Les Manteaux (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN - Antoine-François VARNER)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 20 février 1826.

 

Personnages

 

BLUM, garçon tailleur

PLEFEL, intendant d’un riche seigneur

MAURICE, soldat aux gardes, et amant de Louisa

MADEMOISELLE BRIGITTE, prétendue de Blum, couturière

LOUISA, pupille de Plefel

PLUSIEURS CONJURÉS

 

Dans une ville d’Allemagne.

 

 

ACTE I

 

Une chambre assez simplement meublée. Une petite porte au fond, un peu à droite. À la gauche de l’acteur, sur le second plan, une autre petite porte. Sur le devant une table avec du fil, des ciseaux, et autres différentes choses à l’usage d’une couturière.

 

 

Scène première

 

PLEFEL, LOUISA, ils entrent par la porte du fond

 

PLEFEL.

Oui, mademoiselle Louisa, oui, ma chère pupille, voici désormais votre appartement. Monseigneur, dont je suis l’intendant, m’a permis de vous loger dans cet hôtel et de vous donner au cinquième cette jolie petite chambre en garni, qui est vacante depuis hier.

LOUISA.

Ah ! et pourquoi ?... comme c’est triste ! je vais m’ennuyer ici.

PLEFEL.

Pendant quelque temps ; mais bientôt vous allez être ma femme ; je ne vous quitterai plus ; nous ne ferons qu’un.

LOUISA.

Tant pis : quand je suis seule, je m’ennuie. Pourquoi m’avoir fait quitter la maison de monsieur Kaufmann, mon parrain, où c’était si gai et si amusant, et où il venait tant de monde ?

PLEFEL.

Parce que monsieur Kaufmann, qui est le premier traiteur de cette résidence, reçoit chez lui la ville et la cour, des militaires surtout, et je connais les militaires allemands.

Air : du vaudeville de L’Homme vert.

Lorsque l’Allemand est à table,
Aux belles il ne pense pas ;
Mais il devient plus redoutable
Dès que vient la fin du repas ;
L’amour chez lui ne songe à naître
Que quand la bouteille a vécu,
Et l’un ne commence à paraître
Que lorsque l’autre a disparu.

On m’a d’ailleurs parlé d’un certain monsieur Maurice, soldat aux gardes...

LOUISA.

Ah ! et pourquoi ?

PLEFEL, à part.

Ah ! et pourquoi ?... elle n’a jamais que cette question à faire.

Haut.

Il y a ensuite d’autres motifs, inutiles à vous expliquer ; car ce soir, chez votre parrain, il doit se passer des choses...

LOUISA.

Ah !

PLEFEL.

Que vous n’avez pas besoin de savoir.

LOUISA.

Vous me dites toujours cela, depuis quelque temps, et vous avez surtout un air sombre et mystérieux...

PLEFEL.

Voulez-vous bien vous taire, et ne pas répéter de pareils propos ! Je vous ordonne, au contraire, de dire à tout le monde que je suis gai, très gai. Adieu. Je ne viendrai peut-être pas vous voir ce soir, parce que j’attends chez moi quelques amis à qui j’ai donné rendez-vous. Enfermez-vous ici, et n’en sortez pas.

LOUISA.

Ne pas sortir de cette chambre !

Elle aperçoit le fil et les ciseaux qui sont sur la table à gauche.

Mais elle est encore habitée, car je vois là, sur cette table, des ciseaux et du fil.

PLEFEL.

Comment, mademoiselle Brigitte est encore ici !... une petite couturière à qui j’ai donné congé depuis un mois... elle devait s’en aller hier matin... Péters, le portier, m’avait même assuré qu’elle était partie... et il m’a trompé.

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

Oser tromper un intendant !
Ah ! c’est aussi par trop d’audace !
Dans l’hôtel, d’un œil indulgent,
Je vois souvent ce qui se passe.
À l’erreur, au tort le plus grand,
J’ai pu pardonner... et pour causes ;
Mais attraper un intendant,
C’est renverser l’ordre des choses !

LOUISA.

Ah ! et pourquoi ?

PLEFEL.

Pourquoi ? parce que je veux être obéi, et je vais renvoyer à l’instant même mademoiselle Brigitte, et de plus Péters, le portier.

LOUISA.

Quoi ! vous voulez, sans pitié ?...

PLEFEL.

Est-ce que je ne suis pas intendant ? intendant de monseigneur, et, comme tel, responsable ?

LOUISA.

Et l’humanité !

PLEFEL.

Les loyers d’abord, l’humanité après... si cela se peut... sans se gêner : voilà les principes d’un intendant. Et cette chambre qui ce soir devait être vacante !...

À part.

Ah ! mon Dieu ! c’est ce qu’il nous faut...

Haut.

Je change d’idée. Pour ce soir vous prendrez mon appartement, parce que celui-ci...

À part.

est plus convenable pour notre conférence... au cinquième... sous les mansardes... deux sorties... deux escaliers... impossible qu’on puisse nous surprendre. Je vais prévenir ces messieurs.

LOUISA.

Eh bien ! qu’avez-vous donc encore ? voilà votre air de mystère qui vous reprend.

PLEFEL.

Moi, du tout. Voyez cette petite sotte avec ses remarques !

Air : Dieu tout-puissant par qui le comestible.

Écoutez bien ; c’est Brigitte, je pense.

LOUISA.

Il m’a semblé qu’on montait l’escalier.

PLEFEL.

Tant mieux, morbleu !

LOUISA.

Mais faites donc silence !
Je crois près d’elle entendre un cavalier.

PLEFEL.

Un cavalier ! hâtons-nous de descendre,
Envoyons-leur un fondé de pouvoir ;
Comme intendant, je suis là s’il faut prendre ;

Montrant son épaule.

J’ai mon huissier dès qu’il faut recevoir.

Ensemble.

PLEFEL.

Éloignons-nous, car je crois que c’est elle,
Et descendons par mon autre escalier.
Je n’aime point affliger une belle
Alors qu’elle est près d’un preux chevalier.

LOUISA.

Éloignons-nous, car je crois que c’est elle,
Et descendons par votre autre escalier.
Il n’aime point affliger une belle
Alors qu’elle est près d’un preux chevalier.

Ils sortent par la petite porte à gauche.

 

 

Scène II

 

BRIGITTE, BLUM

 

Ils entrent par la porte du fond. Blum une veste, et par-dessus un manteau qu’il dépose en entrant. Sous son bras est un paquet enveloppé dans de la serge verte.

BRIGITTE, tenant un panier à son bras.

Oui, monsieur, j’étais chez ce bon Péters, le portier, à parler de vous. Venir aussi tard ! Depuis cinq ans, c’est la première fois ! Mais je me disais bien que cet amour-là ne durerait pas.

BLUM.

Vous êtes fâchée contre moi, mademoiselle Brigitte ! Mais quand vous saurez...

BRIGITTE.

Je le devine. Vous vous disiez : « Je n’ai pas besoin de me presser. Je suis sûr que mademoiselle Brigitte est là à m’attendre ; parce qu’une couturière en chambre, c’est sage et sédentaire, ça n’est pas comme les garçons tailleurs. » Oui, monsieur, dans votre état, vous voyez tant de monde !

Air de Oui et Non.

Obligé de porter vos pas
Chez des gens de mœurs fort légères,
En leur prenant mesure, hélas !
Vous prenez souvent leurs manières ;
Et de plus d’un jeune élégant
Adoptant ainsi la méthode,
Monsieur Blum s’est fait inconstant
Afin de se mettre à la mode.

Et je remarque que, depuis quatre ou cinq jours surtout, vous devenez très léger.

BLUM.

Moi ! un Allemand !

BRIGITTE.

Oui ; mais il y a chez votre maître des garçons tailleurs français. Ce sont ceux-là qui vous perdront... Surtout depuis qu’on a établi dans cette résidence un magasin de modes à l’instar de ceux de Paris... et l’autre jour, quand vous me donniez le bras, vous avez salué une ides demoiselles de comptoir.

BLUM.

C’est par honnêteté. Vous savez que je salue toujours tout le monde. Pouvez-vous avoir des idées pareilles ? Moi qui vous aime depuis cinq ans, et qui attends de jour en jour l’instant de nous marier !

BRIGITTE.

Oui ; mais on se lasse d’attendre.

BLUM.

Est-ce que vous vous lassez, mademoiselle Brigitte ?

BRIGITTE.

