Les Philosophes amoureux (DESTOUCHES)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 26 novembre 1729.

 

Personnages

 

LÉANDRE, philosophe

DAMIS, autre philosophe, ami de Léandre

POLÉMON, père de Léandre

LISIDOR, ancien ami de Polémon

CLITANDRE, frère cadet de Léandre

CLARICE, fille de Lisidor

ARAMINTE, sœur de Lisidor

ARTÉNICE, fille d’Araminte

PLUSIEURS SAVANTS

LA FLEUR, laquais

 

La scène est dans le château de Léandre.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

POLÉMON, LISIDOR

 

POLÉMON, embrassant Lisidor.

Pour la centième fois soyez le bienvenu.

LISIDOR, regardant de tous côtés.

La beauté de ce lieu répond au revenu.

POLÉMON.

Vous êtes insensible à toutes mes caresses,

Et n’êtes occupé que de biens, de richesses.

LISIDOR.

Et de quoi, s’il vous plaît, dois-je donc m’occuper ?

C’est, à mon sentiment, soi-même se duper,

Que de perdre son temps à parler d’autre choses.

Les sciences, ami, sont pour moi lettres closes ;

Les nouvelles du temps ne m’embarrassent point ;

Je vais droit au solide, et c’est-là mon grand point.

Ah ! la belle maison ! Quelle magnificence !

Pour moi, je suis charmé de cet air d’opulence,

Et du bon goût qui règne en vos appartements.

Un grand parc, de beaux bois, et des jardins charmants,

Une longue terrasse au bord de la rivière ;

Ce superbe salon, où l’art et la matière

Semblent se disputer le prix de la beauté :

Tout fait de ce séjour un séjour enchanté.

Mais, au fond, sa beauté la plus intéressante,

C’est qu’il vaut, tout au moins, dix mille écus de rente ;

Et, ce qui rend encor cette terre sans prix,

Elle est pour ainsi dire aux portes de Paris.

POLÉMON.

Mon frère, vieux garçon, dégoûté du service,

Acheta ce beau lieu, dont il fit son délice,

Et, par son testament, l’a laissé tout entier

À l’aîné de mes fils, son unique héritier :

De sorte que Léandre, avec cet héritage,

Et, ce que de sa mère il eut pour son partage,

Joignant tous les grands biens que je lui laisserai,

Un jour, mais le plus tard pourtant que je pourrai,

Aura cent mille francs de rentes sûres, nettes,

Sans avoir à payer deux mille écus de dettes.

LISIDOR.

D’avance, j’ai pour lui le plus profond respect.

Ah ! vive un grand Seigneur ; tout rit à son aspect,

Tout fléchit devant lui, tout est pour son usage.

Le plus sot, s’il est riche, est un grand personnage ;

Mais un gueux qui n’aura que l’esprit pour son lot,

Auprès d’un homme riche, à mon gré, n’est qu’un sot.

Qu’un riche est respectable, et mérite qu’on l’aime !

POLÉMON.

Mais vous devez donc bien vous respecter vous-même ?

LISIDOR, faisant la révérence.

Aussi fais-je.

POLÉMON.

Mon fils ne pense pas ainsi,

Et vous relancerait, s’il entendait ceci.

LISIDOR.

Moi je le tancerais, s’il disait le contraire.

POLÉMON.

Du parti qu’il a pris, rien ne le peut distraire.

LISIDOR.

Quel est donc ce parti ?

POLÉMON.

De marquer du mépris

Pour tout ce que le monde estime d’un haut prix ;

De fuir tous les plaisirs ; de n’aimer que l’étude,

Et de se séquestrer dans cette solitude.

Il appelle cela, je crois... philosopher.

LISIDOR.

Et vous pouvez souffrir !...

POLÉMON.

Bon ! J’ai beau m’échauffer,

Beau me mettre en colère, et faire du vacarme,

À force d’arguments d’abord il me désarme,

Et, malgré que j’en aye, il a toujours raison.

LISIDOR.

Mais, il déroge, au moins. L’aîné d’une maison

S’ériger en docteur, faire le Philosophe !

Ce métier est-il fait pour gens de notre étoffe ?

Ce n’est qu’aux roturiers à devenir savants.

Les gens de qualité doivent être ignorants,

Et même s’en piquer ; briller par la parure ;

De spectacle en spectacle étaler sa figure ;

Ne dire rien du tout, et toujours discourir ;

De la Cour à Paris sans affaire accourir ;

Boire, jouer, chasser ; établir son ménage

Avec quelque Beauté qu’on met en équipage ;

Avoir un air distrait, et jamais ne penser ;

Médire du prochain sans s’en embarrasser ;

Parler toujours de soi comme d’une merveille ;

Veiller lorsque tout dort, dormir lorsque tout veille ;

Avec les plus outrés aller au moins de pair :

Voilà quel est le train d’un homme du bel air.

POLÉMON.

Et c’est précisément ce qu’abhorre Léandre.

Mais, au fond, ce portrait est celui de Clitandre,

Mon second fils.

LISIDOR.

Tubleu ! c’est un joli garçon !

Aux plus déterminés il donnerait leçon,

Celui-là.

POLÉMON.

Que n’est-il l’aîné de ma famille !

LISIDOR.

S’il l’était, dès demain il obtiendrait ma fille,

Il est d’un caractère à s’en faire adorer.

POLÉMON.

Hé bien ! marions-les.

LISIDOR.

Pouvez-vous ignorer

Qu’on n’a d’égards qu’aux biens en pareille matière ?

Votre aîné sera riche, et ma fille héritière ;

Voilà de quoi former un ménage parfait.

POLÉMON.

Mais s’ils ne s’aiment pas !

LISIDOR.

Qu’est-ce que cela fait ?

S’épouse-t-on par goût, dans le siècle où nous sommes ?

POLÉMON.

De mon temps...

LISIDOR.

Eh ! mon Dieu, vivons avec les hommes ;

Suivons le train courant, laissons le temps jadis :

La mode est pour les mœurs comme pour les habits.

Quand on vivrait encor comme au temps d’Henri quatre,

On ne pourrait jamais me faire rien rabattre

Du bien que je prétends qu’ait mon gendre futur.

POLÉMON.

Envers un vieux ami vous vous montrez bien dur.

J’ai deux fils : pour l’aîné je sens beaucoup d’estime,

Mais je ne l’aime guère : un vif penchant m’anime

En faveur du cadet, sans savoir trop pourquoi ;

Et, si vous vouliez bien vous entendre avec moi,

Nous trouverions moyen de faire sa fortune.

LISIDOR.

Tout franc, mon vieux ami, ce discours m’importune.

Pour une bonne fois connaissez Lisidor.

Je prétends que ma fille un jour roule sur l’or,

Et, suivant ce projet, je veux choisir un gendre.

Si j’en connaissais un plus riche que Léandre,

Je le préférerais, je le dis sans façon

Et tous les gens sensés diront que j’ai raison,

Mais sachez que ma fille, oui, Clarice elle-même,

Pense comme son père, et c’est pourquoi je l’aime.

POLÉMON.

Si jeune, l’intérêt est sa première loi ?

LISIDOR.

C’est que je l’ai formée, elle est digne de moi.

Elle est vive, étourdie, un peu trop volontaire ;

Mais elle a de l’esprit, et, dans son caractère,

Je ne sais quoi de brusque, un tour original,

Qui, comme vous verrez, ne lui sied pas trop mal.

POLÉMON.

Je brûle de la voir.

LISIDOR.

Sa tante nous l’amène ;

Elles vont arriver.

 

 

Scène II

 

DAMIS, POLÉMON, LISIDOR

 

DAMIS, à des savants qui entrent avec lui.

Messieurs, prenez la peine

De vous en retourner ; des savants comme vous

Fatigueraient Léandre ; il ne voit point de fous.

Nous ne nous piquons point de vos hautes sciences,

Ni de tout le fatras de vos expériences.

Nous laissons disputer Descartes et Newton,

Et nous étudions Épictète, Platon,

Sénèque. La morale est notre objet unique,

Notre savoir consiste à la mettre en pratique ;

Plus savants en cela, si nous réussissons,

Que nous ne le serions en suivant vos leçons,

Qui ne mènent à rien qu’à bâtir des systèmes,

À calculer sans fin, à former des problèmes,

Purs galimatias. Adieu. Sondez vos cœurs,

Laissez-là votre algèbre, et devenez meilleurs.

Les savants se retirent.

LISIDOR, à Polémon, lui montrant Damis.

N’est-ce pas là Damis ? Je crois le reconnaître.

POLÉMON.

Oui, l’ami de Léandre, et presqu’aussi son maître ;

Car c’est lui qui le gâte, et le tourne à son gré,

Et c’est, à mon avis, un sage bien outré.

LISIDOR, à Polémon.

Ces savants, quelquefois, donnent la comédie.

POLÉMON.

Trop souvent, et j’en ai la cervelle étourdie.

LISIDOR.

Cet homme est bien rêveur !

POLÉMON.

Il nous voit sans nous voir.

DAMIS, les apercevant.

Ah ! Messieurs, pardonnez ; je suis au désespoir

Que ma distraction...

LISIDOR.

Dans votre rêverie

Peut-on vous interrompre un instant, je vous prie ?

POLÉMON.

Je veux, avec mon fils, avoir un entretien :

À quoi s’occupe-t-il présentement ?

DAMIS.

À rien.

Entouré de savants, il leur donne audience.

Pour moi, je lui soutiens que l’unique science

Est celle de dompter toutes ses passions :

Qu’un sage borne là ses méditations.

LISIDOR.

Vos sages, à mon sens, sont des visionnaires :

Le vrai sage est celui qui songe à ses affaires ;

Et non un fainéant...

DAMIS.

Ô quel blasphème affreux !

LISIDOR.

Ce sont nos passions qui nous rendent heureux.

DAMIS.

Nos passions ?

LISIDOR.

Sans doute.

DAMIS, en souriant.

Eh ! de grâce, à votre âge,

Les sentez-vous encor, pour tenir ce langage ?

LISIDOR.

Si je les sens encor ? Plaisante question !

DAMIS.

Eh ! oui-dà. L’avarice est une passion

Qui croît en vieillissant.

LISIDOR.

Trêve de raillerie.

Le plus grand des défauts, c’est la pédanterie.

POLÉMON.

Témoin mon fils aîné que vous m’avez gâté.

LISIDOR.

Et que vous enlevez à la société.

DAMIS.

À de pareils discours je ne daigne répondre,

Et je laisse à ce fils le soin de vous confondre.

Le voici. La sagesse est peinte sur son front,

Et va faire, sur vous, rejaillir son affront.

LISIDOR.

À la sagesse, moi, je vais laver la tête.

POLÉMON.

Tant mieux.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, DAMIS, POLÉMON, LISIDOR

 

LISIDOR, à Polémon ; voyant Léandre qui entre d’un air riant, en faisant une profonde révérence.

Pour un pédant, il a l’accueil honnête,

Celui-ci.

LÉANDRE, embrassant Lisidor.

Quel plaisir je sens de vous revoir !

Moi-même, j’aurais dû venir vous recevoir,

Monsieur ; mais dans l’instant j’apprends votre arrivée.

LISIDOR.

Ma visite est pour vous une rude corvée,

Je crois ?

LÉANDRE.

Vous m’offensez en me parlant ainsi.

Tous les honnêtes gens sont bien venus ici,

Et principalement les amis de mon père.

LISIDOR, à Polémon.

Il a de bons moments, ce me semble.

LÉANDRE.

J’espère

Vous convaincre bientôt de cette vérité.

LISIDOR.

Vous n’êtes pas encore entièrement gâté.

Vous donnez de la grâce à la philosophie :

Je la croyais sauvage, orgueilleuse, bouffie.

LÉANDRE.

C’était lui faire tort. Loin d’avoir de l’aigreur,

Elle adoucit l’esprit, elle calme l’humeur.

POLÉMON.

Damis ne l’offre pas si douce, et si riante.

LÉANDRE, en souriant.

Il est vrai qu’il la rend un peu contrariante :

Mais en cela, Messieurs, à parler franchement,

La morale agit moins que le tempérament.

LISIDOR.

Le trait n’est pas mauvais.

LÉANDRE.

Sa vertu peu tranquille

Est quelquefois sujette à des accès de bile :

N’est-il pas vrai, mon maître ?

DAMIS.

Ah ! vous tirez sur moi,

Disciple révolté.

LÉANDRE.

L’honneur que je reçois

Me met de bonne humeur.

DAMIS.

Et moi, tout au contraire.

POLÉMON, à Damis.

Du moins, par politesse, il faut vous contrefaire.

Pouvez-vous, à votre âge, être si sérieux ?

Reprenez l’air du monde, il vous allait bien mieux.

DAMIS.

Moi, faire encor le fat ! Oh ! si mon train de vie

Déplaît au genre humain, j’en ai l’âme ravie ;

Car le plus sûr moyen de devenir parfait,

C’est de fuir ce qu’il aime, et d’aimer ce qu’il hait.

LÉANDRE.

Au fond vous dites vrai : mais si, pour être sage,

Il fallait contracter une humeur si sauvage,

La sagesse, à mes yeux, n’aurait aucun appas.

Pour moi, je fuis le monde, et je ne le hais pas...

LISIDOR.

Et vous faites fort bien ; car il vous trouve aimable,

Et vous regrette fort.

POLÉMON.

Rien n’est plus véritable.

LISIDOR.

Ce séjour est charmant, j’en conviens avec vous ;

Mais le monde, après tout, a des charmes plus doux.

C’est le centre de l’âme. Oui, la cour et la ville,

D’un homme tel que vous doivent être l’asile,

Et non une retraite, à l’âge de trente ans,

Où vous vous ennuyez, et perdez votre temps.

LÉANDRE.

Vous vous trompez ; j’y goûte un calme plein de joie.

La plus prompte retraite est la plus sûre voie

Pour se désabuser des préjugés trompeurs,

Qui corrompent notre âme, et causent nos erreurs.

LISIDOR.

Abus.

LÉANDRE.

Ma solitude à tous moments abonde

En plaisirs innocents que n’offre point le monde.

Dans un repos parfait, exempt de passions,

Ici tout est matière à mes réflexions.

De ce vaste univers j’observe la structure,

Dans ses jeux infinis j’admire la nature.

Un insecte, une fleur, m’occupent tout un jour,

Plus agréablement que ne ferait la cour.

Ensuite, quand je veux m’étudier moi-même,

Je sens que je suis né pour un bonheur suprême ;

Que le cœur, par les sens, ne goûte aucuns plaisirs

Qui puissent pleinement contenter ses désirs ;

Qu’au contraire, jamais mon âme n’est heureuse,

Que lorsque de mes sens elle est victorieuse,

Et que, brisant leur joug qui tend à l’abaisser,

Elle attaque l’erreur, ose la terrasser ;

Et qu’elle monte enfin, dans sa rapide course,

Jusqu’à la vérité, qu’elle puise à sa source.

POLÉMON, à Lisidor.

Répondez maintenant !

LISIDOR.

Ma foi, je n’y suis plus,

Et mes raisonnements deviendraient superflus.

POLÉMON.

Ne vous l’ai-je pas dit ?

LISIDOR.

Oui, je vous rends justice,

Et je crains, qu’à mon tour, il ne me pervertisse.

POLÉMON.

Je n’en jurerais pas.

LISIDOR, à Léandre.

Je ne puis vous ranger

À mon opinion, et je veux m’en venger.

Bon pied, bon œil, mon brave ; on va vous mettre en tête

Deux rudes ennemis, qui se font une fête

De vous livrer chez vous un si terrible assaut,

Qu’ils sauront mettre enfin la sagesse en défaut.

LÉANDRE, en riant.

Vous ne m’effrayez point, et j’attends de pied ferme.

DAMIS.

La sagesse, en son cœur, a mis son plus beau germe.

LISIDOR.

Bon, bon !

DAMIS.

Ni lui, ni moi, rien ne peut nous troubler.

LISIDOR.

Et moi, je vous réponds qu’ils le feront trembler.

LÉANDRE.

C’est attaquer un homme avec trop d’avantage,

Que de vouloir d’avance étonner son courage.

Mais enfin, contentez mon désir curieux :

Qui sont ces ennemis terribles ?

LISIDOR.

Deux beaux yeux.

LÉANDRE.

Deux beaux yeux ?

POLÉMON.

Oui, mon fils, et si remplis de charmes,

Que moi qui parle, moi, je leur rendrais les armes.

DAMIS.

Quoi ! ce n’est que cela ?

LISIDOR.

Que cela, dites-vous ?

Des plus sages, souvent, ils ont fait de grands fous,

Et d’un visionnaire ils peuvent faire un sage.

DAMIS.

Ici les plus beaux yeux perdront leur étalage.

LISIDOR.

Nous verrons.

LÉANDRE.

Quelle est celle à qui ces yeux vainqueurs

Font faire, si souvent, la conquête des cœurs ?

POLÉMON.

Vous la verrez bientôt, et lui rendrez justice.

LÉANDRE, en souriant.

La connais-je ?

LISIDOR.

Sans doute.

LÉANDRE, d’un air riant.

On la nomme ?

POLÉMON.

Clarice.

LÉANDRE, à part.

Je suis mort.

DAMIS, à Léandre.

Qu’avez-vous ? Vous mollissez, je croi.

LÉANDRE, d’un ton tremblant.

Non.

LISIDOR.

C’est ma fille, enfin, que j’amène avec moi.

LÉANDRE, d’un ris forcé.

Ah ! fort bien.

POLÉMON.

