Les Invalides (Ferdinand LALOUE - Jean-Bernard-Eugène Cantiran de BOIRIE - Jean-Toussaint MERLE - Henri SIMON)

Sous-titre : cent ans de gloire

Tableau militaire en deux actes, mêlé de couplets, pour célébrer le retour de S. A. R. Mgr le Duc d’Angoulême.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 15 décembre 1823.

 

Personnages

 

LE PÈRE LA ROSE, centenaire

VIEUX-BOULET, son fils, âgé de 80 ans

LA GIBERNE, fils de Vieux Boulet, âgé de 50 ans

DUBOCAGE, sergent du 1er régiment de la garde royale, arrivant aux Invalides

LOUIS, sergent de la garde royale, cru fils de La Giberne

POUDRILLAC, perruquier, gascon

LE MÈRE BIDON, cantinière des Invalides

THÉRÈSE, sa fille, blanchisseuse du Gros Caillou

RATAPLAN, jeune tambour des Invalides

PREMIER INVALIDE, parlant

DEUXIÈME INVALIDE, parlant

INVALIDES

BLANCHISSEUSES

MARINIERS DE GROS-CAILLOU

ENFANTS DE TROUPE

 

La scène se passe dans un des quinconces de l’Esplanade des Invalides. On voit une partie de la grille d’entrée et du Dôme.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une partie de l’esplanade des Invalides ; des arbres à droite et à gauche, des bancs de pierre de distance en distance ; dans le fond, une partie de la grille d’entrée et du dôme ; à droite, sur le devant, une petite cantine.

 

 

Scène première

 

VIEUX-BOULET, INVALIDES

 

Au lever du rideau, des Invalides groupés de diverses manières, s’amusent à différents jeux. Sur le devant, Vieux-Boulet lit le Moniteur à deux ou trois de ses camarades.

VIEUX-BOULET.

C’est pas possible, c’est pas possible ! quand vous direz, jusques à demain, que ce n’est pas possible, ça n’en sera pas moins vrai, puisque c’est dans le Moniteur, partie officielle.

PREMIER INVALIDE.

Comment ! ils ont enlevé la position de Santi-Pétri, à la baïonnette. Aux États-Unis, vous avez perdu 1500 hommes, en 1780, dans une position à peu près semblable.

VIEUX-BOULET.

Ah ! nous n’en sommes plus là. Que diable ! j’ai fait la guerre aussi, non pas en Espagne, mais j’ai fait les guerres d’Hanovre ; et nous enlevions aussi les positions comme ça. En lisant ces choses-là, ça me rajeunit de trente ans.

DEUXIÈME INVALIDE.

Eh ! moi, donc ! il me semble que je suis encore au moment où je m’élançai sur les remparts de Mahon... en quelle année était-ce, père Vieux-Boulet ?

VIEUX-BOULET.

Je me souviens de ça comme si j’y étais. J’étais bien jeune alors ; c’était en 56, à ma première campagne, j’étais fifre au régiment d’Auvergne ; le vin était bon dans ce pays, aussi nous nous en tapions.

Air : J’ai vu le Parnasse des Dames.

Le Maréchal qui savait vivre,
Sachant qu’on buvait plus qu’il n’faut,
Dit que l’premier qui s’rait pris ivre,
Ne monterait pas à l’assaut.
Mais nos soldats de gloire avides,
À jeun marchèr’nt aux ennemis,
Tous les cabarets furent vides,
Mais les remparts fur’nt bien garnis.

DEUXIÈME INVALIDE.

Je le crois bien, il n’y a pas de bouteille de vin qui vaille une victoire.

PREMIER INVALIDE.

Bah ! bah ! il y a temps pour tout, et je suis bien sûr que nos soldats doivent joliment se régaler du bon vin d’Espagne.

VIEUX-BOULET.

Il paraît que ça ne les empêche pas de faire leurs affaires, et qu’au train dont ils vont, ils seront bientôt de retour.

PREMIER INVALIDE.

Nous aurons, probablement avant peu, le bulletin de leur arrivée.

DEUXIÈME INVALIDE.

Vous nous lirez ça, père Vieux-Boulet.

VIEUX-BOULET.

Avec plaisir.

Air : C’est le comte Ory.

D’nos soldats depuis la guerre,
J’vous lis les nombreux combats,
Chacun d’nous dans la carrière,
Les a suivis pas à pas.
Avec le brav’ d’Angoulême,
Nous avons pris Logrono,
Nous avons conquis de même,
Madrid, le Trocadéro.
Maint’nant à nos cohortes
Cadix ouvre ses portes,
Quels succès !
(bis.)
J’suis fier d’êtr’ Français.

CHŒUR.

Quels succès !
J’suis fier d’êtr’ Français.

Même air.

Jusqu’à la fin d’la campagne,
Nous suivrons nos jeun’s guerriers,
De leurs travaux en Espagne,
Nous partageons les lauriers ;
Dans leurs rangs où je m’enclave,
J’combats comme au temps passé,
Quand on récompense un brave,
Je crois êtr’ récompensé.
En tout temps notre armée
Eut la mêm’ renommée.
Quels succès !
(bis.)
J’suis fier d’êtr’ Français.

CHŒUR.

Quels succès !
J’suis fier d’êtr’ Français.

PREMIER INVALIDE.

Dites donc, père la Quille, si nous finissions notre partie de boules.

DEUXIÈME INVALIDE.

Aurons-nous le temps, avant la soupe ?

PREMIER INVALIDE.

Je crois bien, il n’est pas onze heures ; tenez, vous en aviez quatre et moi six.

VIEUX-BOULET, appelant son chien.

Bsit, bsit ! à nous deux, Moustache, nous n’avons pas travaillé ce matin.

PREMIER INVALIDE.

Dites donc, dites donc ! où allez-vous, comme ça, avec votre chien ? Vous dérangez notre jeu.

VIEUX-BOULET.

Tiens ! c’est vrai, je ne voyais pas la boule.

DEUXIÈME INVALIDE.

Vous perdez. donc la tête.

VIEUX-BOULET.

Prenez garde.

PREMIER INVALIDE, jouant.

N’ayez pas peur...

VIEUX-BOULET.

C’est qu’en visant aux quilles, vous pourriez bien m’attraper les jambes.

Au chien.

Allons, lève la patte, lève donc la patte ; vous lui faites peur aussi, à cette pauvre bête, avec votre jeu.

PREMIER INVALIDE.

Il est bon-là, le père Vieux-Boulet, de vouloir que nous nous gênions pour cet animal.

VIEUX-BOULET.

Qu’appelez-vous un animal !

DEUXIÈME INVALIDE.

Tiens ! est-ce que ce n’est pas un chien.

VIEUX-BOULET.

Moustache, mon pauvre Moustache... c’est mon compagnon.

Air : Vaudeville de la Robe et les Bottes.

Dans les combats avec tendresse,
Il a suivi mon régiment,
Fallait-il donc dans sa vieillesse,
Abandonner ce vétéran ?
Ainsi que moi, sans faveurs et sans brigues,
Il a gagné sa ration.
Ce vieil ami partagea mes fatigues,
Il doit aussi partager ma pension.

 

 

Scène II

 

VIEUX-BOULET, LA MÈRE BIDON, INVALIDES

 

LA MÈRE BIDON, arrive avec un panier de gâteaux sous le bras, et un bidon d’eau-de-vie.

En voulez-vous de bons gâteaux, de bons petits pains tout chauds, et de bonne eau-de-vie bien fraîche ?

PREMIER INVALIDE.

Tiens ! v’là la mère Bidon, notre cantinière ambulante.

LA MÈRE BIDON.

Moi-même, mes enfants ! Est-ce qu’il ne vous faut rien aujourd’hui ?

VIEUX-BOULET.

Faites-vous crédit ?

LA MÈRE BIDON.

Pourquoi pas, aux braves gens.

Air : Trou la la.

Depuis vingt-cinq ans entiers,
Je rafraîchis nos guerriers,
Sur l’Danube et la Brenta,
Ce tonneau les abreuva.

LES INVALIDES.

Mèr’ Bidon, mèr’ Bidon,                }
Versez, versez, verssez donc.       }
bis.

Elle verse à boire.

Deuxième couplet.

