Les Journalistes anglais (Jean-François CAILHAVA DE L’ESTANDOUX)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Nation, le 20 juillet 1782.

 

Personnages

 

MONSIEUR STERLING, riche habitant de Londres, père d’Émilie

MONSIEUR DISCORD, journaliste en chef

LE COLONEL SEDLEY, sous le nom de SMITH, secrétaire de Monsieur Discord

FRANK, quartier-maître du régiment de Sedley

ÉMILIE, jeune veuve, fille de Monsieur Sterling

NICOLE, gouvernante chez Monsieur Sterling

CRISPIN, valet de Discord

NAUSEAS, commis journaliste de tout état et de toute nation

FASTIDIUS, commis journaliste de tout état et de toute nation

NICOLETTO, commis journaliste de tout état et de toute nation

DOM BANCALOS, commis journaliste de tout état et de toute nation

JOURNEY-MAN, commis journaliste de tout état et de toute nation

DESQUIBAS, commis journaliste de tout état et de toute nation

VENCKER, commis journaliste de tout état et de toute nation

TROUPE DE JOURNALISTES EN CHEF

 

 La Scène est à Londres, dans l’hôtel de monsieur Sterling.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Cette Pièce était imprimée vingt-quatre heures avant de paraître sur la scène. Si le Public en voit, presque en même temps, deux éditions différentes, il voudra bien n’en attribuer la cause qu’aux bontés dont il me combla à la première représentation : il daigna applaudir à tous les traits passables, et se contenta d’indiquer, sans le moindre murmure les choses qui lui déplaisaient. Cette indulgence me rendit plus sévère ; et j’eus à peine entrevu l’ouvrage dans son cadre, que, bouleversant toute l’ordonnance, je composai, pour ainsi dire, une Comédie nouvelle des scènes, des détails qui avait fait quelque plaisir.

Grâce à l’honnêteté des Comédiens qui adoptèrent tous mes changements pour la seconde représentation ; ma docilité fut récompensée. Heureux si les Connaisseurs continuent à me trouver digne de leçons pareilles.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente un salon, avec une pendule et une table sur laquelle il y a une écritoire et une pile de Journaux.

 

 

Scène première

 

STERLING, seul

 

Lorsque je donnai à Monsieur Discord le plus bel appartement de mon hôtel, ce n’était pas pour qu’il y dormît jusqu’à midi, c’était pour avoir sous ma main une des trompettes de la renommée ; je viens de chez lui, et il n’est pas jour. Du moins ses coopérateurs devraient être arrivés.

Il appelle.

Sior Nicoletto !... Dom Bancalos !... Journey-man !... Monsu Desquibas !... Monsir Vencker !... Euh ! les bourreaux ! s’ils étaient à ma place, s’ils avaient employé douze ans à perfectionner un drame qui paraît imprimé depuis quatre jours, si leur réputation dépendait comme la mienne de ce que vont en dire tous les folliculaires, ils ne seraient pas si tranquilles !

Il appelle encore.

M. le louangeur ?... M. le critiqueur !... M. le persifleur !... M. le calomniateur !...

Il voit une pile de journaux.

Ah ! voici du moins les journaux d’aujourd’hui.

Tournant au tour.

En vérité je frémis, quoique riche, en parcourant de l’œil cette pyramide... Mais ! quelques auteurs périodiques ont pris de l’ascendant sur l’esprit du public, et je veux selon l’usage, leur faire quelques petits présents... Ah ! que ne sommes-nous à Paris ! je n’aurais pas besoin de faire cette dépense.

Il met ses lunettes, s’assied, et parcourt les titres des journaux.

Journal du Parlement ; London revue ; Magasin Militaire ; Magasin de Santé ; Santé ! santé ! j’ai bien besoin de tout cela !

Il les jette.

Ah ! la peste ! je dois ménager celui-ci, il ne se contenterait pas de dire que je suis un mauvais auteur il m’accuserait d’être un homme sans mœurs, un impie.

Il prend une feuille de papier et écrit dessus.

Bon pour un habit de gala en velours noir. – Et ce petit journaillon ?... C’est peu de chose, c’est bien mesquin. Mais... il revient souvent... Bon pour... bon pour... Ma foi, c’est bien assez de s’abonner... Bon pour un abonnement. – Oh ! celui-ci dit du bien de tout le monde, il n’est pas dangereux : rien. – Cet autre, plus bel esprit que journaliste, pointille, picote sans cesse : bon pour une veste à clinquant. – Qu’est-ce que ceci ?... un almanach ! et parbleu se moque-t-on de moi ? qu’ai-je à démêler avec les almanachs ! Ah ! doucement, doucement : voici des notices... Ma foi ! malgré leur ton sentencieux elles ne disent rien. Bon pour un souvenir, ou pour des tablettes.

Il en parcourt plusieurs.

Fretin que tout cela ! Tablettes, tablettes, tablettes : les marchands de l’esprit d’autrui n’ont besoin que de tablettes.

 

 

Scène II

 

STERLING, NICOLE

 

NICOLE

Eh, mon Dieu ! qui peut vous éveiller si matin ?

STERLING.

L’amour de la gloire, mon enfant, l’amour de la gloire ! Mais, dis-moi, fais-tu si M. Discord est enfin éveillé.

NICOLE.

Non. Mais je sais bien que ce qu’il peut faire de mieux, c’est de dormir. À propos de lui, Monsieur, est-il vrai que vous ayez projette de marier Madame votre fille, une veuve jeune, charmante, avec ce pédant, cet orgueilleux ? Il n’a rien, je vous en avertis.

STERLING.

Il n’a rien ! il n’a rien ! Et son génie, son recueil ; morbleu ! son journal ! n’est-ce rien que tout cela ?

NICOLE.

On le dit.

STERLING.

Des ignorants comme toi ; mais je suis un Amateur, moi,

Avec emphase.

par conséquent connaisseur. Ma fille sera trop heureuse d’être la femme d’un grand homme, qui d’ailleurs prouvera plusieurs fois par mois à tout l’univers, que je suis aussi un grand homme, moi. Oui, pour ma réputation, Émilie doit absolument épouser Discord, et je décide qu’il est un très bon parti.

NICOLE.

Oh ! ce serait bien en effet le meilleur parti du monde ; si, en l’achetant ce qu’il vaut, on pouvait le vendre ce qu’il s’estime.

STERLING.

Taisez-vous, insolente : vous vous émancipez, parce vous êtes à mon service depuis vingt ans... Oui : vous entrâtes chez moi... vous entrâtes chez moi... précisément huit ans avant que je commençasse mon drame.

NICOLE.

Mais je vous entends parler tous les jours d’un drame ; un drame ! quelle bête est-ce donc, Monsieur ?

STERLING, avec enthousiasme.

Un drame ! un drame !... C’est comme qui dirait une comédie... Non : c’est à peu près une tragédie... Eh ! non, non : ce n’est ni l’un, ni l’autre. Enfin un drame est... une fort belle chose !

À part.

Molière, dit-on, consultait sa servante, Idée de Bouffon ! Essayons-en pourtant.

Haut.

Écoute : je vais t’exposer le sujet de mon drame.

NICOLE veut s’échapper.

Oh ! je suis pressée, il faut que j’aille voir si Madame votre fille...

STERLING, l’arrêtant.

Il y a temps pour tout. Attention : qu’on se garde de m’interrompre.

Il met ses lunettes, cherche son cahier dans ses poches, et ne le trouvant pas, il s’écrie, désespéré.

Oh ! Dieu ! aurais-je perdu mon manuscrit ? Que je suis heureux de l’avoir fait imprimer ! il y a tant d’effrontés plagiaires ! Attends-moi ; je reviens.

 

 

Scène ΙΙΙ

 

NICOLE, seule

 

Je respire ! heureusement j’en suis quitte pour la peur.

 

 

Scène IV

 

NICOLE, ÉMILIE, SMITH

 

NICOLE.

Ah ! vous voilà, Madame ! Vous me voyez encore toute effrayée.

ÉMILIE.

Qu’as-tu donc ?

