Les Fous divertissants (Raymond POISSON)
Comédie en trois actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel Guénégaud, le 14 novembre 1680.
Personnages
LÉANDRE, amant d’Angélique
MONSIEUR VILAIN, Père d’Angélique
MONSIEUR GROGNARD, concierge des petites maisons, promis à Angélique
JOCRISSE, valet de Monsieur Grognard
UN RÔTISSEUR
JOLICOEUR, soldat
TROP-D’ESPRIT, valet des petites maisons
SANS-CERVELLE, valet des petites maisons
LE NAIN, clerc de Notaire
ANGÉLIQUE, fille de Monsieur Vilain, et amante de Léandre
JACINTE, servante d’Angélique
BARBE, servante de cuisine
PACOLE, servante des petites maisons
UN VIEUX POÈTE, fou
UN JEUNE POÈTE, fou
UN JOUEUR DE BASSETTE, fou
TROIS FOUS MUSICIENS faisant les récits
CLÉOPÂTRE, folle
LUCRÈCE, folle
PORCIE, folle
La Scène est dans les Petites-Maisons au Faubourg Saint-Germain.
ACTE I
Scène première
ANGÉLIQUE, JACINTE
JACINTE.
Il faut, au pis aller, s’y résoudre, Madame.
ANGÉLIQUE.
Quoi, d’un jaloux Vieillard je me verrais la Femme !
Jacinte, nous aimons l’honnête liberté :
Nous serions toutes deux dans la captivité !
Plus de Bal, d’Opéra, de Jeu, de Comédie,
Qui faisaient nos plaisirs !
JACINTE.
J’en suis toute étourdie ;
Car comme il est Concierge ici de l’Hôpital,
Il croira de ses Fous nous faire un grand régal ;
Que nous serons sans cesse autour de ses malades ;
Et que nous bornerons ici nos promenades ;
Que nous prendrons plaisir à divertir leurs maux ;
Et que nous deviendrons des piliers d’Hôpitaux.
ANGÉLIQUE.
Il se tromperait fort.
JACINTE.
Ho, vraiment je le pense.
Nous ne sommes pas d’âge à faire pénitence.
ANGÉLIQUE.
Je prévois tous les maux qu’il me faudra souffrir.
Non, Jacinte, il vaut mieux me résoudre à mourir.
Léandre me laisser au bord du précipice !
JACINTE.
Mais...
ANGÉLIQUE.
Cesse en l’excusant d’augmenter mon supplice ;
Et puisque mon hymen se conclura ce soir,
Qu’il montre son amour : qu’il montre son pouvoir.
S’il m’aime, comme il dit, si je lui suis si chère,
Qu’il vienne m’enlever dans les bras de mon Père ;
Qu’il me sauve de ceux de ce jaloux Vieillard.
JACINTE.
C’est un Monstre en effet, que ce Monsieur Grognard.
ANGÉLIQUE.
Mon Père le croit riche, et veut que je l’adore :
Il faut feindre d’aimer ce que mon cœur abhorre.
JACINTE.
Cet amour, quoique feint, paraît plus emporté...
ANGÉLIQUE.
C’est pour être avec lui moins en captivité :
Toi-même m’as donné cet avis, je l’observe ;
Et pour plaire à mon Père il faut que je m’en serve.
Si, dit-il, je ne l’aime avec emportement,
Il me fera finir mes jours dans un Couvent.
Vois pour les abuser comme il faut que j’agisse.
JACINTE.
Vous avez un esprit qui se démonte à vice.
ANGÉLIQUE.
Faut-il, aimant Léandre avec tant d’ardeur,
Que son Père tout seul ait causé mon malheur ?
Car le mien y trouvant un fort grand avantage,
Consentait avec joie à notre mariage.
Il chérissait Léandre, il l’aimait tendrement ;
Et son Père tout seul y mit empêchement.
JACINTE.
Il voulait pour son fils une fille fort riche ;
Et vous ne l’êtes pas. Et le vôtre, plus chiche,
Prétend qu’à son défaut ce Concierge des Fous,
Sachant qu’il a du bien, soit demain votre Époux.
Mais j’admire ceci. Son avarice extrême,
Chez ce futur Époux, vous amène lui-même.
Et de peur qu’il n’échappe, il prétend aujourd’hui,
Ou demain au plus tard, vous marier chez lui ;
Et même sans prier aucun de la famille.
Qui jamais de la sorte a marié sa fille ?
ANGÉLIQUE.
Mon Père est attaqué de la goutte, il est vieux...
JACINTE.
Que sa goutte remonte, on en fera bien mieux.
ANGÉLIQUE.
Si tous ces maux pouvaient retarder mes Fiançailles !
Mais Léandre est-il donc entre quatre murailles ?
JACINTE.
Il peut tout ignorer.
ANGÉLIQUE.
Dis qu’il peut m’oublier.
Répond-il à ma Lettre ?
JACINTE.
On lui vient d’envoyer ;
Jocrisse l’a portée, il faut ici l’attendre.
À la première ligne, il se va, je crois, pendre,
Si proche de vous perdre, il n’en guérira pas.
ANGÉLIQUE.
Il en pourra guérir, s’il lit un peu plus bas.
La Lettre est obligeante.
JACINTE.
Oui, s’il la lisait toute,
Il trouverait de quoi se consoler sans doute ;
Et s’il faisait le Fou, comme vous lui mandez,
Monsieur Grognard et vous seriez désaccordés.
ANGÉLIQUE.
Je serais fort souvent aux grilles de sa loge.
JACINTE.
Mais quand on chante un peu, d’abord on en déloge.
ANGÉLIQUE.
Oui, les Musiciens sont tous libres.
JACINTE.
Hé bien,
Il peut ici passer pour fou Musicien :
Et vous, ayant la voix assez belle, il me semble
Que vous pourriez souvent vous accorder ensemble.
ANGÉLIQUE.
Si je pouvais sortir.
JACINTE.
Vous ne le pouvez pas.
MONSIEUR GROGNARD derrière le Théâtre.
Angélique.
ANGÉLIQUE.
Monsieur.
JACINTE.
Vite, doublez le pas.
Scène II
JACINTE, JOCRISSE
JACINTE.
Que fait Léandre donc ? dis Jocrisse.
JOCRISSE.
Il enrage.
Je crois que ton papier était un sorcilage.
Il a dit, le luisant, puis-je croire cela ?
Ha, diable d'innocent, que m'apportes-tu là ?
Puis prenant ses cheveux , et la piau de sa tête,
Il s’est tout écorché d’une force...
JACINTE.
La bête !
Les cheveux et la peau. Jocrisse, mens-tu pas ?
JOCRISSE.
Non, la piau, les cheveux, oui, j’ai vu tout à bas.
JACINTE.
Sa belle tête est donc d’une laideur extrême ?
JOCRISSE.
Une tête de Viau qu’on échaude est de même.
Qu’avaient donc ce papier ?
JACINTE.
Quelques enchantements.
JOCRISSE.
Dieu m’a bien assisté de ne voir point dedans.
Comme je me ferais accommodé la tête !
JACINTE.
Voici venir le Père et l’Amant : va-t’en, bête !
Il pleure ; il va partir sans doute pour Poissy :
C’est que son frère est mort. Laissons-les seuls ici.
Scène III
MONSIEUR GROGNARD, MONSIEUR VILAIN
MONSIEUR GROGNARD.
Hélas, Monsieur Vilain, que d’épines aux roses !
MONSIEUR VILAIN.
Monsieur Grognard, il faut mettre au pis toutes choses ;
Votre frère est fort vieux, il pourrait bien partir.
MONSIEUR GROGNARD.
Si son mal s’augmentait, on viendrait m’avertir.
Notre amitié, Monsieur, n’eut jamais de semblable ;
S’il mourait, je serais un homme inconsolable.
MONSIEUR VILAIN.
Si vous en héritez, pourquoi vous alarmer ?
MONSIEUR GROGNARD.
Hé, ce n’est pas son bien qui me le fait aimer :
Il a su l’acquérir, il en est seul le maître.
MONSIEUR VILAIN.
Vous en frustrerait-il ?
MONSIEUR GROGNARD.
Et que sait-on ? peut-être.
Nous nous aimons tous deux tendrement, et je crois
Qu’il ne le donnerait à personne qu’à moi.
Mais plus que ses trésors, sa personne m’est chère,
Et s’il meurt, tout son bien ne me console guère.
MONSIEUR VILAIN.
Nous ne sommes donc pas de sentiments égaux ;
L’argent est, ce me semble, un remède à tous maux.
Mais, pour en revenir enfin à vos fiançailles,
Je ne mets pas mon bien à traiter cent canailles.
Il suffit de ma fille, et de vous.
MONSIEUR GROGNARD.
C’est bien fait.
MONSIEUR VILAIN.
Nous ne serons que trois.
MONSIEUR GROGNARD.
J’en suis trop satisfait.
MONSIEUR VILAIN.
Angélique aime fort la Musique et la Danse :
Mais sans sortir d’ici, et sans nulle dépense,
On la satisfera.
MONSIEUR GROGNARD.
Vous voyez si nos Fous
Se concertent entr’eux, que ce n’est que pour nous.
Vous les venez de voir mettre tout en pratique ;
Eux-mêmes font les Pas, les Vers et la Musique.
MONSIEUR VILAIN.
On voit quelques Ballets à présent ; mais je crois
Qu’on n’en verra jamais de si beaux qu’autrefois.
MONSIEUR GROGNARD.
De notre temps, c’était une chose divine :
Ces Ballets de Mondor dans la Place Dauphine !
MONSIEUR VILAIN.
Ah, vous en souvient-il ? Ces gens-là dansaient bien ;
Ils avaient tout le monde, et s’ils ne prenaient rien.
MONSIEUR GROGNARD.
Ha, c’était le bon temps. Il n’est point de Théâtre,
Qui n’ait quelque agrément, et que l’on n’idolâtre ;
Le monde est aujourd’hui pour ces spectacles-là ;
Et vieux comme je suis, je cours voir tout cela.
Mais avec leur Musique et leurs Métamorphoses,
Les Ballets de Mondor étaient tout autres choses.
MONSIEUR VILAIN.
Oh vraiment oui.
MONSIEUR GROGNARD.
Nos Fous en dansent d’assez bons.
MONSIEUR VILAIN.
Tant mieux, ma Fille et moi nous nous divertirons :
Elle vous aime bien.
MONSIEUR GROGNARD.
Cela n’est pas croyable :
Nous allons tous deux faire un ménage admirable ;
Et comme dès demain je serai son mari,
Je crois que j’en serai bien autrement chéri.
Sur le bruit que j’allais à Poissy voir mon Frère,
La pauvre Enfant était dedans une colère
Que chacun ne pouvait trop admirer ici.
MONSIEUR VILAIN.
Son amour est venu tout d’un coup, Dieu merci.
MONSIEUR GROGNARD.
Je la veux régaler ici de bonne sorte :
Mais sans moi, je ne veux nullement qu’elle en sorte.
MONSIEUR VILAIN.
Vraiment elle n’a garde. Allez, ne craignez rien.
Je vais gagner mon lit, je ne me sens pas bien.
Scène IV
JOCRISSE, ANGÉLIQUE, JACINTE, MONSIEUR GROGNARD
MONSIEUR GROGNARD, à Jocrisse.
Portez la paille aux Fous. Demeure ici, Jacinte.
Je vous donnais tantôt quelque sujet de plainte,
Défiez-vous.
ANGÉLIQUE.
Oui, sans doute, et si je vous en crois,
Vos Fous ne seront pas plus resserrés que moi.
MONSIEUR GROGNARD.
Ils sont libres, Mignonne, et sont très agréables,
Ne t’imagine pas voir des Fous variables.
Je connais ton humeur. On dirait sans mentir,
Qu’ils ne sont tous ici que pour te divertir.
Leur Musique et leur Danse auront de quoi te plaire ;
Je sais ton goût, et sais tout ce qu’ils savent faire.
Pour des Fous, renfermés dedans cet Hôpital,
Ils dansent assez bien, et ne chantent pas mal.
ANGÉLIQUE.
Puisque ces insensés le piquent de Musique,
Je n’aurai pas sujet d’être mélancolique :
Je ne la serai pas même absente de vous.
Je m’accommode assez de ces sortes de Fous.
Et si j’en rencontre un dans ce lieu qui me plaise,
Je m’en divertirai.
MONSIEUR GROGNARD.
Bon, j’en serai fort aise.
Mais qu’il soit enfermé, c’est ce que je prétends.
JACINTE.
Pourquoi les enfermer, s’ils ne sont pas méchants ?
MONSIEUR GROGNARD.
Mais un Fou, qui ne sait lui-même ce qu’il forge,
Par caprice pourrait lui sauter à la gorge.
Si cela t’arrivait, j’en aurais bien dedans ;
Diable, il faut éviter ces sortes d’accidents.
Comme mon Frère est mal, qu’il faut que je m’apprête
À partir pour Poissy, j’aurais martel en tête.
ANGÉLIQUE.
Avec votre départ vous me désespérez :
Si près de nous unir, serons-nous séparés ?
MONSIEUR GROGNARD.
Ce n’est que pour un jour.
ANGÉLIQUE.
