Les Gants jaunes (Jean-François BAYARD)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre National du vaudeville, le 6 mars 1835.

 

Personnages

 

RÉMI, ancien capitaine de gendarmerie

ANATOLE, maître de danse

ISIDORE

MADAME RÉMI

MADAME DURAND, portière

BAPTISTINE, sa nièce

 

La scène se passe à Paris, chez Anatole.

 

Le théâtre représente une petite pièce ouvrant sur le carre ; à droite, la chambre à coucher ; à gauche cheminée, guéridon, etc.

 

 

Scène première

 

MADAME DURAND, ANATOLE

 

MADAME DURAND ouvre très doucement la porte du fond, et entre, son lait à la main.

Entrons tout doucement et sans faire de bruit... il dort peut-être encore... ça doit dormir ferme, un maître de danse !... celui-là surtout qui se donne un mal !... toujours en l’air !... Ah ! je crois qu’il se réveille...

ANATOLE, de sa chambre.

C’est vous, mère Durand ?

MADAME DURAND.

Oui, monsieur Anatole... ne vous dérangez pas !... je ferai votre ménage plus tard...

ANATOLE, de même.

Il y a longtemps que je suis levé... j’ôte mes papillotes... et Baptistine, comment va-t-elle ?

MADAME DURAND.

Ma nièce ! pas mal... pas mal...

ANATOLE, de même.

Est-ce qu’elle ne viendra pas ce matin ?

MADAME DURAND.

Du tout !... elle prétend que vous êtes un séducteur... un léger... léger...

ANATOLE, s’élançant de sa chambre.

Comme Zéphire.

Il est en pantalon collant, une cravate très montante et sans habit. Il entre en chantant et en dansant.

Air : Contredanse de Jacquemin.

Quand d’une belle
La voix m’appelle,
Sans retard, d’un s.iut je suis là !
Et fille ou femme,
Je suis de flamme
Pour ses attraits, quand elle en a.
J’ai bien dormi... j’ai le sommeil très tendre ;
Heureux cent fois si, fripon achevé,
En m’éveillant, l’amour pouvait me rendre
Tout le bonheur qu’en dormant j’ai rêvé.
Quand une belle, etc.

Il s’arrête une jambe en l’air et tenant Mme Durand dans ses bras.

MADAME DURAND.

Mais laissez-moi donc, monsieur Anatole... si quelqu’un entrait... je vous demande un peu ce qu’on pourrait penser ?

ANATOLE.

On penserait que j’ai la jambe fine et le jarret bien tendu...Voilà !... est-ce que vous craignez les cancans, madame Durand ?

MADAME DURAND.

Tiens ! on est si méchant

Air : Un homme pour faire un tableau.

C’est un enfer, du haut en bas...
Dans un’ maison comme la nôtre.
Les locatair’s ne se gênent pas ;
Ils ont des langues...

ANATOLE.

Comme la vôtre !
Le privilège des cancans
Vous est-il octroyé, ma chère ?

MADAME DURAND.

Oui, car c’est compte tous les ans,
Dans les gages de la portière.

ANATOLE.

Voyez-vous ! mais d’ailleurs, qu’est-ce qu’ils peuvent dire sur vous... une femme d’âge qui a de la barbe au menton.

MADAME DURAND.

Hein !... par exemple !...

ANATOLE.

Oh ! vous en avez un peu... tant mieux, cela annonce une vertu qui a de l’aplomb et qui ne risque pas de faire la pirouette.

Il pirouette.

MADAME DURAND.

Ce qui n’empêche pas qu’on cause... c’est tout simple... une portière qui a de bons yeux...

ANATOLE.

Avec des lunettes.

MADAME DURAND.

Qui regarde passer tout le monde, et se permet un petit doigt de morale, sur les ceux et les celles qu’on reçoit... ça contrarie ! aussi faut voir comme les locataires m’habillent...

ANATOLE.

Bah ! est-ce que ce sont eux qui vous ont habillée ce matin ?

MADAME DURAND, à la cheminée.

Hein ! pourquoi...

ANATOLE.

C’est que je ne leur en ferai pas mon compliment... Que faites-vous donc là ?

MADAME DURAND.

C’est votre déjeuner.

ANATOLE.

Eh ! non... ce n’est pas la peine, je déjeune en ville... dans une pension de demoiselles où je donne des leçons de danse ! nous faisons la Sainte-Catherine... nous ne serons que des femmes...

MADAME DURAND.

Qu’est-ce que vous dites ?

ANATOLE.

Ah ! que je suis bête !... c’est que vous ne savez pas, à cause de ma douceur et de ma timidité, on me traite absolument comme une demoiselle...

MADAME DURAND.

Par exemple ! ce n’est pourtant pas ce que dit Baptistine... elle prétend que vous êtes un enjôleur... un scélérat...

ANATOLE.

Est-ce Dieu possible ? moi, qui ne peut pas regarder une femme en face sans frissonner et sans rougir... vrai ! c’est pour ça que ma carrière a été manquée, autrement, tel que vous me voyez, je serais premier danseur à l’Opéra.

MADAME DURAND.

Bah ! qu’est-ce qui a empêché ?

ANATOLE.

Ah ! voilà... je suis un élève de M. Vestris, le dernier, Vestris III, et j’ose dire que son génie n’avait rien formé de mieux que votre serviteur... il faut convenir aussi qu’il n’avait jamais trouvé un homme mieux fendu et les détails plus avantageux... une grâce une souplesse, un coude pied ! et de la légèreté !... il m’appelait son Éole...

MADAME DURAND.

Qu’est-ce que c’est que ça, Éole ?...

ANATOLE.

C’est le dieu des vents, ma chère. Mais, absorbé par l’étude de la danse, je n’avais pas encore ouvert mon cœur ingénu aux douces impulsions d’un sentiment voluptueux... en d’autres termes, je n’avais pas encore aimé... Oh ! pas du tout, parole d’honneur ! et la vue d’une femme avait la vertu de me casser les bras et les jambes, ce qui est assez gênant pour un danseur. Mon maître préparait mes débuts, et il fut convenu avec M. Lubbert, l’ancien directeur de l’Opéra, que je paraîtrais pour la première fois, dans un pas de trois, avec mesdames Noblet et Montessu, comme qui dirait aujourd’hui Essler et Taglioni... Je parus... la salle était coudoie, Vestris était au balcon, et j’ose dire qu’il avait lieu d’être content... j’étais bien en perruque blonde... nu jusqu’à la hanche, et un carquois sur le dos ; mille lorgnettes me dévoraient, et je dansais ! on n’avait jamais dansé comme ça, c’était à se pâmer... tout à coup, je venais de faire un entrechat horizontal, et de me fendre jusqu’aux oreilles, lorsque je vis paraître mes deux nymphes, Montessu et Noblet, dont je vous parlais tout à l’heure, le sein découvert et le tibia sans chaussure ; un jupon de cinq ou six pouces, pas une ligne de plus, ma chère. Je les vis, et dès ce moment, ma tête se perdit, ma jambe s’égara, et une sueur froide submergea tous mes avantages ; je dansais bien encore, mais, bonsoir !... ce n’était plus ça... plus de moelleux, plus de velouté, la pirouette était flasque et l’entrechat me glissait dans les jambes, deux véritables flageolets, mes danseuses m’avaient paralysé, et j’entendais les chœurs chuchoter autour de moi : « Pas de nerf !... pas de nerf ! » Je t’en fiche !... j’étais tout nerf au contraire ; mais, j’étouffais... je n’y étais plus, et je rentrai dans la coulisse au milieu d’un murmure général, et même mieux que ça ; ce qui m’enfonça jusqu’au troisième dessous et fit la fortune du petit Perrot dont les débuts eurent, deux jours après, un succès colossal, quoiqu’il ne m’aille pas à la cheville.

MADAME DURAND.

Et vous en êtes là ?

ANATOLE.

Comme vous dites... j’ai pris l’Opéra en haine, et les danseuses en horreur, et je suis descendu jusqu’au vil métier de manœuvre, travaillant des jambes, en d’autres termes, je suis maître de danse eu attendant mieux.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

C’est un métier, tout bas je puis le dire,
Qui m’humilie un peu ; moi, qui devais
Jouer l’Amour, Apollon et Zéphire,
Moi, dont les pieds pour voler étaient faits,
Je mets, hélas ! mes talents au rabais ;
Mais quand alors, d’une marche légère,
Je rase le sol, on dirait
Que c’est un dieu qui descend sur la terre,
Pour courir le cachet.

Il est vrai que je me suis un peu aguerri, et que les femmes ont eu quelques bontés pour moi... mais je n’en ai pas moins conservé un petit air candide qui m’attire la confiance des familles et des maîtresses de pension...

MADAME DURAND.

