Les Maîtresses de Molière (Benjamin PIFTEAU)

Benjamin Pifteau, Les Maîtresse de Molière, amours du grand comique, leur influence son son caractère et son œuvre, Paris, 1879.

 

 

Il semble que les grands poètes comptent parmi leurs grâces d’état, peut-être par le père de leur père Apollon, le seigneur Jupiter, ce grand séducteur de l’Olympe, la faveur particulière de pouvoir prodiguer leur amour sans le fatiguer, comme si la puissance physique était l’accompagnement obligé de la puissance de l’imagination. Un des exemples les plus célèbres de cette rare faculté est certainement le grand Byron, qui aurait pu, comme son héros préféré, don Juan, nombrer ses maîtresses à mille e tre.

Sans aller jusqu’à cette puissance amoureuse, absolument digne d’être chantée, Molière ne laissa pas que d’être assez bien partagé. On sait, en effet, qu’en dehors des menues oraisons qu’il a pu offrir à plus d’une divinité de passage, il rendait des hommages assidus et simultanés à une sorte de charmante trinité qui s’appelait Madeleine Béjart, la De Brie et la Du Parc.

Nous sommes ennemi, plus que personne, de toute vaine chronique galante qui ne peut qu’éveiller des appétits sensuels ; mais tel n’est pas ici le cas. On a répété souvent que c’est l’homme qui fait la femme : nous croyons, nous, qu’on pourrait plus justement dire que c’est la femme qui fait l’homme.

Cela est si vrai qu’on trouve l’influence de la femme à chaque page de notre histoire. Comment ne pas reconnaître, par exemple, dans le pauvre insensé Charles VI, tour à tour furieux et tranquille, les emportements violents d’Isabeau de Bavière et les douces consolations d’Odette de Champdyver ? N’est-ce pas à Agnès Sorel que Charles VII doit d’avoir secoué sa torpeur pour reconquérir son royaume pied à pied, comme l’en remercie François Ier[1], un autre souverain à qui, au contraire, les femmes firent faire tant de sottises ?

Mme de Maintenon n’est-elle pas le véritable auteur de la vieillesse dévote de Louis XIV et des crimes qui la souillèrent : la révocation de l’édit de Nantes et les dragonnades des Cévennes ? Marie-Antoinette, la fière autrichienne, « l’étrangère, » comme on l’appelait avec raison, ne fut-elle pas pour une grande part dans la destinée tragique de Louis XVI ? Enfin, pour terminer par un poète et rentrer tout à fait dans la question, Alfred de Musset ne dut-il pas à l’infidélité d’une maîtresse dont chacun connaît le grand nom, de s’être abandonné sans retour à la Muse verte, cette terrible et dixième muse qui conduit au tombeau ?

Or, si cette influence de la femme doit être particulièrement intéressante à étudier, c’est à coup sûr dans un homme comme Molière.

C’est donc à ce point de vue seul que nous nous permettrons de pénétrer dans la galerie amoureuse de l’auteur du Misanthrope, en nous arrêtant devant chaque portrait pour lui demander le secret de la vie et du caractère de celle qu’il représente, et l’influence qu’elle put avoir sur le grand homme qu’elle aima.

Quel fut le premier amour de Molière ? Il n’eut sans doute ni nom ni corps : il dut être, sous l’évocation de son imagination ardente, l’idéal de quelque comédienne plus ou moins vulgaire de l’Hôtel de Bourgogne, où allait s’oublier si souvent celui qu’on devait appeler plus tard « le grand Contemplateur, » une sorte de divinité devant qui le jeune poète s’agenouillait pieusement dans les régions du rêve.

Nous ne monterons pas jusqu’à cette divinité nuageuse, qui, d’ailleurs, s’évanouirait dans l’espace à notre approche ; nous resterons auprès de divinités plus matérielles, et, sans troubler les quelques fugitives amours moins éthérées qui sont celles de tout jeune homme, nous nous en tiendrons à sa trinité officielle, et nous commencerons par la femme qui fut la première véritable maîtresse de Molière, – dans les deux sens du mot, – et qui eut la meilleure part de sa vie, c’est-à-dire Madeleine Béjart.

 

 

I - MADELEINE BÉJART

 

Il y avait à Paris, au commencement du XVIIe siècle, deux jeunes frères du nom de Béjart. L’un, Pierre, devint procureur au Châtelet ; l’autre, Joseph, huissier-audiencier à la grande maîtrise des eaux et forêts qui siégeait à la table de marbre au Palais. C’est celui-ci, marié à Marie Hervé, le 6 octobre 161 5, qui fut le père de Madeleine Béjart, baptisée le 8 janvier 1618.

Sa famille, qui devait plus tard compter jusqu’à onze enfants, dont cinq au moins se firent comédiens, devenant d’année en année plus nombreuse et plus besogneuse, Madeleine songea de bonne heure à se suffire à elle-même, et ce fut à la carrière du théâtre qu’elle s’arrêta tout de suite.

« Les Béjart, dit M. Jal[2], ne demeuraient pas loin de l’hôtel de Bourgogne, situé rue de Mauconseil, et du théâtre du Marais, établi dans la vieille rue du Temple : sans doute, ils fréquentaient ces deux spectacles aimés de la bourgeoisie, qui y trouvait le gros rire avec Bruscambille et Turlupin, les grands sentiments et le beau langage avec Bellerose et Mlle Beaupré. Le succès obtenu par les comédiens, le bonheur de se montrer en public pour captiver son attention et le faire rire ou pleurer, ont, de tout temps, captivé les jeunes têtes. Madeleine Béjart fut probablement séduite par l’espoir d’obtenir des applaudissements, en débitant devant la foule les ouvrages des auteurs à la mode ; et puis son père avait une grande famille et une fortune petite : il fallait soulager le pauvre homme et vivre d’un état qui nourrissait passablement ceux qui y réussissaient.[3]

« Quoi qu’il en soit, elle débuta, et il paraît que ce fut avec l’agrément de ses parents, car elle garda le nom de son père, qui ne la renia point. Quand et où débuta-t-elle ? personne ne le sait ; peut-être dans un de ces théâtres forains qui se dressaient sur quelques tonneaux aux environs de Paris, et à Paris même, certains jours de fête. Comédienne également propre au genre plaisant et au genre sérieux, elle obtint apparemment un assez grand succès, car elle attira l’attention des hommes de la cour. Un d’eux s’éprit de cette jeune fille, bien qu’elle fût « rousse et sentît le gousset, » selon l’auteur très suspect de la comédie satirique intitulée : Elomire hypocondre[4], et de cette liaison, dont la date remonte au moins à l’année 1637, naquit, le 3 juillet 1638, une enfant baptisée sous le nom de Françoise. »

Le père de cette enfant, dont on ignore la destinée et qui a été confondue quelquefois avec Armande Béjart, plus tard femme de Molière, était Esprit-Raymond de Moirmoron, comte de Modène, chambellan du duc d’Orléans, Gaston, frère unique de Louis XIII. Quoique marié, il reconnut cette fille naturelle, dont le parrain fut son fils légitime, âgé de sept ans (représenté par Jean-Baptiste de l’Hermite, sieur de Souliers et de Vauselles, dont vingt ans plus tard le comte devait épouser la sœur), et la marraine, sa grand’mère maternelle, Marie Hervé elle-même ; ce qui prouve qu’il y avait déjà de larges accommodements avec le ciel – et la terre.

Il faut dire aussi que, la comtesse de Modène étant depuis longtemps dans le plus triste état de santé, la famille de Madeleine voyait déjà celle-ci mariée avec le comte, qui avait pour elle la plus aveugle affection, comme il le montra à propos de l’enfant en question, et qu’on doit bien quelque condescendance à son gendre futur, surtout quand il doit faire notre fille comtesse.

Malheureusement, les choses n’allèrent pas tout à fait comme on l’espérait. Engagé dans un complot contre Richelieu, le comte de Modène dut quitter Paris en 1640, pour aller se joindre à l’armée des princes, commandée par le comte de Soissons. On sait le résultat de cette rébellion, qui avait pour prétexte « le repos de la chrétienté. » L’armée alliée fut défaite au combat de la Marfée, et le comte de Soissons tomba mortellement frappé. Le comte de Modène se retira alors à Bruxelles avec le duc de Guise, pendant qu’un arrêt du Parlement, en date du 6 septembre, le condamnait à mort.