Je ne dis pas cela pour moi ; mais pour vous, monsieur Blum. Nous ne devions nous marier que quand nous aurions des économies. Et loin de cela, nous avons des dettes : témoin mon terme, qui n’est pas payé ; et sans monsieur Péters le portier, qui, en l’absence de l’intendant, a bien voulu me laisser quelques jours de plus...

BLUM.

Sans doute, il faut de l’argent pour entrer en ménage, pour s’établir ; et puis, quand nous serons mariés tous les deux, peut-être que nous deviendrons trois, quatre, cinq ; qui sait ? on ne peut pas prévoir. Il ne faut pas rougir pour cela, mademoiselle Brigitte ; parce que c’est tout naturel, et que tout est possible dans l’ordre des choses.

BRIGITTE.

Je ne rougis pas, monsieur Blum. Mais je réfléchis, et je me dis :

Air : Voilà huit ans qu’en ce village. (Léocadie.)

Avant d’ former cet hyménée,
Nous prétendions, en bons parents,
Fixer d’abord la destinée
De notre... ou bien de nos enfants,
Oui, le destin de nos enfants.
Matin et soir tenant l’aiguille,
Voilà pourtant cinq ans et plus
Que nous songeons à not’ famille,
Et voilà cinq ans de perdus ;
Tout en songeant à not’ famille...
Oui, voilà cinq ans de perdus !

BLUM.

Hélas ! oui ; et ces années-là, mademoiselle Brigitte, ça ne se retrouve plus. Je me rappelle encore la première fois que je vous vis dans ce bal champêtre, j’avais vingt ans et vous en aviez quinze. Quel gaillard je faisais ! Comme je dansais deux fois plus vite que le violon, et un pied plus haut que les autres ! On ne voyait que moi. Et vous donc ?...

Même air.

Que vous étiez gentille et leste !
Quell’ grâce, quel joli minois !
Votre taille souple et modeste
Aurait tenu dans mes dix doigts ;
J’ croyais voir la rose nouvelle.
Quell’ fraîcheur ! quels traits ingénus !
Vous êtes toujours fraîche et belle ;
Mais voilà cinq ans de perdus.

Aussi, j’ai pris un parti désespéré ; et je suis venu pour vous le proposer.

BRIGITTE.

Ah ! mon Dieu !

BLUM.

Ne vous effrayez pas ; voilà ce dont il s’agit. Il y a une vingtaine de jours, un monsieur que je ne connais point vint me trouver, non pas chez mon maître, mais dans ma chambre, où je travaille, et me demanda si, dans douze jours, je pourrais lui livrer douze manteaux bien confectionnés. Vous savez comme je couds vite, surtout quand je pense à vous. Je lui donnai ma parole ; il m’apporta une pièce d’étoffe toute particulière, et comme je n’en avais pas encore vu ; je me mets donc à l’ouvrage...

BRIGITTE.

Et vous faites les douze manteaux ?

BLUM.

Mieux que cela ; j’en fais treize ; un de plus... rien qu’avec les morceaux... tout cela dépend de la coupe... ils n’y auront rien perdu, car ils ne s’en apercevront seulement pas : et moi j’y aurai gagné un vêtement bien chaud pour cet hiver.

BRIGITTE.

Mais ce n’est pas bien, monsieur Blum. Vous qui ne feriez tort à personne d’un denier !

BLUM.

Pour de l’argent ! non, sans doute, je n’y toucherais pas ; mais du drap, c’est bien différent. C’est l’usage chez les tailleurs ; chaque corporation a ses privilèges : voyez les gens d’affaires, les marchands, les cuisinières ; ce sont des grâces d’état ; et la preuve, c’est que la pratique dont je vous parlais a été enchantée, et m’a donné, pour la façon des douze manteaux, douze frédérics.

BRIGITTE.

Vraiment !

BLUM, les lui donnant.

Oui, mademoiselle, les voilà ; ce n’est pas grand’chose ; mais j’ai idée que nous ne serons jamais plus riches qu’en ce moment ; et si vous vouliez...

BRIGITTE.

Eh bien ?

BLUM.

Eh bien ! nous irions nous marier dès ce soir.

BRIGITTE.

Comment ! monsieur Blum, vous voudriez, comme ça à l’improviste, et sans réfléchir ?...

BLUM.

Ma foi, oui ! Un coup de tête. Il n’y a que cela pour en finir.

Air : Le luth galant qui chanta les amours.

Luttant jadis contre l’adversité,
Nous souffrions chacun de not’ côté.

BRIGITTE.

Mais tous deux n’ayant rien, pour l’avenir je tremble.

BLUM.

Moi, je vois sans frayeur
L’hymen qui nous rassemble.
Si nous somm’s malheureux, nous le serons ensemble.

BRIGITTE.

C’est presque du bonheur.

Mais il faudrait passer à la paroisse, prévenir le ministre, avertir des témoins.

BLUM.

Je vais m’en occuper.

On entend frapper à la porte du fond.

Qui frappe là ?

BRIGITTE.

Ce ne peut être que Maurice, mon cousin, qui est soldat aux gardes.

BLUM.

Ah ! monsieur Maurice, votre cousin le Westphalien, un bon enfant, qui vous aime bien ; mais c’est un luron qui est d’une vivacité... comme tous les militaires allemands.

 

 

Scène III

 

BRIGITTE, BLUM, MAURICE

 

MAURICE.

Ah ! bonsoir, cousine, ch’ afré bas pu fenir ce matin, parce que ché être de carde chez le comte de Rinsberg, la favori du prince ; c’étaient pas là des pékins... Ah ! vous voilà, monsieur Blum ; je suis pien aise de fous foir.

BLUM.

Et moi aussi, monsieur Maurice.

MAURICE.

Quoique vous m’havré fait mon ternier uniforme un beu chêne des entournures, fous êtes un homme de pon conseil : et je fenais fous consulter toutes les deux sur mes amours.

BLUM.

Comment ! et vous aussi ?

BRIGITTE.

Vous êtes amoureux ?

MAURICE.

Ya, de la petite Louisa, la filleule de Kaufmann, le plus riche traiteur de la ville. J’étais distingué par le jeune personne ; mais la parrain et la marraine ils foulaient point me recevoir.

BRIGITTE.

Comment alors faites-vous pour voir mademoiselle Louisa ?

MAURICE.

Je allais poire chez la parrain.

Air : Elle a trahi ses serments et sa foi.

Lorsque j’allais pour faire les doux yeux,
On me priait d’ sortir de la boutique ;
Le pèr’ Kaufmann renvoie un amoureux,
Mais n’a jamais renvoyé de pratique.
C’ n’est qu’en buvant que je pouvais la voir ;
Et j’ la voyais du matin jusqu’au soir.

Mais j’ai eu aujourd’hui un mouvement de fifacité qui a fait du tort à ma passion. En temandant un’ bouteille de vin, j’ai temandé mondemoiselle Louisa ; on m’a répondu qu’elle avait un tuteur qui être fenu aujourd’hui l’emmener pour l’épouser. L’épouser ! tarteiff ! la fifacité m’a pris, et j’ai lefé le canne sur la parrain.

BLUM.

Vous l’avez levée ! il serait possible !

MAURICE.

Mieux que cela ; elle afre retombé... à différentes reprises... mais pas bien fort. Son femme, la marraine de Louisa, elle est arrivée au secours ; j’ai dit : « Montame, taisez-vous ; taisez-vous, montame ; » et comme elle se taisait pas, je havre encore eu une autre fifacité ; ché foulu, de la main, la faire rasseoir sur son chaise, ché pas visé juste, et la montame elle s’est assise par terre, pouf, mais pas bien fort.

BLUM.

Ah ! mon Dieu !

MAURICE.

Air du vaudeville de Fanchon.

Premier couplet.

Quand je suis amoureuse,
J’ai la main malheureuse.
Qui s’ présente un empêchement,
À grands coups je l’élague
Car un militaire allemand
Ne connaît que la schlague
Et que le sentiment.

Deuxième couplet.

On dit qu’ dans son ménage,
Quand sa femme est peu sage,
L’Anglais
Se munit d’un procès,
L’Espagnol d’une dague ;
Mais un bon époux allemand
Ne connaît que la schlague
Et que le sentiment.

BLUM.

Mais c’est fait de vous et de votre mariage !

MAURICE.

Ce être rien encore. Dans le fifacité des moufements, ché afré tout cassé dans le boutique ; le peuple il est fenu ; les chens de loi afoir tressé un procès-ferpal ; et si temain ché paie pas une amende de six frédérics, moi aller en prison.

