salée.

MARIE.

Parlons un peu de noire avenir, parce que voilà le difficile.

TANGUY.

D’abord, comme nous allons vivre paisibles dans notre village !...

MARIE.

Ah ! pourquoi donc !... Puisque vous avez de la fortune ?... Moi, je veux aller à la ville... à Paris... y habiter dans le plus beau quartier... voir du monde... les théâtres, les plaisirs.

TANGUY, à part.

Tiens... tiens... tiens... c’est pourtant pas ce que disait la lettre.

MARIE.

Et puis on dit qu’il y a de beaux jeunes gens qui vous font la cour.

TANGUY.

Eh bien ! il n’a qu’à en venir de ceux-là... je leur distribuerai des rations de calottes à ne savoir où les mettre.

MARIE.

Méchant ! on se contente de ne pas les écouter.

TANGUY.

Enfin c’est mon affaire, et dès que tu y tiens... nous irons à Paris.

MARIE, à part.

Allons, à un autre moyen !

TANGUY.

Au fait, je suis assez riche pour ne dépenser que mon revenu et garder le magot à notre garçon...

MARIE, riant aux éclats.

Ah ! ah !... ah !... not’ garçon !... Vous comptez sans votre hôte.

TANGUY.

Comment !... comment !

MARIE.

Mais je les abhorre les garçons !

TANGUY.

Bah !

MARIE.

Une fille à la bonne heure !

TANGUY.

Allons, va pour une fille D’ailleurs nous n’aurons pas la peine de choisir, faudra bien le prendre comme il viendra. Quel plaisir de le voir grandir !... de l’élever !

MARIE.

Oui, de l’élever en nourrice.

TANGUY, surpris.

Tu dis ?

MARIE.

Je dis en nourrice... Ça vous déplaît ? Moi j’aime mieux ça, c’est moins embarrassant.

TANGUY.

Ah ! ah !... enfin !... nous le mettrons en nourrice.

MARIE, avec colère.

Vous voulez dire nous la mettrons.

TANGUY.

Comment la ?

MARIE.

Sans doute, puisque c’est une fille.

TANGUY.

Ah !... oui !... j’oubliais que c’était une fille.

MARIE, à part.

Ça commence à m’impatienter. Tout ce que je veux il le veut aussi.

TANGUY.

Croirais-tu, Rose, que pour te plaire je me suis presque déshabitué de fumer.

MARIE.

Vous avez bien réussi ! J’adore l’odeur de la pipe !... Et même je fume, très souvent.

TANGUY, très étonné.

Ah ! tu fumes ?

MARIE.

Oui, des cigarettes ; et si vous vouliez m’en empêcher, ça serait me taquiner, me rendre esclave, malheureuse, ce que je ne prétends pas être, aussi je me révolterais.

TANGUY.

Bon !... bon !... sois tranquille, je te laisserai faire et même je le tiendrai compagnie... Ah ! tu fumes !... Ce n’est pourtant pas ce que me disait la lettre.

MARIE.

Oh ! la lettre !... la lettre...

TANGUY.

Mais à ce compte c’est un vrai diable que celle petite femme.

MARIE.

On m’appelle ici le petit dragon.

TANGUY, stupéfait.

Voyez-vous !... Eh bien !... qu’est-ce que me chantait donc cette lettre ?

MARIE, à part.

Bravo !... Il commence à se refroidir.

Haut et prenant un air déterminé.

Air d’Adolphe Adam (Casimir).

Vraiment, mon caractère
N’est pus toujours bien doux ;
J’ai l’humeur très guerrière ;
Aussi de mon courroux,
Monsieur, méfiez-vous.
J’entends qu’on m’obéisse,
Qu’on ne réplique pas ;
Qu’à mon moindre caprice
Soudain on marche au pas.
En avant ! (ter.)
Le pouvoir sera mon partage ;
Pour faire bon ménage,
Soumis et confiant,
Il faudra m’obéir sur-le-champ !

TANGUY.

Mais à ma femm’ si j’obéis,
Quell’ récompense
D’ma confiance
Sera le prit ?

MARIE.

Pour vous de la douceur je veux être un modèle,
Jamais coquett’, toujours fidèle.

TANGUY, transporté.

C’est un vrai paradis !

MARIE.

Comment !... le v’là qui revient !

TANGUY.

Rose, t’es dix fois plus gentille comme ça, je t’aime dix fois plus et je serais dix fois plus heureux !

