Les Moulins à vent (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en trois actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 22 février 1862.

 

Personnages

 

LAZZARA

ISIDORE, domestique de Montgiscard

PINCORNET

MARCOTIN

MONTGISCARD

VEAUBÉMOL

BOQUET, créancier

UN GARDE CHAMPÊTRE

UN PÊCHEUR

BERTHE, femme de Pincornet

EMMA, pupille de Marcotin

PERNETTE, gouvernante de Lazzara

CLAUDINE, pêcheuse

ROSE, pêcheuse

PÊCHEURS

PÊCHEUSES

BAIGNEURS

BAIGNEUSES

CRÉANCIERS

DEUX POMPIERS DE CAMPAGNE

PAYSANS

PAYSANNES

 

De nos jours. Le premier acte à Étretat ; le deuxième à Paris, chez Montgiscard ; le troisième, dans une campagne, à trente lieues de Paris.

 

 

ACTE I

 

La plage d’Étretat. La mer est vue de face ; sur la scène, au fond, à gauche, des cabanes de bains, des chaises, etc.

 

 

Scène première

 

CLAUDINE, ROSE, LES PÊCHEUSES, puis EMMA et MONTGISCARD

 

Au lever du rideau, entrent par le fond, à droite, les pêcheuses, une corde sur l’épaule, tirant un bateau qui rentre.

CHŒUR DES PÊCHEUSES.

Air nouveau de M. Victor Chéri.

Ohé ! voici notre monde !
Ohé ! la mer est profonde !
Ohé ! hisse !
Tirons le bateau
Pour qu’il glisse
Doucement sur l’eau !
Ohé ! hisse !

LES PÊCHEURS, en dehors.

Hé ! là-bas, ho !

Les pêcheuses s’arrêtent et laissent tomber la corde.

CLAUDINE.

V’là qu’est fait, nous pouvons nous reposer.

ROSE, regardant au fond, à droite.

Pas pour longtemps ; Mathurin est rentré, mais voilà Duchemin qui arrive... Voyez-vous son bateau là-bas... tout là bas ?...

CLAUDINE, regardant aussi.

Il ne sera pas ici avant dix minutes... Allons voir si la pêche de Mathurin a été bonne...

TOUTES.

Allons-y !

Pendant ces trois répliques, les autres pêcheuses ont roulé la corde. Elles sortent par le fond à droite, en l’emportant. Emma et Montgiscard sont entrés par la droite.

EMMA.

Nous avons marché vite. Voyez comme mon tuteur est loin !

MONTGISCARD.

Asseyons-nous pour l’attendre, si vous voulez.

EMMA, refusant du geste.

Vous n’êtes pas venu hier soir au Casino...

MONTGISCARD.

Non, j’ai conduit un de mes amis au Havre, et la voiture ne m’a ramené à Étretat que fort tard.

EMMA.

Si vous étiez venu au Casino, vous auriez pu vous battre pour moi.

MONTGISCARD.

Me battre...

EMMA.

Oui...

MONTGISCARD.

Et contre qui, mon Dieu ?...

EMMA.

Voici ce qui s’est passé. Je venais d’entrer dans la salle avec mon tuteur, et je me tenais debout... n’ayant pas trouvé de chaise... Un jeune homme mince s’approcha de moi, un jeune homme bien distingué et bien doux... tout le monde le regarda, on se mit à chuchoter... « Voici M. Lazzara, disait-on, voici le protecteur des dames. » Il s’inclina devant moi : « Mademoiselle, dit-il, vous n’avez pas de chaise ? Non, monsieur. – Vous allez en avoir une !... » Il alla vers un gros monsieur qui était assis près d’une fenêtre... On le suivait des yeux. « Monsieur, dit-il, donnez-moi cette chaise, donniez-la-moi pour une femme, pour une femme qui est de bout, pendant que vous êtes assis !... » Le gros monsieur ne répondit rien... tout le monde riait... « Donnez-moi cette chaise, » dit une seconde fois M. Lazzara en parlant plus haut, et il la toucha du doigt... Le gros monsieur étendit le bras, prit ce pauvre jeune homme par le milieu du corps, et, au bruit des éclats de rire, le lança par la fenêtre...

MONTGISCARD.

Par la fenêtre !...

EMMA.

Heureusement, on était au rez-de-chaussée...

Montgiscard rit.

Vous riez ?...

MONTGISCARD.

Énormément ; je trouve la scène très amusante, et je suis fâché de ne pas l’avoir vue.

EMMA.

Je ne riais pas, moi... et j’ai regretté que vous ne fussiez pas là pour punir ce gros monsieur...

MONTGISCARD.

C’est ce que j’aurais fait sans doute.

EMMA.

Ah ! je le savais bien, moi, que vous étiez brave !... Quand parlerez-vous à mon tuteur ?

MONTGISCARD.

Aujourd’hui même... je pense...

EMMA, regardant à droite.

Il nous a rattrapés : le voici... Voulez-vous aller un peu plus loin ?

MONTGISCARD.

Je le veux bien, si vous ne craignez pas que l’eau de mer ne gâte vos bottines.

EMMA, remontant avec lui.

M’aimez-vous vraiment autant que vous me le dites ?...

MONTGISCARD.

Mille fois plus que je ne puis vous le dire.

Ils sortent par la gauche. Marcotin et Veaubémol sont entrés par la droite.

 

 

Scène II

 

MARCOTIN, VEAUBÉMOL, puis MONTGISCARD et EMMA

 

VEAUBÉMOL.

Jamais, moi, Veaubémol, je ne prêcherai l’intolérance... Je trouve, cependant, que vous permettez à ces jeunes gens d’effeuiller trop de marguerites...

MARCOTIN.

Des marguerites... Où voyez-vous qu’ils effeuillent des marguerites ?... des marguerites sur la plage d’Étretat ?... Quelle instruction avez-vous reçue ?...

VEAUBÉMOL.

C’est une phrase qui se dit...

MARCOTIN.

On a tort de la dire... Je suis méticuleux, moi... étrangement méticuleux ! Je ne vous laisserai pas dire une pareille phrase.

VEAUBÉMOL.

J’en dirai une autre, alors... Il me semble que M. de Montgiscard fait la cour à votre pupille.

MARCOTIN.

Il ne faut pas dire : « Il me semble... »

VEAUBÉMOL.

Pourquoi ?

MARCOTIN.

Il ne semble pas... Il est évident que monsieur de Montgiscard fait la cour à Emma...

Montrant la gauche.

Voyez... il lui sourit... il lui prend la main... Que dites-vous de cela, hein ?... Il ne faut pas dire : « Il me semble... » Il faut dire : « Il est évident. »

VEAUBÉMOL.

Il est évident, si vous y tenez... Il est également évident que si vous souffrez qu’il lui fasse la cour, je joue, moi, un rôle ridicule !...

MARCOTIN.

Comment ridicule ?... Expliquez le mot ridicule !

VEAUBÉMOL.

Je vous ai ouvert mon cœur...

MARCOTIN.

Cela n’est pas... Vous ne m’avez pas ouvert votre cœur... Si la fantaisie vous en était venue, je ne vous aurais pas laissé faire...

VEAUBÉMOL.

C’est une phrase qui se dit...

MARCOTIN.

Vous me crispez, Veaubémol.

VEAUBÉMOL.

Je vous ai dit que j’aimais votre pupille, et que je l’épouserais volontiers malgré la modicité de sa dot. Vous m’avez permis d’espérer.

MARCOTIN.

Oui... Mais avant de le permettre à vous, je l’avais permis à M. de Montgiscard... Il a le numéro 1, vous avez le numéro 2... J’aurai aujourd’hui une explication avec le numéro 1... À la suite de cette explication, le numéro 1 épousera ou s’en ira ; s’il s’en va, le numéro 2 pourra offrir son bras et faire sa cour...

VEAUBÉMOL.

Mais si, en attendant, le numéro 1 va trop loin ?

MARCOTIN.

Qu’entendez-vous par aller trop loin ?

VEAUBÉMOL.

Eh ! vous me comprenez !

MARCOTIN.

Si vous voulez que je vous comprenne, il faut appeler les choses par leur nom.

VEAUBÉMOL.

Oh ! monsieur Marcotin !

MARCOTIN.

Aller trop loin !... Voulez-vous dire que M. de Montgiscard s’éloigne trop de nous ?... Si vous avez dit la phrase dans ce sens, je suis de votre avis.

Appelant.

Emma...

EMMA, dans la coulisse.

Mon tuteur ?

MARCOTIN.

Revenez, Emma, revenez près de celui qui est chargé de veiller sur vous.

EMMA.

Nous voici, mon tuteur.

Rentrent par la gauche Emma et Montgiscard.

MARCOTIN.

Nous allons rentrer, monsieur de Montgiscard, et ma pupille va nous lire mon journal à haute voix. Voulez-vous prendre votre part de ce divertissement de famille ?...

MONTGISCARD.

Je vous demande pardon, monsieur, j’attends des lettres. Je vais aller voir à la poste...

MARCOTIN, allant à Montgiscard.

Dans une heure, je viendrai prendre mon bain... Je serai fort aise de vous rencontrer, j’ai à causer avec vous.

MONTGISCARD.

Je vous attendrai ici : j’ai, de mon côté, à vous parler.

EMMA, bas à Marcotin, regardant à droite.

Ah ! mon tuteur, le voici !

MARCOTIN.

Qui ?

EMMA.

Le jeune homme d’hier...

MONTGISCARD.

Le jeune homme à la chaise ?...

EMMA.

Oui...

MARCOTIN.

C’est, ma foi, vrai ; rentrons vite...

EMMA.

Je voudrais bien le remercier... car, enfin, c’est pour moi...

MARCOTIN.

Il n’y a pas à le remercier... S’il a été chevaleresque, c’est que ça lui a fait plaisir.

EMMA.

Pauvre jeune homme !...

VEAUBÉMOL.

Il paraît que ce matin encore il lui est arrivé la plus drôle d’aventure... on l’a presque assommé... Je vais vous conter cela... Il venait de rompre une lance, pour une femme qui...

Lazzara paraît, venant de la droite, il tient un livre à la main.

MARCOTIN.

Rompre une lance !...

VEAUBÉMOL.

C’est une phrase qui se dit.

MARCOTIN.

Offrez votre bras à ma pupille, monsieur Veaubémol, et contez-nous votre anecdote... Monsieur de Montgiscard, ici, dans une heure.

MONTGISCARD.

Oui, monsieur.

Lazzara est arrivé au milieu de la scène, Marcotin, Veaubémol et Montgiscard l’examinent et le saluent en riant. Emma, en partant, se retourne pour lui faire un signe de remerciement.

Ensemble.

Air : Partir seul avec toi (M. et Madame Denis).

EMMA.

C’est le héros du bal ! (bis)
C’est lui ! (bis) quel visage loyal !
Regardez : le voici !
(bis)
C’est lui ! (bis) que vient-il faire ici ?

MARCOTIN, MONTGISCARD, VEAUBÉMOL.

C’est le héros du bal ! (bis)
C’est lui ! (bis) c’est notre original !
Regardez ; le voici !
(bis)
C’est lui ! (bis) que vient-il faire ici ?

Marcotin, Veaubémol et Emma sortent par la droite, premier plan ; et Montgiscard par la gauche.

 

 

Scène III

 

LAZZARA, seule, regardant sortir Emma

 

Elle est charmante, cette jeune fille ! et comme elle m’a regardé ! Ah ! si don Quichotte avait été regardé comme cela, quels dangers n’aurait-il pas affrontés ! Don Quichotte ! quel homme ! quel livre !... Ou en étais-je ?...

Il s’assied et lit.

« Dans ce moment, don Quichotte aperçut trente ou quarante moulins à vent, et, regardant son écuyer : « Ami, dit-il, la fortune vient au-devant de nos souhaits. Vois-tu, là-bas, ces géants terribles ? Ils sont plus de trente ; n’importe ! je vais a attaquer ces fiers ennemis de Dieu et des hommes. »

L’orchestre joue en sourdine l’air que chantaient les pêcheuses au commencement de l’acte. Lazzara lève la tête et aperçoit Claudine, qui est entrée la première, suivie de toutes les autres pêcheuses, la corde sur l’épaule.

 

 

Scène IV

 

LAZZARA, CLAUDINE, ROSE, LES PÊCHEUSES

 

LES PÊCHEUSES, tirant la corde.

Oh ! hisse !... Oh ! hisse !...

LAZZARA.

Qu’est-ce que c’est que cela ? Des femmes !... Ce sont des femmes !

Il ôte son chapeau.

Qu’est-ce que vous faites là, mesdames ?

CLAUDINE.

C’est-y à nous qu’il parle ?

ROSE.

Mesdames !... Il a dit « mesdames ! » C’est-y à nous que vous parlez, mon doux monsieur ?

LAZZARA.

C’est à vous. Que faites-vous là, je vous prie ?

ROSE.

Nous tirons le bateau qui est derrière nous.

LAZZARA, se levant.

Ce bateau dans lequel il y a des hommes ?

CLAUDINE.

Eh ! oui... le bateau de Duchemin. Et c’est bien dur... allez ! Oh ! hisse !

TOUTES.

Oh ! hisse !

LAZZARA, jetant son livre.

Ce Duchemin est un manant !... Des femmes ! une corde sur l’épaule, le cou tendu... comme des bêtes de somme !... Cela est monstrueux ! cela est intolérable !

Allant aux pêcheuses.

Ayez la bonté de vous ôter de là, mesdames.

CLAUDINE.

Qu’est-ce qui lui prend ?

LAZZARA.

Donnez-moi cette corde ; c’est à moi de prendre votre place et de tirer ce bateau.

ROSE.

Par exemple !...

LAZZARA.

Ôtez-vous de là, et laissez-moi faire.

Il s’empare de la corde.

CLAUDINE.

Voilà, monsieur !

Les pêcheuses gagnent la gauche.

LAZZARA, recevant une forte secousse en se mettant la corde sur l’épaule.

Eh ! la ! eh ! la !

CLAUDINE.

En avant, monsieur, et tirez ferme !

LAZZARA.

Ne craignez rien, j’y suis maintenant.

Tout en tirant.

Ce que je fais là est bien. La femme est faible, l’homme est fort, c’est donc à l’homme...

Secousse. Un pas en arrière.

Ah ! mon Dieu ! c’est un peu dur... mais j’y arriverai... La vigueur du corps n’est rien, volonté est tout.

Seconde secousse. Deux pas en arrière.

Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

ROSE.

Vous ne tirez pas assez fort, monsieur.

LAZZARA.

Si fait, mesdames, si fait.

CLAUDINE.

Vous reculez, monsieur.

LAZZARA.

Je vous demande pardon, mesdames, j’avance... je sens parfaitement que j’avance.

Secousse très violente. Trois ou quatre pas en arrière.

Ah ! doucement ! Ce Duchemin est un brutal !

La corde l’entraîne ; disparaît dans la coulisse de droite.

Eh bien ! eh bien ! doucement donc ! doucement !

Les femmes, en le voyant tom ber, poussent un grand cri, et, à l’exception de Claudine et de Rose, sortent pour aller le relever.

ROSE.

La belle culbute !... As-tu vu, Claudine, comme il a fait une belle culbute, le monsieur ?

CLAUDINE.

Et le joli bain qu’il aurait pris s’il ne s’était pas décidé à lâcher la corde... C’est égal, il est bien aimable... il nous a appelées mesdames.

Les pêcheuses ramènent Lazzara à moitié brisé.

LAZZARA, qu’on fait asseoir.

Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !

ROSE.

Ce n’est rien, allez ; c’est du sable... ça n’est pas dur.

LAZZARA.

Mon Dieu ! que ce sable est salé !... Mais, comment se fait-il que j’aie avalé du sable... Je suis tombé sur le dos ?

CLAUDINE.

C’est que vous avez un peu roulé.

LAZZARA.

Un peu, c’est possible.

ROSE.

Vous n’êtes pas assez fort, mon doux monsieur.

LAZZARA.

Si fait, je suis très fort... Mais je ne sais comment mon pied a tourné. C’est égal... n’oubliez pas que vous êtes des femmes, et que les femmes sont faites pour être adorées à genoux, et non...

LES PÊCHEURS, au loin.

Ohé ! là-bas !

ROSE, allant voir au fond, à droite, avec les autres pêcheuses.

Oh ! le bateau qui s’en va à la mer... emportant la corde !

LES PÊCHEURS, au loin.

Tas de feignantes !...

LAZZARA.

Tas de feignantes !... Ne répondez pas... Vous êtes faites pour être adorées...

ROSE, criant.

Nous voilà bien ! Holà !... tiens ferme, Duchemin !...

TOUTES, de même.

Tiens ferme !... Holà ! ho !...

Elles sortent toutes, courant après le bateau, par le fond à droite.

 

 

Scène V

 

LAZZARA, puis PERNETTE

 

LAZZARA, seul, toujours assis.

Sapristi ! que c’est salé, ce sable !... Elles courent, les malheureuses... elles vont reprendre le joug... et moi...

Il veut se lever.

Aïe !... mon Dieu ! aïe ! aïe !...

PERNETTE, entrant par la gauche.

