Le Mariage de raison (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)

Comédie-Vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 10 octobre 1826.

 

Personnages

 

M. DE BREMONT, officier général

ÉDOUARD DE BREMONT, son fils, capitaine

BERTRAND, sergent

PINCHON, fermier

SUZETTE, jeune orpheline, femme de chambre de madame de Bremont

MADAME PINCHON, fermière

Plusieurs CAVALIERS et plusieurs DAMES, invités au château

 

La scène se passe au château de M. de Bremont, dans le Lyonnais.

 

 

ACTE I

 

Une salle du château de M. de Bremont ; porte et deux croisées au fond ; deux portes latérales. La porte à gauche de l’acteur est celle de la chambre d’Édouard ; auprès de cette porte, un guéridon sur lequel il y a une théière, une tasse et la soucoupe. De l’autre côté, auprès de la porte, une table et deux fauteuils. Au fond, à gauche, une psyché.

 

 

Scène première

 

SUZETTE, occupée à travailler près de la table, à droite, PINCHON, parlant à la cantonade

 

PINCHON.

Soyez donc tranquille, cousin, je ne réveillerai personne, et j’attendrai qu’on soit levé.

Entrant et apercevant Suzette.

Eh ! qu’est-ce que me disait donc Bertrand, mon cousin, que tout le monde dormait au château ? voilà mademoiselle Suzette qui est déjà sur pied.

SUZETTE.

C’est monsieur Pinchon, le fermier de M. le comte ?

PINCHON.

Eh ! oui, vraiment. Aujourd’hui, à cinq heures du matin, moi et ma femme, madame Pinchon, nous étions hors du lit, parce qu’à la ferme on dort aussi bien qu’au château ; mais l’on dort plus vite, excepté le dimanche ; car on fait son dimanche. Mais pardon, mademoiselle Suzette, ce sont là des détails de ménage. Ma petite femme m’a dit comme ça : « Pinchon, je vais au marché, où tu viendras me rejoindre. Toi, pendant ce temps-là, va compter avec M. le comte, et lui porter le prix de ses fermages ; » car, afin que vous le sachiez, c’est aujourd’hui la Toussaint.

SUZETTE.

Oh ! l’on sait combien vous êtes exact.

PINCHON.

C’est vrai. Au jour de l’échéance, il faut que tout soit payé ; point d’arriéré, point de retard : c’est ma femme qui m’a mis sur ce pied-là, parce que, là-dessus, madame Pinchon n’entend pas la plaisanterie.

Air du vaudeville du Charlatanisme.

Depuis que de payer comptant
Ma femm’ m’a fait prendr’ l’habitude,
Nos richess’s vont en augmentant,
V’là c’ que c’est que l’exactitude.

SUZETTE.

Votre femme ?

PINCHON.

Des r’mercîments :
Sur ell’ n’ayez pas d’inquiétude ;
Fraîche et vermeille.

SUZETTE.

Et vos enfants ?

PINCHON.

Fort bien : un de plus tous les ans ;
V’là c’ que c’est que l’exactitude.

Mais vous ne venez plus à la ferme ; voilà un siècle qu’on ne vous y a vue.

SUZETTE.

Il y a tant de monde au château, que je ne l’ose quitter ! Voilà quinze personnes au moins qui nous arrivent de la capitale ; des belles dames, des jeunes gens à la mode. On va à la chasse ou à la pêche le matin ; on joue la comédie tous les soirs. Hier encore il y avait un bal où l’on a dansé jusqu’après minuit. Enfin, c’est la ville à la campagne, c’est Paris au milieu du Lyonnais.

PINCHON.

Dieu ! s’amusent-ils ces Parisiens ! et c’est M. le comte qui reçoit, qui héberge tout cela. V’là un digne homme !

Air de l’Écu de six francs.

C’est un brave et bon militaire,
Un honnête homme, Dieu merci ;
Quand on s’ mêl’ d’être millionnaire,
Il faudrait l’être comme lui.
Aussi chacun l’aime à la ronde ;
Car son bras est à son pays,
Son cœur est à tous ses amis,
Et sa fortune à tout le monde.

Et son fils, not’ jeune maître, c’est un gaillard celui-là ! Ah ! ah !

SUZETTE.

Taisez-vous donc ; ne parlez pas si haut, car il est là ; il dort.

Désignant la chambre à gauche.

PINCHON.

Ah ! c’est la porte de sa chambre ! Est-ce qu’il est malade, par hasard ?

SUZETTE.

Eh ! vraiment oui. Hier, il est sorti de ce bal avec la fièvre : et cela n’a fait qu’augmenter cette nuit, du moins à ce que m’a dit Bertrand, qui est déjà entré dans son appartement.

PINCHON.

Ça ne m’étonne pas. Avec un air si doux et si gentil, il paraît que c’est un diable, du moins à ce que m’a dit madame Pinchon ; et quand on est le fils d’un général, qu’on a dix-huit ans, de la fortune et une jolie tournure, on fait tout ce qu’on veut, n’est-ce pas, mademoiselle Suzette ? Mais vous-même qu’avez-vous donc ? plus je vous regarde, et plus je vous trouve changée ; non pas que vous soyez toujours fraîche et bien gentille, mais les autres années vous étiez si gaie, si étourdie, toujours sautant, toujours courant ; et maintenant je vous vois triste et rêveuse. Est-ce que par hasard il vous serait survenu des chagrins ?

SUZETTE.

Est-il étonnant d’en avoir lorsqu’on est orpheline, lorsqu’on est seule au monde ?

PINCHON.

Seule ! vous ne l’êtes pas. N’avez-vous pas été recueillie et élevée par madame la comtesse, auprès de laquelle vous étiez femme de chambre, il est vrai, mais qui vous a toujours traitée comme son enfant ; et après la mort de cette digne dame, son mari, à qui elle vous a recommandée, n’a-t-il pas toujours eu pour vous les mêmes soins, la même tendresse ? Et voyez-vous, mademoiselle Suzette, j’ gagerais que l’intention de M. le comte est de vous donner une dot et un épouseur.

SUZETTE.

Il serait vrai ?

PINCHON.

Tout le monde le dit dans le pays.

SUZETTE.

Je l’en remercie ; mais je ne tiens pas à me marier.

PINCHON.

Bah ! madame Pinchon disait aussi comme vous, et maintenant demandez-lui-en des nouvelles. En tout cas, et si vous vous décidez, j’ai un parti à vous proposer, un parti auquel je pense depuis longtemps ; mais ma femme vous en parlera, parce que, dans notre ménage, c’est moi qui ai les idées et c’est elle qui a la parole.

On entend une sonnette dans la chambre du fond.

SUZETTE.

Tenez, tenez, c’est M. le comte qui sonne son valet de chambre, qui vous dira si vous pouvez entrer.

PINCHON.

Air : Dieu tout-puissant par qui le comestible.

Dépêchons-nous, il sortirait peut-être,
Et je m’en vais, en fermier diligent,
À son lever, offrir à notre maître
Mes humbl’s respects, ainsi que mon argent.

À Suzette.

Pour vous, quittez cet air triste et sévère ;
Que la gaîté vienne charmer vos jours ;
Et si l’ château ne vous en offre guère,
V’nez à la ferme, on en trouve toujours.

Ensemble.

SUZETTE.

Dépêchez-vous, etc.

PINCHON.

Dépêchons-nous, etc.

Pinchon sort par le fond.

 

 

Scène II

 

SUZETTE, seule

 

Elle va s’asseoir sur le fauteuil auprès de la table, à droite.

De la gaieté ! ils n’ont que cela à dire ; et il a bien fait de s’en aller. Je ne conçois pas comment ils peuvent être gais ; j’ai beau faire, depuis une heure je suis là à travailler et je pense à tout, excepté à mon ouvrage.

S’approchant de la porte à gauche et écoutant.

Je n’entends rien, il repose ; tant mieux. Dieux ! la porte s’ouvre.

 

 

Scène III

 

SUZETTE, ÉDOUARD, s’appuyant sur le bras de BERTRAND

 

BERTRAND.

Ne craignez rien, mon capitaine, je suis là pour soutenir le corps d’armée.

SUZETTE, courant à lui.

Y pensez-vous, Bertrand, avec votre jambe.

ÉDOUARD, prenant le bras de Suzette.

Elle a raison. Tu aurais besoin toi-même de soutien.

BERTRAND, frappant sur sa jambe.

Laissez donc, c’est aussi solide qu’une autre, et quand ça casse, on en a de rechange. Vous ne pourriez pas en dire autant.

SUZETTE, donnant toujours le bras à Édouard, et le conduisant vers le fauteuil qui est à droite.

Ne vous pressez pas, et appuyez- vous sur moi. Comment cela va-t-il ce matin ?

ÉDOUARD, s’asseyant.

Mal. Je souffre horriblement.

BERTRAND.

Allons donc, mon capitaine, qu’est-ce que c’est que de s’écouter comme une petite maîtresse ? Je vous ai vu marcher gaiement sous le feu du canon, et pour un misérable accès de fièvre, voilà que vous avez le frisson ?

ÉDOUARD.

Tu en parles bien à ton aise. Si tu avais dansé hier, comme moi, douze contredanses.

BERTRAND.

Il est de fait que dans le moment je ne pourrais pas en faire autant, parce que chez moi les amours et les zéphyrs ne battent plus que d’une aile. Mais vous, morbleu !

SUZETTE.

N’allez-vous pas le gronder parce qu’il souffre, et lui faire mal à la tête ?

BERTRAND.

C’est juste ; je n’entends rien à tout cela.

Air : Au temps heureux de la chevalerie.

Des médecins et de la pharmacie
Un bon soldat connaît peu les secrets ;
Est-il blessé, le schnick et l’eau-de-vie
D’une compresse ont bientôt fait les frais.
Et je m’ souviens qu’ souvent, à l’ambulance,
Pour nous panser quand arrivait l’ flacon,

Faisant le geste de boire.

En d’dans, morbleu ! je prenais l’ordonnance,
Et la victoire ach’vait la guérison.

Pendant ce couplet, Suzette va s’asseoir auprès de la table à droite d’Édouard.

Aussi, je vous laisse avec mademoiselle Suzette, parce qu’en fait de garde-malade, elle vaut mieux que moi ; si attentive, si diligente ! Ce matin, vous ne croiriez pas qu’elle était levée à quatre heures ?

ÉDOUARD.

Il se pourrait !

BERTRAND.

Peut-être plus tôt ; car, en sortant de votre appartement, je l’ai trouvée qui m’a demandé de vos nouvelles avec tant d’intérêt, que ça m’en a fait peur. Je vous ai cru plus malade que vous n’étiez.

ÉDOUARD.

Bonne Suzette !

BERTRAND.

Vous avez raison, c’est une bonne fille ; ça ne fait pas de phrases ni d’embarras, comme toutes les femmes de chambre de ces dames, qui font tant de coquetteries dans l’antichambre, que quelquefois on se croirait au salon. Mais en revanche, c’est modeste, c’est honnête, c’est attaché à ses maîtres, c’est sage surtout ; car parmi tous ces jeunes gens, vos amis, il n’y en a pas un qui n’en soit amoureux, et qui ne coure après elle.

ÉDOUARD, se levant.

Vraiment !

BERTRAND.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ? v’là ses vertiges qui le reprennent. Je vous le laisse, mademoiselle Suzette, tâchez de le calmer.

À part.

C’est fini, je n’y tiens plus ; elle est trop gentille.

Montrant sa jambe.

Et malgré les inconvénients, en avant.

Suzette passe de l’autre côté du théâtre, s’approche du guéridon et verse dans la tasse.

Je vais de ce pas me consulter avec le cousin Pinchon qui vient d’arriver au château, et de là la demander à mon général, parce que, dans ce monde, il faut toujours marcher droit, autant que possible. Adieu, mademoiselle Suzette ; adieu, mon capitaine.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ÉDOUARD, SUZETTE

 

ÉDOUARD.

Adieu, mon brave. En voilà un qui est bien le meilleur soldat et le plus mauvais garde-malade que je connaisse.

SUZETTE.

Comment vous trouvez-vous ?

ÉDOUARD.

Mieux, depuis que je suis ici.

SUZETTE.

Eh bien ! ne parlez pas, je vais travailler auprès de vous, ou bien je vous lirai, si vous l’aimez mieux.

Elle prend une chaise, se place à la gauche d’Édouard, et se met à travailler.

ÉDOUARD.

Comme tu voudras.

Air : Ainsi que vous, je veux, Mademoiselle.

D’autre docteur il n’est pas nécessaire.

SUZETTE.

Je serai le vôtre aujourd’hui.
Il faut rester et tranquille, et vous taire,
C’est mon arrêt, et je l’ordonne ainsi,
Pour vous forcer au repos, au silence,
Je reste là.

ÉDOUARD.

Moyen très incertain ;
Car je suis sûr d’oublier l’ordonnance
En regardant le médecin.