MARIE, à part.

C’est égal, tenons ferme !

TANGUY.

Ta devise sera toujours la mienne.

ENSEMBLE.

En avant ! (ter.)
Le pouvoir sera ton partage, etc.

MARIE.

En avant ! (ter.)
Le pouvoir sera mon partage, etc.

MARIE.

Ah ! çà, vous m’aimez donc réellement ?

TANGUY.

En v’là une de question !

MARIE.

Malgré mes défauts ?

TANGUY.

Si je t’aime !... avec une figure... une tournure comme la tienne !... et un si joli petit caractère !

MARIE, à part.

C’est que ça devient dangereux !

TANGUY.

Une femme qui abhorre les petits garçons... qui fume des cigarettes et qu’on appelle le petit dragon !... si je t’aime !

Il lui prend la taille.

Air de l’Ours et le Pacha.

Laisse-moi t’embrasser.

MARIE, se dégageant.

Non pas ;
Je vous le défends, et pour cause.

TANGUY.

Pourtant en dot tu conviendras
Que tu m’apportes quelque chose.
La-d’ssus j’prends un à-compt’ seul’ment.

MARIE.

Moi j’le refuse par prudence :
À forc’ d’à-compt’, sans qu’on y pense,
Vous finiriez bientôt, vraiment
Monsieur, par vous payer d’avance.

TANGUY.

Ça m’est égal...

Il l’embrasse de force.

MARIE.

Finissez donc !...

À part.

Ça commence à beaucoup m’inquiéter. Je devais attaquer pour le compte de Rose et il faut que je me défende pour le mien... Eh ! vite !... il est temps que ça finisse !

Elle se sauve par la gauche.

 

 

Scène VIII

 

TANGUY, LELOUP, paraissant à la porte de droite avec MOUFLARD, qui pendant cette scène s’occupera à mettre le couvert

 

TANGUY.

Rose !... Rose !... quelle luronne !... elle me ferait devenir fou !

LELOUP.

Sachons un peu si mon idée prospère.

S’avançant.

Eh bien ! Tanguy, comment trouves-tu Rose ?

TANGUY.

Hum ! c’est pas tout-à-fait ce que je croyais.

LELOUP, à part.

Bon !... bon !...

Haut.

que dis-tu de sa douceur et de sa timidité ?

TANGUY.

Ah ! çà, où diable lui eu as-tu jamais trouvé ?

LELOUP, à part.

Il paraît que ma femme joue son rôle à ravir !

TANGUY.

C’est un vrai démon.

LELOUP, à part.

Mon idée va joliment.

MOUFLARD, de même.

Fameux !... fameux !...

LELOUP.

En sorte qu’avec un semblable caractère tu ne l’aimes pas beaucoup ?

TANGUY.

Au contraire, j’en perds la tête.

LELOUP et MOUFLARD.

Pas possible !

TANGUY.

Et puis sa légèreté ne l’empêche pas d’être bonne fille et sage surtout.

LELOUP.

Pour ce qui est d’être sage, j’en réponds sur ma tête.

TANGUY.

Si tu savais comme elle se trouble quand je l’embrasse !

LELOUP.

Oui !... oui !...j’ai vu ça.

TANGUY.

Du tout, tu ne l’as pas vu.

LELOUP.

Si fait, quand j’étais là, tout à l’heure.

TANGUY.

Eh ! non, c’est depuis, quand tu n’y étais pas.

LELOUP.

Ah ! c’est depuis que...

MOUFLARD, à part.

J’aime beaucoup mieux que ça soit sa femme que la mienne.

LELOUP.

Dites donc, matelot, faut pas embrasser comme ça les jeunesses ; sur le liquide case fait peut-être... mais sur le solide ça n’est pas moral.

TANGUY.

Ah ! bast !... puisque je serai son mari ! d’ailleurs je suis sûr qu’elle m’aime !

MOUFLARD, à part.

Oh ! bon encore !

LELOUP.

Ah ! tu en es sûr !... Et à quoi as-tu reconnu ça ?...

TANGUY.

Pardié !... à sa main qui tremblait, à ses yeux qui brillaient... à mille choses enfin ! écoute, Leloup, faut que tu voies Rose et que tu arranges tout pour demain. Je vas jusque sur le port et je reviens.

ENSEMBLE.

Air de la Prima Dona.