NICOLE.

Monsieur votre père m’a menacée.

SMITH.

De quoi ?

NICOLE.

Eh ! mon dieu, de son drame ; il est à le chercher, je me sauve bien vite.

 

 

Scène V

 

ÉMILIE, SMITH

 

ÉMILIE.

Elle est folle.

SMITH.

Pas tant, comme vous voyez. Mais permettez, belle Émilie, à l’amoureux Sedley, de ne s’occuper en ce moment que du bonheur dont il jouit depuis trois jours sous ce déguisement, et sous le nom de Smith. Que ferais-je en effet devenu, si lorsque ma parente en quittant Londres me priva du bonheur de vous voir chez elle, je n’eusse trouvé dans mon rival tout l’amour-propre dont j’avais besoin ? J’allai le voir, je lui dis que le sceptre de la littérature lui était justement promis. Il se rengorgea, daigna me sourire, me nomma son secrétaire ; et c’est à ce titre pompeux que je dois le bonheur d’admirer tous jours la beauté de votre âme, la droiture, la noblesse de vos sentiments. Dès que je trouverai un instant favorable, je me jetterai aux pieds de Monsieur votre père, je lui ferai voir que ma fortune...

ÉMILIE, l’interrompant avec tendresse.

Ah Sedley ! c’est le point le moins essentiel ; et pourvu que nos cœurs...

SMITH.

Généreuse Émilie !...

ÉMILIE, l’interrompt.

Vous êtes un maladroit, Monsieur le Colonel ; pourquoi me faire apercevoir que j’allais vous dire des choses tendres ? Ne vous у accoutumez pas, au moins. Surtout ne songeons qu’à Discord, et aux moyens de faire voir à mon père son héros tel qu’il est.

SMITH.

Ces moyens sont aisés : vous savez que chacun de ses journaux double au moins le nombre de ses ennemis. Dans le dernier il insulte deux hommes respectables à tous égards ; leurs amis ont pris la chose au sérieux, et ne manqueront pas de les venger. Franck, le Quartier-maître de mon régiment, que vous connaissez pour un garçon adroit s’est chargé de m’instruire du parti qu’ils auront pris. Il y est intéressé ; Discord s’est égayé sur une de ses chansons.

ÉMILIE.

Et l’on n’attaque pas impunément la Muse de M. Franck. Comme vous en voulez tous à ce pauvre M. Discord ! Moi-même ne suis-je pas trop bonne de vous le sacrifier ? car enfin la digne épouse d’un des précepteurs du monde est à juste titre l’héroïne de toutes les Épîtres à petits vers innocents, la protectrice des Auteurs dramatiques. Les Poètes épiques la comparent à Junon, à Pallas, à Vénus. La muse est-elle de bonne humeur ? elle daigne d’un sourire caresser les enfants d’Apollon. Tenez, tenez, admirez-moi : ai-je l’air d’une protectrice ?

Elle se donne des airs.

...Mais Madame la journaliste a-t-elle ses vapeurs ? elle se jette dans un fauteuil, prend un air dédaigneux. Votre poème est pitoyable ; des vers, des riens, point de plan. – Votre tragédie tombera, je vous en avertis ; pas une seule tirade pour les femmes !pas une seule imprécation !... rien contre les Rois !... Voilà qui est du dernier monstrueux. –  Fi ! Monsieur, ne vous lasserez-vous donc jamais de faire pleuvoir des roses ? elles m’entêtent. – Tenez, tous les Poètes deviennent à tel point insipides...

 

 

Scène VI

 

ÉMILIE, SMITH, FRANCK, qui est entré tout doucement et a écouté quelque temps Émilie

 

FRANCK, à Émilie.

Madame, les Chansonniers en font-ils ?

ÉMILIE.

Non pas quand ils vous ressemblent, Monsieur Franck.

FRANCK regarde de tout côté.

Ou quand ils apportent de bonnes nouvelles. Quelqu’un peut-il nous entendre ?

SMITH.

Non : parlez librement.

FRANCK.

Peste ! c’est que le plus grand secret est ici nécessaire ! Hier...

S’interrompant pour regarder de tout côté.

au Parc Saint James... j’entre au caveau... le Président s’empare de la niche : grand silence. – Je vous dénonce, s’écrie une voix, « un homme que tout mérite offense, et que tout succès outrage. Voilà son journal. Voilà l’injure. Vengeance ! » Et tous comme autant d’échos, Vengeance !

SMITH.

Il faut bien que justice se fasse.

FRANCK.

Aussi a-t-on projeté une petite correction.

ÉMILIE, surprise.

Une correction !

FRANCK.

Oh ! point sanglante, point déshonorante même ; les Militaires se la permettent quelquefois entr’eux, s’en font un jeu, un divertissement ; et cependant elle étourdira furieusement notre homme !

ÉMILIE.

Expliquez-vous.

FRANCK.

Le moderne l’empirée n’a pas les ailes assez fortes pour voler jusques dans son domaine ; on projette de l’aider... ure peu... de lui donner de l’élan... enfin de... là... vous m’entendez bien ?

SMITH, avec joie.

Quoi ! il serait berné ?

FRANCK, avec emphase.

Il le sera, morbleu ! gardez-vous d’en douter. Deux personnes qui logent à quatre pas d’ici lui écrivent dans ce moment, sous des noms supposés, pour l’inviter à dîner aujourd’hui. Il y aurait bien du malheur si notre homme se refusait aux deux invitations.

Avec précipitation.

Je suis pressé, l’on m’attend pour les apprêts du régal ; je n’ai voulu que vous instruire. Comme il est nécessaire que le héros de la fête ne se rende chez l’un ou l’autre des amphitryons qu’à deux heures précises, je reviendrai ici l’amuser tout le temps qu’il faudra. Je me charge de tout ; soyez tranquilles ; et vivent les Journalistes... pourvu qu’ils soient bernés.

 

 

Scène VII

 

SMITH, ÉMILIE

 

SMITH.

L’aventure éclatera... nous en profiterons.

ÉMILIE, riant avec malignité.

Monsieur Smith ! Monsieur Smith ! on dirait que vous avez fait quelque ouvrage, et que Discord l’a critiqué !

SMITH.

Il est bien cruel à vous de plaisanter, quand mon rival...

ÉMILIE.

Parlons donc sérieusement, Monsieur ; l’essentiel n’est-il pas de savoir si Discord veut abuser du crédit que son journal lui donne sur l’esprit de mon père, et m’épouser malgré moi ? Je vous promets de lui déclarer ce matin qu’un autre a touché mon âme. S’il insiste, après que je lui aurai fait cet aveu ; loin de mériter le moindre égard de ma part et de la vôtre, je croirai alors que tout nous devient permis ; mais s’il renonçait volontairement à ma main dès qu’il saurait ne pouvoir contribuer à ma félicité, ne trouveriez-vous pas digne de nous de l’en récompenser en lui sauvant le traitement qu’on lui destine ? Croyez-moi, Sedley, mettons notre délicatesse à son aise.

SMITH.

Adorable Émilie ! Non : il n’est qu’une femme qui puisse allier la gaité la plus légère à la raison la plus solide. Vous ferez toujours...

ÉMILIE.

Mon père vient : il n’est pas, je crois, fort nécessaire qu’il me voie en grande conférence avec le Secrétaire de M, Discord. Je me retire, et vous le répète :

D’un air sérieux.

si Discord a de bons procédés, nous prendrons avec plaisir notre revanche ;

Reprenant le ton léger.

sans cela, je le livre à ses maîtres de ballets.

 

 

Scène VIII

 

SMITH, NICOLE, STERLING

 

STERLING, un papier à la main, courant après Nicole, et l’arrêtant.

Non : tu m’écouteras... Ah ! vous voilà Smith, j’en suis enchanté ! Nous allons voir si ce Molière dont on parle tant, se connaissait du moins en bons Juges. Je vais lire à Nicole le sujet de mon drame, ayez toujours les yeux sur elle.

NICOLE.

Allons, dépêchons-nous, puisqu’il faut absolument que j’en passe par ce drame.