BRIGITTE.

Ô ciel !

MAURICE.

Pour moi, ce être égal ; mais ché fais fous tire : ché poufoir plus poursuifre ce coquin d’intendant qui a enlevé montemoiselle Louisa, et qui fouloir l’épouser ; alors, temain, ché pendre moi tout toucement par mon cou.

BLUM.

Et je le souffrirais ! le cousin de mademoiselle Brigitte ! non, corbleu !

BRIGITTE.

Quoi ! vous voudriez ?...

BLUM.

Est-ce qu’entre parents on ne doit pas s’entr’aider ?

À Maurice.

Tenez, nous avions douze frédérics pour entrer en ménage ; partageons, et ce soir vous serez de la noce ; vous nous servirez de témoin.

MAURICE.

Il serait vrai ? vous vous técidez enfin ?

Air : Amis, voilà la riante semaine. (Le Garnaval.)

Quoi ! mon cousin’ va cesser d’être fille !
Vous qui craigniez de tevenir époux ?

BLUM.

Ça nous regarde.

MAURICE.

Et le petit’ famille ?

BLUM.

S’il en arrive, ils feront comme nous.

BRIGITTE.

À l’espérance ici mon cœur se livre,
De leur destin pourquoi s’inquiéter ?
Et pour savoir s’ils auront de quoi vivre,
Permettons-leur, avant tout, d’exister.

MAURICE.

C’est ça ; ché fais aller bayer le père Kaufmann, et tâcher en touceur d’afoir des nouvelles de montemoiselle Louisa et de son tuteur.

BLUM.

Je descends avec vous ; car il faut que je passe au presbytère.

BRIGITTE.

Y pensez-vous ? dans ce costume ? votre veste de travail ?

BLUM.

Je n’en ai pas d’autre ; et, grâce à mon beau manteau neuf, que je mettrai par-dessus, j’aurai l’air d’un comte du Saint-Empire.

BRIGITTE.

On ne se marie pas avec un manteau.

BLUM.

Vous avez raison ; mais pour avoir un habit neuf, c’est trop cher. Attendez, j’ai ce qu’il nous faut.

Courant au paquet de serge verte.

Voilà un beau frac bleu, que mon maître m’a dit de porter ce soir chez une pratique ; je peux bien ne le lui porter que demain, et l’essayer en attendant ; c’est un service que je lui rendrai.

BRIGITTE, à Blum.

Est-ce que c’est permis ?

BLUM.

Tiens, par exemple ! il appartient à un grand seigneur qui en a bien d’autres, le comte de Rinsberg.

MAURICE.

Le comte de Rinsberg, la favori du prince, chez qui j’étais de carde ce matin.

BLUM.

Est-ce un bon enfant ?

MAURICE.

Ya, pour le soldat ; parce que lui se battre bien. Mais dans cette résidence, voyez-vous...

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant. (Romagnési.)

Il afre, à caus’ de son crédit.
Des ennemis remplis d’audace,
Qui voudraient lui prendre sa place.

BLUM.

Je ne lui prends que son habit. (Bis.)

MAURICE.

Et pourtant c’est un homme honnête,
Qui voudrait combler tous les vœux.

BRIGITTE.

Alors, cela se trouve au mieux :
Car l’habit que ce soir il prête
Va servir à fair’ deux heureux.

Blum ôte sa veste et met l’habit.

BLUM.

Partons, partons, et vous, cousin, n’oubliez pas que nous vous attendons ici à dix heures, pour donner la main à la mariée.

MAURICE, à Brigitte.

C’est tit, ché serai au boste. À propos, cousine, voilà un papier que le concierge m’a dit de fous remettre fifement.

Blum a pris son manteau et sort avec Maurice par la porte du fond.

 

 

Scène IV

 

BRIGITTE, seule

 

Air du vaudeville de La Somnambule.

Enfin, au gré de mon impatience,
Je vais ce soir former ce nœud charmant ;
Dans les beaux jours de mon adolescence,
J’en conviendrai, j’y pensai bien souvent.
Je sais, m’ rappelant mon aurore,
Qu’on est curieuse à quinze ans,
Mais à vingt ans, on l’est bien plus encore,
Car on attend, et depuis plus longtemps.

Et quand on est comme ça au moment, ça produit un effet qu’on ne peut pas rendre. Il est vrai que monsieur Blum est un garçon si doux, si honnête et si respectueux... c’est aujourd’hui, pour la première fois, qu’il s’est hasardé à me faire une telle demande. C’est singulier que ça ne lui soit pas venu plus tôt ; j’en ai eu souvent l’idée ; mais une demoiselle qui se respecte n’avoue jamais ces idées-là... Voyons ce papier que m’a remis mon cousin ; c’est peut-être quelque patron ; non c’est de l’écriture ; eh mais ! c’est de monsieur Plefel, l’intendant ! un ordre de lui remettre les clefs, et de partir ce soir, à l’instant même, sous peine d’y être contrainte, et par corps. Une contrainte par corps ! le jour de mon mariage ! qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne peux pourtant pas partir sans payer ; et je lui dois six frédérics, juste ce qui nous reste ! de sorte que, pour entrer en ménage, nous allons nous trouver plus pauvres qu’auparavant ; et il va falloir encore attendre ! Ah mon Dieu ! mon Dieu ! attendre encore, quand on était au moment !... moi, d’abord, c’est fini... je n’ai plus de patience.

 

 

Scène V

 

BRIGITTE, BLUM

 

BLUM, en dehors.

Mademoiselle Brigitte ! mademoiselle Brigitte !

Il entre.

Eh bien ! qu’avez-vous donc à pleurer ?

BRIGITTE.

Ce que j’ai ? l’intendant, monsieur Plefel, me renvoie d’ici, à l’instant même, et il faut que je lui porte les clefs.

BLUM.

N’est-ce que cela ? venez chez moi, et ne craignez rien ; nous sommes riches maintenant.

BRIGITTE.

Que dites-vous ?

BLUM.

Ah ! de fameuses nouvelles ! mais ça et les cinq étages, ça vous coupe la respiration. Je venais de chez le ministre luthérien qui est à deux pas, et tout est convenu pour ce soir à minuit ; lorsqu’on passant près des murs du presbytère, je me sens arrêté par le bras.

BRIGITTE.

Ah ! mon Dieu ! je meurs de peur.

BLUM.

J’ai bien aussi commencé par là ; mais à la lueur du demi-clair de lune, je lève les yeux en tremblant ; et vis-à-vis de moi, je vois un grand homme enveloppé d’un manteau pareil au mien. « Tiens, me dit-il en me donnant un portefeuille... tout à l’heure, au rendez-vous convenu... songe à tes promesses... voici les nôtres... » et en achevant ces mois, il avait déjà disparu.

BRIGITTE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

BLUM.

Je n’en sais rien. Mais voilà qu’à la lueur d’un réverbère, j’ai regardé, et le portefeuille contenait des billets de banque. Banque d’Autriche : c’était écrit.

BRIGITTE.

Il se pourrait !

BLUM.

Il y en a pour huit cents florins. Les voilà, je vous les apporte, je vous les donne.

BRIGITTE.

Air du vaudeville des Amazones.

Il se pourrait ! quel bonheur, quelle ivresse !

BLUM.

J’ suis millionnaire, ou je n’en suis pas loin.

BRIGITTE.

J’ n’y conçois rien ; car toujours la richesse
Va chez les gens qui n’en ont pas besoin.
En v’nant chez nous, ell’ s’est trompée de route,
J’ n’espérais pas la connaître aussi tôt...
Mais la fortune est aveugle... et sans doute
Ell’ nous a pris pour des gens comme il faut.

Nous aurions huit cents florins !

BLUM.

Vous le voyez. C’est notre mariage qui nous a porté bonheur... Dieu ! quelle idée ! maintenant que nous voilà riches, nous pourrons, mademoiselle Brigitte, nous marier avec un peu plus d’éclat. Ce soir, chez moi, un petit repas de noce, une réunion de famille... notre cousin le soldat, quelques amis... puis au dessert, on rira, on s’embrassera, on boira à la santé des mariés ; et puis ensuite, comme ce sont des amis, j’espère qu’ils s’en iront ; alors, mademoiselle Brigitte, nous resterons seuls.

BRIGITTE, baissant les yeux.

Oui, monsieur Blum.