Tu vas m’rendre en ce jour
Un signalé service,
Eu attendant que j’puisse
T’en rendre un à mon tour.

LELOUP.

J’te vas rendre en ce jour
Un signalé service...
Mais faut qu’tout ça finisse ;
Qu’il parle sans retour !

Tanguy sort.

 

 

Scène IX

 

MOUFLARD, LELOUP, puis ROSE et MARIE arrivant toutes les deux par la gauche

 

Le couvert est entièrement mis.

LELOUP.

Ah ! sa main tremblait et ses yeux brillaient ! bah !... il s’abuse.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Quell’ sottise de m’effrayer !
Ne suis-je pas sur de Marie ?
Elle aime à rire, à s’égayer,
Mais toujours sans coquetterie.
Sur le manège des galants
Elle est d’un’ complète ignorance ;
Et, quoiqu’ma femm’ depuis deux ans,
Je réponds de son innocence !

MARIE.

Ah ! vous voilà, monsieur Leloup ?

ROSE.

Apprenez qu’elle veut renoncer à son rôle.

MOUFLARD.

Comment ! faire manquer votre idée !

LELOUP.

Et pourquoi ?

MARIE.

Parce que...

LELOUP.

Mais enfin ?

MARIE.

Enfin, parce qu’il ne veut pas repartir et qu’il tient à m’épouser malgré tout.

LELOUP.

Je comprends, c’est à cause des défauts que tu t’es donnés, mais s’il te connaissait telle que tues, il n’y aurait pas de danger.

ROSE.

Marie, songe à moi, je t’en conjure.

MOUFLARD.

Songez à nous, au consentement et à la dot.

MARIE.

Mais, ma chère, je t’assure que pour toi j’ai déjà été très loin.

LELOUP.

Marie, tu ne voudras pas faire manquer mon idée.

MOUFLARD.

Oui et une si bonne idée encore !

MARIE.

Vous voulez que je le revoie, vous y tenez, n’est-ce pas ?

LELOUP.

J’y tiens essentiellement.

MARIE.

Mais songez donc aux dangers que vous courez.

LELOUP.

N’importe, je prends tout sur moi.

MOUFLARD.

Oui, comme disait le cousin, il répond de tout sur sa tête... c’est crâne.

MARIE, à part.

S’il savait ce qu’il risque !

Haut.

Mais il faudra que je le trompe encore, et que lui dirai-je ?

LELOUP.

Tout ce que tu voudras.

Ensemble.

ROSE et MOUFLARD.

Air de Missolonghi.

Notre unique espérance
Est en vous aujourd’hui ;
Un peu de complaisance ;
De grâce, parlez-lui !

LELOUP.

Leur unique espérance
Est en vous aujourd’hui ;
Un peu de complaisance ;
Ma femme, parlez-lui.

MARIE, à son mari.

Allons, je veux bien
Faire une autre tentative ;
Mais, quoi qu’il arrive,
Je ne vous réponds de rien.

À part, pendant que les autres acteurs remontent la scène et regardent au dehors.

Revoir Tanguy ! c’est par trop d’imprudence,
Et mon mari lui-mêm’ veut m’y forcer !
Pauvre Leloup ! si tu pouvais penser
Pour quel motif je crains tant sa présence !
Vraiment, messieurs, vous semblez rechercher
Tous les moyens de nous faire pécher.

LELOUP.

Le voilà !... le voilà !...

MARIE.

Allons, je veux bien
Faire une autre tentative ;
Mais, quoi qu’il arrive,
Je ne vous réponds de rien.

LELOUP, ROSE, MOUFLARD.

Amis, ell’ veut bien
Faire une autre tentative ;
Mais puisqu’il arrive,
Sortons et ne disons rien.

Tanguy paraît au fond. Leloup sort par la droite, Rose et Mouflard par la gauche.

 

 

Scène X

 

TANGUY, MARIE

 

MARIE, à part.

Du courage !... Il m’en faut : car je sens que c’est bien mal !... Ri cependant il faut finir ce que j’ai commencé.

TANGUY, s’approchant de la table et se versant à boire.

Eh bien ! Rose, tu as vu le cousin Leloup ?

MARIE.

Oui, monsieur Tanguy.

TANGUY.

Il t’a dit que c’était pour demain, n’est-ce pas ?

MARIE.

Demain !... quoi donc ?

TANGUY.