Et c’est ce qui m’étonne.
MONSIEUR GROGNARD.
Mais je ne pourrais pas m’en dispenser, Mignonne,
Tu pleures.
ANGÉLIQUE.
Si jamais je ne vous avais vu.
MONSIEUR GROGNARD.
Que je serais heureuse !
MONSIEUR GROGNARD.
Hé bien ; aurais-tu cru
Ce grand amour pour moi ?
JACINTE.
Non, je vous en assure.
MONSIEUR GROGNARD.
Je ne pars pas encor.
ANGÉLIQUE.
Partez, je vous conjure ;
Je prétends m’enfermer jusqu’à votre retour,
Sans voir Folles ni Fous.
MONSIEUR GROGNARD.
Tu m’aimes trop, Mamour :
Viens avec moi les voir. Je te ferai connaître
Tous nos Musiciens, du moins qui croient l’être ;
Tout en fourmille ici. Même ils sont si pressés,
Qu’on n’y peut plus loger les autres Insensés.
Tout est plein de ces Fous, et de Maîtres de Danse :
Ils viennent de tous lieux se débarquer en France.
Un Machiniste même, un grand Original,
Depuis un an ou deux, est dans mon Hôpital ;
C’est un Ingénieur. Il a tout son bagage
Dans notre Basse-Cour ; et dans cet équipage
Tout s’y voit : c’est un Monde, il n’est rien de pareil :
C’est le Ciel, c’est la Mer, la Lune et le Soleil,
Des Habits, des Ballets dorés et sans dorure,
Cent sortes d’animaux aussi grands que Nature,
Des Monstres, des Géants, des Chevaux, des Dragons,
Des Léopards, des Ours, des Singes, des Lions,
Des Chars, un Arc-en-Ciel, des Foudres, des Nuages,
Des Contrepoids, des Fils, des Cartons, des Cordages :
Enfin tout ce qu’on peut jamais s’imaginer,
Ce fou de Machiniste a fait tout amener.
Il en va faire ici cent choses différentes ;
Et même il en promet de fort divertissantes.
Je souffre avec plaisir tout son chaos céans.
JACINTE.
Tous ces Fous en seront mille déguisements.
L’ordre en sera confus, il est indubitable ;
Mais la confusion en peut être agréable.
MONSIEUR GROGNARD.
Cela ne sera pas si beau que l’Opéra ;
Mais si l’on ne l’admire, on s’y divertira.
ANGÉLIQUE.
Nous disons bien ici d’inutiles paroles.
MONSIEUR GROGNARD va à sa Montre.
Attends, nous irons voir nos Fous et nos Folles.
Voici justement l’heure où je les fais servir.
Il regarde sa Montre.
Partons.
ANGÉLIQUE.
Va-t-elle bien, votre Montre ?
MONSIEUR GROGNARD.
À ravir :
Je l’ai depuis un an. Elle est d’or, et sonnante.
ANGÉLIQUE.
Elle vous coûte bien vingt Louis ?
MONSIEUR GROGNARD.
Dites trente.
ANGÉLIQUE.
Vraiment elle est fort belle.
MONSIEUR GROGNARD.
Et bonne.
ANGÉLIQUE.
Je le crois.
MONSIEUR GROGNARD.
Je la mets là : jamais je n’en porte sur moi.
ANGÉLIQUE.
Mais avez-vous toujours vos Folles anciennes,
Vos Poètes criards, et vos Musiciennes ?
MONSIEUR GROGNARD.
Oui.
JACINTE.
La pauvre Porcie est-elle encore céans ?
MONSIEUR GROGNARD.
Oui, qui ne veut manger que des charbons ardents.
Nous avons Cléopâtre, et la chaste Lucrèce ;
Et toutes ces trois-là sont d’une même espèce.
JACINTE.
Et que sont devenus ces Amoureux transis ?
MONSIEUR GROGNARD.
Il en reste encore deux, je crois, de cinq ou six ;
Qui font sur leur amour des Vers qui les enchantent,
Et des Airs langoureux, qu’à tous moments ils chantent.
ANGÉLIQUE.
Que n’attendrait-on pas des Divertissements
Exécutés et faits par tant d’habiles Gens ?
JACINTE.
Je suis sûre pour moi qu’on y criera miracle.
MONSIEUR GROGNARD.
Ne vous en moquez pas, on est pour le Spectacle :
Les Voix, les Instruments, les Ballets, ont cours là ;
Et ce qui ne vaut rien passe avec cela.
JACINTE.
Mais quand tout ne vaut rien, que l’Auditeur déteste,
Lui rend-on son argent ?
MONSIEUR GROGNARD.
On n’est pas si sot, peste !
Quand il a vu la Pièce, on ne lui rend jamais :
On le partage après qu’on a payé les frais.
JACINTE.
L’Auteur et les Acteurs en ont bien de la honte ?
ANGÉLIQUE.
Oui, mais les Auditeurs ?
MONSIEUR GROGNARD.
Ils en ont pour leur compte.
ANGÉLIQUE.
Voyez auparavant ce que feront vos Fous.
Si cela réussit, vous verrez entre vous,
Le donnant au Public, si vous pouvez prétendre,
De gagner son argent, et non pas de le prendre.
JACINTE.
Cela ne peut manquer d’être divertissant.
MONSIEUR GROGNARD.
Allons donc, nous verrons ce qu’ils font en passant,
Et nous en jugerons. Donne le bras, Mignonne.
Je m’en vais revenir : qu’il n’entre ici personne.
Jacinte, viens-tu pas promener avec nous ?
JACINTE.
Non, s’il vous plaît, Monsieur, je vois assez de Fous.
Scène V
JACINTE, LÉANDRE
LÉANDRE.
Perfide.
JACINTE.
Quelle entrée !
LÉANDRE.
Ha !
JACINTE.
Que voulez-vous dire ?
LÉANDRE.
Hé, que dirais-je, après ce qu’on vient de m’écrire ?
Ha !
JACINTE.
Contenez-vous donc.
LÉANDRE.
Non, non, dans mon transport,
Je ne me contrains plus, l’Ingrate veut ma mort ;
Mais avant qu’expirer, je lui veux faire entendre...
JACINTE.
Mais, où pensez-vous être ? êtes-vous fou, Léandre ?
LÉANDRE.
Hé bien, ne suis-je pas aux petites Maisons ?
Jacinte, je suis fou.
JACINTE.
Mais toutes ces raisons
Et ces emportements ne servent qu’à vous nuire :
Si vous n’êtes instruit, laissez-vous donc instruire.
LÉANDRE.
On l’accorde ce soir. Ha, que me diras-tu ?
Que l’ingrate me hait, qu’elle a de la Vertu.
JACINTE.
Non, elle n’en a point. Vous plaît-il de vous taire ?
LÉANDRE.
La Perfide y consent.
JACINTE.
Elle le devait faire.
Vous voyez son amour dans tout ce qu’elle écrit.
LÉANDRE.
Je n’y vois que ma mort.
JACINTE.
Vous perdez donc l’esprit.
LÉANDRE.
Dans deux lignes j’ai vu le Poison et la Peste.
JACINTE.
Laissez-moi donc parler, ou bien laissez le reste.
LÉANDRE.
La perfide veut me faire devenir Fou.
JACINTE.
Oui, c’est pour votre bien.
LÉANDRE.
Je te romprai le cou.
JACINTE.
Ha, tout doux, s’il vous plaît. Vous êtes bien terrible !
Oui, c’est de son amour une preuve infaillible,
Que de vous proposer d’être Fou, pour pouvoir
Être reçue céans, lui parler, et la voir,
Il lit bas.
Malgré son vieux Jaloux, qu’elle hait, qu’elle abhorre.
Lisez-la moi tout haut, s’il vous plaît.
LÉANDRE.
Je l’adore.
Excuse mon transport, Jacinte, j’avais cru,
N’ayant lu que deux mots, que j’en avais trop lu.
Il lit haut.
Avec étonnement vous apprendrez Léandre
Qu’on m’accorde ce soir, je ne puis m’en défendre,
Un Père le souhaite, et sourd à mes raisons,
M’a renfermée aux Petites-Maisons,
Dont mon futur Époux à la Conciergerie.
Par cette vérité que je vous fais savoir,
Je juge de votre furie :
Vous, jugez de mon désespoir.
Faites-vous apporter comme Visionnaire ;
Passez d’abord ici pour le plus grand des Fous ;
Et nous verrons ce que pour nous
L’Amour est capable de faire.
Mais dans si peu de temps que fera-t-il l’Amour !
Cette Infidèle attend qu’elle n’ait plus qu’un jour.
On la force, dit-elle ; Elle y consent, l’Ingrate :
Mais il faut qu’à ses yeux mon désespoir éclate,
Sans respecter son Père, et son vieux fou d’Amant.
JACINTE.
Vous la payez fort bien de son amour, vraiment.
LÉANDRE.
Ha, Jacinte, accablé d’une telle disgrâce,
Dans l’espace d’un jour, que veux-tu que je fasse ?
JACINTE.
Faites-vous amener pour Fou Musicien.
Tâchez à mal chanter.
LÉANDRE.
J’y réussirais bien,
Cet Hôpital a-t-il des Fous en abondance ?
JACINTE.
Tant qu’on en fait bâtir encore un, que je pense.
Le Faubourg Saint Germain qu’en tout nous admirons,
Se va rendre fertile en Petites-Maisons.
Quoique ce soit des plus grands, et l’un des plus honnêtes,
C’est l’habitation de cent sortes de Bêtes.
Six mille Hommes de Guerre y coucheront ce soir
Par Étape, et peut-être en pourrons-nous avoir.
LÉANDRE.
Si l’on exempte un Lieu, ce doit être le vôtre.
JACINTE.
Mais il pourrait ce soir en avoir comme un autre.
LÉANDRE.
Où sont donc ces Amants ?
JACINTE.
Hé fuyez, les voici.
Scène VI
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JOCRISSE
MONSIEUR GROGNARD.
Que dis-tu des apprêts que nos Fous font ici ?
Tu vois qu’exprès pour nous chacun d’eux se prépare.
ANGÉLIQUE.
Nous allons, je crois, voir quelque chose de rare.
Ils ont beau prendre peine, et se concerter tous,
Ils ne peuvent jamais danser qu’un pas de Fous.
MONSIEUR GROGNARD.
Attendant qu’ils soient prêts, dînons dans la Cuisine.
Je suis gelé, le froid m’a saisi la poitrine.
JACINTE.
Près d’être marié, l’agréable discours !
Monsieur, le Mariage abrégera vos jours.
MONSIEUR GROGNARD, en se tournant.
Que faites-vous donc là ? pourquoi cette posture ?
Elle est surprise, haussant les épaules.
ANGÉLIQUE.
C’est qu’on m’a dans le dos fait tomber quelque ordure.
Scène VII
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE, JOCRISSE
JOCRISSE.
On vient pour voir les Fous, Monsieur.
MONSIEUR GROGNARD.
Hé, montre-toi.
JOCRISSE.
Je me suis montré, mais on vous demande.
MONSIEUR GROGNARD.
Moi ?
JOCRISSE.
C’est vous qu’ils veulent voir.
MONSIEUR GROGNARD.
Laisse-les à la porte,
Et demeure en ce lieu, jusqu’à ce que je sorte.
Scène VIII
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE, LE MAÎTRE CLERC, JOCRISSE
MONSIEUR GROGNARD.
Mais je me charge ici...
Il tire des Papiers de sa poche.
ANGÉLIQUE.
Qu’est-ce donc que cela ?
MONSIEUR GROGNARD.
Le nom des Fous. Que veut ce petit Drôle-là ?
LE MAÎTRE CLERC.
Je suis le Maître Clerc de chez votre Notaire.
MONSIEUR GROGNARD.
Monsieur, excusez-moi.
LE MAÎTRE CLERC.
Voilà votre inventaire.
Copié de ma main.
MONSIEUR GROGNARD.
Vous m’obligez, Monsieur,
Vous écrivez très bien, et...
LE MAÎTRE CLERC.
Votre serviteur.
MONSIEUR GROGNARD.
Mon Homme a votre argent, si vous vouliez l’attendre ?
LE MAÎTRE CLERC.
Non, j’enverrai demain un petit Clerc le prendre.
Il s’en va.
JACINTE.
Ma foi, je doute fort, demain comme aujourd’hui,
Qu’il puisse en envoyer un plus petit que lui.
Le plaisant Maître Clerc !
ANGÉLIQUE.
Sa taille me fait rire.
MONSIEUR GROGNARD.
Il n’est pas question d’être grand pour écrire.
Dînons.
JOCRISSE.
Il n’est pas tard.
MONSIEUR GROGNARD.
Taisez-vous étourdi.
ANGÉLIQUE.
Voyez à votre Montre.
MONSIEUR GROGNARD, regardant sa Montre.
Il est plus de midi.
Demeure là. Que nul ni n’entre ni ne sorte.
JOCRISSE.
Non. Je n’ouvrirai pas, qu’on ne buque à la porte.
MONSIEUR GROGNARD.
Quand on y buquerait, n’ouvre pas, innocent.
JOCRISSE.
Bien, pas un n’entrera, quand ils y viendraient cent.