Devant ce terrible dénouement, contrainte, au moins, de remettre ses espérances à plus tard et de ne plus compter que sur elle-même, Madeleine dut certainement se rejeter dans le théâtre. Fit-elle partie de l’une des trois troupes qui suivirent Louis XIII pendant la conquête du Roussillon ?

Rien ne permet de l’affirmer. En effet, bien que l’« Estat des gages payés aux personnes appartenant à la maison du Roy, » état dressé à la fin de 1642 et cité par M. Jal, contienne, dans les comédiens, outre ceux de l’Hôtel de Bourgogne et les comédiens italiens, « la bande des petits comédiens, » il est difficile d’admettre que celle-ci fût la même que celle de l’Illustre théâtre, qui ne devait être fondée qu’en juin 1643, et dont Madeleine devait être, pas plus que celle des Enfants de famille, qui en fut l’origine, celle-ci n’ayant pas quitté Paris. Il n’y a même rien de certain sur la présence de Madeleine dans le Languedoc à cette époque ; car on ne peut guère ajouter foi dans le témoignage suspect des ennemis de Molière, qui avaient pour système de chercher à insinuer qu’il était le père de sa femme, comme s’il ne suffisait pas de son caractère droit et honnête pour le disculper de cette infamie.

Quant à Molière, il était bien alors, lui, dans le Languedoc, puisqu’il accompagnait Louis XIII, comme tapissier, à la place de son père ; mais rien ne prouve non plus qu’il s’y soit rencontré avec Madeleine, à supposer qu’elle y fût. Enfin, en admettant cette rencontre, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’ils aient eu dès lors des rapports intimes. Il est même raisonnable de penser que Madeleine, bien que connaissant, sans doute, Molière depuis plusieurs années, rapprochés qu’ils durent être par le goût précoce du futur génie comique pour le théâtre, où l’on sait qu’elle commençait à se faire remarquer, n’avait encore pour lui qu’une sorte d’affection maternelle, en raison des quatre ans qu’elle avait de plus que lui, différence d’âge très sensible entre une femme de vingt-quatre ans et un jeune homme de vingt.

Quel que soit l’amant qu’elle ait eu à cette époque, en Languedoc ou ailleurs, – et nous ne sommes pas forcé de nous en rapporter ici à l’auteur anonyme de la Fameuse comédienne[5], qui dit qu’elle « faisoit la bonne fortune de quantité de jeunes gens du Languedoc, » – Madeleine devint alors enceinte et accoucha, à la fin de 1642 ou au commencement de 1643, d’une fille nommée Armande-Grésinde Béjart (qui devint la femme de Molière en 1662), suivant l’opinion qui fit foi jusqu’en 1821, époque où M. Beffara découvrit l’acte de mariage de Molière[6], établissant que sa femme était la fille de Marie Hervé, épouse encore ou déjà veuve de Joseph Béjart, et, par conséquent, la sœur de Madeleine Béjart.

De quelle côté est la vérité entre cette longue tradition reçue et cet acte la contredisant ? C’est un mystère que nous allons tâcher d’étudier à notre tour.

Il y a naturellement plusieurs versions pour et contre.

Malgré la fameuse découverte de l’acte de mariage, beaucoup d’érudits soutinrent la fausseté de la filiation qu’il établissait pour Armande Béjart. Parmi eux, nous citerons : M. Auger, dans la Biographie universelle (Michaud) ; M. Soleirol, qui trouva quantité de raisons assez sérieuses, et surtout M. Bazin, qui en fit une thèse dans une suite d’articles remarquables de la Revue des Deux-Mondes (1847 et 1848).

Suivant ce dernier, la fille dont il s’agit, la seconde de Madeleine Béjart, n’aurait pas été baptisée ou l’aurait été sous un faux nom ; ce qui expliquerait, en passant, comment son acte de baptême n’a pu être retrouvé. Or, avec une naissance si illégitime et une identité si irrégulière, Armande pouvait-elle prétendre à entrer dans la famille des Poquelin, qui avait de grandes alliances et même des prétentions à la noblesse ? Non, et voilà pourquoi la veuve Béjard dut consentir à se déclarer sa mère. Ce raisonnement ne résiste pas à l’examen. Comment, en effet, admettre que tant de personnes, d’intérêts plus ou moins divers, car il y avait même des étrangers, se soient entendues pour faire une fausse déclaration dans l’acte de mariage de Molière, et que lui-même se soit rendu complice d’un faux !

Dans son Roman de Molière (1863) – publié au moment où M. Soulié faisait connaître, dans ses Recherches, un acte, en date du 10 mars 1643, où la veuve Béjart comparaissait pour être autorisée à renoncer à la succession de son mari, au nom de leurs enfants, parmi lesquels « une petite non encore baptisée, » ce qui faisait un précédent à la déclaration contenue dans l’acte de mariage, – M. Édouard Fournier chercha, lui, une autre explication : c’est que le but n’était plus de tromper les Poquelin, mais de cacher la faute de Madeleine aux yeux de son ancien amant, le comte de Modène, qui devait nécessairement revenir gracié de l’exil et en revint, en effet, bientôt, et qu’elle espérait toujours épouser dés qu’il serait veuf.

Cette explication, plus acceptable dans le fonds, péchait par les détails. Ainsi, l’auteur fait accoucher Madeleine dans le Midi, dans les premiers mois de 1644, tandis que sa présence à Paris est constatée par un acte authentique du 30 juin 1643 (l’acte de fondation de l’Illustre théâtre, dont nous parlerons bientôt), qu’elle est à Rouen le 3 novembre suivant, et à Paris le 28 décembre de la même année, comme le fait est attesté par d’autres actes, et que, de plus, elle est toujours à Paris dans les années 1644 et 1645, qui sont celles de la lutte de l’Illustre théâtre dans la capitale, avant de partir pour la province.

Quoi qu’il en soit, nous pensons, avec M. Jules Loiseleur, que les fausses déclarations concernant Armande, dont la seconde fut la suite naturelle de la première, ont bien eu pour but de cacher au comte de Modène ce nouvel accouchement de Madeleine, et que cet accouchement eut probablement lieu, pour la réussite du mensonge ourdi dans l’intérêt de l’ambition et de l’honneur des Béjart, dans une petite maisonnette que la famille possédait, en dehors de Paris, au bourg Saint-Antoine-des-Champs, sur le chemin de Picpus.

Quant à la maternité de Madeleine à l’égard d’Armande, elle est évidente pour plusieurs raisons. Nous nous contenterons de deux, qui sont concluantes. D’abord, pourquoi prendre le soin de faire élever cette enfant loin de Paris et de toute occasion d’indiscrétion, sous un nom supposé (celui de Mlle Menou, avec laquelle, suivant une lettre de Chapelle, Armande fait complète identité), si elle était bien la fille de la mère Béjart ? D’autre part, comment expliquer la dot de dix mille livres constituée à Armande à son mariage avec Molière, par la veuve Béjart, qui avait été obligée de renoncer à la succession de son mari et même de vendre et d’hypothéquer la petite part qu’elle avait dans deux ou trois maisons de peu de valeur ? Évidemment, cette dot fut fournie par la véritable mère, Madeleine Béjart, qui, rare coïncidence, avait antérieurement fait un prêt de pareille somme à la province de Languedoc, comme l’a établi M. Jules Loiseleur dans ses savantes recherches.

Cette question de maternité éclairée et même résolue autant qu’il est possible de le faire, reprenons la vie de l’actrice.

Cependant, Madeleine était tourmentée du désir d’avoir une troupe, pour ainsi dire, à elle. Il y avait alors à Paris, à l’imitation des Clercs de la Basoche et des Enfants sans-souci d’autrefois, une sorte de troupe d’« enfants de famille, » qui jouaient la comédie gratis et dont Molière faisait partie : Madeleine songea à la reconstituer sur des bases régulières. Secondée par le jeune Poquelin, de retour de son voyage avec Louis XIII vers la fin de 1642, elle tourna toutes les difficultés, et, le 30 juin 1643, par acte passé devant Me Fieffé, l’Illustre Théâtre fut fondé[7]. Cette nouvelle troupe comptait, outre Poquelin et Madeleine, le frère de celle-ci, Joseph ; sa sœur Geneviève ; Denis Beys ; Georges Pinel, le fameux maître de pension qui, chargé de convertir le futur auteur du Tartuffe, avait été converti par lui ; Nicolas Bonenfant, jeune clerc de procureur ; Madeleine Malingre, Catherine Desurlis, etc.