Pardié !... le contrat, la noce, tout le tremblement, quoi ! Ah ! dame ! quand il y a de l’ouvrage à faire ou du plaisir à prendre, j’aime pas que ça traîne. – Voyons, Rose, il faut que je te consulte. D’abord nous ferons le repas ici... Hein ?

MARIE.

Comme vous voudrez.

TANGUY.

Je viens d’arrêter tous lis musiciens du pays ; au dessert ils joueront tous ensemble, chacun un air diverse. Ça fera une musique à faire danser tous les meubles.

MARIE, à part.

Et d’un seul mot je vais détruire son bonheur... sa joie.

Haut.

Monsieur Tanguy !... que vous êtes bon !

TANGUY.

Et qu’ t’es jolie !... toi !... ma Rose !

MARIE, à part.

Rose !... Ah ! comment lui apprendre qui je suis !... car il m’aime... je ne puis plus en douter... et moi-même... oh ! non, plutôt passer encore pour elle !

TANGUY.

Puisque je fais tant que de m’encotillonner, il faut que je m’amuse et que ma femme soit heureuse.

MARIE.

Heureuse ! et si malgré vos bienfaits elle ne pouvait pas l’être.

TANGUY.

Et que lui manquerait-il donc ?... Des robes ? t’en auras... Des diamants ?... t’en auras.

MARIE.

Oh ! non !... non !

TANGUY.

Une voiture peut-être ?... T’en auras une... et à vapeur encore.

MARIE.

Écoutez-moi, Tanguy, et surtout... Oh ! promettez de ne pas vous fâcher.

TANGUY.

Contre toi ?... Est-ce que je le pourrais ?

MARIE.

Neuf ans s’étaient écoulés depuis votre départ ; on ne recevait plus de vos nouvelles et la mère Gertrude à qui vous aviez confié Rose, mourut. La pauvre orpheline devint grande... jolie... on le lui disait, du moins.

TANGUY.

Et on avait raison.

MARIE.

Plusieurs jeunes gens lui firent la cour.

TANGUY.

Ah ! ah !

MARIE.

Il y en a un qu’elle distingua.

TANGUY.

Hein ?

MARIE.

Qu’elle aima.

TANGUY.

Qu’elle aima !

MARIE.

Oh ! vous m’avez promis de ne pas vous fâcher.

TANGUY.

Allons... allons... c’est bien... au fait je n’ai pas le droit de m’en fâcher... je n’étais pas là... fichu bête que je suis !... mais morbleu ! j’espère que maintenant...

MARIE, hésitant.

Maintenant !...

À part.

Il le faut !

Haut.

maintenant elle est mariée.

TANGUY.

Mariée !...

MARIE.

Au cousin de Leloup.

TANGUY.

Oh ! oh !...

Il fond en larmes.

MARIE.

Tanguy !

TANGUY.

Laissez-moi !... mariée !

MARIE, à part.

Pauvre homme !... Ah ! je ne sais ce que j’éprouve ; mais il me semble que je souffre autant que lui.

TANGUY.

Dire que j’ai vu tomber autour de moi tous mes vieux camarades sans verser une seule larme, et que ce chien de mot-là me fait pleurer comme un enfant !... mariée !

MARIE.

Vous comprenez pourquoi il lui a fallu jouer avec vous un autre caractère que le sien ; se rendre colère, capricieuse, coquette.

TANGUY.

Oui, vous vouliez vous jouer de moi.

MARIE.

Oh ! non, mais vous empêcher de l’aimer.

TANGUY.

Et vous avez pensé que cela suffirait ! C’est tout naturel ; vous avez cru qu’un marin n’était qu’un être grossier, incapable de sentir et d’aimer vivement. Vous n’avez pas pensé que l’homme dont on détruit la seule et unique affection peut en mourir.

MARIE.

En mourir !

TANGUY.

Que voulez-vous que je fasse, que je devienne ? Vous ignorez quels liens m’unissaient à vous et me faisaient désirer cette union. Mais je vas vous les dire. Pour que vous compreniez ma douleur et le courage dont j’ai besoin pour vous pardonner.

MARIE.

Oh ! tant de générosité !...

TANGUY.