Par la gueule du Sac la Carogne est entrée :
Palsanguenne all’ en tient, la chienne est éventrée.
Il décharge quelques coups de bâton dessus.
Elle n’est pourtant pas morte.
Il redouble les coups.
Il y fallait cela.
Après avoir encore prêté l’oreille.
Qu’alle ronge à présent.
Scène IX
MONSIEUR GROGNARD, sa serviette à la main, JOCRISSE
MONSIEUR GROGNARD.
Quel bruit fais-tu donc là ?
JOCRISSE.
Oh, parguenne, all’ en tient, Monsieur.
MONSIEUR GROGNARD.
Que veux-tu dire ?
JOCRISSE.
C’est qu’all’en tient ; ouvrez, et vous allez bien rire :
Si vous ne la trouvez en quatre ou cinq quartiers...
MONSIEUR GROGNARD.
Quoi donc ?
JOCRISSE.
Une Souris qui rongeait vos Papiers.
MONSIEUR GROGNARD.
Une Souris ! où donc ?
JOCRISSE.
J’entendais la carogne,
Cric, crac, cric, crac... All’ avançait besogne.
MONSIEUR GROGNARD, voulant rentrer.
Elle est morte ?
JOCRISSE.
Oh, vraiment... Hé, Monsieur, s’il vous plaît,
Ouvrez le Sac, voyez en quel état qu’all’ est.
MONSIEUR GROGNARD.
Le Sac ! ah, je crains bien...
JOCRISSE.
Allez, sur ma parole,
Ne craignez rien, all’ est plus plate qu’une Sole.
Six coups de mon bâton...
MONSIEUR GROGNARD, mettant la main dans le Sac et la retirant.
Hélas ! je suis perdu !
JOCRISSE.
Ha, oui-da : pour si peu, qu’elle vous a mordu !
All’ en a dans les dents.
MONSIEUR GROGNARD.
M’en voilà pour ma Montre.
Ah, que m’as-tu fait là, diable de malencontre.
Scène X
ANGÉLIQUE, JACINTE, MONSIEUR GROGNARD, JOCRISSE
ANGÉLIQUE.
Que vous m’avez fait peur ! à quoi bon tous ces cris ?
MONSIEUR GROGNARD.
C’est pour ma Montre.
JOCRISSE.
Il ment, c’est pour une Souris.
MONSIEUR GROGNARD.
Ce malheureux a mis ma Montre de la sorte,
Et croit que tout cela n’est qu’une Souris morte.
JOCRISSE.
Mais notre Serrurier la raccommodera :
Donnez-la-moi, Monsieur, on la rapportera.
MONSIEUR GROGNARD.
Un Serrurier ! Je veux que dès demain tu sortes.
JOCRISSE.
Il a raccommodé des choses bien plus fortes.
JACINTE.
Mon Dieu !
ANGÉLIQUE.
Pourquoi toujours mettre votre Sac là ?
MONSIEUR GROGNARD.
Qui diantre se serait défié de cela ?
ANGÉLIQUE.
Nos Fous vont arriver. Voyons sans plus attendre,
Quelques échantillons de ce qu’on peut prétendre,
Nous dînerons après.
JACINTE.
J’entends les Violons.
ANGÉLIQUE.
Ils s’en vont commencer ; allons nous seoir.
MONSIEUR GROGNARD.
Allons.
Premier intermède.
Deux musiciens amoureux avancent pendant un petit prélude, pour chanter ce qui suit.
ENSEMBLE.
Hélas, hélas, hélas, nous nous plaignons tous deux,
Serions-nous amoureux ?
PREMIER MUSICIEN.
Toutes les fois que Georgette,
Passant près de ma Logette,
Me montre son œil riant,
Son bec, et son nez friant ;
Aussitôt mon cœur vers elle ;
Vole, et va comme un brouillon,
Lui baiser tour à tour l’une et l’autre Prunelle.
Ah, pauvre petit Papillon,
Tu te brûles à la chandelle.
DEUXIÈME MUSICIEN.
L’autre jour au travers de ma grille,
Une nymphe mignarde et gentille,
Me fit voir ses beaux yeux :
Mais depuis cet instant malheureux,
Je rôtis, je brûle et je grille.
Ah, petite Crocodile,
Qui jamais aurait cru tes traits si dangereux.
ENSEMBLE.
Hélas ! hélas ! hélas ! plaignons-nous donc tous deux,
Nous sommes amoureux.
MONSIEUR GROGNARD.
L’on appelle cela du fin, fin. Hem ? Jacinte.
JACINTE.
Ha, ha, l’on ne peut pas mieux pouffer une plainte.
LES DEUX MUSICIENS.
Que ces jeunes cœurs
Après leur disgrâce
Goûtent de douceurs !
DEUXIÈME MUSICIEN.
Quoique ma nymphe soit de glace...
PREMIER MUSICIEN.
Quoique la mienne ait des rigueurs...
ENSEMBLE.
En attendant de pareilles faveurs,
Allons sur notre Paillasse
Verser un torrent de pleurs.
MONSIEUR GROGNARD.
On ne peut pas porter la musique plus haut ;
Pour gagner de l’argent, voilà ce qu’il nous faut.
On danse en cet endroit : et la Danse finit, et chacun reniré.
MONSIEUR GROGNARD dit.
Allons, allons dîner. Si tout va de la sorte,
On peut prendre fort bien de l’argent à la porte.
ACTE II
Scène première
ANGÉLIQUE, JACINTE
JACINTE.
Madame, c’en est fait, votre Amant est en cage :
Je vois bien qu’il jouera des mieux son personnage.
Il a fort diverti votre bourru d’Amant,
Qui ne le connaît point encor, heureusement.
Quatre de ses Amis l’ont conduit dans sa chaise,
Jusque dans l’Hôpital. Il chante, il est bien aise.
Il sait que vous devez être deux jours ici,
Sans votre vieux Amant...
ANGÉLIQUE.
Tais-toi donc, le voici.
Scène II
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE
MONSIEUR GROGNARD.
Avec bien du plaisir, Mamour, je viens t’apprendre.
Qu’il nous arrive un Fou fort plaisant.
JACINTE, bas.
C’est Léandre.
MONSIEUR GROGNARD.
Mais fort bien fait, bien mis : il est de qualité.
ANGÉLIQUE.
Quel est son faible donc ?
MONSIEUR GROGNARD.
L’Opéra l’a gâté.
Il en chante les Airs à gorge déployée :
C’est à quoi tout le jour sa voix est employée.
Il ne les chante pas désagréablement.
Il te divertira, mon cœur, assurément,
Et j’en serai ravi. L’on le nomme Léandre.
ANGÉLIQUE.
Je sais ces Airs, j’aurai du plaisir à l’entendre.
MONSIEUR GROGNARD.
Et même vous pourriez vous concerter tous deux,
Pour rire.
JACINTE.
Tous ces Airs sont des Airs amoureux
Qu’il faut bien exprimer, et ce Fou-là peut-être...
MONSIEUR GROGNARD.
Et c’est ce qui sera plus plaisant. J’y veux être ;
Car pour bien exprimer toutes ces passions,
Il doit faire en chantant mille contorsions.
JACINTE, à Angélique.
Il fera l’Amoureux, vous ferez l’Amoureuse.
MONSIEUR GROGNARD.
C’est cela. La rencontre est tout à fait heureuse :
Jacinte, est-elle pas plaisante ?
JACINTE.
Oui, ma foi,
Et l’on ne la peut pas plus plaisante, je crois.
UN POÈTE FOU, derrière le Théâtre.
J’ai pris de tes avis sur une autre matière,
D’accord ; mais l’Élégie est de moi toute entière.
ANGÉLIQUE.
Qu’est-ce donc ? J’entends-là des gens qui sont fâchés.
MONSIEUR GROGNARD.
Les deux Poètes fous viennent d’être lâchés.
ANGÉLIQUE.
Et quels Poètes donc ? En ai-je connaissance ?
MONSIEUR GROGNARD.
Oui, vous les avez vus dans leurs Loges, je pense,
Qui disputent toujours, et commençant leur bruit
Dès la pointe du jour, le finissent la nuit ;
Qui charbonnent leurs murs, s’imaginant écrire,
Et faire de beaux Vers.
ANGÉLIQUE.
Qui voulez-vous donc dire ?
MONSIEUR GROGNARD.
Vous ne remettez pas ces Poètes fameux,
Qui pour de certains Vers se querellent tous deux ?
Là, qui mirent au jour cette belle Élégie
Dont chacun admira la force et l’énergie ?
ANGÉLIQUE.
J’entends.
MONSIEUR GROGNARD.
Ils avaient lors le jugement fort bon.
L’un dit qu’elle est de lui, l’autre assure que non.
J’en ai fait deux cents Vers, rien n’est plus véritable.
Dit l’un. L’autre répond, Vous mentez comme un Diable,
Elle est toute de moi, j’en suis le seul Auteur.
Vous vous l’attribuez, vous êtes un Voleur.
Elle sort de ma plume, et n’a rien de la vôtre.
Comme on sait qu’un Poète est plutôt fou qu’un autre,
Et qu’on ne comprend rien à toutes leurs raisons,
On les a mis d’avance aux Petites-Maisons.
ANGÉLIQUE.
Rien ne me divertit de ce qu’ils peuvent dire.
MONSIEUR GROGNARD.
Ce Fou de l’Opéra te fera bien mieux rire.
JACINTE.
Vraiment oui. Les voici.
Scène III
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE, PREMIER POÈTE, DEUXIÈME POÈTE
DEUXIÈME POÈTE
Non, non, rayez ce point,
Le mérite que j’ai ne se partage point.
Comme vous n’en avez aucun qui vous soutienne,
Vous voulez rendre ici ma gloire mitoyenne,
Et voulez, vos Lauriers commençant à vieillir,
Vous couronner de ceux que je viens de cueillir.
PREMIER POÈTE.
Toi, qui sais qui je suis, comment as-tu l’audace
De me parler ainsi, reptile du Parnasse,
Pauvre petit Lézard, que mon nom étourdit,
Qui ne sait ce qu’il fait, ni ne sait ce qu’il dit ?
Moi, je me soutiendrais pas ton méchant Ouvrage !
Ma gloire est comme un chêne au milieu de l’orage ;
Et la tienne, opposée à mes moindres travaux,
N’est qu’un jonc que Borée a couché dans les eaux.
DEUXIÈME POÈTE.
Moi, qui du haut du Mont t’aperçois dans la Vase,
Qui viens de voltiger sur le Cheval Pégase ;
Moi, qui parle si bien le langage des Dieux,
Ose-tu bien tenir ce discours à mes yeux ?
Mais je veux travailler un jour pour le Théâtre :
C’est là que malgré toi je veux qu’on m’idolâtre.
C’est lui qui distribue aux Auteurs les beaux Prix ;
Ils s’y font admirer ; ils s’y font enrichir :
Ils ne doivent qu’à lui leur gloire et leur fortune.
PREMIER POÈTE.
Proprement le Théâtre est comme une Commune,
Où l’Âne et le Cheval, la Vache et la Jument,
Viennent en liberté paître confusément.
Là l’on voit le Baudet près du Cheval superbe,
Et les Chardons mangés comme l’est la bonne herbe.
Le Théâtre souvent sait cacher un défaut,
Et l’Habile s’y voit au dessous du Lourdaud,
Qui croit, prenant souvent la fausse pour la vraie,
Que le Baudet hennit, et que le Cheval braye.
DEUXIÈME POÈTE.
Ton Âne, ton Cheval, ta Vache, ta Jument,
Ici, bien moins que toi, manquent de jugement.
Va, va-t-en avec eux paître dans ta Commune :
Ton galimatias, comme toi, m’importune :
Va, rentre dans ta Loge, ou je te gourmerai.
PREMIER POÈTE, se jetant à sa gorge.
Toi, tu me gourmeras ? Ah je t’étranglerai.
MONSIEUR GROGNARD.
Holà, quelqu’un, ici, qu’on vienne en diligence.
JACINTE.
Mais arrêtez-vous donc ? Vous êtes Fous, je pense.
Scène IV
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE, JOCRISSE, TROP-D’ESPRIT
MONSIEUR GROGNARD.
Jocrisse, Trop-d’Esprit, séparez-les tous deux :
Qu’on ne les sorte plus, ces Poètes hargneux.
ANGÉLIQUE.
Tous deux ne se sont fait qu’égratigner et mordre.
MONSIEUR GROGNARD.
Ils ne seront jamais lâchés que par mon ordre.
J’entends encor un Fou qui va bien criailler.
UN FOU DE BASSETTE, derrière le Théâtre.
Je taillerai, Messieurs ; Messieurs, je veux tailler.
ANGÉLIQUE.
Je connais sa folie, en voilà l’étiquette ;
Il parle de tailler ; c’est ce Fou de Bassette.
MONSIEUR GROGNARD.
Après avoir perdu son argent, son crédit,
Il fit un Alpion de son reste d’esprit :
Il fut facé.
ANGÉLIQUE.
L’esprit, il l’avait admirable.
N’en a-t-il plus du tout, le pauvre misérable ?
MONSIEUR GROGNARD.
Non, il n’en a voulu réserver sans merci,
Que ce qu’il en fallait pour venir droit ici.