Pour avoir plus de débit,
Aux braves je fais crédit,
Et Dieu sait, dans mon métier,
Tout c’ qu’on m’a pris sans payer.

LES INVALIDES.

Mèr’ Bidon, mèr’ Bidon,                }
Versez, versez, verssez donc.       }
bis.

Troisième couplet.

Je pourrais m’enorgueillir
De ceux qu’on m’a vu servir.
J’ai versé sous les drapeaux,
La goutte à nos maréchaux.

LES INVALIDES.

Mèr’ Bidon, mèr’ Bidon,                }
Versez, versez, verssez donc.     }
bis.

LA MÈRE BIDON, versant à son tour.

Allons, messieurs, ne vous refusez pas un petit verre.

VIEUX-BOULET.

Vous mettrez celui-là sur mon mémoire.

LA MÈRE BIDON.

C’est qu’il allonge joliment votre mémoire.

VIEUX-BOULET.

Laissez faire, vous vous fatiguerez plutôt d’écrire que moi de boire.

LA MÈRE BIDON.

Et vous, père Laquille, est-ce que vous ne prenez pas la goutte ?

DEUXIÈME INVALIDE.

Non, je ne prends plus rien entre mes repas.

LA MÈRE BIDON.

Tiens, vous n’avez pas toujours dit ça.

DEUXIÈME INVALIDE.

C’est vrai.

On entend battre le tambour dans l’hôtel.

VIEUX-BOULIT.

V’là le tambour de la soupe, allons, en avant les grenadiers de la marmite.

DEUXIÈME INVALIDE.

Venez, père Vieux-Boulet.

VIEUX-BOULET.

Non, je dîne en ville. Le receveur des gros sous du pont des Arts m’a invité ; nous allons goûter du vin du père Latreille, avant que son porteur d’eau n’arrive.

DEUXIÈME INVALIDE.

Allons, nous autres, du côté de l’écuelle, avec ça que c’est aujourd’hui soupe grasse.

Air : Entends-tu l’appel qui sonne.

Le tambour bat la breloque,
À table, fêtons nos succès,
Et que notre verre se choque,
En l’honneur des soldats français.

PREMIER INVALIDE.

Leurs lauriers font notre gloire,
Il faudra les arroser,
Et boire un coup par victoire.

DEUXIÈME INVALIDE.

Il veut toujours se griser.

TOUS, ensemble.

Le tambour bat la breloque, etc.

Ils sortent tous, Vieux-Boulet sort d’un côté opposé.

 

 

Scène III

 

LA MÈRE BIDON

 

Ah ! comme ils ont retrouvé leurs jambes au signal du dîner ; ils y courent comme autrefois au feu... Allons du côté du réfectoire, la vente y donne toujours... Tiens, j’aperçois justement ma fille qui vient de ce côté... je suis sûre qu’elle se dis pute avec Poudrillac... j’aurai ben de la peine à faire ce mariage... cependant le barbier des invalides, c’est un joli poste... vous verrez que ce diable de frater aura fait encore quelques propos ; il a une chienne de langue plus tranchante que son rasoir, il faut qu’elle taille et rogne sur tout le monde... il y aura quelque cancan sous jeu, c’est sa manière de faire la cour... ma foi, qu’ils s’arrangent... En voulez-vous des petits pains tout chauds, en voulez-vous ?

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

THÉRÈSE, POUDRILLAC

 

THÉRÈSE, un panier de blanchisseuse dans le bras.

Air : Ah ! quelle témérité.

Quelle horrible invention !
Quelle supposition !
Perruquier de malheur,
Vous me mettez en fureur.

POUDRILLAC, le plat à barbe à la main.

Pour troubler votré répos,
Je n’ai point fait dé propos,
Après tout je vois tout,
Et jé né dis rien du tout.
Faut-il donc qu’on mé harangue,
Si j’avais mauvaisé langue,
Combien de sotté harangue,
Je ferais, grand Dieu !
Je parlérais, par exemple,
De la courtille ou du temple ;
Et d’un déjeuner bien ample,
Fait au Cadran bleu.

ENSEMBLE.

Quelle supposition !
Quelle abomination !
Vos cancans, en honneur,
Me font entrer en fureur.
Monsieur, pour votre repos,
Cessez de pareils propos.

POUDRILLAC.

Eh sandis ! tout doux, Mlle Thérèse, pourquoi vous fâcher, si je n’ai pas dit la vérité.

THÉRÈSE.

De quoi vous mêlez-vous ? allez retaper vos perruques.

POUDRILLAC.

Oui, mademoiselle je les peignerai, créperai, nétoyerai, ni vous ni personne n’y pouvez trouver à redire, mais enfin, ai-je tort ou raison, avez-vous été au Cadran-bleu ?

THÉRÈSE.

Si on vous le demande, vous direz que vous ne le savez pas, imbécile !

POUDRILLAC.

Les injures ne sont pas des raisons ; et une fille bien éduquée, qui veut passer pour la perle du Gros-Caillou, n’a pas besoin d’aller en partie fine au boulevard du Temple.

THÉRÈSE.

Si votre savonnette ne vaut pas mieux que vos cancans, ça ne doit pas mousser. Mais j’ai pitié de vous, et pour que vous ne restiez pas en affront, je veux bien vous apprendre que nous avons été manger avec ma mère et M. La Rose, le père Vieux Boulet et son fils, M. La Giberne, la moitié d’un ambe de deux sous que nous avions gagné en société.

POUDRILLAC.

Ah Dieu ! quelle horrur ! c’est un billet que vous avez refusé de prendre avec moi.

THÉRÈSE.

Comme vous dites, c’était sur les numéros 18 et 25 : je les avais rêvés la nuit de la Sainte-Catherine, c’est mon âge et celui de Louis.

POUDRILLAC.

Avez-vous eu le cœur assez barbaré ! aller manger un ambe sur l’âge de mon rival, c’est une jolie conduité !

THÉRÈSE.

La société était honnête, monsieur.

POUDRILLAC.

C’est égal, ça me met le cœur en papillotié, quand je vois que vous n’avez du plaisir qu’avec la famille de M. Louis.

THÉRÈSE.

Et nous avons joliment bu á sa santé encore, et à l’Île d’amour, ça vous la coupe-ça.

POUDRILLAC.

Ah Dieu ! à l’Île d’amour, quellé perfidie ! Tenez, mam’zelle Thérèse, si ça continue, vous serez cause d’un mauvais coup, je me ferai périr.

THÉRÈSE.

Queu malheur !

POUDRILLAC.

Tenez, je ne vis que dans l’espoir que M. Louis ne reviendra pas d’Espagne, et que vous serez forcée de venir prendre possession de mon comptoir, avant qu’il soit trois mois. Vous ferez une jolie perruquière.

THÉRÈSE.

Si vous n’avez pas d’autre poudre à me jeter aux yeux, vous risquez fort de coiffer vos perruques à la titus.

POUDRILLAC.

Vous ne savez pas dé quoi jé suis capable.

Air : Hé ma mère est-ce que je sais ça ?

Avant peu, jé lé soupçonne,
Je vous tiendrai dans mes lacs,
Aux charmes de ma personne,
Vous né résisterez pas.
Oui, mon mérite est visiblé,
Sur vous quand il agira,
J’crois qu’vous s’rez tendre et sensiblé.

THÉRÈSE.

Ah ! monsieur, n’croyez pas ça.

POUDRILLAC.

Même air.

Cet air boudeur et sauvage,
Sera bientôt abjuré,
Un’ fois qu’nous s’rons en ménage,
Je vous apprivoiserai.
Oui, quoi qu’vous soyez rebelle,
Dès qu’ l’hymen nous enchaîn’ra,
J’crois qu’ vous s’rez douce et fidèle.

THÉRÈSE.

Ah ! monsieur, n’croyez pas ça.

POUDRILLAC.

Ah ! vous le prenez sur ce ton-là. Eh bien ! mam’zelle, attendez-vous à tout de ma part : cancans, paquets, fagots, je n’épargnerai rien, j’en ferai sur tout le monde, sur vous qui faites la mijaurée et allez dîner en bonne fortune à l’Île d’amour, sur votre mère qui met de l’eau dans son rogomme, sur le vieux père La Rose qui vous a donné sa pratique, on sait bien pour quoi ; sur ce mauvais sujet de Vieux-Boulet qui passe sa jour née au cabaret, et sur Louis, ah ! sur Louis, je va t’y en dire, je vas t’y en dire, tant qu’il ne sera pas ici...