Ce qui ne vous a pas empêché de vouloir en conter à ma nièce, pour la séduire.

ANATOLE.

Moi ! si j’y ai pensé, je veux bien que le diable... vous emporte.

MADAME DURAND.

Si bien qu’elle a juré qu’elle ne remettrait plus les pieds chez vous...

 

 

Scène II

 

MADAME DURAND, ANATOLE, BAPTISTINE

 

BAPTISTINE, en dehors.

Ma tante ! ma tante !

MADAME DURAND.

C’est elle ! Me voilà !

BAPTISTINE, sans entrer.

Voulez-vous venir, ma tante ?

ANATOLE.

Entrez donc, Baptistine... Baptistine, vous pouvez entrer, il n’y a pas de danger, Baptistine... je suis couvert.

BAPTISTINE.

Merci, monsieur, je veux parler à ma tante...

MADAME DURAND.

Eh bien ; entre, je suis là...

Elle entre.

ANATOLE.

Ne tremblez pas, Baptistine ; vous êtes chez un ami... vous le savez bien...

BAPTISTINE.

Je sais, monsieur, que vous m’aimiez... vous le disiez du moins.

ANATOLE.

Mais, je vous aime encore...

MADAME DURAND.

Dam ! si vous vous aimez... Il n’v a qu’à dire, ce sera bientôt fait... écoutez donc, il n’y aurait pas d’affront... vous travailleriez tous les deux ; vous de vos jambes, elle de ses doigts, elle peut s’établir dans les nouveautés... et un bon mariage...

ANATOLE.

Mère Durand, donnez-moi mon habit bleu, et mon chapeau neuf.

MADAME DURAND.

Tout de suite !... Dieu !... un neveu comme vous ; comme ça m’irait bien...

Elle va à la chambre à coucher.

ANATOLE, à part.

Oui, je t’en donnerai, un élève de Vestris pour tirer le cordon !

BAPTISTINE.

Ma tante !

ANATOLE, la retenant.

Eh bien ! Baptistine, restez donc... dites-moi, vous couchez donc maintenant dans la chambre à côté de la mienne ?

BAPTISTINE.

Oui, monsieur Anatole, en attendant qu’elle soit louée.

ANATOLE.

Dans l’alcôve contiguë à la mienne... Il ne faut pas baisser les yeux pour ça, Baptistine, il y a une cloison, et une porte condamnée.

Air : Ah ! si mon mari me voyait.

Eh ! mais de cette porte-là
La clef doit vous être remise.

BAPTISTINE.

Non, monsieur, ma tante l’a prise.

ANATOLE.

Et sa nièce la reprendra...

BAPTISTINE.

Non, monsieur, cette porte-là
Ne doit qu’à mon mari, j’espère...
S’ouvrir avec mon cœur...

ANATOLE.

Oui dà.
Heureux celui qui doit, ma chère,
Passer par cette porte-là !

À part.

Elle a rougi.

MADAME DURAND, apportant l’habit.

Voilà, monsieur Anatole... mettez-vous vos gants jaunes qui sont sur la commode ?

ANATOLE.

Non, laissez-les... ce sont les gants que je mets quand je vais à l’Opéra ; comme ces messieurs de l’orchestre... À propos, Baptistine, avez-vous nettoyé ceux que je vous ai envoyés par votre tante ?

BAPTISTINE.

Oui, certainement, je vous les renverrai.

ANATOLE.

Non ! apportez-les vous même... vous-même, entendez-vous, Baptistine, nous causerons.

BAPTISTINE.

De notre mariage ?...

ANATOLE.

Oui, oui, aujourd’hui, Baptistine...

MADAME DURAND.

Eh !... mais, j’y pense... qu’est-ce que tu avais à me dire ?

BAPTISTINE.

Ah ! mon Dieu ! j’oubliais le facteur qui est en bas !...

MADAME DURAND.

Oh ! le pauvre cher homme !...

Air : Du silence ! on peut nous entendre.

Mais je descends, il doit m’attendre,
C’est quelque lettre à me donner...
Et puisque vous sortez, j’ vais prendre
Votre lait pour mon déjeuner...

Elle prend le lait.

BAPTISTINE, à part.

Il m’aime ! que je suis contente !

À Madame Durand.

Je vous suis...

ANATOLE, à mi-voix.

Demeurez ici...

BAPTISTINE.

Monsieur, je ne puis, sans ma tante,
Demeurer que chez, mon mari.

ENSEMBLE.

Adieu, monsieur, je vais descendre ;
Vos gants doivent me ramener...
Surtout, n’allez pas, pour m’attendre,
Oublier votre déjeuner.

ANATOLE.

Je reviendrai pour vous attendre,
Mes gants doivent vous ramener,
Je crois, si vous étiez plus tendre,
Que j’oublierais mon déjeuner.

MADAME DURAND.

Mais descendons, on doit m’attendre,
C’est quelque lettre à me donner,
Et puisque vous sortez, j’ vais prendre
Votre lait pour mon déjeuner.

Elle sort avec sa nièce.

 

 

Scène III

 

ANATOLE, seul, mettant son habit

 

Cher ange ! elle est gentille, Baptistine ; par malheur, un peu bégueule, elle parle de mariage comme le grand Turc parle d’autre chose... ce n’est pas que je ne puisse... certainement, ce ne serait pas déroger... mon père tirait le... Hum ! moi je me suis élevé...

Tirant sa montre.

Diable ! neuf heures, et mon déjeuner de Sainte-Catherine, ces petites filles seront-elles contentes de me voir, quelle délicieuse journée je vais passer !...

On frappe à la porte du fond.

Qu’est-ce que c’est ? est-ce que Baptistine viendrait déjà !...

On frappe plus fort.

 

 

Scène IV

 

ANATOLE, MADAME RÉMI

 

MADAME RÉMI, d’une voix étouffée, en dehors.

Ouvrez ! ouvrez !

ANATOLE, ouvrant.

Voilà ! voilà !

MADAME RÉMI, se précipitant dans la chambre.

Monsieur... monsieur... sauvez-moi !

ANATOLE.

Ah ! mon Dieu !

MADAME RÉMI.

Sauvez-moi, ou je suis une femme perdue...

ANATOLE.

Madame...

MADAME RÉMI.

Monsieur, je vous devrai l’honneur et la vie.

ANATOLE.

Je ne demande pas mieux... mais je n’ai pas l’avantage...

MADAME RÉMI.

Vous saurez qui je suis... je vous dirai...

Avec effroi.

Ah !

ANATOLE.

Hein ?

MADAME RÉMI.

C’est lui !

ANATOLE.

Qui ?

MADAME RÉMI.

Pas un mot... il nous tuerait tous les deux !...

ANATOLE.

Bah !

Madame Rémi se jette dans la chambre à coucher dont elle ferme la porte.

Eh bien ! dans ma chambre... dans ma chambre à coucher... pas gênée !... Il paraît qu’il ne faut rien dire...

 

 

Scène V

 

RÉMI, ANATOLE

 

RÉMI, paraissant vivement dans le fond.

Serait-ce ici ?

ANATOLE.

À l’autre !

Il fait des battements, à part en le regardant de côté.

Oh ! quel air solennel ; comme le Jupiter de l’Opéra... quand il descend du ciel en manteau jaune.

RÉMI.

Monsieur...

ANATOLE, feignant de l’apercevoir.

Ah ! monsieur...

RÉMI.

J’ai bien l’honneur de vous saluer.

ANATOLE.

Monsieur, vous êtes trop honnête.

RÉMI.

Vous paraissez bien ému...

ANATOLE.

Oh ! un peu échauffé... Il y a une heure que je fais des battements...

RÉMI.

Vous n’avez vu personne ?

ANATOLE.

Monsieur dit...

RÉMI.

Vous n’avez vu personne.

ANATOLE.

Je ne comprends pas.

RÉMI, avec colère.

Eh ! morbleu !

Se contraignant.

Pardon !

Regardant autour de lui, et tirant une paire de gants jaunes de sa poche.

Monsieur, oserai-je vous demander un service ?

ANATOLE.

Pourquoi pas ?...

RÉMI.

Voulez-vous avoir la complaisance d’essayer ces gants.

ANATOLE.

Pardon... monsieur vend des parfums et des...

RÉMI, l’interrompant.

Monsieur, je ne viens point ici pour plaisanter... Essayez-vous... oui, ou non...

ANATOLE, prenant les gants.

Tout de suite...

À part.

Si j’y comprends un mot, je veux être empalé...

RÉMI.

Eh bien ?

ANATOLE, les essayant.

Eh bien, ils me sont trop petits, vos gants.

RÉMI.

Trop petits...

ANATOLE.

Impossible d’entrer avec tous mes doigts... c’est trop juste.

RÉMI, les reprenant.