BLUM.

Nous serons chez nous.

BRIGITTE, de même.

Oui, monsieur Blum.

BLUM.

Nous causerons, comme de bons bourgeois, de nos richesses et de notre avenir ; et puis, madame Blum... car enfin vous serez madame Blum...

BRIGITTE.

Il serait possible !

BLUM.

Tenez, mademoiselle Brigitte, si nous partions tout de suite ?

BRIGITTE.

Et les clefs que je vais porter à monsieur Plefel... et ce souper dont vous me parliez... il faut y penser ! Je vais aux provisions ; vous, pendant ce temps, allez avertir mon cousin ; car il viendrait ici nous chercher à dix heures, comme c’est convenu.

BLUM.

Oui, Brigitte. Je vais y aller, je te le promets.

BRIGITTE.

Gomment, monsieur, me tutoyer ! pour la peine, vous ne viendrez pas avec moi ;

Tendrement.

mais vous me trouverez chez vous.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

BLUM, seul

 

Oui, mademoiselle Brigitte... oui, ma femme... C’est égal, je l’ai tutoyée... si elle ne s’était pas en allée, je crois que j’allais l’embrasser... il faut que la fortune donne de l’audace ; car depuis que je suis riche c’est étonnant comme je suis hardi.

Prenant son manteau.

Allons prévenir le cousin.

Tout en l’attachant.

Quelle femme je vais avoir ! la sagesse, la sévérité même ; car ici, excepté moi, elle ne voyait personne.

On tourne une clef dans la serrure de la petite porte à gauche.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Je croyais que cette petite porte-là était condamnée ; du moins Brigitte ne l’ouvrait jamais, et n’en avait pas même la clef.

La porte s’ouvre ; il paraît un homme enveloppé d’un manteau.

Que vois-je ?

En tremblant.

Est-ce que Brigitte aurait l’habitude de recevoir ce monsieur ?

 

 

Scène VII

 

PLEFEL, en manteau, BLUM

 

PLEFEL, à part, en entrant et en refermant la porte.

On vient de me remettre les clefs, et mademoiselle Brigitte est partie pour ne plus revenir ; nous serons tranquilles.

Apercevant Blum.

C’est bien ; en voici déjà un au rendez-vous.

Il s’approche de lui.

Bonsoir, frère.

BLUM, à part.

Je crois que je peux toujours le saluer, pour le voir venir.

PLEFEL.

Monseigneur ne viendra pas ce soir.

BLUM, de même.

Comment, il y a un seigneur qui vient aussi chez mademoiselle Brigitte !

PLEFEL.

C’est moi qui le représente ; c’est plus prudent. Vous savez, du reste, que tout s’arrange à merveille ; le comte de Rinsberg soupe ce soir chez le traiteur Kaufmann avec trois seigneurs de la cour.

BLUM.

Ah ! trois seigneurs !

PLEFEL.

Oui.

BLUM.

Trois autres ?

PLEFEL.

Apparemment.

BLUM.

Alors, ça n’est plus cela, et je n’y comprends rien.

PLEFEL.

Vous n’avez donc pas reçu ?...

BLUM.

Si, monsieur, un portefeuille.

PLEFEL.

C’est bien ; mais la circulaire ?

BLUM.

Non, monsieur.

PLEFEL, lui donnant une lettre.

En voici une.

BLUM, la prenant, à part.

Je peux toujours la mettre dans ma poche.

Il la met dans la pochade droite de son habit.

Mais il est sûr qu’on me prend pour un autre.

À Plefel.

Monsieur, je suis Blum.

PLEFEL.

Silence !

BLUM.

Je vous réputé que je suis Blum, rue Cyprien, n° 10.

PLEFEL.

C’est inutile ; nous n’avons pas besoin de nous connaître ; moi qui vous parle, est-ce que vous me connaissez ?

BLUM.

Non, monsieur.

PLEFEL.

C’est ce qu’il faut ; notre entreprise en marche tout aussi bien, et n’en est que plus sûre.

BLUM, à part.

Une entreprise ! Ah ! mon Dieu !

On entend frapper à la petite porte à gauche.

PLEFEL va ouvrir, et introduit plusieurs personnages en manteau, en leur disant.

Entrez, messieurs.

BLUM, se retournant et les apercevant, dit avec effroi.

Qu’est-ce que je vois là ? un, deux, trois, quatre... encore des manteaux ! Il paraît que ce soir il y en a partout.

 

 

Scène VIII

 

PLEFEL, BLUM, PLUSIEURS HOMMES en manteau

 

Les hommes en manteau se rangent dans le fond, Plefel est près de la porte à gauche, et Blum est à la droite ; ils saluent d’abord Plefel, qui leur rend le salut, ensuite ils se tournent du côté de Blum, qu’ils saluent de même, et qui leur rend le salut.

PLEFEL, aux hommes en manteau et ensuite à Blum.

Dans le trajet vous n’avez rien vu ?

Les hommes en manteau font signe que non ; Blum répond par le même signe.

Rien entendu.

Même réponse de la part des hommes en manteau et de Blum.

BLUM, à part.

Je ne sais ce que cela signifie ; mais voilà la peur qui me galope joliment.

PLEFEL, se mettant au milieu d’eux.

J’ai pensé que nous serions mieux ici qu’ailleurs ; car, dans cette chambre isolée et sous les mansardes, on ne peut nous surprendre. Tous nos frères ne sont pas encore arrivés ; mais en attendant nous pouvons toujours délibérer. Prenons place.

Ils vont prendre chacun une chaise au fond du théâtre et s’asseyent sur le devant, rangés en demi-cercle. Plefel occupe le centre, et Blum est placé le dernier, à la droite de Plefel.

BLUM, à part.

Je me croirais parmi des voleurs, sans les billets de banque... les huit cents florins...

Sur l’invitation de Plefel, il prend une chaise et s’assied à l’extrême droite, et lorsqu’il est assis, tâtant le manteau de son voisin, il dit à part.

Il n y a plus de  doute, ce sont mes manteaux, je reconnais l’étoffe.

PLEFEL.

Chacun doit parler à son tour.

Désignant Blum.

À vous, monsieur ; commencez ; vous avez la parole.

BLUM, à part.

Dieu ! que devenir ?

PLEFEL.

Vous avez entendu...

BLUM, toussant et se préparant à parler.

Monsieur... messieurs...

PLEFEL.

Plus haut, plus haut !

BLUM, continuant.

N’ayant pas l’habitude de parler en public...

PLEFEL.

C’est égal, on ne vous demande que votre avis ; chacun ici a le sien.

BLUM.

Certainement... j’ai aussi le mien... mais il est entièrement conforme au vôtre... je n’ai aucune objection... ainsi je cède la parole à celui qui voudra.

PLEFEL.

Non, monsieur, après vous, après vous.

On frappe à la porte du fond ; ils se lèvent tous.

Silence ! c’est sans doute le reste de nos frères.

Il fait signe à ses hommes de se rasseoir, et va regarder par le vasistas.

BLUM, à part.

Ah ! mon Dieu ! c’est fait de moi ; dès que les douze y seront, ils verront qu’ils sont treize.

PLEFEL, revenant effrayé, et à voix basse.

Messieurs, un soldat, un soldat aux gardes.

TOUS, se levant.

Un soldat !

BLUM, à part.

C’est Maurice qui vient pour la noce.

PLEFEL, à ses hommes, à voix basse.

Messieurs, par cet escalier dérobé.

Désignant la petite porte à gauche.

Air : Dépêchons, travaillons. (Le Maçon.)

PLEFEL et LES HOMMES en manteau.

Dépêchons,
Descendons,
Ne faisons pas de bruit ;
Descendons, et sans bruit,
Dans l’ombre de la nuit ;

Plefel leur fait signe de remettre les chaises au fond du théâtre.

Et de peur de soupçon,
Quittons cette maison.

PLEFEL, à part.

Louisa, ma pupille.
Je ne puis pas ainsi,
Seule, dans cet asile,
La laisser aujourd’hui.
Que résoudre, que faire ?

Regardant Blum.

Oui, je puis sans façon...
Car c’est le seul confrère
Dont je sache le nom.

À la fin de cette reprise il parle bas à Blum. Pendant ce temps un des hommes a pris la lanterne qui était sur la cheminée ; il sort en faisant entendre à ses compagnons qu’il va voir si rien ne s’oppose à leur sortie.

PLEFEL et LES HOMMES en manteau.