THÉRÈSE.

Allez, allez, on vous connaît, et on sait ce que vous valez ; un M. Poudrillac ça médirait qu’on ne le croirait pas ; notre réputation est faite depuis l’École militaire jusqu’au Palais Bourbon.

Air de Gilles en deuil.

Allez, monsieur, à votr’ menace,
Mon cœur ne se rendra jamais,
On n’emporte pas une place
Que défend un soldat français.

POUDRILLAC.

Je f’rai la queue au militaire,
Croyez-en mon air radieux,
Il n’est qu’un perruquier, ma chère,
Pour jeter de la poudre aux yeux.

Ensemble.

THÉRÈSE.

Allez, monsieur, à votr’ menace,
Mon cœur ne se rendra jamais,
On n’emporte pas une place
Que défend un soldat français.

POUDRILLAC.

Votre soldat, de mon audace
Éprouv’ra bientôt les effets,
Vainement il défend la place,
Je suis perruquier et français.

Thérèse entre dans la cantine de sa mère.

 

 

Scène V

 

POUDRILLAC, DUBOCCAGE

 

DUBOCCAGE, en habit de caporal de la ligne.

Air : Voilà la Meunière.

Montrer toujours à la valeur
La prudence unie,
Et réveiller au champ d’honneur
La gloire endormie,
Pour son Dieu, son Prince et l’état,
Voler le premier au combat,
Ah ! voilà la vie
D’un brave soldat.

Consacrer à ce noble emploi,
Toute sa jeunesse,
Avoir enfin auprès du Roi,
Quand vient la vieillesse,
Ses services pour avocat,
Et sa croix pour certificat,
Voilà la richesse
D’un brave soldat.

POUDRILLAC.

Voilà un militaire qui me paraît dans des bons principes.

Il le salue avec affectation.

DUBOCCAGE.

Serviteur ; pourriez-vous me dire, mon ami, si je suis bien loin des Invalides ?

POUDRILLAC.

Mon camarade, si vous voulez prendre la peine de faire un petit demi-tour à droite, vous pourrez sans lunettes en apercevoir le dôme.

DUBOCCAGE.

Pardon, c’est que n’étant jamais venu à Paris, j’y suis peu orienté.

POUDRILLAC.

Est-ce que par hasard, monsieur, serait des nôtres ?

DUBOCCAGE.

Comment des vôtres, est-ce que j’ai l’air d’un perruquier ?

POUDRILLAC.

Non, excusez, monsu ; jé veux dire si par hasard vous viendriez pour faire partie de nos vétérans de la gloire.

DUBOCCAGE.

Soldat pendant trente ans, j’ai payé à mon roi mon dernier tribut dans la guerre d’Espagne, et aujourd’hui sans famille, sans fortune, sans asile, mes blessures m’ont valu les invalides.

POUDRILLAC.

Vos titres sont admirables, et vous êtés digne de figurer avec avantage parmi nous ; pardon, si je dis nous, mais habitué depuis dix-huit ans à soigner les barbes et les toupets de nos messieurs, jé mé suis identifié avec l’Hôtel des invalides ; quand jé suis sous le dôme, jé mé crois chez moi.

DUBOCCAGE.

J’espère, mon cher perruquier, être aujourd’hui une de vos pratiques.

Air du Vaudeville des Amants sans Amours.

Sous nos drapeaux rappelé par la guerre,
Quand je quittais mes paisibles foyers,
Je n’avais pas l’espoir qu’une chaumière
Pourrait un jour abriter mes lauriers.
Mais sur mon sort pourtant j’étais tranquille,
Car je savais au régiment,
Qu’aux vieux soldats sans pain et sans asile,
Un bon Roi donne un logement.

POUDRILLAC.

Monsu, disposez dé moi, mon peigne, mes rasoirs, ma boîte à poudre, tout est à votre service ; avec moi vous n’avez qu’à parler, crêpé, boucle à l’œil, toupet, fer à cheval, ailes de pigeons, brigadière, oiseau royal, jé puis vous accommoder comme il vous plaira. Dé pèré en fils, nous avons consacré nos petits talents à des têtes militaires ; nous sommes les perruquiers de Mars ; mon grand-père a rasé pendant vingt ans monsu le maréchal de Saxe, mon père a retapé dans l’Inde le toupet de monsu de Suffren, je dis qu’il en avait du toupet celui-là ; et moi j’ai fait pendant quinze ans la queue au brave général Kléber.

DUBOCCAGE.

Faites-moi grâce, mon cher, de vos illustres pratiques, et indiquez-moi, pour tout service dans ce moment, le logement de M. le gouverneur.

POUDRILLAC.

Monsu lé gouverneur, ah ! mon camarade, l’excellent homme ! c’est le père de ses soldats. Venez, venez avec moi, je veux avoir l’honnur de vous y présenter moi-même

DUBOCCAGE.

Ah ! je voudrais aussi voir un instant un invalide nommé La Rose.

POUDRILLAC.

Le père La Rose, notre digne doyen ; ah ! le beau centenaire ! quand on voit ce respectable vieillard jouir d’une si belle santé, ça vous donnerait envie de vivre cent ans.

DUBOCCAGE.

J’ai une lettre à lui remettre.

Dans ce moment Thérèse sort de la cantine et écoute la suite de la conversation.

 

 

Scène VI

 

POUDRILLAC, DUBOCCAGE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE, dans le fond.

Une lettre à remettre au père La Rose.

DUBOCCAGE.

Je lui apporte des nouvelles d’un jeune homme que j’ai beaucoup connu en Espagne.

POUDRILLAC.

En Espagne !

THÉRÈSE, accourant.

En Espagne !

DUBOCCAGE.

Oui, ma belle enfant.

POUDRILLAC.

Cadédious, quelle vivacité !

THÉRÈSE.

Dites-moi, monsieur, ce militaire ne s’appelle-t-il pas Louis ?

DUBOCCAGE.

Louis, qui fut dans le 1er de la garde.

THÉRÈSE.

C’est lui ! c’est lui !...

POUDRILLAC.

Caspi, quel contretemps !

THÉRÈSE, avec joie.

Une lettre de Louis pour M. La Rose. Ah ! je suis sûre qu’il parle de moi, qu’il ne m’a pas oubliée ; n’est-ce pas, monsieur, qu’il ne m’a pas oubliée, qu’il vous parlait souvent de moi ? Thérèse, la petite blanchisseuse du Gros-Caillou, la fille de la cantinière de l’hôtel.

DUBOCCAGE.

Oui, oui, ma belle enfant, il pense toujours à vous.

POUDRILLAC, avec humeur.

Là ! là ! là ! monsu n’a pas lé temps de répondre à toutes vos sottes questions. Venez, venez, mon camarade, je vais vous conduire chez le gouvernur.

THÉRÈSE.

Un moment, un moment, monsieur n’est pas si pressé, et je vais, s’il veut me le permettre, me charger de sa lettre.

DUBOCCAGE.

Oui, mon enfant, chargez-vous de la lettre. J’ai beaucoup de plaisir à vous la remettre ; le père La Rose en aura à la tenir de vous, Allons chez le gouverneur.

THÉRÈSE.

Une lettre de Louis, quel bonheur ! mais voici justement le père La Rose.

 

 

Scène VII

 

THÉRÈSE, LA ROSE, RATAPLAN

 

LA ROSE, entre appuyé sur le petit tambour.

Air : Votre pavillon m’enchante.

Je n’ai plus de mon jeune âge
La brûlante activité,
Et pourtant si je suis sage,
C’ n’est pas par caducité.
Le vin et la beauté
Me rendent tout mon courage,
Le temps n’m’a point ôté,
Ni mon cœur ni ma gaîté.

THÉRÈSE.

Père La Rose, père La Rose, que je suis aise de vous voir ! comment ça va-t-il ce matin ?

LA ROSE.

Toujours bien, mon enfant, quand je vois une jolie fille.

THÉRÈSE.