N’est-ce pas une aimable personne ?

LÉANDRE.

Certainement, Monsieur.

POLÉMON.

Hé bien ! il vous la donne.

DAMIS.

Et Monsieur la lui rend.

LÉANDRE.

On me fait trop d’honneur.

Mais je ne puis donner ni ma main, ni mon cœur.

POLÉMON.

Comme aîné, vous devez songer au mariage :

Celui qu’on vous propose est pour votre avantage.

Point d’obstination, car à l’extrémité,

Je saurais me servir de mon autorité.

Nous avons, tout exprès, fait venir mon Notaire ;

Et nous allons, tous trois, terminer cette affaire.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, DAMIS

 

DAMIS.

Quoi ! vous êtes muet, interdit et confus,

Et n’avez pas d’abord tranché par un refus !

Auriez-vous bien le front d’accepter une femme ?

LÉANDRE.

Ah ! laissez-moi le temps de rassurer mon âme.

Le coup est assommant plus que vous ne pensez.

DAMIS.

Esprit pusillanime ! Eh quoi ! vous balancez !

De la victoire encor votre cœur se défie !

C’est donner un soufflet à la philosophie.

LÉANDRE.

Ami, je ne suis point fanfaron de vertu.

Je me croirai vainqueur, quand j’aurai combattu ;

Et que, pour mon repos, autant que pour ma gloire,

J’aurai su remporter une pleine victoire.

DAMIS.

Mais au moins, n’allez pas résister à demi ;

Il faut, ou désarmer, ou braver l’ennemi.

LÉANDRE.

Pour ne pas succomber, je ferai mon possible ;

Mais je crains que mon cœur ne soit pas invincible.

DAMIS.

Ah ! je suis en fureur d’entendre ce discours.

LÉANDRE.

Vous ne connaissez pas le péril que je cours.

DAMIS.

Parce que Polémon a pris un ton sévère,

Vous laissez-vous ainsi mener par votre père ?

LÉANDRE.

Dois-je donc me soustraire à son autorité ?

DAMIS.

Non ; mais vous reposer sur sa facilité.

Pour peu que l’on résiste à ce qu’il se propose,

Sait-il, un seul moment, vouloir la même chose ?

LÉANDRE.

Je sais, qu’avec mon père, autant que je voudrai,

Selon ma volonté je me gouvernerai ;

Aussi n’est-ce pas là le point qui m’embarrasse.

DAMIS.

Craignez-vous ces beaux yeux desquels on vous menace ?

LÉANDRE.

Oui, voilà le sujet de ma juste frayeur.

DAMIS.

Philosophe poltron, deux beaux yeux te font peur !

Qu’ils m’attaquent, morbleu ! mon cœur ferme, immobile

Saurait y résister, quand ils seraient dix mille.

LÉANDRE.

Toutefois Arténice avait su le toucher.

DAMIS.

Oh ! je n’ai là-dessus rien à me reprocher.

Quand j’ai senti mon âme au point d’être réduite,

J’ai pris, très bravement, le parti de la fuite.

LÉANDRE.

Mais, si par aventure (écoutez bien ceci)

Arténice venait vous relancer ici,

Pour essayer sur vous le pouvoir de ses charmes,

N’en sentiriez-vous pas de secrètes alarmes ?

DAMIS.

Moi ! non ; je suis en garde, on ne peut m’approcher.

Le cœur d’un philosophe est dur comme un rocher.

Mais pourquoi, vainement, rappeler Arténice ?

Avez-vous, autrefois, soupiré pour Clarice ?

LÉANDRE.

Oui ; voilà le secret que je tenais caché,

Et qu’en dépit de moi vous m’avez arraché.

Clarice m’a frappé, malgré son caractère,

Qui, dès que je la vis, eut de quoi me déplaire.

Pour ses airs étourdis, son indiscrétion,

Pour son ton décisif, je pris aversion ;

Et son caquet bruyant, quoique vif, agréable,

Me parut, je l’avoue, un vice insupportable ;

Mais surtout à son âge, où la simplicité

Est le riche ornement d’une jeune beauté.

Cependant (admirez l’effet de mon étoile,

Et comme, sur nos yeux, l’amour sait mettre un voile !)

Aux défauts de Clarice, enfin accoutumé,

Je ne les sentis plus, même je les aimai :

Mais sa distraction l’empêcha de connaître

Que, de mon faible cœur, je n’étais plus le maître ;

Et moi, piqué de voir que sur ma passion

L’ingrate témoignât si peu d’attention,

Je cherchai le secours d’une prompte retraite,

Et la fuite empêcha mon entière défaite.

Sans l’absence, je sens que j’aurais succombé.

Jugez dans quel péril me voilà retombé.

DAMIS.

Armé du plein pouvoir que donne la sagesse,

Vous êtes au-dessus de l’humaine faiblesse,

Vous êtes absolu, souverain comme moi.

LÉANDRE.

Moi, souverain !

DAMIS.

Oui, vous. Le sage est un grand roi,

Roi de ses passions, bravant celles des autres ;

Voilà quels sont mes droits, voilà quels sont les vôtres.

LÉANDRE.

Les miens ! Ah ! plût au ciel que cela fût ainsi !

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, DAMIS, LA FLEUR

 

LA FLEUR.

Je viens vous avertir qu’il vous arrive ici,

Nombreuse compagnie.

LÉANDRE.

Oui, Lisidor, Clarice.

LA FLEUR.

Et de plus, Araminte, et sa fille Arténice.

DAMIS, en tressaillant.

Arténice !

LA FLEUR.

Oui, Monsieur ; et je viens de les voir.

LÉANDRE, à la Fleur.

C’est assez. À l’instant j’irai les recevoir.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, DAMIS, qui rêve profondément

 

LÉANDRE.

Grand roi, vous vous taisez !

DAMIS.

L’étonnante nouvelle !

Arténice en ce lieu ! Pourquoi ? Qu’y cherche-t-elle ?

LÉANDRE, en souriant.

Vous.

DAMIS.

Si je le croyais ; mon cher Léandre...

LÉANDRE.

Hé bien ?

Dites, que feriez-vous ?

DAMIS.

Ma foi ; je n’en sais rien.

J’irais... Je lui dirais... que sur les grandes âmes,

L’amour... Non, la raison... Maudites soient les femmes !

Je ne sais où j’en suis.

LÉANDRE.

Vous vous moquez, je crois.

L’homme revient déjà, Qu’est devenu le roi ?

DAMIS.

Le roi s’est éclipsé ; mais il va reparaître ;

À mes sens étonnés, il va parler en maître ;

Reprendre son empire et sa noble fierté ;

Et, des mains du tyran, sauver ma liberté.

LÉANDRE.

Mais, vous souvenez-vous des charmes d’Arténice ?

DAMIS.

Ah ! si je m’en souviens ? Trop bien, pour mon supplice.

LÉANDRE.

Vous l’aimez donc encor ?

DAMIS.

Qui, moi ? Non, je la hais.

Même j’ai fait serment de ne la voir jamais :

Je vous déclare, au moins, que je fuirai sa vue.

LÉANDRE.

Vous blâmiez mes frayeurs ; et votre âme est émue ?

DAMIS.

Oui, je sens, malgré moi, des battements de cœur...

LÉANDRE, vivement.

Philosophe poltron ! deux beaux yeux te font peur !

Armé du plein pouvoir que donne la sagesse,

N’es-tu pas au-dessus de l’humaine faiblesse ?

Graves Stoïciens, votre pompeux jargon,

Ne peut, dans le péril, sauver votre raison.

Votre sage est un roi, selon vos hyperboles,

Plus petit en effets, qu’il n’est grand en paroles :

Dès que les passions osent se révolter,

Ce roi, tout grand qu’il est, ne saurait les dompter.

DAMIS.

Venez, venez le voir les mettre en esclavage.

LÉANDRE.

Ami, soyez modeste, et je vous croirai sage.

DAMIS.

Arténice est ici ; je m’en vais la trouver.

C’est peu d’en triompher, je prétends la braver.

LÉANDRE, en riant.

Vous aviez fait serment d’éviter sa présence.-

DAMIS.

À la seule raison, et non pas à l’absence,

Je veux devoir la gloire où j’aspire en ce jour.

Vous apprendrez de moi comme on brave l’amour.

LÉANDRE.

Peut-être j’apprendrai que celui qui le brave,

Est celui qui devient le plutôt son esclave.

Ne le défiez pas, il se rira de vous.

DAMIS.

Pour me mettre à jamais à l’abri de ses coups,

Je vais faire, sur l’heure, un serment effroyable.

Amour ! Maudit Amour ! Tyran abominable !

Je jure, par ton arc, tes flèches, ton carquois,

De me pendre, plutôt que de suivre tes lois.

LÉANDRE.

Moi, sans faire à l’amour cette fière apostrophe,

Je lui vais opposer le cœur d’un philosophe,

Qui déteste l’attrait d’un savoureux poison,

Mais qui présume peu de sa faible raison.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LÉANDRE, seul

 

Heureusement pour moi, je n’ai point vu Clarice.

Tâchons de m’affermir au bord du précipice

Qu’à mes yeux éblouis l’amour va présenter :

Si j’en crois ma raison, je saurai l’éviter ;

Si j’écoute mon cœur, ma chute est infaillible.

Après six mois d’absence il doit être insensible,

Il le doit ; mais au trouble, aux frayeurs qu’il ressent,

Je ne le vois que trop, le péril est pressant.

Enfin, j’aimai Clarice ; oui. L’aimerais-je encore ?

Cela se pourrait bien. Mais, pourquoi ? Je l’ignore.

Comment puis-je l’aimer, je ne l’estime pas ?

Qu’importe ? C’est le cœur qui juge des appas :

Quand il a décidé, la raison a beau dire,

Il ne peut résister à l’aimant qui l’attire.

Si, malgré la raison, l’amour séduit le cœur,

L’amour est donc l’effet d’une aveugle fureur.

Très aveugle, il est vrai ; mais la philosophie

Saura m’en préserver. Malheur à qui s’y fie !

En vain contre les sens elle élève sa voix :

L’amour, c’est la nature, elle exerce ses droits.

Le plus grand ignorant, le plus grand philosophe,

Tout bien considéré, sont de la même étoffe :

En quoi diffèrent-ils ? L’un tombe aveuglément ;

L’autre, les yeux ouverts, tombe aussi lourdement.

Comment pourrai-je donc éviter ma défaite ?

Il faudra batailler. J’ai goûté la retraite ;

Opposons ses douceurs aux charmes de l’amour.

Clarice a des défauts, mettons-les au grand jour ;

À les faire éclater employons notre adresse ;

Et, surtout, voyons-les des yeux de la sagesse.

L’amour me les cachait ; elle les grossira ;

Et peut-être qu’enfin elle me guérira.

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, POLÉMON, LISIDOR

 

POLÉMON.

Quoi ! mon fils, quand chez vous la compagnie abonde,

Vous êtes ici seul, et fuyez tout le monde !

LISIDOR.

Depuis plus d’un quart-d’heure on court pour vous trouver

Et vous vous retirez à l’écart pour rêver !

C’est faire voir aux gens une humeur bien sauvage !

POLÉMON.

Il rêvait à Clarice. À quand le mariage ?

LÉANDRE.

À quand ?

POLÉMON.

Oui.

LÉANDRE

Je ne sais.

LISIDOR.

L’aimable compliment !

LÉANDRE.

Est-ce qu’on se marie aussi subitement ?

LISIDOR.

C’est la bonne méthode.

LÉANDRE.

Elle est impertinente.

L’affaire la plus grave et la plus importante

Qu’on puisse avoir jamais, se conclut-elle ainsi ?

LISIDOR.

Et d’où venez-vous donc ? Vous n’êtes pas d’ici,

Je crois. Vous êtes riche aussi bien que ma fille ;

C’est tout : le reste n’est qu’une pure vétille.

LÉANDRE.

Oh bien ! ce reste-là, que vous méprisez tant,

Suivant ce que je pense, est le plus important.

Il faut que les esprits, les mœurs, les caractères

Se conviennent.

LISIDOR.

Parbleu, voilà bien des mystères !

LÉANDRE.

Je veux avoir le cœur en recevant la foi :

Pour l’article du bien, c’est ma vétille, à moi.

POLÉMON.

Tout franc, il a raison. Du temps de ma jeunesse

On cherchait le mérite autant que la richesse.

Un hymen, sans amour, paraissait dangereux.

Quand je me mariai, j’étais fort amoureux.

LISIDOR.

Pour moi, je n’étais point amoureux de ma femme,

Lorsque je l’épousai : de plus, la bonne dame

M’aimait encore moins. Toutefois, en dix ans,

Nous ne laissâmes pas d’avoir nombre d’enfants

Bien conditionnés. Sans se rendre incommode,

Chacun de nous pensait et vivait à sa mode.

Nous allions, nous venions, sans nous chercher jamais ;

Et voilà le secret d’être toujours en paix.

Mes aïeux, comme moi, respectaient fort les dames ;

Mais tous, de père en fils, nous n’aimons point nos femmes.

Je vois que notre mode a paru de bon sens,

Car elle a prévalu : c’est la mode du temps ;

Et, jusqu’au bourgeois même, il faut que tout y vienne.

LÉANDRE.

Je jure que jamais ce ne sera la mienne.

POLÉMON.

Mais tant pis ; car enfin je goûte ses raisons,

Et sens qu’on a bien fait d’abréger les façons.

Il faut qu’un bon esprit se conforme à l’usage.

L’avis du plus grand nombre est toujours le plus sage.

LÉANDRE.

L’avis du plus grand nombre est souvent le moins bon,

Et rarement conforme à la droite raison.

Mille faux préjugés entraînent le vulgaire,

Qui marche aveuglément dans la route ordinaire ;

Et qui, sans réfléchir sur le parti qu’il prend,

Croit ne point s’égarer quand il suit le torrent.

Contre des préjugés, un bon esprit en garde,

Sur la foi du public jamais ne se hasarde ;

De l’exacte raison il consulte la voix ;

Elle seule l’éclaire et lui dicte des lois.

Et que dit la raison touchant le mariage ?

Que de deux cœurs unis c’est un saint assemblage

Que forment de concert l’amour et la vertu.

Tel est mon sentiment, aujourd’hui combattu,

Par l’attrait odieux d’un intérêt sordide.

À ce lien sacré, c’est ce dieu qui préside,

De ce qui doit former les plus aimables nœuds.

POLÉMON.

Ma foi, c’est fort bien dit : voilà comme je pense.

Vous devez m’obéir, mais je vous en dispense ;

Car vous êtes, au fond, plus éclairé que nous.

Mon grand-père autrefois me parlait comme vous.

Il faut en revenir aux anciennes rubriques.

LISIDOR.

Moi, je méprise fort ces maximes gothiques.

Chacun vit pour son siècle, et doit s’y conformer.

Le beau prédicateur qui veut nous réformer !

Ce jargon précieux n’est que pédanterie.

Mais qui doit de vous deux commander, je vous prie ?

POLÉMON.

C’est moi, sans contredit.

LISIDOR, en souriant.

Vous ?

POLÉMON.

N’est-il pas mon fils ?

LISIDOR.

Je le crois.

POLÉMON.

Mais au fond, il fait comme je fis

Quand on me proposa de songer à sa mère.

Je devins tout rêveur, et je dis à mon père...

Écoutez mon histoire, afin d’en profiter ;

Je ne mettrai qu’une heure à vous la raconter.

LISIDOR.

Qu’une heure ! Y pensez-vous ? Laissez là votre histoire,

Ou je m’en vais.

POLÉMON.

Tout doux.

LISIDOR.

Croit-on m’en faire accroire ?

Tous ces beaux arguments ne sauraient m’imposer.

Je soutiens qu’un bon fils ne doit point s’opposer,

Sous des prétextes vains, à ce qu’un père ordonne ;

Qu’en fait de mariage, il faut qu’on s’abandonne...

Au choix de ses parents, et surtout au hasard,

Qui dans l’événement a la meilleure part,

Et qui, le plus souvent, contre toute apparence,

Nous conduit mieux cent fois que notre prévoyance.

POLÉMON.

Il est vrai ; je comprends cette maxime-là.

À Léandre.

Qu’avez-vous, s’il vous plaît, à répondre à cela ?

LÉANDRE.

Qu’il faut être imprudent, étourdi, téméraire,

Pour commettre au hasard une si grande affaire.

Je sais bien qu’aujourd’hui la personne n’est rien,

Et qu’il est du bon air de ne songer qu’au bien

Mais un homme d’honneur qui pense, qui raisonne,

A peu d’égard au bien, et songe à la personne ;

Parce qu’il veut trouver son plaisir, son bonheur

Dans celle à qui sa foi doit engager son cœur.

POLÉMON, à Lisidor.

Il n’a pas tort, au moins. J’admire sa sagesse.

LISIDOR, à Polémon.

Ne rougissez-vous point d’avoir tant de faiblesse ?

Il n’est plus question ici de raisonner.-

C’est à lui d’obéir, comme à vous d’ordonner.

Allez, vous ne savez ce que c’est qu’être père.

POLÉMON.

Corbleu ! pardonnez-moi. Je suis ferme et sévère ;

Rien ne peut empêcher ma résolution,

Quand je suis bien certain de mon intention.

À Léandre.

Vous allez voir. Pour vous j’ai fait choix de Clarice ;

Plus de raisonnements ; je veux qu’on m’obéisse.

LÉANDRE.

Ne précipitons rien.

POLÉMON.

C’est un point résolu...

À Lisidor.