STERLING lit avec emphase tout ce qui est du sujet du drame, et s’interrompt avec complaisance pour faire ses réflexions.

L’AVANT-SCÈNE.

« Un marchand de mithridate dresse un théâtre sur une place publique, et s’y établit avec sa femme et sa troupe. »

Finement.

Voilà d’abord la nature prise dans le bas, pour plaire au peuple, et pour surprendre les Grands. Tu conçois la finesse ?

L’ACTE I.

« Le peintre-décorateur brûle en secret pour la Directrice : il voit clairement, du haut du cintre, qu’elle lui préfère le voltigeur de la troupe ; la tête lui tourne, il tombe et s’écrase sans pouvoir parler : mais comme il n’a pas quitté son pinceau, d’une main mourante il trace à l’époux offensé, en deux traits énergiques, la cause de son trépas. » – Eh !qu’en penses-tu ?

SMITH.

Voilà du pathétique et du vrai.

STERLING.

L’ACTE II.

« Le mari imagine une vengeance neuve ; il coupe à demi la corde tendue pour son rival ; celui-ci y monte pour danser à son ordinaire ; la corde rompt, le malheureux tombe, se casse le cou, et meurt en gambadant, après cent cinquante vers d’agonie. »

SMITH.

Les Acteurs ne pourront pas le plaindre ; ils auront de quoi développer leurs grâces.

STERLING.

L’ACTE III.

« La femme est furieuse de la perte de son amant, elle dit des injures au ciel, accable son barbare époux d’imprécations, saute sur une épée, et l’en poignarde. »

En s’applaudissant.

Compte, compte les morts, compte.

L’ACTE IV.

« La veuve, fidèle à l’unité de lieu et de temps, est arrêté, accusée, défendue, jugée et pendue à la même place. » – Je me flatte que voilà du spectacle.

SMITH.

Et amené bien naturellement !

STERLING.

L’ACTE V.

« Flambeaux : pompe funèbre des quatre morts : apparition de leurs ombres : quatre reconnaissances sur les quatre tombeaux : combat de générosité entre les fantômes : amnistie générale. »

Pendant la lecture, Nicole a caché son visage avec son tablier, pour ne pas laisser voir qu’elle riait.

Eh bien ! tu fonds en larmes ! j’en étais bien sûr. Ah !

Sanglotant.

j’en répands aussi !... Laisse-moi jouir délicieusement de tes pleurs.

Il arrache le tablier.

NICOLE, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

STERLING, furieux.

Comment, malheureuse ! tu ris ! Et cet Auteur si vanté s’en rapportait à sa servante ! ah ! je me doutais bien qu’il choisissait aussi mal ses juges que ses sujets.

NICOLE, riant plus fort.

Je ne puis m’empêcher d’éclater. Eh ! eh ! eh !

STERLING.

Je suis bien malheureux ! Grave, sérieux, noir comme je fais gloire de l’être, ma maison n’est remplie que de gens gais. Mais j’y mettrai bon ordre... Ôte-toi de mes yeux.

NICOLE, s’en allant et riant plus fort.

Ah ! ah ! ah ! la drôle de chose qu’un Drame !

 

 

Scène IX

 

STERLING, SMITH

 

STERLING.

L’impertinente ! rire à la lecture d’un drame que j’ai été douze ans à composer !

SMITH.

Ces petites gens n’ont point d’âme : mais vous êtes bien sûr de faire évanouir les femmes d’un certain monde.

STERLING.

Rendez-moi un service, mon cher Smith. Chargez-vous de faire des billets d’invitation pour nos journalistes. Ils savent que c’est demain ma fête, et je veux les avoir tous à souper ce soir.

SMITH.

Miséricorde ! tous les Journalistes ! passe encore pour ces hommes estimables qui, gémissant de la décadence du goût, et de l’assemblage monstrueux de tous les genres, s’opposent de toutes leurs forces au progrès de la barbarie, et le font avec la décence et la noble franchise qui caractérisent le véritable homme de lettres. Mais laissez-moi ces nains qui portent un œil d’envie sur tout homme qui les surpasse, et qui ne pouvant atteindre à sa hauteur voudraient du moins le rabaisser jusqu’à eux. Dédaignez ces Écrivains faméliques qui se vendent à l’avidité d’un Libraire, lui promettent de faire assaut d’injures, et tiennent boutique ouverte d’éloges et de critiques.

STERLING.

Eh ! mon dieu ! je sens tout cela comme vous ; mais ces Écrivains, tels quels, peuvent en imposer.

SMITH.

À qui ? À des caillettes, à des sots réduits aux journaux pour toute lecture.

STERLING.

Eh bien ! les sots, les caillettes, n’est-ce rien dans ce siècle ? Je vais donner des ordres pour que mes juges fassent bonne chère.

SMITH, le rappelant.

Monsieur, Monsieur, songez que vous n’aimez pas la gaieté ; or un souper, et surtout la veille d’une fête, peut...

STERLING.

Oh ! je ne crains rien ; j’ai trop bien choisi mes convives.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DISCORD, SMITH, ses Coopérateurs de toutes les nations

 

DISCORD, aux Coopérateurs.

À la fin vous voilà. Vous arrivez bien tard ; je suis l’homme de lettres le plus mal servi.

DESQUIBAS, à part.

Servi ! Quelle arrogance !

DISCORD, avec humeur.

Voyons d’abord l’article des louanges, puisqu’il en faut absolument...

Il lit.

Eh ! Monsieur Fastidius, a-t-on jamais loué de la sorte ! Admirable ! divin ! sublime !

À part.

Ces éloges me donnent la migraine.

Haut.

Passons vite aux critiques.

SMITH remet un papier.

La satyre n’est pas mon fort.

DISCORD.

Tant pis ; il faut vous former, vous donner une consistance dans la littérature.

Il parcourt la feuille de Smith.

Cet auteur comique a du bon, dites-vous ? Lui ? Vous n’avez donc pas lu ce que j’ai dit de son premier ouvrage ?

SMITH.

Quand on se vante d’être vrai, d’être juste, et de bien faire un journal...

DISCORD.

Oh ! bien faire ! bien faire ! il s’agit de dire que les autres font mal.

SMITH.

À parler franchement, je n’aime pas à me jouer à ces auteurs comiques ; ils peuvent prendre leur revanche.

DISCORD.

Avons-nous beaucoup de nouveautés ?

DESQUIBAS.

Il paraît un ouvrage excellent sur la politique ; mais l’auteur ne nous l’a pas envoyé.

DISCORD.

Oui ! ces Messieurs se donnent les airs d’avoir de pareilles négligences ? je vous défends d’annoncer le livre.

SMITH, à part.

Pauvre Public ! comme on te sert !

DESQUIBAS.

Voilà ce nouveau roman qui est déjà à sa quatrième édition ; qu’en dirons-nous ?

DISCORD.

Du mal.

À part.

L’Auteur aurait eu occasion de m’y louer, s’il eût voulu.

DESQUIBAS.

Et cet opéra- comique joué une demi-fois !

DISCORD.

Eh mon Dieu ! ne faut il pas le trouver excellent ? L’Auteur n’est-il pas protégé ?

SMITH, à part.

Pauvre Public ! pauvre Public !

DESQUIBAS.

Et cette Ode ?

DISCORD.

Attendez jusqu’à demain.

À part.

L’Auteur est un homme riche, et je dois risquer ce soir de lui faire un petit emprunt.

DESQUIBAS.

Voilà la nouvelle tragédie : elle attire toujours beaucoup de monde.

DISCORD, en colère.

Beaucoup de monde ! beaucoup de monde ! la belle preuve !

À part.

L’Auteur n’annonce que trop de talent : c’est un rival à craindre, il faut l’étouffer bien vite.

Haut.

Ayez grand soin de déchirer cette pièce : et pour rendre la critique plus piquante, ajoutez qu’on est l’ami de l’Auteur : mais que le bien de l’art...

SMITH, à part.

Pauvre Public !...mais aussi pourquoi va-t-il acheter de pareilles rapsodies...