De la générosité !... Eh ! non, Rose ; Hubert, votre père, en avait bien plus, lui, lorsqu’il m’emportait dans ses bras au milieu d’une grêle de balles... lorsqu’on lassés sur une même chaloupe, trente hommes allaient couler à fond, et qu’après qu’on eut tiré au sort pour désigner ceux qui devaient se jeter à la nage en lâchant de gagner le bord, il s’approcha de moi et me dit : Tanguy, ton nom est de ceux désignés par le malheur ; mais tu es blessé, ton sang coule, tu mourrais à dix brasses de la chaloupe ; eh bien ! reste ; ils seraient inflexibles, eux ; moi, je prendrai ta place, je suis encore vigoureux, j’atteindrai peut-être le bord... Si je ne réussis pas, songe que ma fille n’aura plus d’autre famille que toi !... Là-dessus le vieux matelot me serra la main, se jeta à la nage !... Et !... et on ne l’a jamais revu.

Il essuie ses larmes.

MARIE, vivement émue.

Oh ! monsieur Tanguy !...

TANGUY.

Air du grand Eugène.

Et depuis lors aucune femme
N’avait pu fair’ battre mon cœur ;
Vous seule régniez sur mon âme,
Près de vous seul’ je rêvais le bonheur ;
Mais je le vois, ce rêve était trompeur.
Ah ! du serment qu’ j’ai fait à votre père,
Quand tout me dégage aujourd’hui,
Rien désormais ne m’attach’ sur la terre,
Et je n’ai plus qu’à retourner vers lui.

MARIE, à part.

Oh ! que je m’en veux de l’avoir trompé ainsi et de le tromper encore !

TANGUY, allant se placer à une des tables et se disposant à écrire.

Avant de repartir...

MARIE.

Partir ! vous !

TANGUY.

 Ce que j’ai de mieux à faire c’est de remettre à la voile sur-le-champ et de me faire casser la tête le plus tôt possible.

 

 

Scène XI

 

TANGUY, MARIE, LELOUP, ROSE, MOUFLARD

 

TANGUY, écrivant.

Ah ! vous voilà, vous autres ?

ROSE.

Eh bien ?

MARIE.

Je lui ai tout dit.

MOUFLARD.

Le mariage aussi ?

MARIE.

Oui, et il pardonne !

ROSE et MOUFLARD.

Il pardonne !

LELOUP.

La bonne idée que j’ai eue !

TANGUY, se levant et allant à Mouflard qui recule.

Allons, approche, je ne t’avalerai pas.

MOUFLARD.

Brave marin !

TANGUY, à part.

Mariée !... Et à un esturgeon comme ça !

Haut.

Je te recommande Rose, entends-tu ?... qu’elle soit heureuse !... et si jamais tu oubliais ce que je te dis là !... suffit !

Il lui serre la main avec force.

tu m’entends... n’est-ce pas ?

MOUFLARD.

Parfaitement, marin !

TANGUY.

Voilà sa dot !

MOUFLARD.

Sa dot !... oh ! bon monsieur Tanguy !... Mais remercie-le donc, toi...

ROSE.

Oh ! monsieur, n’est-ce pas assez de me pardonner ce mariage, sans...

MARIE, passant auprès dé Rose et la tirant par le bras.

Ah ! mon Dieu ! que fait-elle donc ?

TANGUY.

Comment ! vous pardonner ? Est-ce que ça vous regarde ?

ROSE.

Mais ne vous a-t-on pas appris ?...

MARIE, bas à Rose.

Tais-toi donc.

TANGUY.

Qu’est-ce que ça signifie ? Oh ! il y a un mystère là-dessous ; on me cache quelque chose... je veux le savoir.

À Rose.

Qui êtes-vous ? répondez donc !

ROSE, tremblante.

Mais, cette Rose qui n’osait se montrer à vous.

MOUFLARD.

La vraie Rose...

LELOUP, montrant sa femme.

Celle que Marie a remplacée.

TANGUY, transporté.

Mille boulets !... Serait-il donc possible ?

Allant auprès de Marie.

Alors, vous, mademoiselle...

LELOUP.

C’est ma femme.

TANGUY.

Ah !

LELOUP.

Oui, je l’ai épousée il y a deux ans.

TANGUY.

Toi !

LELOUP.

C’est une idée que j’ai eue.

TANGUY, avec douleur, et à Marie qui se détourne pour cacher sa vive émotion.

Ah ! Marie ! comme vous m’avez trompé !

Haut et avec résolution.

Allons, allons, je pars.

Mouvement de Marie.

Adieu, mes amis... Adieu, madame !