Dépêchons,
Descendons,
Ne faisons pas de bruit ;
Descendons, et sans bruit,
Dans l’ombre de la nuit ;
Et de peur de soupçon,
Quittons cette maison.

PLEFEL, continuant à parler à Blum.

Je vais... cette personne,
La remettre à ta foi.
Jusqu’à demain, j’ordonne
Qu’elle reste chez toi.
Tiens la bouche muette
Sur tout ce que tu sais ;
Il y va de ta tête.

BLUM.

Quoi ! vraiment ?

PLEFEL.

C’est assez !

BLUM.

Vous voulez que chez moi...

PLEFEL, allant du côté de la porte.

Tais-toi, tais-toi.

L’homme qui était descendu rentre, et annonce par ses gestes, à ses compagnons, qu’ils peuvent sortir librement, qu’il n’y a rien à craindre.

Ensemble.

PLEFEL et LE CHCEUR.

Dépêchons,
Descendons,
Ne faisons point de bruit ;
Descendons, et sans bruit,
Dans l’ombre de la nuit ;
Et de peur de soupçon,
Quittons cette maison.

BLUM, à voix basse.

Écoutons,
Et tâchons
De r’mettre nos esprits.
Je suis pris et ne puis
Deviner où je suis.
Eh ! mais, que me veut-on ?
J’en perdrai la raison.

MAURICE, en dehors.

Ouvrez donc !
N’est-il donc
Personne à la maison ?
Vous savez, en c’ réduit,
Quel motif me conduit.
Ah ! tarteiff ! n’est-il donc,
Personne à la maison ?

Ils sortent tous par la petite porte à gauche. Plefel emmène Blum, qu’il entraine presque malgré lui, tandis qu’à la porte du fond on entend Maurice qui frappe toujours.

 

 

ACTE II

 

La chambre de Blum. Au fond, une grande armoire ; la porte d’entrée au fond, à la gauche de l’acteur. À droite et à gauche, sur le premier plan, porte de cabinet ; quelques chaises, quelques fauteuils et deux petites tables.

 

 

Scène première

 

BLUM, couvert de son manteau, donnant le bras à LOUISA

 

BLUM.

Entrez, entrez, madame ou mademoiselle. Vous êtes chez moi, ne craignez rien.

LOUISA.

Mais c’est que j’ai peur.

BLUM.

Là-dessus je vous en livre autant.

LOUISA.

Air : C’est au feu qu’il faudra vous voir. (Le Secrétaire et le Cuisinier.)

Daignez au moins me rassurer ;
Où prétendez-vous me conduire ?

BLUM.

Quelqu’un a pu vous voir entrer :
Dans le quartier que va-t-on dire ?
 Moi qui passais jusqu’à présent
Pour un garçon pudique et sage,
Je m’ dérange, et c’est justement
L’ premier jour de mon mariage.

Ah ! mon Dieu ! le plus terrible, c’est qu’elle est jolie. Et ce monsieur mon confrère, l’homme au manteau, qui me l’a confiée, sur ma tête, jusqu’à demain matin.

LOUISA.

Jusqu’à demain ! ah ! et pourquoi ? qu’est-ce que ça signifie ?

BLUM.

Je vous le demanderai.

LOUISA.

Dame ! moi je vous dirai tout ce que je sais.

BLUM, à part.

On ne peut pas en exiger davantage. Cette jeune personne est, comme moi, une victime innocente.

LOUISA.

Vous saurez, monsieur, que j’ai un amoureux.

BLUM.

Ah !

LOUISA.

C’est-à-dire, monsieur, j’en ai deux ; mais il y en a un que j’aime.

BLUM, à part.

C’est bien heureux qu’elle ne les aime pas tous deux.

LOUISA.

Et celui que je n’aime pas, qui est mon tuteur, m’a dit tout à l’heure : « Tu ne peux rester chez moi, à cause du danger, et chez ton parrain c’est encore pis. »

BLUM.

Des dangers ! chez votre parrain ! Votre parrain est sans doute un des premiers fonctionnaires de l’État ?

LOUISA.

Monsieur, il est restaurateur.

BLUM.

Restaurateur ! Je n’y suis plus.

LOUISA.

« Tu vas suivre un de nos frères, » a-t-il continué. C’était vous.

BLUM.

Oui, c’était moi.

LOUISA.

« Avant de venir nous rejoindre, il va te conduire chez lui, et il t’expliquera tout. »

BLUM.

Ah ! c’est moi qui dois vous expliquer ?...

LOUISA.

Oui, monsieur. Ainsi vous allez me dire où je suis, et pourquoi vous m’avez amenée ?

BLUM.

Eh bien ! par exemple.

Écoutant à la porte.

Ah ! mon Dieu ! qui vient là ? ce doit être ma prétendue ; lâchez, de grâce, qu’elle ne vous voie pas.

LOUISA.

Et qui donc ?

BLUM.

Non... vous pouvez rester hardiment. Me cacher ainsi d’elle, ce n’est pas bien... mais, d’un autre côté, si elle voit mademoiselle, il faudra bien lui expliquer... et le monsieur en manteau m’a dit : « Pas un seul mot, il y va de ton existence. »

On frappe encore.

Voilà, chère amie, ne vous impatientez pas.

À Louisa.

Décidément, vous ne pouvez pas rester ici.

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Cachez-vous pour quelques instants ;
Dans ce cabinet entrez vite.

Désignant le premier cabinet à droite.

LOUISA.

Ne m’y laissez pas trop longtemps.

Elle entre dans le cabinet.

BLUM.

Dieu ! que dira mamzell’ Brigitte ?
Depuis cinq ans, il m’en souvient,
Plein de l’ardeur qui me transporte,
J’attends l’ bonheur, et quand il vient.
Il faut que j’ le laisse à la porte.

Il ouvre la porte du fond à gauche.

 

 

Scène II

 

BLUM, BRIGITTE

 

BRIGITTE.

C’est bien heureux, monsieur ; j’ai cru que vous ne m’ouvririez jamais, depuis une heure que je suis à la porte...

BLUM.

J’étais là, clans ma cuisine. Un ménage de garçon, vous savez... Est-ce que vous avez eu froid ? Est-ce que vous êtes enrhumée ?

BRIGITTE.

Non pas, j’ai été si vite ! j’ai toutes mes provisions pour le souper, et nous ferons un repas charmant. J’ai d’excellente choucroute, un gâteau de pommes de terre, et une oie grasse que j’ai achetée chez le rôtisseur. Et, pour tout cela, je n’ai pas été trop longtemps, car je n’ai pris que le temps de marchander et de leur raconter à tous l’histoire de notre mariage.

BLUM.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que vous avez parlé des huit cents florins, et de la manière dont ils nous sont arrivés ?

BRIGITTE.

Sans doute.

Air du Ballet des Pierrots.

J’ n’y t’nais plus, j’avou’ ma faiblesse ;
Il m’a fallu par maint détour
Si longtemps cacher ma tendresse,
Et garder pour moi mon amour !
Aussi, me vengeant à la ronde
De cinq ans d’ silence assidu,
J’en parle, parle à tout le monde
Pour réparer le temps perdu.

BLUM.

Eh bien ! ma chère amie, je vous dirai que vous auriez dû... non pas que vous ayez mal fait ; mais dorénavant, autant que possible, il faudra tâcher de vous taire.

BRIGITTE.

Comment, monsieur ?

BLUM.

Pardon ! ç’a m’est échappé. Je ne dis pas cela pour moi ; car lorsque nous sommes ensemble, vous savez bien, chère amie, que vous parleriez toute la journée... comme ça vous arrive quelquefois, que ça me serait tout à fait égal ; dans ce moment-ci, surtout, où je n’écoute pas... parce que le trouble, l’émotion...

BRIGITTE.

Eh bien ! c’est comme moi ; tout à l’heure, en frappant à votre porte, j’étais toute tremblante ; car, voyez-vous, monsieur Blum...

L’entraînant du côté du cabinet.

je vous dis cela, parce que nous devons être mariés, et que nous sommes seuls ici...

BLUM, regardant le cabinet.

Ça se trouve bien.

BRIGITTE.

Mais ce moment, que j’éloignais et que j’avais l’air de craindre...

Baissant les yeux.

je le désirais autant que vous.

BLUM, s’avançant pour l’embrasser.

Il serait vrai !

S’arrêtant tout à coup, à part.

Dieu ! que c’est gênant un tête-à-tête où l’on est trois !