Eh bien, monsieur ?

LAZZARA.

Eh bien, Pernette ?

PERNETTE.

Vous voilà encore sur le flanc, monsieur ?...

LAZZARA.

Je ne suis pas sur le flanc, Pernette !

PERNETTE.

J’étais à la fenêtre... je vous ai vu rouler et je suis accourue... Avez-vous quelque chose de cassé ?

LAZZARA.

Rien, Pernette.

PERNETTE.

Eh bien... c’est fâcheux...

LAZZARA.

Je vous remercie, Pernette...

PERNETTE.

Si vous aviez quelque chose de cassé, vous seriez forcé de garder la chambre, et, du même coup, votre folie serait forcée de se tenir tranquille.

LAZZARA.

Il n’y a pas de folie à avoir pour les dames les égards qui leur sont dus...

PERNETTE.

Les dames... Quelles dames ?...

LAZZARA.

Celles qui étaient là tout à l’heure...

PERNETTE.

Ça, des dames, avec des bonnets de colon !...

LAZZARA.

Les bonnets de coton ne font rien à l’affaire... Une femme est une femme, qu’elle soit vêtue ou non d’un bonnet de coton...

PERNETTE.

Voilà de jolis museaux pour se faire casser les reins en leur honneur !...

LAZZARA.

Museaux... museaux... Si je me fais casser les reins... j’ai de quoi payer l’apothicaire !...

Se levant.

Aie !...

PERNETTE, rangeant la chaise.

Eh ! je le sais bien, monsieur, que vous avez de quoi le payer !... et c’est là le malheur !... Vous ne lui donneriez pas tant de besogne, si vous étiez encore employé au ministère. C’était le bon temps, quand vous en étiez là... j’étais votre femme de ménage, je vous faisais manger des saucisses aux pommes de terre... six fois par semaine. C’était le bon temps ; mais, aujourd’hui... Ah ! votre oncle... le digne homme !... comme il se serait gardé de mourir, en vous laissant trente mille livres de rentes, s’il avait pu prévoir qu’au lieu de vous en servir pour être heureux, vous emploieriez cette fortune à courir de droite et de gauche, le nez dans l’histoire de ce M. Quichotte, qui vous a mis la cervelle à l’envers, berné à gauche, rossé à droite, le tout pour être agréable aux dames, et pour redresser le monde, comme vous dites.

LAZZARA.

Assurément... le hasard, en me faisant riche, m’a imposé l’obligation...

PERNETTE.

Il ne vous à pas imposé l’obligation de vous faire jeter par la fenêtre... Je comprendrais encore un solide gaillard... Certes, s’il se conduisait comme vous, il ferait des sottises... mais, au moins, après les avoir faites, au lieu de passer par la fenêtre, il y ferait passer les autres... Mais vous, qui êtes fort comme un poulet...

LAZZARA.

Pernette !...

PERNETTE.

Qui avez des bras comme des allumettes !

LAZZARA.

Pernette...

PERNETTE.

Et des jambes donc !...

Elle rit.

LAZZARA, furieux.

Pernette !...

PERNETTE, riant toujours.

Oh ! mais... des jambes !...

LAZZARA.

Ça n’est pas vrai.

PERNETTE.

Eh ! laissez-moi dire, monsieur !... Je vous ai assez souvent frictionné après vos mésaventures... et je sais bien comment vous êtes bâti...

LAZZARA.

Vous n’êtes qu’une bête !

PERNETTE.

Si ce sont là les égards que vous avez pour les dames !...

LAZZARA.

Ah !

PERNETTE.

N’en suis-je pas une, moi ?... Faudra-t-il que je me campe un bonnet de coton sur la tête ?...

LAZZARA.

C’est idiot ce que vous dites !... Qu’est-ce que ça fait, je vous demande un peu... qu’est-ce que ça fait qu’on soit fort ou faible ?...

PERNETTE.

Ça fait que celui qui veut soulever un poids trop lourd pour lui, risque de le laisser retomber sur ses pieds et sur les pieds de ses voisins... Tout à l’heure, vous avez voulu tirer un bateau en avant... c’est le bateau qui vous a tiré en arrière... Vous avez fait la culbute...

LAZZARA.

J’ai glissé.

PERNETTE.

Le bateau s’en est allé à la dérive, et ce n’est pas de votre faute si les pêcheurs ne sont pas revenus à la nage... Voilà comment vous redressez le monde !... Ces gens, tout à l’heure, hurleront après vous et n’auront pas tort !...

LAZZARA.

Je brave les hurlements !...

PERNETTE.

Vous serez forcé de partir d’ici...

LAZZARA.

Je partirai... mais ce que j’ai fait ici, je le ferai autre part, si l’occasion se présente... Oui, partout où il y aura des femmes à défendre !... Ah ! les femmes, Pernette !... les femmes !... les femmes !...

Air de Trop beau pour qu’on le voie (Bovery).

Les femmes, sexe faible et doux à secourir...
Il suffit que leur voix arrive à mon oreille,
Pour qu’au fond de mon cœur aussitôt se réveille
Cet immense besoin que j’ai de les servir.
Les femmes, voyez-vous, je voudrais être roi,
Pour leur donner mon trône, et mes palais splendides,
Mes laquais chamarrés et mes coursiers rapides,
En leur disant : Pardon, je n’ai que ça sur moi !
Mais je ne suis pas roi... j’ai le droit seulement
De me faire souvent vilipender pour elles !
J’en use largement et puis montrer aux belles
Les résultats marquants de ce beau dévouement.
Qu’importe le danger... je ne redoute rien !...
Jusqu’au fond des enfers on me verrait descendre,
Si j’y devais trouver des femmes à défendre !
Je suis rossé, berné... c’est pour elles... c’est bien !
Ah ! que j’en voudrais voir, Pernette, autour de nous,
Tout autour... ici... là ! je leur crierais ; Mesdames,
Venez, je suis à vous, puisque vous êtes femmes,
Ma fortune, mon bras, mon cœur, tout est à vous !...
Les femmes, sexe faible,
etc.

PERNETTE.

Vous avez la prétention de rendre toutes les femmes heureuses, monsieur ?

LAZZARA.

Toutes, Pernette, toutes !...

PERNETTE.

Vous n’y arriverez pas, monsieur : un homme tout seul n’est pas fait pour rendre toutes les femmes heureuses... Il est fait pour en choisir une parmi celles qu’il rencontre... une jeune, jolie, aimable, et pas trop regardante pour les domestiques ; son devoir est de la rendre heureuse, et si, en faisant le bonheur de sa femme, il fait, par-dessus le marché, le bonheur de sa gouvernante, sa tâche est remplie, et cet homme-là, au lieu d’être un fou, est un sage !...

LAZZARA, passant à gauche.

Je vais aller boire quelque chose, afin de ne plus avoir dans la bouche ce goût de sable salé ! Après, j’irai faire un tour... Avez-vous dit que l’on fit seller un cheval ?...

PERNETTE.

Un cheval ! monter à cheval dans l’état où vous êtes !... Avec ça que vous vous y tenez bien !... N’avez-vous pas assez de moyens de vous casser le cou ?... On ne sellera pas de cheval, mais vous trouverez une bonne voiture dans laquelle vous pourrez vous étendre... et puis, quand vous montez à cheval, vous ne pouvez pas me prendre en croupe ; en voiture, vous m’emmènerez, et cela me fera voir le pays que je ne connais pas.

LAZZARA.

Il faut toujours faire ce que vous voulez.

PERNETTE.

Plût à Dieu, monsieur !...

Entre, par la gauche, Montgiscard, tenant des lettres.

LAZZARA.

En voilà assez !... Quand il me plait de recevoir des leçons de sagesse... je sais où les aller chercher... Où est mon livre ?...

 

 

Scène VI

 

MONTGISCARD, LAZZARA, PERNETTE

 

MONTGISCARD, ramassant le livre qui est à terre.

Votre livre, monsieur ?...

LAZZARA.

Oui, monsieur, un Don Quichotte...

MONTGISCARD.

C’est bien cela ; voici, monsieur.

LAZZARA.

Monsieur, je vous remercie.

Il prend le livre, et veut s’en aller.

Aie !...

Montgiscard passe à droite.

PERNETTE, prenant le bras de Lazzara.

Appuyez-vous sur moi, monsieur.

LAZZARA.

Il est fort poli, ce jeune homme... Aie !... aie !...

Lisant.

« Mais, monsieur, répondit Sancho, ce ne sont pas des géants, ce sont des moulins à vent, Ne vous y frottez pas ! »

Il sort au bras de Pernette par la gauche.

 

 

Scène VII

 

MONTGISCARD, seul

 

Qu’est-ce qui lui est encore arrivé ?

Continuant sa lettre.

« Monsieur, quand vous déciderez-vous à payer vos dettes ?... C’est la cinquième lettre qui me dit la même chose.

Il la froisse.

Voyons la sixième... Oh ! celle-là, ça n’est pas une lettre de créancier...

Lisant.

« Mon mari ne veut pas me conduire à Étretat. Revenez, revenez, il faut que je vous voie... Ma patience est à bout... M. Pincornet se conduit d’une manière abominable ! J’ai besoin de vos conseils... Vous êtes mon ami, revenez, revenez !... » Et cætera, et cætera... Quatre pages signées Berthe ! Elle est bien jolie, Berthe ; mais elle est mariée... mariée à mon ami Pincornet, un excellent garçon... Ce serait absurde !... Et puis, mes dettes ne me laissent pas le temps d’être amoureux d’elle... Ah ! si j’étais amoureux !

Prenant la dernière lettre.

Oh ! celle-ci, je reconnais l’écriture et l’orthographe... Signé : Isidore, le domestique de monsieur... Voyons un peu.

Lisant.

« Monsieur... ça devient assommant, à la fin !... Boquet est installé chez vous... Il ne cesse de me parler de la petite somme que vous lui devez... Ça ne m’amuse guère... Et puis, quand je sors, Boquet sort avec moi... et ça m’humilie... Vous devriez bien payer Boquet ! »

Mettant les lettres dans sa poche.

Payer Boquet, par exemple... Je sais trop ce qui arriverait... jamais je ne payerai Boquet... Ah ! si... je le payerai le jour où je payerai tout le monde... Pour payer tout le monde, il faut de l’argent... Pour avoir de l’argent, il faut trouver une femme... et une dot... J’ai trouvé la femme... ai-je trouvé la dot ?... Je n’en sais rien encore... Je le saurai, quand j’aurai causé avec le tuteur d’Emma... Et le voici...

Entrent par la droite Marcotin, Veaubémol et Emma.

 

 

Scène VIII

 

MONTGISCARD, EMMA, VEAUBÉMOL, MARCOTIN

 

MARCOTIN.

Vous êtes exact, monsieur de Montgiscard !

MONTGISCARD.

Je ne me serais pas permis de vous faire attendre.

Emma quitte Veaubémol, et va à Montgiscard.

EMMA, bas, à Montgiscard.

Parlez... quand ce ne serait que pour me débarrasser des amabilités de M. Veaubémol.

MONTGISCARD, bas.

Je vais parler, Emma... Votre tuteur est-il bien disposé ?...

Ils continuent à causer bas.

VEAUBÉMOL, à Marcotin.

Vous allez mettre ce jeune homme au pied du mur ?

MARCOTIN.

Qu’entendez-vous par le mettre au pied du mur ? Il n’y a pas de mur ici... je ne puis donc le mettre au pied du mur...

VEAUBÉMOL.

C’est une phrase qui se dit. Il ne fallait pas la dire...

MARCOTIN.

Il fallait me dire tout simplement : « Vous allez sommer ce jeune homme de s’expliquer ; » je vous aurais répondu oui... Emma !...

EMMA, revenant à lui.

Mon tuteur ?...

Montgiscard remonte.

MARCOTIN.

Veaubémol, emmenez-la à une distance convenable, et distrayez-la par quelques phrases spirituelles.

VEAUBÉMOL, allant à Emma.

J’y ferai mon possible.

Il emmène Emma au fond.

C’est beau, la mer, n’est-ce pas, mademoiselle ?

EMMA.

Oui, monsieur.

VEAUBÉMOL.

Je ne lui ferai qu’un reproche, elle est trop grande ; on se sent petit près d’elle. Moi-même, qui suis d’une assez forte corpulence, à côté de l’Océan je me trouve mesquin.

Emma s’assied au fond, à gauche, sans répondre ; il s’assied auprès d’elle, et continue à lui parler bas.

MARCOTIN, sur le devant, à droite, avec Montgiscard.

Et maintenant, monsieur de Montgiscard, causons.

MONTGISCARD.

Causons, monsieur.

MARCOTIN.

Vous avez envie d’épouser ma pupille ?

MONTGISCARD.

Je l’aime, monsieur... et je serais le plus heureux des hommes, si vous consentiez à bénir...

MARCOTIN.

Parlons affaires, monsieur, avant de parler bénédiction... Je vous dois une entière franchise : je suis opulent, et j’use largement de mon opulence... On en pourrait conclure qu’Emma possède une jolie dot... il n’en est rien... Cette dot ne dépasse pas trente mille francs.

MONTGISCARD.

Trente mille francs ?

MARCOTIN.

Oui, trente mille francs.

MONTGISCARD.

Un tuteur qui est opulent a le droit d’ajouter quelque chose...

MARCOTIN.

Il a également celui de ne rien ajouter du tout... Je me bornerai à user de ce dernier droit ; je ne rognerai pas un sou de ce qui revient à Emma... car je suis incapable...

MONTGISCARD.

Oh ! monsieur...

MARCOTIN, froidement.

De faire une chose que la loi me défend... Mais je n’ajouterai pas un centime. J’ai dit. Répondez-moi catégoriquement.

MONTGISCARD.

Monsieur, ce que j’aime dans mademoiselle Emma n’est pas le plus ou moins d’argent qu’elle peut avoir...

MARCOTIN.

Très bien, jeune homme, très bien !

MONTGISCARD.

Mais je veux, avant d’aller plus loin, répondre à votre franchise par une franchise pareille. Je suis criblé de dettes ; en voici les preuves, si vous le voulez.

Il montre les lettres.

MARCOTIN.

Il suffit, monsieur de Montgiscard ; je pense vous obliger en vous refusant net la main de ma pupille.

MONTGISCARD.

Croyez, monsieur, que je regrette...

MARCOTIN.

Vous devez comprendre qu’après une telle conversation...

MONTGISCARD.

Dans dix minutes, j’aurai quitté Étretat.

MARCOTIN.

Fort bien.

MONTGISCARD.

Permettez-moi seulement, pour éviter une scène pénible, de cacher à mademoiselle Emma...

MARCOTIN.

J’autorise un dernier mensonge.

Ils se rapprochent. Emma se lève et va à Montgiscard.

EMMA.

Eh bien ?

Veaubémol s’est levé aussi.

MONTGISCARD.

Eh bien, nous sommes parfaitement d’accord.

MARCOTIN.

Parfaitement.

MONTGISCARD.

Mais il faut que j’aille chercher quelques papiers indispensables. Je vais revenir.

EMMA.

Tout de suite ?

MONTGISCARD.

Tout de suite.

Emma passe à droite.

MARCOTIN, bas à Montgiscard.

Je compte sur votre promesse.

MONTGISCARD, bas.

Ce soir, je serai à Paris.

Haut et saluant.

Mademoiselle... Messieurs...

Il sort par la gauche.

 

 

Scène IX

 

VEAUBÉMOL, MARCOTIN, EMMA

 

MARCOTIN.

Le n ° 1 est parti... il retourne à Paris ; en avant le n° 2.

EMMA.

Que voulez-vous dire ?

MARCOTIN.

Je veux dire que vous ne vous appellerez pas madame de Montgiscard...

EMMA.

Il ne reviendra pas ?

MARCOTIN.

Vous vous appellerez madame Veaubémol.

EMMA.

Jamais !

MARCOTIN.

Il ne faut pas dire jamais. Je vous présente officiellement Adolphe, qui sera votre mari dans six semaines.

VEAUBÉMOL.

Mademoiselle, croyez que mon amour...

EMMA.

Mon tuteur, je vous en supplie, j’aime M. de Montgiscard.

MARCOTIN.

Cela est l’affaire d’Adolphe.

EMMA.

M. de Montgiscard m’aime...

MARCOTIN.

Je veux bien ne pas dire le contraire pour vous faire plaisir.

EMMA.

Ne me sacrifiez pas !...

MARCOTIN.

Je vous ferai observer que cette scène est désobligeante pour Adolphe.

EMMA.

Ayez pitié de moi ! Si vous ne voulez pas que j’épouse M. de Montgiscard, ne me forcez pas, du moins, à en épouser un autre !

VEAUBÉMOL.

Mademoiselle...

MARCOTIN.

De plus en plus désobligeant pour Adolphe. Voyez quelle figure il fait.

EMMA.

Mon tuteur !

MARCOTIN.

Nous reprendrons cet entretien. Je devrais être dans l’eau depuis dix minutes ; allons prendre notre bain...

VEAUBÉMOL.

Elle pleure, Marcotin, elle sanglote !...

MARCOTIN.

Laissez-la sangloter... cet éclat usera sa résistance... Quand nous aurons pris notre bain, elle sera parfaitement résignée !