Comment vous pensez encore à ça à votre âge.

LA ROSE.

Je crois que je rajeunis.

THÉRÈSE.

C’est vrai, ma foi, vous avez un visage de quinze ans.

LA ROSE.

Je n’en suis pas très loin... à la vérité, j’ai laissé un siècle derrière moi : l’appétit est excellent pour manger la soupe du roi, la tête est saine pour me rappeler mes campagnes, les yeux sont bons pour voir toujours mon drapeau avec plaisir, il n’y a que les jambes qui refusent le service... mais j’ai là mon bâton de vieillesse ; oh ! nous nous entendons bien, Rataplan et moi.

Air.

Le doux accord qui nous rassemble,
Entre nous est un nœud puissant ;
Et l’on voit toujours bien ensemble,
Le vieillard et le jeune enfant.
Oui, quoiqu’il soit à son aurore,
Par nos goûts nous sommes liés ;
Les plaisirs que l’enfance ignore,
Du vieillard sont presque oubliés.

THÉRÈSE.

Ah ! vous ne savez pas, père La Rose, je vous apporte quelque chose.

LA ROSE.

À moi, mon enfant ?

THÉRÈSE.

Oui, j’ai quelque chose à vous dire qui vous fera plaisir.

LA ROSE.

Depuis longtemps les jeunes filles ne me disent plus de ces choses-là.

THÉRÈSE.

Devinez.

LA ROSE.

Attends... n’me dis pas... c’est peut-être ma cravate de mousseline et mes cols de batiste que je t’ai donnés à blanchir.

THÉRÈSE.

Ah ben ! oui, il s’agit bien de ça ! ils ne sont pas prêts.

LA ROSE.

C’est donc ce bocal de cerises que la mère m’a promis ?

THÉRÈSE.

C’est bien mieux que ça, c’est une lettre.

LA ROSE.

Une lettre ! ce qu’il y a de sûr, c’est que ce n’est pas une lettre d’amour.

THÉRÈSE, sautant de joie.

C’est une lettre d’Espagne.

LA ROSE.

De mon petit Louis ?

THÉRÈSE.

Oui, c’est un militaire qui arrive de ce pays, qui nous l’a apportée ; il dit qu’il se porte comme un charme, et qu’il pense toujours à vous.

LA ROSE.

Et à toi aussi, hein ! n’est-ce pas ?

THÉRÈSE.

Ah ! dame, c’est ben naturel.

LA ROSE.

Ah çà ! voyons ce qu’elle dit cette lettre de Louis... c’est-à dire, non, il faut qu’une lettre comme ça soit lue en famille... Rataplan, va appeler mes enfants.

RATAPLAN.

Où sont-ils, M. La Rose ?

THÉRÈSE.

Oh ! ils ne sont pas difficiles à trouver, j’ai vu entrer ce matin M. La Giberne chez le marchand de vin, le père La Treille, là-bas au coin de la rue de l’Université...

LA ROSE.

Je le reconnais bien là.

THÉRÈSE.

Et j’ai dans l’idée que son père est allé le rejoindre.

RATAPLAN.

J’y cours, M. La Rose.

Il sort.

LA ROSE.

Au cabaret ! au cabaret dès le matin ! mille millions de carabines, voilà une belle conduite ! un père avec son fils, aller chez le marchand de vin, qu’est-ce que ça a l’air ; il n’y a qu’à voir si je l’y ai jamais conduit, non, vraiment, j’y allais seul... Cela me met dans une colère, je ne ferai jamais rien de ces drôles-là.

THÉRÈSE.

Allons, allons, calmez-vous, je crois que je les entends.

LA ROSE.

Ah ! qu’ils viennent, je vais joliment les arranger.

On entend fredonner dans la coulisse.

 

 

Scène VIII

 

THÉRÈSE, LA ROSE, VIEUX-BOULET, LA GIBERNE, RATAPLAN

 

VIEUX-BOULET, un peu en train.

« Je ne déserterai jamais,
« Jamais que pour aller boire. »

Se remettant dès qu’il voit son père.

Bonjour, mon père.

LA GIBERNE, de même.

« Quand je bois du vin clairet,
« Tout tourne au cabaret. »

Se remettant de même.

Bonjour, grand-papa.

LA ROSE, d’un air sévère.

Bonjour, messieurs, bonjour ; dites-moi un peu d’où vous venez ?

LA GIBERNE.

Nous venons de chez le père La Treille, qui a reçu quelques pièces de vin, et qui m’avait prié de venir le goûter.

LA ROSE.

Goûter du vin, goûter du vin, et est-il bon ce vin ?

LA GIBERNE.

Vrai Bourgogne à 15 ; c’est pour rien.

LA ROSE.

Et votre père, qu’y faisait-il ?

LA GIBERNE.

Je l’ai amené avec moi, parce qu’il s’y connait depuis plus longtemps.

LA ROSE.

Et moi, monsieur, croyez-vous que je ne m’y connais pas aussi bien que lui.

Pendant ce temps, Vieux-Boulet s’est tenu caché dernière son fils.

Avancez donc, mauvais garnement ; n’as-tu pas de honte ? voyez comme il est fait dès le matin, à son âge ?

Air : Que d’établissements nouveaux.

On vous trouve soir et matin
Entre la bouteille et le verre,
À table ainsi, chez l’ marchand d’ vin,
Je n’ sais pas c’ que vous pouvez faire.
D’mon temps, chaqu’ chose avait son tour,
La jeunesse était mieux menée,
Au cabaret j’allais vingt fois par jour,
Mais j’n’y restais pas un’ journée.

VIEUX-BOULET.

Aussi, mon père, vous êtes d’une sévérité !

LA ROSE.

C’est que tu tiens mal ton fils, c’est pas comme ça que je t’ai élevé ; c’est pas ma faute si tu n’en as pas mieux profité. Allons, venez m’embrasser ; que ça ne vous arrive plus.

LA GIBERNE.

Air.

D’vous contenter not’ cœur pétille,
Nous gardons l’ souvenir d’ nos états,
Vous êt’s l’ général d’not’ famille,
Et nous ne sommes que vos soldats.

LA ROSE.

Le premier code militaire,
Celui d’la nature en tout temps,
C’est le respect qu’envers leur père
Doivent toujours garder les enfants.

La Rose embrasse militairement Vieux-Boulet et la Giberne.

Eh bien ! nous avons reçu des nouvelles de Louis, un soldat qui arrive de l’armée vient de nous en apporter.

VIEUX-BOULET.

Une lettre de Louis ! elle arrive à propos, je commençais à être inquiet, c’est qu’il vont d’un train là-bas !

LA GIBERNE.

Un bras ou une jambe, c’est bien vite emporté.

LA ROSE.

Eh bien ! il y a place pour lui ici, à l’Hôtel. Allons, voyons, écoutez.

THÉRÈSE, apportant une chaise.

Ah ! oui, lisez, lisez ! père La Rose.

LA ROSE.

T’es la plus pressée, ma fille ?

THÉRÈSE.

Dame ! c’est ben naturel.

La Rose s’asseyant, les autres se placent autour de lui.

LA GIBERNE.

Mon père, si vous voulez, je vas vous en faire la lecture.

LA ROSE.

Du tout ! du tout ! cette lettre m’est adressée, c’est à moi à la lire.

VIEUX-BOULET.

À votre âge la vue est faible.

LA ROSE.

Qu’est-ce à dire, la vue est faible, je te la souhaite aussi bonne à mon âge.

À Rataplan.

Dis donc, petit ! sais-tu ce que sont devenues mes lunettes ?

RATAPLAN.

Père La Rose, vous les avez laissées hier, je crois, chez le rogomiste de l’École Militaire.

LA ROSE, bas à Rataplan.

Tais-toi donc bavard ! on ne parle pas de ça devant les enfants.

Haut.

C’est égal, je m’en passerai.

Il ouvre la lettre.

Ah ! mon Dieu ! comme l’encre est blanche, allons j’irai plus doucement, ça fera durer le plaisir.

Il lit.

« Mon cher père. » Son cher père, ce cher enfant !

LA GIBERNE.

Son cher père ! Vous voyez bien que c’est à moi qu’il écrit.

LA ROSE.