Vous voyez que je suis sur le ton absolu.

LISIDOR.

Que Dieu vous y maintienne.

POLÉMON.

Oh ! je vous en assure.

L’affaire est convenable, et je veux la conclure.

LÉANDRE.

À Clarice tous deux vous engagez ma foi,

Sans savoir si son cœur est disposé pour moi.

LISIDOR.

Que cela soit ou non...

LÉANDRE.

Elle me hait, peut-être.

Donnez-nous tout au moins le temps de nous connaître.

POLÉMON.

Je reviens à cela.

LISIDOR.

Vous m’impatientez.

Peut-on en un moment avoir cent volontés ?

POLÉMON.

Il faut bien compatir à sa délicatesse,

À Léandre.

Et savoir... Mais on vient. Voici votre maîtresse.

LISIDOR.

Nous allons emmener et ma nièce et ma sœur,

Pour vous laisser tous deux.

LÉANDRE, à part.

Allons, ferme, mon cœur.

Notre ennemi paraît ; tâchons de nous défendre.

 

 

Scène III

 

CLARICE, ARTÉNICE, ARAMINTE, LÉANDRE, LISIDOR, POLÉMON

 

LISIDOR.

Ma fille, approchez-vous, et saluez Léandre.

CLARICE, entre brusquement et regarde le salon.

C’est donc là ce salon que l’on m’a tant vanté ?

ARAMINTE.

Oui, tout m’y paraît riche et d’un goût enchanté.

CLARICE.

Il est assez joli.

À Léandre.

Monsieur, votre servante.

Mon arrivée ici vous paraît surprenante ;

Mais mon père a voulu que je vinsse vous voir.

LÉANDRE.

Je me tiens trop heureux de vous y recevoir.

CLARICE.

De peur de m’ennuyer, j’amène compagnie.

ARTÉNICE, à Araminte.

Ce début est poli !

ARAMINTE.

La petite étourdie !

LÉANDRE, à Clarice.

Votre précaution m’oblige infiniment.

CLARICE.

Ma tante, répondez à ce doux compliment.

ARAMINTE.

Ma nièce, cet avis n’était pas nécessaire.

À Léandre.

Je m’en vais vous tenir un discours bien sincère.

J’avais de vous revoir un extrême désir ;

Mais il faut vous chercher pour avoir ce plaisir.

Ainsi, vous permettrez que je sois indiscrète,

Jusqu’au point de venir troubler votre retraite,

Et que...

LÉANDRE.

C’est lui prêter de nouveaux agréments,

Madame ; et je vous dois mille remerciements.

ARAMINTE.

Voici ma fille ; il faut que je vous la présente.

CLARICE, à Léandre.

Faites-lui grand accueil, car c’est une savante.

Profitez gravement de ces moments heureux ;

Et pour l’amour du grec embrassez-vous tous deux.

ARTÉNICE, reculant.

Ma cousine me veut donner un ridicule,

Mais il est mal fondé.

CLARICE.

Comme elle dissimule !

Pourquoi tant de façons ? Sachez qu’il n’est rien tel

Que de se présenter dans tout son naturel.

ARTÉNICE, à Léandre.

Je vous jure, Monsieur, que je suis ignorante

Autant que je le dois.

CLARICE.

Elle est un peu pédante ;

Mais elle a de l’esprit, je suis sa caution ;

Et vous pouvez compter sur ma décision.

ARAMINTE.

Ma nièce, taisez-vous, ou changez de langage.

CLARICE.

Ma tante, on doit parler quand on est à mon âge.

ARAMINTE.

Non, ma nièce, à votre âge on ne doit qu’écouter.

CLARICE.

À mon âge tout sied. Sans vouloir me vanter,

Je sais ce qui convient. Je mettrai mon étude,

Quand j’aurai cinquante ans, à bien jouer la prude.

ARAMINTE.

Ce discours...

ARTÉNICE.

Eh ! Madame, il faut lui pardonner.

Son indiscrétion doit peu vous étonner.

À Clarice.

Vous pouviez nous sauver cette brusque incartade,

Ma cousine.

LISIDOR, à Araminte.

Allons faire un tour de promenade.

À Léandre.

Nous suivez-vous ?

LÉANDRE.

Monsieur, j’ai quelque affaire ici.

POLÉMON, à son fils.

Vous restez ?

LÉANDRE.

Oui.

LISIDOR.

Clarice.

CLARICE.

Hé bien ?

LISIDOR.

Restez aussi.

CLARICE.

Mais pourquoi ?

LISIDOR.

Vous avez quelque chose à vous dire.

LÉANDRE.

Nous ? Point du tout.

POLÉMON.

Si fait.

LÉANDRE, à part.

Oh ! quel cruel martyre !

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, CLARICE

 

CLARICE.

Nous voilà tête-à-tête. Hé bien, que dirons-nous ?

LÉANDRE.

Je ne le sais pas trop.

CLARICE.

Je le sais moins que vous.

Ma présence a le don de vous rendre immobile.

LÉANDRE.

Il s’en faut pourtant bien que je ne sois tranquille.

CLARICE, bâillant à demi.

Ô le triste séjour ! Je meurs déjà d’ennui.

LÉANDRE.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

CLARICE.

Je n’ai vu d’aujourd’hui

Que des bois, des ruisseaux, des fleurs, de la verdure.

Quelle fadeur ! Comment est-ce que l’on y dure ?

LÉANDRE.

Quoi ! les ruisseaux, les bois, la verdure, les fleurs,

Cet air pur...

CLARICE.

Tout cela me donne des vapeurs.

LÉANDRE.

La campagne offre aux yeux miracles sur miracles.

Est-il dans l’univers de plus charmants spectacles ?

CLARICE.

Oui, Monsieur.

LÉANDRE.

Quels sont-ils ?

CLARICE.

Quels sont-ils ? L’opéra,

Le bal, la comédie, enfin ce qu’on voudra ;

Tout amuse à Paris. Mais pour votre campagne,

Tout ce que l’on y voit, le dégoût l’accompagne.

LÉANDRE.

Pour moi, j’y trouve tout ; jeux, spectacles, plaisirs,

Et sitôt que j’y suis, je n’ai plus de désirs.

CLARICE.

Moi, je n’y trouve rien, car rien ne m’y contente.

LÉANDRE.

Peut-être votre cœur la trouverait riante

Près de l’heureux mortel dont il serait charmé.

Le cœur se plaît partout avec l’objet aimé.

CLARICE.

La campagne pour moi n’en serait pas moins fade.

L’amant le plus aimé m’y paraîtrait maussade.

Il y rendrait mon cœur et mes yeux assoupis.

LÉANDRE.

Mais un mari, peut-être...

CLARICE.

Un mari ? Cent fois pis.

LÉANDRE.

L’aveu n’est point fardé.

CLARICE.

C’est la vérité pure.

LÉANDRE.

Oui, vous parlez du ton que parle la nature.

Mais, puisque vous avez tant de sincérité,

Contentez, s’il vous plaît, ma curiosité.

CLARICE.

Soit. Quelle question avez-vous à me faire ?

LÉANDRE.

Voici le fait.

CLARICE.

Voyons.

LÉANDRE.

Entre nous, votre père

Vous a-t-il dit pourquoi l’on vous amène ici ?

CLARICE, en riant.

À propos, je l’avais oublié.

LÉANDRE.

Grand merci.

La fleurette est touchante. Y pensez-vous, Madame ?

CLARICE.

Oui, je pense qu’on veut que je sois votre femme.

LÉANDRE.

Et vous, que voulez-vous ?

CLARICE.

Moi ? tout ce qu’on voudra ;

Et je déciderai comme on décidera.

Car, en fait de mari, je crois que l’un vaut l’autre.

LÉANDRE.

Pas toujours. Mais enfin, si je deviens le vôtre ?

CLARICE.

Si vous le devenez... je m’en consolerai.

LÉANDRE.

Fort bien. Et savez-vous ce que j’exigerai ?

CLARICE.

Mais vous exigerez que je vive à ma mode.

LÉANDRE.

Oui ! vous vous flattez donc que je serai commode ?

Dites-le franchement.

CLARICE.

Mais, après tout, je crois

Que vous ne voudrez pas être un mari bourgeois.

LÉANDRE.

Pardonnez-moi ; bourgeois, et très bourgeois, Madame.

J’aurai même le front...

CLARICE.

De quoi ?

LÉANDRE.

D’aimer ma femme.

CLARICE.

Oh ! tant qu’il vous plaira. Mais, vraisemblablement,

Vous ne l’avouerez pas.

LÉANDRE.

Qui ? moi ! Publiquement.

CLARICE.

Vous serez donc jaloux ?

LÉANDRE.

Oui, si j’ai lieu de l’être.

CLARICE.

Et vous vous garderez, au moins, de le paraître ?

LÉANDRE.

Pourquoi, si je le suis ?

CLARICE.

On se rira de vous.

LÉANDRE.

On ne doit point du tout rougir d’être jaloux ;

Mais rougir de donner matière à jalousie.

Je vois l’étonnement dont votre âme est saisie.

CLARICE.

Un homme du grand monde et de condition,

Vouloir aimer sa femme ! Oh, quelle vision !

LÉANDRE.

Vous ne comprenez pas cette délicatesse.

Dans ma femme, en un mot, je veux une maîtresse.

CLARICE.

Eh fi ! vous vous moquez. Cela ne se peut pas.

LÉANDRE.

Pourquoi non, s’il vous plaît ?

CLARICE.

C’est qu’on suit pas à pas

Une maîtresse.

LÉANDRE.

Hé bien ! je pourrai, ce me semble,

Vous suivre où vous irez ?

CLARICE.

On nous verrait ensemble

Aux spectacles, au cours ? Ah ! cela serait beau !

LÉANDRE.

Je sais bien qu’aujourd’hui le cas serait nouveau ;

Aussi n’est-ce pas là que je prétends vous suivre.

CLARICE.

Ah ! pour un Philosophe, au moins, vous savez vivre.

LÉANDRE.

Jamais, en lieux Pareils, on ne nous raillera ;

Car aucun de nous deux ne les fréquentera.

CLARICE.

Nous n’irons point au cours, point à la comédie,

À l’opéra ?

LÉANDRE.

Jamais.

CLARICE.

Je passerais ma vie

À vous contempler ?

LÉANDRE.

Oui.

CLARICE.

Le joli passe-temps !

Vous me promettez là d’agréables instants !

LÉANDRE.

Ils le seront autant que je pourrai vous plaire.

CLARICE.

Ce sera donc ici mon séjour ordinaire ?

LÉANDRE.

Nous n’en sortirons point.

CLARICE.

Vous vous moquez, je crois.

LÉANDRE.

Je serai tout à vous, vous serez toute à moi.

Car je veux que ma femme aime ma solitude ;

Nous y vivrons sans trouble et sans inquiétude,

Et nous nous y ferons cent plaisirs innocents.

CLARICE.

Je crois que ces plaisirs sont toujours languissants.

Si c’est là votre plan, il n’a rien qui me tente :

Qu’il n’en soit plus parlé. Je suis votre servante.

LÉANDRE.

Je vous ai mise au fait de mes intentions,

Et ne donne ma main qu’à ces conditions.

CLARICE.

À ces conditions, je vous ouvre mon âme.

Vous vivrez peu content, si je suis votre femme.

Vous et moi, nous ferons un triste assortiment :

Songez-y bien.

LÉANDRE.

J’y songe, et c’est mon sentiment.

CLARICE, vivement.

Ah ! que vous m’apprenez une bonne nouvelle !

LÉANDRE.

Tout de bon ?

CLARICE.

Oui.

LÉANDRE.

Je vais vous servir avec zèle,

Et si bien exhorter votre père et le mien,

Madame, que jamais nous ne nous serons rien.

CLARICE.

Ce que vous dites là me flatte et me rassure :

Me le promettez-vous ?

LÉANDRE.

De plus, je vous le jure.

CLARICE, lui présentant la main.

Touchez là.

LÉANDRE.

Volontiers.

 

 

Scène V

 

CLARICE, LÉANDRE, LISIDOR, POLÉMON

 

LISIDOR, voyant qu’ils se touchent la main.

Courage, mes enfants !

À Polémon.

Enfin, ils sont d’accord, et nous voilà contents.

LÉANDRE.

Oh ! oui, nous convenons...

POLÉMON.

Mon âme en est ravie.

Je n’ai jamais senti plus de joie en ma vie.

LÉANDRE, à Lisidor.

Apprenez donc, Monsieur...

LISIDOR.

Continuez tous deux,

Vous serez, dès ce soir, au comble de vos vœux.

CLARICE.

Mais un mot, s’il vous plaît. Vous saurez que Léandre...

LISIDOR.

Mon Dieu ! vos actions se font assez entendre.

POLÉMON.

Sortons ; ne troublons pas un si doux entretien.

LÉANDRE.

Vous croyez tout savoir, et vous ne savez rien.

LISIDOR.

Nous en savons assez pour terminer l’affaire.

À Polémon.

Allons tous deux dicter le contrat au Notaire.

À Léandre.

Tenez-vous gai, mon gendre, et dans une heure ou deux

Nous signerons tous quatre.

Les deux vieillards sortent en s’embrassant.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, CLARICE

 

LÉANDRE, en riant.

Ils s’en vont tout joyeux.

CLARICE, en riant aussi.

Il est vrai.

LÉANDRE, d’un air très sérieux.

L’aventure est assez étonnante.

CLARICE, s’éclatant de rire.

Je ne puis m’empêcher de la trouver plaisante.

 

 

Scène VII

 

CLARICE, LÉANDRE, CLITANDRE

 

CLITANDRE, entrant d’un air empressé.

Ayant su, ce matin, que vous veniez ici,

J’ai couru, j’ai volé pour m’y trouver aussi,

Madame ; cependant toute ma diligence

N’a jamais pu répondre à mon impatience.

CLARICE.

Clitandre, en vérité, vous venez à propos.

Je m’ennuie à mourir.

CLITANDRE.

Quoi ! les graves propos

De ce grand Philosophe ont-ils si peu de charmes ?

Pour moi, j’en ai conçu les plus vives alarmes.

J’ai cru que votre cœur, dès les premiers moments,

Ne pourrait résister à tous ses arguments.

Rien n’est plus dangereux qu’un argument, Madame ;

Cela va droit au cœur, cela chatouille l’âme.

CLARICE.

Je n’ai pas le talent d’en connaître le prix.

Mais, depuis ce matin, que fait-on à Paris ?

Ah ! l’aimable séjour ! et que je le regrette !

On ne vit pas ici, je crois être en retraite.

CLITANDRE.

La pauvre enfant ! Ma foi, vivent les gens de Cour !

Ils savent égayer le plus triste séjour ;

Mais, avec vos docteurs, les plus beaux lieux ennuient :

Ils arrangent leurs mots, les tournent, les appuient :

Ils pensent en parlant, sans jamais se presser ;

Mais, pour nous, nous parlons avant que de penser.

CLARICE.

Voilà le bon esprit, je n’en connais point d’autre.

LÉANDRE.

Et vous avez raison ; c’est justement le vôtre.

Voyez ce galant homme, il est tout fait pour vous.

Ce serait de quoi faire un agréable époux !

CLARICE.

Mais oui.

CLITANDRE.

Le don de plaire est toute ma science.

LÉANDRE.

Il est vrai ; vous avez cet air de confiance,

De bonne opinion, qui charme une beauté.

Rien n’est si séduisant que la fatuité.

Les femmes du grand air vont vous mettre à la mode.

CLARICE, à Léandre.

Vous ne feriez point mal de suivre sa méthode.

Il n’a pas, comme vous, l’air grave, singulier ;

Rien ne lui manquerait, s’il était héritier.

CLITANDRE.

Oh ! je le deviendrai ; n’est-il pas vrai, mon frère ?

Vous avez de grands biens, et ne savez qu’en faire.

Le monde vous ennuie, et vous l’ennuyez fort ;

Si vous n’y renoncez, vous aurez très grand tort.

LÉANDRE.

C’est à quoi je pensais : tous les fous me chagrinent,

Et, malheureusement, ce sont eux qui dominent :

Près des femmes, surtout, ils prennent le haut ton,

Et font partout la guerre à la pauvre raison.

CLARICE.

On leur est obligé, car elle est ennuyeuse.

À Clitandre.

À propos de raison, ne suis-je pas heureuse ?

Vous ne le croiriez pas, on veut me marier

À Monsieur.

CLITANDRE.

Oh ! cela ne se peut pas payer.

Vous, sa femme ! Parbleu, l’idée est trop plaisante !

CLARICE.

Vous m’y faites songer, elle est divertissante.

CLITANDRE.

Rions-en donc tous deux.

CLARICE, riant de tout son cœur.

Nous en avons sujet :

Votre père et le mien ont formé ce projet.

Ils rient tous deux démesurément.

CLITANDRE.

Ils radotent, ma foi. Les gens de son étoffe...

CLARICE.

Mais nous importunons monsieur le Philosophe :

Allons rire à l’écart, et laissons-le en repos.

Ils sortent en riant.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, seul

 

Je devrais mépriser de semblables propos,

Et je sens cependant que je suis en colère,

Outré contre Clarice, et jaloux de mon frère...

Ô ciel ! en quel état je suis en ce moment !

 

 

Scène IX

 

LÉANDRE, DAMIS

 

DAMIS.

Cher Léandre, je viens avec empressement

Pour vous dire... Grand Dieu ! que je hais Arténice !

LÉANDRE.

Pourquoi donc ?

DAMIS.

Elle vient de me mettre au supplice.