On sait quel fut le sort de l’Illustre théâtre. Bien que Madeleine, en particulier, eût beaucoup de succès, surtout dans le rôle d’Epicharis de la Mort de Sénèque, de Tristan l’Hermite, et que la troupe changeât jusqu’à trois fois de quartier, on ne put tenir, et, à la fin de 1646, on se décida à aller chercher fortune en province.

Nous avons donné ailleurs (Molière en province) le récit détaillé de cette odyssée qui devait durer douze ans[8], et se terminer par un retour glorieux et définitif à Paris de Molière, qui avait trouvé sa voie et fait jouer l’Étourdi à Lyon en 1653.

Si Poquelin, se faisant Molière en partant, devint promptement le chef de la troupe, Madeleine, en même temps qu’elle en était la meilleure actrice, fut pour lui une véritable Égérie, et il lui dut plus d’un bon conseil et plus d’une consolation pendant cette longue vie nomade, comme pendant les trois ans de luttes dans Paris qui l’avaient précédée. Elle s’employa même activement dans ses intérêts. C’est ainsi que, par son zèle et son obstination, elle parvint à faire toucher à Molière, après plusieurs années, les 5 000 livres qui lui avaient été ordonnées en province par le duc de Conti, son ancien condisciple, sur les fonds des Étapes.

Certes, Molière serait devenu quand même le génie que nous admirons ; mais il faut reconnaître que, sans Madeleine, sa lutte eût pu être beaucoup plus rude et plus longue, et que surtout, s’il eut le mérite de joindre l’esprit d’ordre au génie, ce qui est assez rare, c’est au bon sens pratique de cette maîtresse femme qu’il le dut. Il y a plus : Madeleine avait de certaines aptitudes littéraires. Elle se mêlait de vers : alors qu’elle n’avait que dix-huit ans encore, elle en a adressé à Rotrou sur son Hercule mourant[9]. D’un autre côté, la tradition du théâtre veut qu’elle ait fait représenter une ou deux comédies de sa composition. Enfin, le Registre de La Grange cite une pièce retouchée par elle[10]. Il ne faudrait, sans doute, pas pour cela lui faire une part ridiculement outrée dans l’œuvre de Molière ; mais certainement elle a pu et elle a dû à la fois l’aider de ses avis.

On pourrait peut-être même, faire sa part et dire les pièces que ses relations avec elle ont inspiré à Molière ; car, en effet, si grand que soit un homme, il subit toujours plus ou moins l’influence du milieu où il vit. Ainsi, tandis que les coupables coquetteries de sa femme lui faisaient écrire l’École des maris, l’École des femmes, le Misanthrope et Georges Dandin, le caractère capricieux de la Du Parc, le Dépit amoureux, et la douce bonté de la De Brie les rôles de tant de femmes aimantes, Madeleine, elle, était évidemment pour quelque chose, au moins aux mêmes conditions, mais par contraste, étant donnés son bon sens pratique et sa justesse d’esprit, dans les Précieuses ridicules et les Femmes savantes.

Quant aux relations intimes de Molière avec Madeleine, elles ne remontent pas, pensons-nous, au-delà de l’association de l’Illustre théâtre. C’est alors seulement, en effet, qu’appréciant toute la valeur de Molière et pressentant l’avenir qui lui était réservé, Madeleine dut le trouver digne de son amour, être fière de travailler à la gloire de celui qu’elle aimait déjà d’une affection protectrice, et, sans cesser d’être, en même temps, sa grande sœur dévouée d’autrefois, se l’attacher par des liens plus doux ; tandis que, de son côté, Molière, qui l’avait peut-être suivie par amour, se réjouissait d’avoir trouvé à la fois le bonheur et la gloire.

Quels jours heureux ils durent passer ensemble dans cette vie aventureuse, surtout dans les trois ou quatre dernières années, quand le succès fut venu sacrer définitivement le jeune poète !

On aime à se les représenter tous deux chevauchant côte à côte, et s’oubliant derrière la troupe, la main dans la main, les yeux dans les yeux, à faire de ces rêves de bonheur éternel que la destinée humaine se plaît, hélas ! sitôt à faire évanouir !

Ce n’est cependant pas que Molière fût absolument fidèle à Madeleine. Il faut bien l’avouer, il avait, en même temps, des amours avec deux autres actrices de sa troupe : la De Brie et la Du Parc.

Nous ne voulons pas essayer de le disculper de ses torts ; mais encore faut-il bien admettre, cependant, qu’il est de ces choses, pour ainsi dire, obligées, en raison des circonstances. Voilà un jeune chef de troupe entre trois ou quatre jeunes actrices se disputant ses faveurs pour obtenir les meilleurs rôles : est-il dans la nature, surtout dans ce milieu tout spécial et facile du théâtre, qui était encore plus relâché que de nos jours, qu’il pût résister à des tentations journalières et sans cesse renaissantes ? Évidemment, non. On dira que c’était tomber de Charybde en Scylla : nous ne le nierons pas. Les trois actrices s’entendirent, en effet, encore moins quand elles furent rivales en amour comme elles l’étaient déjà en choses de théâtre, et Molière eut fort à faire pour pouvoir obtenir la paix de temps en temps ; mais le moyen qu’il en fût autrement ?

Disons, d’ailleurs, en faveur de Madeleine, dont les droits, en somme, primaient ceux de ses rivales, que, tout en souffrant, sans doute, du partage qui lui était infligé, elle eut la force de n’en rien montrer et de se tenir en dehors de toute querelle, pardonnant tout à Molière, pour qui elle eut toujours l’affection la plus désintéressée. Il est vrai qu’à son tour, Molière aurait pu lui reprocher de ne voir en lui qu’une sorte de mari par intérim, puisqu’elle gardait hautement l’espoir d’épouser un jour le comte de Modène ; mais, par une capitulation de conscience ordinaire aux amoureux, il est probable qu’il songeait encore moins à cela que Madeleine aux infidélités qu’il lui faisait. Enfin, à supposer que Madeleine lui eût adressé des reproches, Molière eût pu, – car il ne faisait, sans doute, qu’un lit avec elle, – se contenter de lui faire cette réponse que Louis XIV lui emprunta peut-être pour Marie-Thérèse : « Est-ce que je ne couche pas toutes les nuits avec vous ? »

Cependant, Molière, de retour à Paris avec sa troupe, et protégé par Monsieur, puis par le roi-soleil Louis XIV lui-même, grandissait de plus en plus en gloire, à mesure qu’il s’avançait dans la carrière. En même temps, la fortune lui venait (il arriva à se faire jusqu’à 25 000 livres année courante, somme équivalant à plus de cent mille francs de nos jours) ; ce qui lui permit bientôt d’avoir un certain train de maison. Ce fut encore Madeleine qui, partageant sa demeure au quai de l’École, puis au coin des rues Saint-Honoré et Saint-Thomas du Louvre, en eut tout le gouvernement (aidée par son frère Louis, sa sœur Geneviève et sa mère, la veuve Béjart, qui tous habitaient aussi chez Molière) et le poussa à poursuivre les contrefacteurs de ses œuvres, comme il le fit à différentes reprises.

Des retours plus ou moins fréquents de Molière vers la De Brie et la Du Parc ne purent, pas plus que par le passé, diminuer l’affection de Madeleine ; mais elle était appelée à la voir enfin se briser dans un coup désespéré. Nous voulons parler du mariage de Molière avec sa fille Armande, qui vivait aussi vraisemblablement dans sa maison.

Nous avons dit que celle-ci avait été élevée mystérieusement dans le Languedoc, sous le nom de Mlle Menou. À peine avait-elle une dizaine d’années que Madeleine et Molière l’avaient auprès d’eux en province, et qu’elle jouait déjà. On en a la preuve dans un exemplaire imprimé à Rouen, en 1631, de l’Andromède de Corneille, où, en regard des personnages, sont écrits, de la main de Molière, les noms des acteurs et des actrices, parmi lesquels se trouve celui de Mlle Menou, qui était chargée du petit rôle de la néréide Éphyre[11].