SUZETTE, allant prendre sur le guéridon, à gauche, la tasse, qu’elle présente à Édouard.

Ne regardez pas, Monsieur, et prenez ce que je vous donne.

ÉDOUARD.

Eh mais ! Suzette, comme ta main tremble !

SUZETTE.

Oui, oui ; je craignais de renverser.

Pendant qu’il boit.

Cela vous fait du bien, n’est-ce pas ? cela doit vous calmer, vous rafraîchir.

Au moment où elle veut prendre la soucoupe, Édouard saisit sa main qu’il porte à ses lèvres.

Eh mais ! que faites-vous ?

ÉDOUARD.

Ne m’est-il pas permis de le remercier ?

SUZETTE.

Édouard, Édouard, finissez ; vous voulez que je m’en aille ?

Elle s’éloigne de lui, et s’avance sur le bord du théâtre.

ÉDOUARD, se levant et allant à elle.

Suzette, n’es-tu pas la fille adoptive de ma mère ? n’es-tu pas ma sœur ? n’avons-nous pas été élevés ensemble ? Autrefois tu ne te défiais pas de mes caresses ; à présent elles te font de la peine.

SUZETTE.

À moi ? ce ne serait rien, peu importe ; mais c’est à vous qu’il faut penser. Vous souffrez, vous êtes malade. Hier, avoir suivi cette chasse pendant cinq heures, et puis danser à ce bal une partie de la nuit. Vous n’êtes pas raisonnable ; vous ne vous ménagez pas, vous mourrez.

ÉDOUARD.

Eh bien ! tant mieux ; c’est ce que je veux, c’est ce que je désire. Ici, comme à Paris, ces folies, ces plaisirs extravagants auxquels je me livre, me sont devenus nécessaires ; j’en ai besoin pour m’étourdir, pour ne pas rester seul avec moi-même ; car je souffre trop, je suis trop malheureux.

SUZETTE.

Vous, malheureux ! quelle peut en être la cause ?

ÉDOUARD.

Toi seule.

SUZETTE.

Moi ! grand Dieu !

ÉDOUARD.

Oui, Suzette ; je t’ai toujours aimée, je t’aime comme un insensé, comme un malheureux en délire.

SUZETTE, se cachant la figure avec la main.

Ah ! Monsieur, que me dites-vous là ?

ÉDOUARD.

D’abord, je l’avoue, j’ai cherché à me faire aimer de toi ; puis j’ai rougi de mes projets : j’ai voulu te fuir, te traiter avec froideur, avec dureté, te parler comme un maître, mais ta bonté et ta douceur m’ont toujours désarmé ; et ce qui a achevé de renverser toutes mes idées, toutes mes résolutions, c’est que cet amour qui me dévorait, il m’a été facile, depuis quelque temps, de voir que tu le partageais.

SUZETTE, naïvement.

C’est vrai.

ÉDOUARD.

Tu m’aimes donc, maintenant ?

SUZETTE.

Maintenant ! non, ça a toujours été de même ; mais c’est depuis quelque temps seulement que je m’en suis aperçue.

ÉDOUARD.

Grand Dieu !

SUZETTE.

Mais vous, monsieur Édouard, vous ne devez pas le savoir ; vous devez l’ignorer. Obtenez de votre père que je quitte ces lieux, que je m’en aille.

ÉDOUARD.

Tu veux quitter ces lieux !

SUZETTE.

Oui ; je ne puis pas y vivre ; je souffre trop ; tout m’y rappelle les bienfaits de votre mère ; votre état, le mien, et la distance qui nous sépare ; et jugez, Monsieur, jugez des tourments que j’éprouve, lorsque je vous dirai qu’hier, pendant ce bal, de la première pièce dont les portes étaient ouvertes, je vous ai vu, dans ce salon qui m’est interdit, je vous ai vu toute la soirée danser avec mademoiselle de Luceval.

ÉDOUARD.

C’est mon père qui me l’avait ordonné.

SUZETTE.

Parce qu’il veut vous marier avec elle : je n’en puis douter ; j’en suis sûre.

ÉDOUARD.

Qui te l’a dit ? où l’as-tu vu ?

SUZETTE, montrant son cœur.

Là. Il est des pressentiments qui ne trompent jamais.

ÉDOUARD.

Et moi je jure que jamais je ne consentirai à une pareille union ; ou plutôt il est un moyen de te rassurer, et de la rendre impossible.

SUZETTE.

Quel est-il ?

ÉDOUARD.

Ce n’est ici ni le lieu, ni le moment de te confier mes projets. Voici l’heure où l’on descend dans le salon, et l’on peut nous surprendre. Mais tantôt, après le déjeuner, ils partent tous pour la chasse, mon père, ainsi que ces dames. Moi, grâce à mon indisposition, il me sera permis de rester. Nous serons seuls dans la maison, je t’attendrai ici.

SUZETTE.

Seule... ici... avec vous ? Non, Édouard, ce ne serait pas bien ; je ne le puis.

ÉDOUARD.

Tu veux donc encore ajouter à mes maux ! tu veux me voir mourir, et en être la cause !

SUZETTE.

Que me dites-vous là ? moi vouloir votre mort ! c’est mal à vous d’employer un tel moyen pour me décider. Vous êtes le fils de ma bienfaitrice, vous ne pouvez pas me tromper ; je viendrai.

ÉDOUARD, lui prenant la main.

Ah ! je suis trop heureux !

SUZETTE, apercevant M. de Bremont qui entre par le fond.

Ciel ! monsieur le comte !

Elle va auprès du guéridon à gauche, comme pour y ranger quelque chose.

 

 

Scène V

 

ÉDOUARD, SUZETTE, M. DE BREMONT

 

M. DE BREMONT.

Ah ! ah ! Édouard, vous voilà levé ! Pour un homme qu’on disait si malade...

ÉDOUARD.

Cela va mieux, mon père.

M. DE BREMONT.

C’est ce que je vois.

SUZETTE, troublée.

Oui, Monsieur ; j’étais là occupée à le soigner.

M. DE BREMONT.

C’est bien, mon enfant ; je connais ta bonté, ton excellent cœur.

À Édouard.

Édouard, vous verra-t-on au déjeuner ? serez-vous de notre partie de chasse ?

ÉDOUARD.

Non, mon père, et dans ce moment même je me sens tellement faible, que je vous demanderai la permission de rentrer dans mon appartement.

M. DE BREMONT.

Là-dessus, liberté entière. On ne doit pas contrarier un malade.

ÉDOUARD, bas, à Suzette.

Tu entends, Suzette ?

Il prend le bras de Suzette, qui le conduit jusqu’à la porte, et au moment où elle va entrer avec lui.

M. DE BREMONT, à haute voix.

Suzette, Suzette, mon fils, je crois, n’a plus besoin de tes services ; et mademoiselle de Luceval t’attend pour l’aider dans sa toilette.

SUZETTE.

Oui, Monsieur.

Montrant l’appartement où Édouard vient d’entrer.

Air : d’Aristippe.

Mais je voulais, moi son guide ordinaire,
Soutenir ses pas.

M. DE BREMONT.

Je le croi.
Il est fort beau, fort généreux, ma chère,
De protéger un plus puissant que soi.
Mais au danger alors qu’il est en butte,
À quoi lui sert un trop fragile appui ?
Bien rarement on empêche sa chute,
Et parfois on tombe avec lui.

SUZETTE, étonnée.

Comment, Monsieur ?

M. DE BREMONT, lui prenant les mains avec douceur.

Suzette, tu es une bonne fille que j’aime, que j’estime, que j’ai promis de protéger.

SUZETTE.

Ah ! Monsieur !...

M. DE BREMONT.

Plus tard, et après avoir habillé mademoiselle de Luceval, tu viendras me parler. Va, mon enfant, va d’abord à tes devoirs ; c’est l’essentiel.

Suzette sort.

 

 

Scène VI

 

M. DE BREMONT, seul

 

Oui, je m’en aperçois enfin, et j’aurais dû m’en douter plus tôt. Élevés ensemble, se voyant tous les jours, ils s’aiment, peut-être même sans le savoir, Suzette, du moins, car pour mon fils, je le connais ; il sait très bien ce qu’il fait. C’est donc par lui qu’il faut commencer ; et quoiqu’on dise qu’il n’y a pas de remède contre l’amour, j’en connais un auquel rien ne résiste, pas même... les grandes passions : le tout est de l’employer à temps.

 

 

Scène VII

 

M. DE BREMONT, BERTRAND

 

BERTRAND, au fond.

Pardon, excuse, mon général.

M. DE BREMONT.

Ah ! c’est toi, Bertrand ? Eh bien ! que fais-tu donc là, immobile et l’arme au bras ?

Il s’assied sur le fauteuil à droite.

Avance à l’ordre.

BERTRAND, s’avançant.

C’est que, voyez-vous, mon général, je ne suis pas à mon aise, parce que j’ai quelque chose à vous demander.

M. DE BREMONT.

Toi, me demander quelque chose ; tant mieux ; car c’est la première fois de ta vie.

BERTRAND.

Il est vrai de dire, mon général, que vous ne m’en avez jamais laissé le temps, comme à Wagram ; vous savez, ce jour où les autres n’ont pas même pu tirer un coup de fusil : ce n’était pas mauvaise volonté de leur part.

Faisant signe de croiser la baïonnette.

Mais rapport à ce que nous avions abordé spontanément.

M. DE BREMONT.

Eh bien ! après ?

BERTRAND.

Après : c’était pour vous dire, que je suis le fils d’un de vos fermiers, que je suis parti conscrit, que je ne vous ai jamais quitté, et que je vous dois tout ; c’est vous qui m’avez mis au feu ; c’est vous qui m’avez nommé caporal, puis sergent ; c’est vous, mon général, qui, en Russie, et quand je tombais de froid, vous avez ôté votre manteau pour en couvrir le corps de votre soldat. Aussi, maintenant, quand je vous vois une attaque de rhumatisme, ce qui vous arrive tous les mois, j’aimerais mieux sentir la pointe de mille baïonnettes.

M. DE BREMONT.

Eh bien ! enfin où veux-tu en venir ?

BERTRAND.

J’en veux en venir à vous apprendre que je suis chez vous logé, nourri, hébergé, de l’argent dans ma poche, le verre d’eau-de-vie à discrétion, et le cigare à volonté : c’est ce qui fait que je n’ai besoin de rien, et que je n’ai rien à vous demander.

M. DE BREMONT.

Que diable me disais-tu donc tout à l’heure ?

BERTRAND.

Permettez : quand je dis que je n’ai rien, c’est que j’ai quelque chose ; un bon conseil qu’il me faudrait ; mais j’aurais à reprendre cela de trop haut ; et comme je vois que vous étiez occupé...

M. DE BREMONT.

Eh oui, morbleu ! mais n’importe, parle toujours, puisque nous y voilà.

BERTRAND.

Du tout, mon général ; j’ai bien attendu deux ans, je peux aller encore ; et puisque ma présence vous dérange.

Il veut se retirer.

M. DE BREMONT, le retenant.

Au contraire, tu arrives à propos, car j’ai besoin de toi.

Il se lève.

BERTRAND, revenant.

Il se pourrait, mon général ! alors ne pensons plus à mon idée, et voyons la vôtre.

M. DE BREMONT.

Je crois, en effet, que nous aurons plus tôt fini, car tu n’abordes pas les sujets de conversation aussi spontanément qu’autrefois les Autrichiens.

BERTRAND, froidement.

Aujourd’hui, je ne dis pas ; ça se peut bien à cause de ma jambe.

M. DE BREMONT.

Eh ! qui diable te parle de cela ? voici de quoi il s’agit. Mon fils ne fait rien ici, il perd son temps ; je veux l’éloigner, et je vais l’envoyer voyager en Italie, à Naples, en Grèce s’il le faut.

BERTRAND, froidement.

Comme mon général le voudra.

M. DE BREMONT.

C’est encore un secret ; mais je veux qu’il parte, non pas demain, mais aujourd’hui, et dans quelques heures.

BERTRAND.

Je ne m’y oppose pas.

M. DE BREMONT.

Des affaires personnelles, des ordres supérieurs me retiennent en France. Il me faut auprès de lui quelqu’un en qui j’aie autant de confiance qu’en moi-même. Ce n’est pas un serviteur qu’il me faut, car Jacques et Guillaume l’accompagneront : ce que je veux avec lui, c’est un ami, et j’ai pensé à toi.

BERTRAND, vivement.

Milzieux ! mon général !

M. DE BREMONT.

Tu acceptes donc ?

BERTRAND.

C’est-à-dire, général, ça me rendra bien heureux ; ce n’est pas que, pour le moment, ça me vexe.

M. DE BREMONT.

Et pourquoi ?

BERTRAND.

Parce qu’avec l’aveu du cousin Pinchon, que je viens de consulter, j’avais des idées de mariage.

M. DE BREMONT.

Toi, te marier !