Monsieur, je suis désolé de vous avoir dérangé.

ANATOLE.

Il paraît que monsieur n’avait pas d’autre service à demander.

RÉMI, s’en allant.

Mon Dieu ! non.

ANATOLE, à part.

Bon voyage ! Ces gens-là me font une peur, je ne me tiens plus sur mes jambes.

RÉMI, qui est revenu, lui frappant sur l’épaule.

Si fait, pourtant.

ANATOLE, avec effroi.

Ah ! monsieur...

RÉMI, mettant les gants dans son chapeau.

Puisque vous voulez bien me rendre service... il y en a un que je pourrais réclamer de vous dans la journée... mais pour cela, je vous dois une confidence qui ne saurait mieux être placé... vous m’avez l’air d’un honnête homme... ma visite, mon air brusque... cette paire de gants... tout cela vous a surpris...

ANATOLE.

Un peu, en d’autres termes beaucoup.

RÉMI.

Monsieur, je demeure dans cette maison au premier... je suis un ancien capitaine de gendarmerie...

ANATOLE.

Pas possible ! donnez-vous la peine de vous asseoir...

RÉMI.

Merci, j’ai quitté le service, pour épouser une femme jeune et jolie, avec laquelle je ne suis pas le plus heureux des hommes.

ANATOLE.

En d’autres termes... vous êtes...

RÉMI, le regardant sévèrement.

Plaît-il monsieur ?

ANATOLE.

Continuez donc, je vous prie, capitaine.

RÉMI.

Depuis quelques jours, j’avais des soupçons vagues... enfin, hier au soir, je rentrais chez moi... à l’improviste... je vois ma femme émue, tremblante, je me doute de quelque chose... je cherche partout... et je me couche.

ANATOLE.

Jusque-là, il n’y a pas de quoi tuer une puce.

RÉMI.

Mais ce matin, en passant dans mon salon, qu’est-ce que j’aperçois sur mon canapé ? une paire de gants jaunes.

ANATOLE.

Sur le canapé... ça ressemble à un vaudeville, c’est de l’adultère tout pur.

RÉMI.

Oui, monsieur, ces mêmes gants que vous avez eu la bonté d’essayer tout à l’heure.

ANATOLE.

Ils n’étaient pas venus là, tout seuls.

RÉMI.

Ma femme entrait avec moi... je la regarde, elle pâlit, elle chancelle... Je m’élance sur les gants... elle se précipite dans la salle à manger, me renferme dans le salon à double tour.

ANATOLE.

Pas mal... pas mal...

RÉMI.

Et court chercher dans la maison, je ne sais où... un abri contre ma colère...

ANATOLE, s’oubliant.

Comment ! c’est cette dame.

RÉMI.

Plaît-il...

ANATOLE, se reprenant.

Ah ! elle est partie, comme ça...

RÉMI.

Oui, monsieur, mais elle ne peut être loin, car je suis sorti presque aussitôt qu’elle... la portière ne l’a pas vue passer ; elle est encore dans la maison, chez son complice sans doute ! mais fût-elle au diable, je la trouverai ! et le misérable qui lui a donné asile ne périra que de ma main ! le pistolet, l’épée, le sabre... n’importe, je le...

Voyant Anatole prêt à se trouver mal.

Eh mais, monsieur, qu’avez-vous donc ?... comme vous êtes pâle !... vous vous trouvez mal...

ANATOLE.

C’est vrai... je ne me trouve pas bien... je suis d’une telle sensibilité sur ces sortes d’affaires en général... et en particulier sur les duels... je m’en vais sous moi, monsieur... je m’en vais sous moi.

Il tombe sur une chaise.

RÉMI.

Ah ! mon Dieu ! revenez à vous... je n’ai pas eu l’intention... je suis désolé... vous n’avez pas un flacon... de l’eau de Cologne... quelque chose... ah !

Il se précipite dans la chambre à coucher son chapeau à la main.

ANATOLE.

Eh bien ! eh bien ! où va-t-il ? où...

M. Rémi reparaît, Anatole retombe.

Je suis mort.

RÉMI, un flacon à la main.

Voilà, voilà. Quel diable d’homme !... c’est une demoiselle...

Il lui jette de l’eau à la figure.

ANATOLE.

Ah ! monsieur... vous avez trouvé...

RÉMI.

Ce flacon d’eau de Cologne... revenez à vous... voyons... ce n’est rien...

ANATOLE, se levant.

Ah ! bah !...

RÉMI.

Et moi, qui viens vous occuper de mes affaires... et perdre mon temps... quand je devrais courir toute la maison !ce que j’ai à vous demander, monsieur, c’est, en cas de rencontre, de me servir de second...

ANATOLE.

De second, oui, tant que ce n’est pas de premier.

RÉMI.

L’important est d’empêcher ma femme de passer le seuil de cette maison ; elle se retirerait chez son père.

ANATOLE.

Il n’y aurait pas grand mal.

RÉMI.

Au contraire, je veux que ce soit une affaire entre elle et moi, pour raison... Adieu, mon cher voisin... ah ! mon chapeau.

Il rentre dans la chambre à coucher.

ANATOLE, effrayé.

Eh bien ! eh bien ! où va-t-il encore ?...

 

 

Scène VI

 

ANATOLE, MADAME DURAND, RÉMI

 

MADAME DURAND, en dehors.

Monsieur Rémi, monsieur Rémi !...

RÉMI, revenant.

Ah ! c’est la portière...

À Anatole.

Pardon...

ANATOLE, à part.

Il ne sait rien... voilà un mari et une femme qui jouent à cache-cache avec un talent très distingué !...

RÉMI.

Quoi de nouveau, mère Durand ? personne n’est sorti ?

MADAME DURAND.

Personne ; soyez tranquille, et personne ne sortira sans être vu ; j’ai trois commères dans ma loge, qui sont furieuses comme moi. Ah ! ah ! nous sommes pour les mœurs, nous.

ANATOLE, à part.

Oh ! les infâmes vieilles !

RÉMI.

Et ce jeune homme que vous prétendez avoir vu descendre hier au soir ?...

MADAME DURAND.

C’est la voisine qui l’a dit, elle est en bas, elle vous l’expliquera elle-même, venez.

ANATOLE, à part.

Va ! va !... exécrable matrone !...

RÉMI.

C’est bien... je puis compter sur vous ?...

MADAME DURAND.

Certainement... et je n’avais pas besoin des vingt-cinq louis que vous m’avez promis pour vous être dévouée !... C’est que, voyez-vous, je suis une honnête femme ! et que je voudrais que toutes celles qui se conduisent mal, on les brûlât ! Vous savez, monsieur Anatole, cette belle dame du premier...

Anatole lui fait des grimaces.

Hein ! qu’est-ce que vous avez donc à me faire la grimace ?

RÉMI, qui sortait, revenant sur ses pas.

Bah !

ANATOLE, souriant.

Moi par exemple... quand je fais l’aimable...

MADAME DURAND.

À la bonne heure... Eh bien ! figurez-vous qu’elle est chez quelqu’un.

Anatole lui fait des grimaces.

Ah ! mon Dieu... ne faites donc pas des grimaces comme ça !...

RÉMI, s’arrêtant encore et le regardant.

Hein !

ANATOLE.

Allons donc vous êtes folle...

RÉMI, à part.

C’est singulier.

À Madame Durand.

Monsieur n’a que ces deux chambres...

MADAME DURAND.

Pas davantage... et ce n’est pas lui qui serait capable...

Anatole, qui les reconduit, la pince.

Ah ! vous me pincez...

ANATOLE.

J’ai bien l’honneur... comptez sur moi...

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

ANATOLE, seul

 

Il ferme la porte du fond et s’appuie comme s’il allait se trouver mal. Enfin, il met le verrou, et descendant jusqu’à la rampe, il dit.

Capitaine de gendarmerie !... je n’ai pas un fil de sec depuis ma cravate jusqu’à mes chaussettes... on me tordrait...

Air de l’Apothicaire.

Dieu ! s’il avait bien su chercher
J’en tremble encor au fond de l’âme !
Et si dans ma chambre à coucher
Le butor eût trouve sa femme !
Car c’est bien sa femme... bravo !...
Quoiqu’il ait quitté l’uniforme,
Le gendarme, quant au chapeau,
Est resté fidèle à la forme.

 

 

Scène VIII

 

MADAME RÉMI, ANATOLE

 

MADAME RÉMI, sortant doucement de la chambre à coucher, et après avoir regarde partout, venant à Anatole.

Monsieur...

ANATOLE, surpris et poussant un cri.

Ah !... j’ai cru que c’était lui.

MADAME RÉMI, s’appuyant sur un fauteuil.

Vous m’avez fait une peur...

ANATOLE.

C’est que le monsieur m’a l’air un peu brusque, en d’autres termes très brutal.