Elle resta, sans doute, parmi la troupe et rentra avec elle à Paris ; mais il ne paraît pas qu’elle soit montée de nouveau sur la scène avant son mariage. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle était auprès de Molière au printemps de 1659. L’ami du poète, Chapelle, poète lui-même, alors dans le pays chartrain, envoyait à cette époque la lettre suivante à Molière, avec un pâté de Chartres[12] :

« Votre lettre m’a touché très sensiblement, et, dans l’impossibilité d’aller à Paris de cinq ou six jours, je vous souhaite de tout mon cœur en repos et dans ce pays. J’y contribuerais de tout mon possible à faire passer votre chagrin. Ce qui fait que je vous souhaite encore davantage ici, c’est que dans cette douce révolution de l’année, après le plus terrible hiver que la France ait depuis longtemps senti, les beaux jours se goûtent mieux que jamais, et sont tout autrement beaux à la campagne qu’à la ville. Toutes les beautés de la campagne ne font que croître et embellir, surtout celle du vert, qui nous donnera des feuilles au premier jour, et que nous commençons à trouver à redire depuis que le chaud se fait sentir. Ce ne sera pas néanmoins encore sitôt, et pour ce voyage il faudra se contenter de celui qui tapisse la terre et qui, pour vous le dire un peu plus noblement,

Jeune et faible, rampe par bas
Dans le fond des prés et n’a pas
Encore la vigueur et la force
De pénétrer la tendre écorce
Du saule qui lui tend les bras.
La branche, amoureuse et fleurie,
Pleurant pour ses naissants appas
,
Tout en sève et larmes, l’en prie,
Et, jalouse de la prairie,
Dans cinq ou six jours se promet
De l’attirer à son sommet.

« Vous montrerez ces beaux vers à Mlle Menou seulement ; aussi bien, sont-ils la figure d’elle et de vous. »

Voilà pour les amours naissantes de Molière et d’Armande (puisque celle-ci était connue alors sous le nom de Mlle Menou). Continuons la lettre pour voir maintenant ce qui concerne la fameuse trinité.

« Pour les autres (les vers qui suivent dans la lettre), vous verrez bien qu’il est à propos surtout que vos femmes ne les voient pas, et pour ce qu’ils contiennent, et parce qu’ils sont, aussi bien que les premiers, tous des plus méchants. Je les ai fait pour répondre à cet endroit de votre lettre où vous particularisez le déplaisir que vous donnent les partialités de vos trois grandes actrices pour la distribution de vos rôles.

« Il faut être à Paris pour en résoudre le problème ensemble et, tâchant de faire réussir l’application de vos rôles à leur caractère, remédier à ce démêlé qui vous donne tant de peine.

« En vérité, grand homme, vous avez besoin de toute votre tête en conduisant les leurs, et je vous compare à Jupiter pendant la guerre de Troie... Qu’il vous souvienne de l’embarras où ce maître des dieux se trouva pendant cette guerre sur les différents intérêts de la troupe céleste pour réduire les trois déesses à sa volonté. »

Quoi qu’il en soit, dans les conditions d’intimité et d’affection où vivaient Molière et Armande, ce qui devait arriver ne manqua pas. Tandis que l’enfant, devenant jeune fille, voyait peu à peu changer son affection comme filiale pour Molière en un autre sentiment que celui-ci prit pour de l’amour, et elle-même, sans doute, – lui, le pauvre grand homme qui allait entrer dans la quarantaine, il avait le malheur de voir croître en son cœur un véritable amour pour cette enfant.

Comment Madeleine prit-elle cette échange d’affection entre sa fille et Molière ? Il y a deux versions contraires dans les jugements des biographes. Selon les uns, ceux dont les travaux sont postérieurs à la découverte de l’acte de mariage de Molière et qui acceptent qu’Armande fût la sœur et non la fille de Madeleine, il n’y eut aucune espèce de lutte en elle, et elle ne fit aucun effort pour empêcher le mariage qui parut bientôt une conséquence aussi inévitable que prochaine. Parmi ceux-ci, l’auteur de la Fameuse comédienne prétend même que, loin d’éclater en jalousie, c’est Madeleine qui conduisit les choses, prenant soin de faire remarquer à Molière « la satisfaction qu’il y a d’élever pour soi une enfant dont on est sûr de posséder le cœur et dont l’humeur nous est connue. »

Les autres, ceux qui n’ajoutent aucune foi à la maternité de la veuve Béjart à l’égard d’Armande, supposent des résistances à Madeleine, avec une lutte entre sa passion de maîtresse et ses sentiments de mère. Dans ces derniers, Grimarest (Vie de M. de Molière, 1705) et ses copistes la représentent dans des transports furieux et Molière et Armande réduits à se marier secrètement :

« Molière avoit passé des amusements que l’on se fait avec un enfant à l’amour le plus violent qu’une maîtresse puisse inspirer. Mais il savoit que la mère avoit d’autres vues qu’il auroit de la peine à déranger. C’étoit une femme altière et peu raisonnable lorsqu’on n’adhéroit pas à ses sentiments. Elle aimoit mieux être l’ennemie de Molière que sa belle-mère. Ainsi, il auroit tout gâté de lui déclarer le dessein qu’il avoit d’épouser sa fille. Il prit le parti de le faire sans en rien dire à cette femme. Mais, comme elle l’observoit de fort près, il ne put consommer son mariage pendant plus de neuf mois. C’eût été risquer un éclat qu’il vouloit éviter sur toutes choses, d’autant plus que la Béjart, qui le soupçonnoit de quelque dessein sur sa fille, le menaçoit souvent, en femme furieuse et extravagante, de le perdre, lui, sa fille et elle-même, si jamois il pensoit à l’épouser. Cependant la jeune fille ne s’accommodoit point de l’emportement de sa mère, qui la tourmentoit continuellement et qui lui faisoit essuyer tous les désagréments qu’elle pouvoit inventer. De sorte que cette jeune personne, plus lasse peut-être d’attendre le plaisir d’être femme que de souffrir les duretés de sa mère, se détermina un matin à s’aller jeter dans l’appartement de Molière, fortement résolue de n’en point sortir qu’il ne l’eût reconnue[13] pour sa femme ; ce qu’il fut contraint de faire. Mais cet éclaircissement causa un vacarme terrible. La mère donna des marques de fureur, de désespoir, comme si Molière avait épousé sa rivale, ou comme si sa fille fût tombée entre les mains d’un malheureux. »

Ni les uns ni les autres, à notre avis, ne sont dans le vrai.

Madeleine, âgée alors de quarante-quatre ans, ne conservait pas plus d’illusions du côté de Molière que du côté du comte de Modène. Si celui-ci, devenu veuf en 1649, devait se remarier en 1666, elle savait, en effet, que ce ne serait pas avec elle ; ce qui ne l’empêcha pas, au reste, de continuer à le recevoir comme ami, et même de tenir avec lui, le 5 août 1665, un enfant de Molière sur les fonts de baptême. Quant à Molière, elle n’avait jamais songé à devenir sa femme, et elle avait même dû accepter assez longtemps d’avance la probabilité du mariage du poète avec une autre. Il y a plus : le projet d’union entre Molière et Armande, qui devait faire de l’ancien amant de la mère le mari de la fille, chose beaucoup moins rare qu’on ne le pense, même sans que rien soit changé entre l’amant et la mère, ne dut pas en lui-même paraître à Madeleine plus impossible qu’un autre, nécessairement préparée qu’elle était depuis longtemps à dénouer son lien intime avec Molière, lien qui n’existait plus que comme habitude. On doit donc penser que, s’il y eut, en effet, une résistance assez longue de Madeleine à l’accomplissement de ce mariage (le contrat de mariage avait été signé le 23 juin 1661, et le mariage lui-même n’eut lieu que le 20 février 1662), c’est pour des raisons toutes différentes. Femme de grand jugement et connaissant le caractère inquiet et difficile de Molière et la légèreté et la coquetterie d’Armande, défauts respectifs qui ne pouvaient que rendre déplorable un mariage entre eux, elle s’y opposa aussi longtemps qu’elle le put, et, si elle se rendit enfin de bonne grâce, en renfermant ses pressentiments au fond de son cœur, c’est qu’elle n’avait, en somme, aucune autorité officielle pour l’empêcher.