BERTRAND.

C’est le bon moment ; je n’ai plus que cela à faire.

M. DE BREMONT.

Et c’est sur un prétexte pareil que tu me refuses ?

BERTRAND.

Un prétexte !

M. DE BREMONT.

Oui, morbleu ! et si tu ne pars pas avec mon fils, c’est que tu ne m’aimes pas.

BERTRAND.

Ah çà ! général, pas de plaisanteries, ni de mots équivoques.

M. DE BREMONT.

Je le répète : c’est que tu ne nous aimes pas.

BERTRAND.

Sarpejeu ! si ce n’était pas vous, il faudrait m’en rendre raison, et je vous montrerais bien si je vous aime, oui ou non. Mais vous le voulez, je n’aurai peut-être que cette occasion de m’acquitter envers vous. Dans une demi-heure j’aurai dit adieu à mes amis, j’aurai fait mon sac, et je suis à vos ordres.

M. DE BREMONT.

C’est bien, je te reconnais, et je ne doutais pas de toi ; je n’en ai jamais douté. Si je t’ai offensé, pardonne-moi.

Il lui tend la main.

BERTRAND.

Ah ! mon général !

M. DE BREMONT.

Je reviens dans l’instant, et je te donnerai mes dernières instructions. 

Il entre dans la chambre à droite.

 

 

Scène VIII

 

BERTRAND, puis PINCHON

 

BERTRAND, seul, essuyant une larme.

Ah ! le brave homme ! Mais c’est toujours bien désagréable de partir ainsi, au moment...

PINCHON, entrant par la porte du fond.

Eh bien ! tu as vu le général ?

BERTRAND.

Oui ; il sort d’ici.

PINCHON.

Et tu lui as parlé ?

BERTRAND.

Sans doute.

PINCHON.

Eh bien ! tant mieux, cousin. Tout ce que je demandais, et ma femme aussi, c’était de te voir marié. Il est si doux d’être en ménage ! Moi, avec madame Pinchon, qui fait tout ce que je veux, je suis le plus heureux des hommes ! je suis là comme un roi.

BERTRAND.

Morbleu ! c’t autre qui vient me parler d’ ça au moment où je pars !

PINCHON.

Il se pourrait !

BERTRAND.

Air de Marianne.

Mon général me le demande ;
Pouvais-je refuser, hélas !

PINCHON.

Oui, la complaisance est trop grande,
Et je dirais : « Je ne veux pas. »

BERTRAND.

Sur des soldats,
Tu ne sais pas
C’ qu’un général et l’ devoir
Ont d’ pouvoir :
Qu’il dis’ seul’ment :
Marche... en avant !
Fût-ce au trépas,
On y va l’arme au bras.
Quand d’obéir on a l’usage,
Lorsque la discipline est là,
Ça ne coûte rien.

PINCHON.

J’ connais ça :
C’est comm’ dans mon ménage.

BERTRAND.

Du reste, je te conterai tout cela pendant notre dîner, car nous allons dîner ensemble avant mon départ.

PINCHON.

Je ne demanderais pas mieux, mon ami ; mais je ne peux pas, parce que madame Pinchon est au marché, où je dois l’aller reprendre ; et si j’y manquais, vois-tu, cela serait mal.

BERTRAND.

J’en suis fâché ! alors... je voulais te dire... Il me faudra de l’argent pour mon voyage ; et comme je ne veux pas en demander à M. le comte, il faut que tu m’en prêtes.

PINCHON.

Pour ça, cousin, et avec plaisir. Mais auparavant, il faut que j’en parle à madame Pinchon, parce que si je faisais quelque chose sans la consulter...

BERTRAND.

Ah çà ! quel diable d’homme es-tu donc ? tu ne peux rien faire sans sa permission ?

PINCHON.

C’est là le bonheur du ménage, mon ami ; c’est ce qu’il y a de plus doux, tu le verras.

BERTRAND.

À la bonne heure. Je n’ai plus qu’un service à te demander si toutefois madame Pinchon, ma cousine, ne s’y oppose pas. Écoute, je vais partir d’ici avec M. Édouard. Nous allons voir les Grecs.

PINCHON.

Les Grecs !

BERTRAND.

Oui. Je n’ai jamais servi dans ce régiment-là ; mais les Grecs, vois-tu, ce sont de braves gens, des malins qui ne boudent pas. Il paraît qu’on se bat chez eux, et gaillardement ; c’est même le seul endroit dans ce moment où il y ait des coups à gagner ; et comme je connais M. Édouard, il ira en amateur.

PINCHON.

Tu crois ?

BERTRAND.

Or, malgré ma jambe, tu sens bien que je ne le laisserai pas en route.

PINCHON.

Quoi ! tu n’es pas content de ce que tu as déjà ?

BERTRAND.

Non ; l’appétit vient en mangeant, comme on dit ; et si le hasard voulait... tu m’entends bien, c’est dans les possibles je te prie de remettre cette lettre et ces papiers à la personne que tu sais bien. Ce n’est pas pour cela que je les avais pris ; mais enfin, c’est dans ces cas-là que l’on compte sur ses amis.

PINCHON.

Et tu peux compter sur moi à la vie et à la mort. Dieux ! pour un cousin, pour un ami, il n’y a rien que je ne puisse braver. Dis donc, je pourrai parler de cette commission-là à madame Pinchon ; ça ne te fâchera pas ?

BERTRAND.

Du tout ; j’aurais voulu seulement l’embrasser avant mon départ.

PINCHON.

Eh bien ! sois tranquille, je vais la prendre au marché, et de là, tous les deux, nous reviendrons par chez toi. Que diable, d’ici à tantôt, tu ne seras pas parti ; il n’est encore que...

Regardant sa montre.

Ah ! mon Dieu, onze heures ! et pendant que je cause là, mes affaires ne se font pas.

Allant à la fenêtre, à gauche.

Jean, attelle toujours Grisette à la carriole.

BERTRAND.

Mais écoute-moi donc.

PINCHON.

Nous parlerons de cela en marchant, parce que ma femme va m’attendre.

Air de la valse des Comédiens.

Depuis c’ matin je suis séparé d’elle ;
De mon absence ell’ me gronde toujours.

BERTRAND.

C’est un tourment qu’un amour si fidèle.

PINCHON.

Ce tourment-là, c’est l’ bonheur de mes jours.
Quand ell’ se fâche, hélas ! elle est si bonne !
C’est pour mon cœur un plaisir toujours neuf ;
Et quand près d’ moi j’ n’entends gronder personne,
La peur me prend, il m’ sembl’ que je suis veuf.

ENSEMBLE.

Depuis c’ matin je suis séparé d’elle ;
Depuis c’ matin il est séparé d’elle ;
De mon absence elle me gronde toujours.
De son absence elle le gronde toujours.
C’est un tourment qu’un amour si fidèle ;
Mais c’ tourment-là, c’est l’ bonheur de mes jours.
Mais c’ tourment-là, c’est l’ bonheur de ses jours.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène IX

 

ÉDOUARD, sortant de sa chambre ; il va à la porte du fond, et regarde en dehors pour s’assurer que Pinchon et Bertrand sont partis

 

Enfin, ils s’éloignent ; j’ai vu mon père et ces dames monter en voiture ; tout le monde est parti, et, grâce au ciel, me voilà seul dans la maison. Sans cette maladie, que j’ai si heureusement imaginée, impossible de rester en tête-à-tête avec Suzette. Je tremble, je ne puis rester en place ; et ce que j’éprouve cependant a un charme indéfinissable. Moments d’inquiétude et d’espoir, de crainte et de plaisir ; moments qui précédaient un premier rendez-vous ! ah ! vous êtes plus doux encore que tous ceux qui le suivent. J’entends du bruit, c’est elle, je la reconnais au bruit léger de ses pas, et plus encore aux battements de mon cœur ; mon sang se précipite avec violence. Quelques moments de plus, et j’y succomberais ; mais non, plus de doute, voici Suzette, courons. Ciel ! mon père !

 

 

Scène X

 

ÉDOUARD, M. DE BREMONT, puis SUZETTE

 

M. DE BREMONT.

Eh bien ! mon ami, comment cela va-t-il ? je venais savoir de tes nouvelles.

Le regardant.

Ah ! mon Dieu ! toi que j’avais laisse en négligé, te voilà en grande tenue.

ÉDOUARD.

Oui, je me suis senti beaucoup mieux, et j’allais sortir. Mais vous, mon père, comment n’êtes-vous pas à la chasse ?

M. DE BREMONT.

J’étais parti, je me suis senti indisposé, et j’ai préféré rester ici pour le tenir compagnie.

ÉDOUARD.

Vous êtes bien bon.

À part.

Ô ciel !

Haut.

C’est étonnant, malgré cela, que vous qui, ce matin, vous portiez si bien, vous soyez tout à coup malade !

M. DE BREMONT.

Il est bien plus étonnant encore que toi qui, ce matin, étais si malade, tu te portes tout à coup aussi bien. En tout cas, l’avantage est pour toi, et j’aimerais mieux ta situation que la mienne.

ÉDOUARD, à part.

Oui, elle est jolie ! Je n’y tiens plus, je suis sur les épines. Allons du moins prévenir Suzette.

Il va pour sortir.

M. DE BREMONT.

Eh bien ! où vas-tu donc ?

ÉDOUARD.

Rien. J’allais au jardin, j’allais à la ferme de Pinchon, pour régler avec lui.

M. DE BREMONT.

S’il en est ainsi, je t’accompagnerai.

ÉDOUARD, à part.

Quel supplice !

Air : Fils imprudent, époux rebelle.

D’une affaire qui m’intéresse
Je m’occupais...

M. DE BREMONT.

Parlons-en sur-le-champ.
Eh quoi ! ma demande te blesse,
Et mon aspect t’importune !

ÉDOUARD, vivement.

Comment ?
Non pas, mon père, non vraiment.

D’un air embarrassé.

Mais le motif de cette affaire...

M. DE BREMONT, sévèrement.

Ne saurait être honorable, mon fils,
Dès qu’il vous fait redouter les avis
Et les regards de votre père.

ÉDOUARD.

Quoi ! vous pourriez supposer... je ne savais pas moi-même où j’allais.

M. DE BREMONT, sévèrement.

Eh bien ! moi, je vais te l’apprendre. Tu vas chercher Suzette pour retrouver ce rendez-vous que tu lui avais donné, et auquel elle ne viendra pas.

ÉDOUARD.

Ô ciel ! qui a pu vous dire ?...

M. DE BREMONT.

Suzette elle-même que je viens d’interroger, et qui, en fondant en larmes, m’a tout avoué.

ÉDOUARD, à part, et comme anéanti.

Grand Dieu !

M. DE BREMONT, s’approchant d’Édouard, et avec douceur.

Édouard ! c’est la protégée de ta mère, c’est presque ta sœur ; c’est une jeune fille sans expérience, dont tu aurais dû être le protecteur et l’appui. C’est elle que tu voulais séduire.

ÉDOUARD.

Mon père !

M. DE BREMONT.

Oui, tels étaient tes desseins.

ÉDOUARD.

Eh bien ! oui, mon père. Mon seul espoir était de vous cacher un amour qui devait exciter votre colère. Mais puisque vous savez tout, et que je n’ai plus rien à ménager, je vous dirai que j’adore Suzette, que je ne puis vivre sans elle, que mon seul bonheur, mon seul désir, est d’en faire ma femme.

M. DE BREMONT.

L’épouser ! Écoute, Édouard, je ne te rappellerai pas ce que disent en pareils cas les oncles et les pères ; mais tu me connais, tu sais que rien ne me fait dévier de mon devoir ; et, malgré ma tendresse pour toi, je te déclare que, plutôt que de consentir à un pareil mariage, j’aimerais mieux te voir mort.

ÉDOUARD.

Eh bien ! vous serez satisfait, car si vous me refusez Suzette, si je ne puis l’obtenir, je me tuerai.

M. DE BREMONT.

Ah ! vous voulez vous tuer ! c’est là que je vous attendais. Eh bien ! asseyez-vous là, Monsieur, et écoutez-moi.

Ils s’asseyent.

ÉDOUARD, à part.

Que veut-il me dire ?

M. DE BREMONT.

Autrefois, Monsieur, à dix-huit ans, j’étais un fou, un extravagant comme vous. J’aimais une jeune ouvrière, qui m’adorait, et qui était fort aimable, et jolie... comme Suzette ; mais j’avais, par bonheur, un père sage et raisonnable... comme je le suis aujourd’hui. Je voulais aussi épouser l’objet de ma passion ; car, à votre âge. Monsieur, on épouse toujours ; et comme vous, c’est l’usage, je menaçais de me tuer. Savez-vous quelle fut la réponse de mon père ?

ÉDOUARD.

Non vraiment.