Haut.

Monsieur, je suis forcé de vous quitter pour une commission que m’a donné M. Sterlin.

DISCORD.

Allez.

 

 

Scène II

 

DISCORD, LES COOPÉRATEURS

 

DESQUIBAS.

À propos, il nous arrive du Mans une énigme, accompagnée d’un superbe chapon.

DISCORD.

Cela peut être excellent !

DESQUIBAS.

D’ailleurs, l’Auteur annonce pour toutes les semaines, une pareille accolade.

DISCORD.

Imprimez. Le devoir d’un Journaliste est d’encourager tout Auteur qui promet.

DISCORD, aux Coopérateurs.

Voyons les titres des Ouvrages étrangers : sont-ils bien traduits ?

Avec complaisance.

Ah, parbleu ! quoi qu’on en dise, je commence à entendre le grec ; en voilà que j’explique à peu près.

DESQUIBAS, à part, en riant.

Il est bon là. C’est du languedocien que je viens d’écrire en caractères grecs. Mais chut...

Haut.

Monsieur, vous plairait-il me payer la traduction de cent titres ? voici mon mémoire.

VENKER.

Vous me devez aussi la façon de trente lettres anonymes.

FASTIDIUS.

À moi, la copie et le débit de cinquante épigrammes...

TOUS l’entourent.

À moi, à moi, à moi, etc.

DISCORD.

Eh ! vous moquez-vous, Messieurs, de me demander de l’argent ? Ne vous ai-je pas permis de louer, vous, vos insipides bouquets ? vous, votre Ode soporifique ? vous, vos tristes opéras bouffons ? Et vous, Monsieur, qui parlez plus haut que les autres, il vous sied bien de vous fâcher ; vous avec qui je partage la partie la plus lucrative, celle des annonces, depuis les parasols jusqu’aux débutantes ? Si vous ne savez pas en tirer parti, c’est votre faute. Il ne faut jamais annoncer la moindre chose, sans l’avoir vue, essayée ou goûtée... Monsieur Desquibas, pourquoi n’avez-vous pas critiqué l’ouvrage de mon confrère.

DESQUIBAS, d’un air mystérieux.

L’on n’est pas sûr qu’il soit de lui.

DISCORD, sur le même ton.

J’irai au premier jour manger sa soupe ; et je lui arracherai son secret...

Haut.

Allons, Messieurs, qu’on se dépêche. S’il n’y a pas assez de matériaux, qu’on multiplie les citations ; qu’on imprime toutes les méchancetés, toutes les lettres anonymes... ou qu’on en fasse. Surtout, qu’on ne manque pas de se disperser ce soir dans tous les quartiers de Londres, pour y soutenir que je suis un homme du plus grand mérite. Desquibas, vous irez vous enrouler au café de Druri-lane ; et vous, mon cher Fastidius, vous romprez des lances au caveau du parc Saint-James.

FASTIDIUS, avec inquiétude.

Toujours ce caveau du parc Saint-James ! j’y ai déjà reçu tant de camouflets !

DISCORD, fièrement.

Eh bien ! n’aspirez-vous pas à devenir journaliste en chef, ces épreuves vous seront comptées.

Il veut sortir.

TOUS courent après lui.

Au moins, Monsieur, quelque à compte sur nos mémoires.

DISCORD, revenant et les réunissant avec appareil.

Tranquillisez-vous ; je veux bien vous apprendre une nouvelle qui vous fera le plus grand plaisir. On me grave : et je vous donnerai à chacun mon portrait : vous pouvez vous en vanter.

VENKER, BANCALOS.

La belle récompense !

FASTIDIUS.

Le beau paiement !

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

DISCORD, CRISPIN

 

CRISPIN.

Monsieur, voilà deux lettres pour vous ; en les remettant au Portier, on lui a dit qu’elles étaient très intéressantes.

DISCORD.

Intéressantes ! voyons. En voilà une dont le cachet annonce un homme de qualité ; ouvrons vite.

Il lit.

« Dom Mantador-de-los-Hombrès-Ninios, Grand d’Espagne de la première classe, prie le célèbre Monsieur Discord de lui faire l’honneur de venir dîner chez lui aujourd’hui. Dom Mantador-de-los-Hombrès-Ninios se croirait bien heureux, s’il voyait un jour Monsieur Discord dans son château di Région-alta ».

CRISPIN.

Le château di Région-alta ! en Espagne ! ce nom-là senti bien le terroir.

DISCORD, se redressant.

Tu l’as entendu ? Qu’on dise après cela que mon crédit baisse. Tu vois ! un Grand d’Espagne de la première classe, le Seigneur di Région-alta, brûle de me donner à dîner.

CRISPIN, à part.

Rien de perdu : ses compatriotes le fuient, les étrangers le recherchent.

DISCORD.

Crispin, il faut avoir foin de publier que le Seigneur di Région-alta m’a invité.

CRISPIN.

Vous n’avez qu’à mettre tout uniment la lettre dans votre journal.

DISCORD.

Non, non : ce derait maladroit. Lisons l’autre.

Il lit.

« J’ai l’avantage d’être votre voisine, et vous seriez tout à fait charmant, si vous veniez aujourd’hui à deux heures faire les délices de ma petite société. »

Il s’interrompt, et dit avec dédain.

Petite société ! je suis son serviteur. – « Vous trouverez plusieurs femmes, qui, comme moi, ne connaissent que vos ouvrages, et qui se meurent d’envie de voir l’Auteur.

« CIDALISE. »

Cidalise ! quoi ! point de titres !

Il jette la lettre avec mépris.

CRISPIN.

Quoi ! ce n’est pas même la femme d’un Baronnet ?

DISCORD.

Cette Cidalise est, je gage, quelque bourgeoise, qui se donne les airs de tenir bureau d’esprit, et qui veut l’accréditer par ma présence. En vérité, l’orgueil est poussé à un point inconcevable ! La plus petite femmelette tranche de la femme importante, et s’avise d’avoir ses jours littéraires. C’est un travers, un abus qui crie vengeance. Je suis outré, furieux, qu’on me croie assez désœuvré pour m’aller confiner dans un cercle bourgeois.

CRISPIN, fièrement.

C’était bon quand nous commencions.

DISCORD.

Moi, qui suis attendu, désiré, chez un Grand d’Espagne de la première classe !... Il me vient une idée pour punir la vanité de cette Cidalise et de la coterie. Elle ne me connaît point, dit-elle ; va chez elle me représenter.

CRISPIN.

Écoutez : ce ne serait peut-être pas la punir. Je vous fers d’ailleurs depuis six mois, je vous fais par cœur. Je dirai comme vous de ces mots qui tranchent et qui n’empêchent pas de boire et de manger : détestable, charmant, divin, exécrable, délicieux... sans goût. Diable ! j’oubliais sans goût !

DISCORD.

Mon idée me rit, et je veux la suivre ; elle servira de leçon à certains originaux...

CRISPIN.

Parbleu ! elle me rit aussi. Un bon dîner me tente. Vous me prêterez un de vos justes-au-corps. Je voudrais bien votre... là... votre... titon ?... timon ?... Votre... Quelle diable d’imagination aussi de donner à chacun de ses habits le nom de l’ouvrage qui a payé le Tailleur ? votre...

DISCORD.

Prends le dernier.

CRISPIN, avec dédain.

Non parbleu ! ce n’est qu’un petit frac, court, étroit.

DISCORD.

L’avant-dernier ?

CRISPIN, grelottant.

Y pensez-vous ? je gèlerais.

DISCORD.

Prends donc ma traduction ?

CRISPIN.

Fi donc ! il est tout décousu !... Vous êtes fier ! vous avez sur le corps votre premier ouvrage : mais je vous avertis qu’en y regardant de près on voit une trame usée, et que les pièces de rapport paraissent. Croyez-moi, ménagez-le bien ; ce sera toute votre vie votre habit de bonne fortune.

DISCORD.

Faquin !

CRISPIN.

Adieu, mon Confrère. Je vais me mettre à ma toilette, et étudier dans mon miroir les airs que je dois prendre pour vous ressembler.