Quoi qu’il en soit, sachant bien qu’un tiers, même quand c’est une mère, est de trop dans un jeune ménage, Madeleine, du moins dans les premiers temps, n’habita point avec les nouveaux époux, qui allèrent s’installer rue de Richelieu ; seulement, elle n’en continua pas moins à gérer les intérêts financiers de Molière, restant même, pendant deux ans encore, la caissière de la troupe, et, retirée de ces fonctions, gardant une certaine suprématie dans l’association, témoin l’élection de domicile que les comédiens firent chez elle, le 16 avril 1670, à l’occasion de la pension de retraite accordée à son frère, Louis Béjart.

Cependant, à la date du 28 février 1664, qui est celle du baptême du premier enfant de Molière et d’Armande, ceux-ci, ayant quitté leur appartement de la rue de Richelieu, étaient revenus habiter avec Madeleine et ses parents, dans la maison de la rue Saint-Thomas-du-Louvre. D’où était venu ce changement ? Est-ce qu’Armande avait senti le besoin de rompre un tête-à-tête continuel avec un homme chagrin et irritable comme son mari ? Est-ce que Molière avait voulu mettre la légèreté d’Armande sous la sauvegarde expérimentée de sa mère ? Peut-être les deux choses à la fois. En tout cas, ce fut une faute énorme de la part de Molière, la De Brie habitant la même maison. C’était, en effet, s’interdire, pour ainsi dire, toute représentation à sa femme et même excuser d’avance toutes les erreurs plus ou moins coupables de celle-ci.

Comment Madeleine se comporta-t-elle dans le rôle délicat que lui faisaient les circonstances ? Sans doute fit-elle surtout des efforts pour accorder Molière et Armande, presque constamment en querelle ; mais il est à craindre qu’elle n’ait malheureusement trop souvent pris le parti d’Armande contre Molière, entraînée malgré elle par ses sentiments maternels, et sous le coup de vagues regrets du passé, et de la présence singulière de la De Brie dans la maison.

Il paraît qu’elle alla même jusqu’à faire pour son compte personnel de l’opposition à son gendre. Une circonstance témoigne de cette opposition : le baptême du troisième enfant de Molière, une fille, le seul qui lui ait survécu. Madeleine, qui fut la marraine, bien que régulièrement cet honneur eût dû revenir à la mère officielle de l’accouchée, la veuve Béjart, qui ne mourut qu’en 1670, choisit pour compère son ancien amant, le comte de Modène, des intérêts financiers desquels elle s’occupait, lui prêtant même de l’argent, et rachetant les titres de ses créanciers. Or, ce choix, qui rappelait un peu trop le passé de Madeleine, eût été très probablement repoussé par Molière, si le pauvre grand homme eût été le maître chez lui.

Imaginez, dans ces conditions, la triste existence de Molière, surmené, d’un côté par le travail, et, de l’autre, tiraillé sans cesse par Madeleine et Armande, et le cœur brisé par la conduite, au moins, plus que légère de celle-ci !

Combien ne dût-il pas maudire son malheureux amour pour sa femme, qui l’en récompensait si mal, et regretter les belles années passées avec Madeleine ! Hélas ! son bonheur s’était enfui pour toujours avec sa jeunesse, et, pendant que son nom grandissait, l’homme devenait de plus en plus malheureux dans ses affections d’époux ! Peut-être se demanda-t-il, dans son désespoir, s’il n’aurait pas mieux fait d’épouser la mère que la fille ; mais, malheureusement pour lui, ce mariage, nous l’avons vu, n’avait jamais été possible.

Cependant, le dernier dénouement s’approchait pour Madeleine. Tombée malade à la fin de 1671, elle mourut le 17 février 1672, précédant son gendre d’un an, jour pour jour.

S’il faut en croire la Fameuse comédienne, c’est le chagrin qui aurait hâté sa fin.

« Désolée, lit-on dans cet ouvrage, de voir le mauvais ménage d’Armande Béjart et de Molière, elle tomba malade et mourut. »

Il paraît qu’elle avait été admise à se confesser par permission spéciale ; car elle fut enterrée par l’église, comme tout le monde, bien que comédienne, plus heureuse en cela que ne devait l’être Molière. Le fait de cet enterrement religieux résulte des deux extraits suivants donnés par M. Louis Moland, dont l’un est de la paroisse de Saint-Paul et l’autre de la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois.

« Le 17 février 1672, damoiselle Madelaine Béjart est décédée paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois, de laquelle le corps a été apporté à l’église Saint-Paul et ensuite inhumé dans les charniers de la dite église, le 19 dudit mois. Signé : Béjart l’Éguisé, J.-B.-P. Molière. »

« Le vendredi 19 février 1672, le corps de feue damoiselle Marie-Madelaine Béjart, comédienne de la troupe du roi, pris hier dans la place du Palais-Royal, et porté en convoi en cette église, par permission de monseigneur l’archevêque, a été porté en carrosse en l’église de Saint-Paul. Signé : Cordé, exécuteur testamentaire, et : de Voulges. »

Par un testament fait le 9 janvier, en nommant Pierre Mignard, « peintre du roi, » un de ses exécuteurs testamentaires, elle avait instituée Armande sa légataire universelle, avec substitution au profit de l’aîné des enfants de Molière, avouant ainsi, à la fois, à son dernier moment, le lien qui l’unissait à sa légataire et le peu de confiance qu’elle avait dans son esprit de conduite.

La fortune que laissait Madeleine et qui revint ainsi à son gendre Molière, se montait, en outre d’un beau mobilier, à 20 756 livres, dans lesquelles 2 856 livres pour des immeubles achetés ce prix, et 17 900 livres en numéraire, suivant inventaire du 12 mars, dressé par Me Mouffle, notaire. Ainsi, partie presque de la pauvreté, elle avait, tout en vivant largement, comme le témoigne Dassoucy dans le récit de son séjour parmi la troupe de Molière dans le midi,[14] et même en aidant ses camarades et amis de sa bourse[15], trouvé moyen d’économiser pendant sa carrière théâtrale près de 35 000 livres, en comptant les 10 000 livres de la dot d’Armande et les 3 200 livres prêtées à Antoine Baralier, receveur des tailles à Montélimar, dont la femme, Françoise Le Noir, était parente de La Thorillière, devenu plus tard un des comédiens de Molière ; ce qui indique assez son grand esprit d’ordre, en raison surtout du milieu où elle a vécu.

Bien que Madeleine fût restée au théâtre jusqu’au bout, sa mort passa assez inaperçue du public ; mais, si Molière avait autour de lui plus d’une actrice pour tenir sa place sur la scène[16], il dut se sentir du vide qu’elle faisait dans sa vie, et la regretter comme une femme de talent et la seule qui eût su l’apprécier et qui l’eût aidé à arriver à la gloire.

Molière ne put recevoir ses derniers soupirs : il était, le jour où elle mourut, à Saint-Germain, avec sa troupe, « pour le ballet du Roy. »

 

 

II - LA DE BRIE

 

Catherine Le Clerc du Rozet, connue sous le nom de la De Brie, par celui de son mari, Edme Wilquin, sieur De Brie, naquit vers 1620[17], probablement en province, au Rozet ; car alors, comme maintenant, on ajoutait volontiers à son nom celui de l’endroit natal.

Ainsi que Madeleine Béjart, elle dut débuter de bonne heure au théâtre, dont le goût faisait alors fureur, et faire partie bientôt de l’une des douze à quinze troupes qui couraient la province. Où rencontra-t-elle De Brie et où se maria-t-elle avec lui ? On l’ignore ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle était déjà sa femme quand, à la fin de 1652, Molière, arrivant à Lyon, y trouva établie une troupe où tous deux jouaient avec la Du Parc et son mari[18].

On sera peut-être étonné de ce mariage d’une actrice ; mais c’était alors la mode générale, et cela se comprend. Une jeune fille obligée par sa profession de courir le pays en compagnie d’hommes plus ou moins délicats, sans compter ceux qu’elle pouvait rencontrer, n’était pas fâchée de se donner au plus tôt un protecteur ; car, en même temps qu’elle avait l’apparence d’une vie régulière, ce protecteur n’était jamais bien gênant. En effet, déjà les maris de théâtre étaient fort accommodants et bien que le sien, en particulier, fût très querelleur, il faisait plus de bruit que de mal.

À en croire l’auteur de la Fameuse Comédienne, qui ici ne paraît avoir rien inventé, ce fut à une circonstance assez particulière qu’elle dut d’entrer alors dans la troupe de Molière et de devenir sa maîtresse.

