Jeanne et Jeanneton (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)

Comédie-Vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 29 avril 1845.

 

Personnages

 

GALUCHET, ouvrier bijoutier

M. COQUEBERT, joaillier

ANATOLE, son fils

UN VALET.

JEANNE, fille de Galuchet

JEANNETON, fille de Galuchet

LA MARQUISE D’AUBERVILLIERS

 

La scène se passe à Paris. Au premier acte chez Galuchet ; au deuxième acte chez Coquebert.

 

 

ACTE I

 

L’intérieur d’une mansarde. Porte dans le fond et portes latérales. À gauche, sur le devant, un petit établi avec un vieux fauteuil. Au troisième plan, une croisée, et dans le fond une cheminée, sur laquelle se trouvent une lampe de cuivre et un pot de jasmin. À droite, sur le devant de la scène, un petit guéridon portant une corbeille à ouvrage ; dans le fond, un buffet.

 

 

Scène première

 

JEANNE et JEANNETON, chacune à un coin du théâtre, Jeanne à droite, est occupée à coudre, et Jeanneton, à gauche, à calculer

 

JEANNETON.

J’ai beau faire... je trouve toujours pour la semaine trente francs de recette, et trente-cinq francs de dépense... C’est terrible pour un caissier... car c’est moi qui tiens la caisse... pendant que ma sœur travaille... Pauvre fille !...

Regardant Jeanne, qui lui tourne un peu le dos, et qui a laissé tomber son ouvrage.

depuis un quart d’heure elle n’a pas levé la tête... Repassons encore mon addition, et remettons-nous vite à l’ouvrage.

JEANNE, à part, lisant un papier qu’elle vient de tirer de sa poche.

« Jamais mon père ne consentira à notre mariage... Ce soir... à onze heures, je serai à votre porte... Fiez-vous donc à moi qui vous aime et qui suis majeur. Signé Anatole. » Ah ! M. Anatole, que me demandez-vous là ?... Et ce post-scriptum : « Si vous consentez, mettez le pot de fleurs sur la fenêtre. » Jamais ! jamais !... Quitter mon père, qui est si bon... et ma pauvre sœur Jeanneton...

JEANNETON, poussant un cri.

Là !... je trouve trente-sept francs maintenant !... Sept francs... au-dessous de nos affaires.

JEANNE.

Qu’est-ce que tu as donc ?

JEANNETON.

Ce que j’ai !... ce que j’ai !... Je n’ai rien... voilà le mal !... Ça va si vite la dépense... Et toi qui, devant notre père, as parlé hier de la fête de Saint-Cloud...

JEANNE.

Eh bien !... est-ce que ça ne te ferait pas plaisir d’y aller ?...

JEANNETON.

Au contraire ! C’est si amusant les mirlitons et la danse... Car on nous aurait fait danser... je l’espère bien !

JEANNE.

Et moi j’en suis sûre !

À part.

Ce pauvre Anatole !

JEANNETON.

Mais ça coûterait encore ?...

JEANNE.

C’est vrai ! Ah ! si jamais je pouvais devenir riche... faire un beau mariage... C’est là mon rêve.

JEANNETON.

C’est celui de toutes les jeunes filles.

JEANNE.

Assurer un sort à mon père !... cinq à six cents livres de rentes !

JEANNETON.

Bah ! tu n’es guère généreuse... Moi je lui en donne toujours cinq ou six mille pour le moins.

JEANNE.

Tu épouses donc des ducs... ou des marquis ?

JEANNETON.

Dame ! quand on y est... ça n’en coûte pas plus !

JEANNE.

Moi je me contenterais d’un beau jeune homme... qui aurait beaucoup d’amour et un peu de fortune... C’est si joli, la fortune... quand on en a.

JEANNETON.

Oui, sœur... Mais quand on sait s’en passer, ça revient au même...

 

 

Scène II

 

JEANNE, JEANNETON, GALUCHET

 

GALUCHET.

Air : Les gueux, les gueux. (Béranger.)

Les gueux, les gueux.
Sont les gens heureux,
Ils s’aiment entre eux,
Vivent les gueux !
Si le pauvre a d’ la souffrance,
Dieu lui donn’, pour l’alléger,
Gaîté, travail, espérance,
Et les chansons d’ Béranger.
Les gueux, les gueux,
Sont les gens heureux, etc.

JEANNE.

Comme vous avez l’air content !

JEANNETON.

Et fatigué !

GALUCHET.

J’ai couru... pour perdre moins de temps.

JEANNETON.

Et comme vous avez chaud !

GALUCHET.

Ça ne sera rien... Donne-moi un verre d’eau...

JEANNETON.

Laissez donc ! Un verre de vin, s’il vous plaît.

GALUCHET.

Allons donc... est-ce qu’il y eu a ici.

JEANNETON.

Certainement... Nous faisions tout à l’heure nos comptes avec ma sœur... Vous pouvez vous reposer un peu aujourd’hui.

GALUCHET.