À part.

Cela ne sera pas fort difficile, j’aurai l’air de m’admirer et de mépriser les autres.

Haut.

M’y voilà.

 

 

Scène IV

 

DISCORD, seul

 

Oh, ça préparons maintenant des matériaux pour briller chez le Grand d’Espagne... Je n’ai qu’à réciter mes vers ; j’appuierai sur les meilleurs, et lorsqu’on sera dans l’admiration, lorsqu’on m’aura élevé aux nues, je m’esquiverai.

 

 

Scène V

 

DISCORD, ÉMILIE, STERLING

 

STERLING, un papier à la main, à Discord.

Embrassez-moi, mon cher ! je le tiens, cet Extrait savant que vous faites de mon drame !

DISCORD.

Il est si bien dans le genre que j’aime, dans le genre sublime admiratif !

ÉMILIE.

En vérité ; mon père, vous me surprenez toujours. Comment faites-vous donc avec la bonté, la douceur, qui vous sont naturelles, comment faites-vous pour enfanter des beautés d’un sublime si sombre ?

STERLING.

Ah ! ah ! comment je fais ! Voici mon secret. Lorsque je me sentis possédé du démon de la dramaturgie, je fis bâtis dans un des souterrains de mon hôtel, un réduit profond, étroit et sans lucarne. On suspend à la voûte et dans une cage de fer, un hibou. On couvre les murs avec d’antiques décorations du théâtre de Druri-lane. C’est dans ce cabinet enchanteur que je m’enferme tous les matins. Soudain la fumée épaille d’un charbon de terre bienfaisant remplit mon musœum, bientôt elle passe dans mon cerveau ; il n’est plus tapissé que d’épaisses ténèbres :

Les têtes, les cercueils volent autour de moi :
Les fantômes sanglants errent dans ma pensée.

Nicole fait ses efforts pour ne pas éclater.

Comment, malheureuse ! tu ris encore ?

NICOLE.

Eh ! non, Monsieur, je pleure pour votre pauvre cerveau quand il est tapissé de noir. Hi ! hi !

STERLING.

À la bonne heure. Enfin, mon ami, vous m’ouvrez les portes du temple de la gloire : et

Montrant Émilie.

voici la récompense que je vous destine.

ÉMILIE.

Mais mon père...

STERLING.

Point de réplique. Votre mari mourut neuf ans après que j’eus commencé mon drame ; je m’en souviens comme si c’était hier. Il y a par conséquent trois ans que vous êtes veuve : et c’est trop languir à votre âge. D’ailleurs, j’aime l’hymen, moi ; c’est un Dieu grave, sérieux et tout-à-fait Dramatique. Je vous laisse.

À Discord.

Je vais parcourir vos derniers numéros, pour pouvoir disputer ce soir avec vos confrères. Ils ne sont jamais de votre avis, et je leur en veux.

DISCORD.

Que voulez-vous ? il faut les plaindre. Gens sans goût, sans le moindre goût.

NICOLE, bas à Émilie.

Ferme, Madame ; amusez-vous de l’amour-propre de ce Monsieur sans goût, et prouvez-lui que vous en avez, en le refusant.

ÉMILIE.

Laisse faire, son sort va se décider.

 

 

Scène VI

 

ÉMILIE, DISCORD, NICOLE

 

DISCORD, revenant, d’un ton avantageux.

Madame, les bontés de Monsieur votre père ; quelques succès ; un peu de gloire dont il m’est doux de vous faire hommage, tout me persuade que je serai bientôt le plus heureux des hommes... et ma reconnaissance...

ÉMILIE.

Vous ne m’en devez pas, Monsieur, je vous le proteste ; et dans l’aveu que je vais vous faire, je ne suivrai que les purs mouvements de mon cœur.

DISCORD.

Quel excès de délicatesse !

ÉMILIE.

Je conviens qu’il est flatteur, extrêmement flatteur, d’être l’épouse d’un des dispensateurs de la gloire, de s’ériger peu-à peu un tribunal littéraire, et de faire des réputations. Mais, Monsieur, vous avouerai-je mes alarmes ? voilà tant de grands hommes qui disparaissent depuis peu de dessus la terre. Voltaire, Hume, Rousseau... Ah ! s’il fallait que par un coup funeste... !

NICOLE.

Oui : on dit que la mortalité est tombée sur les immortels.

DISCORD.

Madame n’a pas sans doute intention de me railler... du moins je m’en flatte.

NICOLE, bas et malignement à Discord.

Je crois en effet que vous vous flattez.

ÉMILIE.

Puisque ce ton vous paraît équivoque, Monsieur, il faut vous dire très positivement que je ne saurais m’unir à vous. Loin d’aigrir mon père contre moi, vous voudrez bien, j’espère, lui rendre la parole et reprendre la vôtre.

DISCORD.

Madame, vous voudrez bien à votre tour j’espère, m’accorder un instant de réflexion : l’affaire est assez essentielle.

ÉMILIE.

Pour un instant, Monsieur, rien n’est plus juste.

DISCORD, à part.

Je suis indigné !

ÉMILIE.

L’honnêteté que vous allez mettre, sans doute, dans vos procédés, m’engage à vous avouer qu’un autre a trouvé le chemin de mon cœur.

Elles se font des mines.

NICOLE, toujours malignement.

Et voilà le mot.

DISCORD, à part.

Je ne puis me dissimuler que le règne des journaux est passé. Sterling m’aime : mes talents lui sont utiles : Émilie dépend absolument de lui ; elle aura deux cents mille écus...

ÉMILIE.

Un mariage contracté avec la certitude de n’être pas aimé, est une espèce de rapt.

NICOLE.

Et les lois menacent, dit-on, la tête de tout ravisseur.

DISCORD, à part.

Deux cents mille écus rapportent environ trente mille livres de rente ; il n’est plus de journal qui vaille cela.

ÉMILIE.

De l’indifférence on passe aux froids égards ; puis succèdent l’humeur, les caprices, les larmes.

NICOLE.

Une femme que son mari fait pleurer est si intéressante ! les amis du mari font si honnêtes ! l’honnêteté est si consolante !

DISCORD, à part.

Avec trente mille livres de rente, on a une maison, un bon cuisinier ; par conséquent bien plus de considération et de prôneurs qu’avec un journal.

Haut à Émilie.

Madame, je brûle d’un feu trop délicat, trop pur, pour céder à vos ordres rigoureux ; et je suis dans la ferme résolution de profiter de la bonne volonté de Monsieur votre père.

ÉMILIE, avec une révérence.

Monsieur, je suis votre très humble servante.

Elle sort.

NICOLE, faisant aussi la révérence.

Au revoir, Monsieur Discord.

 

 

Scène VII

 

DISCORD, seul

 

Dédaigner un homme qui tient dans ses mains la réputation de son père ! Mais je prétends qu’il la contraigne lui-même... Oui : et cet écrit m’est garant du succès.

Il tire un manuscrit de sa poche.

 

 

Scène VIII

 

SMITH, DISCORD

 

SMITH.

Vous avez l’air ému. On voit bien que votre conversation avec Émilie a été des plus tendres. L’amour est encore dans vos yeux.

DISCORD.

Ah ! dites le dépit, la fureur.

SMITH.

Voilà d’excellents préliminaires d’hyménée.

DISCORD.

Je compte sur vous pour m’aider à captiver Sterling. Il faut que vous transcriviez ceci, afin que mon écriture ne paroisse pas.

SMITH.

Voyons...

Il lit.

Comment ! c’est une satyre sanglante contre Sterling ! Au moment où venez de lui prodiguer les éloges les plus flatteurs !

DISCORD.

Quand vous serez mieux instruit, vous saurez que lorsque les circonstances nous forcent à louer un Ouvrage, nous en faisons en même temps et en secret la critique pour nous en servir au besoin. Faites bien vite insérer celle-ci dans tous les papiers étrangers.

SMITH.

Et vous appelez cela un moyen pour captiver Sterling ?

DISCORD.