Paix ! ne suis-je pas son père aussi. « Mon cher père, je profite, pour vous adresser cette lettre, du départ d’un de mes camarades qu’un boulet de canon vient d’emporter. »

TOUS.

Qu’est-ce que cela veut dire ! voilà un drôle de courrier.

LA ROSE.

Attendez ! attendez ! je sautais une ligne.

Reprenant.

« Du départ d’un de mes camarades qui se rend aux Invalides. »

VIEUX-BOULET.

À la bonne heure.

LA ROSE.

Paix !

Reprenant.

« Aux Invalides pour vous annoncer qu’un boulet de canon vient d’emporter la dernière place dont nous faisions le siège. De toutes parts l’ennemi se rend en France. »

LA GIBERNE.

Qu’est-ce que vous dites donc-là ?

LA ROSE.

Un moment, un moment ! il y a là un point qui était sous mon pouce. « L’ennemi se rend. En France, vous devez avoir déjà connaissance de nos derniers succès, et j’espère avant peu vous donner des nouvelles moi-même... »

THÉRÈSE.

Des nouvelles, lui-même ; queu bonheur ! il va revenir.

LA ROSE.

Silence donc, Thérèse ! tu m’interromps au plus beau de la lettre, je ne vas plus pouvoir me retrouver.

Il continue.

« Tous les braves qui se sont distingués ont obtenu des récompenses, j’ai eu le bonheur d’avoir aussi de l’avancement. »

THÉRÈSE.

Lui ; oh ! comme je suis contente !

VIEUX-BOULET.

De l’avancement, ce cher enfant !

LA ROSE.

Se taira-t-on.

Il continue.

« À l’ouverture de la campagne j’avais été fait général. »

TOUS.

Général !

LA GIBERNE.

Ah çà ! qu’est-ce qu’il est donc à présent ? Maréchal de France.

LA ROSE.

Attendez, je crois que j’ai mal le. « À l’ouverture de la campagne, j’avais été fait caporal. »

LA GIBERNE.

C’est bien différent.

LA ROSE.

« Et je viens d’être nommé sergent. »

LA GIBERNE.

Sergent ! mon Louis, sergent ; ah ! j’en mourrai de joie !

LA RUSE.

Attends un moment... « Je vous apprends aussi que j’ai obtenu la croix... »

VIEUX-BOULET.

D’honneur !

LA ROSE.

Eh ! quelle croix donc, veux-tu que ce soit, la croix rouge, imbécile. Oui, je ne me trompe pas : « J’ai obtenu la croix d’honneur sur les remparts du Trocadéro, de la main même de Monseigneur le duc d’Angoulême. » Quel honneur !

THÉRÈSE.

Oh ! queu relief ça va lui donner !

VIEUX-BOULET.

De la main même de notre bon Prince.

LA GIBERNE.

C’est le plus beau jour de ma vie.

Chœur.

LA ROSE, VIEUX-BOULET, LA GIBERNE, avec émotion.

Air : de Jeannot et Colin.

Beaux jours de not’ jeunesse,
Vous voilà, vous voilà revenus ;
Cett’ croix, sur not vieillesse
Jette un éclat de plus ?

LA ROSE.

À c’prix qu’ chacun réclame,
Si j’ n’ai pu parvenir,
J’ai su mettre en son âme,
C’qu’il faut pour l’obtenir.

CHŒUR.

Beaux jours de not’ jeunesse, etc.

THÉRÈSE.

Je cours annoncer cette bonne nouvelle à ma mère.

 

 

Scène IX

 

LA ROSE, VIEUX-BOULET, LA GIBERNE, POUDRILLAC

 

POUDRILLAC, accourant.

Eh bien donc, vous autres, tandis que vous vous amusez ici, il se passe là-bas de drôles de choses.

LA GIBERNE.

Ah ! v’là M. Cancanier, il va encore nous faire quelques contes.

POUDRILLAC.

Un conté... sandis, c’est bien plutôt une histoire, lé fait il est avéré.

LA ROSE.

Voyons, voyons, M. le Gascon, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? et surtout pas de gasconnades.

POUDRILLAC.

Doucément, doucément, la chosé n’est pas encore publiqué.

VIEUX-BOULET.

C’est égal, c’est égal, dites toujours.

LA GIBERNE.

Tu nous fais bien attendre pour nous lâcher tes fagots.

POUDRILLAC.

Fagots ! vous avez raison, v’là justement ce que j’ai répondu à ceux qui m’ont assuré qu’il était nommé.

LA ROSE.

Nommé, qui...

POUDRILLAC.

Vous sentez, pèré La Rosé, qué si jé né parlé pas tout de suite, c’est qu’il faut ici une pétité précaution oratoire, une nouvellé aussi désagréablé a besoin d’être dite avec ménagément.

VIEUX-BOULET.

Oh ! ne nous ménage pas tant, voyons, de quoi s’agit-il.

POUDRILLAC.

Vous lé voulez, je vais parler : vous savez bien cé soldat qui arrive de l’armée d’Espagne ?

VIEUX-BOULET.

Celui qui nous a apporté la lettre de Louis.

POUDRILLAC.

C’est cela même, il vient d’être présenté à M. le Gouvernur.

LA ROSE.

Eh ! à qui voulais-tu qu’on le présentât ?

POUDRILLAC.

Sans doute, mais il lui a rémis uné lettré du général.

VIEUX-BOULET.

Il n’y a rien là d’extraordinaire.

POUDRILLAC.

Doucément, il lui a dit, jé suis content dé vous voir, mon brave.

LA ROSE.

Il nous en a dit autant à tous.

POUDRILLAC.

Patience, il lui a dit : mon brave, il vous lé dit à tous, ça va lé mieux du monde. Mais cé qu’il né dit pas à tous ; c’est : sergent, jé vas donner l’ordre de vous incorporer.

LA GIBERNE.

Il lui a dit ça.

POUDRILLAC.

Il lui a dit sergent ; jé l’ai entendu de mes deux oreilles.

LA GIBERNE.

C’est-il possible !

VIEUX-BOULET.

Sergent d’emblée, un cadet qui n’a que trente ans de service.

POUDRILLAC.

C’est une insigné favur.

LA GIBERNE.

Si je savais cela, je lui enlèverais ses galons avec la pointe de mon sabre.

LA ROSE.

Hé, là, là ! jeunes gens, ne nous emportons pas.

LA GIBERNE.

Ah ! Sainte-Carabine, il faudra que je tire cela au clair.

POUDRILLAC.

Mais dites donc, les anciens, qué ce qué jé vous dis-là n’aille pas faire des batteries, car enfin il peut y avoir là du plus ou du moins.

LA ROSE.

Au fait, puisque le gascon le dit, c’est peut-être pas bien sûr.

VIEUX-BOULET.

Mais cela ne se passera comme ça !

LA GIBERNE.

Soyez tranquille, mon père, cela me regarde, c’est moi qui vas lui faire son affaire.

LA ROSE, à Vieux-Boulet.

Voulez-vous bien dire à votre étourdi de fils, de ne pas se mêler de ça. Eh bien ! Monsieur, si vous n’êtes pas sergent aujourd’hui, vous le serez plus tard ; si vous avez vos services, eh bien, cet homme a les siens ; vous avez vos blessures, personne ne peut vous les ôter... En attendant qu’on vous accorde ce que vous méritez, il ne faut pas cesser de vous en rendre digne.

 

 

Scène X

 

LA ROSE, VIEUX-BOULET, LA GIBERNE, DUBOCCAGE, POUDRILLAC

 

POUDRILLAC, à part.

Bon, ça va sé gâter. Voici le nouveau sergent.

Haut.

Voilà M. Duboccage.

À part, en sortant.

Lé cancan est fait, jé mé retire.

VIEUX-BOULET, apercevant Duboccage.

Adieu, mon père, j’m’en vais... je n’veux pas me trouver en face de c’t’homme-là.

LA ROSE.

Voulez-vous bien rester-là... comment, voudriez-vous être aussi injuste que ceux qui vous ont fait un passe-droit... est-ce la faute de ce brave homme.

DUBOCCAGE, s’avançant.

C’est au doyen des invalides que j’ai l’honneur de parler ?

LA ROSE.