M. DE BREMONT.

Exactement celle que je viens de vous faire : « J’aime mieux te voir mort. » J’avais une mauvaise tête, et, quoique à dix-huit ans il me parût cruel de renoncer à la vie, à la gloire, à la brillante carrière qui s’ouvrait devant moi, je ne voulus point en avoir le démenti ; et un beau jour, ma maîtresse et moi, nous primes le dernier chapitre de Werther, une dose d’opium, et nous nous empoisonnâmes de compagnie.

ÉDOUARD.

Ô ciel !

M. DE BREMONT.

Par malheur, on vint à notre secours, et par un plus grand malheur encore, mon père, en voyant un tel amour, se relâcha de ses principes, et eut la faiblesse de consentir à cette union. Un an après, nous plaidions en séparation, et j’étais le plus malheureux des hommes. Voilà, Monsieur, voilà comment, la plupart du temps, commencent et finissent les mariages d’inclination.

ÉDOUARD.

Que m’apprenez-vous là ?

M. DE BREMONT.

Ce que vous auriez dû toujours ignorer. Quelque temps après, je devins veuf, et cette fois je contractai un mariage de raison. J’épousai votre mère, que j’appréciais, que j’estimais, mais que je n’adorais pas. L’amour est venu plus tard, vous le savez ; non cet amour qui tient du délire des sens ou de l’imagination, mais cet amour véritable, cimenté par le temps, par notre bonheur mutuel, par toutes les vertus que je découvrais en elle. Cette félicité de tous les instants, cette paix intérieure du ménage, vous en avez été témoin : que ce souvenir-là vous guide ; pensez à votre mère et choisissez.

ÉDOUARD.

À cela je n’ai rien à dire, sinon que votre première inclination était indigne de vous ; mais que Suzette a été recueillie, élevée par ma mère, et que les vertus qu’elle en a reçues peuvent répondre d’elle et de sa constance.

M. DE BREMONT, se levant, Édouard se lève aussi.

Et qui me répondra de la vôtre ? Quoiqu’un père doive ignorer bien des choses, elle n’est pas la première que vous aimez, je le sais ; et quand cette première ardeur sera évaporée, que votre amour pour elle sera dissipé, il ne vous restera plus rien que le sentiment de votre faute et le regret de l’avoir commise. Ce sont ces regrets que ma prudence veut vous épargner ; et jusqu’à ce que la raison vous revienne, je saurai bien vous rendre heureux malgré vous. Dès ce soir donc vous quitterez ces lieux.

ÉDOUARD.

Moi !... que dites-vous ?

SUZETTE, qui est entrée sur ces derniers mots, mais qui reste au fond du théâtre.

Ô ciel ! il va partir !

M. DE BREMONT.

Et voici Suzette elle-même, à qui j’ai ordonné de venir ici pour recevoir vos adieux.

ÉDOUARD, allant à elle.

Jamais je n’y consentirai ; et si vous me forcez à quitter Suzette, le dessein dont je vous parlais tout à l’heure, je vous jure que je l’exécute à l’instant.

M. DE BREMONT.

Malheureux !

Air du vaudeville des Scythes.

Un pareil mot est sorti de ta bouche !
Tu veux t’armer de mes propres aveux :
Eh bien ! ingrat, puisque rien ne te touche,
Va, laisse-moi, va mourir, tu le peux !
D’autres que toi me fermeront les yeux.
Par un châtiment bien sévère,
Mes anciens torts aujourd’hui sont punis :
Ainsi jadis j’abandonnais mon père.
J’ai mérité d’avoir un pareil fils,
Je devais avoir un pareil fils.

ÉDOUARD, se jetant à ses pieds.

Pardon ! pardon, mon père !

M. DE BREMONT.

Oui, ce nom me rappelle mes devoirs, et je sais maintenant ce qu’il me reste à faire. Allez au salon retrouver ces dames ; plus tard vous connaîtrez mes ordres. Laissez-nous.

Édouard s’incline et rentre dans la chambre à droite.

 

 

Scène XI

 

M. DE BREMONT, SUZETTE

 

M. DE BREMONT.

Ainsi, et pour la première fois de sa vie, mon fils me désobéit. Vous voyez, Suzette, ce dont vous êtes cause.

SUZETTE.

Oui, Monsieur, je vois que j’ai apporté le trouble et le désordre dans cette maison, où je n’ai reçu que des bienfaits. Mais je ne souffrirai pas que votre fils s’éloigne ; je ne veux pas que pour moi vous soyez privé de sa présence et de sa tendresse. Qu’il reste dans la maison paternelle, et moi, Monsieur, chassez-moi.

M. DE BREMONT.

Et où iras-tu ? Non, Suzette, non, mon enfant, je ne suis point injuste ; si tu as des torts, ils sont involontaires, et ta conduite de ce matin, la franchise de tes aveux, suffiraient pour me les faire oublier. Je te dirai plus, je t’estime, je t’aime, et je reconnais en toi des qualités et des vertus que je voudrais voir dans la femme de mon fils. Mais je n’ai pas besoin d’ajouter qu’une pareille union est impossible, non parce que je suis noble et que tu ne l’es pas, ma noblesse ne date que d’hier, et je ne la dois qu’à mon épée, mais je parle pour ton bonheur, pour celui d’Édouard. Il est des convenances qu’on doit respecter, et la société se venge sur ceux qui osent les braver. Si mon fils épousait la femme de chambre de sa mère, dans ce monde où il voudrait t’introduire, l’opinion te repousserait, lui-même s’en apercevrait. C’est dans toi qu’il serait humilié, et bientôt il ne t’aimerait plus ; car l’amour-propre est malheureusement le premier mobile de l’amour. Alors, dédaignée par le monde, abandonnée par ton mari, il ne te resterait que moi, ma fille, que moi, qui suis bien vieux, et qui ne te consolerais pas longtemps.

SUZETTE.

Oui, oui, vous avez raison, je serais bien malheureuse ; mais dussé-je l’être plus encore, qu’importe ? je serais à lui.

M. DE BREMONT, à part, la regardant avec compassion.

Pauvre enfant, c’est toujours le même langage ; voilà comme j’étais.

Haut.

Tu l’aimes donc bien ?

SUZETTE.

Plus que moi, plus que ma vie, mais non plus que mes devoirs.

M. DE BREMONT.

Eh bien ! ce sont ces devoirs que j’invoque et que je te rappellerai. Orpheline, abandonnée de tous, tu allais périr quand ma femme t’a recueillie ; elle t’a élevée comme son enfant, mais bientôt sa tendresse inquiète s’alarma de l’attachement qu’Édouard te portait, et prévoyant à son lit de mort les malheurs de l’avenir, elle t’a écrit, et sa lettre, la voici.

SUZETTE.

Oui, c’est bien son écriture, et c’est à moi qu’elle s’adresse.

Elle baise la lettre, l’ouvre, puis la lit tout bas avec émotion.

Ô ciel ! ma bienfaitrice implore ma pitié ! elle me recommande votre bonheur et celui de son fils.

Tombant aux pieds de M. de Bremont.

Monsieur, je suis à vos pieds ; ordonnez de moi et de mon sort.

M. DE BREMONT, la relevant.

Suzette, Suzette, c’est moi qui te remercie ; ne parle plus de bienfaits, c’est moi qui suis maintenant ton débiteur.

SUZETTE.

Que dois-je faire ?

M. DE BREMONT.

Renoncer à Édouard, à ton amour.

SUZETTE.

Je vous l’ai déjà promis.

M. DE BREMONT.

C’est peu encore, il faut lui ôter tout espoir ; il faut te faire à toi-même un devoir de l’oublier, et pour cela, Suzette, il faut te marier, et sur-le-champ.

SUZETTE.

Ô ciel !

Se reprenant.

Je tiendrai ma parole. Monsieur ; je vous obéirai.

M. DE BREMONT.

Tu peux t’en rapporter à moi-même du soin de ton bonheur, du soin de te choisir un honnête homme, un galant homme.

SUZETTE.

Présenté par vous, cela suffit ; je l’accepterai.

M. DE BREMONT.

Et, quant à votre avenir, quant à votre fortune...

SUZETTE, l’interrompant.

Ah ! Monsieur...

M. DE BREMONT.

Pardon, je t’ai offensée : on ne paye pas de pareils sacrifices ; mais l’amitié, du moins, peut les acquitter, et la mienne est à toi pour la vie.

SUZETTE, se jetant dans ses bras.

Ah ! voilà tout ce que je demande.

M. DE BREMONT.

Allons, allons, il faut du courage ; laisse-moi, laisse-moi, mon enfant ; je vais penser à tout cela, et je compte sur toi ; j’y compte.

 

 

Scène XII

 

M. DE BREMONT, seul

 

Ah ! sans doute, il faut du courage, il en faut ; car vingt fois j’ai été tenté de l’appeler ma fille, et de lui donner mon consentement. Voilà comme on fait des folies, comme on se prépare des regrets.

S’essuyant les yeux.

Allons, allons, la sensibilité ne vaut rien en pareille affaire. Ma raison, ma propre expérience, tout me dit que j’agis bien, qu’un chagrin d’un instant doit assurer leur bonheur à tous. En un mot, c’est mon devoir, et ma devise, à moi, c’est : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » L’important est de presser les événements, et de chercher d’abord ce mari.

Il réfléchit un instant.

Mais quand j’y pense ; et pourquoi pas ? Je ne connais pas au monde de plus brave homme que celui-là : de l’honneur, de la probité, la bonté même.

 

 

Scène XIII

 

M. DE BREMONT, BERTRAND, en costume de voyageur, redingote bleue, chapeau militaire, et le sac sur l’épaule

 

BERTRAND, au fond, et portant la main à son chapeau.

Mon général, présent, avec armes et bagages, et prêt à partir au premier roulement.

M. DE BREMONT.

J’ai changé d’idée ; tu ne partiras pas.

BERTRAND, transporté de joie, mettant son sac et son chapeau sur un fauteuil, et s’approchant de M. de Bremont.

Que dites-vous ? il serait possible !

M. DE BREMONT.

J’ai un autre service à te demander.

BERTRAND.

Qu’est-ce que c’est ?

M. DE BREMONT.

Il faut te marier.

BERTRAND.

Me marier !

M. DE BREMONT.

J’attends cela de ton attachement et de ton amitié.

BERTRAND.

Permettez, général ; c’est autre chose.

Air du vaudeville de la Somnambule.

Je sais c’ que j’ dois de r’connaissance
À vos bontés, à vos soins généreux ;
Mais ça n’ va pas jusqu’à braver la chance
D’un hymen plus que périlleux :
Mieux vaut cent fois affronter un’ batt’rie ;
Car, vous l’ savez, j’ vous ai voué mon bras,
J’ vous dois mon cœur, et mon sang, et ma vie ;
Mais, général, la tête n’en est pas.

M. DE BREMONT.

Cela va sans dire ; aussi tu ne risques rien ; un ange de douceur et de bonté, un vrai trésor.

BERTRAND.

C’est égal, j’ai déjà pris la liberté de vous dire

Montrant son cœur.

que la position était occupée par des forces supérieures ; ce qui veut dire que j’aime quelqu’un.

M. DE BREMONT.

Quelle que soit cette personne, elle ne peut valoir Suzette.

BERTRAND.

Suzette !... est-il possible !... mais c’est elle que j’aime, et que je n’osais vous demander.

M. DE BREMONT.

Vraiment !... eh bien ! il me sera doux d’assurer le bonheur des deux personnes que j’estime et que j’aime le plus au monde.

BERTRAND.

Je n’y tiens plus ; ça m’étouffe, cela me suffoque ; et je n’ai qu’un regret, c’est de ne pouvoir me faire tuer pour vous.

M. DE BREMONT.

Aujourd’hui, cela ne se peut pas ; cela dérangerait ton mariage.

BERTRAND.

C’est juste, vous avez raison ; mais ça se retrouvera, mon général, ça se retrouvera, faut l’espérer. Avant tout, cependant, vous m’assurez que mademoiselle Suzette y consent.

M. DE BREMONT.

Oui, mon garçon, pourquoi pas ? tu as trente-six ans, tu es jeune encore, tu es bien fait.

BERTRAND, montrant sa jambe.

Oui, si ce n’était ce qui me manque.

M. DE BREMONT.

Qu’importe ? c’est un malheur, et tu ne m’as jamais expliqué comment cela t’arriva il y a deux ans. Que diable ! dans notre état on n’a jamais vu se casser la jambe en tombant.

BERTRAND.

Il est de fait que je méritais mieux que cela ; mais de ce temps-ci les boulets sont rares ; il n’y en a pas pour tout le monde. Enfin c’est toujours là ce qui me faisait trembler.

M. DE BREMONT.

Tiens, voilà Suzette elle-même qui va te rassurer.

 

 

Scène XIV

 

M. DE BREMONT, BERTRAND, SUZETTE, entrant par le fond

 

Finale.

Fragment du finale du deuxième acte de la Dame Blanche.