 « Quand Molière et sa troupe furent arrivés à Lyon, dit l’auteur en question, ils y trouvèrent une autre troupe de comédiens établie, dans la quelle étaient la Du Parc et la De Brie. Molière fut d’abord charmé de ta bonne mine de la première[19] ; mais leurs sentiments ne se trouvèrent pas conformes sur ce chapitre, et cette femme qui, avec justice, espérait quelque conquête plus illustre[20], traita Molière avec tant de fierté, que cela l’obligea de tourner ses vœux du côté de la De Brie, dont il fut reçu plus favorablement ; ce qui l’engagea si fort que, ne pouvant pas se résoudre à s’en séparer, il trouva le secret de l’attirer dans sa troupe avec la Du Parc. »

Quelles furent les raisons qui portèrent la De Brie à accepter l’amour de Molière ? Sans doute, avant tout, son caractère aimant qui avait soif d’affection ; car, malgré les infidélités de Molière, déjà lié avec Madeleine et qui devait se lier bientôt avec la Du Parc, elle fut toujours prête à consoler le poète de tous ses ennuis, bien que les plus grands, les querelles de ménage, vinssent de lui-même.

Il paraît que leurs relations durèrent à peu prés jusqu’à la mort de Molière. Ce ne fut pas toutefois sans des ruptures fréquentes, dont Molière se vengeait quelquefois cruellement, quoiqu’il les eût généralement provoquées par sa conduite. Il alla jusqu’à oser lui dire dans l’Impromptu de Versailles, ou il donnait, au contraire, des louanges à la Du Parc :

« Vous faites une de ces femmes qui pensent être les plus vertueuses personnes du monde, pourvu qu’elles sauvent les apparences ; de ces femmes qui croient que le péché n’est que dans le scandale, qui veulent conduire doucement les affaires qu’elles ont sur le pied d’attachement honnête, et appellent amis ce que les autres appellent galants. »

Il est vrai que ces reproches seraient autorisés, si l’on en croyait certains contemporains qui prétendent que, de son côté, elle était loin d’être fidèle à Molière.

Quoi qu’il en soit, il était tout heureux de revenir vers elle et d’en être accueilli, surtout après son mariage, quand il avait de continuelles scènes avec sa femme. En vain ses amis, comprenant le parti qu’une épouse légitime pouvait tirer de sa situation pour excuser sa propre conduite, essayèrent-ils de le faire rompre définitivement avec la douce maîtresse. Ils mirent cependant les meilleures raisons en usage. « Est-ce la vertu, la beauté ou l’esprit, lui dirent-ils, qui vous font aimer cette femme-là ? Vous savez que Florimont et la Barre (le premier un comédien, et le second un musicien dont La Fontaine a parlé), sont de ses amis, qu’elle n’est point belle, que c’est un vrai squelette, qu’elle n’a pas le sens commun. – Je sais tout cela, répondit-il ; mais je suis accoutumé à ses défauts[21]. Il faudrait que je prisse trop sur moi pour m’accommoder aux imperfections d’une autre ; je n’en ai pas la patience. »

C’est aussi probablement à cette époque, et pour cette raison, que, quittant l’appartement où il était allé s’installer après son mariage, il revint, avec sa femme, habiter, auprès de Madeleine et de sa famille, la maison de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, où demeurait la De Brie.

Molière, qui avait vu mourir Madeleine, et la Du Parc se séparer de lui, pour bientôt mourir aussi, eut la consolation de garder jusqu’au dernier moment la De Brie, qui devait lui survivre de plus de trente ans.

Confirmée dans sa situation de sociétaire de la troupe en 1673, à la réunion qui suivit la mort de Molière, elle fut, après être devenue veuve, le 9 mars 1676, congédiée le 15 avril 1685, avec une pension de mille livres, par ordre du roi, en date du 19 juin précédent.

Elle vécut encore de longues années et mourut seulement en 1706, âgée de 86 ans, survivant ainsi à tous ses amis de théâtre.

Elle était grande, bien faite et extrêmement jolie, disent ses contemporains, et elle conserva même dans l’âge mûr un certain air de jeunesse. Elle jouait des rôles tragiques et de haute comédie. On cite particulièrement, dans ce dernier genre, le rôle d’Agnès de l’École des femmes, qu’elle créa.

« Quelques années avant sa retraite du théâtre, rapporte Tralage, ses camarades l’engagèrent à céder son rôle à Mlle Du Croisy, et, cette dernière s’étant présentée pour le jouer, tout le parterre demanda si hautement Mlle De Brie, qu’on fut forcé de l’aller chercher chez elle, et on l’obligea de jouer dans son habit de ville. On peut juger des acclamations qu’elle reçut ! Et ainsi elle garda le rôle d’Agnès jusqu’à ce qu’elle quitta le théâtre. Elle le jouait encore à soixante et cinq ans. »

Elle créa aussi le rôle d’Isabelle de l’École des Maris, et celui d’Éliante du Misanthrope, et elle y fut également excellente.

Voici des vers faits sur elle, à propos, sans doute, de cet événement :

Il faut qu’elle ait été charmante,
Puisqu’aujourd’hui, malgré ses ans,
À peine des attraits naissants
Égalent sa beauté mourante.

 

 

III - LA DU PARC

 

Le Registre des Nommées de Lyon porte l’acte suivant, cité par

M. Brouchoud[22] :

« Du jeudi 20 décembre 1635, estant comparu sieur Jacques de Gorla, opérateur, natif de Rozel, pays des Grisons ;

« Lequel a dit et déclairé qu’il est habitant en cette ville puis quelque temps et désire y continuer son habitation, entendant estre subiet aux guet et garde, faire les fonctions et supporter les charges auxquelles les habitants de la ville sont tenus. De laquelle déclaration il a demandé acte au consulat et icelluy supplie vouloir le faire inscrire au livre des Nommées des habitants de la ville.

« Les dits sieurs (échevins de la ville), après que le dit de Gorla a faict et presté serment entre leurs mains de vivre et mourir en la religion catholique et apostolique romaine, se comporter en bon concitoyen et advertir le consulat de tout ce qu’il apprendra importer au service du Roy, lieu et repos de lad. ville, ils luy ont octroyé l’acte requis de sa dicte déclaration. »

 

Marquise[23]-Thérèse de Gorla, connue plus tard sous le nom de la Du Parc, était la fille de l’opérateur dont il est question dans l’acte qui précède. Elle naquit en 1633, dit M. Jal[24], qui fixe cette dernière année d’après l’âge que lui donne son acte de décès, et ce fut peut être à Lyon, où l’on vient de voir que son père habitait depuis quelque temps en 1635.

Quant à ses commencements, tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle s’engagea toute jeune dans le théâtre et qu’elle ne tarda pas a se marier (23 février 1653) avec René Berthelot, dit Gros-René et Du Parc, son camarade, avec qui elle jouait dans la troupe que Molière trouva en arrivant à Lyon à la fin de 1652, ainsi que la De Brie et son mari, comme on l’a vu au chapitre précédent.

On y a vu aussi comment il paraît qu’ayant été recherchée la première par Molière, elle le rebuta par sa fierté, ce qui le força à demander à la De Brie des consolations que celle-ci lui accorda gracieusement. D’où vint cette fierté ? Faut-il croire, d’après la Fameuse comédienne, qu’elle aspirait à « quelqu’un de plus illustre » ? Toujours est-il que, comme piquée au jeu, en voyant Molière chercher des consolations auprès de la De Brie, elle ne tarda pas, paraît-il, à lui faire, à son tour des avances, qu’il accueillit après s’être vengé par un raisonnable dédain. N’y eut-il que la revanche du dépit dans sa volte-face ? Il est permis d’en douter. D’abord, elle tenait peut-être à se faire, avant de céder, une situation régulière en devenant la femme de Du Parc, déjà vraisemblablement son amant ; et nous avons vu, en effet, tout à l’heure, par la date de son mariage qu’il est postérieur de plusieurs mois à l’arrivée de Molière à Lyon. D’autre part, elle fut probablement portée à ce changement de front, qui devait, en même temps, la faire entrer avec son mari dans la troupe de Molière, comme la De Brie, sa rivale, par le succès de l’Étourdi, première pièce du grand comique qui soit restée.