VEAUBÉMOL.

Je voudrais rester pour essuyer ses larmes...

MARCOTIN.

Elle ne le tolérerait pas... car vous lui êtes insupportable !

VEAUBÉMOL.

Croyez-vous ?

MARCOTIN.

J’en suis sûr... Venez vous baigner... je vous donnerai des passades... Vous ferez des grimaces en buvant l’onde amère, cela me fera beaucoup rire... Venez...

VEAUBÉMOL, allant à Emma.

Mademoiselle !...

Emma baisse la tête sans répondre.

Voyez, Marcotin, elle s’incline sur sa tige...

MARCOTIN, en l’emmenant.

Qu’entendez-vous par sa tige ?... Une femme n’a pas de tige. Les fleurs ont des tiges... mais les femmes...

VEAUBÉMOL.

C’est une phrase qui se dit.

Marcotin l’entraine et sort avec lui par le fond à gauche.

 

 

Scène X

 

EMMA, seule

 

Ah ! que je suis malheureuse ! Comment me défendre ? comment échapper ?... On me trainera à l’autel, malgré mes sanglots... On me mariera... je serai madame Veaubémol... et, après... j’aurai beau pleurer...

Air : C’est un enfant (Café du Roi).

Bon gré, mal gré,
À l’arrêt d’un tuteur sévère,
Ma volonté
Devra céder, bon gré, mal gré !
Qui songe à moi ?
Qui s’occupe de ma misère ?
À mon effroi,
Nul ne prend garde autour de moi !
C’est une enfant
Qui pleure, qui se désespère !
En sanglotant,
Hélas ! que peut faire une enfant ?

Elle s’assied à gauche, en pleurant.

 

 

Scène XI

 

EMMA, LAZZARA

 

LAZZARA, entrant par la gauche.

Qu’est-ce que je vois là ?... Une femme qui pleure sur la grève... dans une pose pleine de mollesse et d’abandon...

EMMA, sans le voir.

Hélas !

LAZZARA.

Ou je me trompe fort, ou voici une des plus mémorables aventures que je puisse rencontrer !

EMMA, de même.

Je n’ai plus d’espoir !

LAZZARA.

Je n’y tiens plus... Aïe, les côtes !... et ce que m’a dit Pernette... Mais cette jeune fille...

La reconnaissant.

Ah ! mon Dieu ! C’est celle pour qui, hier soir... celle qui, il y a une heure, m’a regardé avec des yeux, oh ! mais, des yeux !

Même air que le couplet précédent.

En ces beaux yeux
J’ai lu le charme et l’innocence !
Et je ne peux
Voir pleurer de si jolis yeux !
Dans ses amours,
Quelqu’un la tourmente, je pense ;
Il faut toujours
Servir la cause des amours !
C’est une enfant,
Qui me dit : Viens à ma défense
Elle m’attend,
Je vais protéger cette enfant !

S’approchant d’Emma.

Mademoiselle...

EMMA, se retournant.

C’est vous, monsieur ?...vous étiez-là ?...

LAZZARA.

Oui, je vous ai vue pleurer.

EMMA, se levant.

Je ne pleurais pas.

LAZZARA.

Si fait !...

EMMA.

Non, monsieur, non... Il faut que je vous remercie, monsieur !

LAZZARA.

Me remercier ?

EMMA.

La chaise, monsieur, hier soir...

LAZZARA.

Ce n’est rien.

EMMA.

Ce gros brutal... qui vous a...

LAZZARA.

Ne pensons plus à cela...

EMMA.

Vous êtes tombé...

LAZZARA.

Ce n’est rien, vous dis-je.

EMMA.

Vous avez dû vous faire mal ?

LAZZARA.

Bah !... un rez-de-chaussée... ça ne vaut pas la peine d’en parler... je suis tombé de plus haut... Une fois, un mari jaloux m’a précipité d’un second étage... après, il s’est excusé... il m’avait pris pour un autre.

EMMA.

Je suis bien aise de vous rencontrer... parce que je vous suis très reconnaissante... et qu’alors je tenais à vous dire... Ah ! mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Elle passe à droite en pleurant.

LAZZARA.

Malheureuse... vous... pourquoi ?... S’il ne faut que me faire jeter une seconde fois par la fenêtre...

EMMA.

Ah !

LAZZARA, à part.

Voilà une aventure !...

EMMA.

On veut me marier...

LAZZARA.

Vous marier ?...

EMMA.

Oui, avec M. Veaubémol...

LAZZARA.

Un vilain nom...

EMMA.

Et un vilain homme !... C’est celui qui est là-bas...

Elle montre le fond à gauche.

Celui à qui mon tuteur fait avaler de l’eau... vous voyez...

LAZZARA, allant regarder.

Il est affreux quand il boit.

EMMA.

Ah ! même quand il ne boit pas.

LAZZARA, redescendant.

C’est vrai, mais c’est une laideur plus calme.

EMMA.

Voilà l’homme qu’on veut me donner pour mari !

LAZZARA.

Et vous ne l’aimez pas ?...

EMMA.

Certes, non !

LAZZARA.

Vous ne pouvez pas l’aimer !... On ne peut pas aimer un homme qui s’appelle Veaubémol et qui est gros ; il faut qu’un homme soit mince.

EMMA.

Ah ! oui !

LAZZARA.

Mince et grand...

EMMA.

Pas trop grand...

LAZZARA.

Et blond...

EMMA.

Non, brun...

LAZZARA.

Brun ?... vous croyez ?... Moi, il me semblait qu’un jeune homme blond...

EMMA.

Non... mince... pas trop grand... et brun... comme M. de Montgiscard.

LAZZARA.

M. de Montgiscard !... vous aimez M. de Montgiscard ?...

EMMA.

Ah ! si vous le connaissiez !

LAZZARA.

Je le connais un peu... il a ramassé mon livre... c’est un jeune homme fort poli... Et lui, vous aime-t-il ?

EMMA.

Cent fois plus que je ne l’aime moi-même.

LAZZARA.

Et l’on vous a séparés ?

EMMA.

Oui... Il est reparti pour Paris, en pleurant.

LAZZARA.

En pleurant ?...

EMMA.

Je suis bien sûre qu’il se tuera.

LAZZARA.

Croyez-vous ?

ΕΜΜΑ

Et je me tuerai certainement, moi aussi !... car je ne veux pas lui survivre...

LAZZARA.

Et pourquoi votre tuteur n’a-t-il pas consenti ?...

EMMA.

Je ne sais pas...

LAZZARA.

Je le devine, moi... Il est pauvre, n’est-ce pas ?

EMMA.

Je ne le lui ai jamais demandé.

LAZZARA.

Il doit être pauvre ! Qu’importe alors qu’il vous aime... et que vous l’aimiez ?... qu’importe que vous soyez tous les deux jeunes, beaux et intéressants ?... qu’importe que la nature vous ait faits l’un pour l’autre ?... La nature vous réunit, la société vous sépare... Société, voilà de tes coups !

EMMA.

Je ne vous comprends pas.

LAZZARA.

Heureusement je suis là... Vous avez près de vous homme qui obéit à la nature et qui se soucie de la société... autant que vous de M. Veaubémol !... Un jeune homme vous aime, vous l’aimez... il faut donc que vous l’épousiez... vous l’épouserez !...

EMMA.

Vous dites ?...

LAZZARA.

Écoutez-moi bien... les moments sont précieux.

EMMA.

Je vous écoute...

LAZZARA.

Voulez-vous être heureuse ?...

EMMA.

Certainement.

LAZZARA.

Et si je vous dis qu’il faut être brave, qu’il faut fermer les yeux et avoir confiance en moi...

EMMA.

Oh ! je sais que vous êtes un honnête jeune homme... mais...

LAZZARA.

Êtes-vous décidée à tout pour fuir Veaubémol ?

EMMA.

Oui, à tout !

LAZZARA.

Vous savez l’adresse de M. de Montgiscard, à Paris ?

EMMA.

Oui ; mais pourquoi ?...

Entre Pernette par la droite.

 

 

Scène XII

 

EMMA, LAZZARA, PERNETTE

 

PERNETTE, en toilette.

La voiture nous attend, monsieur !

LAZZARA, allant à elle.

La voiture ?... C’est le destin qui nous l’envoie !

PERNETTE.

Eh non ! c’est le loueur... Parlons-nous, monsieur ?... Vous voyez que je suis requinquée.

LAZZARA.

Vous avez bien fait de vous requinquer, Pernette ! Donnez moi ce chapeau.

Il le prend.

PERNETTE.

Hein ?

LAZZARA, donnant le chapeau à Emma.

Mettez-le, mademoiselle !

EMMA.

Que faites-vous ?

LAZZARA, à Pernette.

Donnez-moi cette mante.

Il la prend.

PERNETTE.

Vous me déshabillez, monsieur !

LAZZARA, à Emma.

Mettez cela, mademoiselle !

Il lui met la mante.

EMMA.

Mais, enfin, je voudrais savoir...

LAZZARA.

Pernette, vous prendrez le train quand vous voudrez, et vous irez m’attendre chez moi... Moi, je pars.

Air de la Balançoire.

Et maintenant, mademoiselle,
Il ne faut pas perdre un instant.
C’est le bonheur qui vous appelle,
C’est un mari qui vous attend !
Il ne faut pas perdre un instant.

EMMA.

Mais, monsieur, que comptez-vous faire ?...

PERNETTE.

Être fou, comme à l’ordinaire.

LAZZARA, à Emma, parlé.

Venez, mademoiselle.

Il l’entraîne à droite.

EMMA.

Où allons-nous ?

LAZZARA.

À Paris. Je vous emmène !

EMMA.

Par exemple ! je ne veux pas !

LAZZARA.

Je vous enlève, alors !

Il cherche à l’entraîner.

EMMA.

Mais, monsieur, que faites-vous ?

LAZZARA.

Je vous ai dit que vous épouseriez M.de Montgiscard ; vous l’épouserez, ou je ne m’appelle pas Lazzara !

Ensemble.

LAZZARA.

Point de peur ! calmez cet effroi !
Mon projet n’est pas téméraire...
Suivez-moi !... venez avec moi !
Point de peur ! calmez cet effroi !

EMMA.

Ah ! monsieur, je me meurs d’effroi !
Ce projet est trop téméraire...
Laissez-moi, monsieur, laissez-moi !
Ah ! monsieur, je me meurs d’effroi !

PERNETTE.

Pour le coup, j’en tremble d’effroi !
Il est plus fou que d’ordinaire...
Restez là, monsieur, croyez-moi !
Pour le coup, j’en tremble d’effroi !

Lazzara sort par la droite en emportant Emma dans ses bras malgré sa résistance.

 

 

Scène XIII

 

PERNETTE, seule

 

Hé ! monsieur !... monsieur !... Bonté divine !... il ne manquait plus que cela !... Voilà mon maître qui enlève la pupille à M. Marcotin !...

Entrent les pêcheuses et les pêcheurs par la droite.

 

 

Scène XIV

 

CLAUDINE, PERNETTE, PÊCHEURS et PÊCHEUSES, puis ROSE, puis des BAIGNEURS et des BAIGNEUSES, puis MARCOTIN et VEAUBÉMOL

 

CLAUDINE, à Pernette.

Où est-il... où est-il, votre maître ?

UN PÊCHEUR.

Il a manqué nous noyer en empêchant les femmes de tirer la corde.

ROSE, entrant par la droite.

Il est parti !... sa voiture m’a presque écrasée !...

TOUS, criant vers la droite.

Arrêtez ! arrêtez !...

ROSE.

Le brigand !... il enlève une jeune fille !... une jeune fille qui crie et se débat !...

CLAUDINE.

La pupille de M. Marcotin...

Criant au fond, à gauche.

Venez vite, monsieur Marcotin, venez vite !...

Entrent par la gauche des baigneurs et des baigneuses.

CHŒUR.

Air : Final du premier tableau des Danses nationales.

C’est un enlèvement !
Accourez promptement !
C’est affreux,
Odieux,
Oui, c’est scandaleux !
Ce monsieur Lazzara
Était un scélérat !
Quel malheur
(bis)
Pour ce bon tuteur !

MARCOTIN, accourant du fond, à gauche, avec Veaubémol.

Qu’y a-t-il, mon Dieu !... qu’y a-t-il ?...

CLAUDINE.

Votre pupille est enlevée !...

MARCOTIN.

Enlevée !...

ROSE.

Oui, par M. Lazzara, un grand maigre, un bandit !...

PERNETTE, à Marcotin.

Eh ! monsieur, ne les écoutez pas... mon maître est le plus doux...

MARCOTIN.

Enlevée !... Courons, Veaubémol !...

VEAUBÉMOL.

Enlevée !... je n’ai plus d’espoir !...

MARCOTIN.

Il y a des batailles qui étaient perdues à trois heures et qui, avant la nuit, étaient gagnées !... Courons, Veaubémol !...

VEAUBÉMOL.

Que l’amour me donne des ailes !...

MARCOTIN.

Des ailes, maintenant !... Qu’est-ce que vous chantez là ?...

VEAUBÉNOL.

C’est une phrase qui se dit...

Reprise du CHŒUR.

C’est un enlèvement !
Courons tous promptement !
C’est affreux, Odieux,
Oui, c’est scandaleux !
etc.

Tous sortent en tumulte par la droite.

 

 

ACTE II

 

Un salon chez Montgiscard. Porte d’entrée à droite dans le pan coupé. À gauche, dans le pan coupé, une fenêtre garnie de grands rideaux. Porte ouvrant sur le théâtre, au premier plan, à gauche. Cheminée au premier plan, à droite. Au fond, milieu, une console surmontée d’une glace. De chaque côté de cette glace, des portraits de femme dont un très décolleté. À droite, une table sur laquelle il y a un livre ; fauteuils, chaises, etc.

 

 

Scène première

 

ISIDORE, BOQUET

 

BOQUET, allant et venant.

C’est indigne ! c’est épouvantable !

ISIDORE, le suivant.

Monsieur Boquet !... monsieur Boquet !

BOQUET.

Il est à Paris depuis hier soir, je le sais...

Il s’assied à gauche.

ISIDORE.

Très exact, monsieur Boquet, très exact. M. de Montgiscard est à Paris depuis hier soir... mais il n’est pas chez lui pour le moment ; quand il rentrera, je lui dirai que vous êtes venu... et il sera bien fâché de ne pas s’être trouvé là... bien fâché... bien fâché... bien fâché !...

BOQUET, se levant.

Je reviendrai dans une demi-heure...

Il passe à droite.

ISIDORE.

Vraiment, monsieur Boquet, on aura encore le plaisir de vous voir dans une demi-heure ?

BOQUET.

Et si je n’ai pas, moi, le plaisir de voir mon argent... votre maître aura de mes nouvelles.

Il sort par la droite ; Isidore le reconduit jusqu’à la porte.

ISIDORE, de la porte, à Boquet qui est dans l’antichambre.

Espérons que ces nouvelles seront bonnes, monsieur Boquet... si elles étaient mauvaises, mon maître ne s’en consolerait pas.

En redescendant.

Enfin !... mais ça a été chaud !...

Entre Montgiscard par la gauche.

 

 

Scène II

 

MONTGISCARD, ISIDORE

 

MONTGISCARD.

Il est parti ?...

ISIDORE.

Oui, monsieur !

MONTGISCARD.

Lequel était-ce ?...

ISIDORE.

Lequel ?... C’était Boquet... l’inévitable, le sempiternel Boquet !... Il a perdu le respect, monsieur, il a crié, il a voulu emporter la pendule...

MONTGISCARD, qui a passé à droite.

Hein ?...

ISIDORE.

J’ai résisté.

MONTGISCARD.

Vous avez bien fait.

ISIDORE.

J’ai résisté, parce que monsieur me doit aussi quelque petite chose... et que, si je laissais emporter les meubles de monsieur, il ne resterait plus rien pour répondre. Monsieur veut-il que nous parlions un peu de la petite chose qu’il me doit ?

MONTGISCARD.

Ah ! je suis bien en humeur d’écouter...

Il s’assied près de la table, et prend machinalement le journal.

ISIDORE.

Monsieur me pardonnera si j’insiste... J’ai balayé l’appartement, verni les chaussures de monsieur, renvoyé Boquet... voilà pour le domestique... au créancier, maintenant.

Il tire un carnet de sa poche.

MONTGISCARD.

Ah !

ISIDORE, consultant son carnet.

Vous me devez deux cent quarante-deux francs...

MONTGISCARD.

Oui.

ISIDORE, montrant son carnet.

Voici mon compte, je l’ai toujours sur moi... deux mois de gages d’abord... Monsieur sait que je suis à son service depuis six semaines.

MONTGISCARD.

Je le sais.

ISIDORE.

Plus deux stalles louées au Théâtre-Français, el données au bottier de monsieur, pour faire prendre patience audit bottier...

MONTGISCARD.

C’est bon.

ISIDORE.

Plus, sept loges louées aux Délassements-Comiques pour monsieur lui-même... plus un bouquet de lilas blanc... plus...

MONTGISCARD, se levant et jetant le journal sur la table.