ANGÉLIQUE.
Dans son emportement, il me fait peur, je meure ;
Renvoyez-le.
MONSIEUR GROGNARD.
On va le renfermer.
Scène V
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE, LE FOU DE BASSETTE
LE FOU.
Ces coups sont inconnus chez les plus malheureux.
S’opiniâtrer vingt fois sur un bourreau de deux !
Je le quitte à la fin, et je mets sur un quatre ;
Lors le deux vient à gain. Ne faut-il pas se battre ?
S’arracher les cheveux, et se mordre les doigts ?
Perdre dix Alpions ? être facé neuf fois !
ANGÉLIQUE.
Renvoyez-le, il fait peine.
MONSIEUR GROGNARD.
Allons, que l’on déloge.
LE FOU.
La paix, les Sonicats...
MONSIEUR GROGNARD.
Remmenez-le en sa Loge.
Scène VI
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JOCRISSE, TROP-D’ESPRIT
MONSIEUR GROGNARD.
Jocrisse, Trop-d’Esprit. Hé, d’où viens-tu, ma jolie ?
Trop-d’Esprit ramène le Joueur.
JOCRISSE.
J’étais allé lâcher l’aiguillette là-haut.
Scène VII
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JOCRISSE, TROP-D’ESPRIT, SANS-CERVELLE
MONSIEUR GROGNARD.
Qu’as-tu donc, Sans-Cervelle ?
SANS-CERVELLE.
Ha !
MONSIEUR GROGNARD.
Sa douleur est forte.
SANS-CERVELLE.
Non, l’on ne peut pas vivre en mangeant de la sorte.
Barbe, pour mon dîner, m’avait gardé trois œufs ;
Jocrisse et Trop-d’Esprit, viennent d’en manger deux.
Je meurs de faim chez vous, et je n’y peux plus être.
MONSIEUR GROGNARD.
Eh, tu n’es jamais saoul.
SANS-CERVELLE.
Comment pourrait-on l’être ?
MONSIEUR GROGNARD.
Je crois qu’à son dîner il mangerait un Bœuf.
SANS-CERVELLE.
Le moyen donc de vivre, en ne mangeant qu’un œuf ?
MONSIEUR GROGNARD.
Entend-on comme toi plaindre tes Camarades ?
SANS-CERVELLE.
Ils volent la moitié du dîner des Malades ;
C’est ce qui les nourrit, et les deux tiers du mien.
MONSIEUR GROGNARD.
Ils ne se plaignent pas.
SANS-CERVELLE.
Vraiment, je le crois bien.
ANGÉLIQUE.
Voyons donc Cléopâtre, et Porcie, et Lucrèce.
MONSIEUR GROGNARD.
Ces trois Folles-là sont souvent dans la tristesse.
L’on vous les va montrer. Chacune fait effort,
Par différents moyens de se donner la mort.
La Reine Cléopâtre a maintenant pour Louvre
Les petites-Maillons.
ANGÉLIQUE.
Voyons-les donc.
MONSIEUR GROGNARD.
Qu’on ouvre.
On ouvre la Ferme, et les Fous et les Folles parlent tous à la fois trois fois de suite.
Scène VIII
CLÉOPÂTRE, LUCRÈCE, PORCIE, MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE, JOCRISSE
Tous les Fous paraissent dans leurs Loges, et parlent tous ensemble trois fois de suite.
LE JOUEUR DE BASSETTE.
Je tiendrai la Banque, ou l’on ne jouera pas. (Trois fois.)
POÈTE.
Elle est à moi, tu me l’as dérobée. (Trois fois.)
POÈTE.
Toi, te dire l’Auteur de mon Élégie ? (Trois fois.)
UN VIOLON.
Le moyen d’accorder, si vous parlez si haut ? (Trois fois.)
UN MUSICIEN.
Si ma douleur vous est connue,
Rochers, vieux Habitants de ces affreux Déserts. (Trois fois.)
LE MACHINISTE, frappant d’un Marteau, dit.
Fais glisser le Moufle, et dégage le contrepoids. (Trois fois.)
CLÉOPÂTRE.
Un Aspic.
LUCRÈCE.
Un poignard.
PORCIE.
Hé, des Charbons ardents.
MONSIEUR GROGNARD, à Sans-Cervelle.
Fais-les taire. Voilà leurs divertissements.
LUCRÈCE.
Tarquin, Lucrèce est sans honneur.
Un Poignard va percer son cœur :
Que tout l’Univers la contemple.
Mais faut-il qu’aux yeux d’un chacun,
Son désespoir soit sans exemple,
Lorsque l’affront est si commun ?
Je sais que ma sotte vertu
Rend ton action bien effroyable ;
Et l’heure du Berger la rendait agréable ;
Tarquin, que ne l’attendais-tu ?
Mourons. Ô l’horrible pensée !
Lucrèce se poignardera !
Ne sais-je pas, Femme insensée,
Qu’aucune ne m’a devancée
Et qu’aucune ne me suivra ?
De mourir de ce mal, quelle sorte se pique !
Puis, je m’en avise un peu tard.
N’importe, je ferai l’unique ;
Un Poignard, un Poignard.
PORCIE.
Porcie a perdu son Époux ;
Brutus est mort, ah, puis-je vivre !
Et vous m’empêchez de le suivre,
Cruels Parents, que faites-vous ?
Hélas ! loin d’en pouvoir prétendre
Un bout de Lacet pour me pendre,
Ou quelque Ruban jaune ou bleu ;
Pour joindre nos tristes Âmes,
Je me flattais encore un peu
De manger des charbons, ou me livrer aux flammes,
Mais on ne me fait point de feu.
CLÉOPÂTRE.
Puisque tout mort je t’idolâtre,
Je vais partir, mon cher Amant,
Pour unir dans ton Monument
Marc-Antoine et sa Cléopâtre.
L’amour que j’ai pour toi m’y pousse ;
Étant résolue à cela,
Je cherche une voie un peu douce
Pour faire ce Voyage-là.
Mais quelle vision, quelle ardeur me transporte !
Vois-je pas Marc-Antoine auprès de cette porte ?
C’est toi mon cher Amant.
Elle prend Jocrisse pour Marc-Antoine.
JOCRISSE.
Fi donc.
CLÉOPÂTRE.
Le beau Romain !
JOCRISSE.
Allons donc.
CLÉOPÂTRE.
Mon cher cœur.
JOCRISSE.
Ôtez donc votre main.
Je crierai, je mordrai.
CLÉOPÂTRE.
Moi qui te fus si chère ;
Oh, je te baiserai malgré tes dents.
JOCRISSE.
Ma mère.
PORCIE prend Jocrisse pour Brutus.
Je vois de mon Brutus et la mine et le port.
Quoi, mon charmant Époux, vous n’êtes donc pas mort ?
Vous preniez mon Brutus pour votre Marc-Antoine.
À Cléopâtre.
JOCRISSE.
Il faut à la Cavale aller donner l’avoine.
CLÉOPÂTRE.
Mon Marc-Antoine est-il devenu Palefrenier ?
PORCIE.
N’es-tu pas mon Brutus ? dis, le peux-tu nier ?
JOCRISSE.
Qu’y ferai-je ? et bien oui, l’on dit que je suis Brute.
PORCIE.
Ah, Brute !
JOCRISSE.
Hé bien, tant mieux, peste de la dispute.
ANGÉLIQUE.
Ôtez-le de leurs mains, ils le démembreront.
MONSIEUR GROGNARD.
Oh, je n’ai qu’à parler, ils se sépareront.
Allons, qu’on se retire.
LUCRÈCE prend M. Grognard pour Tarquin.
Ah, j’entends ta parole.
Exécrable Tarquin.
Elle donne un soufflet à Grognard et se met à pleurer.
MONSIEUR GROGNARD.
Peste soit de la Folle.
LUCRÈCE.
À moi, Femmes, à moi, c’est l’infâme Tarquin :
Courons toutes, dessus le Poignard à la main.
Toutes vont sur Grognard, en riant.
JACINTE.
Évitez la fureur de ces Dames Gigognes.
MONSIEUR GROGNARD.
Qu’on renferme le plus tôt toutes ces trois Carognes.
CLÉOPÂTRE.
Un Aspic.
LUCRÈCE.
Un Poignard.
PORCIE.
Hé, des Charbons ardents.
MONSIEUR GROGNARD.
Sans-Cervelle, allons donc, qu’on les mette dedans.
ANGÉLIQUE.
Je ne m’y fierais pas, la moins folle est à craindre.
MONSIEUR GROGNARD.
Pourquoi ne suis-je pas ces Folles ?
TROP-D’ESPRIT.
Pour m’en plaindre ;
Depuis huit ou dix jours, presqu’à tous les Valets,
Elles ne font, Monsieur, que donner des soufflets ;
Et la moins folle aussi devient la plus méchante.
MONSIEUR GROGNARD.
T’en ont-elles donné quantité ?
TROP-D’ESPRIT.
Plus de trente.
Voulez-vous toutes trois que l’on les fesse bien ?
MONSIEUR GROGNARD.
Nenni, nenni, je veux qu’on ne leur fasse rien.
JACINTE.
Ces Folles et ces Fous ne sont point son affaire.
ANGÉLIQUE.
Il est vrai, tout cela ne me divertit guère.
MONSIEUR GROGNARD, à Trop-d’Esprit.
Que l’on aille lâcher ce Fou de l’Opéra.
Oh, pour lui, j’en suis sûr, il te divertira.
ANGÉLIQUE.
Il n’est pas furieux, on l’approche, une Femme...
JACINTE.
On en fait ce qu’on veut, c’est un mouton, Madame.
MONSIEUR GROGNARD.
J’entends sa voix.
ANGÉLIQUE.
Pourvu qu’il ne s’emporte pas.
MONSIEUR GROGNARD.
Non, tu feras de lui tout ce que tu voudras.
Scène IX
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, LÉANDRE, JACINTE, TROP-D’ESPRIT
LÉANDRE chante.
Que l’absence de ce qu’on aime
Est un supplice rigoureux,
Pour les cœurs amoureux !
Tout autre mal cède à ce mal extrême ;
Et ce lieu même
N’a rien de plus affreux
Que l’absence de ce qu’on aime.
ANGÉLIQUE.
Fort bien, c’est un des Airs du dernier Opéra.
MONSIEUR GROGNARD.
Qu’en dis-tu ?
ANGÉLIQUE.
Je vois bien qu’il me divertira.
MONSIEUR GROGNARD.
Ho, j’en étais bien sûr.
ANGÉLIQUE.
J’en étais bien plus sûre.
MONSIEUR GROGNARD.
Te plaît-il ?
ANGÉLIQUE.
Tout à fait. Mais voyez la figure.
LÉANDRE chante.
Cruelles inquiétudes,
Soupirs languissants,
Si j’ai souffert vos tourments les plus rudes,
Je n’ai pas trop payé les douceurs que je sens.
JACINTE.
Voyez son action, ses yeux, comme il soupire.
MONSIEUR GROGNARD.
Ne vois-tu pas aussi que j’en crève de rire ?
Chante, chante avec lui.
ANGÉLIQUE.
Cela ne vaudra rien
Mais si vous le voulez, Monsieur, je le veux bien.
Elle chante,
L’Amour nous unira par ses plus douces chaînes.
Depuis deux ans il unit nos désirs :
À vos soupirs cent fois j’ai mêlé mes soupirs ;
Et si j’ai partagé vos peines,
Je dois partager vos plaisirs.
LÉANDRE.
Qu’un si doux aveu doit me plaire !
Qu’il rend mon destin glorieux !
ANGÉLIQUE.
Quand ma bouche pourrait se taire,
L’Amour ferait parler mes yeux.
MONSIEUR GROGNARD.
Mon cœur, ta voix le charme, il ne se sent pas d’aise,
Tu ne prononces pas un mot qui ne lui plaise.
LÉANDRE et ANGÉLIQUE.
Que tout parle à l’envi de notre amour extrême ;
À ses transports abandonnons nos cœurs :
Et pour goûter toujours de nouvelles douceurs,
Disons-nous cent fois, je vous aime.
MONSIEUR GROGNARD, en riant.
Comme elle fait l’Amante, et comme il fait l’Amant !
JACINTE
Elle s’en divertit fort agréablement.
Enfin voilà son fou, Monsieur, cherchez le vôtre.
MONSIEUR GROGNARD.
Dirait-on pas qu’ils sont amoureux l’un de l’autre,
Léandre prend la main d’Angélique.
ANGÉLIQUE.
Dans sa folie il a beaucoup d’honnêteté.
MONSIEUR GROGNARD.
Moi je trouve qu’il prend beaucoup de liberté ;
Il le faut renfermer, il a l’humeur gaillarde :
Ne le vois plus sans moi.
JACINTE.
Vraiment elle n’a garde.
MONSIEUR GROGNARD.
Lui seul est plus hardi que tous les autres Fous.
ANGÉLIQUE.
Je ne veux point aussi le revoir qu’avec vous.
MONSIEUR GROGNARD, à Trop-d’Esprit.
Que ce beau chanteur-là demeure dans son gîte :
Allons, qu’on le renferme en sa Loge, au plus vite.