LÉANDRE.

Et comment ?

DAMIS.

Nous venons d’avoir un entretien

Où j’ai sondé son cœur et son esprit.

LÉANDRE.

Hé bien ?

Qu’en est-il arrivé, dites-moi ?

DAMIS.

La traîtresse,

Par son cœur, son esprit, son humeur, sa sagesse,

Offre en elle un objet dont la perfection

Mérite autant d’amour que d’admiration.

LÉANDRE.

Elle a tort.

DAMIS.

Comment, tort ! C’est un tour effroyable,

C’est un assassinat dont elle est responsable.

Malgré l’art qu’elle emploie à cacher son savoir,

Sans affectation il se laisse entrevoir...

Avec tant d’agrément, que l’âme la plus dure

Ne pourrait... Ah ! morbleu, l’horrible créature !

LÉANDRE.

Tout horrible qu’elle est, la belle vous plaît fort.

DAMIS.

J’en suis fou. Mais aussi je la hais à la mort.

Heureusement je vois, en dépit d’elle-même,

Qu’elle m’estime fort, mais que c’est vous qu’elle aime.

LÉANDRE.

Moi ?

DAMIS.

Vous.

LÉANDRE.

Vous plaisantez ?

DAMIS.

Non ; j’en suis assuré.

J’ai deviné son faible, et je m’en sais bon gré.

Ami, pour me guérir, renoncez à Clarice,

Et portez votre hommage à la sage Arténice ;

J’approuverai, louerai vos transports amoureux,

Parce qu’à la vertu vous offrirez vos vœux.

LÉANDRE.

Oui, je lui porterais un tribut légitime :

Mais mon cœur ne peut être entraîné par l’estime ;

Et, ce qui met encor le comble à mon malheur,

L’objet que je méprise a captivé mon cœur.

Oui, malgré cent défauts, Clarice a su me plaire,

Quoique j’en sois haï, quoiqu’elle aime mon frère.

Je ne suis plus moi-même. Enfin (le croiriez-vous ?)

J’aime avec tant d’excès... que je me crois jaloux.

DAMIS.

Jaloux ?

LÉANDRE.

Par le dépit dont mon âme est saisie,

Je viens de me surprendre en cette frénésie.

DAMIS.

Vous me faites horreur.

LÉANDRE.

Je dois faire pitié,

Et me confie à vous, sûr de votre amitié.

Pour cacher mon dépit à mon frère, à Clarice,

Je vais rendre des soins à l’aimable Arténice,

Je feindrai de l’aimer.

DAMIS.

Aimez-la tout de bon,

Et vous accorderez l’amour et la raison.

LÉANDRE.

Vous le voulez ? Hé bien ! j’y ferai mon possible.

DAMIS.

Cependant, si l’effort vous paraît trop pénible...

LÉANDRE.

Non. Je veux le tenter. Voyons donc, dès ce jour,

Si l’estime pourra triompher de l’amour.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARTÉNICE, seule

 

Enfin, me voilà seule, et sans être distraite,

Je puis rêver ici. L’agréable retraite !

Ah ! que deux cœurs, unis par l’hymen et l’amour,

Goûteraient de plaisirs en ce charmant séjour !

J’en ferais mon bonheur, j’en ferais mes délices.

La vertu, la raison en banniraient les vices,

Pour n’y faire régner que la tranquillité,

L’amour, la complaisance et la fidélité.

Le dégoût et l’ennui que d’autres pourraient craindre.

Dans nos amusements ne pourraient nous atteindre.

Une joie innocente en ferait l’agrément ;

Ils seraient toujours vifs sans nul emportement.

À ces plaisirs, exempts de troubles et d’alarmes,

La variété même ajouterait ses charmes ;

Car, que n’invente point le désir vertueux

D’amuser ce qu’on aime, et de le rendre heureux ?

D’où vient que je me fais cette agréable idée,

Et quel secret motif en ce lieu m’a guidée ?

C’est ici que Léandre, exempt de passions,

Vient souvent se livrer à ses réflexions.

C’est ici que son âme et s’éclaire et s’épure,

Tantôt par le travail, tantôt par la lecture.

Que ne puis-je, en ce lieu, partager ses plaisirs ?

Mais à quoi bon former d’inutiles désirs ?

Une autre est destinée au bonheur que j’envie,

Et, peut-être, à troubler le repos de sa vie.

Triste réflexion pour Léandre et pour moi !

N’y pensons plus. Quel est ce livre que je vois ?

C’est Horace. Je crois qu’on ne peut me surprendre,

Et je puis, sans témoins, et le lire et l’entendre.

Elle prend le livre qui est sur la table, et s’assied dans un fauteuil. Après avoir lu bas, elle dit.

Que cette ode est naïve ! Et quelle tendre ardeur

Éclate dans ce vers, interprète du cœur !

 

Tecum vivere amem, tecum obeam libens.

Oui, voilà le désir que ta vertu m’inspire,

Philosophe charmant. Je n’ose te le dire :

Mais aux muets témoins je puis me découvrir ;

Arténice, avec toi, voudrait vivre et mourir.

 

Tecum vivere amem, tecum obeam libens.

Juste ciel !

Dès qu’elle entend qu’on entre, elle se lève brusquement, et jette le livre sur la table.

 

 

Scène II

 

AMARINTE, ARTÉNICE

 

ARAMINTE.

D’où vous vient cette frayeur extrême ! |

ARTÉNICE.

Ah ! Madame, est-ce vous ?

ARAMINTE.

Ma fille, c’est moi-même.

ARTÉNICE.

M’avez-vous entendue en arrivant ?

ARAMINTE.

Fort bien.

Vous lisiez du latin.

ARTÉNICE.

Mon Dieu ! n’en dites rien.

Vous me perdrez.

ARAMINTE.

Vous ? Et pourquoi donc, de grâce ?

ARTÉNICE.

Pourquoi ? C’est qu’on saurait que je lisais Horace.

ARAMINTE.

Puisque vous l’entendez...

ARTÉNICE.

Eh oui ! voilà le mal,

On m’en ferait d’abord un crime capital ;

Car on veut nous forcer toutes tant que nous sommes,

À n’étudier plus que l’art de plaire aux hommes ;

Que si nous étendons nos recherches plus loin,

À nous tympaniser ils mettent tout leur soin,

Voulant faire de nous d’insipides poupées,

De la minauderie à toute heure occupées,

Et par-là nous ravir, pour nous mieux abaisser,

Les moyens qui pourraient nous apprendre à penser,

À reconnaître en nous des talents estimables,

Qui pourraient, à leurs yeux, nous rendre respectables,

Et nous faire prétendre à cette égalité

Qu’ils savent nous ôter de leur autorité.

ARAMINTE.

Ailleurs, j’approuverais votre juste scrupule ;

Ici vous brilleriez sans craindre un ridicule ;

Vos talents charmeraient et Léandre et Damis.

Et, pour vous dire plus, il peut m’être permis,

Autant par votre bien que par votre naissance,

De projeter pour vous l’une ou l’autre alliance.

Ouvrez-moi votre cœur. Pour être votre époux,

Entre ces deux amis, lequel choisiriez-vous ?

Vous me semblez pencher en faveur de Léandre.

ARTÉNICE.

Disposée à l’aimer je saurai m’en défendre ;

Ma gloire et ma raison m’en imposent la loi,

Et seraient pour Damis, s’il s’attachait à moi.

J’estime sa candeur et sa vertu sublime,

Et l’amour, aisément, peut naître de l’estime.

ARAMINTE.

Je crois qu’il vient à nous, tâchez de le sonder ;

Et, sans rien affecter, je vais vous seconder.

 

 

Scène III

 

AMARINTE, ARTÉNICE, DAMIS

 

DAMIS, entrant d’un air distrait et embarrassé.

Mesdames... par hasard... avez-vous vu Léandre ?

Je le croyais ici.

ARAMINTE.

Je crois qu’il va s’y rendre.

DAMIS.

Je le cherche partout.

ARTÉNICE.

Peut-on savoir pourquoi ?

DAMIS.

Non vraiment.

ARTÉNICE.

Non ?

DAMIS.

Cela ne regarde que moi.

ARTÉNICE.

Oh ! permis donc à vous de garder le silence.

AMARINTE.

On ne veut point, Monsieur, vous faire violence.

ARTÉNICE.

Nous ne méritons pas d’entrer dans vos secrets.

DAMIS.

Mais nous n’en avons point.

ARTÉNICE.

Les sages sont discrets.

DAMIS.

Les sages... s’il en est, ignorent le mystère ;

Car ils ne pensent rien qu’ils soient forcés de taire.

C’est aux fous à cacher ce qu’ils ont dans le cœur.

ARTÉNICE.

Ils ne le peuvent pas ; et c’est là leur malheur ;

Mais le sage se tait ; c’est là son privilège.

DAMIS, à part.

Ô ciel ! à tant d’appas comment échapperai-je ?

ARAMINTE.

Qu’avez-vous ? Vous semblez inquiet, agité.

DAMIS, d’un air très agité.

Vous vous trompez ; je suis d’une tranquillité...

ARTÉNICE.

On ne le dirait pas.

DAMIS.

Après tout, je m’étonne

Que vous examiniez de si près ma personne.

ARTÉNICE.

Sans vous examiner, cela frappe les yeux.

DAMIS.

Soit. Mais que je sois gai, que je sois sérieux,

D’une humeur vive, sombre, inégale ou constante,

La chose, à mon avis, vous est indifférente,

Ou doit vous l’être, au moins.

ARTÉNICE.

Elle me l’est aussi.

DAMIS.

Parlez-vous tout de bon, quand vous parlez ainsi ?

ARTÉNICE.

Pourquoi non, s’il vous plaît ?

DAMIS.

Cet aveu-là me charme.

À part.

J’enrage au fond du cœur.

ARTÉNICE.

N’ayez aucune alarme,

Je n’imagine rien qui vous puisse offenser.

DAMIS.

Vous m’enchantez, Madame ; et quoiqu’on pût penser

Que je n’ai pu vous voir, vous parler, vous connaître

Sans vous donner mon cœur, j’en suis encor le maître,

Et le serai toujours, malgré tous vos appas :

Mais j’aurai beau le dire, on ne m’en croira pas.

ARTÉNICE.

La chose, cependant, est assez vraisemblable.

DAMIS.

Et moi, je vous soutiens que rien n’est moins croyable.

Vous voir sans vous aimer est le dernier effort

De la sagesse humaine, et je crains qu’un transport...

ARTÉNICE.

Ne craignez point l’effet d’un trop faible mérite.

DAMIS.

Il n’a que trop de force, et c’est ce qui m’irrite.

Heureusement pour moi j’ai su m’en garantir,

Mais ce n’est pas sans peine, à ne vous point mentir.

ARTÉNICE.

L’apparence, souvent, peut tromper le plus sage.

Une folle jeunesse est tout mon apanage.

DAMIS.

Je puis, sans vous fâcher, dire que vous mentez.

ARTÉNICE, en riant.

Comment donc ?

DAMIS.

Vous avez toutes les qualités

De l’âge le plus mûr, jointes à la jeunesse.

Oui, chez vous la beauté fait valoir la sagesse

La sagesse chez vous fait valoir la beauté,

Et tout conspire en vous contre la liberté.

Ce n’est pas tout encore ; et votre modestie,

Pour vous mieux relever, se met de la partie.

Ah, traîtresse !

ARAMINTE.

Eh, bon Dieu ! d’où vous vient ce courroux ?

DAMIS.

Je suis tout hors de moi.

ARAMINTE.

De quoi vous plaignez-vous ?

ARTÉNICE.

Oui.

DAMIS.

C’est un attentat que d’être trop aimable :

Je prévois que d’un meurtre elle sera coupable.

Léandre entre sur le théâtre, et écoute sans être aperçu.

Mon cœur... non, mon ami ne pourra résister

Au mérite étonnant qu’elle fait éclater.

AMARINTE.

Léandre ? On le destine à ma nièce Clarice.

DAMIS.

Il est vrai, mais sans doute il adore Arténice.

Son cœur, que la raison avait rectifié,

Ce cœur, par mon exemple encor fortifié,

Elle va l’enlever à la philosophie.

C’est là ce qui m’aigrit, ce qui me mortifie.

Verrai-je, sans douleur, sa défaite aujourd’hui,

Moi, qui n’ai jamais fait un faux pas devant lui ?

ARTÉNICE, à part.

Ciel ! s’il me disait vrai, que je serais heureuse !

DAMIS.

Pourquoi venir ici, fille trop dangereuse ?

Ou pourquoi faites-vous éclater en ces lieux

Ce qui charme les sens, le cœur, l’esprit, les yeux ?

Car que vous manque-t-il pour faire la conquête

Du plus sage mortel, pour lui tourner la tête ?

Il fallait être moi pour braver tant d’appas ;

Mais Léandre, à coup sûr, n’y résistera pas.

ARTÉNICE.

Je sais qu’il n’a pour moi que de l’indifférence,

Et que sur moi toute autre aurait la préférence.

DAMIS.

Vous connaître, et vous voir d’un œil indifférent,

Cela ne se peut pas, je vous en suis garant.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, DAMIS, ARAMINTE, ARTÉNICE

 

LÉANDRE, à part, sans être vu.

À tout ce que j’entends, mon homme est en déroute.

DAMIS, l’apercevant.

Ah, ah ! que faites-vous dans ce coin-là ?

LÉANDRE.

J’écoute.

DAMIS.

Vous savez donc sur quoi roulait notre entretien ?

Il s’agissait de vous.

LÉANDRE, en souriant.

Oh ! oui, je le vois bien.

ARTÉNICE.

Il voulait me flatter...

LÉANDRE.

Je ne feins point de dire

Que plus je vous connais, et plus je vous admire.

DAMIS, à Arténice.

Vous voyez.

LÉANDRE.

Si jamais je voulais faire un choix,

Je pourrais, sans rougir, me ranger sous vos lois.

La sévère raison avouerait ma faiblesse.

DAMIS, à Araminte.

Avais-je tort ?

LÉANDRE.

En vous j’aimerais la sagesse,

La science, l’esprit, les grâces, la beauté.

DAMIS, à Léandre.

Dites mieux, vous l’aimez.

LÉANDRE.

Mon esprit enchanté

Me dit qu’à tant d’appas mon cœur devrait se rendre ;

Mais mon cœur avec lui refuse de s’entendre.

DAMIS.

Comment donc ?

LÉANDRE.

Son penchant ne dépend pas de nous.

À Arténice.

Je rougis d’un aveu si peu digne de vous,

Sans présumer pourtant qu’il puisse vous déplaire.

Mais si je suis injuste, au moins suis-je sincère.

Contre tant de vertus vous me voyez armé,

Et mon ami pour moi s’est trop tôt alarmé.

DAMIS, à Léandre, à part.

Ne m’aviez-vous pas dit qu’au moins vous vouliez feindre ?

LÉANDRE.

Ce serait la tromper, je ne puis m’y contraindre.

ARTÉNICE, à Léandre.

Vous me feriez grand tort, si vous pouviez penser

Qu’un aveu si naïf eût de quoi m’offenser.

En toute occasion la vérité m’enchante,

Et je l’aime encor mieux fière, désobligeante,

Qu’un mensonge flatteur, dont le miel empesté

Par un cœur délicat est toujours détesté.

DAMIS, prenant la main d’Arténice avec transport.

Trop aimable Arténice, est-il donc bien possible

Que Léandre pour vous se montre peu sensible ?

Ah ! s’il avait mes yeux, que ne ferait-il pas

Pour être possesseur de vos divins appas ?

Oui, si j’étais Léandre, esclave de vos charmes,

Je ferais mon bonheur de leur rendre les armes.

De vos yeux enchanteurs j’aimerais le poison.

Je leur sacrifierais... jusques à ma raison,

Qui, bien loin de rougir d’un si noble esclavage,

Croirait, en vous cédant, éclater davantage.

Il se jette à ses genoux.

Que vous dirai-je enfin ? Tombant à vos genoux,

Je ferais vœu de vivre et de mourir pour vous.

ARTÉNICE.

Ah ! Damis, quel transport !

DAMIS, se relevant de sang-froid.

Je parle pour Léandre,

Ce n’est qu’une leçon. N’allez pas vous méprendre.

LÉANDRE, riant de tout son cœur.

La leçon est fort bonne et me réjouit fort.

ARAMINTE.

Mais Léandre, après tout, vous avez très grand tort.

Croyez-vous Arténice indigne de vous plaire,

De fixer votre cœur ?

LÉANDRE, reprenant son sérieux.

Ah ! Madame, au contraire,

Je voudrais pour jamais le lui pouvoir donner.

ARAMINTE.

De quoi riez-vous donc ?

LÉANDRE.

Daignez me pardonner.

Je ris de voir un sage en proie à sa faiblesse,

Et sous le nom d’un autre exprimer sa tendresse.

DAMIS, à Léandre, à part.

Te tairas-tu, bourreau ?

LÉANDRE, à Araminte.

Pour sortir d’embarras,

Sachez...

DAMIS.

Qu’il va mentir.

LÉANDRE.

Non.

DAMIS.

Ne le croyez pas.

ARAMINTE.

J’entends du bruit. On vient.

DAMIS, à part.

Grâce au ciel, c’est Clarice,

Elle va me tirer du bord du précipice.

 

 

Scène V

 

CLARICE, ARTÉNICE, ARAMINTE, LÉANDRE, DAMIS, CLITANDRE, LA FLEUR

 

CLARICE entre, tenant Clitandre sous le bras.