M. DE BREMONT, allant au-devant de Suzette.

Approchez-vous, ma chère fille.

BERTRAND, à part.

Dieu ! qu’elle est aimable et gentille !

M. DE BREMONT.

Vous m’avez promis ce matin
De prendre un époux de ma main ;
Et le voici.

SUZETTE.

Grand Dieu !

BERTRAND, bas, à M. de Bremont.

Mon général, je tremble.
Je ne pourrai jamais lui plaire, ce me semble.

M. DE BREMONT, à Suzette.

Et je ne l’aurais pas choisi,
Si j’en avais connu de plus digne que lui.

BERTRAND.

Elle se tait, plus d’espérance.

M. DE BREMONT, à Suzette.

Parlez.

SUZETTE, avec émotion.

Vous étiez sur de mon obéissance.

BERTRAND.

Qu’entends-je ! quel bonheur !

À Suzette.

Vous consentez ?

SUZETTE.

Oui, Monsieur.

M. de Bremont fait passer Suzette auprès de Bertrand.

Ensemble.

BERTRAND.

Allons, allons, je r’prends courage :
Eh quoi ! j’ai su toucher son cœur !
Aussi, dans notre heureux ménage,
Je ne vivrai qu’ pour son bonheur ;
Qu’elle est jolie ! et quel est mon bonheur !

M. DE BREMONT.

Par sa vertu, par son courage,
De mon fils je sauve l’honneur.
Tout va bien, et ce mariage
De nous tous fera le bonheur.

SUZETTE.

Oui, c’en est fait, l’hymen m’engage.
Immolons-nous pour son bonheur ;
Allons, redoublons de courage,
Cachons le trouble de mon cœur.

 

 

Scène XV

 

M. DE BREMONT, BERTRAND, SUZETTE, toutes LES DAMES et LES CAVALIERS du château, puis ÉDUARD, qui arrive après eux

 

M. DE BREMONT.

Venez, mes amis, venez tous,
Car aujourd’hui pour nous s’apprête
Nouveau plaisir, nouvelle fête.
Nous signons au château le contrat d’un époux ;
Toute la compagnie à la noce est priée.

ÉDOUARD, qui vient d’entrer.

Ces époux, qui sont-ils ?

M. DE BREMONT, lui présentant Suzette.

Voici la mariée.

TOUS.

Quoi ! c’est Suzette ?

ÉDOUARD.

Ô ciel !

SUZETTE.

Moi-même.

M. DE BREMONT.

Eh ! oui, vraiment.
Faites-lui votre compliment.

Bertrand prend Suzette par la main, et la présente aux dames de la société, dont elle reçoit les compliments.

ÉDOUARD, interdit.

Je n’y puis croire encor : quel est donc ce mystère !

M. DE BREMONT.

Oui, c’est elle qui l’a voulu.

À voix basse.

Pour son honneur sachez vous taire,
Et rougissez d’avoir moins de vertu.

ÉDOUARD, à part.

Cet hymen, qui me désespère,
N’aura pas lieu, je le promets.

M. DE BREMONT, de même, l’observant.

Et moi,
Je promets de veiller sur toi.

Ensemble.

BERTRAND.

Allons, allons, prenons courage :
Puisque j’ai su toucher son cœur,
Je veux, dans l’hymen qui m’engage,
Ne vivre que peur son bonheur.
Qu’elle est jolie, et quel est mon bonheur !

M. DE BREMONT.

Par sa vertu, par son courage,
De mon fils je sauve l’honneur ;
Tout va bien, et ce mariage
De nous tous fera le bonheur.

SUZETTE.

Oui, c’en est fait, l’hymen m’engage,
Immolons-nous pour son bonheur ;
Allons, redoublons de courage,
Cachons le trouble de mon cœur.

ÉDOUARD.

Oui, je romprai ce mariage
Qui doit me ravir le bonheur ;
De dépit, d’amour et de rage,
Je sens là tressaillir mon cœur.

Chœur DE CAVALIERS et DE DAMES.

À la noce, moi, je m’engage ;
Je yeux y danser de bon cœur :
Chantons cet heureux mariage.
Chantons, chantons tous leur bonheur.

Bertrand donne la main à Suzette, et sort avec elle, les dames la suivent. M. de Bremont arrête Édouard, qui voulait aussi suivre Suzette. Édouard, accablé de douleur, se jette sur un fauteuil. La toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Un pavillon élégamment décoré. Porte au fond. À la droite de l’acteur, une croisée garnie d’une persienne. À gauche, un appartement dont la porte reste toujours fermée ; auprès de la porte, à droite, un paravent non déployé.

 

 

Scène première

 

PINCHON, MADAME PINCHON

 

MADAME PINCHON.

Et moi je ne le veux pas.

PINCHON.

J’entends bien, ma petite femme ; aussi ce n’est pas moi qui le veux, c’est le général.

MADAME PINCHON.

N’importe, tu ne devais pas le souffrir ; laisser partir ce brave Bertrand, qui est notre parent, notre ami. Enfin, c’est l’honneur de la famille ; c’est le seul militaire que nous ayons ; et s’il était tué, ça n’est pas toi qui le remplacerais.

PINCHON.

Ce n’est pas là ce que tu me disais il n’y a pas bien longtemps encore.

MADAME PINCHON.

Mon Dieu, monsieur Pinchon, il y a temps pour tout ; et il ne s’agit pas de cela dans ce moment. Bertrand est-il parti ?

PINCHON.

Je le crois, car il a été chez lui prendre son paquet, et d’puis on ne l’a plus revu.

MADAME PINCHON.

Et nous ne l’avons pas embrassé ! nous ne lui avons seulement pas demandé s’il avait besoin de nos services !

PINCHON.

Si fait, si fait, à telles enseignes que c’est lui qui m’a demandé de l’argent ; mais je ne voulais pas sans te prévenir...

MADAME PINCHON.

Est-ce que tu as besoin de mon consentement pour obliger un ami ? Faut-il être bête !

PINCHON.

Est-elle bonne ; a-t-elle un bon cœur ! Il n’y a pas une femme comme celle-là.

MADAME PINCHON.

De sorte que ce matin, pendant que j’étais au marché, pendant que je m’occupais des affaires de la maison, tu n’as rien fait que des bêtises ; tu n’as pas même eu l’esprit de payer nos arrérages, et d’avoir notre quittance.

PINCHON.

Puisque dans cette famille personne ne veut d’argent. Le père dit que cela regarde son fils, parce que c’est le bien de sa mère, et qu’il est majeur ; et le fils m’a dit qu’il n’avait pas le temps, et que, d’ailleurs, il compterait plus tard avec toi, et qu’il t’attendrait ici, dans le pavillon.

MADAME PINCHON.

Et moi, j’ai voulu que tu vinsses avec moi.

PINCHON.

Et pourquoi ?

MADAME PINCHON.

Parce que... Je n’ai pas besoin d’autre raison. Je te dis... parce que.

PINCHON.

C’est juste. Fallait me le dire plus tôt.

MADAME PINCHON.

C’est que ces hommes... celui-là surtout, ça ne se doute de rien, ça ne pense à rien ; et si on n’avait pas de la tête pour deux, je ne sais pas ce que deviendrait la sienne.

PINCHON.

Comment, ma femme ?

MADAME PINCHON.

Tout ça, ce sont des affaires de ménage qui ne te regardent pas. Puisque Bertrand est parti, il faut au moins, en son absence, veiller à ses intérêts. As-tu vu mademoiselle Suzette ? lui as-tu parlé de notre cousin ?

PINCHON.

Puisque tu t’en étais chargée.

MADAME PINCHON.

C’est juste ; mais ce départ-là changeait tout.

PINCHON.

Il fallait donc me le dire. Quand tu ne me dis pas le matin ce qu’il faut faire le soir, moi qui n’ai pas l’habitude de penser tout seul...

MADAME PINCHON.

Allons, allons, rien n’est désespéré, je r’arrangerai cela.

PINCHON.

Mais c’est qu’aussi tu me grondes sans cesse.

MADAME PINCHON.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Oui, plaignez-vous, mon cher époux ;
En vérité, je suis trop bonne :
Mais si j’eus des torts envers vous,
Faisons la paix, je te pardonne.

PINCHON.

Voyez l’ beau dédommagement ;
C’tte paix-là pour toi n’est pas chère.

MADAME PINCHON, tendant la joue, et lui faisant signe de l’embrasser.

C’est quelque chose cependant,
Que d’ payer les frais de la guerre.

PINCHON.

Dieu ! quelle femme j’ai là, quelle bonne petite femme !

Il va pour l’embrasser.

MADAME PINCHON.

Mais finissez donc, monsieur Pinchon ; car voici monsieur le comte.

 

 

Scène II

 

PINCHON, MADAME PINCHON, M. DE BREMONT, SUZETTE, en costume de mariée

 

M. DE BREMONT.

Bien, Suzette, très bien ; je suis content de toi, mon enfant.

Au moment où M. de Bremont entre avec Suzette, Pinchon et sa femme s’éloignent un peu vers la gauche du théâtre.

MADAME PINCHON.

M. le comte qui donne la main à Suzette. Suzette en belle parure ; qu’est-ce que cela signifie ?

M. DE BREMONT.

Cela signifie, madame Pinchon, que Suzette vient de se marier.

PINCHON et MADAME PINCHON.

Se marier !

M. DE BREMONT.

À l’instant même, le contrat est signé.

MADAME PINCHON.

Ah ! mon Dieu !

À son mari.

Tu vois ce que tu as fait, ce dont tu es cause ; il est trop tard, maintenant.

M. DE BREMONT.

Trop tard ! et pourquoi ?

MADAME PINCHON.

Pour lui parler de quelqu’un qui, depuis deux ans, l’aime comme un fou, sans oser en dire un mot ; et c’est moi, monsieur le comte, qui m’étais chargée de l’apprendre à Suzette ; car c’est bien l’amour le plus vrai, le plus honnête !

M. DE BREMONT.

Je le crois ; mais il est maintenant trop tard.

MADAME PINCHON, pleurant.

Hélas ! c’est vrai, elle est mariée ; je dois me taire : mais quand je pense à ce pauvre Bertrand !

M. DE BREMONT.

Bertrand !

MADAME PINCHON.

Hé oui ! c’est lui qui l’adorait.

M. DE BREMONT.

Hé ! c’est lui qui vient de l’épouser.

PINCHON et MADAME PINCHON.

Il serait possible !

M. DE BREMONT.

Oui, mon enfant ; parle maintenant ; parle tant que tu voudras, je ne t’en empoche pas.

Madame Pinchon et son mari passent du côté de Suzette, qui se trouve entre eux ; M. de Bremont est à sa gauche.

MADAME PINCHON.

Que je suis contente ! et que je lui en fasse mon compliment. Cette chère Suzette, la voici donc notre cousine. Mais comment ça s’est-il fait ? vous vous en êtes donc doutée, vous l’avez donc deviné ? car ce pauvre Bertrand n’aurait pris sur lui-même... Imaginez- vous que tous les soirs il venait à la ferme, et il me disait : « Je n’ose pas, elle ne voudra pas de moi, elle me repoussera. » En parlant ainsi, de grosses larmes roulaient dans ses yeux ; et si vous saviez ce que c’est que de voir pleurer un militaire, ça fait mal.

PINCHON.

Et ce matin, quand il croyait partir, ces papiers qu’il m’avait confiés pour vous, et que je devais vous remettre en cas de malheur ; tout ce qu’il avait, tout ce qu’il tenait de la générosité de M. le comte, c’est à vous, Mademoiselle, qu’il le donnait.

SUZETTE.

Que me dites-vous ?

PINCHON.

Les voilà ; ça appartient maintenant, non pas à lui, non pas à vous, mais à tous les deux, ce qui vaut bien mieux, sans compter ce que fera encore M. le comte ; car je suis bien sûr...

SUZETTE.

Monsieur Pinchon.

M. DE BREMONT.

Il suffit, cela me regarde ; maintenant, mes amis, laissez-nous.

MADAME PINCHON.

C’est que nous voulions parler à monsieur votre fils pour nos arrérages, et nous l’attendions ici.

M. DE BREMONT.

Il n’habite plus ce pavillon, j’en ai disposé ; mais si vous voulez le voir au château, ne perdez pas de temps, dépêchez-vous, car dans deux heures il sera sur la route de Paris.

MADAME PINCHON.

Eh ! vite ! dépêchons-nous. Adieu, monsieur le comte ; au revoir, cousine. Je n’ai pas encore osé vous embrasser, quoique j’en aie bien envie.

SUZETTE.

Ah ! Madame ! Ah ! ma cousine !

MADAME PINCHON.

Quoique élevée mieux que nous, je sais que vous êtes bonne, que vous n’êtes pas fière, et vous nous permettrez de vous aimer comme nous aimons Bertrand, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! monsieur Pinchon, tu me laisses là, et v’là que j’ m’attendris. Viens-t’en donc vite. Adieu, monsieur le comte ; adieu, madame Bertrand.