MADAME RÉMI.

À qui le dites-vous ?... et voilà la cause de tous mes malheurs... mais je n’ose lever les yeux devant vous... Après ce qu’il vient de vous confier, vous devez avoir de moi une idée...

ANATOLE.

Du tout !... du tout !...

À part.

C’est une bien belle femme !

MADAME RÉMI.

Si j’avais trompé mon mari...

ANATOLE.

Bah ! qu’est-ce que ça fait ?... un gendarme...

MADAME RÉMI.

Non, monsieur, non !... je ne suis pas coupable... et quand vous saurez que M. Rémi est brouillé avec toute ma famille... qu’il ne me laisse voir personne... et que mon cousin Isidore surtout lui inspire une jalousie...

ANATOLE.

Ah ! c’était un cousin...

MADAME RÉMI.

Germain... que mon mari ne connaît pas ; mais il sait que j’ai été élevée avec lui... que nous nous aimions... et s’il l’avait trouvé chez moi...

ANATOLE.

Mais alors, comment n’a-t-il pas de soupçons, l’ancien gendarme ? car on est très soupçonneux, rue de Jérusalem.

MADAME RÉMI.

C’est qu’il croit mon cousin à Bordeaux : c’est la ville qu’il habite depuis quatre ans... bien avant mon mariage... Il est arrivé hier : il vient engager un premier danseur pour le grand théâtre de Bordeaux, dont il est le caissier...

ANATOLE.

Bah ! un premier danseur ?...

MADAME RÉMI, montrant la chambre à coucher.

Il est logé dans l’hôtel en face... et il est venu me voir en secret, en l’absence de mon mari... il n’est resté qu’un instant... et je vous jure, monsieur...

ANATOLE.

Oui, oui, parbleu !... je vous crois !...

À part.

C’est une très belle femme !...

MADAME RÉMI.

Monsieur Rémi ne me croirait jamais... à présent surtout que je n’ai pas été maîtresse d’un premier mouvement d’effroi... Aussi je veux me retirer chez mon père... c’est là que je reverrai mon mari, que je me justifierai... parce que mon père lui impose beaucoup... et puis, connue ma dot n’est pas payée...

ANATOLE.

Et il y tient !... on aime beaucoup l’argent, rue de Jérusalem... C’est pour ça qu’il veut vous retenir ici malgré vous... et s’il vous trouvait ?...

MADAME RÉMI.

Heureusement, monsieur, il ne me trouvera pas, grâce à la généreuse hospitalité que vous m’avez donnée...

ANATOLE.

Ah ! bien, oui... mais s’il allait vous découvrir, je serais gentil !... Tout à l’heure, quand je l’ai vu rentrer dans ma chambre, il m’a pris une sueur froide...

MADAME RÉMI.

Et à moi, monsieur... heureusement, cachée dans les rideaux...

ANATOLE.

Air : Ses yeux disent tout le contraire.

Vraiment !... dans mes rideaux ponceaux !

MADAME RÉMI.

Oui, c’est là que j’étais blottie...
Et tremblante...

ANATOLE.

Dans mes rideaux !...

MADAME RÉMI.

Je ne l’oublierai de ma vie,
Mais pour mieux penser, je le sens,
Que la vertu doit m’être chère...

ANATOLE.

Moi, je m’en souviendrai longtemps,
Mais pour penser tout le contraire...

MADAME RÉMI, écoutant.

Ah ! je croyais entendre... Non !... monsieur, je n’ai d’espoir qu’en vous... je vous en supplie, ne m’abandonnez pas !

ANATOLE.

Mais, permettez donc... c’est que voyez-vous... il faut que je sorte...

MADAME RÉMI.

Oh ! oui, monsieur, j’allais vous le demander... oui, sortez !... allez chez mon père, M. Bertaud, rue Saint-Honoré, n° 40... prévenez-le de ce qui se passe... dites-lui tout... qu’il vienne, monsieur, qu’il vienne me délivrer !

ANATOLE.

Mais si vous alliez vous-même, chez monsieur votre père ?

MADAME RÉMI.

Et Madame Durand qui fait sentinelle... vous l’avez entendue... elle me perdrait.

ANATOLE.

Parfaitement vrai... mais moi, je ne puis... vous concevez... des affaires...

MADAME RÉMI.

Ah ! vous êtes trop aimable pour refuser ?

ANATOLE.

Permettez...

MADAME RÉMI.

Je vous en prie !...

ANATOLE, à part.

C’est une superbe femme !...

Haut.

Nous disons donc, rue Saint-Honoré, n° 40, M. Bertaud... Je lui dirai l’histoire des gants jaunes !... scélérats de gants jaunes !... je ne peux pas y penser sans frémir... si j’étais entré dedans !... Par bonheur, j ‘ai une belle main... mais un autre qui ne jouira pas du même avantage...

MADAME RÉMI.

Oh ! je ne crains plus rien... j’y ai mis bon ordre...

ANATOLE.

Aux gants jaunes !... comment ça ?...

MADAME RÉMI.

Il les avait laissés dans son chapeau... ici...

On frappe, Anatole remonte sans l’écouter.

Heureusement, j’en ai trouvé d’autres sur la commode...

ANATOLE, près de la porte, et qui a écouté.

Ciel !... quelqu’un !

MADAME RÉMI, rentrant dans la chambre à coucher.

Je me cache !...

ANATOLE, seul.

C’est ça !... toujours dans ma chambre à coucher.

Soupirant.

Décidément, c’est une femme magnifique !... et quand je pense qu’elle est là, dans mes rideaux... connue une colombe... et que... Dam !...

Après un moment de réflexion.

Polisson !...

 

 

Scène IX

 

ANATOLE, BAPTISTINE

 

BAPTISTINE, en dehors.

Monsieur Anatole !... monsieur Anatole !...

ANATOLE, ouvrant.

Ah ! Baptistine... elle arrive bien...

BAPTISTINE, un petit carton sous le bras.

C’est moi, monsieur Anatole... vous voyez, je viens, j’ai confiance...

ANATOLE.

Merci, petite, merci.

Allant fermer la porte de la chambre à coucher à clef.

Vous êtes bien bonne...

BAPTISTINE.

N’est-ce pas ? sans craindre de me compromettre... car si l’on me voyait chez vous... mais que m’importe ! vous n’avez que de bons motifs, et je me risque...

ANATOLE.

Vous êtes gentille, ma petite Baptistine ; et si j’avais le temps... Bonsoir.

À part.

Rue Saint-Honoré, n° 40.

BAPTISTINE.

Plaît-il, monsieur ?... c’est comme ça que vous me recevez ! voilà tout ce que vous avez à me dire ?

ANATOLE.

Absolument tout pour le quart-d’heure.

BAPTISTINE, pleurant.

Comment ! vous me renvoyez ?...

ANATOLE.

Eh non ! restez... Ah ! si vous pleurez à présent...

À part.

C’est ça ! deux femmes sur les bras... comme c’est gai, surtout quand elles pleurent... mais aussi je vous demande si ça n’est pas révoltant ! moi qui étais heureux, tranquille ce matin...

BAPTISTINE, lui présentant le petit carton.

Tenez, monsieur, voilà vos gants jaunes.

ANATOLE, avec effroi.

Mes gants jaunes !

BAPTISTINE.

Je les ai nettoyés moi-même...

ANATOLE.

Mes gants jaunes !... je n’en ai pas, je n’en veux pas... Baptistine, gardez-les !... désormais j’en porterai de verts... de cendrés... de noirs... de coquelicot même... ça m’est égal... mais jaunes !... jaunes !... je les déteste... je les prends en horreur !... je les exècre !... Baptistine, allez-vous-en avec vos gants jaunes... ils me font mal !...

BAPTISTINE.

Oh ! c’est un prétexte !... je trois bien que c’est moi qui vous gêne.

ANATOLE.

Baptistine, n’aie pas de ces idées-là.

BAPTISTINE.

Si fait... vous avez beau dire... il y a ici quelque chose.

ANATOLE.

Rien... rien... et la preuve, c’est que vous pouvez rester.

À part.

J’ai la clef dans ma poche.

BAPTISTINE.

Du tout... je vais dire tout cela à ma tante Durand...

ANATOLE.

Par exemple... restez, Baptistine... restez... je vous en prie... attendez-moi... nous causerons mariage... là !...

BAPTISTINE.

Ah ! avec plaisir...

ANATOLE.

Moi qui parlais tout à l’heure de ma journée délicieuse... M. Bertaud rue Saint-Honoré, n° 40...

Air de la Tentation.

BAPTISTINE.

Pour la Sainte-Catherine
Vous partez...

ANATOLE.