Je suis lasse à mourir. Reposons-nous un peu.

LÉANDRE.

Des sièges.

CLARICE, après que tout le monde est assis.

Maintenant il faut nous mettre au jeu.

Laquais !

LA FLEUR.

Que vous plaît-il ?

CLARICE.

Des cartes. L’imbécile !

Il ouvre de grands yeux, et demeure immobile.

Des cartes, vous dit-on. Vous plaît-il de courir ?

LA FLEUR.

Mais... nous n’en avons point.

CLARICE.

Ah ! c’est pour en mourir.

Point de cartes céans ! Oh ! quelle barbarie !

LA FLEUR.

Voulez-vous des échecs ?

CLARICE.

Belle galanterie !

Des échecs !

CLITANDRE, à Léandre.

Par ma foi, je suis honteux pour vous.

Des échecs !

DAMIS.

Pourquoi non ? Ils nous amusent, nous.

LÉANDRE.

Si j’eusse pu prévoir une telle visite,

Je me serais pourvu...

CLITANDRE, d’un ton railleur.

Les gens d’un haut mérite

Ne daignent s’abaisser jusqu’aux jeux de hasard :

À leurs amusements l’esprit a toujours part.

CLARICE.

Quand l’esprit est partout, il rebute, il ennuie.

CLITANDRE, en se balançant dans son siège.

Çà, Messieurs, dissertez.

CLARICE.

Vous voulez que j’essuie

Leurs froids raisonnements ? Disserte qui voudra :

Mais, pour nous, médisons ; cela m’amusera.

CLITANDRE.

Allons.

DAMIS.

L’amusement me paraît méritoire.

ARAMINTE, à Clarice.

Vous êtes très caustique, et vous en faites gloire.

Croyez-moi ; c’est, ma nièce, un dangereux métier.

CLARICE.

Je médis en public, vous en particulier :

N’est-il pas vrai, ma tante ?

CLITANDRE, en éclatant de rire.

Excellente saillie !

CLARICE.

Quelque jour, comme vous, modeste, recueillie,

J’appuierai gravement mes traits sur le prochain :

Pour les faire, en douceur passer de main en main,

Je saurai les couvrir d’un dehors charitable ;

Et ma malice même aura l’air respectable.

Aujourd’hui que je suis au plus beau de mes ans,

Je dis, le front levé, ce que je sais des gens :

S’en fâche qui voudra, pourvu que je m’amuse.

J’ai pour moi les rieurs, et mon âge m’excuse.

CLITANDRE, à Clarice.

C’est fort bien répliqué. Je vous admire, au moins.

CLARICE.

Tant mieux. À me louer employez tous vos soins.

Voici de bonnes gens qui me font une mine...

CLITANDRE.

Votre esprit les assomme.

ARTÉNICE.

Après tout, ma cousine,

Croyez-vous qu’à notre âge il sieye infiniment

De raisonner sur tout sans nul ménagement ?

AMARINTE.

Vous vous croyez plaisante, et votre esprit s’admire ;

Mais vous scandalisez ceux que vous faites rire.

DAMIS.

Pour avoir de l’esprit, on n’a qu’à critiquer ;

On l’accorde aisément à qui veut tout risquer.

LÉANDRE.

Le monde aux médisants prodigue la louange,

Il est vrai ; mais aussi quelquefois il se venge :

Il les hait, il les craint ; et leur esprit pervers

Tôt ou tard les expose à de tristes revers.

ARTÉNICE.

Croyez-moi, ma cousine, une humeur sérieuse,

Modeste, sans aigreur...

CLARICE.

Voilà ma précieuse

Qui préfère toujours la morale à l’esprit ;

Et qui se scandalise aussitôt que l’on rit.

Ces gens de cabinet ont l’humeur si sauvage,

Qu’ils se choquent d’abord du moindre badinage :

Ils ne savent jamais parler que sur un ton.

Jugez s’ils sont plaisants, ils ont toujours raison.

CLITANDRE.

En effet, est-ce là pour se rendre agréables ?

Rien n’est plus assommant que les gens raisonnables.

DAMIS, à Clitandre.

Voilà de quoi jamais on ne vous taxera.

CLARICE.

Et voilà ce qui fait que toujours il plaira.

CLITANDRE, à Clarice.

Voyez-vous ces docteurs ? Que le ciel me confonde,

S’ils savent seulement les éléments du monde.

ARTÉNICE, à Clitandre.

Du monde qui vous plaît, et que vous amusez,

Grace à leur bon esprit, ils sont désabusés ;

Mais, dès qu’ils le voudront, ils sauront l’art de plaire :

Ils n’ont qu’à retomber dans la route vulgaire,

Quitter cet air sensé qui leur convient si bien,

Parler toujours bien haut, sans jamais dire rien ;

Faire les étourdis, s’habiller à la mode,

Et bannir la raison, puisqu’elle est incommode...

CLITANDRE, à Clarice.

À nous la balle. Il faut soutenir le parti.

CLARICE.

L’art de plaire est un don qui n’est pas départi

À gens de notre espèce : il faut que la nature

Ait, pour cela d’abord, dessiné la figure.

CLITANDRE.

Comme la mienne.

CLARICE.

Il faut certain je ne sais quoi

Que l’art ne donne point.

CLITANDRE.

Et que l’on trouve en moi.

CLARICE, à Arténice.

Vous, par exemple, vous, vous êtes fort jolie :

Mais vous avez des traits qui n’ont point de saillie.

Il vous manque les dons que l’on doit rassembler...

LÉANDRE, à Clarice.

Il ne vous manque, à vous, que de lui ressembler

CLARICE.

Ceci n’est pas mauvais. Expliquons-nous, de grâce,

Comment vous voudriez que je lui ressemblasse ?

LÉANDRE.

Oui ; vous seriez parfaite.

ARTÉNICE, à Clarice.

Il se moque de moi.

CLARICE.

En doutez-vous ?

LÉANDRE.

Je parle ici de bonne foi.

À Arténice.

Si je vous louais moins, je croirais faire un crime.

En inspirant l’amour, vous inspirez l’estime ;

Au lieu que nous voyons cent belles chaque jour,

Qui détruisent l’estime en inspirant l’amour.

CLARICE, à Clitandre.

Voilà notre savante au comble de sa joie,

Pour de fades douceurs que Monsieur lui renvoie.

ARTÉNICE.

Non, je prends ces discours tout comme je le dois.

ARAMINTE, à Clarice.

Elle n’est point savante, on vous l’a dit cent fois.

LÉANDRE.

Moi, je sais qu’elle l’est, sans oser le paraître ;

Et c’est comme à son sexe il est permis de l’être.

Vous joignez, Arténice, aux traits de la beauté,

Le savoir, le bon cœur, et la solidité :

Votre esprit s’est orné pour avoir plus de force ;

Mais les grâces n’ont point avec vous fait divorce :

Vous avez évité le pédantesque orgueil,

Qui de toute savante est si souvent l’écueil.

Enfin, vous méritez que chacun vous admire,

Mais vous ne souffrez pas qu’on ose vous le dire ;

Et c’est dans votre sexe un trait si singulier,

Que, pour lui faire honneur, on doit le publier.

ARTÉNICE.

Cet éloge est trop fort.

CLARICE.

Il sent un peu l’école.

En se levant brusquement.

Je vous laisse, Messieurs, aux pieds de votre idole.

Pour moi, qui n’ai pas l’art de plaire aux grands esprits,

Je vais me disposer à regagner Paris.

Me suivrez-vous, Clitandre ?

CLITANDRE.

Ah ! jusqu’au bout du monde.

CLARICE.

Venez ; vous n’avez pas la science profonde

Qui brille en ces Messieurs : mais, sans vous mépriser,

Vous en savez plus qu’eux ; vous savez m’amuser.

CLITANDRE.

Oh ! je n’en doute point.

CLARICE.

Messieurs, notre ignorance

Baise humblement les mains à la haute science.

Clitandre emmène Clarice.

ARAMINTE, à Léandre.

Un si brusque départ ne convient nullement ;

Et je vais, si je puis, y mettre empêchement.

Arténice, en sortant, fait une révérence gracieuse à Léandre, qui y répond en souriant ; ce qui fait prendre à Damis un air très sérieux.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, DAMIS

 

LÉANDRE.

Eh bien ! vous avez vu comme, aux yeux de Clarice,

J’ai pris très vivement le parti d’Arténice.

DAMIS, d’un ton brusque.

Très vivement, sans doute.

LÉANDRE.

Êtes-vous satisfait

De mes expressions ?

DAMIS, d’un air agité.

Je le suis en effet.

LÉANDRE.

N’êtes-vous pas charmé de mon indifférence

Pour Clarice ?

DAMIS, froidement, et sans le regarder.

Très fort.

LÉANDRE.

Et de la préférence

Que j’ai donnée à l’autre ?

DAMIS.

Eh oui ! si vous voulez.

LÉANDRE.

Comment donc, si je veux ? De quel ton vous parlez ?

Après tout, j’en ai dit tout ce qui s’en peut dire.

DAMIS, d’un ton de colère.

Je ne le sais que trop. Qu’avez-vous donc à rire ?

LÉANDRE.

Examinez-vous bien ; n’êtes-vous pas jaloux ?

DAMIS, d’un air piqué.

J’ai lieu de l’être, au moins.

LÉANDRE.

Allez, rassurez-vous :

J’ai fait voir à quel point j’estimais Arténice ;

Mais sans autre dessein que d’abaisser Clarice.

DAMIS.

Vous me supplanterez, vous vous l’êtes promis.

LÉANDRE.

Qui ? Moi !

DAMIS.

Vous ménagez joliment vos amis !

LÉANDRE.

Êtes-vous sérieux ?

DAMIS.

Laissons cette matière.

LÉANDRE.

Mais c’est par votre avis, même à votre prière,

Que j’ai pris le parti...

DAMIS.

Vous avez très bien fait ;

J’ai grand tort de me plaindre, et je suis satisfait.

LÉANDRE.

Ah ! cessez de tenir un discours aussi vague,

Et dites-moi...

DAMIS, brusquement, et d’un air furieux.

Bonjour.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, seul

 

Le pauvre homme extravague ;

Sa folie est montée au suprême degré.

Quoi ! le meilleur esprit est sitôt égaré !

Voilà Damis jaloux, brusque, injuste, intraitable :

Mais moi qui parle, moi, suis-je plus raisonnable ?

Examinons un peu dans quel état je suis.

Pour me vaincre, il est vrai, je fais ce que je puis ;

Mais, plus j’y fais d’efforts, plus mon amour augmente,

Et Clarice, à mes yeux, est toujours plus charmante :

Sitôt que je la vois, mon âme s’attendrit ;

Jusques dans ses mépris je trouve de l’esprit.

Au fort de mon dépit, ses traits vifs me désarment,

Et sa déraison même a des grâces qui charment.

Dans son égarement mon cœur s’est confirmé.

Ah ! lâche que je suis, j’aime, et sans être aimé !

Non, d’un si fol amour je prétends me défaire.

Ingrate ! je connais le moyen de te plaire ;

Et, s’il me réussit, je deviens mon vainqueur.

Je veux voir si je puis m’assurer de ton cœur,

En feignant de changer de mœurs et de langage ;

Et je vais être fou, pour devenir plus sage.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LISIDOR, POLÉMON

 

POLÉMON.

Quoi donc ! si brusquement retourner à Paris,

Nous quitter de la sorte !

LISIDOR.

En êtes-vous surpris ?

POLÉMON.

Qui ne le serait pas ?

LISIDOR.

Vous avez tort de l’être.

POLÉMON.

Quelle en est la raison ? Faites-la-moi connaître.

LISIDOR.

La raison ? La voici, puisqu’il faut parler net.

POLÉMON.

Voyons donc.

LISIDOR.

Votre fils n’est bon qu’au cabinet,

Qu’à faire un vain amas de maximes frivoles

Parmi cent vieux bouquins dont il fait ses idoles.

Je veux un gendre propre à la société :

Et j’aimerais bien mieux un sot, un hébété,

Mais bonhomme d’ailleurs, et d’un esprit commode,

Qu’un esprit singulier qui veut changer la mode,

Qui veut tout réformer sur un plan tout nouveau,

Et renfermer sa femme au fond de son château.

Ma fille, très peu faite à ce genre de vie,

Sous les lois d’un pédant ne peut être asservie :

Je lui cherche un mari conforme à son humeur,

Et veux un galant homme, et non pas un docteur.

POLÉMON.

Mon fils est philosophe, et l’est trop pour Clarice,

J’en demeure d’accord. Mais rendons-nous justice :

Si mon fils dans l’humeur a trop d’austérité,

Votre fille en fait voir trop peu de son côté :

Et, s’il faut m’expliquer d’une façon naïve,

Je trouve qu’à son âge elle est bien décisive,

Bien brusque et volontaire, et pour moi...

LISIDOR.

Son défaut,

Si c’en est un pourtant, est de penser tout haut.

POLÉMON.

Oui ; mais trop librement, souffrez qu’on vous le dise.

Son sexe ne doit point avoir tant de franchise.

Les femmes, je le sais, sont faites pour parler ;

Toutes ont cependant l’art de dissimuler,

De mener par le nez l homme le plus habile :

Mais Clarice, au contraire, entêtée, indocile,

Se décèle d’abord ; et veut, bon gré, malgré,

Changer en petit-maître un homme retiré,

Faire d’un philosophe un galant à la mode,

Et d’un homme d’honneur un mari très commode.

Loin d’attirer mon fils, c’est vouloir le bannir ;

C’est vouloir commencer par où l’on doit finir.

LISIDOR.

Comment ! Vous prétendez qu’elle se contrefasse ?

POLÉMON.

C’est ce que je ferais, si j’étais à sa place.

Léandre est effrayé par le peu de rapport

Qu’il trouve d’elle à lui. Mais un léger effort,

Un peu de complaisance, et plus de retenue...

LISIDOR.

Ma fille, contre lui, n’est pas moins prévenue.

Comment diantre accorder deux esprits si divers,

Et qui, je le sens bien, ont chacun leur travers ?

POLÉMON.

Que votre fille, au moins jusques au mariage,

Prenne un air plus sensé, plus modeste, plus sage ;

Qu’elle promette tout ce que mon fils voudra,

Et je réponds qu’enfin elle le gagnera.

Du moins il n’aura plus de prétexte valable,

Pour rompre le projet d’un hymen si sortable.

LISIDOR.

Touchez là. Dans l’instant je vais vous faire voir

Que je sais, mieux que vous, user de mon pouvoir.

Je vais tancer Clarice, et même lui prescrire

Tout ce qu’elle doit faire, et ce qu’elle doit dire ;

Mais à condition que, de votre côté,

Vous saurez vous servir de votre autorité,

Pour rendre votre fils d’une humeur moins austère.

POLÉMON.

Soit. Je vais lui parler du ton dont parle un père ;

Et je prétends qu’il change, ou nous verrons beau jeu.

LISIDOR.

Il vient tout à propos.

POLÉMON.

Laissez-nous.

LISIDOR.

Sans adieu.

POLÉMON.

Allez, je vais lui faire une vive apostrophe.

LISIDOR.

Soyez ferme.

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, POLÉMON

 

POLÉMON.

Approchez, Monsieur le philosophe ;

Il faut nous expliquer.

LÉANDRE.

Eh ? de grâce, sur quoi ?

POLÉMON.

Ne vous lassez-vous point de vous moquer de moi ?

D’abuser des bontés d’un père trop facile ?

Fier de votre science, et toujours indocile,

Vous ne connaissez plus ni respect, ni devoir,

Et votre orgueil vous veut soustraire à mon pouvoir :

Mais, avant qu’il soit peu, je vous ferai connaître

Qu’un père, quand il veut, ose parler en maître ;

Quand le cas le requiert, sait user de son droit,

Et se faire porter le respect qu’on lui doit.

LÉANDRE.

Vous n’aurez pas besoin d’user de violence,

Pour voir le prompt effet de mon obéissance.

Qui peut donc contre moi vous avoir irrité ?

Quand me suis-je soustrait à votre autorité ?

POLÉMON.

Depuis que vous laissez et la cour, et la ville,

Pour mener en ces lieux une vie inutile,

Et que, ne citant plus que Sénèque et Platon,

Vous avez pris la gourme et les airs d’un Caton.

Mais apprenez de moi, que Caton, ni Sénèque,

Ni tous les habitants d’une bibliothèque,

Ne sauraient vous donner d’aussi sages avis

Que ceux que je vous donne, et qui sont mal suivis ;

Et que ces vieux rêveurs, que partout on renomme,

Ne sont bons qu’à gâter l’esprit d’un gentilhomme.

Pour moi qui, grâce au ciel, suis ignorant parfait,

Je n’ai jamais rien lu, mais je vais droit au fait ;

Mon bon sens me suffit sur toutes les matières,

Et ne m’aveugle point à force de lumières.

Nos aïeux, qui tenaient jadis un si haut rang,

Faisaient cas de Platon comme de l’Alcoran :

Ils n’étudiaient point, mais c’étaient de grands hommes

Qui valaient mieux, cent fois, que tous tant que nous sommes.

Jusqu’à la fin du monde on les exaltera.

Mais de vous, s’il vous plaît, qu’est-ce que l’on dira ?

Que vous étiez savant ; que sur une fadaise

Vous pouviez, tout un jour, soutenir une thèse ;

Prouver que le soleil se repose aujourd’hui,

Que la terre est mobile, et tourne autour de lui ;

Que le feu n’est pas chaud, que la nuit n’est pas noire,

Et cent absurdités qu’on veut nous faire accroire.