BRIGITTE, étonnée de ce qu’il s’arrête.

Eh bien ! qu’avez-vous ?

BLUM.

Rien, rien, mademoiselle...

On frappe à la porte.

c’est que, voyez-vous... on frappe.

BRIGITTE.

Oui, sans doute ; mais tout à l’heure on ne frappait pas.

 

 

Scène III

 

BLUM, BRIGITTE, MAURICE

 

MAURICE.

Fife le joie et le gaieté ! Chez fous, à la bonne heure, on peut entrer ; mais chez le cousine... ché afoir frappé pendant deux heures ; ce n’est pas être bien de laisser sa famille tehors.

BRIGITTE.

Monsieur Blum ne vous avait donc pas prévenu ?...

BLUM.

Eh ! mon Dieu, non, je n’ai pas pu, et puisque le voilà, ça revient au même.

MAURICE.

C’est chuste : me voilà pour le mariage.

BLUM.

Air du Ménage de garçon.

Au petit goûter qui s’apprête,
Cousin, nous osons vous prier.

BRIGITTE.

Avec nous souper tête à tête,
Cela va bien vous ennuyer.

MAURICE.

Non, ça va pas me ennuyer.
J’afoir un appétit de diable !
J’aime, avec moi, dans un repas,
Que les amoureux soient à table ;
Les amoureux ne mangent pas.

Mais avant de souper, ché tirai à fous qu’on temande en bas le marié.

BLUM.

Ah ! mon Dieu ! qui donc ?

En tremblant.

Un homme en manteau ?

MAURICE.

Non, un garçon en feste, qui fient de la part de la maître tailleur. Le comte de Rinsberg havre envoyé temanter son habit, pour ce soir aller souper en file.

BLUM.

Est-ce ennuyeux ! toutes les contrariétés ! comment faire maintenant ?

BRIGITTE.

Le lui renvoyer sur-le-champ.

BLUM, étant son habit.

Elle a raison. Dépêchons... je vais le porter à l’hôtel du comte, c’est à deux pas ;

À part.

mais les laisser ainsi !

Il plie l’habit dans la serge, prenant Maurice à part.

cousin, un seul mot : tâchez que Brigitte ne dérange rien, ne regarde rien dans mon appartement, ni dans mes armoires, parce qu’un mobilier de garçon... il y a toujours du désordre.

MAURICE.

Ya, ché conçois ; les anciennes amourettes... les pillets doux... le restant d’affaires...

BLUM.

Précisément. Je reviens dans l’instant.

Il sort.

BRIGITTE.

Vous, mon cousin, au lieu de causer, vous feriez mieux de me donner des couteaux et des serviettes, si toutefois il y en a.

MAURICE.

Ché fais foir dans son petit cuisine.

Il entre dans un petit cabinet à gauche.

 

 

Scène IV

 

BRIGITTE, seule

 

C’est si mal administré un ménage de garçon ! heureusement, quand j’y serai, ça sera sur un autre pied. D’abord, je ne veux pas qu’on mette ainsi des assiettes sur mes chaises et sur mes fauteuils, pour me les abîmer. Et cette chambre... comme elle est en désordre ! pendant que je suis seule, faisons un peu l’inventaire de son mobilier...

Elle va de tous côtés, regarde partout, et s’approchant de la porte du cabinet où Louisa est enfermée, elle ouvre en disant. 

et voyons donc ce qu’il y a chez un garçon.

Elle aperçoit Louisa et pousse un cri.

Ô ciel !

 

 

Scène V

 

BRIGITTE, LOUISA

 

Air : Pardon, car je crois voir. (Le Maçon.)

BRIGITTE.

En croirai-je mes yeux ?
Une femme était dans ces lieux !
Ah ! c’est indigne ! c’est affreux !
Qui le croira jamais ?
Avant l’hymen me fair’ des traits !
Dieux ! que sera-ce après ?

Ensemble.

LOUISA.

Mais un instant, madame, apaisez-vous ;
Daignez, daignez m’écouter sans courroux.

BRIGITTE.

Ah ! c’en est trop, d’ici retirez-vous,
Craignez, craignez d’exciter mon courroux.

 

 

Scène VI

 

BRIGITTE, LOUISA, MAURICE

 

MAURICE, sortant du cabinet à gauche et tenant un plat qu’il dépose sur la table.

Même air.

Vous le voyez, j’y mets du zèle.

BRIGITTE, allant à lui.

Apprenez donc que mon mari
Aimait encore une autre belle,
Et qu’elle était cachée ici.

MAURICE.

Cachée ici !
Je refiens pas de mon surprise.
Quoi ! son maîtresse il être ici ?
Foyons s’il être bien choli.

S’avançant et apercevant Louisa.

Dieu ! qu’ai-je vu ? mamzell’ Louise !

Ensemble.

MAURICE.

En croirai-je mes yeux ?
Quoi ! ma maîtresse dans ces lieux !
Ah ! c’est indigne, c’est affreux !
Qui le croira jamais ?
Avant l’hymen me fair’ des traits !
Dieu ! que sera-ce après ?

BRIGITTE.

En croirai-je mes yeux ?
Une femme était dans ces lieux, etc.

LOUISA.

En croirai-je mes yeux ?
Monsieur Maurice dans ces lieux !
Mais écoutez-moi tous les deux.
Oui, je vous le promets,
C’est par hasard, et j’ignorais
Dans quel endroit j’étais.

Ensemble.

MAURICE.

Je réponds plus de mon fifacité,
Craignez, craignez l’excès de mon fifacité.

BRIGITTE, le retenant.

Calmez, calmez votre vivacité ;
Il faut toujours respecter la beauté.

LOUISA.

Mais écoutez au moins la vérité,
Calmez votre cœur irrité.

 

 

Scène VII

 

BRIGITTE, LOUISA, MAURICE, BLUM

 

BLUM, entrant.

À l’amour, au devoir fidèle,
Je reviens auprès de ma belle.

MAURICE, pendant que Blum ferme la porte.

Pour tout le monde. Dieu merci.
Celui-là va payer ici.

BRIGITTE, à part, faisant le geste de le battre.

Non, sans l’ respect que s’ doit un’ femme...

BLUM, arrivant près d’elle.

J’arrive ici, plein de ma flamme.

BRIGITTE.

Je conçois cet empressement.
Car mademoiselle, ou madame,
Depuis une heure vous attend.

BLUM, l’apercevant.

Plus d’espérance !

MAURICE et BRIGITTE.

J’aurai vengeance.

Ensemble.

LOUISA.

C’est fait de moi, grands dieux !
Monsieur Maurice dans ces lieux ! etc.

MAURICE et BRIGITTE.

Qu’en dites-vous tous deux ?
Une femme était dans ces lieux !
Ah ! c’est indigne, c’est affreux ! etc.

BLUM.

En croirai-je mes yeux !
Que faire et que dire en ces lieux ?
Daignez m’écouter tous les deux.
Loin d’ vous faire des traits,
Je vous aime, je le promets,
Et bien plus que jamais.

MAURICE.

Ah ! c’en est trop, tarteiff ! je suis jaloux,
Craignez l’excès de mon courroux.

BRIGITTE, à Louisa.

Ah ! c’en est trop, d’ici retirez-vous,
Craignez l’excès de mon courroux.

BLUM et LOUISA.

Mais un instant, de grâce apaisez-vous.
Daignez calmer votre courroux.

MAURICE.

Taisez-vous ! si j’afais mon sapre, je l’aurais déchà passé au travers de ton intifitu.

BLUM.

Par exemple !

BRIGITTE.

Faites donc l’étonné ; n’est-ce pas mademoiselle Louisa ?

BLUM.

Mademoiselle Louisa !

BRIGITTE.

La maîtresse de Maurice, ou plutôt la vôtre.

BLUM.

Vous pourriez supposer ?... monsieur Maurice... mademoiselle Brigitte...

BRIGITTE.

Enfin, monsieur, comment mademoiselle se trouve-t-elle chez vous ?

MAURICE.

Répontez ; pourquoi est-elle ici ?

LOUISA.

Oui, monsieur, pourquoi y suis-je ? est-ce que je le sais ?

BLUM.

Eh bien ! et moi donc ? car à la fin, la patience m’échappe, et je m’en prendrai à tout le monde ; je demanderai s’il est possible de placer un citoyen honnête et paisible dans une suite non interrompue de situations équivoques, qui compromettent son honneur ou son existence. Que diable ! il faut que ça finisse, ou je me fâcherai aussi.