Assurément. Le voilà qui donne à souper à tout le ramas des barbouilleurs au mois, à la semaine, à la journée. Dieu sait comme les éloges vont pleuvoir sur lui ! les miens seront perdus dans la foule, et je deviens un homme inutile. Mais réveillé par cette critique, et par quelques autres que de temps en temps je glisserai au besoin, il sentira la nécessité d’avoir pour vengeur un homme d’une certaine consistance, et forcera enfin sa fille à m’épouser.

SMITH.

À merveilles ! Et je ne puis cesser d’admirer l’expédient. En effet, je tiens là dans mes mains un moyen sûr...

À part.

pour perdre mon rival... Mais non : je me reprocherais d’avoir abusé à ce point de la confiance. En vérité, il faut bien prendre garde à foi, quand on fréquente...

DISCORD.

Eh bien ! à quoi rêvez-vous là ?

SMITH.

Je songe que Sterling peut connaître aussi mon écriture ; il a vu le billet circulaire que j’ai écrit pour vos confrères : et s’il fallait...

DISCORD.

Vous avez raison.

Il reprend le papier.

J’ai un coopérateur subalterne que je charge ordinairement de cette besogne ; je lui remettrai ceci en sortant de dîner chez ce Grand d’Espagne.

SMITH.

Un Grand d’Espagne !

DISCORD.

De la première classe. Que voulez-vous ? je n’ai pas pu me refuser à ses importunités.

SMITH, finement.

Oui, on est enlevé. Mais il est du bon ton de se faire attendre ; et il est encore de bonne heure.

À part.

Franck l’aurait-il oublié ? Non : le voici.

 

 

Scène IX

 

SMITH, DISCORD, FRANCK

 

FRANCK, à part au fond du théâtre.

Bon, je vois le cher convive !

Haut, en contrefaisant l’homme ivre jusqu’à la fin de la scène.

Mille escadrons de journaux ! Je voudrais que tous les Journalistes fussent dans un canon, pour avoir le plaisir d’y mettre le feu.

DISCORD, avec dédain.

Quel est cet homme-là ?

FRANCK.

Cet homme-là ! c’est un Quartier-maître, un peu rond, comme vous voyez ; mais c’est ma coutume. Je suis le Poète du Régiment ; et je viens témoigner ma reconnaissance à un fat qui s’est avisé de décrier ma dernière chanson.

SMITH.

Monsieur, Monsieur, on en a décrié bien d’autres.

FRANCK.

Que les rossignols mangent les chenilles, c’est dans l’ordre : mais que les chenilles veuillent vivre aux dépens des rossignols, c’est trop fort.

DISCORD.

Quoi ! un misérable chansonnier...

FRANCK.

Un chansonnier ! On ne parle pas de votre Journal vingt-quatre heures après sa naissance : au lieu qu’on chante depuis un siècle, et qu’on chantera dans la postérité la plus reculée.

Il chante.

J’ai du bon tabac
Dans ma tabatière.

SMITH, bas à Discord.

Il a l’air d’un mauvais plaisant.

FRANCK.

On m’a dit que Discord était ici. Qui des deux est l’original ? Est-ce vous, mon ami ?

Il frappe sur l’épaule de Discord.

DISCORD, indigné.

Mon ami !

SMITH.

Vous êtes bien familier ! apprenez... que Monsieur n’a point d’ami.

FRANCK.

D’accord. Mais l’homme d’épée doit venger le Poète ; et si l’on a disséqué ma chanson, je veux disséquer le critique, moi... Un... deux... trois... quatre... partez. Ne sortez point, morbleu.

À part.

Il n’est pas encore deux heures.

DISCORD, d’un ton menaçant.

Si j’appelle...

FRANCK.

Oh ! appelez, appelez ! Les gens de la maison détestent de tout leur cœur le charmant Monsieur Discord, et je ferai bien aise de les avoir pour témoins.

DISCORD, bas à Smith.

Je n’ai certainement pas peur ; mais un homme comme moi ira-t-il se compromettre ?

SMITH, bas.

Vous avez raison : je vais prendre tout sur moi.

DISCORD, revenant, d’un ton léger.

Eh bien, voyez, arrangez... je n’ai que faire ici.

Il veut sortir.

FRANCK, lui allongeant une botte.

Halte-là.

SMITH, à Franck.

Monsieur, c’est moi qui suis le Journaliste que vous cherchez : et Monsieur n’est que mon Secrétaire.

DISCORD, bas.

Bien !

FRANCK.

Ah ! voilà parler, cela. On fait du moins qui l’on a à tuer.

SMITH.

Apprenez qu’on ne se donne pas les airs de menacer un grand homme, et que surtout on ne lui fait pas la proposition incivile de le tuer.

FRANCK.

Ah ! si mon adversaire est réellement un grand homme, je ne veux pas en priver la terre, l’espèce est trop rare. Mais dites-moi ce qu’a produit ce grand homme, et je vais vous prouver, moi, devant votre Secrétaire, qu’il n’a jamais rien fait qui vaille.

SMITH.

Quoi ! douze tragédies... !

FRANCK.

Y en eût-il mille, je m’en bats l’œil ; ce ne sont que de mauvais romans... Tenez, il serait trop cruel de vous faire convenir de cette vérité ; mais j’en prends à témoins votre Secrétaire.

SMITH.

Eh bien, soit : qu’il décide, je m’en rapporte à lui.

FRANCK, à Discord.

Allons, convenez donc, vous, que ce sont autant de rapsodies détestables.

Il va le prendre par la main, et l’entraine de côté de lui.

DISCORD.

Mais, Monsieur...

FRANCK.

Convenez : oui, par la mort !...

DISCORD.

Oui.

FRANCK.

Prononcez bien : détestables.

DISCORD.

Oui, détest... Oh ! qu’il est cruel !...

SMITH.

Et mes quatre Comédies ?

FRANCK.

Autant de cadres manqués, pleins de petites figures étiques, qui se battent les flancs pour faire de l’esprit.

SMITH.

Mes Pièces fugitives ?

FRANCK, riant.

Oh ! bien fugitives, bien fugitives !

SMITH.

Et mes Discours ?

FRANCK.

À perte de vue ! ampoulés comme tous les diables !

À Discord.

N’est-il pas vrai, Secrétaire de mon âme ?

DISCORD.

Vous avez raison. Oh ! quelle contrainte !

FRANK, caressant Discord.

Ah petit fripon ! vous feignez de vous faire prier ; mais vous goûtez une joie infinie à dire votre avis sur un homme que personne n’aime. Oh ! oui : ah, le petit malin ! comme il fait la grimace pour mieux cacher son jeu !

SMITH.

Et tant d’Odes, d’Épîtres, de Traductions, les comptez-vous pour rien ?

FRANCK.

À peu-près. En revanche, le pauvre diable de Libraire les compte pour beaucoup, lui.

SMITH.

Mettez du moins pavillon bas devant mon Journal.

FRANCK, riant plus fort.

Ah ! parbleu, voilà un beau passeport pour l’immortalité ! Tenez, Monsieur le Secrétaire en rit de pitié ; n’est-ce pas ? Oh, morbleu ! riez franchement... là... sans contrainte : je vous le permets.

La pendule sonne deux heures.

DISCORD, à part.

Il est deux heures. Le malheureux me fera manquer mon dîner !

FRANCK.

Allons, je vois que si l’on ne doit ménager que les grands hommes, je puis, en toute sûreté de conscience, expédier Monsieur le Journaliste.

Il se met en garde.

SMITH, bas à Discord, en mettant l’épée à la main.

Éclipsez-vous dans le temps que je l’amuserai.

 

 

Scène X

 

FRANCK, SMITH

 

SMITH.

Ah ! comme il détale !

FRANCK, le suivant de loin en riant.

Ah ! ah ! ah ! ah ! Il ne se doute pas qu’il va tomber de Charybdes en Scylla. Ah ! ah ! ah ! ah !

Ils rient tous deux de toute leur force.

SMITH.

Je cours chez Émilie.

FRANCK.

Et moi contempler Monsieur Discord au plus haut de la gloire.