LÉANDRE.

Je connais Lisidor à de pareils discours :

C’est lui qui, contre moi, vous les tient tous les jours ;

C’est lui qui vous aigrit contre ma solitude,

Croyant que l’on déroge en vaquant à l’étude :

Voilà la vieille erreur de notre nation,

Et le faux préjugé de l’éducation.

Mais remontons plus haut. À Rome et dans la Grèce,

Nous verrons la science étayer la noblesse,

Les plus fameux héros, les plus grands conquérants,

Bien loin de se piquer d’être fous, ignorants,

Jeunes, s’orner l’esprit des belles connaissances ;

Très souvent exceller dans toutes les sciences,

Même les cultiver dans leurs travaux guerriers,

Et, doctes, vertueux, se couvrir de lauriers.

Mais, sans aller chercher ni la Grèce, ni Rome,

Regardez nos voisins : Chez eux un gentilhomme,

S’il n’orne son esprit, paraît dégénérer :

C’est par-là que du peuple il croit se séparer.

Est-il rien plus sensé ? La vertu, la science,

Ne peuvent qu’illustrer la plus haute naissance.

La prudence, l’étude et les réflexions,

Élèvent un cœur noble aux grandes actions :

Mais, chérir l’ignorance, et blâmer la sagesse,

C’est être au rang du peuple, et non de la noblesse.

POLÉMON, vivement.

Et moi, je vous soutiens que... Corbleu ! de vos jours,

Ne me tenez jamais de semblables discours.

LÉANDRE.

Pourquoi ?

POLÉMON.

C’est que jamais je ne puis y répondre ;

Et que vous vous donnez les airs de me confondre.

Mais, lorsque nous aurons tous deux un entretien,

Je vous défends, tout net, de raisonner si bien.

Comme père, je veux paraître le plus sage ;

Et vous l’êtes toujours plus que moi, dont j’enrage.

LÉANDRE.

Sans manquer au respect, sans vous mortifier,

Ne m’est-il pas permis de me justifier ?

Du plus grand criminel on entend la défense.

Condamner sans entendre est une violence ;

Et vous avez le cœur trop rempli d’équité,

Pour fouler la raison sous votre autorité.

POLÉMON.

Non. Lorsqu’un père veut sagement se conduire,

Il doit... Sur mon honneur, je ne sais plus que dire.

Embrassez-moi, mon fils. Que l’on me blâme, ou non,

Je vous trouve cent fois plus d’esprit, de raison,

Que nous n’en avons tous ; et je vous rends justice :

Mais humanisez-vous, du moins, avec Clarice.

LÉANDRE.

C’est mon intention. Pour mieux sonder son cœur,

Comme elle n’a pour moi que mépris et froideur,

Je veux, prenant les airs qu’un petit-maître étale,

Voir si c’est moi qu’on hait, ou si c’est ma morale.

POLÉMON.

Oui ; montrez-vous moins sage, et vous la charmerez ;

Ensuite, après l’hymen, vous le redeviendrez.

LÉANDRE.

Ainsi vous approuvez l’innocent artifice

Dont je vais me servir ?

POLÉMON.

Et je m’en rends complice

Avec plaisir.

LÉANDRE.

Fort bien.

POLÉMON.

Le tour est des plus fins,

Et vous fera bientôt parvenir à vos fins.

LÉANDRE.

Je m’en flatte, et je vais, plus bruyant que mon frère,

Prendre, aux yeux de Clarice, un nouveau caractère.

POLÉMON.

Allez, mais montrez-vous plus galamment vêtu.

LÉANDRE, à part, en sortant.

Allons venger l’affront qu’on fait à la vertu.

 

 

Scène III

 

LISIDOR, POLÉMON

 

LISIDOR.

Hé bien, qu’avez-vous fait ?

POLÉMON.

J’ai parlé comme un livre,

Et blâmé vivement la manière de vivre

De Léandre.

LISIDOR.

Fort bien. Et qu’a-t-il répondu ?

POLÉMON.

Je ne le sais pas trop ; mais il m’a confondu.

LISIDOR.

Confondu !

POLÉMON.

Tout d’abord.

LISIDOR.

Vous êtes un pauvre homme.

POLÉMON.

Que diantre ! il m’a parlé de la Grèce, de Rome,

De ces anciens héros qui lisaient jour et nuit,

Et qui ne laissaient pas de faire bien du bruit.

De plus, il m’a prouvé qu’un noble sans science,

Est un franc roturier.

LISIDOR.

Oh ! je perds patience.

POLÉMON.

Que chez tous nos voisins, bien différents de nous,

Les gens de qualité savent tout.

LISIDOR.

Ils sont fous.

POLÉMON.

Qu’enfin, un gentilhomme est né pour être habile,

Vertueux, modéré.

LISIDOR, en colère.

Pour être un imbécile,

Un pédant ennuyeux, éternel discoureur :

Tous ces fades discours me mettent en fureur.

POLÉMON.

Malgré cela, pourtant, il se rend plus traitable ;

Et, pour plaire à Clarice, il va faire l’aimable.

LISIDOR.

Lui ?

POLÉMON.

Pour voir si c’est lui que votre fille hait,

Ou si c’est sa morale, il forme ce projet.

Votre fille l’engage à changer de conduite.

LISIDOR.

À se contraindre aussi je l’ai déjà réduite ;

Elle a promis merveille, et va changer de ton.

POLÉMON.

Elle ? Elle en va changer ? Parlez-vous tout de bon ?

LISIDOR.

Elle me l’a promis.

POLÉMON, en riant.

L’aventure est nouvelle !

Tous deux ils vont quitter leur forme naturelle,

Pour se charmer tous deux par un dehors fardé.

LISIDOR.

Ce projet, pour un sage, est un peu hasardé.

Léandre me surprend.

POLÉMON.

Il me surprend moi-même.

Mais, malgré sa sagesse, il est sensible, il aime.

LISIDOR.

Hom ! Encore une fois, son projet me surprend ;

Et je crois entrevoir le piège qu’il nous tend.

Un changement si prompt cache quelque artifice ;

En tout cas, je m’en vais en avertir Clarice,

Pour qu’elle soit en garde, et tourne contre lui

Les armes que contre elle il prépare aujourd’hui.

Vous, si vous m’en croyez, gardez bien le silence,

Pour qu’il ne sache rien de notre intelligence.

Il sort.

POLÉMON.

Tenez-vous assuré de ma discrétion.

 

 

Scène IV

 

POLÉMON, seul

 

Souvent les gens trop fins se font illusion.

Le soupçon qu’il conçoit est faux et téméraire :

Et mon fils, à coup sûr, n’a dessein que de plaire.

Damis entre en rêvant, sans prendre garde à Polémon.

Mais voici son ami. Ce sage est un vrai fou.

Laissons-le s’agiter, et rêver tout son soûl.

 

 

Scène V

 

DAMIS, seul

 

Indigne que je suis ! Il est trop vrai que j’aime,

Puisque je suis jaloux. J’ai honte de moi-même.

Je me hais. C’est donc là cet absolu pouvoir

Que j’ai sur tous mes sens ! Je croyais la revoir,

Sans en être touché. Dès que je l’ai revue,

La force m’a manqué, mon âme s’est émue,

Et ma fière raison m’a laissé retomber.

Qui s’expose au péril, y veut bien succomber ;

M’en voilà convaincu. Grave philosophie !

Sur tes puissants secours, insensé qui se fie !

En vain on les réclame en un pressant besoin,

Et tu ne sais braver l’ennemi que de loin.

Puisque tu n’es pour moi qu’une faible ressource ;

Une seconde fois je vais prendre ma course.

Je vais vaincre en fuyant, je m’en fais une loi.

Voilà mon parti pris, je suis maître de moi.

 

 

Scène VI

 

DAMIS, ARTÉNICE

 

DAMIS.

Vous venez à propos, daignez un peu m’entendre.

ARTÉNICE.

Dispensez-m’en ; je cherche...

DAMIS.

Apparemment Léandre ?

ARTÉNICE.

Je le cherche, Monsieur ? Quelle idée avez-vous ?

Elle pourrait entrer dans un esprit jaloux ;

Mais, oser de sang-froid me faire un tel outrage,

Est-ce là soutenir le titre d’homme sage ?

DAMIS.

Moi, sage ! Et, qui vous dit que je le suis ?

ARTÉNICE.

Du moins

Je l’ai cru jusqu’ici. Vous mettiez tous vos soins

À m’en persuader par vos maximes graves.

Vous teniez, disiez-vous, vos passions esclaves ;

C’est ainsi que tantôt vous vous peigniez à moi,

Et moi je vous ai cru sur votre bonne foi.

DAMIS.

Je mentais hardiment : je n’ai qu’un faux mérite,

Et sous l’air d’un Caton je suis un hypocrite ;

Près de perdre le sens, je vantais ma raison ;

Je faisais le vaillant, et n’étais qu’un poltron,

Qui, pour cacher sa peur, exaltait ses prouesses ;

Je vais, en m’enfuyant, vous dire mes faiblesses.

Je vous aime, Arténice.

ARTÉNICE.

Ah ! que m’apprenez-vous ?

DAMIS, s’éloignant toujours.

Ce n’est pas encor tout.

ARTÉNICE.

Quoi donc ?

DAMIS.

Je suis jaloux.

ARTÉNICE.

Vous, jaloux ? Et de qui, dites-moi ?

DAMIS.

De Léandre.

ARTÉNICE.

C’est à tort.

DAMIS, se rapprochant peu à peu.

C’est à tort ! Pourquoi vous en défendre ?

Vous l’aimez, il vous aime.

ARTÉNICE, en riant.

Il m’aime ! Eh ! dites-moi,

En convient-il enfin ? Parlez de bonne foi,

DAMIS.

Volontiers. Jurez-moi de me parler de même.

ARTÉNICE.

Je ne vous cache point que, si Léandre m’aime,

L’aveu qu’il m’en ferait, pourrait bien me flatter,

Et que je me plairais à n’en pouvoir douter.

DAMIS,

Oui, d’avance je vois que mon discours vous flatte,

Et que Léandre, en vous, n’aime point une ingrate.

Qu’un si cruel aveu doit me mortifier !

Mais je veux, à genoux, vous en remercier.

ARTÉNICE.

Quel sujet ?...

DAMIS.

Pour m’avoir fait lire dans votre âme,

Et donné le moyen de vaincre enfin ma flamme.

Un autre a votre cœur, vous m’en avertissez ;

C’est en m’assassinant que vous me guérissez !

Heureuse cruauté qui me rend à moi-même !

Si vous m’aimiez, ingrate, avant que je vous aime...

Adieu, Madame.

ARTÉNICE.

Non, demeurez.

DAMIS.

Et pourquoi,

S’il vous plaît ?

ARTÉNICE.

Pour apprendre à mieux juger de moi.

J’estime votre ami, pourquoi m’en cacherais-je ?

Et, s’il pouvait m’aimer, peut-être l’aimerais-je :

Mais, en dépit de lui, Clarice l’a charmé,

Et, quoiqu’il la méprise, il veut en être aimé :

J’en suis sûre ; et ma gloire, après cette assurance,

Ne me laisse pour lui que de l’indifférence.

DAMIS.

Ah, cruelle ! pourquoi me désabusez-vous ?

Je n’ai plus de dépit, je ne suis plus jaloux.

Je rentre dans vos fers, et j’y rentre sans peine :

Dites que vous m’aimez, et ma perte est certaine.

ARTÉNICE.

Votre perte ?

DAMIS.

Oui, Madame ; et si je suis heureux

Jusques à vous porter à répondre à mes vœux,

Cachez-moi, par pitié, le bonheur où j’aspire,

Et, sur moi-même, enfin, laissez-moi quelque empire.

ARTÉNICE.

Je vous entends. L’amour a beau vous obséder,

Votre orgueil est trop fort pour vouloir lui céder.

DAMIS.

Ah ! dites ma raison.

ARTÉNICE.

Sous ce nom respectable,

L’orgueil cache souvent son faste insupportable.

Qu’il dicte vos discours, qu’il règne en votre cœur,

Je ne veux point, Monsieur, lui ravir cet honneur ;

Sans regret, sans remords, je veux qu’un cœur s’engage,

Et le mien, sans cela, dédaigne son hommage.

 

 

Scène VII

 

DAMIS, ARTÉNICE, ARAMINTE

 

ARAMINTE, entrant avec précipitation.

Je vous cherche tous deux avec empressement,

Et veux vous faire part d’un triste événement.

Je viens de voir... jamais vous ne le pourrez croire,

Et vous croirez plutôt que je forge une histoire.

DAMIS.

Quel prodige est-ce donc ?

ARTÉNICE.

Vous me faites frayeur.

ARAMINTE.

Mon récit ne doit pas inspirer la terreur,

Mais plutôt la pitié. Qu’est-ce qu’un homme sage,

Si la raison, sans cesse, est tout près du naufrage ?

DAMIS.

Il est vrai. Mais enfin ?

ARAMINTE.

Léandre...

DAMIS.

Hé bien, Léandre ?

ARAMINTE.

Dans son appartement je viens de le surprendre,

Mettant un riche habit, et devant un miroir,

Paraissant enchanté du plaisir de se voir ;

Affectant le maintien d’un jeune petit-maître,

Et fait à ne pouvoir jamais le reconnaître.

ARTÉNICE.

Cela n’est pas possible, ou bien il perd l’esprit.

ARAMINTE.

Il gronde un petit air, il se balance, il rit ;

Entouré de valets, il plaisante, il badine :

Il leur demande à tous s’il n’a pas bonne mine,

Et beaucoup meilleur air qu’il n’avait autrefois.

Enfin, il a changé jusqu’au son de sa voix.

DAMIS.

De tout autre que vous, je prendrais pour mensonge

Ce que vous m’apprenez, et qui me semble un songe.

ARAMINTE.

Moi-même, j’ai douté de ce qu’ont vu mes yeux.

Mais je ne rêve point, le fait est sérieux.

Oui, Clarice, à coup sûr, lui tourne la cervelle ;

Et ce déguisement n’est que pour l’amour d’elle.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, DAMI S, ARTÉNICE, ARAMINTE

 

LÉANDRE entre en grondant un air, et en se donnant de grands airs, mais il s’arrête tout à coup, et reprend son sérieux dès qu’il les aperçoit, et dit.

Je ne m’attendais pas à les trouver ici :

Ils sont embarrassés, et je le suis aussi.

À Arténice.

Vous voilà bien surprise, avouez-le, Arténice ;

Mais, quand j’aurai parlé, vous me rendrez justice.

Il faut vous confier...

ARTÉNICE.

Il n’en est pas besoin,

L’état où je vous vois vous épargne ce soin.

Allez trouver Clarice, et briller devant elle ;

Elle est digne de vous, vous êtes digne d’elle.

LÉANDRE, à Araminte.

Madame, je serai bientôt justifié,

Si, moins prompte à blâmer...

ARAMINTE.

Vous me faites pitié.

Le trouble de vos sens m’alarme et me désole ;

Et j’ai peur qu’à mon tour je ne devienne folle.

LÉANDRE, à Damis, en souriant.

Et vous, mon cher ami, vous ne me dites rien ?

Ne pourrions-nous avoir un moment d’entretien ?

DAMIS, brusquement.

Monstre, oses-tu jouer un pareil personnage ?

Et peux-tu m’aborder dans un tel équipage ?

LÉANDRE.

Mais, du moins à l’écart, écoutez mes raisons.

DAMIS.

Va, va les raconter aux petites-maisons.

Arténice, Araminte et Damis s’en vont, et s’arrêtent pour le considérer ; Arténice d’un air de dépit, Araminte d’un air de compassion, et Damis d’un air de fureur. Léandre se retourne, les surprend dans ces attitudes, il se met à rire, et ils sortent brusquement.

 

 

Scène IX

 

LÉANDRE, seul

 

De mon nouvel éclat je conçois bon augure,

Puisque, des gens sensés, il m’attire une injure.

Clarice, désormais, doit me trouver parfait,

Et mon projet, sans doute, aura son plein effet.

Quel plaisir ! Quel plaisir... Où tend mon entreprise ?

N’est-ce point de l’amour une adroite surprise ?

Tous mes vœux sont de plaire. Et si je plais, mon cœur

Sera-t-il insensible à ce succès flatteur ?

Je m’en forme déjà la plus charmante idée,

D’un espoir séduisant mon âme est possédée ;

Elle ne pense plus que mon déguisement,

Qui choque ma raison, ne tend uniquement

Qu’à la venger des traits qu’on a lancés contre elle.

Trop heureux ! si je puis, sous ma forme nouvelle,

Charmer l’indigne objet dont je suis trop épris,

Et l’accabler après de honte et de mépris !

Oui, voilà mon projet, et j’ai tout lieu de croire

Qu’il va me procurer une douce victoire :

Ma raison la désire, et même la poursuit.

Mais au fond, n’est-ce point l’amour qui me séduit,

Et qui m’offre l’appas d’une vengeance prompte,

Pour avancer par-là ma défaite et ma honte ?

Ah ! je ne sais que trop que, pour nous abuser,

Souvent nos passions savent se déguiser ;

Et, pour nous mieux cacher leur dangereux ouvrage,

Surprennent la raison, en parlant son langage.

Pourquoi donc follement l’exposer au danger ?

Pourquoi vouloir la perdre, en voulant la venger ?

Lâche ! je m’épouvante, et je me laisse abattre.

À quoi sert la vertu, si ce n’est à combattre ?