Vous croyez ?

JEANNE.

Oui, mon père.

JEANNETON.

Notre mois est bon... nous sommes en avance.

GALUCHET.

Moi qui craignais de l’arriéré.

JEANNETON.

Au contraire !... Demandez à ma sœur, elle connaît comme moi le total... N’est-ce pas ?

JEANNE, lui présentant un verre pendant que Jeanneton lui verse.

C’est vrai !

JEANNETON.

Buvez, mon père !... buvez sans crainte... nos affaires vont bien.

JEANNE.

Et iront encore mieux... je vous le promets.

JEANNETON.

Je le crois bien !... Avec de l’ordre et de l’économie, on s’en tire toujours.

GALUCHET.

Eh bien ! tu dis vrai, ma Jeanneton, et un bonheur n’arrive jamais seul... Vous ne vous douteriez pas de ce que je rapporte là... un billet de banque !

JEANNETON.

Ah bah !

JEANNE.

Allons donc !

GALUCHET.

Air : Un homme pour faire un tableau.

La chose est bizarre, en effet,
Et doit vous paraîtr’ singulière :
Un billet d’ banque en mon gousset,
Des gros sous l’asile ordinaire !
De se rencontrer avec eux
Il aurait rougi, je parie ;
Mais, par un hasard fort heureux...

Frappant sur sa poche.

Il n’a pas trouvé d’ compagnie !

JEANNE, s’appuyant sur le dos du fauteuil, à gauche.

Contez-nous donc cela !

JEANNETON, s’appuyant sur le bras du fauteuil, à droite.

Nous vous écoutons.

GALUCHET.

Ah ! où est le temps où je vous tenais toutes les deux sur mes genoux ? Vous êtes trop grandes maintenant, et c’est dommage !... mais vous êtes plus gentilles... ça se compense. Or donc, comme je vous le disais, ce jour-là j’étais un peu gris.

JEANNETON.

Du tout ! vous ne nous disiez pas ça, car ça ne vous arrive jamais.

GALUCHET.

Maintenant non... mais autrefois ! Voyez-vous, mes enfants ? quand l’ouvrier a eu toute la semaine du travail et de la misère, il est tout naturel que le dimanche ou le lundi, il se donne un peu de bon temps et de bonheur.

JEANNETON.

Quand on boit, on est donc heureux ?

GALUCHET.

Non... mais on rêve qu’on l’est, c’est la même chose. Or, votre mère, qui était une belle femme, comme toi, Jeanne, et une femme de tête, comme toi, Jeanneton, votre mère avait beau me gronder, elle n’avait pas pu me corriger de ce bonheur-là, qu’elle appelait un défaut.

JEANNETON.

Elle avait raison.

GALUCHET.

Voyez-vous ça, mam’selle Galuchet !... ou plutôt madame J’ordonne... car c’te fille-là, c’est la morale en cornette et en jupon... Eh bien ! donc... rien n’y avait fait... Quand je me suis vu avec deux jeunes filles, qui n’avaient que moi pour père et mère...

Air de Préville et Taconnet.

Je compris là, sans avoir grand mérite,
C’ que m’imposait un aussi doux fardeau.
Au marchand d’ vin soudain je fis faillite,
Et connaissance avec le porteur d’eau.
Oui, je me dis : plus d’ ribotte et d’ bombance,
Puisqu’à présent de guide je vous sers ;
Pour vous apprendre à marcher droit, je pense...
Qu’il faut d’abord ne plus marcher d’ travers.

Et c’est à vous que je dois ça.

JEANNE.

Ah ! mon bon père !

GALUCHET.

Minute !... faut pas se vanter !... De temps en temps... de loin en loin... je retombais... pas souvent... Mais enfin, une fois... ce fut la dernière... M. Coquebert, mon bourgeois, le joaillier qui me faisait travailler, m’avait donné à monter un diamant de deux mille francs. La tête un peu comme je vous le disais... je l’ai perdu.

JEANNE et JEANNETON.

Ô ciel !

GALUCHET.

Ah ! dame ! il a fallu travailler pour regagner ça, et malgré tous mes efforts j’en devais encore près de la moitié... lorsque hier je reçois avis qu’il y avait pour moi à la poste une lettre chargée... J’y vais ce matin... et tenez, mes enfants, tenez... lisez-moi ça...

JEANNE, lisant.

« Vous devez mille francs à M. Coquebert : les voici. Quant à votre nouveau créancier, ne vous en inquiétez pas, ne cherchez pas à le connaître, et permettez-lui seulement de signer : « L’ami des honnêtes gens et des bons ouvriers. »

JEANNETON.

C’est-il bien possible ?

JEANNE, lui montrant la lettre.

Vois, plutôt.

JEANNETON, poussant un cri.

Ah !

JEANNE.

Qu’as-tu donc ?

JEANNETON.

Rien !... Mais je dis que c’est un brave jeune homme.

GALUCHET.

Qu’est-ce qui te dit que c’est un jeune homme.