Eh ! je le connais votre compte ! Vous savez mieux que personne que je n’ai pas d’argent.

ISIDORE.

Il faut tâcher d’en trouver, monsieur.

MONTGISCARD.

J’en trouverai certainement, si on me laisse tranquille... mais, si on me tourmente, il me sera impossible de payer...

ISIDORE.

Oh ! monsieur, elle est bien usée, celle-là !

MONTGISCARD.

Hein ?

ISIDORE.

Ce n’est pas le domestique qui parle... c’est le créancier... toutes les fois que je répète à Boquet la phrase que monsieur vient de dire, Boquet sourit amèrement.

MONTGISCARD.

Ajoutez vingt francs à votre compte, monsieur Isidore, et laissez-moi tranquille !...

Il passe à gauche.

ISIDORE.

Vingt francs, monsieur ? Cela fait deux cent soixante-deux francs que monsieur me doit... soit deux cent soixante-dix francs, pour ne pas avoir de centimes...

MONTGISCARD.

Deux cent soixante-dix francs, je le veux bien.

ISIDORE.

Je ne saurais mieux remercier monsieur qu’en ajoutant un dernier mot...

MONTGISCARD.

Monsieur Isidore !...

ISIDORE.

Ce n’est ni le domestique, ni le créancier qui parle... c’est l’ami... Payez Boquet... monsieur... payez Boquet... et payez Isidore... voilà le mot de l’ami !... payez Isidore !...

Il sort par la droite.

 

 

Scène III

 

MONTGISCARD, seul

 

Payer Isidore !... si je le payais... mon appartement serait envahi dans une heure ! en me défendant, c’est lui-même qu’il défend... Payer Boquet ! autre sottise ! un homme qui me réclame quinze louis, et qui me harcèle, et me traque, et me pourchasse... si bien que les autres créanciers, les créanciers sérieux, se disent : « Pour que M. de Montgiscard se laisse tourmenter d’une si cruelle façon, à propos d’une pareille misère, il faut que véritablement il n’ait pas d’argent... » Sur ce beau raisonnement ils se tiennent tranquilles... Et l’on vient me conseiller de payer Boquet !... Allons donc !... une beure après, j’aurais à mes trousses tout ce que Paris possède de recors !...

Air vaudeville de la Haine d’une femme.

Mes dettes, les frais de justice,
Le capital et l’intérêt
Forment un immense édifice,
Dont la clef de voûte est Boquet.
Si l’on touche à la clef de voûte,
Crac ! tout s’écroule avec fracas !
Voilà Montgiscard en déroute !
Si l’on touche à la clef de voûte,
Voilà tout l’édifice à bas !
Boquet, je ne vous paierai pas !
Mon cher Boquet, ma clef de voûte,
Non, non, je ne vous paierai pas !

On sonne.

Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que cela ? Isidore !... Isidore !...

Entre Isidore par la droite.

 

 

Scène IV

 

MONTGISCARD, ISIDORE

 

ISIDORE.

Monsieur ?...

MONTGISCARD.

On a sonné, Isidore !...

ISIDORE.

Oui, monsieur ; mais ça n’est pas pressé, c’est Boquet sans doute... il a dit qu’il reviendrait dans une demi-heure !

MONTGISCARD.

Boquet... vous le recevrez ; quant à moi...

ISIDORE.

Monsieur va encore me mettre en face de cet homme !... Tout, excepté cela, monsieur !...

MONTGISCARD, à lui-même.

Voilà le vrai moment d’aller jeter un peu d’eau froide sur la colère de madame Pincornet... J’ai encore trouvé trois lettres... Elle parle de quitter son mari...

On sonne.

ISIDORE.

Vous ne pouvez pas sortir, monsieur ! Vous tomberiez dans Boquet, il est à la porte...

MONTGISCARD, montrant la gauche.

Ah !... l’escalier de service...

ISIDORE.

L’escalier des valets ?... Ah ! monsieur... moi, qui ne suis qu’un domestique, je ne le prends jamais !

MONTGISCARD.

Eh bien, moi, je le prends !...

À part.

Ah ! Emma, Emma, pourquoi n’aviez-vous pas au moins cent mille francs de dot ?

Il sort par la gauche. On sonne de nouveau.

 

 

Scène V

 

ISIDORE, seul, regardant la porte par laquelle est sorti son maître

 

La dignité se trouvait dans une maison lorsque les dettes y entrèrent ; en les voyant entrer, la dignité se leva pour s’en aller : « Pourquoi ne restes-tu pas ? lui dirent les dettes. – Là où vous êtes, répondit la dignité, je ne puis rester... » Et elle sortit.

On sonne avec violence.

Voilà ! voilà !

Il va ouvrir.

Monsieur n’est pas chez lui, monsieur... il sera bien fâché... Tiens, ce n’est pas Boquet !

Il revient avec Lazzara.

 

 

Scène VI

 

ISIDORE, LAZZARA

 

LAZZARA.

M. Marcel de Montgiscard ?...

ISIDORE.

C’est ici, monsieur.

LAZZARA.

Est-il chez lui ?...

ISIDORE.

Non, monsieur ; il sera bien fâché, bien fâché... bien fâché...

LAZZARA.

Il n’est pas chez lui ?... Tant mieux !...

Il parcourt la chambre.

ISIDORE, à part.

Je ne le connais pas celui-là... c’est un nouveau... monsieur l’aura fait en Normandie.

LAZZARA.

Appartement convenable et décoré avec goût... c’est élégant et simple...

Il repasse à droite.

ISIDORE, à part.

Ah çà, mais il regarde partout... Viendrait-il saisir ?

LAZZARA, prenant un livre sur la table.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il ouvre le livre.

ISIDORE, à part.

Il vient saisir... ce n’est pas un créancier... c’est un huissier.

LAZZARA.

Oh ! oh !

Il met le livre dans sa poche.

ISIDORE.

Qu’est-ce qu’il fait ?

À Lazzara.

On me doit quelque petite chose à moi aussi et je m’oppose... et puis ce n’est pas ainsi que l’on procède...

LAZZARA.

Vous dites ?...

ISIDORE.

Ce livre... que vous avez...

LAZZARA, tirant le livre de sa poche.

Oui, je l’ai mis dans ma poche... voyez... « l’Amour. » Si cela lui tombait sous la main...

Il remet le livre dans sa poche.

ISIDORE.

Sous la main... à qui ?

LAZZARA, allant au portrait de gauche.

Et ce tableau ?...

Il y met la main.

ISIDORE, allant à lui.

Eh ! monsieur, laissez ce tableau tranquille !... Je n’ai pas souffert que Boquet emportât la pendule... je ne souffrirai pas que vous emportiez...

LAZZARA, retournant le portrait.

Je ne l’emporte pas, je le retourne ; il ne faut pas qu’elle voie cela...

ISIDORE.

Elle ?...

LAZZARA.

Oui, elle... Elle est en bas !...

ISIDORE.

En bas ?...

LAZZARA.

Qu’est-ce que c’est que cette pièce ?

Il ouvre la porte à gauche.

ISIDORE.

Un petit salon... Vous êtes bien jeune pour être huissier !

LAZZARA.

Je ne le suis pas.

Fermant la porte.

Elle sera très bien là pour attendre... Je vais la chercher... elle est en bas...

Il repasse à droite.

ISIDORE.

Vous me l’avez dit.

LAZZARA.

Elle est dans la voiture... je vais la chercher.

Regardant le portrait de droite.

Oh ! oh ! venez un peu ici !

ISIDORE, s’approchant.

Quoi ?

LAZZARA.

Est-ce que vous croyez qu’elle peut voir ?... Hein ?

ISIDORE.

Heu ! heu !

LAZZARA.

Qu’est-ce que vous en pensez ?

ISIDORE.

Heu ! heu !

LAZZARA.

Oui, n’est-ce pas ?... De la modestie, bien... mais pas de pruderie... Elle peut voir ça... je vais la chercher.

Il sort par la droite.

 

 

Scène VII

 

ISIDORE, seul

 

Ah çà ! mais il m’amuse, cet homme-là... il m’amuse... Avec tout ça, il a emporté le livre... Il y a comme ça des gens qui s’introduisent dans les maisons... ils prennent un livre en vous disant qu’ils vont revenir... Cinq minutes après, le livre est vendu trente sous chez un bouquiniste, et ils ne reviennent pas !...

Allant voir à la porte de droite.

Revient-il ?... Il revient... et avec elle, parbleu ! avec elle !...

Entrent par la droite Lazzara et Emma voilée.

 

 

Scène VIII

 

EMMA, LAZZARA, ISIDORE

 

LAZZARA, faisant entrer Emma par la droite.

Air : Dansons la chaconne. (M. et Madame Denis.)

Entrez, ma mignonne.

EMMA.

Je frissonne,
En me voyant ici.

LAZZARA.

Un peu de courage !
Le voyage
Est fini.

ISIDORE, à part.

Cet homme m’amuse...
Voilà son excuse.

Ensemble.

LAZZARA.

Entrez, ma mignonne,
Que personne
Ne vous effraye ici !
Un peu de courage !
Le voyage
Est fini.

EMMA.

L’espoir m’abandonne,
Je frissonne
En me voyant ici !
Hélas ! quel voyage !
Mon courage
Est parti.

ISIDORE.

La chose est bouffonne !...
La personne
Chez nous vient avec lui.
Elle a mon suffrage :
Son visage
Est joli.

EMMA.

Nous sommes chez lui ?...

LAZZARA.

Oui... Ne tremblez pas ainsi !...

EMMA.

Dans quelle aventure m’avez-vous jetée ?...

Montrant Isidore.

Cet homme ?...

LAZZARA.

Cet homme est son domestique... il sera le vôtre !...

Il passe à gauche et lui offre une chaise.

ISIDORE, à part.

Ah çà mais ! c’est un insensé !...

On sonne.

EMMA.

Quelqu’un !...

ISIDORE, à part.

C’est peut-être son docteur qui vient le réclamer... ce serait dommage !...

Il sort par la droite.

EMMA.

Lui, sans doute... Oh ! le revoir ainsi... tout d’un coup... je ne pourrai jamais... parlez-lui d’abord...

LAZZARA.

Oui, vous avez raison... cela vaut mieux... entrez ici et attendez.

Il ouvre la porte de gauche.

EMMA, passant près de la porte.

Surtout, dites-lui bien que c’est vous qui avez tout fait... que moi je ne voulais pas...

LAZZARA.

Oui, oui, ne craignez rien.

Emma sort par la gauche. Isidore et Boquet entrent par la droite.

 

 

Scène IX

 

LAZZARA, ISIDORE, BOQUET

 

ISIDORE.

Mon maître n’est pas chez lui, monsieur Boquet, je lui dirai que vous êtes venu, et il sera bien fâché... bien fâché... bien fâché...

BOQUET.

Avez-vous de l’argent à me remettre ?

ISIDORE, bas.

Je n’ai pas d’argent à vous remettre... mais si vous voulez voir un fou ?...

BOQUET.

Si je veux voir un fou, je n’ai qu’à me regarder dans la glace... Si je n’étais pas un fou... je n’aurai pas prêté ces cent écus à M. de Montgiscard.

Il s’assied près de la table.

LAZZARA, s’asseyant à gauche, à part.

Que dit-il ?...

BOQUET, bas, à Isidore, désignant Lazzara.

Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?

ISIDORE, bas, à Boquet.

C’est le fou... il est très drôle... vous allez voir... il va nous faire rire...

BOQUET.

Je ne suis pas en train de rire.

LAZZARA, à Boquet.

Que disiez-vous, monsieur ?... Ne parliez-vous pas d’une somme prêtée ?...

ISIDORE.

Oui, monsieur parlait d’une petite somme de trois cents francs qu’il a prêtée à mon maître...

Bas, à Boquet.

Écoutez à bien, il va répondre quelque farce !

LAZZARA.

Trois cents francs !... c’est pour trois cents francs que mon sieur fait ce tapage !...

Tirant un portefeuille.

Prenez... M. de Montgiscard me remboursera cette misère.

Il donne des billets de banque à Boquet qui est venu à lui.

BOQUET, à Isidore.

Mais, il me paye !... il m’a payé !...

ISIDORE, à part.

Il a payé Boquet !

BOQUET, à Lazzara.

Ah ! monsieur, croyez bien...

LAZZARA, à Isidore.

Comment vous appelez-vous, mon ami ?

ISIDORE.

Isidore, monsieur...

LAZZARA, se levant.

Eh bien, Isidore, reconduisez monsieur.

ISIDORE.

Tout de suite, tout de suite...

BOQUET.

Je n’en vais, monsieur... je m’en vais... on m’a payé !... Je vais raconter cela partout...

Il sort, suivi d’Isidore, par la droite.

 

 

Scène X

 

LAZZARA, puis ISIDORE

 

LAZZARA.

Il a des dettes, je m’en doutais... voilà pourquoi le tuteur n’a pas consenti.

ISIDORE, rentrant, à part.

Il a payé Boquet, pourquoi ne paierait-il pas Isidore ?...

Il descend.

LAZZARA.

Cet homme criait bien haut pour peu de chose... Est-il parti ?...

ISIDORE.

Est-il ?...

Résolument.

Non, monsieur.

LAZZARA.

Comment !...

ISIDORE.

S’il criait si haut, c’est qu’on lui doit un peu plus de trois cents francs... il n’a pas osé avouer devant vous !...

LAZZARA.

Qu’est-ce qu’on lui doit encore ?...

ISIDORE.

On lui doit deux cent soixante-dix... trois cents francs, monsieur... pour ne pas avoir de centimes...

LAZZARA, prenant son portefeuille.

Eh ! donnez-les-lui... et qu’il s’en aille...

ISIDORE, pendant que Lazzara ouvre le portefeuille, à part.

C’est une folie douce...

En prenant les billets banque que lui donne Lazzara.

Il a payé Isidore !...

LAZZARA.

Donnez-les-lui tout de suite.

ISIDORE.

Je vais les lui donner, monsieur.

Il remonte lentement.

LAZZARA, à lui-même.

Pauvre Emma !... j’espère bien qu’elle n’aura pas entendu.

Il entre à gauche.

ISIDORE, s’arrêtant au fond.

Il a payé Isidore !...

Redescendant.

Est-ce bien délicat ce que j’ai fait pour avoir mon argent ?... La délicatesse était dans une maison, le désir d’avoir de l’argent y entra, la délicatesse se leva aussitôt pour s’en aller, alors...

Montgiscard entre par la droite, sa clef à la main.

 

 

Scène XI

 

ISIDORE, MONTGISCARD, puis LAZZARA

 

ISIDORE.

Ah ! monsieur, je me suis bien amusé !

MONTGISCARD, à part.

Pas moi !... je n’ai trouvé ni Pincornet, ni sa femme.

ISIDORE.

Il est venu un fou !

Montrant la gauche.

Il est là, avec la dame voilée !

MONTGISCARD.

Une dame voilée, chez moi ?

ISIDORE.

Oui, monsieur !

MONTGISCARD.

C’est elle ! Elle aura fait ce qu’elle disait ; elle aura quitté son mari ; elle sera venue ici... c’est Berthe !

ISIDORE.

Je ne sais pas si elle s’appelle Berthe... Elle est venue avec le fou !...

MONTGISCARD.

Le fou !

ISIDORE.

Oui, vous allez le voir... je m’en suis amusé... Amusez vous-en... sa folie est douce... Elle consiste à mettre vos livres dans sa poche, à retourner vos tableaux contre le mur et à payer vos dettes.

MONTGISCARD, qui est allé retourner le portrait.

Payer mes dettes !!

ISIDORE.

Vous ne me devez plus rien, je suis payé.

MONTGISCARD.

Par exemple !

ISIDORE.

Je dois dire que j’ai un peu aidé... mais enfin.

MONTGISCARD.

Qu’est-ce qu’il me chante ?

Il va pour entrer à gauche. Lazzara en sort.

L’homme d’Étretat !

Ils se regardent tous les deux.

LAZZARA.

Isidore !

ISIDORE.

Monsieur ?

LAZZARA.

Sortez, mon ami !

ISIDORE.

Oui, monsieur, oui !

Revenant.

Ah ! un instant... un mot seulement...

À Montgiscard.

Monsieur ?...

MONTGISCARD.

Quoi encore ?

ISIDORE, bas.

Maintenant que je suis payé, je vous préviens que, dans huit jours, je ne serai plus à votre service.

MONTGISCARD.

Hein ?

ISIDORE, bas.

J’y restais à cause de l’argent que vous me deviez... seulement à cause de cela... je vous laisse avec le fou... il est très amusant, très amusant, très amusant !

Il sort par la droite.

 

 

Scène XII

 

LAZZARA, MONTGISCARD

 

MONTGISCARD, à part.

Comment Berthe est-elle venue avec cet homme ?

Haut à Lazzara en lui indiquant un siège, et en s’asseyant lui-même.

Vous connaissez madame Pincornet ? Je l’ignorais absolument... Puisque vous la connaissez, vous savez aussi bien que moi que beaucoup de raisons la peuvent faire excuser... elle est jeune... elle est jolie... elle a dû, à ce double titre, être soi vent froissée des légèretés de Pincornet... Certes, Pincornet est mon ami... mais enfin il a des torts... je suis forcé d’en convenir... et quand sa femme l’accuse et se plaint d’être malheureuse... elle n’est pas tout à fait injuste... il ne faut donc pas.