 

 

ACTE III

 

Scène première

 

ÉMILIE, SMITH, NICOLE

 

SMITH.

Je ne sais si je me flatte en vain, belle Émilie ; mais j’espère que bientôt au gré de nos vœux...

ÉMILIE.

Nos vœux ! Ah nos vœux est fort bon ! Voilà comme les hommes se flattent toujours ! J’ai reçu certain billet doux...

SMITH.

Un billet doux !

ÉMILIE.

Oui : de la main de Discord ; et qui, je ne puis le cacher, amènera sûrement quelque révolution.

SMITH.

De la main de Discord ! un billet doux !

ÉMILIE.

Oh ! oui : bien doux ! Il m’est si agréable, que je l’ai payé vingt guinées, ce cher, ce précieux écrit ! rien que vingt guinées ! Il faut cependant convenir que les coopérateurs de Monsieur Discord tirent meilleur parti de les ouvrages, que lui-même.

SMITH.

Quoi ! serait-ce l’extrait ? Mais cela n’est pas possible.

ÉMILIE.

Ah ! Monsieur ne croit pas possible que les méchants obligés de se servir des gens lâches, en soient trahis, et pour de l’argent, surtout.

SMITH.

Tout de bon : c’est l’extrait dont j’ai refusé de faire usage ?

ÉMILIE.

Vous avez très bien fait ; puisqu’on vous l’avait confié : mais moi, qui l’ai payé vingt bonnes guinées, je ferais très mal, de ne pas m’en servir pour détromper mon père... Cet extrait va le mettre en fureur contre son Auteur. C’est au Colonel Sedley à profiter d’un instant aussi favorable pour se faire pardonner le déguisement de Smith, et obtenir pour la préférence sur Discord.

SMITH.

Ah ! j’y vole... Toi, Nicole, reste ici ; et si tu vois venir mon Rival un peu troublé, un peu agité, tu viendras m’avertir. Tu riras, peut-être, d’une petite aventure qui lui arrive... Suffit.

 

 

Scène II

 

NICOLE

 

De très grand cœur ; je ne demande pas mieux.

 

 

Scène III

 

NICOLE, CRISPIN, couvert des habits de son Maître

 

CRISPIN.

Que le diable emporte les Journalistes, les Journaux, ceux qui les impriment et ceux qui les lisent !

NICOLE.

Eh quoi ! c’est Crispin ! Comme te voilà mis ! As-tu fait fortune, mon enfant ? T’a-t-on donné quelque poste ?

CRISPIN.

Et des plus élevés, je t’en réponds.

NICOLE.

Vraiment ! Je t’en félicite.

CRISPIN.

Ce n’est rien que de s’élever ; mais gare la culebute.

NICOLE.

C’est fort bien fait à toi d’y longer. Tous les parvenus ne font pas de même ; la tête leur tourne.

CRISPIN.

Elle m’a bien tourné aussi d’abord ; mais heureusement cela n’a pas duré.

NICOLE.

Tant mieux ! Tu es le phénix des gens qui ont pris un vol rapide ; ils ne se reconnaissent plus.

CRISPIN.

Va te promener avec ton vol rapide.

NICOLE.

Tu en parles bien tristement ! Aurais-tu déjà les soucis, les embarras de la fortune ?

CRISPIN.

Belle chienne de fortune ! Apprends, (aussi-bien tu ne tarderais pas à le savoir), apprends qu’on vient de me berner.

NICOLE.

Quoi ! c’est-là le poste élevé !... Ah ! ah ! ah ! ah !

CRISPIN.

Oui, oui, ris ; cela est fort plaisant. C’est sans doute mon enragé de maître qui, ne pouvant écrire contre moi des méchancetés, a voulu m’en faire.

NICOLE.

Tu as sauté sur la couverture, mon pauvre Crispin ?

CRISPIN.

Oui, de par tous les diables ! je parie que mon maître était de concert avec les bourreaux chez qui il m’a envoyé dîner... Je crois l’entendre ; je ne veux pas lui donner la satisfaction de savoir que son projet a réussi.

NICOLE.

Prends donc un air gai.

 

 

Scène IV

 

NICOLE, CRISPIN, DISCORD

 

DISCORD.

Quelle injure ! la rage fait bouillonner mon sang dans mes veines. Faire cette avanie à un homme qui envoie son Journal à toutes les Puissances !

NICOLE, bas à Crispin.

Allons donc, de la gaieté.

CRISPIN.

Eh bien ! Monsieur ! Parbleu ! je l’ai échappé belle.

DISCORD.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

CRISPIN.

Ce petit bernement... là...

DISCORD, à part.

Ô Dieux ! ce drôle est-il déjà instruit ?

CRISPIN.

Savez-vous que c’est un vilain badinage ? Faire planer un homme sur Londres !

DISCORD, à part.

Je suis perdu !

Haut.

Tu ne sais ce que tu dis.

CRISPIN.

En effet, vous le savez mieux que moi, vous.

DISCORD.

Paix.

CRISPIN.

Faire danser quelqu’un sur le gazon, sous l’ormeau, passe ; mais dans les nues !

DISCORD, à part.

Le scélérat me raille ?

Haut.

Veux-tu bien te taire ?

CRISPIN.

C’est par le plus grand bonheur que je n’ai pas voyagé dans les espaces imaginaires.

DISCORD, à part.

Eh ! que ne l’ai-je envoyé chez le prétendu Grand d’Espagne ? Maudite qualité ! tu m’as séduit.

CRISPIN.

Je ne voudrais pas qu’un tel affront me fût arrivé pour toutes vos souscriptions, pas même pour six mois de mes gages.

DISCORD.

Eh ! mon ami, le secret !

CRISPIN.

Non, Monsieur ; non, Monsieur. On verra comme vous méritez d’être servi.

DISCORD.

De grâce !

CRISPIN.

Et pour que le secret trotte plus vite, je viens de le confier à Nicole.

NICOLE.

Qui vous le gardera, Dieu fait !

DISCORD.

Que vouliez-vous que je fisse ? Mettez-vous à ma place.

CRISPIN, alarmé.

Non parbleu ! cela ne m’arrivera plus.

DISCORD.

Dès que j’ai paru dans la Cour...

CRISPIN, avec intérêt.

Eh bien ?

DISCORD.

On a fermé les portes.

CRISPIN.

Ensuite ?

DISCORD.

Dix grands coquins se sont jetés sur moi...

CRISPIN, sautant de joie.

Quoi ! vous avez dansé aussi !... Vivat !

DISCORD.

Tu ne savais que trop ce qui s’est passé, puisque tu viens de me le dire.

CRISPIN.

Moi ? ma foi non : je croyais que vous m’aviez envoyé chez Cidalise pour me faire berner. Je voulais vous laisser ignorer que je l’avais été ; mais puisque nous avons eu même fortune, allons, mon Co-Seigneur di région alta, plus de rancune, je prends la chose gaiement. À présent je le vois : à la manière dont on m’a traité, à coup sûr l’on m’a pris pour vous.

DISCORD.

Être doublement joué !

NICOLE.

Oui, par soi-même et par procuration, cela est relevé.

DISCORD.

Mes amis, mes chers amis, encore une fois, gardez moi le secret. Ouf ! je mourrai de dépit.

NICOLE.

Et moi à force de rire, ah ! ah ! ah ! La drôle d’histoire ; elle est presque aussi plaisante qu’un Drame. Allons vite la raconter.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

DISCORD, CRISPIN

 

DISCORD.

Ah Dieux ! Voici tous nos faiseurs de sarcasmes. Peut-être savent-ils déjà mon aventure... Prenons un ton plus fier.

CRISPIN.

Vous avez raison. Puisqu’on ne nous a point demandé de quittance du traitement, nous n’avons qu’à le démentir à force de morgue.

Il sort en se donnant des airs.

 

 

Scène VI

 

DISCORD, LES JOURNALISTES

 

Ils entrent par plusieurs portes, font la grimace en se voyant, redoublent de mauvaise humeur en apercevant Discord, et se séparent par pelotons.