Quoi qu’il en soit, avec elle commença le fameux ménage de Molière avec ses trois maîtresses, et il ne paraît pas qu’il eût lieu de s’en louer. En effet, si les deux autres, Madeleine et la De Brie, furent d’assez bonne composition, la Du Parc, elle, ne leur ressembla pas sous ce rapport. Comme si elle n’eût pas connu par avance les engagements de Molière avec ses deux rivales et n’eût pas ainsi accepté volontairement ce partage à trois, elle s’oubliait trop souvent, paraît-il, dans des scènes déplorables d’intérieur, qui avaient pour résultat de fréquentes ruptures entre elle et Molière.

Enfin, les choses allèrent tant bien que mal jusqu’au retour à Paris ; mais, dès l’année qui suivit (1659), se brouillant sérieusement avec Molière, elle quitta sa troupe pour celle du Marais. Elle y revint cependant un an plus tard, à Pâques, époque alors habituelle des engagements.

Il faut croire que Molière tenait beaucoup à la conserver définitivement ; car il fit de grandes démonstrations en sa faveur, témoin ce passage de l’Impromptu de Versailles, où il la donne comme une comédienne accomplie :

MOLIÈRE, à Mlle Du Parc.

Pour vous, mademoiselle.

Mlle DU PARC.

Mon Dieu, pour moi, je m’acquitterai fort mal de mon personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m’avez donné ce rôle de façonnière.

MOLIÈRE.

Mon Dieu, mademoiselle, voilà comme vous disiez lorsque l’on vous donna celui de la Critique de l’École des femmes ; cependant, vous vous en êtes acquittée à merveille, et tout le monde est demeuré d’accord qu’on ne peut pas mieux faire que vous avez fait. Croyez-moi, celui-ci fera de même, et vous le jouerez mieux que vous ne pensez.

Mlle DU PARC.

Comment cela se pourrait-il faire ? car il n’y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi.

MOLIÈRE.

Cela est vrai, et c’est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes une excellente comédienne, de bien représenter un personnage qui est si contraire à votre humeur.

Vaine flatterie ! la Du Parc devait quitter définitivement la troupe de Molière, en le trahissant doublement, comme directeur et comme amant, grâce aux procédés peu délicats de Racine.

La Du Parc avait eu beaucoup de succès dans le rôle d’Axiane de la tragédie d’Alexandre, de Racine. Or, celui-ci alliait, à des prétentions religieuses, des dispositions amoureuses analogues à celles de Molière. Épris, en même temps, du talent et de la personne de l’actrice, comme il le fut de la Champmeslé, à qui il fit aussi quitter la troupe de Molière, il décida la Du Parc, qui était veuve depuis le 28 octobre 1664 et s’appartenait ainsi tout entière, à passer à l’hôtel de Bourgogne, où elle créa, dit-on, d’une façon supérieure le rôle d’Andromaque. C’est ainsi que, finalement, après avoir rebuté l’amour de trois autres hommes illustres du XVIIe siècle, les deux Corneille, à Rouen, en 1658[25], et la Fontaine à Paris en 1664, elle en trahit le plus grand pour en aimer un cinquième.

Quant à Thomas, il lui fit une Déclaration d’amour à Iris, qui commence ainsi :

Iris, je vais parler, c’est trop de violence.

Racine, d’ailleurs, ne devait pas la garder longtemps, obligé de la céder, à son tour, à un maître terrible, le tombeau. C’est à Pâques 1667 qu’il l’enlevait à Molière ; le 10 ou le 11 décembre 1668, elle mourait.

Regrettée du public et de ses camarades, elle eut une foule nombreuse à son enterrement, que Robinet raconte ainsi, dans une lettre en vers du 15 décembre :

L’Hôtel de Bourgogne est en deuil,
Depuis peu voyant au cercueil
Son Andromaque si brillante,
Si charmante, si triomphante,
Autrement la belle Du Parc,
Par qui l’amour tirait de l’arc
Sur les cœurs avec tant d’adresse.
Pluton, sans yeux et sans tendresse
Pour les plus accomplis objets,
Comme pour les plus imparfaits,
Et qui n’aime pas le théâtre,
Dont tout le monde est idolâtre,
Nous a ravi cette beauté
Dont chacun était enchanté,
Alors qu’avec un port de reine,
Elle paraissait sur la scène,
Et tout ce qu’elle eut de charmant
Gît dans le sombre monument.
Elle y fut mercredi conduite,
Avec une nombreuse suite,
Dont étaient les comédiens,
Tant les Français qu’Italiens,
Les adorateurs de ses charmes,
Qui ne la suivaient pas sans larmes.
Quelques uns d’eux, incognito
Qui, je crois, dans leur memento,
Auront de la belle inhumée
Fort longtemps l’image imprimée.
Item, maints différents amours
Affublés de sombres atours,
Qui, pour le pas, semblaient se battre.
Item, les poètes du théâtre,
Dont l’un, le plus intéressé,
Était à demi trépassé[26].
Item, plusieurs peintres célèbres
Étaient de ces honneurs funèbres,
Ayant, de leurs sçavants pinceaux,
Été l’un des objets plus beaux.
Item, enfin, une cohorte
De personnes de toute sorte
Qui furent de ses sectateurs
Ou plutôt de ses spectateurs.
Et c’est ce que, pour épitaphe,
En style d’historiographe,
Croyant lui devoir ce soucy,
J’en ai bien voulu mettre icy.

Il paraît que la Du Parc joignait au talent d’actrice celui d’excellente danseuse. « Elle faisait certaine cabrioles remarquables, disent les Lettres sur la vie de Molière et des comédiens de son temps[27], publiées dans le Mercure de France en mai 1740 ; car on voyait ses jambes et partie de ses cuisses, par le moyen d’une robe qui était ouverte des deux côtés, avec des bas de soye attachés au haut d’une petite culotte. »

Est-ce pour ce dernier talent que l’aima Molière ? Nous ne le pensons pas. En tout cas, il n’eut vraiment pas trop lieu de la regretter ; car, si ses deux autres maîtresses furent excellentes pour lui, Madeleine par son jugement et ses conseils, la De Brie par ses douces consolations, c’est à celle-ci, la Du Parc, avant sa femme, qu’il dut pour une bonne part, de devenir morose et irritable plus que son Misanthrope lui-même.

Un dernier mot. On prétend que toutes les autres actrices de la troupe de Molière auraient été aussi, plus ou moins, ses maîtresses, à commencer par Geneviève Béjart, sœur de Madeleine, qui aurait témoigné sa jalousie en ne signant pas au contrat de mariage du grand comique avec Armande, où, en effet, sa signature fait défaut. La chose peut être vraie, surtout à l’égard de Geneviève, pour qui Molière était doublement du fruit défendu, et parce qu’il avait une maîtresse en titre et parce que Geneviève était la sœur de celle-ci ; mais nous ne trouvons pas concluante l’absence de sa signature au contrat de mariage, et nous avons même peine à croire qu’elle eût continué jusque-là ses relations avec Molière au milieu de tant d’autres amants.


[1] Dans le quatrain que voici :

Gentille Agnès, plus d’honneur tu mérites,
La cause estant de France recouvrer,
Que n’en sauroient dans un cloistre trouver
Closes nonnains ou bien dévots hermites.

[2] Dictionnaire critique de biographie et d’histoire.

[3] La première chose qui frappe dans le caractère de Madeleine, avant même ses dispositions amoureuses, c’est l’esprit d’ordre et d’économie, si rare d’ordinaire parmi les comédiens. Dès l’âge de dix-huit ans, elle avait amassé plus de deux mille livres, et elle achetait déjà une maison, ainsi qu’il résulte de l’acte suivant (Archives nationales, Minutes du Châtelet, V, 3903), cité par M. Jules Loiseleur :

« L’an mil six cent trente-six, le jeudi dixième janvier, vu par nous, Michel Moreau, lieutenant particulier civil, etc. la requête à nous présentée et baillée par écrit par Madeleine Béjart, fille émancipée d’âge, procédant sous l’autorisation de Simon Courtin, bourgeois de Paris, dépositive qu’elle se serait rendue adjudicataire d’une petite maison et jardin, sise au cul de sac de la rue de Thorigny, moyennant la somme de quatre mille dix livres, etc. ; laquelle somme la dite exposante n’a quant à présent, et lui convient de trouver la somme de deux mille livres pour payer le prix de l’adjudication de la dite maison et jardin ; mais d’autant qu’elle trouve personnes qui lui veulent prêter la dite somme en la faisant consentir de ses parents et amis ; laquelle nous lui avons octroyée, etc.