Quel réchauffé !
J’arriverai, j’imagine,
Quand ils seront au café.
Frappé d’une tuile imprévue
Et par tout le monde berné,
Je risque, si ça continue,
De déjeuner après dîner.

ENSEMBLE.

Adieu, vous serez contente,
Je pars, bientôt je reviens ;
Mais surtout à votre tante,
Ma chère, ne dites rien.

BAPTISTINE.

Il part... Mais si contente,
Mais à demain l’entretien.
Revenez, et de ma tante.
Vous, monsieur, ne craignez rien.

ANATOLE, en sortant.

Pas un mot, surtout à votre horrible tante !...

 

 

Scène X

 

BAPTISTINE, seule

 

Hein ? qu’est-ce qu’il dit de ma tante ? mais connue il me traite donc, moi, surtout... qui l’aime tant... et qui venais là, sans défiance, lui parler de ce qu’il m’a dit ce matin !... Moi, sa femme ! la femme d’un maître de danse ! oh ! que je suis heureuse !... et ces demoiselles du magasin !...

Air : Vaudeville du premier Prix.

En apprenant mon mariage,
Elles qui se moquaient de moi,
Elles verront à rester sage
Ce qu’on gagne... c’est mieux, je crois !
Les amants, qu’un caprice guide,
Passent et changent tous les jours ;
Mais les maris, c’est plus solide,
C’est un fond qui reste toujours.

 

 

Scène XI

 

BAPTISTINE, MADAME DURAND

 

MADAME DURAND, entrant.

Eh bien ! Baptistine, sais-tu ce qui arrive ?

BAPTISTINE.

Non, ma tante.

MADAME DURAND.

Ni moi non plus, je n’y comprends rien. Figure-toi que M. Rémi a l’air d’avoir des soupçons sur M. Anatole...

BAPTISTINE.

Ah ! mon Dieu !...

MADAME DURAND.

C’est à dire sur M. Brouillard, le commis qui demeure au second et qui est l’ami de M. Anatole ; avec ça qu’en s’en allant à son bureau ce matin, il a emporté sa clef avec lui.

BAPTISTINE.

Ainsi elle est au second.

MADAME DURAND.

M. Rémi vient d’envoyer chercher son notaire, pour savoir ce qu’il faut qu’il fasse.

BAPTISTINE.

Et vous croyez que M. Anatole aurait prêté les mains ?

MADAME DURAND.

M. Rémi en a peur, et c’est pour cela sans doute, que tout à l’heure en le voyant sortir d’un air inquiet comme un fou, quoi, il est parti tout doucement.

BAPTISTINE.

M. Rémi !

MADAME DURAND.

Il suit M. Anatole à la piste, de loin ; il veut savoir s’il ne va pas rejoindre le commis, le fait est qu’il doit y avoir quelque chose ! les grimaces qu’il me faisait, ce n’est pas naturel.

BAPTISTINE.

Ah ! mon Dieu ! mais j’y pense, la manière dont il m’a reçue ! après ce qu’il m’a promis, ce serait indigne ! il arriverait quelque malheur, d’abord.

 

 

Scène XII

 

BAPTISTINE, MADAME DURAND, ISIDORE

 

ISIDORE, entrant vivement.

C’est ici ; oui, j’en suis sûr...

MADAME DURAND.

Tiens, à qui en a-t-il, ce monsieur ?...

ISIDORE, regardant autour de lui.

Madame, pardonnez-moi, de grâce, c’est ici votre appartement ?

À part.

Je ne vois pas la fenêtre.

MADAME DURAND.

Non, monsieur, non c’est celui de M. Anatole...

ISIDORE.

M. Anatole ! qu’est-ce que c’est que ça ?

BAPTISTINE.

Ça, c’est un jeune homme, un artiste, monsieur.

MADAME DURAND.

Mais est-il drôle, donc !

ISIDORE.

Un artiste, un jeune homme... cependant je suis bien au troisième !... permettez, la fenêtre qui donne sur l’hôtel de Bordeaux, où je demeure.

BAPTISTINE.

C’est là, dans la chambre à coucher de M. Anatole.

ISIDORE.

Comment, dans sa chambre à coucher !

MADAME DURAND.

Monsieur veut peut-être voir l’appartement à louer ? ce n’est pas ici.

ISIDORE, à part.

Ainsi, c’est à la fenêtre de M. Anatole que je viens d’apercevoir ma cousine... c’est piquant, par exemple !...

Haut.

Cette chambre à coucher, madame, ne peut-on y entrer ?

MADAME DURAND.

Quand je vous dis qu’elle n’est pas à louer, monsieur.

BAPTISTINE.

D’ailleurs, il a emporté la clef.

ISIDORE.

Ah !

À part.

C’est cela, renfermée.

Regardant la porte et élevant la voix.

Mais M. Anatole reviendra, je l’attends !...

BAPTISTINE, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc à parler à cette porte ?

MADAME DURAND.

Si monsieur veut s’asseoir.

ISIDORE.

Merci !

Reprenant le milieu.

Dites-moi, la bonne femme, vous connaissez sans doute, dans cette maison, Madame Rémi.

MADAME DURAND.

Madame Rémi, qui s’est sauvée de chez son mari, ce matin.

ISIDORE.

Il se pourrait !...

À part.

Voilà donc pourquoi elle refusait de me recevoir... ce qu’elle me disait de la jalousie de son mari.

Haut.

Et sait-on pour quel motif ? est-ce qu’il y avait...

MADAME DURAND.

Oui, monsieur, oui, des choses affreuses ; elle s’est conduite horriblement avec un jeune homme.

BAPTISTINE.

Ce n’est peut-être pas vrai.

ISIDORE.

Ah ! morbleu...

À part.

Un mari, je ne dis pas, je dois le respecter ; mais un rival !

BAPTISTINE.

Monsieur, est-ce que vous croiriez que M. Anatole serait...

ISIDORE.

M. Anatole ! c’est un infâme, un misérable !

MADAME DURAND.

Qu’est-ce que vous dites ?

ISIDORE, à part.

Air : Vaudeville du Piège.

C’est lui qui paiera tous les fiais !
Car je ne veux pas, l’infidèle,
N’arriver de Bordeaux exprès
Que pour être joue par elle...
Il ne sera pas dit qu’ici,
Puisque madame a des caprices,
J’aurai les charges d’un mari
Sans en avoir les bénéfices !

 

 

Scène XIII

 

ISIDORE, MADAME DURAND, ANATOLE, BAPTISTINE

 

ANATOLE, pâle et défait.

Une chaise.

BAPTISTINE.

C’est lui !...

ISIDORE, à part.

Monsieur Anatole...

ANATOLE, tombant assis.

Un fauteuil !... un verre d’eau ! je n’en puis plus... je suis exténué rompu... abîmé... fermez la porte...

MADAME DURAND.

Qu’y a-t-il donc ?...

ANATOLE.

Ah ! mère Durand... descendez à votre loge... tout de suite... ma chère mère Durand. Je vous en prie... et si M. Remi me demande, dites que je ne suis pas rentré... heureusement j’ai de l’avance sur lui...

MADAME DURAND.

Il est donc arrivé quelque chose ?

ANATOLE.

Oui... oui... descendez...

MADAME DURAND.

Là !... j’en étais suive !...

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

ISIDORE, ANATOLE, BAPTISTINE

 

BAPTISTINE.

Comment, monsieur, ce serait vous ?...

ANATOLE.

Laissez-moi donc tranquille, ma chère...

À part, regardant la porte à droite.

Il faut pourtant qu’elle sache ce qui nous arrive... c’est pressé...

ISIDORE, s’approchant.

Enfin c’est vous, monsieur...

ANATOLE.

Bonjour, mon cher... bonjour... Qu’est-ce que c’est que cette figure-là ?...

ISIDORE.

Monsieur, je viens...

ANATOLE.

Pour une leçon, peut-être...

ISIDORE.

Peut-être !... et vous m’expliquerez...

ANATOLE.

Tout ce que vous voudrez... mais d’abord il faut que je raconte

Regardant la porte et montrant Baptistine.

à mademoiselle, l’aventure qui me ramène... et un peu haut...

À part.

pour que l’autre l’entende...

ISIDORE.

Mais, monsieur...

ANATOLE, se rapprochant de la porte et élevant la voix.

Voici ce que c’est... hum !... hum !... je sortais, comme nous en étions convenus... et j’allais vivement... pour arriver plus vite...

BAPTISTINE, à part.

Le voilà aussi qui parle à la porte.

ISIDORE, à part.

Je comprends... elle écoute...

ANATOLE.

Lorsqu’en tournant la place des Italiens, pan !... voilà un facteur de la petite poste qui se jette dans mes jambes, je tombe par terre... il m’appelle imbécile... Bien !... je me lève pour lui faire des excuses, et qu’est-ce que j’aperçois !... M. Remi, qui marchait sur mes talons...