DISCORD, avec fatuité.

Messieurs, cette maison est à-peu-près la mienne j’aime à vous y recevoir.

DEUXIÈME JOURNALISTE, à son groupe.

À quoi songe Sterling de nous réunir avec ce personnage-là ?

TROISIÈME JOURNALISTE, à son groupe.

En vérité, je ne croyais pas rencontrer ici ce vermisseau ; et Sterling assortit bien mal ses convives.

DEUXIÈME JOURNALISTE.

Rien n’est plus ridicule que de confondre des gens de mérite avec des bavards à la feuille.

PREMIER JOURNALISTE, avec bonhomie.

Eh bien ! Messieurs, vous voilà bien intrigués de vous trouver ensemble. Ah ! ah ! il fallait être honnêtes, prendre pour modèles les journalistes de France. Savez-vous, Messieurs, que nous faisons une plaisante mine ! Les auteurs que nous avons osé décrier, paieraient bien cher le plaisir d’en être, les témoins. Croyez-moi, décidons au plutôt si nous devons nous arracher les yeux, ou nous embraser.

DEUXIÈME JOURNALISTE.

L’un n’empêche pas l’autre.

DISCORD.

Nous embrasser serait un peu fort, après ce que nous avons écrit les uns contre les autres ! N’avez-vous pas dit, vous, que j’étais le fléau de la littérature ?

DEUXIÈME JOURNALISTE.

Vous que j’étais sans goût.

DISCORD.

Et vous, que celui dont je me vante n’est qu’un goût de mémoire ?

PREMIER JOURNALISTE, allant de l’un à l’autre.

Messieurs, Messieurs, de la décence, de l’honnêteté. Si quelque malin nous entendait, il dirait que nous avons tous raison.

DEUXIÈME JOURNALISTE.

Bon ! bon ! toutes ces injures ne sont rien. Style de Journal. C’est ce qui rend nos feuilles piquantes. L’essentiel est qu’on souscrive.

PREMIER JOURNALISTE.

Fort bien. Je crois voir des bateleurs qui enflent leurs joues pour le donner mutuellement des soufflets qui fassent rire la populace. Eh ! de l’honnêteté, Messieurs, de l’honnêteté comme les Journalistes de France.

DEUXIÈME JOURNALISTE.

Oui : mon ancien ami, mon compatriote a raison.

DISCORD.

Vous parlez bien à votre aise, vous qui avez gagné mille livres sterling de rente.

PREMIER JOURNALISTE.

Je me suis associé des Coopérateurs instruits, polis ; je suis venu dans le bon temps. Tout le monde ne se mêlait pas alors du métier le plus difficile, celui de juger. Au surplus, je fais les honneurs de ma fortune à mes amis : ceux qui voudront venir me demander à dîner me feront toujours plaisir.

DEUXIÈME JOURNALISTE.

Voilà parler, cela. J’aime les gens qui donnent audience à deux heures.

TROISIÈME JOURNALISTE, bas.

Cet homme a toujours eu du bon.

PREMIER JOURNALISTE.

Mais je vous déclare que chez moi je veux la paix, l’union. Commençons donc par nous réconcilier.

Les Journalistes s’embrassent en faisant la grimace : tous prennent des sièges.

Bien, Messieurs ! Puisque nous sommes en bonne intelligence, parlons de nos affaires, et songeons au moyen de rendre l’état de Journaliste aussi bon qu’il était autrefois.

QUATRIÈME JOURNALISTE.

Aussi honorable !

TROISIÈME JOURNALISTE.

Lucratif, lucratif.

DEUXIÈME JOURNALISTE, gravement.

Oui : lucratif.

PREMIER JOURNALISTE.

Les Journaux tombent, vu la grande quantité. Je suis d’avis que nous fassions comme dans un vaisseau où les vivres manquent : que quelques infortunés se dévouent pour sauver les autres.

DEUXIÈME JOURNALISTE.

On ne peut mieux penser.

TROISIÈME JOURNALISTE.

L’idée est assez bonne ; mais qui de nous se sacrifiera ?

DISCORD.

Ce ne sera pas moi !

DEUXIÈME JOURNALISTE.

Ni moi !

TROISIÈME JOURNALISTE.

 Ni moi !

TOUS LES AUTRES.

Ni moi !

DISCORD.

Monsieur doit donner l’exemple ; il est assez riche pour le passer d’écrire.

PREMIER JOURNALISTE.

Cela vous plaît à dire. Je n’irai pas quitter un fonds dont le rapport est bien établi, C’est plutôt à ceux qui n’abandonnent rien.

DEUXIÈME JOURNALISTE.

C’est donc à Monsieur, qui endette ses Libraires.

TROISIÈME JOURNALISTE.

C’est bien plutôt à vous, qui les ruinez.

PREMIER JOURNALISTE.

Ah ! doucement, Messieurs, de l’honnêteté comme les Journalistes de Paris ; on dirait...

TROISIÈME JOURNALISTE.

Qu’on dise ce qu’on voudra, je n’abandonnerai pas mon Journal.

TOUS LES JOURNALISTES.

Ni moi !

DEUXIÈME JOURNALISTE.

Il faut des gens qui soutiennent la bonne cause.

TROISIÈME JOURNALISTE.

Qui posent les bornes des genres.

DISCORD.

Qui s’opposent à la corruption générale ; qui soient les apôtres du goût.

PREMIER JOURNALISTE, se levant en colère.

Emphase que tout cela ! Messieurs, charlatanisme tout pur ! Cicéron ne concevait pas comment deux augures pouvaient se regarder sans rire. Moi, je conçois encore moins que nous puissions nous parler sans éclater, nous dire surtout de ces grands mots en face : poser les bornes des genres ; soutenir la bonne cause ; s’opposer à la corruption générale ; être les apôtres du goût, et tant d’autres sottises : comme si nous ne nous connaissions pas ! comme si nous ne nous connaissions pas !

DEUXIÈME JOURNALISTE.

Paix, l’on vient, ne trahissons pas les secrets de l’art.

 

 

Scène VII

 

DISCORD, LES JOURNALISTES, ÉMILIE, SMITH, FRANCK, NICOLE, STERLING

 

STERLING.

Messieurs, je suis enchanté de vous avoir réunis pour vous faire connaître à fonds un de vos Confrères. Depuis douze ans je suis l’ami de l’illustre M. Discord ; il est logé chez moi ; je l’y traite comme mon fils ; je lui donne ma fille avec tout mon bien...

DISCORD, triomphant.

Vous l’entendez, Messieurs !

STERLING.

Pour me témoigner la reconnaissance, il publie contre moi une satyre affreuse.

DISCORD.

Rien n’est si faux.

STERLING.

La voilà écrite de la main. Je demande si le trait est d’un Journaliste ?

QUELQUES JOURNALISTES.

Oui ; ce sont-là les petits jeux innocents de quelques-uns de nos Confrères.

STERLING.

Mais le trait est-il d’un Journaliste honnête ?

TOUS.

Fi ! fi !

STERLING.

Vous l’entendez, Monsieur... ! Je donne ma fille à mon vengeur, à Smith, ou, si vous l’aimez mieux, au Colonel Sedley.

FRANCK, à Discord.

Monsieur, le grand air vous a-t-il fait du bien ? C’est pour la critique de ma chanson, et partant quitte.

DISCORD.

Je suis joué ! moi !... moi !... L’ingrat ! je travaillais déjà à son apothéose.

STERLING.

Tout ce que je viens de voir, d’entendre et d’éprouver, me dégoûte d’un métier où l’on a la sottise d’attendre sa gloire de la plume d’autrui plutôt que de la sienne. Je ne date plus de mon drame.

Aux amants en les unissant.

Je ne veux plus compter que du jour où j’ai fait votre bonheur.

Aux Journalistes.

Messieurs, comme je me pique de rendre justice aux Journalistes estimables, vous me ferez le plaisir d’embellir ma fête. Allons, et n’oublions jamais que dans la société une des premières places est due à l’homme de lettres s’il est honnête, et la dernière s’il ne l’est pas.

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