Elle sort avec Pinchon.

 

 

Scène III

 

M. DE BREMONT, SUZETTE

 

M. DE BREMONT.

Vous sommes seuls enfin, et je puis te remercier de ton courage et de ta générosité ; tu en seras récompensée, j’aime à le croire, et Bertrand te rendra heureuse ; tu sais maintenant combien il t’aime ; et malgré cet amour, tu as vu sa soumission ; son respect, quand tu lui as dit que tu désirais me parler, rester seule avec moi.

SUZETTE.

Ah ! je lui en sais gré ; ce que vous m’avez dit, ce que je viens d’entendre, tout cela me rassure. Je pense, comme vous, que Bertrand est un honnête homme ; je désire l’aimer, j’y ferai tout mon possible.

M. DE BREMONT.

Et tu y parviendras.

Après un instant de silence.

Je vais partir, Suzette, et j’emmène avec moi mon fils.

SUZETTE fait un mouvement et se reprend.

Ah ! tant mieux.

M. DE BREMONT.

Il n’a pas assisté à ton mariage.

SUZETTE.

Je l’en remercie.

M. DE BREMONT.

Ce remerciement-là, je le garde pour moi ; car j’avais eu soin de l’enfermer à la clé, et je viens seulement tout à l’heure de lui rendre la liberté. Je donne à Bertrand et à toi, Suzette, ce pavillon qui est à l’extrémité de mon parc, et les trente arpents qui en dépendent : c’est bien peu, j’en conviens ; mais j’ai craint que si l’on se doutait déjà de l’amour de mon fils, un présent plus considérable ne confirmât les soupçons ; et avant de songer à la fortune de ton mari, j’ai songé d’abord à son honneur, à son repos : plus tard, je verrai.

SUZETTE.

Ah ! monsieur le comte, c’est déjà trop ; et par une telle générosité, c’est porter préjudice à votre fils.

M. DE BREMONT.

Que ta délicatesse se rassure, je lui ai montré cet acte ; il l’a eu entre les mains, et c’est lui qui l’a signé et cacheté ; tu peux donc l’accepter, et sans scrupule.

Il présente le paquet cacheté à Suzette, qui le prend.

Adieu, je te laisse chez toi, et avec ton mari.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

SUZETTE, seule

 

Mon mari ! je suis donc mariée ? je ne puis le croire encore ; et avec qui ? Pauvre Bertrand ! m’aimer depuis deux ans sans me l’avouer, sans me le dire ! et comment ne m’en suis-je jamais aperçue ? Ah ! c’est que mon cœur et mes yeux n’étaient pas là. Pourvu qu’il n’ait pas de soupçons, pourvu qu’il ne se doute pas de l’amour d’Édouard. Heureusement notre jeune maître s’éloigne, et je veux tout oublier, oui tout,

Regardant le papier.

excepté ses bienfaits. Que je voie encore son écriture, et ce sera la dernière fois ; oui, je le jure, la dernière fois que je penserai à lui ! Voici donc cet acte... Ô ciel ! une lettre de lui !

La lisant à la hâte.

« Tu es mariée, et je n’ai pu l’empêcher ; mais si mon bonheur, si mes jours te sont chers, il faut qu’avant mon départ je te voie, ne fût-ce que cinq minutes. »

S’interrompant.

Qui ? moi ! jamais !

Lisant.

« Si tu y consens, si je puis me montrer à tes yeux, ouvre le volet du pavillon. Si tu me refuses, songe que je suis là, sous ta fenêtre ; que le fer est dirigé contre mon sein, et que j’attends de toi la vie ou la mort : prononce. » – Ah ! le malheureux ! il le ferait comme il le dit ! et c’est moi qui l’immolerais ! Non, quoiqu’il arrive !...

Elle court à la fenêtre dont elle ouvre le volet.

On vient ; est-ce déjà lui ? Non, c’est Bertrand ; c’est mon mari.

 

 

Scène V

 

SUZETTE, BERTRAND, en habit militaire

 

BERTRAND, se tenant près de la porte.

Ça vous dérange-t-il, mademoiselle Suzette ?

SUZETTE.

Moi, monsieur Bertrand ! non sans doute.

BERTRAND.

C’est que je voudrais vous parler un instant.

À part, s’avançant.

Elle est encore plus jolie comme ça ; et dire qu’elle est ma femme, qu’elle est à moi... C’est égal il me semble que je n’oserai jamais l’appeler madame Bertrand.

SUZETTE.

Eh bien ! que me voulez-vous ?

BERTRAND.

Ce que je veux toujours, vous voir ! car vous ne vous doutez pas, mademoiselle Suzette... et vous ne croiriez pas que depuis deux ans...

SUZETTE.

Si, monsieur Bertrand, je le sais ; je l’ai appris par vos amis, monsieur et madame Pinchon, par monsieur le comte. C’est par eux que je connais toutes les vertus qui vous rendent digne d’estime et d’affection.

BERTRAND.

Ils ont parlé pour moi ! c’est donc ça ; et je comprends maintenant... car je me doutais bien que ce n’était pas pour moi-même.

Regardant sa jambe.

Je me connais, mademoiselle Suzette ; quoique, du reste, je sois aussi bon soldat qu’un autre... V’là c’ qui m’empêchait d’avancer et de me mettre en ligne ; aussi quand je vous vois, et que je me regarde, je me dis qu’il faut que vous soyez bien bonne. Je me dis que je suis trop heureux ; et c’est ce bonheur-là, mademoiselle Suzette, dont je viens, d’abord, vous demander pardon.

SUZETTE.

Comment ?

BERTRAND.

Oui, sans doute, quand monsieur le comte m’a appris cette nouvelle-là, ça m’a fait l’effet d’un boulet de canon, et j’ai accepté, sans savoir ce que je faisais, parce que, voyez-vous, mademoiselle Suzette, un boulet de canon ça vous étourdit, on n’y voit que du feu. C’est égal, on avance toujours. Mais quand j’ai été revenu du coup et de ma première surprise, je me suis dit : « Faut au moins consulter mademoiselle Suzette, et lui donner le temps de se reconnaître. » Je voulais donc vous proposer de différer de quelques jours, de quelques semaines, non pas qu’ ça me coûte diablement, mais quand depuis deux ans on attend, on commence à s’y habituer.

SUZETTE.

Eh bien ! qui vous a empêché d’effectuer ce projet dont mon cœur eût été bien reconnaissant ?

BERTRAND.

Ce qui m’en a empêché ? une lettre anonyme, par laquelle on me fait à savoir les expressions suivantes : « Si tu épouses Suzette aujourd’hui, si tu ne diffères pas ce mariage, tremble pour tes jours. » Trembler ! je ne connais pas ça, et cette épître-là, c’est la cause que je me suis marié sur-le-champ.

SUZETTE.

Et si l’on exécutait une pareille menace ?

BERTRAND.

Qu’est-ce que ça me fait ? Vous valez bien la peine que l’on risque quelque chose ; mais soyez tranquille, je les connais, ils ne bougeront pas.

SUZETTE.

Ô ciel ! est-ce que vous vous doutez de la personne qui a pu vous écrire cette lettre.

Elle s’approche de la fenêtre qu’elle avait ouverte, et la referme doucement.

BERTRAND.

Parbleu ! c’est quelques-uns de ces beaux messieurs de Paris, de ces élégants qui habitent le château ; car vingt fois je l’ai vu de mes propres yeux. Ils vous aiment tous, excepté monsieur le comte et son fils : ceux-là, c’est différent, ce sont de braves gens, à qui je vous confierais sans crainte, parce que c’est l’honneur et la probité mêmes, et après vous, mademoiselle Suzette, mon sang est à eux.

SUZETTE.

Ô ciel !

BERTRAND.

Qu’avez-vous ?

SUZETTE.

Rien ; je ne me sens pas bien.

BERTRAND.

Milzieux ! seriez-vous indisposée ? Peut-être qu’en ouvrant ce volet...

Il va vers la fenêtre.

SUZETTE, le retenant.

Non ; gardez-vous-en bien ; cela se passera ; c’est le trouble, l’émotion.

BERTRAND.

Je comprends, mademoiselle Suzette, je comprends cela, parce que, dans un jour comme celui-ci, un mari ça effraye toujours, surtout quand il est fait comme moi ; mais tout ce que je vous demande, c’est de me parler avec franchise.

SUZETTE.

Je vous le promets.

BERTRAND.

Est-ce que, par hasard, vous m’aimiez ?

SUZETTE.

Non, pas encore.

BERTRAND.

C’est ce que je me disais ; je m’en doutais bien d’abord, vous ne pouvez pas m’aimer comme je vous aime ; ça n’est pas possible, et je ne suis pas assez exigeant pour cela. De sorte qu’en m’épousant aujourd’hui, ce n’était donc que par amitié, par raison ?

SUZETTE.

Oui, monsieur Bertrand.

BERTRAND.

Eh bien ! vous n’en avez que plus de mérite à mes yeux. Je vous dois encore plus de reconnaissance que je ne croyais. Vous, si jeune et si jolie, que les amants et la séduction entourent de tous côtés, comme une brave et honnête fille, vous avez préfère un sort pauvre, mais honorable. Vous n’avez pas craint d’épouser un soldat. Eh bien ! ce soldat vous en récompensera ; sa vie entière sera employée à vous en remercier, à vous rendre heureuse. Que je meure, milzieux ! si jamais je vous cause un seul chagrin, ou si je vous coûte une seule larme. Et d’abord, je n’ai pas besoin de vous le dire, je ne suis rien ici. Vous êtes la reine, la maîtresse ; ordonnez, commandez, je n’ai plus maintenant d’autre colonel que vous. Ce beau pavillon que nous a donné M. le comte, la pension qu’il me fait, les deux cent cinquante francs de ma croix d’honneur, c’est à vous, je vous les abandonne.

Air de la Sentinelle.

Pour la parure et pour l’air élégant,
Je veux qu’ ma femme éclips’ toutes les autres ;
Que j’ suis heureux ! c’ ruban teint de mon sang
Va me servir pour acheter les vôtres.
Avec orgueil j’ verrai ce front brillant
Paré des dons que j’ tiens de la victoire ;
Et je n’ pourrai plus maintenant
Penser à mon bonheur présent.
Sans m’ rappeler mon ancienn’ gloire.

Ainsi v’là qui est décidé. Dans les bals, dans les fêtes de villages, on nous verra toujours ensemble ; moi, par état, vous vous en doutez d’avance, je ne serai pas volage, je n’ courrai pas après d’autre, je serai toujours à mon poste, auprès de vous, à vos côtés, non pour vous contraindre ni pour vous gêner dans vos plaisirs : faites comme si je n’y étais pas ; seulement, quand vous aurez besoin d’appui, étendez la main, et rappelez-vous que je suis là.

SUZETTE.

Ah ! Monsieur, que de bontés !

BERTRAND.

Tout ce que j’attends de vous c’est votre estime, votre amitié. Laissez-vous être heureuse, laissez-vous être aimée, et un jour ça vous gagnera peut-être. Vous vous direz : « Ce pauvre Bertrand ! j’ n’ai pas de meilleur ami au monde, il m’aime tant ! il ne faut pas être ingrate. » Et vous qui avez si bon cœur, qui sait jusqu’où la reconnaissance peut vous mener ! C’est là-dessus que je compte, mademoiselle Suzette ; et en attendant ce moment-là, comme je me rappelle votre effroi, votre crainte de tout à l’heure, je veux avant tout vous rassurer, et vous prouver qu’il n’y a point de sacrifice que je ne fasse pour vous.

SUZETTE.

One voulez-vous dire ?

BERTRAND.

Que M. le comte nous a fait cadeau de ce pavillon, qu’il avait fait arranger comme pour lui-même, ce qui fait un assez joli bivouac ; quand je dis un bivouac, c’est-à-dire qu’il y a là deux appartements, qui sont les nôtres et qui communiquent ensemble ; en voici la clé ; je vous la donne, mam’selle Suzette ; et, sans jamais vous en rien dire, j’attendrai que vous m’aimiez assez pour me la rendre.

Air : Amis, voici la riante semaine.

Nous attendons ce soir tout le village,
Et je vais tout disposer pour le bal ;
Car vous dans’rez : ce doit êtr’ de votre âge.

SUZETTE.

Eh quoi ! sans vous ?

BERTRAND.

Sans moi, ça m’est égal.
Seul’ment, ce soir, sans rien dire, en silence,
Derrière vous je compte me placer :
J’ suivrai vos pas, et j’aurai, si j’ ne danse,
J’aurais du moins l’ plaisir d’ vous voir danser.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

SUZETTE, seule

 

Ah l’honnête homme ! que je voudrais l’aimer ! et combien il le mérite ! Pourquoi, hélas ! ça ne dépend-il pas de moi ? Pourquoi une autre image, que je voudrais... et que je ne puis bannir, est-elle toujours là, au fond de mon cœur ! Mais je saurai du moins l’éloigner de mes yeux ; je ferai mon devoir, je répondrai à la confiance de Bertrand ; et, quoi qu’il arrive, je ne verrai plus M. Édouard.