Oui, mon ami... j’aimerais mieux être le doyen des fifres ; mais enfin, c’est égal... Ah ça ! dites-moi, vous revenez donc de là-bas ?

DUBOCCAGE.

Oui, mon ancien... si le corps est mutilé, le cœur est toujours bon.

LA ROSE.

Il paraît que c’était chaud tout d’même, c’est au Trocadéro que ça allait bien, hein !... j’aurais voulu voir tous ces bons jeunes gens courant à la brèche, au travers de la mitraille ! Vous êtes bien heureux d’avoir été là !... ici j’entends bien l’canon encore quelquefois, mais il n’y a pas de boulet, ça ne fait pas le même plaisir.

DUBOCCAGE.

Dame, écoutez ; il faut que chacun ait son tour, c’est juste.

LA ROSE.

Toutes les fois qu’on me parle d’une bataille, je me rappelle les miennes, Fontenoy, par exemple.

VIEUX-BOULET.

Et moi ça me rappelle Bergopzom.

LA GIBERNE.

Et moi Hollellenden.

LA ROSE.

Nous étions arrivés à neuf heures du soir à Hantin-sur-l’Escaut, et à cinq heures du matin, nous étions l’arme au bras dans le bois de Barri. Ob ! qu’c’était beau ! il у avait là cent six bataillons complets, une fameuse cavalerie ; et ce qui valait ben tout ça, le Maréchal de Saxe !... le roi et le Dauphin qui passaient dans les rangs, donnaient du courage aux soldats et de la confiance aux chefs.

DUBOCCAGE.

C’est comme chez nous... La présence et la valeur du duc d’Angoulême, avaient doublé les forces de l’armée.

VIEUX-BOULET.

Le souvenir de la France nous fit braver les déserts d’Égypte.

LA ROSE.

Enfin, on nous fit marcher en colonnes serrées.

DUBOCAGE.

C’est comme ça qu’nous avons marché aussi.

LA GIBERNE.

C’est ainsi qu’à Wagram nous avons manœuvré.

LA ROSE.

Bientôt, on n’entendait plus que le bruit de la mousqueterie, et les cris de vive le roi !

DUBOCCAGE.

C’est sur c’te musique-là que nous chargions.

VIEUX-BOULET.

C’est à ce cri-là que nous combattrions encore.

LA ROSE.

Le soir l’ennemi fut battu.

DUBOCCAGE.

L’matin l’Trocadéro fut pris.

Air : Il me faudra quitter l’Empire.

Au nom du Roi, notre troupe ébranlée,
Suit le héros qui s’élance en avant ;
Faisant briller au fort de la mêlée,
Et son épée et son panache blanc.
Tous nos soldats imitant sa vaillance,
Disaient entre eux, les larmes dans les yeux,
Comme il n’nous rest’ qu’un fils de France,
Notre prince se bat pour deux.

LA GIBERNE.

Ah çà ! camarade, on dit donc qu’vous êtes nommé sergent ? 

DUBOCCAGE.

Oui, M. La Giberne, je suis sergent dans votre compagnie.

LA GIBERNE.

Comment, dans ma compagnie ?

DUBOCCAGE.

Oui, dans la compagnie où vous avez été nommé sergent major.

LA GIBERNE.

Comment, je suis nommé sergent-major ?

DUBOCCAGE.

C’est pourquoi vous n’avez pas été nommé sergent.

VIEUX-BOULET.

C’est-il possible !

LA ROSE.

Vous voyez bien, mon fils, que vous avez eu tort de vous emporter !...

LA GIBERNE.

Mon père, aussi vous êtes trop vif... Pour raccommoder tout ça, je propose d’aller mouiller les deux nominations chez le père Latreille.

DUBOCCAGE.

C’est dit !...

VIEUX-BOULET, lui tendant la main.

Touchez-là, nous trinquerons ensemble... Allons, mon père, venez avec nous.

LA ROSE.

Ah çà ! tu dis qu’il est bon, le nouveau à quinze ?

LA GIBERNE.

Moi, j’en réponds corps pour corps... Allons, en route.

VIEUX-BOULET, LA GIBERNE.

Air : Canon du bouquet du Roi.

Chers camarades,
Buvons rasades,
À la santé de notre Roi !
Avec du vin de bon aloi,
De bon’s amis jurent leur foi,
Assis auprès de toi,
De moi, de toi,
Chantons le verre en main, chantons
Vive le Roi.

LA ROSE, DUBOCCAGE.

Vive Henri Quatre,
Vive ce roi vaillant,
etc.

Ils sortent tout quatre en se tenant embrassés.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

POUDRILLAC, LA MÈRE BIDON

 

POUDRILLAC.

Jé crois qu’ils sont maintenant d’accord... Jé suis bien aise qué cé qué j’ai dit n’ait pas en dé suité... quant à cé qué jé vous racontais, mèré Bidou, jé né dis pas qué lé propos mérité confiancé.

LA MÈRE BIDON.

Cependant, si vous l’avez appris d’un de ses amis intimes.

POUDRILLAC.

Il prétend ! c’est vrai, qu’il est sûr qué cé pauvré Louis n’a ni père ni mère... Mais, vous savez... il ne faut jamais croire qué la moitié dé ce qu’on dit.

LA MÈRE BIDON.

Mille petits verres !... C’est déjà bien assez... et pour épouser ma Thérèse, faut avoir une famille... c’est qu’ les Bidons ont toujours eu un père, au moins.

POUDRILLAC.

Ah ! permettez, mère Bidon, né changeons pas la question, jé vous en prie... On né dit pas précisément qué Louis n’a pas de père, mais on assuré qu’il né lé connait pas... qu’enfin c’est un enfant trouvé.

LA MÈRE BIDON.

J’veux ben que l’dôme me serve de bonnet, si jamais ma Thérèse li est de quelque chose.

POUDRILLAC.

Quoi qué jé sois très amoureux dé la pétité, jé dois cependant en rival généreux, vous faire rémarquer qu’il est sergent.

LA MÈRE BIDON.

Qu’est-ce que cela me fait, à moi ; ce n’est pas moins un sergent trouvé.

POUDRILLAC.

Oui, jé conçois qué c’est bien désagréable.

LA MÈRE BIDON.

Oh ! il faut que j’apprenne ça à ma pauvre Thérèse... Thérèse !... Je suis bien sûre qu’elle sera de mon avis. Thérèse !... Thérèse !...

 

 

Scène II

 

POUDRILLAC, LA MÈRE BIDON, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Me v’là, ma mère... j’ai pas répondu tout de suite, parce que je tenais une collerette.

LA MÈRE BIDON.

Il s’agit bien de collerette, il y a bien autre chose sous le tapis.

THÉRÈSE.

Bah ! qu’est-ce que c’est donc ?

LA MÈRE BIDON.

Tu sais ben, Louis ?

THÉRÈSE.

Est-ce qu’il serait arrivé ? quel bonheur !

LA MÈRE BIDON.

Oh ! oui, va, c’est un fameux bonheur !... Il y a une fière chose qu’on a éventée... Ton Louis n’est le fils de personne.

THÉRÈSE.

Quoi que vous dites donc là... J’n’y connais pas beaucoup, mais j’ crois qu’ c’est pas possible.

LA MÈRE BIDON.

Le fait est qu’on n’ connaît pas son père... La Giberne l’avait adopté ! c’est une histoire qu’on raconte dans tout le quartier, et il peut compter que Thérèse et lui, ne diront pas ensemble le conjungo.

THÉRÈSE.

Ah ! ma mère, s’ pourrait-il ? Quoi ! à cause de ça...

LA MÈRE BIDON.

C’est ben assez... et je n’en démordrons pas...

THÉRÈSE.

Ô ciel ! qu’entends-je, c’est sa voix, c’est lui !

POUDRILLAC.

Quel guignon !

 

 

Scène III

 

POUDRILLAC, LA MÈRE BIDON, THÉRÈSE, LOUIS

 

LOUIS, se jetant dans les bras de Thérèse, qui a couru au devant de lui.

Air : Pantin, pantin.

Bon jour, bon jour, tout l’monde,
En dérout’ quand il a mis,
Ses ennemis,
Un soldat qu’ la gloire seconde,
Vient embrasser ses amis.

THÉRÈSE, pleurant.