Il prend déjà ta main.
ANGÉLIQUE.
Il l’a prise en effet ;
Mais c’est un Insensé qui ne sait ce qu’il fait.
MONSIEUR GROGNARD.
Rentrons, je m’entretiens ici de bagatelles.
Quand j’attends en tremblant de funestes nouvelles.
Scène X
MONSIEUR GROGNARD, MONSIEUR VILAIN
MONSIEUR VILAIN.
Votre Frère se meurt ; je viens de le savoir.
MONSIEUR GROGNARD, comme pâmé.
Hélas ! j’allais partir exprès pour l’aller voir.
MONSIEUR VILAIN.
Cette nouvelle-là ne vous doit point surprendre ;
Et vieux comme il était, on s’y devait attendre.
Pourquoi vous affliger ? pourquoi vous en saisir ?
Et pourquoi s’en laisser mourir de déplaisir ?
MONSIEUR GROGNARD, en pleurs.
Hélas ! Monsieur Vilain, que j’aimais mon cher Frère !
MONSIEUR VILAIN.
Vraiment je le crois bien, mais à la mort que faire ?
Il n’est pas encore mort, mais il ne vaut pas mieux ;
S’il vous laisse son bien, allez, partez joyeux.
MONSIEUR GROGNARD.
Eh bien, son bien ne m’est rien ; qu’il vive le pauvre Homme.
S’il me fallait aller nus pieds jusques à Rome,
Pour lui sauver la vie, on m’y verrait courir.
MONSIEUR VILAIN.
Votre Cheval vient-il ?
MONSIEUR GROGNARD.
On l’est allé quérir.
Mais votre Fille ici pleure et se désespère :
Cela me touche encore sensiblement.
MONSIEUR VILAIN.
Qu’y faire ?
C’est qu’elle a de la peine à vous laisser partir.
MONSIEUR GROGNARD.
Oui, sans doute. Elle vient pourtant d’y consentir.
MONSIEUR VILAIN.
La pauvre Enfant ne peut supporter votre absence.
MONSIEUR GROGNARD.
Non, huit jours sans me voir, elle mourrait, je pense.
J’ai donné l’ordre aux Fous, quand j’irai à Poissy,
Qu’ils ne fissent pas moins que si j’étais ici.
Je veux qu’en mon absence elle se réjouisse,
Et que de leur folie elle se divertisse ;
Et vous pourrez aussi fort aisément la voir.
MONSIEUR VILAIN.
Si votre Frère est mort, venez demain au soir.
MONSIEUR GROGNARD.
Que la Mort me le laisse, ou que la Mort me l’ôte,
Vous me verrez ici demain au soir sans faute.
MONSIEUR VILAIN.
Si comme vous croyez, il vous donne son bien,
Ayez les yeux partout, et qu’on n’écarte rien ;
Et dès après demain, au lever de l’Aurore
Il faut vous marier.
MONSIEUR GROGNARD.
Oui, plus matin encore.
MONSIEUR VILAIN.
Puis après s’en aller, comme des gens heureux,
Prendre possession de ce bien-là tous deux.
Je trouve qu’il fait froid dans cette grande Salle.
MONSIEUR GROGNARD.
Oui. Jocrisse est longtemps à brider ma Cavale.
Scène XI
MONSIEUR GROGNARD, MONSIEUR VILAIN, SANS-CERVELLE
SANS-CERVELLE.
Jocrisse, et Trop-d’Esprit...
MONSIEUR GROGNARD.
Ah, l’importun Butor !
Il le plaint toujours d’eux : Que t’ont-ils fait encor ?
SANS-CERVELLE.
Je ne vous veux, Monsieur, dire que deux paroles ;
Jocrisse, et Trop-d’Esprit veulent fesser les Folles.
Ils se sont enfermés dans la Chambre tous deux ;
Ne dois-je pas, Monsieur, les fesser avec eux ?
MONSIEUR GROGNARD.
Quoi, contre ma défense ils auraient ces pensées ?
SANS-CERVELLE.
Lucrèce et Cléopâtre allaient être troublées ;
J’avais accommodé les verges que voici ;
N’y dois-je pas entrer, et les fesser aussi ?
MONSIEUR GROGNARD.
Tu mens, tu n’as pas vu les Folles de la sorte.
SANS-CERVELLE.
J’ai pourtant regardé par le trou de la porte ;
Mais il était bouché, je n’ai pas pu rien voir.
MONSIEUR GROGNARD.
Menteur, goulu, tantôt quand tu m’as fait savoir,
Qu’ils mangeaient ton dîner, tu me mentais en diable.
SANS-CERVELLE.
Ha, pour les œufs, Monsieur, rien n’en est plus véritable.
MONSIEUR VILAIN.
Il se fait déjà tard, allez vous apprêter.
MONSIEUR GROGNARD.
Retire-toi, menteur ; va, je vais me botter.
Scène XII
JOCRISSE, une bride à la main
Monsieur. Il n’entend pas. Jarniguenne Pacole,
Comment diable est-ce donc que cela se bricole ?
Que sert ce fer ? Pourquoi ces brinborions-là ?
Palsanguenne un licou vaut mieux que tout cela.
Scène XIII
JACINTE, JOCRISSE
JACINTE.
Monsieur est-il parti ?
JOCRISSE.
Non, il est dans la Salle.
Morguenne sav’ous point brider une Cavale.
JACINTE.
Ouvre-lui bien la bouche, et mets le mors dedans.
JOCRISSE.
C’est qu’all’ lève le nez, et qu’all’ serre les dents.
Je suis pour la brider monté dans la Mangeoire,
All’ m’a levé sa tête, et cassé la Mâchoire.
Je l’ai pourtant bridée, et qu’il n’y manquait rien,
Hors que le fer était sous la gorge.
JACINTE.
Fort bien :
Va vite la brider de crainte de la touche :
Madame vient.
JOCRISSE.
Comment lui faire ouvrir la bouche ?
Scène XIV
ANGÉLIQUE, JACINTE
ANGÉLIQUE.
Léandre est-il instruit ?
JACINTE.
Oui, j’ai su l’avertir,
Que votre vieil Amant s’apprête pour partir.
Dans ce même moment, un Homme est à la fue :
Dès qu’il le pourra voir à cheval dans la Rue,
Il ouvre aux Insensés, et vous les verrez tous
Dansant et gambadant, rire comme des Fous.
Mais Léandre est charmant des pieds jusqu’à la tête ;
Il est vêtu pour faire une grande conquête.
Enfin la nuit est longue, et vous hasardez bien.
Dans ce brillant Habit...
ANGÉLIQUE.
Hé, l’Habit n’y fait rien.
JACINTE.
Voici pour votre honneur une Pierre de Touche
Votre Père pour lors endormi sur sa Couche,
Et votre vieil Amant parti pour quelques jours,
La Vertu toute seul est avec vos amours,
Qui, comme vous savez, est débile et chancelle :
Les Amours sont petits, mais ils sont plus forts qu’elle.
ANGÉLIQUE.
Jacinte, quand on sait qu’un Amant aime bien,
En tous lieux avec lui, l’on ne doit craindre rien.
JACINTE.
Enfin va-t-il partir ce grogneux ?
ANGÉLIQUE.
Oui, Jacinte.
Il se botte.
JACINTE.
Avez-vous commencé votre plainte ?
ANGÉLIQUE.
Oh, j’ai su profiter de ton instruction ;
Jamais Femme n’a feint plus grande affection
Au départ d’un Mari, n’a montré plus de rage,
Et n’a si bien que moi joué son Personnage,
Il croit que son départ me met au désespoir,
Lorsque je fais des vœux pour ne le jamais voir.
Enfin on ne peut pas mieux faire la grimace.
JACINTE.
Voilà ce qu’un Jaloux mérite qu’on lui fasse.
Mais recommencez bien tout ce feint désespoir
Dans vos derniers adieux, Madame.
ANGÉLIQUE.
Oh, tu vas voir.
JACINTE.
Ces feints déplaisirs sont, étant crus véritables.
Dans un Jaloux absent, dès effets admirables.
Le voici tout botté.
Scène XV
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE
ANGÉLIQUE, avec un cri.
Quoi, vous allez partir ?
MONSIEUR GROGNARD.
Il le faut bien, M’amour ; tu viens d’y consentir.
ANGÉLIQUE.
Non, absente de vous, je ne pourrais pas vivre ;
Ou souffrez que je meure, ou laissez-moi vous suivre.
MONSIEUR GROGNARD.
Mais mon Cœur, que veux-tu ?
ANGÉLIQUE.
Je veux toujours vous voir.
MONSIEUR GROGNARD.
Mais tu sais...
ANGÉLIQUE.
Vous voulez me mettre au désespoir.
MONSIEUR GROGNARD.
Ce n’est que pour deux jours.
ANGÉLIQUE.
Deux jours ! Ce mot me tue.
Je pourrais m’absenter deux jours de votre vue !
Deux jours !
MONSIEUR GROGNARD.
Je ne sais pas d’où vient cet amour-là,
Car je n’ai rien en moi qui t’oblige à cela.
ANGÉLIQUE.
Tout est charmant en vous, et tout a su me plaire.
Vous le savez fort bien.
MONSIEUR GROGNARD.
Non, fait, ma foi, ma chère :
Laisse donc pour deux jours partir tous mes appas.
ANGÉLIQUE.
Non, non, si je ne pars, ils ne partiront pas ;
Je m’attacherai là.
Elle se jette à ses genoux.
MONSIEUR GROGNARD.
Mais, M’amour, comment faire ?
Tu sais bien qu’il s’agit d’une importante affaire.
JACINTE, faisant la pleureuse.
Vous nous désespérez.
MONSIEUR GROGNARD.
Cela me fait damner.
ANGÉLIQUE.
Quoi, si près d’être unis, vouloir m’abandonner !
MONSIEUR GROGNARD.
Quand je t’en ai parlé, tu semblais t’y résoudre.
ANGÉLIQUE.
Hé, ce moment venu, m’est pis qu’un coup de foudre :
Oui, je résolus hier de vous laisser partir,
Mais aujourd’hui mon cœur n’y saurait consentir.
MONSIEUR GROGNARD.
Tu pourrais demain voir nos Fous avec Jacinte.
Ils te divertiraient. Tu peux même sans crainte
En lâcher quelques-uns, hors le Fou d’Opéra ;
Je ne veux plus qu’il sorte.
JACINTE.
Hé, l’on s’en passera.
MONSIEUR GROGNARD.
Oui, j’appréhenderais s’il était hors de Cage,
Qu’il n’en dît beaucoup moins, et n’en fît davantage.
ANGÉLIQUE.
Tous les Hommes me sont des objets odieux ;
Vous seul êtes ici le charme de mes yeux.
MONSIEUR GROGNARD.
Pour moi je ne sais pas où j’ai pris tant de charmes,
Je ne puis m’empêcher de répandre des larmes.
ANGÉLIQUE.
Quoi, vous pleurez, mon cher ! ah, cessez...
MONSIEUR GROGNARD.
Je ne puis ;
Jamais Amant ne fut plus aimé que je suis.
Vois-tu sa passion ?
À Jacinte.
JACINTE.
Elle est trop violente.
S’il revient dans deux jours, ferez-vous donc contente ?
ANGÉLIQUE.
Non, puisque son départ causera mon trépas.
MONSIEUR GROGNARD.
Hé bien, mon petit Cœur, je ne partirai pas ;
Tu serais triste, et moi je serais à la gêne.
JACINTE.
Vos affaires iront d’une belle dégaine :
Vous ne feriez pas pis s’il était votre Époux ;
Votre ménage ira tout sans-dessus-dessous.
Un Mari ne pourra jamais faire un Voyage,
Sans qu’une Femme soit à ses trousses, j’enrage.
Quelle honte !
ANGÉLIQUE.
Partez.
JACINTE.
Je la consolerai.
ANGÉLIQUE.
Quand viendrez-vous ?
MONSIEUR GROGNARD.
Demain, où je ne le pourrai.
ANGÉLIQUE.
Puisque je me résous à souffrir votre absence,
Loin de vous supplier de faire diligence,
Pour ne me plus jouer de si sensibles tours,
Au lieu de deux, de trois, prenez huit et dix jours.
MONSIEUR GROGNARD.
Je ne me puis résoudre à souffrir ton absence ;
Je ne partirai point.
JACINTE.
Mais vous rêvez, je pense ?
ANGÉLIQUE.
Non, non, partez, Monsieur.
MONSIEUR GROGNARD, à Jacinte.
Je le veux. Prends-en soin.
Je m’en vais donc, Mamour.
ANGÉLIQUE.
Fussiez-vous déjà loin ;
Je pourrais vous revoir plutôt que je n’espère.
JACINTE.
Laissez-le donc aller, Madame.
MONSIEUR GROGNARD.
Adieu, ma Chère.
ANGÉLIQUE.
Il est déjà bien tard.
MONSIEUR GROGNARD.
Je gagnerai Poissy.
ANGÉLIQUE.
Mais la nuit vous prendra dans une heure d’ici.
JACINTE.
Mais la nuit à présent n’est pas noire, elle est blonde,
Puisque le clair de Lune est le plus beau du monde.
ANGÉLIQUE, le prenant encore.