ISIDORE.

Le mari...

ANATOLE.

Hein ?...

À part.

Il paraît qu’il a une teinture de l’affaire...

Reprenant.

À cette vue... j’ai des ailes... et je m’élance comme une flèche dans la rue de Richelieu... où tous les chiens du quartier, en me voyant courir, se mettent à japper avec moi... un, surtout... je me retourne pour l’appeler imbécile... et je vois ce même M. Rémi, qui me poursuivait toujours je me jette dans la rue St-Honoré, je touchais au n° 40... quand je vois ce monstre de M. Rémi, qui allait tomber sur moi, en soufflant comme un buffle... Je fais un écart, et plutôt d’entre chez M. Bertrand...

ISIDORE.

Mon oncle !

ANATOLE, passant à lui.

Hein !... c’est votre oncle, M. Bertaud ?... en d’autres termes, vous êtes son neveu, M. Isidore de Bordeaux ?

ISIDORE.

Lui-même, monsieur.

ANATOLE, bas.

Chut !... Elle est là.

ISIDORE.

Eh ! monsieur, je le sais ; c’est pour cela que je viens.

ANATOLE, bas.

Et vous avez tort ; ce n’est pas convenable.

ISIDORE.

Vous trouvez ?

BAPTISTINE, à part.

Qu’est-ce qu’ils ont donc à parler bas ?

ANATOLE, bas.

Vous ne devez pas être ici.

ISIDORE.

Vous y êtes bien, vous.

ANATOLE.

Moi !... Elle est encore bonne celle-là !

ISIDORE, lui serrant la main.

Oui, vous !

ANATOLE.

C’est déjà trop d’un... je le sais bien... aussi, faites-moi le plaisir de filer.

ISIDORE.

Non, monsieur.

ANATOLE.

Non !... Ah ça ! vous voulez donc qu’il nous tue ?

M. Rémi paraît dans le fond tout essouffle ; il s’arrête et observe.

BAPTISTINE.

Monsieur Rémi !

ISIDORE, à part.

Le mari !...

ANATOLE, à part.

Me voilà bien... s’il croit que je les réunis Allons ferme...

Bas à Isidore.

Laissez-moi faire...

 

 

Scène XV

 

ISIDORE, ANATOLE, BAPTISTINE, RÉMI

 

RÉMI, à part, en entrant.

C’est l’un ou l’autre...

ANATOLE, d’un air dégagé.

Nous disons donc, mon jeune ami, que c’est notre première leçon.

ISIDORE, à part.

Qu’est-ce qu’il dit là ?

Rémi fait signe à Baptistine, qui est à sa suite, de se taire.

ANATOLE.

Voyons !... la tête haute !... la jambe droite en avant ; le corps plus cambré...

Bas.

Prêtez-vous-y... ça le déroute...

Haut.

les coudes en dehors...

BAPTISTINE, à part.

Eh bien !... il lui donne une leçon de danse.

ISIDORE, bas à Anatole.

Eh ! monsieur, vous moquez-vous de moi ?

ANATOLE, de même.

Chut !... ça le déroute !...

ISIDORE, à part.

Il faut me taire par pitié pour elle.

ANATOLE, haut.

En quelques leçons vous en saurez assez pour danser à la Chaumière, au bal de Sceaux et autres bals de société...

Bas.

Il approche, le sournois... Ah ! si vous vouliez débuter à l’Opéra, ce serait une autre paire de manches... moi qui ai passé par là, et qui pourrais être premier danseur à Bordeaux...

À part.

Je lui glisse cela en passant...

Haut.

Je puis.

Il va s’élancer, M. Rémi qui se troupe près de lui retient sa jambe en l’air, et il reste en équilibre.

Ah !

RÉMI, avec calme.

Pardon... je ne vous dérange pas...

ANATOLE, à part.

Il a un sourire de hyène.

Haut.

Je puis vous donner un échantillon de mon savoir-faire.

BAPTISTINE, à part.

Oh ! Dieu... il va danser...

ANATOLE, exécutant quelques pauses.

Je possède tous les genres... la danse molle et voluptueuse, et la danse pointue, qu’on exécute sur les orteils ; j’ai dan ; le jarret de quoi mettre d’accord les partisans d’Essler et de Taglioni... deux beautés...

RÉMI, avec calme.

Monsieur est pour la beauté...

ANATOLE.

Mais oui... quelquefois...

À part.

Cuistre, va !...

RÉMI.

Mais, vous ne faites pas danser monsieur ?

ISIDORE.

Eh ! c’est inutile...

RÉMI.

Du tout, du tout !

ANATOLE.

Voyons, jeune homme !

Bas.

Prêtez-vous-y, ou nous sommes morts...

Haut.

Nous disons donc qu’il faut commencer...

RÉMI.

Il faut commencer par mettre ses gants.

ANATOLE.

Oh !... des gants... vous croyez...

RÉMI.

Sans doute...

BAPTISTINE.

Pardine, toujours...

ISIDORE.

Eh !... je n’en ai pas...

RÉMI, froidement passant entre eux, et lui en présentant.

En voilà... si monsieur veut me faire l’amitié de les mettre...

ANATOLE, à part.

Les gants jaunes ! roué de gendarme, va !...

ISIDORE.

Je vous remercie, monsieur.

Anatole lui fait signe de ne pas les mettre. M. Rémi le regarde, il sourit.

RÉMI.

Essayez, monsieur, ou je pourrais croire des choses...

ISIDORE, après les avoir examinés.

Mon Dieu ! pour vous faire plaisir...

ANATOLE.

Ah ça ! il ne sait donc pas...

M. Rémi le regarde. Il prend un des gants.

Certainement, si monsieur peut les mettre mieux que moi...

RÉMI.

Nous verrons bien.

ISIDORE.

Ils me sont beaucoup trop grands.

Pendant qu’il essaie un gant et que Rémi l’observe Anatole met machinalement l’autre qui lui va très bien.

ANATOLE, chancelant, à part.

Ciel ! ça me va !

Il cache sa main.

RÉMI.

À vous non plus... c’est singulier.

À Anatole.

Monsieur doit connaître la personne à laquelle ils peuvent aller...

ANATOLE.

Moi... vous avez vu ce matin.

À part.

Ça me va !

RÉMI.

C’est peut-être à celui qui vous envoyait tout à l’heure rue St-Honoré, n° 40. Hein ?

ANATOLE, cherchant à ôter les gants par derrière.

Moi... je passais par hasard...

 

 

Scène XVI

 

ISIDORE, ANATOLE, BAPTISTINE, RÉMI, MADAME DURAND

 

MADAME DURAND.

Monsieur Rémi... monsieur Rémi ! le notaire que vous attendiez est chez vous.

RÉMI, passant à elle.

Merci... et votre porte ?

MADAME DURAND.

Soyez tranquille... elle est gardée.

RÉMI, à demi-voix à Anatole.

Quant à vous, monsieur, vous médirez ce que vous alliez faire rue St-Honoré, n° 40.

ANATOLE, lui rendant le gant.

Oh ! là ou ailleurs... j’ai dans le quartier des leçons de danse.

RÉMI.

Comme celle que vous donniez à monsieur...

À Madame Durand, montrant Isidore.

Monsieur Brouillard ?

MADAME DURAND.

M. Brouillard ! non... il rentre à l’instant.

RÉMI.

Ah ! j’y vais...

À Anatole.

Mais cette explication ne peut pas me suffire, et puisque vous aimez tant à donner des leçons... je vous en donnerai une, monsieur !

ANATOLE.

À moi ?

RÉMI.

Je vais faire une visite au second, chez votre ami, ensuite je vous laisse le choix des armes.

BAPTISTINE.

Ah ! mon Dieu !

ANATOLE, bas à Isidore.

Ah ça ! dites donc... c’est vous...

ISIDORE, lui saisissant le bras et à demi-voix.

Silence ! j’ai fait ce que vous avez voulu... plus que je ne devais peut-être à ma cousine ; mais, à présent, morbleu ! vous ferez ce que je voudrai ! Je reviens avec des armes...

ANATOLE.

Ah ! bah !

RÉMI, redescendant à Isidore.

Monsieur demeure dans la maison !

ISIDORE.

Non, monsieur... dans l’hôtel en face.

RÉMI.

Ah !

À part.

C’est bon à savoir.

À Anatole.

À revoir, monsieur !

Il sort.

ANATOLE, à part.

C’est un cauchemar que cet homme-là.

ISIDORE.

À bientôt, monsieur.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

ANATOLE, BAPTISTINE, MADAME DURAND

 

ANATOLE.

Comment ! lui aussi ! lui aussi ! Ah ça ! c’est donc aussi un enragé ! il faut que l’autre l’ait mordu !

BAPTISTINE, dans le fond.