« Suivant laquelle requête sont comparus :

« Sieur Joseph Béjart, huissier ordinaire du Roy, père ; Pierre Béjart, oncle paternel ; Raoul de Guerner, chef du gobelet du Roy, allié ; Denis Cordelle, avocat au Parlement ; Pierre Barret, bourgeois de Paris ; Antoine Grumière, fourrier du corps du Roy ; Simon Bedeau, amis, auxquels nous avons fait faire le serment de nous donner avis sur le contenu cidessus ; lesquels, après serment, sont d’avis que la dite Madeleine Béjart, assistée de son curateur, emprunte la somme de deux mille livres, etc. »

[4] Comédie en cinq actes, ou plutôt pamphlet, publiée du vivant de Molière. L’auteur se nommait Le Boulanger de Chalussaye.

[5] Le titre exact de ce pamphlet est : Les Intrigues de Molière et celles de sa femme, ou la fameuse comédienne, histoire de la Guérin. Voici le passage entier : il parle de la femme de Molière :

« Elle est la fille de la défunte Béjart comédienne de campagne, qui faisoit la fortune de quantité de jeunes gens du Languedoc dans le temps de l’heureuse naissance de sa fille. C’est pourquoi il seroit très difficile, dans une galanterie si confuse, de dire qui en étoit le père. »

[6] Voici cet acte de mariage (la cérémonie eut lieu à la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, le lundi 20 février 1662), tiré de l’ouvrage de M. Beffara (Dissertation sur J.-B. Poquelin-Molière, 1821) :

« Jean-Baptiste Poquelin, fils du sieur Jean Poquelin et de feue Marie Cresé (sic), d’une part, et Armande-Gresinde Béjard, fille de feu Joseph Béjard et de Marie Hervé, d’autre part, tous deux de cette paroisse, vis-à-vis le palais royal, fiancés et mariés, tout ensemble, par permission de Monsieur de Comtes, doyen de Notre-Dame et grand vicaire de Monseigneur le Cardinal de Retz, archevêque de Paris, en présence du dit Jean Poquelin, père du marié, et de André Boudet, beau-frère du père du marié, de la dite Marie Hervé, mère de la mariée, Louis Béjard et Madelaine Béjard, frère et sœur de la dite mariée. »

[7] Voici un extrait de cet acte :

« C’est à savoir que, pour n’ôter la liberté raisonnable à personne, aucun d’eux ne pourra se retirer de la troupe sans en avertir quatre mois auparavant, comme pareillement la troupe n’en pourra congédier aucun sans lui donner avis les quatre mois auparavant.

« Item, que les pièces nouvelles de théâtre qui viendront à la troupe seront disposées sans contredit par les auteurs, sans qu’aucun puisse se plaindre du rôle qui lui sera donné ; que les pièces qui seront imprimées, si l’auteur n’en dispose, seront disposées par la troupe même, à la pluralité des voix, si l’on ne s’arrête à l’accord qui en est pour ce fait envers les dits Clérin, Poquelin et Joseph Béjart, qui doivent choisir alternativement les héros, sans préjudice de la prérogative que les susdits accordent à la dite Madeleine Béjart de choisir le rôle qui lui plaira...

« Et, de plus, a été accordé entre tous les dessus dits que, si aucun d’eux vouloit auparavant qu’ils commenceront à monter au théâtre, se retirer de la dite société, il sera tenu de bailler et payer, au profit des autres de la troupe, la somme de trois mille livres tournois pour les dédommager incontinent et dès qu’il se sera retiré de la dite troupe, sans que la dite somme puisse être censée peine comminatoire, etc. »

[8] La veuve Béjart, qui avait cautionné la troupe à Paris, la suivit pendant une grande partie de sa vie nomade. Peut-être était-ce par affection pour Madeleine, qui, de son côté, ne devait pas être fâchée d’avoir dans sa mère un chaperon peu sévère.

[9] Voici ces vers, que nous donnons avec la forme typographique qu’ils ont dans l’édition originale de 1636, in-4°, de l’Hercule mourant, et que nous prenons dans l’exemplaire de la Bibliothèque nationale, après l’ode de Rotrou à Richelieu :

A MONSIEUR DE ROTROU
Sur son Hercule mourant.
Ton Hercule Mourant va te rendre immortel.
Au ciel, comme en la terre, il publiera ta gloire,
Et, laissant icy bas un Temple à ta Mémoire,
Son bucher servira pour te faire un autel.

MAGD. BEIART.

On s’explique l’honneur fait à ce quatrain, moins encore par sa valeur, bien qu’elle soit assez réelle, que par la réputation qu’avait déjà acquise Madeleine comme actrice.

[10] Le Registre (page 15 de l’édition donnée par la Comédie française) porte, à l’année 1660, cette indication :

30 Janui. – D. Guichot ou les Enchantements de Merlin... 300 liv.

Et en marge :

Pièce racommodée par Mlle Bejar.

Puisque nous sommes au Registre de La Grange, ajoutons qu’il porte, à l’année 1659, deux paiements de « vieilles décorations » faits à Madeleine, le premier le dimanche 20 juillet, et le second le dimanche 3 août, pris sans doute sur la recette (le chiffre des paiements n’est pas indiqué) ; ce qui démontre une fois de plus qu’elle entendait assez bien les affaires, tout en comprenant et en aimant l’art.

[11] Catalogue de la bibliothèque dramatique de M. de Soleinne, rédigé en 1843, par le bibliophile Jacob, n° 1147.

[12] Œuvres de Chapelle, publiées par M. Tenant de la Tour, page 201 et suivantes.

[13] Qu’entend Grimarest par ce mot « re-connue» ? Il est permis de supposer que c’est moins une chose de mots que d’action.

[14] Aventures de Dassoucy, passage cité dans notre Molière en province.

[15] Quand elle ne pouvait pas les aider de sa bourse, elle les aidait de ses recommandations, témoin la délibération suivante de l’Aumône générale de Lyon (aujourd’hui hospice de la Charité), du 6 janvier 1658, citée par M. Brouchoud :

« Ledit jour, prins de la boëtte du bureau 18 livres tournois pour donner à la damoyselle vefve Vérand, contrôleur de la Douane, recommandée par la damoyselle Béjarre (sic), comédienne ; laquelle somme lui a esté donnée pour une foys, pour ne s’estre trouvée de la qualité pour avoir l’aumosne secrète. »

[16] Elle avait tenu d’abord les premiers rôles tragiques, comme celui de Jocaste de la Thébaïde, de Racine, et elle jouait en dernier lieu les soubrettes, par exemple, la Dorine de Tartuffe, qui fut sa dernière création. Elle fut remplacée dans la comédie par la Beauval.

[17] Cette date résulte de l’âge de soixante-cinq ans que ses contemporains lui donnent en 1685, époque où elle se retira du théâtre.

[18] Elle avait alors, comme femme de chambre, Mariette Ragueneau De l’Estang, fille du fameux pâtissier-poète de la rue Saint-Honoré, qui épousa depuis La Grange, l’historien de la troupe dans son fameux Registre, publié il y a quelques années (1876).

[19] Cette préférence pour la Du Parc, s’explique par ceci qu’elle n’avait alors que vingt ans, tandis que la De Brie en avait plus de trente.

[20] Se rappeler que l’ouvrage est un pamphlet violent contre Molière et sa femme.

[21] Nous venons devoir, par l’Impromptu de Versailles, qu’il le savait, en effet.

[22] Origines du théâtre de Lyon.

[23] C’est bien un prénom et non une qualité, quoique nombre de biographes en aient cru.

[24] Dictionnaire critique de biographie et d’histoire.

[25] Voici les belles strophes que Pierre Corneille lui adressa, opposant l’éternité du génie aux charmes passagers de la beauté :

Marquise, si mon visage
À quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu’à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront,
Et saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes
Règlent nos jours et nos nuits :
On m’a vu ce que vous êtes,
Vous serez ce que je suis.

Cependant, j’ai quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n’avoir pas trop d’alarmes
De ces ravages du temps.

Vous en avez qu’on adore ;
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu’il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle,
Où j’aurai
quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu’autant que je l’aurai dit.

[26] Évidemment Racine, l’auteur de l’accouchement qui avait causé sa mort.

[27] Ces lettres sont attribuées à Mlle Poisson, actrice du Théâtre Français.

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