Faut-il laisser aller ce que j’aime le mieux ?
JACINTE, en les séparant.
Ma foi, vous finirez, malgré tous vos adieux ;
Partez. S’il fallait donc qu’il fît de grands voyages...
MONSIEUR GROGNARD.
Prends garde à tout, Jacinte, et que nos Fous soient sages.
ANGÉLIQUE.
Adieu toute ma joie.
MONSIEUR GROGNARD.
Adieu tout mon désir.
Il s’en va.
JACINTE.
Il croit que vous allez mourir de déplaisir.
ANGÉLIQUE.
Ha, je respire. Hé bien, sais-je me contrefaire ?
JACINTE.
Mais vous avez pensé gâter toute l’affaire,
Votre feint déplaisir l’a mis si fort à bout,
Qu’il a ma foi pensé ne point partir du tout.
ANGÉLIQUE.
La feinte était fort bien, mais un peu trop poussée,
Pour l’obliger d’agir selon notre pensée.
Que fait Léandre ?
JACINTE.
Il songe à votre enlèvement.
ANGÉLIQUE.
Mais, Jacinte, est-il sûr de mon consentement ?
JACINTE.
Il s’en flatte.
ANGÉLIQUE.
Il se trompe.
JACINTE.
Hé, quel obstacle encore
L’empêcherait...
ANGÉLIQUE.
Demain au lever de l’Aurore
J’en veux prier mon Père, et s’il n’y consent pas,
Léandre pourra alors m’enlever de ses bras :
Il m’a promis la main, je lui donne la mienne.
JACINTE.
Et si le Grognard vient ?
ANGÉLIQUE.
Je ne crois pas qu’il vienne.
De ce soir.
JACINTE.
Mais demain s’il vient, pour nos péchés ?
ANGÉLIQUE.
Dès la pointe du jour nous seront dénichés.
C’est ce que j’ai conclu, va le dire à Léandre ;
Et qu’il n’espère pas ce soir rien entreprendre.
Qu’il y résiste ou non, fais qu’il se rende ici ;
Je reviens sur mes pas, et je m’y rends aussi.
On entend des Violons.
JACINTE.
L’ai-je dit ? le Jaloux à peine est hors de la Porte,
Les Fous s’en vont donner, et de la bonne sorte.
Scène XVI
ANGÉLIQUE, JACINTE, LES FOUS, TROIS MUSICIENS
PREMIER MUSICIEN.
L’amour étend ses Conquêtes ;
Et brise ici les Verrous.
Il n’est pas jusqu’aux Fous
Qui ne célèbrent les Fêtes
De l’absence d’un Jaloux.
Un Amant fidèle et tendre,
Belle Iris, languit pour vous ;
Ses feux vous semblent doux,
Profitez sans plus attendre
De l’absence d’un Jaloux.
PREMIER MUSICIEN.
Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah.
LES DEUX MUSICIENS.
Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah.
PREMIER MUSICIEN.
Que la forte canaille
Tempête et criaille,
Jure, peste et braille,
Au diable d’aujourd’hui qui les en tirera
Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah.
TOUS DEUX.
Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah.
DEUXIÈME MUSICIEN.
Allons faire ripaille
Comme Rats en paille.
J’ai plus d’une maille,
Et je n’estime rien de ce qui m’en coûtera.
Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah.
TOUS DEUX.
Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah.
TROISIÈME MUSICIENS.
Vendons cette Ferraille
Pour faire gouaille ;
Pour peu qu’elle vaille,
Je crois qu’à bien briefer elle nous fournira.
Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah.
L’on danse, et les Fous rentrent tous en riant.
ACTE III
Scène première
MONSIEUR VILAIN, ANGÉLIQUE, JACINTE
MONSIEUR VILAIN.
Tu l’as laissé partir, à la fin ?
ANGÉLIQUE.
Oui, mon Père.
MONSIEUR VILAIN.
Jamais Homme, je crois, n’a tant aimé son frère.
Il m’a dit en partant : J’hérite d’un grand Bien,
Mais tout cela ne peut me consoler en rien :
La perte de mon Frère est pour moi sans seconde ;
J’aime encore mieux l’avoir que tous les Biens du monde.
Et si son Frère meurt, loin de le voir heureux,
Je suis sûr qu’il faudra les enterrer tous deux.
Scène II
MONSIEUR VILAIN, MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE
MONSIEUR VILAIN.
Quoi, c’est vous ? Ah, je vois sur votre visage
La mort de ce cher frère ; et ce retour...
MONSIEUR GROGNARD.
J’enrage !
Il est mort, et de plus, je crois qu’il est damné ;
Il a fait Testament, et ne m’a rien donné.
MONSIEUR VILAIN.
Quoi, rien du tout ?
MONSIEUR GROGNARD.
Non, rien. Que le diable le crève :
Je m’en consolerais, s’il était mort en Grève.
Le traître ! ah, qu’il avait l’âme d’un Scélérat !
À trente ans ce Coquin était gueux comme un Rat :
Il faut bien qu’il ait fait de la fausse Monnoie,
Car il est mort fort riche. Ah, que j’aurais de joie,
Si la Justice allait demain, même aujourd’hui,
S’emparer de son corps, et tout sceller chez lui !
MONSIEUR VILAIN.
Vous l’aimiez, disiez-vous, avec tant de tendresse ?
MONSIEUR GROGNARD.
Qui se fût défié d’une âme si traîtresse !
Le Notaire qui même a fait son Testament,
Et qui n’est arrivé que depuis un moment,
Venez exprès chez moi m’instruire de l’affaire.
Hé, Monsieur, lui dit-il, songez à votre Frère :
Ce coquin répondit : Hé, mon Frère a du bien.
Monsieur, j’ai d’autres gens à qui donner le mien ;
Mais j’y retourne. Il faut que pour me satisfaire
Je fasse tout saisir.
MONSIEUR VILAIN.
Oui, vous le devez faire.
Prenez tous les effets, en soit ce qu’il pourra.
S’il faut plaider, plaidons.
ANGÉLIQUE.
Hé bien, l’on plaidera.
Ne perdez point de temps ; je me vois résolue
De me priver plutôt huit jours de votre vue :
Le bien est précieux, partez donc pour l’avoir,
Et faites que bientôt je puisse vous revoir.
Partez, et point d’adieu.
MONSIEUR GROGNARD.
La pauvre Enfant ! J’avoue
Qu’un si parfait amour mérite qu’on le loue.
On n’en verra jamais un comme celui-là.
Elle s’en va pleurer.
JACINTE.
À quoi sert tout cela ?
MONSIEUR GROGNARD.
Adieu, mon cœur.
ANGÉLIQUE.
Hélas, voulez-vous que j’expire ?
JACINTE.
Vraiment vous avez tort.
MONSIEUR VILAIN.
Sortons sans lui rien dire.
JACINTE.
Ce vieux Fou nous fera perdre le jugement.
ANGÉLIQUE.
J’ai pensé, le voyant, mourir subitement ;
S’il ne fût reparti, j’aurais perdu courage.
JACINTE.
L’on n’a jamais si bien joué son personnage.
ANGÉLIQUE.
Enfin il est absent pour le coup, respirons,
Et jouissons un peu du bien que nous avons.
JACINTE.
Vraiment vous voilà seule, et n’avez plus de crainte.
Vous allez voir Léandre, et le voir sans contrainte.
Scène III
ANGÉLIQUE, JACINTE, UN SOLDAT
On frappe.
JACINTE.
Qu’est-ce ?
LE SOLDAT.
Monsieur Grognard.
JACINTE.
Hé bien.
LE SOLDAT.
Est-il ici ?
JACINTE.
Non, il est en Campagne.
LE SOLDAT.
Un ordre que voici,
L’oblige à me loger cette nuit par Étape.
JACINTE.
À moins qu’on coure après, et qu’on ne le rattrape,
On ne vous peut loger.
LE SOLDAT.
Il le faut pourtant bien.
JACINTE.
Étant seules ici...
LE SOLDAT.
On ne doit craindre rien.
JACINTE.
Je le crois. Mais Madame est une jeune Femme
Ou va l’être du moins.
LE SOLDAT.
Que fait cela, Madame ?
ANGÉLIQUE.
Comment, que fait cela ? quoi, vous souffrir chez moi,
Seule ?
LE SOLDAT.
Que voulez-vous, c’est un ordre du Roi.
Puis il est tard, la nuit fera bientôt passée.
JACINTE.
L’honnêteté, Monsieur, n’en est pas moins blessée.
ANGÉLIQUE.
Puis-je, mon Accordé, Monsieur, étant aux Champs,
Souffrir avec honneur le moindre homme céans ?
LE SOLDAT.
Mais comment voulez-vous, Madame, que je fasse ?
Ce que vous me devez, je le demande en grâce ;
Et tout autre Soldat viendrait brutalement,
Ce Billet à la main, prendre son Logement ;
Mais j’en use toujours avec respect, Madame.
JACINTE.
Rien n’est si chatouilleux que l’honneur d’une Femme,
Vous le savez, Monsieur, nous avons ce malheur,
Le moindre Homme suffit pour ternir notre honneur ;
Et son ombre à présent nous ferait un scandale.
ANGÉLIQUE.
Je n’ai qu’une Cuisine, une Chambre et ma Salle :
On ne vous peut coucher que dans un Galetas.
LE SOLDAT.
Partout où vous voudrez, il ne m’importe pas.
Mais mon souper, Madame ?
JACINTE.
Il n’y faut point de Nappes ;
Nous n’avons pain, ni vin.
LE SOLDAT.
La peste, quelle Étape !
La Ville est bonne.
JACINTE.
Mais il est tard.
LE SOLDAT.
J’ai grand faim ;
JACINTE.
Barbe vous trouvera quelque morceau de pain.
Sans le Mari, toujours la Femme se chagrine ;
Et pour lors il n’est rien plus froid que la cuisine.
LE SOLDAT.
N’avez-vous point ici d’Eau de Vie, ou de Vin ?
JACINTE.
He non, passez-vous-en jusqu’à demain matin.
LE SOLDAT.
Jamais jeûne ne fut plus loin de ma pensée
Que celui-là l’était.
JACINTE.
La nuit est avancée :
Barbe, donnez la Lampe, et conduisez Monsieur
Au Galetas.
BARBE, lui donnant la lampe.
Montez.
LE SOLDAT.
Têtigué, serviteur.
BARBE, à Jacinte.
Un Drap.
JACINTE.
Faites servir celui de la Couchette.
BARBE.
Bon, ce Drap-là n’est pas plus grand qu’une serviette ;
Même l’Écorcheveau me semble trop petit ;
Ses genoux passeront, je crois, le pied du Lit.
C’est un Homme puissant.
JACINTE.
Qu’on y porte le vôtre.
BARBE.
Le mien ! c’est encore pis, il est plus court que l’autre ;
S’il s’avale, ses pieds toucheront jusqu’en bas ;
J’en suis certaine.
JACINTE.
Hé bien, qu’il ne s’avale pas ;
Qu’il couche en son fourreau, s’il l’a pour agréable.
ANGÉLIQUE.
Je crains : Vit-on jamais de contretemps semblable ?
JACINTE.
Il ne faut craindre rien, car un Soldat François,
Madame, est aujourd’hui sage comme un Bourgeois.
Le temps passé n’est plus. La Justice est si bonne ;
Que l’on n’ose à présent faire insulte à personne.
Scène IV
ANGÉLIQUE, JACINTE, BARBE
BARBE.
Il est demi son longs sur mon Écorche-veau,
Les deux jambes à bas, couché dans son fourreau.
Quoiqu’il n’ait que du pain, ce soir qui le conforte,
Il soupe dix fois mieux qu’il n’est couché.
JACINTE.
Qu’importe.
Scène V
ANGÉLIQUE, JACINTE, LE RÔTISSEUR
On frappe. Le Soldat voit par un trou tout ce qui se passe.
ANGÉLIQUE.
Vois qui heurte.
LE RÔTISSEUR.
Bonsoir.
JACINTE.
Qu’est-ce encor que ceci ?
LE RÔTISSEUR.
C’est du Vin et du Rôt que j’apportons ici.
JACINTE.
Vous apportez du Vin et du Rôt ! pourquoi faire ?
LE RÔTISSEUR.
Pargué, Madame, c’est pour faire bonne chère.
JACINTE.
Et qui vous a chargé de l’apporter chez nous ?
LE RÔTISSEUR.
C’est, je crois, le Valet d’un de Messieurs les Fous.
JACINTE.
Ne vous l’ai-je pas dit ? Portez dans la Cuisine
Découvre un peu, voyons.
LE RÔTISSEUR.
V’là qu’a-t-il bonne mine ?
JACINTE.
Bonne ou mauvaise, va, l’on te la paiera bien.
LE RÔTISSEUR.
Hé, j’en somme payé, je ne demandons rien.
JACINTE.
Léandre va venir, Madame.
ANGÉLIQUE.
Oui, Jacinte.
Mais l’amour, la vertu, le devoir et la crainte
Combattent ; chacun d’eux veut disposer de moi.
Ah, Jacinte, l’amour l’emportera, je crois.
JACINTE.