BRIGITTE, s’élançant vers Blum pour les séparer.

Ô ciel ! monsieur Blum !

LOUISA, s’élançant de même près de Maurice.

De grâce, monsieur Maurice...

MAURICE.

Finissons, car il être tard ; temain matin, à cinq heures, ché fiendrai avec deux sapres.

BLUM.

Pourquoi faire ?

MAURICE.

Et temain, vous comprenez, l’un de nous teux, il ne décheunera pas.

BLUM.

Ô ciel !

MAURICE.

En attendant, matemoiselle Louisa, fous allez avoir la ponté de tenir... que je contuise vous chez vos parents.

BLUM.

Ô ciel ! et moi à qui on l’a confiée sur ma tête, je ne souffrirai pas...

BRIGITTE.

Taisez-vous, perfide !... et vous, mon cousin, allez, qu’on ne vous revoie plus.

Elle fait sortir Maurice, qui emmène Louisa, et elle empêche Blum de les suivre, en lui ordonnant de rester dans la chambre.

 

 

Scène VIII

 

BLUM, BRIGITTE

 

BLUM.

Elle s’en va ! et l’homme au manteau, qui demain ou ce soir peut-être viendra me la redemander... Ah ! Brigitte, qu’avez-vous fait ? malheureuse Brigitte, qu’avez-vous fait ?

BRIGITTE.

Laissez-moi, monsieur, et ne me parlez plus. Tous les hommes sont des monstres ; et si je regrette quelque chose maintenant, c’est la fidélité que je vous ai gardée pendant cinq ans. Dieu ! que les femmes sont dupes ! aussi, certainement, si c’était à recommencer...

BLUM.

Brigitte ! la colère vous égare. Vous ne pensez pas ce que vous dites.

BRIGITTE.

Il suffit, monsieur.

Remettant son mantelet.

Vous allez me reconduire chez moi ; car bien certainement je ne resterai pas un quart d’heure de plus avec un homme aussi immoral et aussi dangereux.

BLUM.

Quoi ! Brigitte ! vous me quittez ! et vous me quittez fâchée contre moi !

Air de Paris et le Village.

Est-ce donc ainsi que devait
Se terminer, cette soirée !

À Brigitte, qui reprend son mantelet.

Vous reprenez ce mantelet...

BRIGITTE.

À partir je suis préparée.

BLUM.

Lorsqu’on entrant, je vous ai vue ici
L’ déposer avec tant de grâce,
Je me flattais que d’aujourd’hui
Il ne reprendrait plus sa place

BRIGITTE.

C’est votre faute, monsieur Blum.

BLUM.

Et si j’étais innocent, mademoiselle Brigitte ?

BRIGITTE.

C’est impossible ; n’ai-je pas vu de mes propres yeux ?...

BLUM.

Alors je vois bien que vous ne m’aimez plus, mademoiselle Brigitte ; car vous croyez à ce que vous avez vu, plutôt qu’à ce que je vous dis.

BRIGITTE.

Mais comment se fait-il ?...

 

 

Scène IX

 

BLUM, BRIGITTE, UN HOMME, enveloppé d’un manteau

 

Il est entré pendant que Blum parlait encore ; il s’est avancé en silence, et au moment où Brigitte a fini de parler, il frappe sur l’épaule de Blum.

BLUM, se retournant.

Ah ! mon Dieu ! encore un ?

L’INCONNU.

Blum ! te voilà ; où est la jeune fille que je t’ai confiée il y a une heure ?

BRIGITTE, à part.

Il serait vrai !

BLUM, à part.

C’est fait de moi !

Haut.

Monsieur... car à la voix il me semble...

L’INCONNU.

Silence !

BLUM.

Il me semble reconnaître la personne inconnue...

L’INCONNU.

Qui que je sois, tu dois taire mon nom. Où est cette jeune fille ?

BLUM.

Je ne sais comment vous dire... vous saurez, monsieur, que, d’après vos ordres... mademoiselle Louisa...

L’INCONNU.

Tu la connais donc ?

BLUM.

Oui, mademoiselle Louisa Kaufmann, la filleule du restaurateur...

L’INCONNU.

Silence ! puisque tu sais son nom, tu devines le reste ; et tu te doutes sûrement que, voulant du bien à cette petite, ou du moins lui portant quelque intérêt, je ne pouvais pas la laisser chez son parrain dans un pareil moment ; elle y courait trop de dangers.

BLUM, à part.

Ah ! mon Dieu ! comment lui dire ?...

À l’inconnu.

C’est qu’il n’y a qu’un instant, et sans que j’aie pu l’empêcher, elle vient d’y retourner.

L’INCONNU.

Chez son parrain ! à la bonne heure, je n’aurais pu l’emmener dans ma fuite, et tu as aussi bien fait.

BLUM.

Vraiment, j’ai bien fait ?

À part.

c’est sans le savoir.

Haut.

Vous n’êtes donc pas fâché ?

L’INCONNU.

Eh non ! tu sais bien qu’à présent, il n’y a plus rien à craindre, et que les dangers qui la menaçaient ont disparu.

BLUM.

Ah ! ils ont disparu !

À part.

Que diable ça peut-il être ?

L’INCONNU, à voix basse.

L’entreprise a manqué.

BLUM.

Il serait possible ! quoi ! cette fameuse entreprise ?

L’INCONNU.

Tout le monde n’y a pas mis le même zèle que toi, ni surtout la même fidélité ; n’importe, en ce qui me concerne, grâce au crédit de mon maître, je suis sur de m’en tirer ; mais c’est toi et les autres !

BLUM.

Ah ! mon Dieu !

L’INCONNU.

Du reste, à trois heures du matin, au bord du fleuve, il y aura une chaloupe amarrée... Eh bien ! est-ce que tu ne comprends pas ?

BLUM.

Si, monsieur, une chaloupe amarrée... Pourquoi me dites-vous cela ?

L’INCONNU.

Pour que tu en profites, si tu veux.

BLUM.

Et si je ne voulais pas ?

L’INCONNU.

Tu en es le maître ; auquel cas je dois te prévenir qu’à sept heures tu seras pendu.

BLUM.

Pendu à sept heures !

L’INCONNU.

Peut-être plus tôt, peut-être plus lard ; mais ça ne peut pas te manquer.

Il s’éloigne.

BLUM, l’arrêtant.

Encore un mot.

L’INCONNU, s’éloignant toujours, et avec mystère.

Adieu. Oublie les relations que nous avons eues ensemble. À trois heures... au bord du fleuve... une chaloupe vous attendra. Adieu, adieu.

Il sort.

 

 

Scène X

 

BLUM, BRIGITTE

 

Ils se regardent quelque temps sans rien dire.

BLUM.

Eh bien ?

BRIGITTE.

Je n’y comprends rien.

BLUM.

Eh bien ! mademoiselle, depuis une heure, voilà comme je suis.

BRIGITTE.

Mais quels sont ces dangers qui vous menacent ?

BLUM.

Est-ce que je sais ? est-ce que j’ai le temps de m’y reconnaître ? À trois heures, une chaloupe... à cinq heures, Maurice qui doit me passer son sabre à travers le corps... à sept heures, être pendu... ça se succède avec une rapidité... je ne pourrai jamais suffire à tout.

BRIGITTE.

Pourquoi alors ne pas déclarer aux magistrats ?...

BLUM.

Eh ! parbleu, j’y avais bien pensé, et j’aurais été sur-le-champ tout leur révéler... si j’avais su quelque chose.

BRIGITTE.

Quoi ! vous n’êtes pas au fait ?

BLUM.

Pas le moins du monde : car, excepté les huit cents florins de tantôt, ce maudit manteau ne m’a rapporté que des tribulations, sans compter celles que j’ai en perspective.

BRIGITTE.

Alors il faut vous cacher, il faut partir.

BLUM.

Partir ! non, morbleu ! je veux connaître ce mystère.

BRIGITTE.

Et si vous êtes pendu ?

BLUM.

On me dira pourquoi, et c’est un moyen de tout savoir : aussi je ne m’en irai pas, je tiens à être pendu, ne fût-ce que par curiosité.

BRIGITTE.

C’est fini, il a perdu la tête. Dieux ! mon cousin Maurice.

 

 

Scène XI

 

BLUM, BRIGITTE, MAURICE

 

BLUM.

Monsieur Maurice ! Ah çà, il avance ; car il n’est pas l’heure.