LELOUP, à part, à Rose et à Marie.

Puisqu’il a pardonné, il n’a plus besoin de partir.

MOUFLARD, à part.

Est-ce que le mari aurait l’idée de le retenir ?

ROSE.

Oh ! s’il pouvait rester !

Tanguy fait un effort, essuie une larme et se dirige vers le fond.

TOUS.

Tanguy !

TANGUY.

Eh bien !

LELOUP.

Nous ne voulons pas que tu partes.

TANGUY.

Il le faut, je le veux !

LELOUP.

Eh ! non !... non ! tu ne partiras pas.

ROSE.

Au nom du vieil Hubert, restez !

LELOUP.

Chacun son idée ! tu n’as pas pu épouser Rose... Eh bien ! ne te chagrine pas trop... je t’en trouverai une... Tu sais bien, Mouflard... La grande Jacqueline...

MOUFLARD.

Ah !... oui !... celle qui a les cheveux noirs.

LELOUP.

Mais voyons, Marie, que fais-tu là ?... hum !... mauvais cœur !... elle le laisserait partir sans dire un seul mot pour l’en empêcher ! mais parle-z’y donc ?

MOUFLARD, à part.

Bon, c’te fois-ci c’est une idée à lui, mais elle est gentille.

MARIE.

Comment, vous voulez encore ?

LELOUP.

Certainement je le veux.

Il la pousse auprès de Tanguy.

MARIE, vivement émue.

Monsieur Tanguy... je me joins à vos amis... pour vous prier de ne pas partir.

TANGUY.

Ah !... vous aussi !...

LELOUP, bas à Marie.

Tiens bon !... Tiens bon !...

MARIE.

Vous ne résisterez pas à leurs prières,  

Plus bas.

aux miennes !

LELOUP.

C’est ça !... c’est ça !... très bien !...

TANGUY.

Aux vôtres !... Je ne sais si je dois...

MARIE.

Air d’Yelva.

À leur prière ici j’unis la mienne :
Pourriez-vous donc n’y pas avoir égard ?
Que l’amitié dans ces lieux vous retienne !
Ah ! renoncez a ce cruel départ !
Souvenez-vous du vieux père de Rose,
Voilà sa fille... Ah ! voyez la douleur
Qu’en ce moment votre départ lui cause ;
Restez encor, restez pour son bonheur.

LELOUP, à part, les larmes aux yeux.

Ma parole, ça m’attendrit !

TANGUY, à part, à Marie.

Mais en restant, tout mon repos, madame,
Pour l’avenir doit être anéanti ;
Car il faudra renfermer dans mon âme
L’amour fatal que seul j’ai ressenti.
Ah ! vous pleurez ! mais bientôt, je l’espère,
De tendres soins consoleront vol’ cœur.

MARIE.

N’en croyez rien !... Écoutes leur prière,
Restez encor, restez pour leur bonheur.
De vos amis écoutez la prière,
Restez encor, restez pour leur bonheur.

Tanguy a rapproché sa main de celte de Marie ; il la saisit, échange avec elle un coup d’ail rapide et s’écrie.

Je reste !

TOUS.

Ah ! victoire ! victoire !

LELOUP.

Et il épousera la grande Jacqueline.

TANGUY, regardant Marie.

Oh ! c’est bon !... Je ne suis pas pressé, Leloup... cependant nous verrons, plus lard je ne dis pas...

LELOUP.

La bonne idée que j’ai eue !

TOUS.

À table !

Pendant que l’on se place.

Air : L’or est une chimère.

Ah ! c’est une heureuse fête
Pour nous tous aujourd’hui !
Que chacun en chœur répète ;
Vive notre ami Tanguy !

TANGUY, se levant.

V’là deux heures que je suis ici et je n’ai pas encore prévenu l’autorité.

MARIE.

Vous ne savez pas où c’est.

TANGUY.

Je trouverai ! si vous voulez bien m’accompagner.

Ils s’avancent vers le public.

Voilà l’autorité.

Air du Baiser au Porteur.

J’aimais une femme jolie,
Mais qui n’pouvait m’appartenir ;
De fuir ces lieux j’avais envie,
Mais un pouvoir que je n’puis définir
Est v’nu soudain me retenir.

MARIE.

Messieurs, un seul geste, un sourire,
Et le marin demeure ici ;
Qu’au moins mon mari puisse dire :
Que son idée a réussi.

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