Lazzara tire son portefeuille et prend des notes.

LAZZARA.

Pincornet, vous avez dit ?...

MONTGISCARD.

Sans doute.

LAZZARA.

L’adresse, s’il vous plaît ?

MONTGISCARD.

Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?

LAZZARA.

Ce n’est pas une plaisanterie... Cette dame est malheureuse... il suffit ; je m’occuperai d’elle... Si son mari a des torts, je la défendrai contre son mari... mais plus tard... J’ai pour habitude de mener à bonne fin l’aventure commencée avant d’en entreprendre une nouvelle... L’adresse ?

MONTGISCARD, se levant.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous ne connaissez pas madame Pincornet ?

LAZZARA, se levant aussi.

Pas du tout ; mais ça ne fait rien... je la protégerai tout de même... L’adresse ?

MONTGISCARD.

Mais alors, monsieur, qu’est-ce que vous faites ici ? Qu’est-ce que c’est que cette dame qui est là ?

LAZZARA.

Votre cœur ne vous le dit pas ?

MONTGISCARD, faisant un pas vers la gauche.

Non, mais je vais...

LAZZARA, l’arrêtant.

Si cette dame Pincornet est malheureuse, c’est que, peut être, au lieu d’épouser l’homme qu’elle aimait, elle en a épousé un autre.

MONTGISCARD.

C’est possible... mais...

LAZZARA, l’arrêtant.

Hier, j’étais à Étretat...

MONTGISCARD.

Je le sais... Laissez-moi voir...

LAZZARA, même jeu.

J’y ai rencontré une jeune fille qui, elle aussi, aimait et qui, elle aussi, allait être condamnée, par un tuteur barbare, à épouser malgré elle...

MONTGISCARD.

Par un tuteur ?

LAZZARA.

Barbare !... Cette jeune fille m’a intéressé ; j’ai prévu pour elle, dans l’avenir, un sort pareil à celui de cette dame Pincornet... et alors...

MONTGISCARD.

Alors ?

LAZZARA.

J’ai résolu, moi, de la marier selon son cœur !

MONTGISCARD.

Et pour cela ?

LAZZARA.

Pour cela, je l’ai enlevée et je l’ai amenée à celui qui l’aimait et qui était aimé d’elle.

MONTGISCARD.

Emma ?

LAZZARA.

C’est elle qui est ici, près de vous.

MONTGISCARD, stupéfait.

Oh !

LAZZARA.

Venez, chère enfant.

Il fait un pas vers la gauche.

MONTGISCARD, l’arrêtant.

Monsieur, monsieur !... Les paroles ne me viennent pas... On ne fait pas de ces choses-là, monsieur !

LAZZARA, même jeu.

Venez, chère enfant !

MONTGISCARD, même jeu.

Emma chez moi !... Mais il n’en faut pas plus pour m’exposer...

LAZZARA.

Le tuteur sera bien forcé de pardonner... Venez, chère enfant !... Laissez-moi la faire venir !

MONTGISCARD.

Eh ! monsieur !

LAZZARA.

Que je vous voie tous deux, l’un près de l’autre, ce sera ma récompense !

MONTGISCARD, le ramenant sur le devant de la scène.

Mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, moi, de cette jeune fille ?

LAZZARA.

Parbleu ! je veux que vous l’épousiez !

MONTGISCARD.

L’épouser ?... Je ne l’épouserai pas !

LAZZARA.

Vous dites ?...

MONTGISCARD.

Je ne l’épouserai jamais !

LAZZARA.

Par exemple !

MONTGISCARD.

Ce mariage est impossible !

LAZZARA.

Comment impossible ?

Entre Isidore par la droite.

 

 

Scène XIII

 

LAZZARA, MONTGISCARD, ISIDORE

 

ISIDORE, à Montgiscard.

Une seconde dame voilée, monsieur.

MONTGISCARD, à part.

Pour le coup, c’est elle !...

LAZZARA.

Une dame voilée ?... Ah ! je comprends ! Voilà pourquoi vous disiez que ce mariage était impossible... Il faut rompre, monsieur, il faut rompre !

MONTGISCARD.

Ah !...

LAZZARA, montrant la gauche.

J’entre là... je vais tâcher de lui faire prendre patience... Vous avez cinq minutes... Soyez cruel, s’il le faut ! Si cette dame en souffre trop, vous me donnerez son adresse, je la consolerai... Isidore !

ISIDORE.

Monsieur ?

LAZZARA.

Faites entrer cette dame.

ISIDORE.

Oui, monsieur.

Revenant.

Ah ! un instant seulement.

À Montgiscard.

Pendant que j’y pense, voilà le reçu de Boquet !

Il lui donne un papier.

MONTGISCARD, stupéfait.

Le reçu !...

ISIDORE.

Oui.

Montrant Lazzara.

Il a payé !...

MONTGISCARD, avec éclat.

Il ne manquait plus que cela !

À Lazzara.

Vous avez payé Boquet, monsieur ?...

LAZZARA.

Oh ! ne parlons pas de cela maintenant !... Entre nous, six cents francs ne sont pas une affaire... Rompez ! vous avez cinq minutes.

Il entre à gauche.

MONTGISCARD.

Six cents francs ?...

LAZZARA, reparaissant.

Vous avez cinq minutes.

Il sort tout à fait.

MONTGISCARD.

Six cents francs ! qu’est-ce qu’il dit ?...

ISIDORE, embarrassé.

C’est un fou, monsieur ; il enfle un peu la somme... il veut dire trois cents... Je vais faire entrer cette dame !

Il sort par la droite.

 

 

Scène XIV

 

MONTGISCARD, puis BERTHE

 

MONTGISCARD.

Emma ! Berthe !... l’homme d’Étretat ! Me voilà bien !... Et Boquet payé !... Qu’est-ce que tout cela va devenir ?

Il s’appuie sur un fauteuil. Isidore introduit Berthe, et sort sur un signe de Montgiscard.

BERTHE.

Marcel !

Elle jette sur un fauteuil, au fond, une pelisse qu’elle tient à la main.

MONTGISCARD, très troublé.

Vous ici, madame ?... Je ne m’attendais pas...

BERTHE.

M. Pincornet est un monstre !...

MONTGISCARD, à part.

Nous y voilà !

BERTHE.

Un monstre ! ne m’avez-vous pas entendue ?...

MONTGISCARD.

Si fait ! Vous me disiez que monsieur votre mari...

BERTHE.

Il n’est plus mon mari !...

MONTGISCARD.

Oh ! madame !...

BERTHE, tombant assise près de la table.

C’est affreux !... Je ne peux plus !... je ne peux plus !... je ne peux plus !...

Elle ôte ses gants et les jette sur la table.

Si vous saviez... vous ne pouvez pas savoir... Des maîtresses... Marcel... il a des maîtresses !...

Se levant.

Et moi... quand je lui ai demandé de me conduire à Étretat, où vous étiez, il a refusé !

MONTGISCARD, à part.

Mon Dieu !... et l’autre qui est là !...

BERTHE.

Des affaires importantes, a-t-il dit... Des affaires !... je sais ce que cela veut dire...

Lui donnant une lettre.

Voyez ce que j’ai trouvé ce matin, en furetant dans ses papiers.

Elle remonte à gauche.

MONTGISCARD, après avoir lu.

Oh !...

BERTHE, reprenant la lettre.

C’est signé Pichenette... Vous comprenez qu’après ça... c’est fini... c’est bien fini !

MONTGISCARD.

Que comptez-vous faire ?...

BERTHE, avec dignité.

Retourner chez ma tante !

Elle s’assied à gauche, et détache son mantelet qui tombe sur le dossier de la chaise.

MONTGISCARD, à part.

Elle s’installe...

BERTHE.

J’ai prévenu M. Pincornet... En partant, je lui ai laissé une lettre.

Se levant.

Écoutez, la voici : « Vous m’êtes odieux !... Jamais vous ne me reverrez ; je vais chez ma tante Bidois. » Et je me suis fait conduire au chemin de fer... vous comprenez !...

MONTGISCARD.

Oui, oui !

BERTHE.

D’abord, je ne voulais pas venir chez vous... je n’y suis jamais venue... j’avais peur... En route, je me disais : « Non, je n’irai pas, je n’irai pas !... » Seulement, je suis superstitieuse, et j’ajoutais : « Par exemple, si je manque le train, c’est que le ciel veut que je voie Marcel avant de partir... » Je suis arrivée à la gare cinq minutes avant le départ.

MONTGISCARD.

Alors ?...

BERTHE.

Alors, je me suis dit : « Qu’est-ce que je vais faire de ces cinq minutes ?... » Et je suis venue... vous comprenez ?...

MONTGISCARD.

Oui, oui, parfaitement !

BERTHE.

C’est une folie... je le sais... Mais c’est si bon de venir voir quelqu’un qui a de l’affection pour vous... Et puis, je voulais vous demander... quoi donc ?... Je ne sais plus... Ah ! je me rappelle !... de venir me voir chez ma tante... Vous viendrez, n’est-ce pas ?

MONTGISCARD.

Oui, oui, j’irai... Mais vous allez manquer l’autre train !

BERTHE.

Je pars ! je pars !

Elle reprend son mantelet. Entre Isidore par la droite.

 

 

Scène XV

 

MONTGISCARD, BERTHE, ISIDORE, puis LAZZARA

 

ISIDORE.

Monsieur, c’est M. Pincornet !

MONTGISCARD.

Pincornet !

BERTHE.

Mon mari !

ISIDORE, à part.

Son mari !

Il court à la porte de droite, qu’il tient entrebâillée.

MONTGISCARD, remontant.

Vous lui avez dit que j’y étais ?

ISIDORE.

Monsieur n’a jamais fermé sa porte à ce monsieur.

BERTHE, éperdue.

Où me cacher ?

Elle ouvre la porte de gauche, et pousse un cri.

Ah !... il y a une femme là, Marcel !

Elle revient près de lui.

MONTGISCARD.

Oui, oui, je vous dirai...

LAZZARA, paraissant à la porte de gauche.

Vous n’avez donc pas rompu ?... Voilà une heure que nous sommes dans ce cabinet.

ISIDORE, au fond, regardant par la porte entrebâillée.

Dépêchez-vous, madame, il ôte son paletot.

MONTGISCARD, cherchant une cachette.

Mon Dieu !... Ah ! ce rideau...

Il pousse Berthe derrière le rideau de la fenêtre.

BERTHE.

Mais vous me direz...

MONTGISCARD.

Oui, oui...

Il la cache derrière le rideau.

ISIDORE, regardant toujours.

Il a ôté son paletot !

MONTGISCARD, apercevant la pelisse qui est restée sur le fauteuil.

Et cette pelisse !...

LAZZARA, à la porte de gauche.

Qu’est-ce que vous faites là ? Les cinq minutes sont écoulées !

MONTGISCARD.

Prenez ça, vous !

Il lui jette la pelisse à la figure et le pousse dans la chambre de gauche, dont il referme la porte.

ISIDORE, annonçant.

Le mari...

Se reprenant.

Non, non, M. Pincornet !

Entre Pincornet par la droite.

 

 

Scène XVI

 

BERTHE, cachée, MONTGISCARD, PINCORNET

 

PINCORNET.

Qu’est-ce qu’il dit, cet imbécile ?...

Isidore sort par la droite.

MONTGISCARD, à part.

Il a reçu la lettre de sa femme, et il vient ici tout droit.

PINCORNET.

Ça va bien, cher ami ?...

MONTGISCARD.

Très bien... comme vous voyez !

PINCORNET.

Moi, je ne vais pas mal... Quand êtes-vous arrivé ?

MONTGISCARD.

Hier soir.

PINCORNET.

Vous avez fait un bon voyage ?

MONTGISCARD.

Très bon...

PINCORNET.

Vous êtes allé chez moi, tout à l’heure ?

MONTGISCARD.

Oui, je ne vous ai pas trouvé.

PINCORNET.

Je le sais bien que vous ne m’avez pas trouvé... Qu’est-ce que vous avez donc ?

MONTGISCARD, qui piétine depuis le commencement de la scène.

Moi ?... Rien... je plaisantais.

PINCORNET, étonné.

Vraiment ?

Il va porter son chapeau sur un fauteuil au fond.

MONTGISCARD, à part.

Elle remue dans le rideau... c’est la colère...

PINCORNET.

Je viens seulement de rentrer.

MONTGISCARD.

Oh !...

PINCORNET.

Mon domestique m’a remis des lettres et votre carte...

MONTGISCARD, à part.

Nous sommes perdus !

PINCORNET.

J’ai laissé les lettres sur mon bureau, et je suis accouru pour vous voir plus vite...

MONTGISCARD.

Vrai ? vous n’avez pas lu une seule lettre ?

PINCORNET.

Pas une seule, j’étais trop pressé de vous serrer la main... Vous n’avez pas dû trouver non plus madame Pincornet ?

MONTGISCARD.

Non, elle était sortie.

PINCORNET.

Je sais où elle est !

MONTGISCARD, bondissant.

Vous le savez ?

PINCORNET.

Eh ! oui ! J’ai demain un grand dîner... un dîner sérieux, mes commanditaires et vous, car vous viendrez ?... Ma femme a dû aller chez Chevet... Mais qu’avez-vous donc à sauter ainsi ?...

MONTGISCARD.

Moi ?... Rien.

PINCORNET, riant.

Ah çà ! est-ce que c’est l’air de la mer qui vous a mis dans cet état-là ?

MONTGISCARD.

Oui, l’air de la mer...

À part.

Oh ! ce rideau ! ce rideau !

PINCORNET, remontant et tournant le dos à la porte de gauche.

Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

MONTGISCARD.

Je ne sais pas...

À part.

Est-ce qu’il ne va pas s’en aller ?...

LAZZARA, entr’ouvrant la porte de gauche.

Mais, monsieur, les cinq minutes !...

MONTGISCARD, à part.

À l’autre, maintenant !

Il fait un bond, tombe sur la porte et la ferme violemment sur Lazzara.

PINCORNET, se retournant au bruit.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?

MONTGISCARD.

Rien, rien, je fermais cette porte.

PINCORNET.

Vous vous êtes amusé à Étretat ?

MONTGISCARD.

Énormément.

PINCORNET.

Ma femme avait une terrible envie de m’y mener... Il y a même eu à ce sujet des scènes... madame Pincornet est toujours très vive... J’ai tenu bon, malgré les scènes... Un voyage avec sa femme, ce n’est pas d’une gaieté folle... Et puis, il m’était vraiment impossible de quitter Paris... Les affaires m’écrasent... On est obligé de gagner de l’argent quand on veut en dépenser... et je tiens à en dépenser beaucoup... J’ai inventé une certaine demoiselle Pichenette... Vous ne pouvez pas vous douter des choses qu’elle m’écrit !

MONTGISCARD.

Oh ! si.

PINCORNET.

Comment, si ?... Vous la connaissez ?

MONTGISCARD.

Non ; mais il n’est pas difficile de deviner...

PINCORNET, allant à la table.

Je vous présenterai... Un esprit du diable ! et des pieds ! et des mains !...

Il aperçoit les gants de sa femme et éclate de rire.

Oh !... oh !...

MONTGISCARD.

Qu’est-ce que vous avez ?

PINCORNET.

Des mains à mettre ces gants-là !...

Il les prend en laissant les siens sur la table.

MONTGISCARD, à part.

Les gants de sa femme !

Il s’avance et se trouve placé entre le rideau et Pincornet.

PINCORNET.

Vous êtes revenu hier soir, et l’on a déjà eu le temps d’oublier ici...

Il examine les gants.

Tudieu, mon ami, elles sont jolies, les mains qui se déshabillent chez vous !

MONTGISCARD.

Mais vous vous trompez.

PINCORNET.

Il n’y a que ces Pichenettes-là pour en avoir de pareilles !

MONTGISCARD.

Je ne sais ce que vous voulez dire... Ces gants sont à moi.

PINCORNET.

À vous ?

MONTGISCARD.

Oui, à moi.

PINCORNET.

Par exemple, nous allons voir ça.

Il fait un pas, s’arrête, et rit bien plus fort que la première fois.

MONTGISCARD.

Je ne sais pas ce que mes gants ont de si drôle.

PINCORNET.

Oh ! ce ne sont pas vos gants qui me font rire.

MONTGISCARD.

Comment ?

PINCORNET.

Ce sont vos bottes.

MONTGISCARD.

Mes bottes ?...

PINCORNET, lui montrant les bottines de Berthe qui passent sous le rideau.

Eh ! oui, là, sous le rideau... Est-ce qu’elles ne sont pas à vous ? Tiens, tiens, elles remuent !... Elles remuent toutes seules apparemment ?

MONTGISCARD.

Pincornet !

PINCORNET, le ramenant sur le devant de la scène.

Vous êtes bête !... Je vous vois depuis une demi-heure faire des grimaces. Si je vous gênais, il fallait me dire de m’en aller.

MONTGISCARD.

Eh bien... c’est cela, allez-vous-en.

PINCORNET.