Ho, l’Amour est toujours un rusé petit traître,
Pour peu qu’on le seconde, il est toujours le maître.
Madame, il le sera, je n’en ai point douté ;
Joint que Léandre et vous êtes de son côté.
Scène VI
ANGÉLIQUE, JACINTE, BARBE, LE RÔTISSEUR
LE RÔTISSEUR.
J’ai laissé mon Bassin à votre Cuisinière.
JACINTE.
Hé bien, va.
LE RÔTISSEUR.
Vous avez deux Oiseaux de Rivière,
Un Levraut, deux Faisans, trois Perdrix...
JACINTE.
C’est assez.
LE RÔTISSEUR.
Tout cela coûte bien plus que vous ne pensez.
JACINTE.
Tant mieux.
LE RÔTISSEUR.
Le Plat de Rôt est aussi raisonnable...
ANGÉLIQUE.
Hé, va, nous le verrons quand nous serons à table.
JACINTE.
Barbe, tenez tout prêt, pour le servir ici,
Quand ce Monsieur viendra.
ANGÉLIQUE.
Jacinte, le voici.
Scène VII
JACINTE, ANGÉLIQUE, LÉANDRE
LÉANDRE.
Madame, vous voyez ce que j’ose entreprendre ;
Mais si vous ne m’aimez, que deviendra Léandre ?
ANGÉLIQUE.
Je vous aime, mon cœur ne dément point ma voix ;
Je crois depuis deux ans vous l’avoir dit cent fois,
Je vous aime.
LÉANDRE.
Hé, Madame, est-ce assez de le dire,
Et d’en demeurer là pour croître mon martyre ?
Vos souhaits et les miens seront-ils superflus ?
Montrez que vous m’aimez, et ne le dites plus.
ANGÉLIQUE.
C’est de notre Hymen que mon amour se fonde.
JACINTE.
Voici l’occasion la plus belle du monde.
Votre jaloux Amant est parti pour deux jours :
L’agréable saison pour les tendres Amours !
Madame, mettrons-nous le couvert dans la Salle ?
ANGÉLIQUE.
Où donc ? vous prétendez me faire un grand régale ?
LÉANDRE.
Non, Madame, ce n’est qu’un sort petit Cadeau,
Et l’on ne peut ici vous le donner plus beau.
Cependant, je suis sûr que pour vous satisfaire,
Nos Fous vont étaler tout ce qu’ils savent faire :
Mais, Madame, souffrez que je mêle avec eux
Le plus fidèle Amant et le plus amoureux ;
Quoique je n’aie pas la voix la plus touchante,
Ce que j’ai composé, souffrez que je le chante.
Mais un certain Menuet que vous chantez toujours,
Et qui semble être fait exprès pour nos amours,
Serait ici charmant dans votre belle bouche.
ANGÉLIQUE.
Je chante fort mal, mais il suffit qu’il vous touche.
LÉANDRE.
Puis d’un coup de sifflet, pendant notre repas,
Je fais sortir un Fou qui ne déplaira pas :
Il doit chanter ici quelque Chanson à boire
Qui nous divertira, si nous l’en voulons croire.
Votre Père, dit-on, est avecque le mien,
Et je ne sais si c’est ou pour mal ou pour bien.
ANGÉLIQUE.
Si ces Pères qui sont notre commun martyre,
Pouvaient être inspirés du Dieu qui nous inspire :
Car enfin nous touchons à ce fatal moment
Où l’un perd sa Maîtresse, et l’autre son Amant.
LÉANDRE.
Non, nous serons unis, ce Dieu nous favorise ;
Et c’est le heureuse fin qu’aura notre entreprise,
Puisque vous consentez dès la pointe du jour
De me donner la main pour prix de mon amour.
Mais voici tous nos Fous : qu’on prête avec silence
L’oreille à nos récits, et les yeux à leur Danse.
JACINTE.
Monsieur Vilain voudrait me parler ici près.
ANGÉLIQUE.
Vas-y donc, et surtout, songe à mes intérêts.
Scène VIII
LÉANDRE, ANGÉLIQUE, TOUS LES DANSEURS
LÉANDRE.
Mon Père est trop alerte, et l’affaire le touche.
ANGÉLIQUE.
Je croyais bien le mien en repos dans sa Couche.
On danse en cet endroit.
Récit.
Ce n’est qu’entre deux Amants
Que les Concerts sont charmants,
Lorsque la crainte est bannie,
Leurs amoureuses langueurs
Forment une Symphonie,
D’un, je me pâme, je me meurs ;
Et la plus douce Harmonie
Est l’union de deux cœurs.
Laissons dire les Jaloux,
Charmante Iris, aimons-nous,
Sans craindre leur tyrannie.
Nos amoureuses langueurs
Feront une symphonie,
D’un je me pâme, je me meurs ;
Et la plus douce Harmonie,
Est l’union de deux cœurs.
On danse.
Menuet.
Quand la flamme
Et dans une âme,
Quand la flamme consume un cœur,
Et qu’un Père,
Trop sévère,
N’en veut point modérer la chaleur ;
Que la prière
N’y peut rien faire,
C’est à l’Amour d’en éteindre l’ardeur.
Ils dansent, et rentrent.
ANGÉLIQUE.
Ils se sont surpassés, on ne peut pas mieux faire.
LÉANDRE.
Que ne ferait-on pas, Madame, pour vous plaire ?
Scène IX
LÉANDRE, ANGÉLIQUE, JACINTE
ANGÉLIQUE.
Quelle nouvelle donc !
JACINTE.
Grande pour vos amours.
ANGÉLIQUE.
C’est que Monsieur Grognard ne viendra de huit jours.
JACINTE.
Non, c’est quelqu’autre affaire
Que je viens de savoir.
ANGÉLIQUE.
Que fais-tu donc ?
JACINTE.
Me taire ?
LÉANDRE.
Laissez cela. Goûtons ces précieux moments,
Ces préludes certains de nos contentements.
ANGÉLIQUE.
Ah, que pour vous je sens de trouble dans mon âme !
LÉANDRE.
Ah, Madame, serait-ce en faveur de ma flamme ?
ANGÉLIQUE.
Et ma bouche, et mes yeux ne vous l’ont que trop dit.
JACINTE.
Mais votre amour s’échauffe, et le souper froidit :
Si longtemps sans manger ! est-ce être raisonnable ?
Ne voulez-vous donc pas, Monsieur, vous mettre à table ?
Dites-lui qu’il s’y mette, il veut être prié.
Plus de soupirs, demain vous serez marié.
ANGÉLIQUE.
La Porte de devant est-elle bien fermée ?
JACINTE.
Oui, Madame, elle l’est.
ANGÉLIQUE.
Je viens d’être alarmée.
LÉANDRE.
De qui donc ?
ANGÉLIQUE.
D’un Soldat que nous avons là-haut.
LÉANDRE.
Par étape ?
ANGÉLIQUE.
Oui.
LÉANDRE.
Dort-il ?
JACINTE.
Il ronfle comme il faut.
LÉANDRE.
Comme notre ballet a fait bruit, j’appréhende
Qu’il n’ait rompu son somme et qu’il ne nous entende.
JACINTE.
Bon, des gens harassés de marcher tout un jour,
Dorment, et dormiraient même au son du Tambour.
LÉANDRE.
Oui, quand ils soupent bien, ils dorment à merveille ;
Et l’on leur tirerait le Canon dans l’oreille
Qu’ils dormiraient encor. Qu’a-t-il soupé ?
ANGÉLIQUE.
Lui ? rien.
LÉANDRE.
Tant pis, l’estomac vide, on ne dort pas si bien.
On frappe à la porte.
JACINTE.
Qui diantre heurte ainsi ?
ANGÉLIQUE.
Monsieur, quelle est ma crainte ?
JACINTE.
Il faut bien que ce soit Monsieur.
LÉANDRE.
Va voir, Jacinte.
ANGÉLIQUE.
Ah, si c’est lui, Léandre, où vous sauverez-vous ?
LÉANDRE.
Je ne sais, car par là tout est fermé sur nous.
Pacole entre là.
JACINTE.
C’est lui-même.
ANGÉLIQUE.
C’est lui. Que lui ferais-je croire ?
JACINTE.
Mais il monte.
ANGÉLIQUE.
Porter dans cette grande Armoire
La Table comme elle est.
BARBE.
Est-elle grande assez ?
ANGÉLIQUE.
Oui, vous dis-je, elle l’est plus que vous ne pensez.
Cachez-vous dans ce coin, Monsieur.
LÉANDRE.
Quoi qu’il arrive...
ANGÉLIQUE.
Dépêchez donc, je suis bien plus morte que vive.
LÉANDRE.
Madame, vous n’avez à craindre nullement.
Scène X
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE
MONSIEUR GROGNARD.
Je te surprends, Mamour, fort agréablement.
Tu ne m’attendais pas.
ANGÉLIQUE.
Non, j’en suis si surprise,
Que de ce soir, Monsieur, je n’en serai remise.
MONSIEUR GROGNARD.
D’où vient donc ?
JACINTE.
Entendant que l’on heurtait si fort,
Nous croyions toutes deux qu’on vous rapportait mort !
MONSIEUR GROGNARD.
Mort !
ANGÉLIQUE.
À l’heure qu’il est, que voulez-vous qu’on croie ?
MONSIEUR GROGNARD.
Qu’elle m’aime !
JACINTE.
Ho !
MONSIEUR GROGNARD.
Mamour.
ANGÉLIQUE.
Ha !
MONSIEUR GROGNARD.
Reprends donc ta joie,
Mon Cœur.
ANGÉLIQUE.
Votre retour m’est un coup de Poignard.
Pourquoi s’en revenir puisqu’il était si tard ?
Et pourquoi me donner une frayeur mortelle ?
MONSIEUR GROGNARD.
Mais je ne suis pas mort, tu le vois bien, ma Belle.
ANGÉLIQUE.
Oui, mais trop d’amour entretient ma frayeur.
J’aime, et je crains toujours.
MONSIEUR GROGNARD.
Mon pauvre petit cœur.
On ne peut pas, je crois, voir dans aucun ménage,
La Femme et le Mari s’entraimer davantage.
JACINTE.
On ferait tout Paris.
ANGÉLIQUE.
J’avais déjà l’effroi
D’un Soldat qui céans s’est logé malgré moi.
Souffrir un Homme ici seule en votre absence,
Que dira-t-on de moi ?
MONSIEUR GROGNARD.
Qu’en dirait-on ? je pense
Que nul n’y peut trouver à redire que moi.
C’est par étape ; et puis c’est par ordre du Roi.
En te quittant, je fus prendre avis du Notaire,
Qui n’a pas approuvé ce que je voulais faire.
Je n’ai point été là. Pour souper qu’avons-nous ?
ANGÉLIQUE.
Ne vous attendant pas, qu’aurions-nous eu sans vous ?
JACINTE.
Nous n’avons employé ni broche, ni marmite,
Et chacun a, je crois, mangé sa Pomme cuite.
ANGÉLIQUE.
Si tristes toutes deux, et dans un tel chagrin...
MONSIEUR GROGNARD.
Oh n’y croyez donc plus. Soupons, je meurs de faim.
ANGÉLIQUE.
Faim tant qu’il vous plaira, je ne saurais qu’y faire.
À moins que du pain sec vous puissiez satisfaire...
MONSIEUR GROGNARD.
Bon.
JACINTE.
À l’heure qu’il est, on ne peut rien avoir.
MONSIEUR GROGNARD.
Tant pis.
Scène XI
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE, LE SOLDAT, BARBE, PACOLE
LE SOLDAT.
Je viens, Monsieur, vous donner le bonsoir ;
C’est un petit devoir qu’on doit rendre à son Hôte,
Que j’importune ici.
MONSIEUR GROGNARD.
Ce n’est pas votre faute.
LE SOLDAT.
L’ombre d’un Homme met Madame au désespoir.
MONSIEUR GROGNARD.
La pauvre Enfant n’a pas accoutumée d’en voir.
Il faut lui pardonner.
LE SOLDAT.
Oui, Madame est fort sage.
Le seul nom de Soldat, mon habit, mon visage...
MONSIEUR GROGNARD.
Tout cela lui fait peur.
LE SOLDAT.
Je m’en suis aperçu :
Un Cadet fort bienfait... eût été mieux reçu.
ANGÉLIQUE.
Ah ne le croyez pas, Monsieur, qu’allez-vous dire ?
MONSIEUR GROGNARD.
Hé que crains-tu ?
LE SOLDAT.
Je n’ai nul dessein de vous nuire.
MONSIEUR GROGNARD.
Je le crois fort, Monsieur.
LE SOLDAT.
Pour soupé, qu’avez-vous ?
MONSIEUR GROGNARD.
Rien du tout, dont j’enrage.
LE SOLDAT.
Écoutez, entre nous,
Je vais vous découvrir une importante affaire,
Et dans ce même instant vous faire fort grand chère ;
Mais ne me perdez pas. À vingt ans, j’eus le bien
De servir quatre mois un grand Magicien.
Je sais tout ce qu’on peut savoir dans les Magies :
Informez-vous de moi dans nos Compagnies,
Vous saurez de quel bois se chauffe Jolicœur ;
C’est mon nom, et celui de votre Serviteur.