Mon Dieu, ma tante, tout ça me fait peur.

MADAME DURAND.

Pauvre garçon !... Je vais lui parler.

ANATOLE, furieux et se promenant.

C’est-à-dire que c’est à en perdre la tête... me battre ! et pourquoi ça ? pour des gens que je ne connais pas... c’est stupide ! aussi je vais...

Il fait un pas vers la porte à gauche et rencontre Madame Durand.

MADAME DURAND.

Dites donc, monsieur Anatole...

ANATOLE, avec colère.

Hein ; à l’autre ! Ah ça ! je ne pourrai donc pas rester un instant seul chez moi ; on dirait que c’est ici l’appartement de tout le monde.

BAPTISTINE.

Là ! voyez-vous, comme il est méchant !

MADAME DURAND.

Mon Dieu ! votre appartement...

ANATOLE.

Il me semble que je le paie assez cher... 570 fr. avec l’impôt, le quinquet et le sou pour livre, que diable !

MADAME DURAND.

Mon Dieu ! ne vous fâchez pas... vous m’aviez dit ce matin...

ANATOLE.

Je vous dis ce soir de retourner à votre niche, et de me laisser chez moi, chez moi, chez moi !...

BAPTISTINE.

Vous voyez bien qu’il nous chasse, ma tante.

ANATOLE.

Eh ! ce n’est pas pour vous que je dis ça, ma chère...

MADAME DURAND.

C’est donc, pour moi, monsieur Anatole ?

ANATOLE.

Eh bien ? oui, là ? c’est pour vous, pour vous, qui avez toujours l’air d’espionner les gens... vieille je ne sais qui !

MADAME DURAND.

Ah ! ça mais... danseur manqué !...

ANATOLE.

Qu’est-ce que vous dites ?

MADAME DURAND.

Monsieur l’embarras de l’Opéra, avec vos faux pas !

ANATOLE.

Brisons là, moucharde !

MADAME DURAND.

Il a dit ?

BAPTISTINE, se jetant entre eux.

Ma tante.

ANATOLE.

J’ai dit moucharde !

ENSEMBLE.

Air de la Tarentelle.

Ah ! vraiment, c’est affreux !
Me guetter en ces lieux...
Sortez, cela vaut mieux :
Allez, mégère !...
Eh ! mon Dieu ! désormais
Ne revenez jamais !
Que tout ici
Entre nous soit fini !

MADAME DURAND.

Ah ! vraiment, c’est affreux !
Mais, vite, toutes deux,
Viens, sortons de ces lieux !
Allons, ma chère,
Oui, je sors d’ici, mais
Pour n’y rentier jamais...
Que tout ici
Entre nous soit fini !

Redescendant à lui.

Avisez-vous, pour bien faire,
De rentrer à minuit.

ANATOLE.

Bon !
Et malgré votre colère,
Vous tirerez le cordon !

ENSEMBLE.

Ah ! vraiment, c’est affreux !

MADAME DURAND.

Ah ! vraiment, c’est affreux !

BAPTISTINE, les séparant.

Nous chasser toutes deux !...
Sortons ! tout en ces lieux
Cache un mystère.
De chez vous je m’en vais,
Pour n’y rentrer jamais !
Que tout ici,
Entre nous soit fini.

Elles sortent, la porte se ferme.

 

 

Scène XVIII

 

ANATOLE, MADAME RÉMI, puis BAPTISTINE

 

ANATOLE, seul.

Bonsoir ! m’en voilà débarrassé... c’est tout ce que je voulais ! Il n’y a qu’une chose qui me fasse de la peine, c’est cette pauvre petite Baptistine ! Je la regrette... pauvre ange ! mais ça va finir, il faut que je m’explique avec ma locataire. Mais, quelle cheminée est donc venue me tomber sur la tête !

Ouvrant la porte à droite.

Venez, madame, venez, nous sommes seuls enfin...

MADAME RÉMI.

Ah ! monsieur, j’ai tout entendu ! croyez que ma reconnaissance...

ANATOLE.

Il ne s’agit pas de ça... mais vous voyez que les choses se compliquent. Votre cousin est fou, votre mari se doute de quelque chose... et maintenant surtout que ces diables de gants jaunes me vont... je ne sais pas comment ça se fait.

MADAME RÉMI.

Oh ! c’est bien simple... je les ai pris dans son chapeau, et j’ai mis les vôtres à la place...

ANATOLE.

Les miens !... les miens !...

BAPTISTINE, outrant la porte du fond et rentrant vivement.

Monsieur Anatole... c’est pour mon carton...

MADAME RÉMI, poussant un cri.

Ah !...

Elle rentre dans la chambre à coucher et ferme la porte.

ANATOLE.

Baptistine !...

BAPTISTINE, surprise.

Une femme !...

Appelant.

Ma tante !... ma tante !...

ANATOLE, fermant la porte.

Mais voulez-vous vous taire !...

BAPTISTINE, plus fort.

C’est une indignité !... ma tante !...

ANATOLE.

Vous tairez-vous !

 

 

Scène XIX

 

BAPTISTINE, ANATOLE, MADAME DURAND

 

MADAME DURAND, accourant.

Qu’est-ce que c’est ?

BAPTISTINE.

Une femme !...

ANATOLE.

Baptistine !...

BAPTISTINE.

Non, monsieur..., laissez-moi... c’est affreux !...

MADAME DURAND, entre eux.

Une femme ?...

BAPTISTINE.

Oui, ma tante... là... dans sa chambre, je l’ai vue, il me trompait...

ANATOLE.

Mais non... mais non...

MADAME DURAND.

Une femme !... Dieu !... si c’était... Ah ! c’est pour ça qu’il m’a insultée, qu’il m’a agonie, nous allons voir !

Appelant.

Monsieur Rémi !

ANATOLE, la retenant.

Mais non.

BAPTISTINE.

Il se pourrait !

MADAME DURAND, appelant.

Monsieur Rémi !

Elle sort.

 

 

Scène XX

 

BAPTISTINE, ANATOLE

 

ANATOLE, à Madame Durand.

Écoutez-moi donc ! elle est partie je suis pétrifié...

BAPTISTINE.

Tant mieux ! tant mieux ! cela vous apprendra à tromper une pauvre fille.

ANATOLE, d’une voix étouffée.

Baptistine, c’est un coup de poinçon que vous m’avez fourré dans le cœur.

BAPTISTINE.

Quoi ! madame Rémi...

ANATOLE.

Eh bien, oui ! c’est elle à qui je donnais l’hospitalité contre son mari, en tout bien tout honneur.

BAPTISTINE.

Laissez donc !

ANATOLE.

Et la preuve, c’est que je t’aimais, c’est que je voulais t’épouser... tout à l’heure encore.

BAPTISTINE, avec joie.

Vous, monsieur Anatole !...

ANATOLE, avec colère.

Mais, c’est fini, vous m’avez exposé au sabre d’un brutal, vous avez trahi une pauvre femme... c’est indigne, c’est d’un mauvais cœur ! Allez, je ne vous aime plus, je vous déteste, je vous maudis ! je vous maudis !

BAPTISTINE.

Ô ciel !

ANATOLE.

Va-t’en !... puis-tu ne pas trouver, dans les douze arrondissements de Paris, un seul homme qui veuille être le tien ? puisses-tu mourir fille, vieille fille ! passer ta vie à mettre des vieux morceaux aux vieux bas, comme la vieille tante !

BAPTISTINE.

Monsieur Anatole...

ANATOLE.

Ta vieillesse à tirer le cordon d’une bicoque, comme ton affreuse tante.

BAPTISTINE.

Oh ! non, pardonnez-moi, et pour réparer ma faute...

ANATOLE.

Impossible... entendez-vous ; quelle révolution dans toute la maison ! ils vont venir, que faire ?... que dire ?

BAPTISTINE.

Monsieur Anatole !

ANATOLE.

Sortez, et ne reparaissez jamais devant moi.

Isidore entre, une boîte de pistolets à la main.

BAPTISTINE, comme frappée d’une idée soudaine.

Ah !

Elle sort vivement.

 

 

Scène XXI

 

ISIDORE, ANATOLE

 

ANATOLE.

Et moi, je me sauve.

ISIDORE, le recevant dans ses bras, et le retenant malgré lui.

Maintenant, monsieur, je suis à vous...

ANATOLE.

Hem ! allez-vous-en à tous les diables !... à qui en avez-vous ? que vous ai-je fait ?

ISIDORE.

Ce que vous m’avez fait !... on peut se moquer de M. Rémi... Un mari... c’est son affaire... ça m’est égal...

ANATOLE.

Comment, ça vous est égal ! est-ce que c’est moi qui aime sa femme par hasard ?

ISIDORE.

Eh ! monsieur, je l’aimais aussi, moi.