Les jolis pieds ! Laissez-moi au moins le temps de les regarder.

Il va vers le rideau.

MONTGISCARD, le retenant.

Eh ! n’approchez pas !

PINCORNET.

Non, de loin... Ne craignez rien, je suis discret...

Au rideau.

Madame, vous avez des pieds adorables, élégants et cambrés ; enfin, des pieds... Ne vous fâchez pas, mes amours de petits pieds, on vous admire, on vous adore...

Air de Garrick.

À mon avis, la femme est un roman !
Dans ce roman, dont l’amour est le titre,
Un joli pied, c’est le commencement...
Autrement dit, c’est le premier chapitre,
Ne pouvant pas juger complètement,
Je ne saurais me poser en arbitre...
J’augure bien pourtant du dénouement,
Car vous avez, madame, assurément
Un bien joli premier chapitre !
Ah ! quel joli premier chapitre !

Il veut s’approcher.

MONTGISCARD.

Mon ami !...

PINCORNET.

Je suis discret ! Ma parole d’honneur, il n’y a que ces Pichenettes-là pour avoir des pieds pareils !

Le rideau s’agite avec fureur.

MONTGISCARD.

Eh ! taisez-vous donc !

PINCORNET.

Pourquoi ? Est-ce que ?... Oh ! oh ! Venez donc un peu ici, vous, que l’on vous parle.

Il l’emmène à droite.

MONTGISCARD.

Quoi ? Voyons ?

PINCORNET.

Est-ce que c’est une femme mariée ?

MONTGISCARD.

Oh ! non, oh ! non.

PINCORNET.

À la bonne heure !... Ça m’étonnait aussi... des pieds comme ceux-là ! Mais alors, pourquoi ne pas me la montrer ? Entre nous, ce n’est pas gentil ! Moi, je vous ai tout de suite promis de vous présenter à Pichenette... Hein ? montrez la-moi, nous souperons tous les quatre.

MONTGISCARD.

Non, je ne peux pas.

PINCORNET.

Elle n’est donc pas jolie ?

MONTGISCARD.

Je vous en prie, la, sérieusement... Allez-vous-en.

Il le pousse vers la droite.

PINCORNET, revenant.

Ah ! mais, j’y pense, si vous ne voulez pas me la montrer, c’est que je la connais, sans doute...

Il va au rideau.

MONTGISCARD, l’arrêtant.

Non, non...

PINCORNET.

Est-ce que je vous connais, madame ?

MONTGISCARD.

Quand je vous dis... encore une fois...

PINCORNET.

Si je ne vous connais pas, vous devez me connaître, moi... Tout le monde me connaît... Pincornet... hein ! le gros Pincornet, l’ami de Pichenette !... Non, vous ne me connaissez pas ?...

MONTGISCARD.

Allez-vous-en !... Pour Dieu... allez-vous-en !

PINCORNET, passant près du rideau.

Un dernier mot, et je m’en vais...Vous aimez Montgiscard, madame, et vous faites bien !...

Montgiscard le retient par le bras.

C’est un charmant garçon... Seulement, ce charmant garçon est un abominable coureur !... Il vous trompera, madame, n’en doutez pas, il vous trompera !... Vous vous en apercevrez, et tout naturellement, un jour, vous aurez envie de vous venger... Ce jour-là... écrivez-moi un mot, je me recommande à votre colère... Pincornet, le gros Pincornet, l’ami de Pichenette... Adieu, cher ami !

Il sort par la droite en riant aux éclats.

 

 

Scène XVII

 

BERTHE, MONTGISCARD, puis EMMA et LAZZARA

 

MONTGISCARD.

Il est parti !

Courant au rideau.

Il est parti, madame, il est parti !

BERTHE, venant en scène.

Oh ! cet homme ! cet homme ! Pincornet ! le gros Pincornet !... Il a parlé de me faire souper avec Pichenette, vous avez entendu ?

MONTGISCARD.

Remettez-vous !...

BERTHE.

Mais vous-même... un abominable coureur !... Il l’a dit !

MONTGISCARD.

Ne le croyez pas !

BERTHE.

Ne le croyez pas ?... Et cette femme que j’ai vue tout à l’heure là ?... Oh !... je saurai...

Elle court à la porte de gauche qu’elle ouvre.

Venez, madame, venez !...

LAZZARA, entrant.

Qu’est-ce que cela veut dire ?... Montrez-vous, chère enfant... ne craignez rien, vous êtes sous ma protection.

Emma paraît.

EMMA, à Lazzara.

Où m’avez-vous amenée ?

MONTGISCARD, à part.

Patatras !... les voici toutes les deux !

LAZZARA, à Montgiscard.

Les cinq minutes sont écoulées, monsieur... Pourquoi n’avez-vous pas rompu ?

BERTHE.

Rompu !... Que veut dire rompu ?... Avec qui rompu ?

EMMA.

Une autre femme !... C’est elle qu’il aime !... c’est pour la revoir qu’il a quitté Étretat !...

MONTGISCARD.

Mademoiselle, je vous en prie !...

BERTHE.

Étretat !... C’est pour faire la cour à mademoiselle que vous êtes allé à Étretat ?...

MONTGISCARD.

Madame Pincornet, écoutez-moi !

LAZZARA.

Madame Pincornet ! C’est vous qui êtes ?...

Il passe près d’elle.

BERTHE.

Oui, après ?

LAZZARA.

Je vous connais, madame ; monsieur m’a donné des renseignements sur vous !

BERTHE.

Des renseignements...

LAZZARA.

Je sais que vous êtes malheureuse, je sais que votre mari a des torts... Il les réparera, madame... je le forcerai à les réparer... Donnez-moi votre adresse ?

BERTHE.

Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

LAZZARA.

Je m’occuperai de vous dès que je n’aurai plus à m’occuper de mademoiselle... Attendez seulement qu’elle ait épousé M. de Montgiscard... qui l’aime !...

BERTHE, à Montgiscard.

Vous aimez ?...

MONTGISCARD.

Moi ?... Non... c’est-à-dire...

EMMA, à Lazzara.

Vous entendez... il dit qu’il ne m’aime pas !

MONTGISCARD.

Je n’ai pas dit cela !

LAZZARA.

Qu’est-ce que vous dites donc ? Pourquoi n’avez-vous pas renvoyé madame, ainsi que vous me l’aviez promis ?

BERTHE.

Me renvoyer !... Vous aviez promis ?...

MONTGISCARD.

Non... non !...

LAZZARA.

Vous me l’aviez promis, monsieur... Que signifient toutes ces tergiversations ?

MONTGISCARD, à part.

Oh ! tant que cet homme-là sera ici...

LAZZARA.

Vous expliquerez votre conduite...

MONTGISCARD.

Eh bien, oui, monsieur, oui... mais à vous seul... devant ces dames, je ne peux pas !

LAZZARA.

À moi seul, je le veux bien...

MONTGISCARD.

Venez, monsieur...

Il va ouvrir la porte de gauche.

LAZZARA.

Ne craignez rien, mesdames ; vous avez un protecteur qui ne vous abandonnera pas !

MONTGISCARD, près de la porte.

Passez, monsieur... passez !

LAZZARA, allant à la porte de gauche.

Qui ne vous abandonnera pas !... Je passe !

Il entre à gauche.

MONTGISCARD, fermant la porte et tournant la clef qu’il met dans sa poche.

Ah ! maintenant nous pourrons nous entendre !

Il revient au milieu.

 

 

Scène XVIII

 

EMMA, MONTGISCARD, BERTHE

 

BERTHE.

À présent, monsieur... parlez !

MONTGISCARD.

Madame, je puis vous jurer...

LAZZARA, en dehors.

Monsieur, c’est indigne !

Il frappe.

EMMA.

Eh bien, monsieur ?

MONTGISCARD.

Mademoiselle, je vous prie de croire...

LAZZARA, frappant toujours.

Ouvrez, monsieur, ouvrez !

EMMA.

Vous ne dites rien, monsieur ?

MONTGISCARD, perdant la tête.

Eh ! qu’est-ce que vous voulez que je dise ?

LAZZARA, frappant avec fureur.

Ouvrez !...

Entre Isidore par la droite.

 

 

Scène XIX

 

EMMA, MONTGISCARD, BERTHE, ISIDORE

 

ISIDORE, à part.

Je vais faire mon petit effet !

Haut.

Monsieur, c’est M. Pincornet...

BERTHE.

Mon mari, encore !

Elle se jette derrière le rideau.

EMMA.

Quelqu’un !...

Elle court à la porte de gauche.

Cette porte... La clef, monsieur, la clef ?

MONTGISCARD.

La clef... est-ce que je l’ai ?

Il cherche dans sa poche.

EMMA, voyant qu’il ne trouve pas.

Ah !

Elle se cache dans l’autre rideau, à côté de Berthe.

LAZZARA, en dehors.

Ouvrez ou j’enfonce la porte !

MONTGISCARD, à la porte de gauche.

Taisez-vous, ou nous sommes tous perdus !

Il retombe appuyé contre la porte. Entre Pincornet par la droite.

ISIDORE, à part.

J’ai fait mon petit effet !

Il sort par la droite.

 

 

Scène XX

 

EMMA, BERTHE, cachées, MONTGISCARD, PINCORNET

 

MONTGISCARD, à part.

Cette fois, il a lu la lettre !

PINCORNET, très enjoué.

Les gants, mon ami !

Il lui montre les gants de sa femme.

MONTGISCARD, abruti.

Les gants !...

PINCORNET, riant.

Oui, je me suis aperçu que j’avais oublié mes gants... et que j’avais emporté ceux de la personne...

Il les met sur la table.

MONTGISCARD.

Et c’est pour ça ?...

PINCORNET.

Oui, je les rapporte... Où est-elle ?... Est-ce qu’elle est encore ?...

Il regarde le rideau, aperçoit quatre pieds au lieu de deux et rit à se tordre.

Ah ! ah ! ah !... il y en a quatre !... il en a quatre !...

MONTGISCARD, lui donnant ses gants qu’il prend sur la table.

Voici vos gants !

PINCORNET.

Le roman est en deux volumes... Je reste... nous lirons chacun de notre côté...

MONTGISCARD, se mettant entre lui et la fenêtre.

Pincornet, laissez-moi !... Je veux être seul... entendez vous... je le veux !...

PINCORNET.

Oh ! je pars !... Très jolis tous les quatre !...

Riant.

Je conterai ça à Pichenette !... Pas à ma femme, par exemple !... elle me défendrait de venir chez vous... mauvais sujet !

Il sort en riant aux éclats par la droite.

 

 

Scène XXI

 

BERTHE, MONTGISCARD, EMMA

 

MONTGISCARD, allant au rideau.

Venez, mademoiselle !...

EMMA, paraissant.

Ah ! monsieur !...

MONTGISCARD, à Berthe.

N’ayez pas peur, madame !

BERTHE, même jeu.

Ah ! monsieur !...

MONTGISCARD, à Emma.

Il faut retourner chez votre tuteur, mademoiselle !...

EMMA.

Eh ! monsieur, je ne peux pas !...

MONTGISCARD, à Berthe.

Il faut retourner chez votre mari.

BERTHE.

Jamais ! jamais !...

On entend du bruit dans le fond.

MONTGISCARD.

Qu’est-ce que c’est que cela ?...

Musique jusqu’à la fin de l’acte.

 

 

Scène XXI

 

BERTHE, MONTGISCARD, EMMA, ISIDORE, puis LAZZARA, puis les CRÉANCIERS

 

ISIDORE, entrant par la droite.

Monsieur, je suis débordé... ce sont vos créanciers.

Il referme la porte.

MONTGISCARD.

Mes créanciers !...

ISIDORE.

Oui, monsieur ; ils ont appris que Boquet était payé, ils en ont conclu que vous aviez de l’argent.

MONTGISCARD.

Ça devait arriver !

ISIDORE.

Les voilà, monsieur, les voilà ; ils arrivent en colonne serrée... chaque créancier est escorté de trois recors...

MONTGISCARD, quittant les deux femmes.

Pardonnez-moi, mesdames, il faut que je me sauve.

Il se dirige vers la porte de droite.

ISIDORE, toujours à la porte.

Pas par ici... vous seriez pincé !

MONTGISCARD, montrant la gauche.

Par là... Qu’ai-je fait de la clef ?... La voici !...

Il va à la porte.

ISIDORE.

Vite ! monsieur, vite !...

Montgiscard met la clef dans la serrure.

EMMA.

Que vais-je devenir ?...

Elle se laisse tomber sur une chaise.

BERTHE.

Le bruit redouble... je suis morte !...

Même jeu. Montgiscard ouvre la porte. Entre Lazzara.

LAZZARA.

Je me suis tu, monsieur, mais nous avons un compte à régler.

MONTGISCARD.

Vous dites vrai, monsieur. Vous avez payé Boquet, vous me le payerez un jour ou l’autre, soyez tranquille.

LAZZARA.

Monsieur !...

MONTGISCARD.

Allez au diable !...

Il s’échappe et disparaît par la gauche.

LAZZARA, apercevant les femmes.

Mademoiselle... madame !...

EMMA, se levant.

Oh ! ces hommes... Vous m’avez perdue, monsieur...

LAZZARA.

Ne craignez rien, vous épouserez celui que vous aimez, je n’en démordrai pas.

BERTHE, se levant.

Monsieur, conduisez-moi chez ma tante !...

LAZZARA.

Donnez-moi votre bras, mademoiselle... donnez-moi le vôtre, madame... Hier, je n’avais qu’une femme à protéger... aujourd’hui, j’en ai deux... Allons, allons, ça va bien !... ça va bien !...

Il sort par la gauche avec les deux femmes.

ISIDORE, regardant sortir Lazzara.

Cet homme me subjugue !... je serai le domestique de cet homme !...

Il ouvre la porte de droite et sort par la gauche pendant que les créanciers font irruption dans l’appartement.

 

 

ACTE III

 

Une campagne. À droite, un moulin à vent désemparé. On en voit au loin d’autres dans le même état, Au lever du rideau, il fait nuit. Lazzara est debout devant le moulin.  Isidore est appuyé contre un arbre à gauche. Un bloc de pierre servant de banc est devant le moulin, face au public.

 

 

Scène première

 

ISIDORE, LAZZARA

 

LAZZARA, devant le moulin.

Air du Capitaine Chérubin. (M. E. Déjazet.)

Je veille, moi, dormez tranquilles,
Femmes, dormez dans ce moulin.
Tra la, la, la !

ISIDORE.

Dans ce moulin.

LAZZARA.

Dans ce moulin.
Au milieu des champs, loin des villes,
Femmes, dormez jusqu’au matin ;
En attendant que l’alouette
Chante la chanson du matin,
Entendez-vous la voix discrète
Du chevalier qui garde ce moulin ?
Tra la, la, la !
On vous poursuit ; que vous importe ?
Sur mon âme, il sera malin
Celui qui franchira la porte
Du moulin !

ISIDORE.

Du moulin !

ISIDORE.

Vous allez vous enrhumer, monsieur ?

LAZZARA.

Le fait est que la nuit est fraîche, Isidore.

ISIDORE.

Fraîche en diable, monsieur, et, somme toute, j’aimerais mieux être couché dans ce moulin que dehors.

LAZZARA.

Dans ce moulin ?

ISIDORE.

Oui, monsieur...

LAZZARA.

Oubliez-vous que, dans ce moulin, il y a deux femmes, deux femmes que nous devons protéger, sans les compromettre... Notre place est ici.

ISIDORE.

Faut de l’originalité, monsieur... pas trop n’en faut... Tous les maîtres que j’avais servis étaient d’une banalité désespérante ; je vous ai rencontré et je me suis tout de suite attaché à vous... parce que vous aviez une couleur... En vous suivant, j’espérais des aventures... je n’ai rien à vous reprocher... j’en ai eu !... Trente lieues en chemin de fer avec des femmes charmantes... à la station, pas de voiture... une promenade de deux lieues éclairée par la lune... c’était pittoresque !... Au milieu de la nuit, nous tombons chez la tante Bidois. Nous carillonnons... cette dame respectable se montre enfin... À la vue de quatre personnes, elle pousse des cris d’épouvante et referme sa fenêtre, en refusant formellement d’ouvrir sa porte !... Repromenade à travers la campagne, toujours éclairée par la lune, toujours avec les deux femmes charmantes, qui se faisaient horriblement trainer, à cause de la fatigue, et qui se déclaraient incapables d’aller plus loin... Ça continuait à être pittoresque... Nous nous heurtons contre ce moulin abandonné... vous y installez les deux femmes charmantes... Tout ça, c’était ce que j’avais rêvé, c’était imprévu, c’était divertissant au possible... mais, enfin, j’en avais assez... je m’étais suffisamment amusé, j’espérais dormir... Pas du tout... après avoir installé les femmes dans le moulin, il vous prend fantaisie de leur chanter des barcarolles... vous passez la nuit à la belle étoile, et vous forcez Isidore à faire comme vous. Ça, c’est de trop ; ce n’est plus de l’originalité, c’est de l’exagération !...

LAZZARA.

C’est de la délicatesse, Isidore.

ISIDORE.