MAURICE.

Non, monsieur Blum, je tenir point en ennemi ; je être raccommodé afec montemoiselle Louisa ; elle m’afoir tout raconté ; ché ouplié mon fifacité pour saufer fous.

BRIGITTE.

Eh ! au contraire ; c’est le moment d’en avoir, et plus que jamais. De quoi s’agit-il ?

MAURICE,

D’un éfénement qui fait tiaplement du bruit, et que je afré appris en reconduisant montemoiselle Louisa. Deux ou trois personnes de qualité, qui prudemment restent derrière, hafré formé une conspiration contre le comte de Rinsberg, la favori du prince ; ils hâtaient fait entrer dans c’té complot sept ou huit personnes du peuple, des artisans, des ouvriers, à qui on hafré donné chacun huit cents florins.

BLUM, tremblant.

Dieu ! nous y voilà.

MAURICE.

Mais voilà lé malice ; ces gens-là ils se connaissaient pas même entre eux, et ils se distinguaient seulement à des signes de ralliement confenus ; entré autres, à un manteau noir de forme particulière.

BLUM et BRIGITTE.

Oh ciel !

MAURICE.

Ya, le cousin savoir très bien.

BLUM.

Moi, du tout ; c’est que je ne savais pas ; oh ! non, je ne savais pas.

MAURICE.

Pien, pien, vous hafré raison de dire ainsi ; mais on croira pas tous ; la comte de Rinsberg, ell’ défait souper ce soir, avec quelques amis, chez Kaufmann, le restaurateur ; alors le dessein, il était pris, suivant les uns, de faire sauter lui à la fin du rebas, avec de la boudre...

BRIGITTE.

Le faire sauter !

MAURICE.

Ya, au dessert, comme un’ pouteille de Champagne, pouf, mais pas pien fort. Selon les autres, on levait seulement enlever lui sur un chaloupe qui attendait, et le contuire en pays étranger ; mais la comblot, il fient d’être découvert.

BRIGITTE et BLUM.

Et comment ?

MAURICE.

On n’en sait rien encore, mais on poursuit les gaillards. Ce coquin d’intendant, le tuteur de Louisa, il en était ; et nous en foilà téparrassés pour notre mariage. Montemoiselle Louisa et moi nous connaissons une autre personne combromise, et vous aussi, mon cousine,

Regardant Blum.

et ché suis fenu, sans manquer à mon consigne, pour lui tire en ami : Fa-t’en, toi, tout de suite.

BRIGITTE.

Je vous remercie, mou cousin, ainsi que mademoiselle Louisa ; mais apprenez que Blum n’est pas coupable.

BLUM.

Non, sans doute ; mais comment le prouver ? est-ce que vingt personnes ne m’ont pas vu avec ce maudit manteau ? est-ce que vous n’avez pas dit ce soir à toutes vos connaissances que j’avais reçu huit cents florins ? est-ce que je n’ai pas assisté à la séance qui s’est tenue ?

MAURICE.

Ce être un homme pertu.

BLUM.

Et pendu ! Il n’y a plus qu’un moyen... vous savez...

BRIGITTE.

Et lequel ?

BLUM.

Celui qu’on m’indiquait tout à l’heure, la chaloupe ; c’est mon seul refuge.

BRIGITTE.

Quoi ! monsieur Blum, vous me quittez ?

BLUM.

Hélas ! oui, mademoiselle Brigitte ! et la nuit de nos noces ! vous le disiez bien ce matin : il est impossible que jamais nous puissions être mariés.

BRIGITTE.

Dieu ! quelle fatalité ! et tout cela pour avoir fait douze manteaux !

BLUM.

Et un treizième par-dessus le marché ; moi qui ne m’étais jamais mêlé de politique.

Air : Que d’établissements nouveaux. (L’Opéra-Comique.)

Adieu ! séparons-nous.

BRIGITTE.

Oh ciel !
Combien cet adieu m’est pénible !

BLUM.

Ah ! c’est un moment bien cruel !

MAURICE.

Oui, c’être tiaplement sensible.

BRIGITTE.

De l’hymen nous faisions l’essai.

BLUM.

Le destin ne veut pas permettre...
Vous m’écrirez, n’est-il pas vrai ?

BRIGITTE.

Oui, mais qu’est-c’ que c’est qu’une lettre !

Ils tirent tous trois leurs mouchoirs et se mettent à pleurer.

MAURICE.

Allons, cousin, bartez ! tout de suite.

BLUM.

Dieu ! l’on vient. Il n’est plus temps.

BRIGITTE.

Que vois-je ! mademoiselle Louisa.

MAURICE.

Montemoiselle Louisa !

 

 

Scène XII

 

BLUM, BRIGITTE, MAURICE, LOUISA

 

LOUISA.

C’est moi-même ; on m’a permis de venir ; et je suis accourue chercher monsieur Blum.

BLUM.

Me chercher !

LOUISA.

Eh ! oui vraiment. Le comte de Rinsberg vient d’arriver pour souper chez nous avec plusieurs jeunes seigneurs. « Messieurs, a-t-il dit en entrant, il paraît qu’on voulait interrompre notre repas : raison de plus pour le faire splendide. »

MAURICE.

Tarteiff ! ce être bien.

LOUISA.

Alors on s’est mis à table.

MAURICE.

Ce être encore mieux.

LOUISA.

Or, vous savez que je les servais, parce que le comte de Rinsberg veut toujours que ce soit moi.

MAURICE.

Ce être plus aussi bien.

LOUISA.

On lui a demandé alors comment il avait découvert le complot. « De la manière la plus bizarre, a-t-il répondu. On m’avait apporté ce soir, de chez mon tailleur, un habit neuf, et en fouillant dans ma poche, j’y ai trouvé une lettre qui m’a à peu près tout dévoilé, et j’ai agi en conséquence. »

BLUM.

Dieu ! la circulaire de l’inconnu que j’avais laissée dans la poche à droite.

LOUISA.

« J’ai pensé, continua le comte, que des gens qui ne pouvaient arriver jusqu’à moi me faisaient passer ce charitable avis ; et j’ai envoyé chez mon tailleur, qui n’avait aucune connaissance de l’aventure : car l’habit avait été fait et porté chez moi par un de ses garçons nommé Blum, que je ferai chercher demain pour le remercier du service qu’il m’a rendu. »

BLUM et BRIGITTE.

Il serait possible !

LOUISA.

Alors je me suis avancée et j’ai dit à monsieur le comte que je connaissais votre demeure. « Eh bien ! petite, a-l-il répondu, fais annoncer à monsieur Blum que je le nomme mon tailleur, le tailleur de la cour. Et nous voulons qu’il vienne au dessert, pour nous raconter son histoire. »

BLUM.

Dieu ! que de faveurs à la fois ! je n’y puis croire encore.

BRIGITTE.

Tailleur de la cour ! Ah ! monsieur Blum !

BLUM.

Ah ! mademoiselle Brigitte ! nous serons donc mariés !

À Louisa.

Et dites-moi, monseigneur avait-il l’air content de son habit neuf ? lui allait-il bien ?

LOUISA.

À merveille.

BLUM.

C’est ce qu’il m’a semblé en l’essayant. Mademoiselle Louisa, mon cher Maurice, nous ne serons point ingrats ; apprenez que nous avons huit cents florins, les dépouilles de l’ennemi, que je vais porter à monseigneur ; et s’il me les laisse, nous partagerons.

LOUISA et MAURICE.

Dieu ! quel bonheur !

BRIGITTE.

Vous allez donc tout lui raconter ?

BLUM.

Oui, vraiment, toute la vérité, excepté l’histoire de la chaloupe, dont je ne dirai pas un mot.

BRIGITTE.

C’est juste, nous avons bien assez à nous occuper de notre mariage.

TOUS.

Air : Il faut rire, il faut boire. (La Dame blanche.)

Bénissons à la ronde
L’ sort qui nous unit tous ;
Le hasard en ce monde
En sait plus que nous.

BRIGITTE, au public, montrant Blum.

Air du vaudeville de l’Actrice.

N’allez pas causer la disgrâce
D’un innocent conspirateur ;
Quand on vient de lui faire grâce,
Ne vous armez pas de rigueur ;
Laissez, dans cette circonstance,
Passer ses faut’s incognito,
Et permettez à l’indulgence
De les couvrir de son manteau.

CHŒUR.

Bénissons à la ronde, etc.

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