Qui suit son étendard, n’a rien à redouter ;

Et c’est dans le péril qu’elle doit éclater.

Un intérêt commun l’un à l’autre nous lie.

Armons-nous hardiment des traits de la folie ;

Et, sans envisager le péril que je cours,

Osons, pour l’en punir, emprunter son secours.

L’espoir de ce succès m’anime et me rassure,

Et je vais arranger ma nouvelle figure.

Il s’ajuste, et se mire.

Clarice vient ; prenons l’air brillant et vainqueur

Dont il faut se parer pour mériter son cœur.

 

 

Scène X

 

LÉANDRE, CLARICE

 

Léandre prend un air vif et étourdi, et fait plusieurs révérences à Clarice, qui entre d’un air composé, et qui lui répond par des révérences modestes. Ils se considèrent quelque temps sans parler, et avec sur prise.

CLARICE, à part.

Sa figure m’étonne, et ce n’est plus lui-même.

LÉANDRE, à part.

Quel air grave et sensé ! Ma surprise est extrême !

Haut.

Madame…. vous voyez l’effet de vos appas.

CLARICE.

Si c’en est un effet, je ne l’attendais pas.

Mes yeux me trompent-ils ? Quelle métamorphose !

LÉANDRE.

L’amour que j’ai pour vous en est l’unique cause :

Son excès vous plaira, je me le suis promis.

CLARICE.

Est-ce bien vous, Léandre ? Et que dira Damis ?

LÉANDRE.

Sa morale, entre nous, me devient insipide ;

Qu’il en murmure, ou non, vous serez mon seul guide.

La raison, jusqu’ici, m’avait tyrannisé,

Mais de ses faux attraits je suis désabusé.

CLARICE, vivement.

Je vous trouve, en effet... 

Reprenant l’air sérieux.

Quand je vous envisage,

Je vois que, malgré vous, vous serez toujours sage.

LÉANDRE, prenant un air encore plus vif.

Et moi, je vais gager, contre qui l’on voudra,

Qu’avant qu’il soit huit jours on me méconnaîtra...

Je veux que, dès l’instant, vous me trouviez tout autre,

Et vais mettre d’accord mon esprit et le vôtre.

CLARICE, d’un grand air sérieux.

Et faut-il, pour cela, vous métamorphoser ?

LÉANDRE.

Oui, je me change en vous, et je puis tout oser.

Façonnez mon esprit, formez mon caractère,

Et de mes volontés soyez dépositaire ;

Prenez sur tous mes sens un absolu pouvoir,

Sur votre propre goût fondez tout mon devoir.

Vos plus secrets désirs vont régler ma conduite,

Et de vos sentiments les miens seront la suite.

Ouvrez-moi donc ce cœur que je veux posséder ;

Vos charmes ont des droits auxquels tout doit céder.

CLARICE, à part.

Je ne sais où j’en suis. Sous sa forme nouvelle,

Il a des agréments qui font que je chancelle,

Et que je ne puis plus deviner désormais

S’il ment ou s’il dit vrai, si je l’aime ou le hais.

LÉANDRE.

Vous rêvez, ce me semble ; et quoi que je vous dise...

CLARICE.

Ce langage nouveau me cause une surprise...

LÉANDRE, en lui baisant la main.

Ah ! plus il est nouveau, plus il doit vous toucher.

De toutes mes erreurs je veux me détacher.

C’est de votre ascendant une assez forte preuve.

CLARICE, à part.

Avant de m’en flatter, j’en veux faire l’épreuve.

Il me prend par mon faible, et je connais le sien :

Attaquons-le par-là, je ne risquerai rien.

LÉANDRE.

Mais votre air sérieux, à la fin m’embarrasse.

Lorsque je suis tout feu, vous êtes toute glace.

Pour vivre désormais sous votre unique loi,

Je renonce à l’étude, à ma retraite, à moi ;

Je vous fais triompher de ma philosophie :

Mes scrupules, mes goûts, je vous les sacrifie.

Pourvu que je vous plaise, il n’importe à quel prix.

Vous ne me répondez que par un fier souris ;

Et je vois, au moment où tout mon feu s’exhale,

Que vous me haïssez bien plus que ma morale.

CLARICE.

Ce souris qui nous blesse, et cet air de froideur,

Sont l’effet du dépit que cause votre erreur.

LÉANDRE.

Mon erreur ?

CLARICE, avec dépit.

Oui, Monsieur, votre erreur.

LÉANDRE, à part.

Ah ! qu’entends-je ?

CLARICE.

Je vois jusqu’à quel point vous avez pris le change.

Vous croyez me charmer ; et, loin de me flatter,

Les airs que vous prenez ne font que m’insulter...

Quoi ! sérieusement vous me croyez donc folle ?

LÉANDRE, à part.

Eh mais !... La question me coupe la parole.

Je suis déconcerté par son air sérieux.

CLARICE, d’un air dédaigneux.

Apprenez, je vous prie, à me connaître mieux.

LÉANDRE.

Parbleu ! je vous connais.

CLARICE.

Vous voyez le contraire.

LÉANDRE.

Et si je deviens fou, ce n’est que pour vous plaire.

CLARICE.

Je dois la révérence à ce doux compliment.

Pour un homme d’esprit, vous errez lourdement.

Voulant voir à quel point allait votre tendresse,

(Car c’est mon fort, à moi, que la délicatesse,)

J’ai paru, devant vous, folle jusqu’à l’excès,

Et ma feinte a, pour moi, le plus heureux succès,

Puisqu’au lieu des dégoûts qu’elle devait produire,

Elle prouve à quel point j’ai pris sur vous d’empire.

Mais, désabusez-vous, ne vous forcez sur rien,

Votre goût, désormais, va décider du mien.

Vous ne répondez point, et votre incertitude...

LÉANDRE, après avoir un peu rêvé.

Comment ! vous pourrez vivre en cette solitude ?

Tête-à-tête avec moi ? M’immoler vos dégoûts,

Et borner tous vos vœux au cœur d’un tendre époux ?

CLARICE.

Rien ne m’est plus aisé. Bannissez le mystère,

Et rentrez, croyez-moi, dans votre caractère.

LÉANDRE.

Hé bien ! j’y vais rentrer, puisque vous le voulez.

Le cœur me dit encor que vous dissimulez ;

Mais le masque me pèse, et m’est insupportable.

Si vous pouvez aimer un mari raisonnable...

Le dirai-je ? grand Dieu !... je vous offre ma foi.

Mais ce n’est qu’à ce prix qu’on dispose de moi.

Espérer me changer, c’est une vaine attente.

CLARICE, à part.

Fourbe, je te démasque, et me voilà contente :

Tu voulois me tromper, et je te tromperai.

À Léandre.

Je ferai mon bonheur de vivre à votre gré.

LÉANDRE.

Ah ! plût au ciel !

CLARICE.

Jamais d’humeur contrariante.

La campagne, avec vous, me semblera riante ;

Les jours m’y paraîtront seulement des instants :

Vous m’y rendrez l’hiver plus beau que le printemps :

J’y verrai, par vos yeux, miracles sur miracles,

Qui tiendront lieu de jeu, de bals et de spectacles.

Si parfois à Paris nous allons faire un tour,

Je veux, loin d’imiter et la ville et la cour,

Au cœur de mon époux uniquement bornée,

Rappeler du vieux temps la mode surannée,

N’aller en aucun lieu sans aller avec vous,

Et morguer le public qui se rira de nous.

LÉANDRE.

Vous me promettez trop, et je ne puis vous croire.

CLARICE.

Non ?

LÉANDRE.

Non.

CLARICE.

Tant pis pour vous. Il était de ma gloire

De vous désabuser : si j’ai mal réussi,

Vous êtes libre encore, et je le suis aussi.

Elle sort brusquement.

 

 

Scène XI

 

LÉANDRE, seul

 

Clarice !... En quel état la cruelle me laisse !

Et comment désormais combattre ma faiblesse,

Si, pour me faire moins redouter son poison,

L’amour s’arme, à mes yeux, des traits de la raison ?

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LISIDOR, CLARICE

 

LISIDOR.

Vous voyez maintenant comme il est nécessaire

Qu’une fille surtout ne soit pas si sincère,

Et cache son humeur, et son tempérament,

Quand il est question d’un établissement.

Contraignez-vous encore, et si vous êtes sage,

Vous résoudrez bientôt Léandre au mariage.

CLARICE.

Encore un entretien, je l’amène où je veux.

Qu’un philosophe est sot, quand il est amoureux !

Il aime à la fureur, et puis rien ne l’arrête.

LISIDOR.

Dès que le cœur est pris, il embrouille la tête.

Mais Léandre, après tout, ne peut-il vous toucher ?

CLARICE.

Si de sa solitude on pouvait l’arracher,

S’il était vraiment tel qu’il vouloit le paraître,

Je crois que de mon cœur il se rendrait le maître,

Sa figure nouvelle avait mille agréments,

Soutenus par des airs et des discours charmants.

Il paraissait bruyant, vif, étourdi, folâtre,

Comme un jeune Seigneur qui s’étale au théâtre.

Loin de vouloir forcer mes inclinations,

Il ne m’imposait plus nulles conditions ;

En me prenant pour femme, il prenait une reine,

Que de ses volontés il rendait souveraine ;

Jamais piège ne fut tendu plus finement,

Et j’allais y donner assez étourdiment,

Lorsque, de vos leçons, je me suis souvenue ;

Mais comme, par bonheur, vous m’aviez prévenue,

J’ai contrefait la prude, et j’ai si bien parlé,

Que notre philosophe enfin s’est décelé ;

Il a repris sa morgue et son humeur austère :

Et moi j’ai soutenu mon nouveau caractère,

D’un air qui m’a paru tellement le frapper,

Qu’il faut qu’il soit bien fin, s’il me peut échapper.

LISIDOR.

Suivant votre récit, ce que je conjecture,

C’est qu’on pourra bientôt l’engager à conclure.

Le contrat est dressé ; faites votre devoir

Pour le résoudre même à signer dès ce soir.

CLARICE.

Oui, mais songez-vous bien à ce que je hasarde ?

Voulez-vous m’ériger en Dame campagnarde,

Et me lier ici pour n’en jamais sortir ?

Car c’est-là son projet. J’ai feint d’y consentir ;

Mais s’il veut me forcer à tenir ma parole,

J’en mourrai de dépit, ou je deviendrai folle.

LISIDOR.

Va, va, ma chère enfant, épouse-le toujours.

CLARICE.

Mais c’est m’enterrer vive au plus beau de mes jours.

LISIDOR.

Point du tout ; tu sauras captiver sa tendresse,

Et, tant qu’il t’aimera, tu seras la maîtresse.

Des larmes, des soupirs, d’heureux moments bien pris,

Le rendront, dans deux mois, le meilleur des maris ;

Et tu feras si bien, que toute sa science

Ne consistera plus qu’à prendre patience ;

D’ailleurs, son père et moi nous te seconderons ;

Et, sur le pied français, nous le réformerons.

CLARICE.

Mais...

LISIDOR.

Il ne s’agit pas de chose indifférente,

Mais de joindre à tes biens cent mille francs de rente.

Cent mille francs de rente ! Avec ce supplément,

L’homme le moins aimable est un homme charmant.

CLARICE.

Cela me tente fort, il faut que je l’avoue.

 

 

Scène II

 

LISIDOR, CLARICE, POLÉMON

 

POLÉMON.

De votre complaisance, à la fin, je vous loue,

Ma belle enfant ; Léandre est enchanté de vous,

Et je viens, de sa part, vous l’offrir pour époux.

LISIDOR.

Et ma fille l’accepte avec bien de la joie.

POLÉMON, à Clarice.

Confirmez sa réponse afin que je la croie.

CLARICE.

Mon silence vous sert de confirmation.

LISIDOR.

Oui.

POLÉMON.

Mais Léandre exige une condition.

CLARICE.

Quelle est-elle ?

POLÉMON.

Il m’a dit qu’elle était raisonnable,

Et je le crois ainsi ; car il est incapable

De vous rien proposer qui ne soit bien fondé.

Pour savoir son idée, en vain je l’ai sondé ;

Il me cache ce point avec un soin extrême,

Et veut, dans un moment, vous en parler lui-même.

CLARICE.

Ce point là m’embarrasse, et plus j’y veux rêver...

LISIDOR.

Sur quelque nouveau doute il veut vous éprouver ;

D’un pareil incident c’est tout ce que j’augure.

POLÉMON.

En effet, il m’a dit qu’il ne pouvait conclure

Que sur votre réponse ; et, s’il en est content,

Pour jamais avec vous il s’engage à l’instant.

LISIDOR, à Clarice.

Quoi qu’il puisse exiger, il faut tout lui promettre.

CLARICE.

C’est-là votre ordre ?

LISIDOR.

Oui.

CLARICE.

J’ai peine à m’y soumettre ;

Car que sais-je, après tout, ce qu’il exigera ?

POLÉMON.

D’avance, je réponds qu’il ne demandera

Que ce que vous pourrez promettre sans scrupule.

CLARICE.

Tant de précaution me paraît ridicule,

Ennuyeuse, bizarre, et je m’y puis tenir.

LISIDOR.

Contraignez-vous encore, et nous allons finir.

L’effort est-il si grand ?

CLARICE, d’un air impatient.

Où me vois-je réduite !

LISIDOR.

S’il prétend l’impossible, on saura dans la suite

Le faire relâcher sur vos engagements.

CLARICE.

De grâce, laissez-moi rêver quelques moments.

LISIDOR.

Soit ; mais songez-y bien. Je veux qu’on m’obéisse.

 

 

Scène III

 

CLARICE, seule

 

Léandre apparemment veut que je le haïsse ;

Et je le haïrai, c’est un point résolu,

Puisqu’il veut s’assurer un pouvoir absolu.

Moi, je pourrais aimer un mari despotique,

Qui veut me gouverner suivant sa politique ?

Mon sexe m’est trop cher. Je le dégraderais,

En aimant le tyran que je me donnerais :

Ce serait renverser le droit d’indépendance,

Que messieurs les maris nous accordent en France,

Et qu’aucun n’ose plus revendiquer sur nous,

Sans se faire siffler comme un mari jaloux.

Cependant je vois bien que, pour avoir Léandre,

Loin de donner la loi, c’est à moi de la prendre.

Qu’importe ? Comme on veut qu’il m’épouse ce soir,

Il ne jouira pas longtemps de son pouvoir.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, CLARICE

 

LÉANDRE.

Quoi ! je vous trouve seule, et même un peu rêveuse !

CLARICE

Lorsque l’on se marie, on devient sérieuse ;

Je me sens naître un goût pour la réflexion :

Ce sera désormais ma récréation.

Il faut savoir rêver dans une solitude ;

Et je m’en fais d’avance une douce habitude.

LÉANDRE.

Mais, en vous épousant, j’en veux à votre cœur ;

Et ne veux point du tout attrister votre humeur.

CLARICE.

Vous ne m’attristez point. Pour me rendre accomplie,

Je veux me délecter dans la mélancolie.

Mon feu se ralentit. Je commence à sentir

Que, pour fixer l’esprit, il faut l’appesantir,

Que c’est un certain poids qui lui tient lieu de bride ;

Et que, plus on est lourd, et plus on est solide.

Depuis que de mon cœur vous avez disposé,

Ne me trouvez-vous pas un air plus composé !

Un esprit plus rassis ? Une raison plus mâle ?

Je craignais le grand air, et j’affronte le hâle ;

Et mon teint qui faisait l’objet de tous mes soins,

Est maintenant l’objet qui m’occupe le moins.

Tantôt à me mirer je me suis hasardée,

Et d’un air de mépris je me suis regardée ;

Moi qui jusques ici n’avais pu me mirer,

Sans sourire à mes traits, et sans les admirer.

Un livre m’effrayait ; cependant, que je meure,

Si je n’ai lu ce soir près d’un demi-quart d’heure.

LÉANDRE.

Oh ! vous voilà savante ; et l’on n’y tiendra pas.

CLARICE.

Vous voyez que pour vous j’amasse des appas ;

Non de ces faux appas qu’admire le vulgaire,

Mais de ceux que je sais capables de vous plaire.

LÉANDRE.

Vous me trompez, Clarice ; et d’un ton séducteur

Vous voulez m’enchanter par un discours flatteur ;

Et vous m’enchanteriez, s’il était véritable :

Mais il ne me prend point ; l’artifice est palpable :

Un langage si doux ne fait que m’alarmer,

Quoique mon cœur s’empresse à me le confirmer.

Vous avez, à mes yeux, une grâce infinie ;

Mais, malgré mon penchant, je sens votre ironie :

Vous entrez dans mes goûts, en vous raillant de moi ;

Et ce n’est qu’aux effets que j’ajouterai foi.

Pour me convaincre, il faut une plus forte preuve,

Et je vais mettre enfin vos discours à l’épreuve.

CLARICE.

Çà, de quoi s’agit-il ? Qu’allez-vous proposer ?

LÉANDRE.

Mes vœux les plus ardents sont de vous épouser ;

Mais, malgré moi, je veux obtenir de vous-même

De différer le jour de mon bonheur suprême.

CLARICE.

Oh ! tant qu’il vous plaira.

LÉANDRE.

Que, jusques à ce jour,

Vous ferez en ce lieu votre unique séjour ;

Que vous consentirez que toute compagnie,

Pendant cet intervalle, en soit toujours bannie,

Excepté mes amis, votre père et le mien.

CLARICE.

Et votre frère ?

LÉANDRE.

Exclus à jamais.