De l’exagération, monsieur. Je maintiens le mot : de l’exagération !... et il faut s’en défier... Le bon sens était dans une maison quand l’exagération y entra...

LAZZARA.

Continuez, Isidore.

ISIDORE.

En la voyant entrer, le bon sens se leva pour s’en aller. « Pourquoi ne restes-tu pas, lui dit l’exagération. – Là où vous êtes, répondit le bon sens, je ne puis rester.» Et il sortit.

LAZZARA.

Sancho citait des proverbes ; vous, vous dites des apologues. En savez-vous beaucoup comme ça ?

ISIDORE.

Je les fais moi-même, monsieur... J’ai un mécanisme très simple, et j’en puis fabriquer autant que je veux...

LAZZARA.

C’est une faculté précieuse !

ISIDORE.

Je n’en puis plus... Si nous essayions de dormir ?

À partir de ce moment, le jour vient peu à peu.

LAZZARA.

Y pensez-vous ?... Nos protégées sont poursuivies peut être !... À chaque instant, nous pouvons nous trouver en face du tuteur barbare ou de l’époux irrité... Nous avons deux femmes à défendre... Il faut veiller pendant qu’elles dorment.

ISIDORE.

Elles ne dorment pas plus que nous.

Les deux fenêtres du moulin s’entr’ouvrent ; paraissent Berthe et Emma.

 

 

Scène II

 

ISIDORE, LAZZARA, EMMA, BERTHE

 

EMMA.

Monsieur Lazzara !

LAZZARA.

Me voici, mademoiselle.

BERTHE.

Où êtes-vous, monsieur Lazzara ?

LAZZARA.

Je suis ici, madame ; votre chevalier est près de vous !

BERTHE.

Je ne puis fermer les yeux !

EMMA.

Il m’est impossible de dormir.

BERTHE.

J’ai beaucoup réfléchi depuis une demi-heure, et je crains bien d’avoir fait une démarche imprudente.

EMMA.

Ah !... pourquoi m’avez-vous forcée à vous suivre ?

BERTHE.

Mon mari me cherche sans doute. Que pensera-t-il, quand il me trouvera ici ?

ISIDORE, tremblant, montrant la gauche.

Monsieur... monsieur... là... des ombres !

BERTHE.

Mon mari, peut-être ?

EMMA.

Mon tuteur ! Nous sommes perdues !...

LAZZARA.

Rentrez, rentrez, je vais les recevoir !

BERTHE et EMMA.

Nous sommes perdues !

Elles referment les fenêtres.

ISIDORE, regardant à gauche.

Ils sont deux, monsieur... et nous sommes seuls...

LAZZARA, de même.

Vous vous trompez, Isidore ; il est seul, et nous sommes deux.

Isidore passe derrière Lazzara.

 

 

Scène III

 

PINCORNET, LAZZARA, ISIDORE

 

PINCORNET, entrant par la gauche.

Il y a là quelqu’un, ce me semble ?

LAZZARA.

Qui que vous soyez, monsieur, sachez qu’il y a ici un homme qui protège les dames, et qui ne souffrira pas que vous entrepreniez rien contre leur repos et leur honneur.

Isidore s’assied devant le moulin, et s’endort.

PINCORNET.

Qu’est-ce qu’il chante ?... Pouvez-vous me dire où se trouve la maison de madame Bidois ?

LAZZARA.

Madame Bidois ?

PINCORNET.

Oui.

LAZZARA.

Vous êtes monsieur Pincornet ?...

PINCORNET.

Hein ?...

LAZZARA.

Vous avez trouvé une lettre chez vous, et vous venez chercher votre femme chez sa tante ?

PINCORNET.

Comment savez-vous ?

LAZZARA.

Je suis fort aise de vous voir... je vous attendais. Nous avons à causer ensemble.

Secouant Isidore.

Isidore !

PINCORNET.

Isidore !

LAZZARA, de même.

Isidore !

ISIDORE, à moitié endormi.

Hein ! Encore vous, monsieur Boquet ?... Mon maître n’est pas chez lui... Il sera bien fâché... bien fâché !...

Se réveillant.

Ah !... je dormais, monsieur.

Il se lève.

LAZZARA.

Il ne faut plus dormir, le jour vient... Allez dans le village, et achetez ce qu’il faut pour le déjeuner de ces dames. Ah lez-y tout de suite, j’ai à causer avec monsieur.

Isidore passe au milieu.

PINCORNET.

Isidore, le domestique de M. de Montgiscard !

ISIDORE.

Lui-même, monsieur... C’est moi qui ai eu le plaisir de vous annoncer deux fois.

Il sort par la droite.

PINCORNET, à part.

Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

 

 

Scène IV

 

PINCORNET, LAZZARA

 

PINCORNET, à lui-même.

Comment suis-je connu d’un homme que je rencontre sur la grande route, à quatre heures du matin ?...

LAZZARA.

Ne perdons pas de temps, monsieur Pincornet... et, avouez le tout de suite, vous avez des torts...

Mouvement de Pincornet.

Vous avez des torts, et mademoiselle Pichenette...

PINCORNET.

Pichenette !... Vous connaissez ?... Qui est-ce qui vous a parlé de Pichenette ?

LAZZARA.

Votre femme !

PINCORNET.

Ma femme !... Quand cela ?

LAZZARA.

Tout à l’heure, en chemin de fer...

PINCORNET.

Vous avez voyagé avec ma femme ?

LAZZARA.

C’est moi qui l’ai conduite chez sa tante...

PINCORNET.

Oh !... oh !... voilà une chose qu’elle ne m’avait pas dite dans la gracieuse lettre qu’elle m’a laissée.

LAZZARA.

Elle ne le savait pas... Elle n’a pas dû vous dire non plus que sa tante avait eu peur, et avait refusé de la recevoir.

PINCORNET.

Oh ! mais, votre conversation devient intéressante... Continuez...

LAZZARA.

Vous êtes bien bon, j’ai fini.

PINCORNET.

Où est ma femme ?...

LAZZARA.

Vous le saurez, monsieur, si vous vous engagez à réparer vos torts... Rompez avec Pichenette...

PINCORNET.

Encore !...

LAZZARA.

Et donnez-moi son adresse ; j’irai la voir, je tâcherai de la ramener... Eh ! mon Dieu ! il suffit quelquefois d’une amitié sincère...

PINCORNET.

Ah ! mais, vous m’ennuyez, à la fin ! Savez-vous bien qu’on ne se moque pas de moi, hein ?... Je suis Pincornet... le gros Pincornet...

LAZZARA.

L’ami de Pichenette !...

PINCORNET.

L’ami de... Qu’est-ce que je dis ?... Et, si vous ne me dites à l’instant où est ma femme, je vous donnerai un bon coup d’épée... et tout de suite encore !

LAZZARA.

Un coup d’épée ? Soit ! Tout de suite, si vous voulez...

PINCORNET, passant à droite.

Au moins, après cela, je pourrai pardonner à Berthe, sans trop prêter à rire...

LAZZARA.

C’est vous qui avez besoin de pardon.

PINCORNET.

N’importe quels témoins... n’importe quelles armes !... ce que je trouverai... Attendez-moi.

LAZZARA.

Je vous attendrai.

ENSEMBLE.

Air des Mousquetaires de la reine. (Duo du troisième acte.)

Entre nous deux bataille !
Nous nous retrouverons,
Et d’estoc et de taille
Tous deux nous frapperons.

Pincornet sort par la droite.

 

 

Scène V

 

LAZZARA, seul, avec transport

 

Me battre pour une femme persécutée contre un mari qui a des torts, cela est digne de moi !... Voilà une aventure !...

Plus calme.

Voilà une aventure !... l’un en face de l’autre... l’épée à la main... J’ai entendu dire quelquefois que celui qui ne savait pas tirer du tout avait des chances pour embrocher son adversaire. J’ai ces chances-là pour moi. Mais il faut bien avouer que je n’ai absolument que celles-là...

Entrent par la gauche Pernette, puis Marcotin et Veaubémol.

 

 

Scène VI

 

PERNETTE, LAZZARA, puis MARCOTIN et VEAUBÉMOL

 

PERNETTE.

Ah !... monsieur... c’est vous, enfin !...

LAZZARA.

Pernette !

PERNETTE.

Je n’espérais pas vous trouver tout entier !

LAZZARA.

Je n’en ai peut-être pas pour longtemps, Pernette.

VEAUBÉMOL, entrant.

Le voici... le ravisseur !... le voici !...

LAZZARA.

Monsieur Veaubémol !...

Entre Marcotin.

Monsieur Marcotin !...

PERNETTE.

Oui, ces messieurs sont venus chez vous avec moi... ils ont trouvé la lettre dans laquelle vous me disiez que vous étiez ici...

Elle va s’asseoir devant le moulin.

VEAUBÉMOL, à Lazzara.

Ah ! ah ! monsieur, vous ne vous attendiez pas...

MARCOTIN, faisant passer Veaubémol à gauche.

Veaubémol... laissez-moi parler.

VEAUBÉMOL.

Je ronge mon frein...

MARCOTIN.

Votre frein ?... quel frein ?... Est-ce que ça va recommencer comme en chemin de fer ?...

À Lazzara.

Vous avez enlevé ma pupille, monsieur ?...

LAZZARA.

Je l’avais enlevée pour la marier avec M. de Montgiscard !

MARCOTIN.

L’excuse serait médiocre... heureusement, vous en avez une meilleure... J’ai appris, par cette digne Pernette, que vous étiez garçon et que vous aviez trente mille livres de rentes...

PERNETTE.

C’est vrai, je l’ai dit.

MARCOTIN.

Il me paraît tout naturel, alors... vous avez enlevé ma pupille... épousez-la.

Pernette se lève et descend près de Lazzara, qu’elle semble exhorter à accepter la proposition.

LAZZARA.

Moi ?

VEAUBÉMOL.

Comment, épouser ?... C’est pour me faire entendre ça que vous m’avez amené ?... C’est moi qui dois épouser... j’ai le numéro 2... Je passe l’éponge, je jette un voile sur le passé !

MARCOTIN.

Une éponge ! un voile !... Deux à la fois, maintenant !...

VEAUBÉMOL.

J’écume !...

MARCOTIN.

Il écume, à présent !

À Lazzara.

Répondez-moi, monsieur.

LAZZARA.

Votre pupille est charmante, monsieur, jolie, aimable, et d’une société agréable en chemin de fer ; je puis dire ça, moi, j’ai voyagé avec elle...

MARCOTIN.

Bien ! bien !

LAZZARA.

Certes... si je pouvais me marier... mais je ne puis pas.

PERNETTE.

Et pourquoi cela ?

MARCOTIN.

Oui, monsieur, pourquoi ?

LAZZARA.

Parce que j’ai une mission à remplir, et que je ne saurais consacrer à votre pupille une existence qui appartient à toutes les femmes.

PERNETTE, à part.

Il est plus fou que jamais !

MARCOTIN.

Vous refusez ?

LAZZARA.

Je le dois.

MARCOTIN.

Où est ma pupille ?

LAZZARA.

Elle est là, dans le moulin, avec madame Pincornet.

MARCOTIN.

Qu’est-ce que c’est que madame Pincornet ?

LAZZARA.

C’est une femme qui a à se plaindre de son mari, et que j’ai également installée...

PERNETTE.

Oh !

MARCOTIN.

Elles sont plusieurs ?

LAZZARA.

Elles ne sont encore que deux...

MARCOTIN, passant au milieu.

Mais alors, cela est l’affaire des tribunaux !... Monsieur, je vais déposer une plainte en détournement de mineure...

Pernette passe à gauche, près de Lazzara.

VEAUBÉMOL, qui a suivi Marcotin.

Et le glaive de la loi...

MARCOTIN.

Le glaive, maintenant, le glaive !...

Ensemble.

Air : Ô troupe fantastique.

MARCOTIN, VEAUBÉMOL.

Redoutez ma colère !...
Tremblez, car je m’en vais,
Je m’en vais chez le maire
Dénoncer vos forfaits !

LAZZARA et PERNETTE.

Pourquoi tant de colère ?
En somme,    { qu’a-t-il fait ?
                       { qu’ai-je
Je ne crains    } pas le maire.
Il ne craint     }
Où donc est  { mon forfait ?
                      { son

LAZZARA.

Je me ris de votre menace !

MARCOTIN.

Courons querir l’autorité.

VEAUBÉMOL.

Oui, courons... dévorons l’espace...

MARCOTIN.

Quelle nouvelle absurdité !

VEAUBÉMOL, parlé, sur la ritournelle.

C’est une phrase qui se dit.

Reprise de l’ensemble.

Marcotin et Veaubémol sortent par la droite.

 

 

Scène VII

 

PERNETTE, LAZZARA

 

PERNETTE.

Cela est-il bien vrai, monsieur ?

LAZZARA.

Quoi, Pernette ?

PERNETTE.

Que je vous ai vu partir avec une femme sur les bras... et que maintenant vous en avez deux ?

LAZZARA.

Cela est vrai, Pernette, j’en ai trouvé une seconde... en chemin.

PERNETTE.

Et vous les avez logées dans ce moulin toutes les deux ?

LAZZARA.

Oui, Pernette... mais elles ne le remplissent pas... il reste de la place !

PERNETTE.

Que voulez-vous dire ?

LAZZARA.

Je veux dire que cette place qui reste sera occupée... Il me vient une idée grandiose et consolatrice ! Je veux faire de ce moulin un asile pour les femmes incomprises et persécutées !... Et si ce n’est pas assez de ce moulin, j’en vois d’autres à l’horizon... je les achèterai aussi... ce sera un moyen de les utiliser... L’industrie les repousse, l’humanité s’en empare !... mes protégées y pourront vivre tranquilles, rêvant des jours meilleurs, tandis que moi...

PERNETTE.

Tandis que vous, monsieur ?...

LAZZARA.

Tandis que moi je resterai à la porte, veillant sur elles, comme cette nuit...

PERNETTE.

Eh ! pardieu ! ce n’est pas cela qui m’inquiète !... Je sais bien que vous êtes trop... primitif... pour songer à autre chose...

LAZZARA.

Primitif ?... Pernette !

PERNETTE.

Cela vous fâche, monsieur ?

LAZZARA.

Cela ne me fâche pas... mais on a beau être vertueux... on n’aime pas qu’on vous le jette à la figure si brutalement.

PERNETTE.

Ce qui m’inquiète, c’est la façon dont votre idée sera prise par les tuteurs et les maris !... Il y en aura qui se fâcheront.

LAZZARA.

Cela est possible, Pernette ; je n’ai encore recueilli que deux femmes, et j’ai attrapé un procès et un duel...

PERNETTE.

Un duel !...

LAZZARA.

Tout cela pour les dames !... Et il n’est pas encore sept heures du matin !... Allons, allons, la journée s’annonce bien !

PERNETTE.

Mais enfin, monsieur, vous avez un but... Quelle récompense attendez-vous ?

LAZZARA.

Quelle récompense, Pernette ?

PERNETTE.

Oui, monsieur.

LAZZARA.

La reconnaissance des femmes !

PERNETTE.

En êtes-vous bien sûr, monsieur ?

LAZZARA.

Absolument sûr... Vous allez voir...

Très haut.

Mesdames, vous pouvez vous montrer, mesdames !

Berthe et Emma ouvrent les fenêtres.

 

 

Scène VIII

 

PERNETTE, LAZZARA, BERTHE et EMMA, aux fenêtres

 

EMMA.

Eh bien, monsieur ?...

BERTHE.

Était-ce mon mari ?...

LAZZARA.

Oui, madame... il est venu !

À Emma.

Votre tuteur aussi ! Descendez, il s’est passé des choses importantes !

Elles disparaissent.

Vous allez voir, Pernette, vous allez voir leur reconnaissance...

Berthe et Emma sortent du moulin.

PERNETTE.

Nous allons voir, monsieur.

BERTHE, à Lazzara.

Mon mari, comment ne l’ai-je pas vu ?

EMMA, de même.

Où est-il, mon tuteur ?...

LAZZARA, à Berthe.

Votre mari ayant parlé de toute autre chose que de réparer ses torts... il s’en est suivi une légère altercation... Nous nous battrons tous les deux tout à l’heure.

BERTHE.

Par exemple !

LAZZARA, à Emma.

Quant à votre tuteur... il est allé déposer une plainte en détournement de mineure... Il y aura un procès...

EMMA.

Un procès ?...

BERTHE.

Un duel !... Et vous croyez que je vous laisserai faire... et que je ne vous traiterai pas comme vous le méritez ?

LAZZARA, stupéfait.

Comme je le mérite !

BERTHE.

Vous battre pour moi contre mon mari !... Et pourquoi, s’il vous plaît ?... Qui êtes-vous, enfin ?... Que faites-vous près de moi ? Pourquoi m’avez-vous accompagnée chez ma tante ?

LAZZARA.

Mais c’est vous qui m’avez dit...

BERTHE.

Si j’étais venue ici seule, au lieu de me recevoir, comme elle à en raison de le faire en vous voyant avec moi, ma tante m’aurait ouvert sa porte... mon mari serait venu me rechercher... j’aurais pleuré, je lui aurais prouvé qu’il était coupable, et, pour me ramener, il aurait été forcé de subir mes conditions !...