En ce moment Édouard paraît à la croisée du pavillon.

Ô ciel ! c’est lui !

 

 

Scène VII

 

SUZETTE, ÉDOUARD, à la croisée

 

ÉDOUARD.

Suzette, est-il parti ?

SUZETTE.

Monsieur, que venez-vous faire en ces lieux ? me perdre !

ÉDOUARD, courant auprès de Suzette.

Non ; mais je viens réclamer mes droits, ces droits que leur perfidie essaye en vain de m’enlever. Car tu étais à moi, tu m’appartiens par ton amour ; je l’ai épargnée, je l’ai respectée ; et quand je pense qu’aujourd’hui même un autre obtiendra un prix qui n’était dû qu’à moi ; que ce Bertrand auquel on t’a sacrifiée...

SUZETTE.

Monsieur.

ÉDOUARD.

Cette idée seule fait bouillir mon sang dans mes veines.

SUZETTE.

Celui que j’ai épousé mérite mon estime, la vôtre ; et c’est pour être digne de lui que je ne dois pas vous écouter plus longtemps. Laissez-moi.

ÉDOUARD.

Moi ! te laisser ! non. Quelque malheur, quelque danger qui me menace, je reste en ces lieux, rien ne pourra m’en arracher.

SUZETTE.

Quoi ! pas même l’idée de compromettre mon bonheur ou ma réputation ! Ah ! Monsieur ! quelle différence ! ce n’est pas là ce que je viens d’entendre.

ÉDOUARD.

C’est que personne ne t’a jamais aimée comme je t’aime. Et quels sont ces devoirs qu’on t’a imposés malgré toi, malgré ton cœur ? sont-ils plus sacrés que les promesses que tu m’as faites ? Oui, Suzette, c’est moi qui ai reçu tes serments ; c’est moi qui suis ton amant, ton mari. Viens, fuyons ; suis-moi si tu m’aimes.

Il veut l’entraîner.

SUZETTE, s’arrachant de ses bras.

Jamais ! vous êtes sans pitié pour moi, je le serai pour vous. Ô ciel ! j’entends du bruit, on vient, éloignez-vous.

ÉDOUARD.

Non, je reste.

SUZETTE.

Par grâce ! par pitié ! si ce n’est pas pour moi, que ce soit pour lui, pour son repos. J’en appelle à votre honneur, à votre amour ; partez à l’instant, ou je croirai que vous ne m’avez jamais aimée.

ÉDOUARD.

Tu le veux, je m’éloigne.

S’approchant de la croisée, et se retirant aussitôt.

Bertrand est sous cette fenêtre, qui donne des ordres à des ouvriers.

SUZETTE, montrant la porte du fond.

Eh bien ! descendez vite par cet escalier.

ÉDOUARD, entendant parler de dehors.

Impossible ! C’est la fermière, c’est madame Pinchon ! Que diable vient-elle faire ici ! Ne crains rien, Suzette, je serai prudent.

Il se cache derrière le paravent, et le referme sur lui.

SUZETTE.

Ô mon Dieu ! vous me punissez de l’avoir écouté.

 

 

Scène VIII

 

ÉDOUARD, au fond, caché derrière le paravent, SUZETTE, MADAME PINCHON

 

MADAME PINCHON, en dehors, parlante la cantonade.

Comment donc, Messieurs, avec plaisir. Cette contredanse-là et les autres. Pour valser, c’est différent, impossible. Non pas que M. Pinchon soit jaloux, mais je me dois à moi-même, je ne peux pas me permettre... parce qu’avec des jeunes gens de Paris la tête tourne si vite.

Apercevant Suzette.

Ah ! cousine, vous voilà ! que faites-vous donc seule ? un jour de noce, cela n’est pas convenable. Est-ce que vous n’avez pas vu les apprêts du bal ?

SUZETTE, troublée.

Si, si vraiment.

MADAME PINCHON.

Ce que vous ne savez pas, ou plutôt ce que tu ne sais pas, parce qu’entre cousines on peut se tutoyer, les dames du château y viendront, les jeunes gens aussi. Je suis invitée pour toutes les contredanses ; et comme ce sera joli, des guirlandes de fleurs, un orchestre magnifique ! C’est Bertrand qui arrange tout cela ; il est partout, il se donne un mal qui le rend si heureux ! parce qu’avec lui, je le connais, ce sera toujours comme ça. Pour lui la peine, et pour toi le plaisir : et vois-tu, cousine, ce n’est pas parce qu’il est de ma famille, mais tu ne pouvais choisir un meilleur mari.

SUZETTE, se tournant du côté du paravent.

Je le crois ; aussi je l’aime beaucoup.

MADAME PINCHON.

C’est-à-dire, tu l’aimes, tu l’aimes... tu n’en es pas folle.

SUZETTE.

Que dites-vous ?

MADAME PINCHON.

Tu ne l’aimes pas... d’amour ; c’est bien aisé à voir, et je m’en suis aperçue au premier coup d’œil ; mais il n’y a pas de mal, c’est ce qu’il faut : ça n’en ira que mieux.

SUZETTE.

Comment, madame Pinchon ?

MADAME PINCHON.

Entre femmes, entre cousines, on peut tout se dire ; et je t’avouerai que moi aussi, quand je me suis mariée, je n’avais pas d’amour pour M. Pinchon. Oh ! mon Dieu, pas un brin ; et d’un autre côté je ne manquais pas d’amoureux, et de bien gentils. Mais les amoureux, vois-tu bien, ça n’est que pour durer un instant ; les maris, ça dure toujours. Il faut donc, en fait d’ ça, choisir du bon et du solide, parce qu’une fois pris, on ne peut plus en changer, et c’est ce que j’ai fait. M. Pinchon n’était pas un élégant, mais c’était un brave garçon ; c’était surtout un bon caractère ; j’ai son amour, sa confiance, c’est moi qui commande, qui ordonne, qui fait tout dans la maison ; chaque jour je me félicite d’avoir un si bon mari. Eh bien ! Bertrand vaut encore mieux, si c’est possible.

SUZETTE.

N’est-il pas vrai ?

MADAME PINCHON.

Il a autant de bonnes qualités, et plus de mérite encore, plus de considération ; c’est un brave militaire, c’est l’honneur du pays, et jamais on ne s’aviserait de manquer à lui et aux siens. Faut voir seulement quand il passe dans le village, comme tout le monde met la main à son chapeau, en disant : « C’est M. Bertrand. » Et l’autre jour, à la ville, où je lui donnais le bras, comme les factionnaires lui portaient les armes ! comme j’étais fière, en disant : « C’est mon cousin ! » Eh bien ! toi, tu diras : « C’est mon mari ! » Et chez toi, dans ton intérieur, en voyant combien il te rend heureuse, tu feras comme moi ; cet amour que tu n’avais pas, viendra peu à peu, peu à peu.

Air : T’en souviens-tu ?

Dans mon ménage, et sans l’ vouloir peut-être,
Je fais parfois enrager mon mari ;
Et si pourtant, l’ moindr’ danger pouvait naître,
Sans hésiter, j’ donnerais mes jours pour lui.
Car je lui dois c’ bonheur que rien n’ rachète,
Mes deux garçons, ma fille... et dans queuq’ temps,
Ainsi que moi tu le sauras, Suzette,
On aim’ toujours le pèr’ de ses enfants.

ÉDOUARD, entr’ouvrant le paravent.

Maudite femme ! elle ne s’en ira pas.

SUZETTE, réfléchissant.

Comment, cousine, répète-moi ça, je t’en prie.

MADAME PINCHON.

À la bonne heure, voilà que tu me tutoies aussi.

SUZETTE.

Tu n’aimais pas ton mari ?

MADAME PINCHON.

Demande-lui plutôt.

SUZETTE.

Mais au moins tu n’en aimais pas un autre, tu n’aimais personne.

MADAME PINCHON.

Eh ! eh ! je ne voudrais pas en jurer.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

C’est mon secret : j’ veux bien tout bas
T’en faire ici la confidence ;
Mais surtout garde le silence ;
Car Pinchon ne s’en doute pas,
Mon mari ne s’en doute pas.
Vois-tu bien, en pareille affaire,
Sur l’ passé n’ faut pas revenir,
On n’ pouvait pas le garantir :
C’est déjà bien assez, ma chère,
De répondre de l’avenir.

Je crois donc que j’aimais un jeune homme bien gentil ; seize ans tout au plus.

SUZETTE.

Quelqu’un du village ?

MADAME PINCHON.

Mieux que cela ; quelqu’un du château. Tu ne le diras à personne ; le fils de M. le comte, M. Édouard.

Édouard, qui avait avancé sa tête hors du paravent, la retire vivement.

SUZETTE, à part.

Ô ciel ! comme moi ! et je ne m’en suis pas aperçue.

Haut, et avec émotion.

Et lui ne t’aimait pas ?

MADAME PINCHON.

Au contraire ; comme un fou, à en perdre la tête. Il me poursuivait partout, disait qu’il n’avait jamais éprouvé d’amour pareil.

SUZETTE, à part.

Comme moi.

MADAME PINCHON.

Et qu’il m’aimerait toujours ; et puis il pleurait, il se désespérait, et se jetait à mes pieds.

SUZETTE, à part.

Comme aujourd’hui.

MADAME PINCHON.

Et un jour enfin... je ne sais plus au juste ce qu’il me demandait ; car il demandait toujours, et il était très exigeant : il s’écria que si je le refusais, il allait se tuer.

SUZETTE, à part.

Ô ciel ! comme tout à l’heure.

Haut.

Et qu’en est-il arrivé ?

MADAME PINCHON.

Je n’en sais rien. Je me suis enfuie tout effrayée, parce que j’ai toujours eu peur des armes à feu ; mais ce que je sais, c’est que j’ai épousé M. Pinchon, et qu’il n’en est pas mort.

SUZETTE, avec douleur.

Il te trompait donc ?

MADAME PINCHON.

Lui !... oh ! mon Dieu non ! le pauvre garçon était de bonne foi, et il m’aimait autant qu’il pouvait aimer. D’abord j’étais sa première inclination ; mais ça ne pouvait nous mènera rien ; il ne pouvait pas m’épouser : il a pris son parti, et moi le mien. Il s’est consolé ; c’est ce qui arrive toujours.

SUZETTE.

Tu crois ?

MADAME PINCHON.

Par exemple, une chose dont je suis bien sûre, c’est que depuis il m’est resté fidèle. Il ne me rencontre pas de fois qu’il ne me dise des mots de tendresse... sans conséquence.

SUZETTE.

Comment ! il oserait...

MADAME PINCHON.

Avant-hier encore, il a couru après moi dans le jardin ; il m’a embrassée... toujours sans conséquence. Mais ce matin, il voulait que je vinsse dans ce pavillon pour régler les comptes de la ferme, et ce Pinchon qui le voulait aussi ; mais ça, c’est différent.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

On ne sait pas, dit la prudence,
Ce qui peut arriver ; aussi
J’ai refusé par prévoyance,
Non pour moi, mais pour mon mari.
Pauvre garçon, lorsque j’y pense,
Si jamais il était trahi...
Je l’aime tant qu’en conscience,
Ça m’ f rait trop de peine pour lui ;

parce que, vrai... il ne mérite pas ça ; et tiens, tiens, le voilà, ce brave et honnête homme.

Suzette et madame Pinchon vont au-devant de Pinchon, qui entre en ce moment.

ÉDOUARD, ouvrant le paravent et apercevant Pinchon.

Allons, encore un autre ; impossible de s’en aller ; ils me feront rester là jusqu’au soir.

Il se cache derrière le paravent.

 

 

Scène IX

 

ÉDOUARD, SUZETTE, MADAME PINCHON, PINCHON

 

PINCHON.

C’est ça ; vous êtes là à causer toutes les deux, et vous ne savez pas ce qui arrive.

MADAME PINCHON.

Qu’est-ce donc ?

PINCHON.

M. Édouard qui est perdu... Dis donc, ma femme, tu ne sais pas où est notre jeune maître ?

Suzette se retire vers le fond, auprès de la porte de l’appartement à gauche.

MADAME PINCHON.

C’tte question ! Est-ce que tu me l’avais donné à garder ? Mais comme te voilà fait ! comme ta cravate est arrangée.

Elle la lui arrange.

PINCHON.

Dame, tu n’étais pas là pour me la mettre. Je te disais donc qu’on ne trouve pas M. Édouard au château ; et Bertrand, qui déjà ne l’a pas vu à sa noce, est inquiet de lui, et le cherche partout pour lui présenter sa femme, parce qu’il veut que ce soit lui qui tantôt ouvre le bal, et c’est trop juste.