CLARICE.

Ah ! fort bien.

LÉANDRE.

Si cela vous convient, pour jamais je m’engage ;

Et vous pouvez compter sur notre mariage.

CLARICE, à part.

À cette épreuve-là je ne m’attendais pas ;

Et j’ai peine à sortir d’un aussi mauvais pas.

LÉANDRE, à part.

La proposition lui paraît très étrange,

Et la met hors d’état de me donner le change.

Je m’attends à la voir, dès ce même moment,

Changer de contenance et de raisonnement.

À Clarice.

Pour le coup vous voilà dans la mélancolie,

Et ma prédiction est enfin accomplie.

CLARICE.

Quelle était, s’il vous plaît, cette prédiction ?

LÉANDRE.

Que vous rejetteriez ma proposition.

CLARICE.

N’apprendrez-vous jamais à me rendre justice ?

Je vous ferais encore un plus grand sacrifice.

Non, ce que vous voulez ne m’embarrasse point ;

Et nous voilà tous deux très d’accord sur ce point.

LÉANDRE.

Avez-vous mûrement pesé ce que j’exige ?

Me le promettez-vous ?

CLARICE

Plus, s’il le faut, vous dis-je.

LÉANDRE, à part.

De mon étonnement je ne puis revenir.

CLARICE, à part.

Je promets sans façon, sauf à ne rien tenir.

LÉANDRE, à part.

Enfin me voilà pris, sans pouvoir m’en défendre !

CLARICE.

Je vais trouver mon père, et je lui veux apprendre

Ce que vous exigez ; s’il l’approuve, comptez

Que je ne dépends plus que de vos volontés.

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, seul

 

Ô Ciel ! je viens de voir un miracle incroyable,

Un prodige inouï ! Clarice raisonnable !

Je lui dicte des lois, bien loin d’en murmurer,

Elle consent à tout pour me désespérer.

Vainement je m’oppose au penchant qui me presse ;

De tous mes préjugés elle se rend maîtresse :

Et, soit dans ses discours, soit dans ses actions,

Elle ne m’offre plus que des perfections.

Pourquoi résisterais-je au penchant qui m’anime ?

Autant qu’elle est aimable, elle est digne d’estime :

Et de tous les trésors qui brillent à nos yeux,

Une femme estimable est le plus précieux.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, CLITANDRE

 

CLITANDRE.

Parbleu ! je viens d’apprendre un fait qui m’édifie,

Et qui fait grand honneur à la philosophie !

Fiez-vous désormais à ces graves censeurs,

Qui veulent réformer les modes et les mœurs !

Mon frère le Caton, ce sage à triple étage,

A donc d’un courtisan arboré l’étalage !

Que de grâces il donne à ses traits rajeunis !

Ce n’est plus un Caton, c’est un jeune Adonis.

LÉANDRE.

Vous me trouvez donc bien ?

CLITANDRE.

À ravir, mon cher frère.

LÉANDRE.

Vous voyez que l’amour change le caractère :

Je fais ce qu’il m’inspire, et je plais à présent.

CLITANDRE.

En effet, vous voilà devenu très plaisant.

À peine en ce moment puis-je vous reconnaître.

Quel brillant ! quel éclat ! vous venez de renaître.

LÉANDRE.

Quand on vous étudie, on est bientôt parfait.

Vous pouvez vous vanter de m’avoir mis au fait :

Vos airs ont réveillé mon humeur assoupie,

Et d’un original je me rends la copie.

CLITANDRE.

Je ne m’étonne plus si vous réussissez :

Vous prenez le bon tour. Vous en savez assez

Pour entrer dans le monde ; et sur d’autres matières

Clarice aura bientôt réformé vos manières.

LÉANDRE.

Vous ne méritez pas de me mettre en courroux.

Vous vous croyez bien fort d’être au nombre des fous,

Modèles qui vous ont formé tel que vous êtes,

Et qui vous ont instruit aux écarts que vous faites.

CLITANDRE, d’un air dédaigneux.

Quels écarts fais-je donc ?

LÉANDRE.

Tenez, pour le savoir,

Il ne faut qu’un instant vous entendre et vous voir.

Contrefaisant Clitandre.

« Parbleu ! je viens d’apprendre un fait qui m’édifie,

« Et qui fait grand honneur à la philosophie !

Voilà vos airs, vos tons ; jugez-en maintenant.

Croyez-vous qu’il soit beau d’être un impertinent ?

CLITANDRE.

Non. Et j’avais pour vous certaines déférences,

Pendant que vous laissiez durer mes espérances,

Et que, vous voyant presque enterré tout entier,

Je pouvais me flatter d’être votre héritier :

Mais, loin qu’à mon espoir un plein effet réponde,

Vous me coupez la gorge en rentrant dans le monde.

Je rentre dans le droit de rire à vos dépens ;

Et je ne vois rien là contre le droit des gens.

Me voilà ruiné, je le vois ; mais j’espère...

LÉANDRE.

Si vous m’aviez fait voir un meilleur caractère ;

Si vous étiez pourvu d’un sens, d’une raison,

Propres à soutenir l’honneur d’une maison,

À faire d’un grand bien un salutaire usage,

J’aurais fait vœu de fuir les nœuds du mariage.

Lui montrant un papier.

Cet acte est le garant de mon intention :

Cet acte vous faisait l’entière cession

De mes droits, de mes biens, et de ceux que j’espère.

Je vais le révoquer, obéir à mon père

En épousant Clarice ; et vous n’hériterez

Que du droit d’en railler autant que vous voudrez.

CLITANDRE.

Vous me cédiez vos droits !

LÉANDRE.

Vous en voyez la preuve ;

Et je vous la cachais pour vous mettre à l’épreuve,

Pour voir si vous pourriez mériter mes bienfaits.

Vous n’avez pas voulu que j’en vinsse aux effets ;

Et, si vous me voyez prendre un autre système,

Bien moins que mon penchant, blâmez-vous-en vous-même.

Jamais à mon bon cœur vous n’avez répondu.

CLITANDRE, après avoir un peu rêvé.

Oh ! ma foi, pour le coup me voilà confondu.

Je ne regrette point la fortune éclatante,

Qui, grâce à vos bontés, prévenait mon attente.

J’enrage d’avoir cru des étourdis, des fous,

Qui m’ont gâté l’esprit, et dégoûté de vous.

Privez-moi de vos dons, vous me faites justice ;

Mais ne comptez pas trop sur le cœur de Clarice ;

Elle vous promet tout. Vous verrez quelque jour

Que son intérêt seul a produit ce retour.

Recevez cet avis de ma reconnaissance ;

Et vengez-vous de moi par une autre alliance.

Adieu.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, seul

 

Quel coup de foudre il vient de me lancer !

Croirai-je ce qu’il dit ? Non, je ne puis penser

Qu’on me trompe. Clarice est naïve et sincère.

Mais, que sais-je, après tout ? Allons chercher mon frère,

Et tâchons d’obtenir qu’il ne nous cache rien :

En tout cas, j’imagine un excellent moyen,

Pour connaître Clarice en dépit d’elle-même,

Et pour voir, à coup sûr, à quel point elle m’aime.

 

 

Scène VIII

 

ARTÉNICE, DAMIS

 

DAMIS, entrant d’un air effaré.

Oui, Madame, je viens vous faire mes adieux.

ARTÉNICE.

Si tôt ?

DAMIS.

Je ne puis plus me souffrir en ces lieux.

La colère où je suis va jusqu’à la furie.

Je n’en puis plus douter, Léandre se marie :

Le contrat est tout près, on le signe ce soir ;

Et cet acte odieux me met au désespoir.

Se peut-il qu’un mortel que j’ai pris soin d’instruire,

Qui sur ses passions avait pris tant d’empire

Qu’il mettait son bonheur à les contrarier,

Ait perdu la raison jusqu’à se marier ?

ARTÉNICE.

Mais je ne vois pas là de quoi lui faire un crime ;

Et ce n’est que son choix qui détruit mon estime.

DAMIS.

Que son choix ? Je le tiens coupable à tous égards.

ARTÉNICE.

Mais enfin...

DAMIS.

Je le hais, le méprise ; et je pars.

 

 

Scène IX

 

ARTÉNICE, DAMIS, ARAMINTE

 

ARAMINTE.

Je viens vous annoncer, ma fille, une nouvelle

Qui doit vous étonner comme moi.

ARTÉNICE.

Quelle est-elle ?

ARAMINTE.

Vous connaissez Cléon, sa naissance et son rang

Son mérite est égal à son illustre sang ;

Par malheur il avait peu de biens en partage,

Mais il lui vient d’échoir un puissant héritage :

Et ce que l’on m’écrit de plus particulier,

C’est que, devenu riche, il veut se marier,

Lui qui nous protestait que sa plus grande envie

Était de vivre seul le reste de sa vie.

ARTÉNICE, à Damis en riant.

Preuve que l’on ne doit jamais jurer de rien.

Vous m’entendez, Damis.

DAMIS.

Oui, je vous entends bien.

ARAMINTE, en riant.

Ce n’est pas encor tout.

ARTÉNICE.

Qu’est-ce donc qu’on vous mande ?

ARAMINTE,

Cléon m’écrit lui-même ; et c’est vous qu’il demande.

ARTÉNICE.

Moi ?

ARAMINTE.

Vous.

DAMIS.

Je n’en crois rien. Vous voulez plaisanter.

ARAMINTE, montrant une lettre.

J’en ai la preuve ici, que je puis présenter.

DAMIS, à part.

Ciel !

ARAMINTE.

Ma fille, lisez ; je vous remets sa lettre.

DAMIS, arrachant la lettre à Arténice.

Un moment, à mon tour, daignez me la remettre.

ARTÉNICE.

Mais je ne l’ai pas lue.

DAMIS.

Eh ! qu’importe ?

ARTÉNICE, voulant la reprendre.

Souffrez...

DAMIS.

C’est un froid compliment dont vous vous passerez.

ARAMINTE.

La lettre est bien écrite, et même fort pressante.

DAMIS.

Pressante ? Oh ! lisons donc cette pièce éloquente.

Il secoue la lettre en lisant.

Le fat ! L’impertinent ! morbleu, c’est bien à lui

À se donner les airs qu’il se donne aujourd’hui !

ARAMINTE.

Comment ?

DAMIS, se promenant d’un air agité.

À cinquante ans vouloir en mariage

Une fille comme elle ? Ô le bel assemblage !

ARAMINTE, vivement.

Il est aimable encore, il est prudent, sensé ;

Et je ne trouve point qu’il ait si mal pensé ;

Ma fille lui convient, il convient à ma fille,

Et ce sera l’avis de toute la famille.

DAMIS, brusquement.

Je vous déclare, moi, que ce n’est pas le mien.

S’il pousse son projet, je l’empêcherai bien.

Il faut qu’il ait ma vie, ou bien qu’il y renonce.

ARTÉNICE.

Damis !

DAMIS,

Voilà sa lettre,

Il déchire la lettre.

et voici ma réponse.

ARAMINTE.

Quel est ce procédé ? De quel droit, s’il vous plaît,

Prenez-vous à ma fille un si vif intérêt ?

DAMIS.

Par mon emportement que je blâme moi-même,

Reconnaissez enfin à quel excès je l’aime.

Près de voir un rival m’enlever tant d’appas,

Je sens qu’à ce malheur je ne survivrais pas ;

L’amour sur ma raison remporte la victoire,

Mais je n’en rougis plus, j’en fais toute ma gloire.

Ce n’est qu’en lui cédant que je puis être heureux,

Et d’éternels liens sont l’objet de mes vœux.

Recevez donc ma main, trop aimable Arténice.

À Araminte.

Vous, Madame, ordonnez que l’hymen nous unisse.

ARAMINTE.

Ma fille, prononcez.

ARTÉNICE.

Madame, c’est à vous.

ARAMINTE.

Si Damis vous convient, il sera votre époux.

ARTÉNICE.

En suivant votre choix, je ne puis qu’être heureuse.

DAMIS, lui baisant la main.

La réponse me charme et m’est bien glorieuse.

 

 

Scène X

 

ARAMINTE, ARTÉNICE, DAMIS, CLARICE, LISIDOR, POLÉMON, LE NOTAIRE

 

LISIDOR, à Clarice, en entrant.

Vous avez très bien fait de lui promettre tout,

Et de le ramener nous viendrons bien à bout.

 

 

Scène XI

 

ARAMINTE, ARTÉNICE, DAMIS, CLARICE, LISIDOR, POLÉMON, LE NOTAIRE, LÉANDRE, CLITANDRE

 

LISIDOR, à Léandre.

Votre précaution nous paraît juste et sage.

Vous voulez différer le jour du mariage ;

Autant que vous voudrez, nous le différerons.

LÉANDRE.

Non. J’ai changé d’avis, Monsieur ; nous conclurons

Dès ce soir : à l’instant, si cela peut vous plaire.

LISIDOR.

Parbleu ! très volontiers : Et voici le Notaire.

À Polémon.

D’où peut donc provenir un si prompt changement ?

POLÉMON.

Je ne sais.

DAMIS, à Léandre.

J’applaudis à votre empressement ;

Du meilleur de mon cœur je vous en félicite :

Et vous me croirez bien, puisque je vous imite.

LÉANDRE.

En quoi donc, s’il vous plaît ?

DAMIS.

J’ai fait un vain éclat,

La sagesse a plié, je suis hors de combat.

LÉANDRE.

Je vous l’avais prédit.

DAMIS.

Vous épousez Clarice ?

LÉANDRE.

Cela se pourra bien.

DAMIS.

Et j’épouse Arténice,

Je lui donne à vos yeux et ma main et ma foi,

Soyez-en tous témoins, et félicitez-moi.

LISIDOR, à Damis.

Nous en sommes ravis.

Au Notaire.

Voyons votre minute,

Et signons.

LÉANDRE, lui prenant la main.

Doucement.

LISIDOR.

Encore une rechute ?

LÉANDRE.

Point du tout, je persiste.

POLÉMON.

Il n’est donc question

Que de signer.

LÉANDRE.

De grâce, un peu d’attention.

CLARICE.

Quel nouvel incident ?...

LÉANDRE.

Écoutez-moi, Clarice,

Et je vais m’expliquer sans le moindre artifice,

Je vous en donne ici ma parole d’honneur.

CLARICE.

J’y compte.

LÉANDRE.

Vous, de même ouvrez-nous votre cœur.

Vous m’aimez, ou du moins vous daignez me le dire :

À tout ce que je veux vous paraissez souscrire.

Mais quand vous consentez à ma félicité,

Je crains qu’à votre cœur elle n’ait trop coûté.

Tantôt il m’a paru que vous aimiez mon frère ;

Vous le quittez pour moi. Mais parlons sans mystère,

N’est-ce point à mes biens que je dois ce retour ?

La fortune aujourd’hui l’emporte sur l’amour.

Je veux qu’à tous égards vous puissiez être heureuse

Et si ma solitude est pour vous ennuyeuse,

Je vous offre mon frère, et lui cède mes droits.

C’est à vous maintenant à faire votre choix ;

Décidez sur le champ, et rompez le silence.

Vous balancez, je crois ?

CLARICE.

Vraiment oui, je balance,

Et ce que vous m’offrez...

LÉANDRE.

Madame, c’est assez,

Je ne suis plus à vous puisque vous balancez.

ARTÉNICE, à part.

À ce noble dépit je reconnais Léandre.

Je confirme mon offre, et vous donne Clitandre.

Il peut prétendre à vous, et cet acte fait foi

Que je renonce aux droits que me donne la loi.

Tout ce que je possède, et tout ce que j’espère,

En vertu du même acte, est remis à mon frère.

Je ne retiens pour moi jusqu’à mon dernier jour,

Que la possession de ce charmant séjour,

Séjour où la vertu seule fait mes délices,

Et me tient à l’abri du tumulte et des vices.

En lui remettant l’acte.

Recevez donc, mon frère, en ce moment heureux,

Et mon titre, et mes biens, et l’objet de mes vœux ;

Et puissent-ils pour vous avoir autant de charmes,

Qu’ils m’auraient pu causer de troubles et d’alarmes !

DAMIS, à part.

Le bourreau m’a trompé. Par tout ce que je vois,

Sa raison a vaincu. Quelle honte pour moi !

ARTÉNICE.

Que dites-vous ? Damis ?

DAMIS.

Rien.

À part.

Je suis au supplice.

LÉANDRE, à Lisidor.

À mon frère, Monsieur, accordez-vous Clarice ?

Je n’en saurais douter après ce que j’ai fait.

LISIDOR.

Oui, votre intention aura son plein effet.

La grandeur de votre âme à mes yeux se déploie.

J’en suis surpris, charmé.

POLÉMON.

Moi, j’en pleure de joie.

CLITANDRE.

Mon frère... en vérité, je ne sais où j’en suis.

Pour vous remercier je fais ce que je puis...

L’expression me manque, et ma joie est si grande...

LÉANDRE.

Soyez sage ; c’est tout ce que je vous demande.

À Damis et à Arténice.

Vous, ne différez plus à confirmer vos nœuds :

L’hymen ne peut unir deux cœurs plus vertueux.

Le ciel, depuis longtemps, vous formait l’un pour l’autre,

Mais par mon action comparée à la vôtre,

Cher ami, recevez une utile leçon.

Je me suis défié de ma faible raison,

Vous avez cru la vôtre à l’abri de l’orage ;

J’échappe le péril, et vous faites naufrage :

Et par l’événement vous voyez que l’orgueil,

De la sagesse humaine est l’ordinaire écueil.

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