LAZZARA.

Je ne pouvais pas deviner...

BERTHE.

Mais, grâce à vous, c’est moi qui suis dans mon tort... Mon mari me trouve dans un moulin... au lieu de prier, il menace, il va se battre... Et, pour obtenir mon pardon, je serai forcée peut-être de consentir à une réduction sur les dépenses de ma toilette... Ali ! c’est indigne ! Vous m’avez perdue, monsieur !... Votre conduite est abominable !

LAZZARA.

Abominable ?

BERTHE.

Oui, oui... abominable, entendez-vous ? abominable ! Je vous quitte, pour ne rien vous dire de mortifiant. Monsieur, vous êtes un drôle et un paltoquet !

Elle rentre dans le moulin. 

LAZZARA, stupéfait.

Oh bien, par exemple !

PERNETTE.

Eh bien, monsieur ?...

EMMA, à Lazzara.

Et moi, monsieur, dans quelle situation m’avez-vous mise ?...

LAZZARA.

Allons, bon ! de ce côté-ci, maintenant !

EMMA.

Un procès, du scandale !... On parlera de moi tout haut... devant le monde... On dira que j’ai été... détournée !

LAZZARA.

Fallait-il donc vous laisser épouser M. Veaubémol ?

EMMA.

Oh ! non !

LAZZARA.

Eh bien, alors ?...

EMMA.

Mais il me semble, à moi, que l’on ne doit pas songer à se battre, lorsqu’on est le seul soutien, le seul défenseur d’une jeune fille... Il me semble que, lorsqu’on l’a compromise, perdue, il y a autre chose à faire qu’un procès.

LAZZARA.

Vous dites ?...

EMMA.

Je m’arrête, monsieur. Je sais qu’il y a des choses qu’une jeune fille peut bien faire entendre, mais qu’elle ne doit pas dire clairement.

LAZZARA.

Mais, mademoiselle...

EMMA.

Je vous quitte pour ne rien vous dire de désagréable... Vous n’êtes pas un honnête jeune homme !

Elle entre dans le moulin.

 

 

Scène IX

 

PERNETTE, LAZZARA

 

PERNETTE.

Eh bien, monsieur, qu’est-ce que vous en dites, de leur reconnaissance ?

LAZZARA.

Je dis... je dis... que je ne m’attendais pas... je dis qu’elles ont tort.

PERNETTE.

Eh ! non, monsieur, elles ont raison.

Entre Isidore par la droite.

 

 

Scène X

 

PERNETTE, LAZZARA, ISIDORE

 

ISIDORE.

Ah ! monsieur, nous voilà bien !

PERNETTE.

Qu’est-ce que c’est que celui-là ?

LAZZARA.

C’est Isidore, un domestique que j’ai pris, pour que vous ayez moins à travailler.

PERNETTE.

Un domestique ! c’est-à-dire que je ne suffis plus à faire ma besogne !

LAZZARA.

Qui vous parle de ça ?...

PERNETTE.

C’est-à-dire que je ne suis bonne à rien et que vous me chassez !

ISIDORE.

Nous ne vous chassons pas.

LAZZARA.

Je vous dis, au contraire...

PERNETTE, passant au milieu.

C’est bon, c’est bon... je m’en vais. Gardez-le, votre domestique ; je rejoins vos victimes !... Nous allons bien vous arranger toutes les trois !...

LAZZARA.

Ah çà, Pernette !...

PERNETTE.

Je m’en vais... et tout de suite, pour ne rien vous dire de malhonnête... Vous êtes un fou fieffé et un mal bâti, entendez-vous ? un mal bâti !

Elle entre dans le moulin.

 

 

Scène XI

 

LAZZARA, ISIDORE

 

LAZZARA.

C’est la colère qui la fait parler.

ISIDORE.

Cela se voit, monsieur.

LAZZARA.

Est-ce que les femmes ne rendraient pas toujours justice aux bonnes intentions ?

ISIDORE.

Les femmes pardonnent rarement à ceux qui leur ont fait du mal, monsieur ; elles ne pardonnent jamais à ceux qui leur ont fait du bien.

LAZZARA.

Vous êtes sceptique, Isidore.

ISIDORE.

J’ai souffert ! Je vous dirais un apologue là-dessus, si j’avais le temps, mais il s’agit de choses plus pressantes.

LAZZARA.

De quoi s’agit-il, Isidore ?

ISIDORE.

On refuse absolument de nous fournir des aliments, monsieur ; les populations des campagnes sont furieuses contre vous.

LAZZARA.

Contre moi et pourquoi cela ?...

ISIDORE.

On vous accuse d’avoir enlevé une jeune fille et une femme mariée. On prétend que vous avez acheté ce moulin pour y faire la noce.

LAZZARA.

Moi !... On me suppose capable ?...

ISIDORE.

Les masses, monsieur, les masses !... Si nous décampions, monsieur ?

Il passe à gauche.

LAZZARA.

Décamper ?...

ISIDORE.

Oui, et le plus vite possible !... il y a des coups de bâton dans l’air. Le garde champêtre brandit son fourreau d’un air menaçant, et le tambour roule des yeux féroces en accordant sa caisse !... Partons, monsieur ; n’attendons pas le débordement des passions rurales !

LAZZARA.

Je ne puis pas partir.

ISIDORE.

Comment ?

LAZZARA.

Je dois me battre avec quelqu’un... J’ai dit que l’on me retrouverait ici.

ISIDORE, à part.

Il est brave, cet homme !...

LAZZARA.

Vous, vous pouvez partir !

ISIDORE.

Partir, moi, et vous laisser ?... Par exemple !... Je reste !... Connaissez Isidore, monsieur, connaissez Isidore !...

LAZZARA.

Ah ! vous êtes digne d’être mon écuyer !...

ISIDORE, ému.

Pas aussi digne que vous croyez, monsieur... J’ai un aveu à vous faire... le remords me déchire.

Il fléchit le genou.

LAZZARA, le relevant.

Isidore !

ISIDORE.

Écoutez-moi... Tout à l’heure, pendant que je dormais, Boquet m’est apparu...

LAZZARA.

Je ne vois pas ce que Boquet...

Regardant à droite.

Ah ! j’aperçois mon adversaire !...

ISIDORE.

Il avait l’air irrité, Boquet... il m’a dit...

LAZZARA, l’interrompant.

Plus tard, n’est-ce pas, Isidore ?

ISIDORE.

Plus tard, monsieur ?...

LAZZARA.

Oui, plus tard.

Pincornet, Marcotin et Veaubémol entrent par la droite. Marcotin porte deux rapières.

 

 

Scène XII

 

ISIDORE, LAZZARA, PINCORNET, MARCOTIN, VEAUBÉMOL

 

PINCORNET.

J’ai fini par trouver ces armes, monsieur, et j’ai rencontré ces messieurs qui ont bien voulu nous servir de témoins.

Il remonte.

VEAUBÉMOL.

On va se battre !... La discorde agite ses grelots !...

MARCOTIN, sévèrement.

Veaubémol !...

À Lazzara, en souriant.

Vous savez, monsieur, j’ai déposé ma plainte... Après le duel, si vous vous en tirez, le procès, le petit procès en détournement... chaque chose à son tour...

Lui donnant une épée.

Voici, monsieur !...

Il va donner l’autre épée à Pincornet et passe à gauche, ainsi que Veaubémol.

LAZZARA.

Mille grâces, monsieur, mille grâces !...

À part.

Ô femmes ! je vous servirai en dépit de vous-mêmes... Votre ingratitude ne m’empêchera pas...

En disant cela il a passé à droite.

ISIDORE, qui l’a suivi.

On ne sait pas ce qui peut arriver, monsieur... écoutez-moi : « Pourquoi, m’a dit Boquet dans mon rêve, avez vous prétendu que M. de Montgiscard me devait six cents francs ?... »

LAZZARA.

Plus tard, Isidore...

ISIDORE.

Plus tard ?

LAZZARA.

Eh ! oui, vous voyez bien que j’ai affaire !...

ISIDORE.

Plus tard ?... Bien, monsieur...

Il passe à droite.

PINCORNET, à Lazzara.

Habit bas, monsieur !

LAZZARA.

C’est inutile !... il peut passer des dames...

Veaubémol veut ôter son habit, Marcotin l’en empêche.

MARCOTIN.

Allez, messieurs !...

LAZZARA.

Honneur aux dames !... Lazzara, en avant !...

Il attaque.

PINCORNET, à lui-même, en parant.

Ah çà ! mais il ne sait pas tirer, cet homme-là ?...

LAZZARA, poussant des bottes à fort et à travers.

Hop !... À vous celle-ci, monsieur !... Hop !... À vous celle là !... Hop ! hop !...

Il bondit autour de Pincornet.

PINCORNET, parant.

Il va s’enferrer !

Au bruit des épées, les deux femmes se montrent aux fenêtres. Lazzara a passé à gauche.

 

 

Scène XIII

 

ISIDORE, LAZZARA, PINCORNET, MARCOTIN, VEAUBÉMOL, BERTHE, EMMA, puis UN GARDE CHAMPÊTRE, DEUX POMPIERS, PAYSANS et PAYSANNES, ensuite PERNETTE

 

BERTHE, à la fenêtre.

Mon mari !... des épées !... Arrêtez ! arrêtez !...

EMMA, de même.

Mon tuteur, je vous en prie !

Elles disparaissent. Entrent par la droite deux pompiers, le garde champêtre et les paysans. Le garde champêtre désigne Lazzara : un pompier le désarme ; l’autre pompier désarme Pincornet.

Chœur.

Air du Bonhomme Dimanche (Loïsa Puget).

VEAUBÉMOL, LES AUTORITÉS ET LES PAYSANS.

Arrêtez... c’est un brigand !
En avant, pompiers du village !
Braves pompiers, en avant !
Arrêtez-le,     } c’est un brigand !
Arrêtons-le,   }
Avancez,       } du courage !
Avançons,     }
Hardi-là !       { faites rage.
                      { faisons rage.
Ô pompiers du village,
Braves pompiers, en avant !
Arrêtez-le,     } c’est un brigand !
Arrêtons-le,   }

LAZZARA.

Je ne suis pas un brigand.
Écoutez ! pompiers du village,
Braves pompiers, un instant,
Lazzara n’est pas un brigand,
Pourquoi tant de la page ?
Apaisez cette rage !
Ô pompiers du village, Braves pompiers, un instant !
Lazzara n’est pas un brigand !

PINCORNET, MARCOTIN et ISIDORE.

Non, ce n’est pas un brigand.
Écoutez, pompiers du village,
Braves pompiers, un instant !
Ce monsieur n’est pas un brigand !
Pourquoi tant de tapage ?
Apaisez cette rage,
Ô pompiers du village,
Braves pompiers, un instant,
Ce monsieur n’est pas un brigand !

Berthe, Emma et Pernette sortent du moulin pendant ce chœur.

LE GARDE CHAMPÊTRE, aux pompiers qui se sont placés de chaque côté de Lazzara.

C’est lui !... ne le lâchez pas !...

LAZZARA.

Messieurs les pompiers de campagne, messieurs les pompiers !...

BERTHE, qui est venue près de Pincornet.

Mon ami !

PINCORNET.

Ah ! vous voilà, madame...

EMMA, près de Marcotin.

Mon tuteur...

MARCOTIN.

On vous retrouve enfin...

BERTHE, à son mari.

Soyez bien persuadé...

PINCORNET.

Il suffit, madame... vous allez m’expliquer...

BERTHE.

Tout ce que vous voudrez... Il vous sera moins facile à vous de m’expliquer comment cette lettre...

Elle lui montre la lettre de Pichenette.

PINCORNET, à part.

Pichenette !... Hum ! il y a une preuve !

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Attendu que le sieur Lazzara, débauché en état de vagabondage, a enlevé une femme mariée...

PINCORNET, vivement.

Rayez cela, monsieur le garde champêtre, c’est une affaire terminée !

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Ah !... Très bien... Il reste le détournement de la jeune fille...

MARCOTIN, à Lazzara.

Vous savez ce que je vous ai proposé, monsieur... si vous consentiez à épouser...

VEAUBÉMOL, à Marcotin.

Encore !... Veaubémol a le numéro 2... c’est Veaubémol qui doit...

MARCOTIN.

Vous me fatiguez, Adolphe !

PERNETTE, à Lazzara.

Est-ce que vous allez encore refuser, monsieur ? Est-ce que vous n’en avez pas assez ?... Est-ce que vous n’êtes pas corrigé ?...

LAZZARA.

Si fait, Pernette, si fait... Les bons conseils et les côtes en foncées, ça finit par persuader, à la longue... et, si je refuse maintenant, c’est pour une autre raison. Jamais une femme ne sera heureuse à côté d’un homme de qui elle aura pu rire.

MARCOTIN.

Ça, c’est pour Veaubémol !

LAZZARA.

Non, c’est pour moi... Regardez-moi, voyez dans quelle situation je suis... entre deux pompiers de campagne !... On s’est moqué de moi... on m’a bafoué !...

ISIDORE, à part.

Il m’a fait rire... il me fait pleurer... Il a tout, cet homme-là...

LAZZARA.

Mademoiselle n’est pas faite pour épouser...

EMMA, allant à Lazzara.

Je ne me suis pas moquée de volis, moi !... Derrière chacune de vos mésaventures, j’ai vu la bonne intention qui l’avait amenée, et je ne souhaite pas pour mari un homme meilleur que vous... Vous avez lu souvent Don Quichotte, n’est-ce pas ?... Si cela vous plaît, nous le relirons ensemble... Nous pourrons bien rire de lui, quand nous le verrons lancer son cheval contre des moulins à vent ; mais, après avoir ri, nous nous dirons qu’à tout prendre il est difficile d’imaginer un plus noble caractère, et que l’on peut aimer une folie qui n’est que la folie du dévouement.

LAZZARA.

La folie du... Qu’est-ce qu’elle a dit ?

À Marcotin.

Vous avez entendu, monsieur ?

MARCOTIN.

Monsieur, je partage toutes les opinions de ma pupille... Adolphe est insupportable !...

VEAUBÉMOL.

Ah ! les bras m’en tombent !

MARCOTIN.

Allons, voilà les bras qui lui... Il a surtout une manière de s’exprimer... Pour vous, il est bien vrai que vous êtes un peu... mais la folie d’un homme qui a trente mille livres de rentes est une folie respectable.

LES POMPIERS.

Trente mille livres de rentes !...

Ils se découvrent et laissent Lazzara libre.

EMMA, à Lazzara.

Mais vous renoncerez aux aventures ?

LAZZARA.

Si vous l’exigez.

BERTHE, à Pincornet.

Et vous aussi, monsieur, vous renoncerez aux aventures... Plus de Pichenette !...

PINCORNET.

Pichenette ?... C’est fini, je vous le jure !...

Berthe remonte un peu. Bas, à Isidore.

Dites donc !...

ISIDORE, bas.

Quoi, monsieur ?

PINCORNET, bas.

Est-ce que vous connaissez la femme qui était hier chez M. de Montgiscard ?... celle qui avait de si petits pieds ?

ISIDORE, bas.

Oui... un peu.

PINCORNET, bas.

Il faudra que vous trouviez moyen...

Voyant sa femme, qui est revenue près de lui.

Oh ! est-ce que ma femme a entendu ?

ISIDORE, bas, montrant Berthe, qui sourit.

Si elle avait entendu, elle ne rirait pas.

PINCORNET, bas.

Elle rit ?... Oui ; à la bonne heure !...

À Berthe.

Partons, chère amie. J’ai quelque chose à demander à M. de Montgiscard... tâchons de le retrouver...

BERTHE.

J’y pensais, mon ami.

MARCOTIN.

Ma pupille se marie, Veaubémol reste garçon. Embrassons-nous, la farce est jouée !

VEAUBÉMOL.

La farce ! Quelle farce ?

MARCOTIN.

C’est une phrase qui se dit.

LAZZARA.

Généralement, elle se chante.

Au public.

Air vaudeville de la Petite sœur.

Quand vient le moment de finir,
Messieurs, chaque auteur vous implore.

Parlé sur l’air.

ISIDORE, l’interrompant.

Oh ! monsieur, elle est bien usée, celle-là !

LAZZARA.

Isidore !...

ISIDORE.

Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de donner à cela une forme un peu plus neuve, monsieur ? avec un petit apologue, par exemple ?... Écoutez-moi, monsieur. La crainte de ne pas réussir était dans une maison, quand les applaudissements y entrèrent...

LAZZARA, continuant.

En les voyant entrer, elle se leva pour s’en aller.

ISIDORE.

C’est cela, monsieur. Vous voyez, le mécanisme est très simple. Vous avez saisi tout de suite.

LAZZARA.

Pourquoi t’en vas-tu ? lui dirent les applaudissements.

ISIDORE.

Là où vous êtes, répondit-elle, je ne puis rester.

LAZZARA.

Et elle sortit.

ISIDORE.

Et elle sortit. Vous voyez, monsieur, ça dit tout.

LAZZARA, finissant l’air.

Messieurs, ne faites pas mentir    } (bis ensemble.)
Les apologues d’Isidore...             }

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