SUZETTE.

Ah ! mon Dieu !

MADAME PINCHON, à Suzette.

Hé bien ! qu’as-tu donc ? Comme te voilà pâle !

SUZETTE.

Oui, je souffre, je souffre beaucoup, mais je te remercie : je vous remercie tous deux : nous ne nous quitterons plus ; vous seuls êtes mes véritables amis.

PINCHON.

Eh ! mais sans doute, vous et votre mari ; cela va sans dire, car les amis de ma femme sont toujours les miens.

MADAME PINCHON.

N’est-ce pas ? Tu vois que je l’élève dans les bons principes.

SUZETTE.

Venez, venez ; sortons de ces lieux ; allons retrouver tout le monde.

PINCHON.

C’est ça. Allez toutes les deux ; moi, je reste ici, parce que j’attends Bertrand, qui doit venir m’y retrouver.

SUZETTE, à part.

Grands dieux !

Haut.

Je reste alors ; je reste aussi.

À part.

Que devenir, et comment le renvoyer ?

Elle passe du côté du paravent.

PINCHON, examinant l’intérieur du pavillon.

Savez-vous que c’est gentil ce pavillon ? c’est joliment décoré ! C’est donc là le présent de noces de M. le comte ? ça et les trente arpents qui en dépendent ?

MADAME PINCHON.

Oui, sans doute.

PINCHON, passant entre les deux femmes.

Et rien avec ? rien de plus ?

SUZETTE, avec impatience.

Non, vraiment.

PINCHON.

Eh bien ! ce n’est guère, et je croyais qu’à cause de Bertrand, il ferait mieux les choses, parce que certainement, après ce qu’il lui doit, après ce dont j’ai été le témoin...

MADAME PINCHON.

Quoi ! qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que tu as vu ?

PINCHON.

Rien, rien, madame Pinchon ; c’est quelque chose qui nous regarde, nous autres hommes, quelque chose que je sais.

MADAME PINCHON.

Et comment alors se fait-il que je ne le sache pas ? tu as donc des secrets pour moi ? je n’ai donc plus ta confiance ?

PINCHON.

Mais si, madame Pinchon ; mais ce n’est pas mon secret, c’est celui de Bertrand.

MADAME PINCHON, montrant Suzette.

Eh bien, alors, voilà sa femme qui a le droit de le connaître, parce que certainement tu ne voudrais pas troubler leur ménage. Il faut donc qu’elle sache tout, et moi aussi.

PINCHON.

Mais, ma femme...

MADAME PINCHON.

C’est dans l’ordre, c’est convenable.

PINCHON.

Mais je te dis...

MADAME PINCHON.

Et puis, je le veux.

PINCHON.

Alors, si c’est comme ça, je vais te le dire, mais Bertrand se fâchera.

MADAME PINCHON.

Ça nous regarde, va toujours.

PINCHON.

C’est donc, il y a deux ans, quand j’ai été à Strasbourg pour la succession de ton oncle ; M. Édouard y était en garnison, et Bertrand y était parti quelques jours après pour le rejoindre, parce que M. le comte lui avait dit : « Ne quitte pas mon fils, veille sur lui ; je te le confie. » Je vois donc, un matin, Bertrand entrer dans mon auberge pâle et défait. « J’arrive, me dit-il ; je viens, dans un café, d’en apprendre de belles : demain M. le comte n’aura plus de fils. »

Pendant le récit de Pinchon, Édouard se montre hors du paravent, et écoute avec la plus grande attention.

SUZETTE.

Ô ciel !

PINCHON.

Oui, Mademoiselle, M. Édouard devait se battre le lendemain avec un monsieur de la ville, un monsieur qui avait déjà eu quinze duels, qui n’avait jamais manqué son homme, et qui était toujours sûr de son coup ; et tout cela pour une petite danseuse à qui, depuis deux ans, M. Édouard faisait la cour.

Édouard, en ce moment, se retire encore derrière le paravent.

MADAME PINCHON.

Depuis deux ans ! quelle indignité ! C’était de mon temps.

PINCHON.

Quoi ! qu’est-ce que c’est ?

MADAME PINCHON.

Ça ne te regarde pas ; va toujours, et achève ton récit.

PINCHON.

« Pinchon, me dit Bertrand, ce duel a lieu demain matin : il faut l’empêcher aujourd’hui, et sans qu’on le sache, parce que ça ferait du tort à notre jeune maître. Par bonheur, ni lui ni personne ne connaît encore mon arrivée à Strasbourg : j’aurai besoin de toi. Attends-moi là ; je reviens dans une heure. »

MADAME PINCHON.

Hé bien ?

PINCHON.

Hé bien ! savez-vous ce qu’il fait pendant ce temps-là ? il se rend au café où se tenait ce grand monsieur, le regarde de travers, lui marche sur le pied, en reçoit un soufflet, et revient tout triomphant. « Maintenant, me dit-il, partons ; c’est mon affaire ; ça me regarde ; c’est toi qui seras mon témoin. »

MADAME PINCHON.

Toi, Pinchon !

PINCHON.

Moi-même ; et je tremble encore d’y penser. Dieu, ma femme, que c’est terrible un duel !

Air : Cas postillons sont d’une maladresse.

À trente pas l’un sur l’autre on s’avance,
Et Bertrand marchait tout joyeux,
En fredonnant un petit air d’ romance,
Quand retentit soudain un coup... puis deux...
Je ne vis rien, car je fermais les yeux.
Tel fut mon trouble en ce moment funeste,
Qu’en entendant un des témoins, je croi,
Qui s’écriait : « Il est mort, je l’atteste, »
J’ai cru que c’était moi.

Mais c’était l’autre, le grand. Je vois aussi Bertrand étendu sur le gazon, qui m’appelait en souriant, et me montrait sa pauvre jambe. « Pinchon, qu’il me dit, n’en parle à personne. » Personne ne l’a su. On a cru que c’était un accident ; et voilà, Mademoiselle, ce qui fait que mon pauvre Bertrand a une jambe de bois.

ÉDOUARD, qui, pendant ces derniers mots, s’est avancé hors du paravent.

Grand Dieu !

SUZETTE, avec un cri d’effroi.

Ah !

Édouard rentre et se cache.

MADAME PINCHON.

Quoi ! qu’est-ce que c’est ? d’où vient ce bruit ?

SUZETTE.

Rien, rien, c’est moi ; je n’ai pu retenir un cri de surprise et d’admiration. Ô le meilleur des hommes ! Tu avais raison, je l’aime maintenant, je l’aime d’amour.

MADAME PINCHON.

Eh bien ! tu l’entends ; tu pourras lui dire à lui-même.

Pinchon et sa femme vont au-devant de Bertrand. Pendant ce temps, Édouard ouvre le paravent, qui est près de la croisée ; il est pâle, hors de lui, et dit à voix basse à Suzette.

Suzette, aimez-le ; adieu pour toujours.

Il s’élance par la croisée.

 

 

Scène X

 

SUZETTE, MADAME PINCHON, PINCHON, BERTRAND

 

MADAME PINCHON.

Ah ! Bertrand, le voilà.

BERTRAND.

Oui, milzieux ! tout est prêt, et tout sera presque aussi bien que si mademoiselle Suzette l’avait commandé. Une table de cinquante couverts sous la grande allée de tilleuls, et cela rien que pour les fiançailles. Voilà déjà tous nos convives qui arrivent ; ainsi, partons.

PINCHON.

Et M. Édouard ?

BERTRAND.

Je ne l’ai pas vu ; mais je ne suis plus inquiet, parce que son père lui-même est tranquille, et m’a dit : « Je sais où il est. » C’est quelque affaire qui lui sera survenue ; il reviendra plus tard, je l’espère.

SUZETTE, à part.

J’espère bien que non.

MADAME PINCHON.

Ce cher Bertrand ! Tiens, cousin, je t’en prie, laisse-moi t’embrasser.

BERTRAND.

Bien volontiers, morbleu ! avec la permission du cousin.

MADAME PINCHON.

Moi, je le donne sans permission.

Avec attendrissement.

Parce que tu es un honnête homme.

PINCHON, pleurant de joie.

Un brave et digne garçon.

BERTRAND, les regardant avec étonnement.

Air : Ce luth galant.

Qu’avez-vous donc ? d’où vient c’t air attendri ?
Ils pleur’nt tous deux... Eh quoi ! Suzette aussi ?

Courant à elle.

Qui peut causer ces pleurs qu’eu vain vos yeux retiennent ?
Je n’ veux rien d’ vos plaisirs, qu’à vous seuls ils reviennent.
Mais me v’là marié.
Vos chagrins m’appartiennent.
Et j’en veux la moitié.

MADAME PINCHON.

Des chagrins ! elle en avait ; elle n’en a plus.

BERTRAND.

Est-ce vrai, mademoiselle Suzette ?

SUZETTE.

Air de la Robe et les Bottes.

Je n’en ai qu’un, un seul qui m’inquiète.

BERTRAND.

Lequel ?

SUZETTE.

D’où vient que, même entre nous deux,
Vous m’appelez toujours mam’selle Suzette ?

BERTRAND.

C’est que j’ n’ose dire mieux.
C’est p’t-être aussi dans mon intérêt même ;
Car votre nom, quand je l’ prononce, hélas !
Me rappelle quelqu’un que j’aime,
Le mien quelqu’un qu’ vous n’aimez pas.
Oui, votre nom m’ rappell’ quelqu’un que j’aime ;
Le mien quelqu’un qu’ vous n’aimez pas.

SUZETTE.

C’est ce qui vous trompe ; je suis votre femme, je suis fière d’en porter le nom.

BERTRAND.

Qu’entends-je ! il serait possible !

SUZETTE.

Silence. Voici monsieur le comte.

 

 

Scène XI

 

SUZETTE, MADAME PINCHON, PINCHON, BERTRAND, M. DE BREMONT, ÉDOUARD, en costume de voyageur

 

M. DE BREMONT.

Nous voulions, mon cher Bertrand, assister à la fête d’aujourd’hui, mais un ordre supérieur nous force de retourner à l’instant même à Paris.

BERTRAND.

Comment, il se pourrait !... Comment, mon général, un jour comme celui-ci ! Et mon capitaine sur lequel je comptais !

ÉDOUARD.

C’est impossible, Bertrand ; le devoir m’ordonne de partir, de rejoindre mon régiment ; et tu sais mieux que personne que quand le devoir commande...

BERTRAND.

C’est juste ; je ne dis plus rien.

ÉDOUARD.

Si je ne reste pas à tes fiançailles, je ne renonce pas pour cela au présent de noces que j’ai le droit de te faire. Voici, avec la permission de mon père, une donation de la ferme que tiennent Pinchon et sa femme. Désormais elle l’appartient, elle est à toi.

PINCHON, à sa femme.

Le cousin serait notre propriétaire !

BERTRAND.

Y pensez-vous, mon capitaine ? à nous, quatre mille livres de rentes ? ah çà milzieux ! avez-vous perdu la tête ?

ÉDOUARD, bas et lui serrant la main.

Et toi, as-tu perdu la mémoire ? Souviens-toi de Strasbourg, accepte, et taie-toi.

M. DE BREMONT.

Viens, viens, mon ami ; viens, mon fils ; je suis content de toi. Dans quelques années, je vous le ramène colonel.

MADAME PINCHON.

Et marié ; ce qui vaut encore mieux.

Finale : Ah ! quel plaisir d’être soldat ! (de la Dame Blanche.)

MADAME PINCHON.

Ah ! quel plaisair d’être marié !
À votre hymen, je pense,
Tout l’ village sera prié ;
Que d’époux de ma connaissance
Avec nous diront de moitié :
Ah ! quel plaisir ! le v’là marié !

PINCHON, BERTRAND, SUZETTE.

Ah ! quel plaisir d’être marié !

ÉDOUARD.

Adieu, Bertrand ;

À Suzette.

Adieu, Madame.

BERTRAND, à Suzette.

Mes vœux sont-ils réalisés ?
Puis-je enfin vous nommer ma femme ?
Ou mes sens sont-ils abusés ?
Eh quoi ! vous vous taisez ?

Suzette lui remet la clé.

Ah ! ah ! quel bonheur d’être marié !

Pendant ce temps, M. de Bremont entraîne Édouard vers la porte. Madame Pinchon l’arrête pour lui faire ses adieux ; Édouard prend la main de Pinchon et salue affectueusement madame Pinchon.

Ensemble.

PINCHON et SA FEMME, SUZETTE et BERTRAND.

Ah ! quel bonheur d’être marié !

ÉDOUARD.

Partons, que tout soit oublié.

M. DE BREMONT.

Il te reste mon amitié.

Bertrand est aux pieds de Suzette, qui vient de lui remettre la clé ; M. de Bremont et Édouard s’éloignent ; Pinchon et sa femme regardent avec attendrissement Bertrand et Suzette. La toile tombe.

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