Ma peine à sa vue augmente.

MADAME BIDON.

Je n’ose plus l’attrister,
Faut l’éviter.

Elle sort.

POUDRILLAC, après l’avoir embrassé.

À ton aise, chante, chante,
Bientôt tu vas déchanter...

LOUIS.

Bon jour, bon jour, etc.

Eh ben ! où donc est la mère Bidon ? on dirait qu’elle me fuit. Poudrillac, savez-vous ce que cela veut dire ?

POUDRILLAC.

Hé ! donc jé lé soupçonne ?

LOUIS.

Air de Boursault.

Expliquez-moi ça tout de suite,
D’où vient cet accueil glacial ?
La fill’ pleur’, la mère m’évite,
Aurais-je en ces lieux un rival ?

POUDRILLAC, d’un air embarrassé.

Que voulez-vous qué jé réponde...
Je dois m’esquiver sans éclat...
Car vous savez qué par état
Je fais la barbe
(bis.) à tout le monde.

Il sort.

LOUIS.

Il s’en va aussi... cela commence à m’inquiéter... Que s’est-il donc passé en mon absence ?

THÉRÈSE, soupirant.

Ah !

LOUIS.

Serait-il arrivé quelqu’accident à mes bons amis ?

THÉRÈSE, pleurant.

Oh ! mon Dieu, non ! il ne leur est rien arrivé.

LOUIS.

Le père La Rose, Vieux-Boulet, La Giberne... je viens de les voir, et ils m’ont bien reçu.

THÉRÈSE, pleurant.

Ils se portent tous à merveille !

LOUIS.

De quoi t’affliges-tu donc ?

THÉRÈSE.

Ah ! d’un bien grand malheur !

LOUIS.

Qu’est-ce que c’est ?

THÉRÈSE.

Ma mère ne veut plus que tu sois mon mari.

LOUIS.

Ta mère !... elle manque ainsi à sa promesse !

THÉRÈSE.

Elle me l’a signifié... Et moi, qui comptais là-dessus depuis six mois... Y a de quoi en perdre la tête.

LOUIS.

Quel est le motif de son refus ?

THÉRÈSE.

Ah ! c’est un motif bien puissant, va...

LOUIS.

Mais encore... dis donc ?

THÉRÈSE.

Je n’ai pas la force de te répéter ça.

LOUIS, vivement.

Oserait-elle attaquer mon honneur, ma bravoure ?

THÉRÈSE.

Oh ! non... tout le monde te rend justice de ce côté-là ; mais...

LOUIS.

Mais... qu’est-ce donc ?

THÉRÈSE.

Eh bien ! elle dit comme ça que tu n’as pas de nom, pas de père, pas de rang dans le monde... Que sais-je, moi, tout ce qu’elle dit que tu n’es pas... cela me met au désespoir.

LOUIS, riant.

Oh ! n’est-ce que cela ? rassure-toi !

Air : la Boulangère.

Je n’ai pas d’rang, à c’que tu dis,
Mais j’suis soldat, ma chère ;
Un nom ? on m’appelle Louis,
C’est un beau nom, j’espère,

Montrant les tuileries.

Et ce louvre, ne l’vois tu pas ?
Nous avons tous un père
Là-bas,
Nous avons tous un père.

THÉRÈSE, pleurant toujours.

Je te conseille d’aller le trouver ; il n’y a que te père-là qui puisse arranger not’ mariage !

LOUIS.

Ah ! dam’ ! j’irais ben tout d’ même ; il me r’cevrait bien... Mais, avant tout, je veux voir ta mère ; il est peut-être encore possible de la faire changer de résolution.

THÉRÈSE.

Ne l’espère pas... Va, je suis bien à plaindre !

Air : Ah ! ah ! ah !

Ah ! ah ! ah ! j’n’y survivrai pas !
On me condamne à rester fille.
Ah ! ah ! ah ! l’ célibat, hélas !
Causera bientôt mon trépas.

LOUIS.

Avec les parents d’la fille,
Nous arrangerons tout ça.

THÉRÈSE.

Comment qu’ça s’arrangera,
Puisque tu n’as pas de famille.
Ah ! ah ! ah !
etc.

 

 

Scène IV

 

THÉRÈSE, DUBOCCAGE, LOUIS

 

DUBOCCAGE.

Où est-il ? où est-il ? ce cher Louis ! mon jeune camarade !

LOUIS.

Duboccage, embrassons-nous ! Tu vois, mon ami, je suis arrivé aussitôt que toi.

DUBOCCAGE.

Eh bien ! comment vont les amours ?

THÉRÈSE.

Ah ! l’amour va bien mal, monsieur le Sergent ; ma mère lui a coupé bras et jambes.

DUBOCCAGE.

Dit-elle vrai ?

LOUIS.

Eh ! mon Dieu, oui, la mère de Thérèse a su, je ne sais comment, que le brave La Giberne n’est pas mon père, elle ne veut plus consentir à mon mariage avec sa fille.

DUBOCCAGE.

Elle l’ignorait donc ?

LOUIS.

Sans doute, La Giberne voulait qu’on lui en fit mystère.

DUBOCCAGE.

Ô mes amis ! je suis cause de votre malheur !

THÉRÈSE.

Vous ? que voulez-vous dire ?

DUBOCCAGE.

Tantôt, en causant avec ce perruquier gascon que j’ai trouvé ici à mon arrivée, j’ai parlé de la reconnaissance de Louis pour son père adoptif, et je lui ai appris, sans le vouloir, une chose que je ne croyais pas être un secret.

THÉRÈSE.

C’est ça ! et pour nuire à son rival, il est venu tout de suite en informer ma mère.

DUBOCCAGE.

Le misérable !

LOUIS.

Je lui couperai les oreilles.

DUBOCCAGE.

Eh ! mon ami, que ferais-tu des oreilles d’un perruquier ? ton mariage ne peut-il pas se faire sans cela ? d’ailleurs, n’es-tu pas un assez bon parti ?

Air : Dis-moi, mon vieux.

C’est un malheur d’être seul sur la terre,
Mais l’abandon raffermit un grand cœur,
Et cet enfant que délaisse son père,
Fait seul aussi sa gloire et son bonheur.
Ces deux chevrons, ce signe où l’honneur brille,
Furent le prix de tes nobles travaux.
Mon cher Louis, un enfant de famille
N’a pas toujours des titres aussi beaux.

THÉRÈSE.

Ah ! M. le sergent, si ma mère pouvait vous entendre !

DUBOCCAGE.

Hé parbleu ! je ne demande pas mieux que de lui parler ; je la convaincrai, j’en réponds. Nous autres Bretons, nous avons l’éloquence du cœur.

THÉRÈSE.

Je vais aller la chercher.

LOUIS.

Va vite ; moi, pendant ce temps, j’irai rejoindre nos vieux soldats que j’ai ramené d’Espagne, pour venir prendre place aux Invalides, et je reviens ici avec eux.

ENSEMBLE.

Air : De la brouille.

Espérance !
Espérance !
Nous serons unis tous les deux.
Confiance
Et constance,
Doivent nous rendre heureux.

DUBOCCAGE.

Allons, qu’un baiser tendre,
Scelle à l’instant vos courts adieux.

THERÈSE.

J’veux ben le laisser prendre.

LOUIS, l’embrassant.

J’prends... en attendant mieux.

ENSEMBLE.

Espérance ! etc.

Louis et Thérèse sortent.

 

 

Scène V

 

DUBOCCAGE, LA GIBERNE

 

Au moment où Louis et Thérèse sortent, Duboccage est accosté par La Giberne, qui attendait le moment où il serait seul.

LA GIBERNE, un sabre sous son habit.

Camarade, j’aurais deux mots à vous dire.

DUBOCCAGE.

À vos ordres, mon ancien.

LA GIBERNE, d’un air sévère.

Avez-vous cru que j’avais oublié de me mettre en garde ?

DUBOCCAGE.

Si j’avais pu le croire, il m’eut suffi de regarder l’habit que vous portez. Mais que voulez-vous dire ?

LA GIBERNE.

Ayant d’endosser cet habit-ci, j’en ai porté avec honneur un comme le vôtre.

DUBOCCAGE.

Vous n’avez fait que votre devoir. Mais allons au but.