ANATOLE.

Je le sais... après ?...

ISIDORE.

Comment, après ?... mais ce matin, elle n’était pas chez vous ?... dans votre chambre à coucher ?

ANATOLE.

Après !...

ISIDORE.

Elle n’y est pas encore ?

ANATOLE.

Mais si, mais si... après ?

ISIDORE.

Et vous ne voulez pas que je me venge !

ANATOLE.

De quoi ? c’est à se casser la tête contre les murs...

 

 

Scène XXII

 

ISIDORE, ANATOLE, MADAME RÉMI

 

MADAME RÉMI, entr’ouvrant la porte.

Isidore !... mon cousin...

ISIDORE, courant à elle.

Qu’entends-je ?... c’est elle !...

ANATOLE.

Ah ! ces gens-là me font passer les quarts-d’heure les plus atroces...

ISIDORE, à Anatole.

Épiez, de grâce !

ANATOLE, dans le fond.

C’est ça... Le joli métier !...

MADAME RÉMI, à Isidore.

Votre visite et vos gants oubliés ont donné d’affreux soupçons à mon mari ; j’ai pris la fuite pour échapper à sa colère... et j’étais perdue sans M. Anatole, le plus honnête et le plus généreux des hommes.

ANATOLE, revenant.

Ils montent... les voilà...

ISIDORE.

Ma cousine !...

Elle rentre, la porte se ferme. À Anatole.

Ah ! mon ami !

ANATOLE.

Oui, votre ami qui va recevoir une danse.

ISIDORE.

Air du Verre.

Je comprends tout !...

ANATOLE.

C’est bien heureux.
Mais ils vont enfoncer la porte !

ISIDORE.

Nous mourrons plutôt tous les deux...

ANATOLE.

Tous les deux !... le diable t’emporte !

ISIDORE.

Nous succomberons en commun,
Mon sort en tout sera le vôtre...

ANATOLE.

C’est cela ! je n’échappe à l’un
Que pour être assomme par l’autre...

 

 

Scène XXIII

 

ANATOLE, ISIDORE, RÉMI, MADAME DURAND

 

RÉMI, en dehors.

Ah ! il y a quelqu’un ici... chez M. Anatole, dans sa chambre...

MADAME DURAND.

Oui, oui, dans sa chambre... et une dame encore...

Criant au fond.

Merci, voisines !... il n’y a plus besoin de garder la loge à présent...

ISIDORE, bas à Anatole.

Répondez ferme !...

ANATOLE, bas à Isidore.

Oui, oui tenez-moi...

RÉMI, entrant.

Comment se fait-il ? moi qui y suis entré ce matin... Eh bien ! monsieur, aurez-vous la bonté de nous ouvrir cette porte ?...

ANATOLE.

Et de quel droit, ex-gendarme, violez-vous ainsi le domicile d’un citoyen paisible...

Bas à Isidore.

Soutenez-moi !

RÉMI.

Il ne s’agit pas de ça, monsieur ; ouvrez-nous cette porte !

ANATOLE.

Je ne l’ouvrirai pas... je suis Français, vous êtes Français, nous sommes tous Français...

Bas à Isidore.

Soutenez-moi !

ISIDORE.

Au fait, il y a des lois...

ANATOLE.

Parbleu ! il y a des lois ; nous n’en manquons pas, on en fait tous les jours. Allez chercher le commissaire...

ISIDORE.

Avec son écharpe.

ANATOLE.

Avec son écharpe !

MADAME DURAND.

C’est clair... ils s’entendent.

RÉMI.

Ah ! monsieur aussi... je m’en doutais ; tant mieux, nous nous entendrons mieux tous les trois... mais d’abord, ouvrez cette porte.

ISIDORE.

Non !

ANATOLE.

Non !

RÉMI.

Je veux que la personne qui est ici sorte sur-le-champ... j’ai des droits sur elle.

 

 

Scène XXIV

 

ANATOLE, ISIDORE, RÉMI, MADAME DURAND, BAPTISTINE

 

BAPTISTINE, ouvrant la porte et paraissant.

Sur moi ?

RÉMI.

Plaît-il ?...

MADAME DURAND.

Ma nièce !...

TOUS.

Baptistine !...

BAPTISTINE, allant à M. Rémi.

Puisque vous voulez absolument que je sorte, me voici... J’étais dans la chambre de M. Anatole, dans sa chambre à coucher et maintenant, vous ne voudrez pas perdre une pauvre fille qui s’est compromise pour lui...

MADAME DURAND.

Qu’est-ce que tu dis là ? mais c’est toi

BAPTISTINE, passant vivement à elle.

Ah ! ma tante... puisqu’il m’épouse...

ANATOLE.

Certainement.

À part.

C’est une bonne fille !...

ISIDORE.

Quel mystère !...

RÉMI.

Vous, dans cette chambre...

BAPTISTINE.

Ce n’est pas la première fois ; j’y étais déjà ce matin quand vous y êtes entré...

MADAME DURAND.

Hein ? par exemple... ce n’est...

BAPTISTINE, vivement.

Ma tante puisqu’il m’épouse.

RÉMI.

Comment ? vous étiez...

ANATOLE, avec fatuité.

Oui, oui... dans mes rideaux...

RÉMI.

Elle n’était peut-être pas seule...

Il va pour entrer.

et je vais...

ISIDORE.

Ciel !...

UNE VOIX, en dehors.

Monsieur Rémi... monsieur Rémi !...

RÉMI.

Moi ?...

S’arrêtant dans le fond.

Voyez, madame Durand...

Elle sort ; il entre dans la chambre à coucher ; Isidore le suit des yeux.

ANATOLE, bas à Baptistine.

Air : Si mon mari me voyait.

Comment as-tu pénétré là ?
Je ne t’avais pas devinée...

BAPTISTINE, de même.

Et cette porte condamnée
Entre nos alcôves...

ANATOLE.

Ah ! bah !...

BAPTISTINE.

J’ai dit que cette porte-là
Au mari seul et sans mystère
S’ouvrirait.

ANATOLE.

La clef ?

BAPTISTINE, baissant les yeux.

La voilà !

Isidore se rapproche d’eux en toussant. M. Rémi reparaît et Anatole fredonne la fin de l’air, en cachant la clef.

ANATOLE, reprenant l’air.

Tra la la la !... bientôt j’esper.
Passer par cette porte-là !

MADAME DURAND, entrant.

Monsieur Rémi, c’est une lettre !

RÉMI.

Donnez !

Lisant.

Ciel ! que vois-je ? « Je suis chez mon père, c’est là que je vous attends pour me justifier. » Damnation ! elle est sortie !...

ISIDORE, à part, avec joie.

Elle est sauvée !...

RÉMI, à Madame Durand.

C’est votre faute !

MADAME DURAND.

Dam ! à moins que ce ne soit pendant que nous sommes ici, ça n’empêche pas que les vingt-cinq louis...

RÉMI.

Eh ! allez-vous-en au diable ! Chez son père ! chez son père !

ANATOLE.

Rue Saint-Honoré, n° 40.

RÉMI, avec colère, à Anatole.

Nous nous reverrons, monsieur !

ANATOLE, timidement.

Quand vous voudrez, capitaine.

Quand Rémi est sorti, remontant fièrement la scène

Quand vous voudrez, capitaine.

Revenant vivement à Isidore.

C’est-à-dire que je pars pour Bordeaux, il vous faut un premier danseur... un zéphyr... me voilà, je vous suis à tire d’ailes... en d’autres tenues, par la diligence.

ISIDORE.

Oh ! je suis à vos ordres, quand je saurai que ma cousine n’a rien à craindre, nous partirons tous les deux...

ANATOLE, tendant la main à Baptistine.

Tous les trois...

BAPTISTINE, avec joie.

Quel bonheur !

MADAME DURAND.

Ah ça ! et moi...

ANATOLE.

Vous, ma chère ? vous me bassinerez mon lit avec du sucre et un bouillon, car je n’en puis plus !... en attendant...

Tirant sa montre.

je vais dîner... car, pour mon déjeuner de Sainte-Catherine... cinq heures et demie ! délicieuse journée, va ! pourvu qu’il ne me tombe pas du ciel quelque nouvelle tribulation !...

Air : Vaudeville du Roman par lettres.

Mais non... Tout est fini sans doute !

Au public.

Ah ! si mes vœux sont entendus...
Vous ne voudrez pas qu’on ajoute
À nos malheurs un chapitre de plus.
Tous nos défauts, messieurs, vous sont connus,
Et je conviens, malgré la grêle affreuse
Dont le ciel vient de m’accabler,
Que j’aurais la main trop heureuse,
Si mes gants pouvaient vous aller !

TOUS.

Nous aurions la main trop heureuse,
Si nos gants pouvaient vous aller !

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