La Magie en embrasse un nombre, et je m’en aide ;
La Blanche c’est la belle, et la Noire la laide :
La Rouge, la Citron, l’Incarnate, et plusieurs ;
Car enfin il en est de toutes les couleurs :
Toutes me servent bien, et certaines Bougies.
Mais je ne prends ici de toutes les Magies
Que la Verte, la Jaune, et la couleur de Feu :
Avec ces trois-là vous allez voir beau jeu.
J’ai pouvoir sur le Diable, et si je lui commande,
D’apporter promptement dans ce lieu pain, viande,
D’un seul mot tout cela se va trouver ici.
Dites quel Rôt vous plaît.
ANGÉLIQUE.
Jacinte, qu’est-ceci ?
LE SOLDAT.
Ne vous alarmez pas, je vous ferai grand’chère.
MONSIEUR GROGNARD.
De tous ces contes-là je ne m’alarme guère.
Si ce n’est que cela, je crois, sans vous fâcher,
Que nous n’avons tous trois qu’à nous aller coucher ;
Car nous ne verrons point ce souper-là paraître.
LE SOLDAT.
La frayeur fait passer votre appétit peut-être,
Et de tout ce Rôt-là vous ne mangeriez rien.
MONSIEUR GROGNARD.
Pourquoi ? S’il était bon, j’en mangerais fort bien.
LE SOLDAT.
Ce sera merveilleux.
MONSIEUR GROGNARD.
Goûtons-le pour le croire.
LE SOLDAT.
Démon, qu’en cet instant se trouve en cette Armoire,
Deux Oiseaux de Rivière, un Levraut, trois Perdrix,
Et que ce Rôt-là soit le meilleur de Paris.
Qu’on ajoute à cela deux Faisans, je te prie.
Pacole paraît là.
MONSIEUR GROGNARD.
Hé Monsieur Jolicœur, trêve de raillerie.
LE SOLDAT.
Filles, apportez tout.
ANGÉLIQUE.
Il me prend un frisson.
LE SOLDAT.
Madame, ne craignez en aucune façon.
ANGÉLIQUE.
Ah, Monsieur, c’est un Diable.
MONSIEUR GROGNARD.
Il n’en a nulle tâche,
Et je suis sûr qu’il est Sorcier comme une Vache.
LE SOLDAT.
Les Verres, et le Vin, il faut tout apporter.
ANGÉLIQUE.
C’est un Magicien, il n’en faut plus douter.
MONSIEUR GROGNARD.
Oui, c’en est un, j’en vois une marque sensible.
LE SOLDAT.
Voilà de quoi. Soupons.
ANGÉLIQUE.
Cela m’est impossible.
MONSIEUR GROGNARD.
Et moi je ne suis point d’un Repas infernal.
LE SOLDAT.
Qui n’en mangera pas s’en trouvera fort mal.
MONSIEUR GROGNARD.
J’en vais manger.
ANGÉLIQUE.
Et moi.
JACINTE.
J’en mangerai de même.
LE SOLDAT.
Ça, je vais vous servir.
BARBE.
Ah, que Monsieur est blême.
ANGÉLIQUE, à Grognard et à Jacinte.
Ah, Monsieur est un Diable, il nous va perdre, hélas !
JACINTE.
Monsieur est un bon Diable, il ne nous perdra pas.
LE SOLDAT.
Non, non, souvent il est des Diables favorables,
Qui dans certains périls, se trouvent secourables.
Il siffle.
Vous auriez bien sujet d’avoir le cœur contrit,
Mesdames, vous prend que j’aie un peu d’esprit.
Scène XII
MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE, LE SOLDAT, UN MUSICIEN qui chante ce Couplet
Chanson.
Bacchus et l’Amour font débauche,
Buvons à droite, buvons à gauche ;
Ils sont d’accord ici tous deux,
Et la Fête n’est que pour eux.
Quel plaisir de les voir à Table !
Qu’avec un peu d’amour Bacchus est agréable !
Et que l’Amour est divin
Quand il a pris un petit doigt de Vin !
MONSIEUR GROGNARD.
Je ne vois pas ici que nous fassions débauche.
Votre Démon voit trouble, ou du moins voit gauche.
Ainsi je crois pouvoir dire avec raison,
Que cette Chanson-là n’est guère de saison.
LE MUSICIEN.
J’en vais chanter une autre.
Chanson.
L’Amour vous récompense
De votre long chagrin ;
Profitez de l’absence
Du vieux Faquin,
Du vieux Taquin,
Du vieux Bouquin,
Du vieux Coquin.
Qu’il perde toute espérance.
Le gros Pendard,
Le fort Bavard,
Le grand Braillard !
Le vieux Pénard.
Trompez tous deux d’intelligence,
Le laid Hibou,
Le Loup-garou,
Le vieux Hou-Hou
Le franc Cou-Cou.
Les Femmes s’éclatent de rire.
MONSIEUR GROGNARD.
Hé bien, c’est encore pis.
Que voulez-vous donc dire avec tous vos ris ?
JACINTE.
Mes ris ? je ne ris pas, Monsieur, c’est que je pleure.
MONSIEUR GROGNARD.
Elle pleure à présent, et riait tout à l’heure.
Quelle sera la fin de ce désordre-ci ?
Mais il est trop certain qu’un Démon est ici.
LE MUSICIEN.
Pour troubler les amours...
ANGÉLIQUE, s’écriant.
C’est pour troubler les nôtres.
MONSIEUR GROGNARD.
Hé vraiment oui, le Diable en fait-il jamais d’autres ?
LE SOLDAT.
Ce n’est pas encore tout.
Au Musicien.
Cela suffit, allez.
C’est qu’il faut voir celui qui nous a régalés.
ANGÉLIQUE.
Lui ! Si nous le voyons, Monsieur, je suis perdue,
L’on sort de Table, Barbe et Pacole emportent la Table.
MONSIEUR GROGNARD.
Ah de grâce, Monsieur, privez-nous de sa vue.
JACINTE.
Nous verrons, s’il le faut, l’Enfer de bout en bout ;
Mais ne nous montrez pas ce Diable-là surtout.
LE SOLDAT.
Mais comme il est céans, il faut bien qu’il en sorte,
Ou par la Cheminée, enfin, ou par la Porte.
Pour la forme il l’aura telle que je voudrai :
Choisissez-la vous-même, ou je la choisirai.
La voulez-vous d’un Bœuf, ou d’un Homme, ou d’un Diable !
ANGÉLIQUE.
La figure de l’Homme est la plus agréable.
Que comme un tourbillon il sorte de ces lieux.
Je tournerai le dos, ou fermerai les yeux.
MONSIEUR GROGNARD.
Moi, pour ne le point voir, je ferai l’un et l’autre.
LE SOLDAT, à Barbe.
Tournez le dos, Jacinte. Et vous, tournez le vôtre.
MONSIEUR GROGNARD.
Moi, je ferme les yeux, et je tourne le dos,
Pour ne point voir d’objet qui trouble mon repos.
LE SOLDAT.
Démon, tu vas sortir. Qu’on ouvre chaque Porte.
Comment souhaitez-vous qu’il soit vêtu ?
MONSIEUR GROGNARD.
Qu’importe ?
LE SOLDAT.
Prends un Habit galant, des plumes, des Rubans,
Et quand je sifflerai, sors vite de céans.
Quitte ta laide face, et prends-en une belle,
Pour ne point faire peur à cette Damoiselle ;
Car tu peux être vu d’elle et de son Amant ;
Et prends garde surtout de n’en user autrement.
Vous le verrez un peu, tournez-vous d’autre sorte.
MONSIEUR GROGNARD.
Qui, moi ? Si je le vois, que le Diable m’emporte.
LE SOLDAT.
Prépare ta sortie, et ne t’arrête pas.
Il siffle.
LÉANDRE.
Angélique, venez-vous jeter dans mes bras.
Suivez-moi tous.
MONSIEUR GROGNARD.
Ha, ha, quelle voix infernale !
Nul Mortel ici bas n’a de voix qui l’égale.
Suivez-moi tous. Comment, je reste seul ici :
Angélique, Jacinte, et le Soldat aussi,
Tout est au Diable. Er moi bien plus qu’eux misérable...
J’ai tort, je suis mieux qu’eux, puisqu’ils sont tous au Diable.
Angélique, un Démon vous enlève aujourd’hui.
Ah ! n’aviez-vous point fait quelque pacte avec lui ?
Un Diable me l’emporte !
Scène XIII
MONSIEUR GROGNARD, JACINTE
JACINTE.
Ils sont bien dix ou douze ;
Mais le Diable, Monsieur, qui l’emporte, l’épouse.
Le Père de ce Diable a rencontré son Fils,
Et sa Maîtresse et lui vont demain être unis.
Pour mieux solenniser cette heureuse alliance,
Vos Fous viennent ici gambader d’importance :
Ils marchent sur mes pas. Vous, comme intéressé,
Sachez ce qui se passe, et ce qui s’est passé.
Sans vouloir rien de vous, je viens pour vous l’apprendre.
Demain votre Angélique épousera Léandre ;
Celui qui fit si bien le Fou de l’Opéra,
C’est très assurément lui qui l’épousera.
MONSIEUR GROGNARD.
Ah, quelle trahison ! quelle haine effroyable !
JACINTE.
Oui, nous vous haïssons toutes deux comme un Diable.
Moi, je vous parle franc.
MONSIEUR GROGNARD.
Vraiment, je le vois bien.
JACINTE.
Nous parlions toutes deux de vous comme d’un Chien.
Léandre l’adorait, il était aimé d’elle :
Quand vous l’avez surprise, il soupait avec elle.
L’on cacha promptement le tout avec grand soin :
Angélique en tremblant, mit Léandre en un coin.
L’on était effrayé. Coup sur coup vous heurtâtes,
Chacun se composa, l’on ouvrit, vous entrâtes.
Le Drille au Galetas avait observé tout.
Enfin, sans vous conter le tout de bout en bout,
Léandre était le Diable, et c’est tout le mystère.
MONSIEUR GROGNARD.
Ce Monsieur Jolicœur a bien conduit l’affaire.
JACINTE.
À miracle. Ma foi, c’est un joli Garçon :
Il l’a récompensé de la bonne façon.
MONSIEUR GROGNARD.
Qu’en a-t-il fait ? cela méritait un haut grade.
JACINTE.
Il n’était que Soldat, il l’a fait Anspessade.
Léandre étant aimé de tout cet Hôpital
Les Fous lui vont donner un fort plaisant Régal :
Monsieur Vilain, par moi, vous prie à cette Fête.
MONSIEUR GROGNARD.
Ton obligeant récit m’a fait mal à la tête,
Je ne les veux point voir : ce sont des Fourbes tous,
Et toi, je te devrais faire donner cent coups,
Pour te récompenser de cette belle affaire.
JACINTE.
D’accord, je n’ai jamais tâché qu’à vous déplaire.
Vos Fous vont exercer et leurs pas et leurs voix.
Les voici.
MONSIEUR GROGNARD.
Ce sera pour la dernière fois ;
Et je confesse d’avoir mille coups d’étrivières,
Si de plus de huit jours ils voient la lumière,
Nous verrons s’il me faut avec ces Scélérats
Payer les Violons quand je ne danse pas.
Pacole, Sans-Cervelle, holà, Barbe, j’enrage ;
Tous mes Valets aussi m’abandonnent, courage :
Jocrisse, Trop-d’Esprit, où diable sont-ils tous ?
Scène XIV
MONSIEUR GROGNARD, BARBE, PACOLE
BARBE.
On les vient d’enfermer à la place des Fous.
Et j’allais l’être aussi ; mais ils m’ont fait promettre
Que je vous trouverais, afin de vous y mettre.
PACOLE.
Ils couraient après moi pour m’enfermer aussi.
MONSIEUR GROGNARD.
Il ne me tiennent pas. Sauvons-nous, les voici.
Scène XV
LES DANSES ou DERNIER BALLET
Récit.
Amants, vous faites bien de quitter ce séjour,
Ce n’est pas celui de l’Amour.
Suivez le Dieu qui vous inspire.
Allez dans sa charmante Cour ;
C’est lui-même qui vient vous dire,
Amants, vous faites bien de quitter ce séjour,
Ce n’est pas celui de l’Amour.
Tous deux parfaits Amants, et toujours amoureux.
Que vous serez longtemps heureux !
Tout s’empresse à vous satisfaire ;
Les plaisirs devancent vos vœux,
L’Amour ne songe qu’à vous plaire.
Tous deux parfaits Amants, et toujours amoureux,
Que vous serez longtemps heureux !
Entrée de huit Fous, avec leur Marottes.
Dialogue de deux Fous amoureux.
LE SECOND MUSICIEN.
Je ne saurais vivre sans toi.
LE PREMIER.
Je t’aime, tu n’aimes que moi.
À DEUX.
Découvre, ma chère Marotte,
Ton beau sein, ta belle menotte,
Ne nous cachons rien entre nous.
Que le plaisir d’aimer est doux !
Ah, je me pâme à tes genoux.
Chantons donc sur la même note,
Que nous ne serons point jaloux,
Puis que chacun a sa Marotte.
Les Fous font quelque marche, et finissent la Pièce.