LA GIBERNE.

Si vous vous rappelez votre conduite depuis que vous êtes ici, vous devez savoir ce que je vous veux.

DUBOCCAGE.

Je ne vous comprends pas.

LA GIBERNE.

Vous m’avez offensé dans ce que j’ai de plus cher après mon père, dans un être qui a tout mon amour, toutes mes affections, et que depuis vingt-cinq ans je me suis fait une douce habitude de regarder comme mon fils.

DUBOCCAGE.

Expliquez-vous ?...

LA GIBERNE.

Vous connaissez Louis ?

DUBOCCAGE.

C’est mon camarade, mon ami.

LA GIBERNE.

Et vous avez fait son malheur ! La mère Bidon vient de me tout conter ; le mariage avec sa fille est rompu ; Louis est au désespoir ; et c’est vous, vous seul qui êtes cause de cela.

DUBOCCAGE, avec dignité.

Si vous l’aviez pris moins haut avec moi, je pourrais m’expliquer, mais dans ce moment je n’ai plus qu’un mot à vous dire : partons... Mais vous n’avez pas d’armes ?

LA GIBERNE, tirant son sabre de dessous son habit.

Voici mon sabre, il ne m’a pas quitté depuis vingt-cinq ans, et a fait avec moi toutes mes campagnes.

Air : Vaudeville de Turenne.

D’tant de héros pleins de courage,
Qui furent fameux autrefois,
Le bronze a transmis d’âge en âge,
Le souvenir et les exploits,
Moi j’ai prouvé par des titres solides,
Que près du Nil, j’ai tenu garnison,
Et c’vieux sabre a gravé mon nom,
Sur la pierre des Pyramides.

DUBOCCAGE, regardant le sabre avec attention.

Ce sabre... camarade, comment se trouve-t-il dans vos mains ?

LA GIBERNE.

Il se rattache à des souvenirs bien chers ; il a appartenu à un brave homme qui m’a sauvé la vie.

DUBOCCAGE.

Qui vous a sauvé la vie !... ne l’avez-vous pas trouvé dans une chaumière de la Vendée, après la prise de Fontenai ?

LA GIBERNE.

J’avais été laissé mourant sur le champ de bataille...

DUBOCCAGE, avec émotion.

D’un coup de feu dans la poitrine ? Je vous conduisis dans ma chaumière, où tous les soins vous furent prodigués.

LA GIBERNE.

Quoi ! vous seriez !...

DUBOCCAGE.

Ce soldat de Laroche Jacquelin, qui promit à son général de vous sauver ou de périr.

LA GIBERNE, se jetant dans ses bras.

Je vous retrouve ! Ô ciel ! je te rends grâce, tu ne m’as pas laissé mourir sans embrasser mon bienfaiteur !

DUBOCCAGE, avec la plus vive émotion.

Ah ! parlez, parlez de grâce, qu’avez-vous fait de ce malheureux enfant que je confiai à vos soins au moment de retourner au combat, et qu’à mon retour je n’ai plus retrouvé sous les débris de ma cabane.

LA GIBERNE.

Il vit, il vit pour mon bonheur et pour le tien. Tu vas l’embrasser, je vais te le rendre.

Pendant la fin de cette scène, La Rose, Vieux-Boulet, Louis, Thérèse et la Mère Bidon, sont attentivement placés au fond du Théâtre, écoutant avec anxiété cette explication. À la fin de la scène, ils s’avancent tous.

 

 

Scène VI

 

LA ROSE, VIEUX-BOULET, LA GIBERNE, LOUIS, THÉRÈSE, LA MÈRE BIDON, DUBOCCAGE

 

LA GIBERNE, prenant Louis par le bras et le poussant vers Duboccage.

Louis, cours embrasser ton père...

LOUIS, se précipitant dans les bras de Duboccage.

Mon père !

DUBOCCAGE.

Mon fils, mon cher fils. Ah ! mes amis, que ne vous dois-je pas !

CHŒUR.

Air d’ Alexis et Justine.

Quel heureux jour !
Ah ! quelle douce ivresse,
Leur tendre amour
Te rend à ma vieillesse.
Mon cher Louis,
Ah ! mon cher fils,
Dans cet instant prospère,
Plein de valeur,
Couvert d’honneur,
Tu retrouves un père.
Ah ! quel beau jour
Pour la gloire et l’amour.

LA ROSE.

Eh bien ! quand je te disais, Thérèse, que tout s’arrangerait.

 

 

Scène VII

 

LA ROSE, VIEUX-BOULET, LA GIBERNE, LOUIS, THÉRÈSE, LA MÈRE BIDON, DUBOCCAGE, INVALIDES, BLANCHISSEUSES, MARINIERS du Gros-Caillou, ENFANTS DE TROUPE

 

Une musique guerrière se fait entendre, on voit arriver sur la scène les nouveaux Invalides de l’armée d’Espagne qui viennent prendre place à l’Hôtel, ils sont conduits par leurs anciens camarades et précédés par un petit détachement d’Enfants de troupe ; des Blanchisseuses et des Mariniers suivent le cortège et forment des danses.

LA ROSE.

Eh bien ! mes amis, nous voilà tous réunis et heureux, Thérèse, Louis, je veux de mes économies payer votre repas de noces ; nous le ferons chez le père La Treille, et là, nous boirons tous ensemble à la gloire de nos armes, au retour de notre armée et de son brave général.

Vieux-Boulet, La Giberne, Louis et Duboccage se pressent autour du père La Rose.

TOUS.

Voilà un beau jour pour nous !

LA ROSE.

Air de Bayard.

De vieux soldats quel heureux assemblage !
De Fontenoy, Zurich et Marengo,
On a revu l’ardeur et le courage ;
Sous Pampelune et sur l’Trocadéro ;
Que toute haine ici se taise
À l’aspect d’un tel monument,
Car nous offrons en ce moment,
Cent ans de la gloire française.

CHŒUR.

Oui, nous offrons en ce moment,
Cent ans de la gloire française.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, POUDRILLAC, accourant

 

POUDRILLAC.

Eh bien ! eh bien ! que viens-je d’apprendre ! tout le monde est d’accord ici.

LA MÈRE BIDON.

Oui, perruquier de malheur.

DUBOCCAGE.

C’est donc vous qui vouliez brouiller tout le monde ?

LOUIS.

Oui, pour m’enlever ma Thérèse.

POUDRILLAC.

Oh ! j’y renonce, on vient de mé proposer une femme jolie, avec 15 mille livres de rente... en espérance.

LA ROSE.

Eh bien ! croyez ça et buvez de l’eau.

LA MÈRE BIDON.

Père La Rose, je veux aussi payer ma part de la tête, et je vas mettre ma cantine au service de nos nouvelles recrues.

LOUIS.

Mes amis, vous l’entendez, la Mère Bidon va vous faire les honneurs de l’Hôtel pour votre entrée au régiment.

DUBOCCAGE.

Ah ! c’est que notre régiment n’est pas un régiment comme un autre.

LA ROSE.

Oui, oui, il a bien aussi son mérite.

Air.

On ne voit pas d’inutiles services,
Dans cet asile de l’honneur,
De vieux lauriers, de nobles cicatrices,
Sont nos titres à la faveur.
Nous somm’s gradés par la mitraille,
Les boulets font not’ avancement,
Car c’est sur le champ de bataille
Qu’on recrut’ notre régiment.

CHŒUR.

Oui, c’est sur le champ de bataille, etc.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Vaudeville des Épaulettes de grenadier.

D’un doux repos     { allons goûter les charmes,
{ venez
Dans ce palais l’asile des brav’s soldats,
Allons            }par le récit de          { nos faits d’armes
Venez }                                  {vos
Nous } rappeler les plaisirs des combats.
Leur   }

THÉRÈSE, au public.

Air : Ces Dames avaient le projet.

Après de belliqueux travaux
Tous ces vétérans de la gloire,
Consolent ici leur repos,
Par des souvenirs de victoire,
Par nos bravos que les guerriers,
Soient réjouis dans leur retraite,
Ne rendez pas leurs vieux lauriers,
Témoins ce soir d’une retraite.

CHŒUR.

D’un doux repos allons goûter les charmes.

Tableau général.

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