JEANNETON, lui rendant la lettre.

Au fait, c’est peut-être un vieux.

GALUCHET, repoussant la lettre.

Non, non, garde ça, Jeanneton... toi qui es le caissier et le ministre des finances. Nous paierons M. Coquebert... Et maintenant que nous n’avons plus de dettes, vive la joie !... Tout ce que je gagnerai désormais...

JEANNETON.

Il faudra l’économiser.

GALUCHET.

Laisse donc ! c’est trop ennuyeux.

JEANNETON.

Mettre de côté pour les mauvais jours.

GALUCHET.

Il n’y en aura plus !... Il n’y avait que ça qui me tourmentait.

JEANNETON.

Et si vous étiez malade, mon père ?

GALUCHET.

Je ne le serai pas... je ne veux pas l’être !... Je suis heureux quand je vous vois là, près de moi, à la maison... je travaille en vous regardant, et l’ouvrage va tout seul... Et le dimanche donc !... quand nous sortons tous les trois, et que je vous tiens chacune sous le bras... avec votre jolie tournure, votre bonnet rose et votre figure... idem... et que ceux qui passent se retournent pour vous regarder encore, et ont de ces airs qui disent : Morbleu ! v’là de jolies filles !... Vous ne voyez pas ça, vous autres.

JEANNETON, souriant.

Si, mon père.

JEANNE, de même.

Et ça nous fait plaisir.

GALUCHET.

Et moi donc !... J’aime qu’on vous trouve belles !... Aussi demain nous irons à Saint-Cloud... c’est la fête.

JEANNETON.

Non pas... car pour ça il faut de la toilette et ça coûte cher.

GALUCHET.

Puisque nous sommes en avance... tu me l’as dit.

JEANNETON.

Pas assez !

GALUCHET.

Ça me regarde...

JEANNETON.

Mais, mon père...

GALUCHET.

Ne vas-tu pas thésauriser pour tenter les voleurs ?... L’argent qui dort... peut faire de mauvais rêves...

On frappe.

Hein !... qui vient là ?...

JEANNETON, allant ouvrir.

N’avez-vous pas déjà peur ?... C’est M. Anatole... le fils de M. Coquebert.

JEANNE, avec émotion.

Anatole !

Elle s’assied près de l’établi de Galuchet, qui ôte son habit, met son tablier, vient se placer près d’elle devant une petite table, et travaille.

 

 

Scène III

 

JEANNE, GALUCHET, ANATOLE, JEANNETON

 

ANATOLE, un peu troublé.

Bonjour, monsieur Galuchet ; votre serviteur, Mesdemoiselles ; je venais, parce que je craignais...

GALUCHET.

Quoi donc, mon jeune bourgeois ?

ANATOLE, de même.

De ne pas vous trouver.

GALUCHET.

Et c’est pour ça que vous veniez ?

ANATOLE, troublé et regardant Jeanne.

Du tout ! mais pour ces diamants qu’il faut remonter entièrement et au plus vite... car mon père dit que c’est pressé... c’est pour une noce... Et alors, en votre absence, je les aurais remis... à l’une de vos filles... à mademoiselle Jeanneton, qui, je crois, est l’aînée.

GALUCHET.

Non pas.

ANATOLE.

Ah ! c’est mademoiselle Jeanne ?

GALUCHET.

Encore moins !

ANATOLE.

Il me semble cependant qu’il faut qu’il y en ait une... qui soit la plus âgée... je veux dire la plus jeune.

GALUCHET.

C’est ce qui vous trompe... elles m’ont été données toutes deux le même jour.

ANATOLE.

Ah ! elles sont jumelles ?

GALUCHET.

Comme vous dites... Le même âge et le même nom... Jeanne Galuchet... Mais j’en ai appelé une Jeanneton pour la distinguer.

JEANNETON.

Et il me semble, mon père, que notre parrain, si c’est vous, ne s’est pas mis en frais d’imagination... car il ne manque pas de noms.

GALUCHET.

Je n’en ai pas voulu d’autre... C’est celui de votre mère... Marie-Jeanne Galuchet... Une brave femme... mes enfants... l’honneur du quartier... Et vous serez comme elle, n’est-ce pas ?

ANATOLE, à part, regardant toujours Jeanne, qui baisse les yeux.

Elle ne me regarde pas... elle ne me dit rien... Impossible de savoir si elle consent.

JEANNETON, lui présentant une chaise.

Asseyez-vous donc, monsieur Anatole.

ANATOLE.

Je vous remercie, Mademoiselle...

S’asseyant.

J’aime autant rester debout.

JEANNETON, lui approchant une chaise, le trouve assis.

Ah !... si c’est comme ça que vous restez debout !...

Elle s’assied.

C’est donc pour une noce... ces diamants-là ?...

ANATOLE, lui remettant un écrin.

Oui, Mademoiselle, le contrat se signe demain... demain !...

Regardant Jeanne.

Il est bien heureux le marié !

JEANNETON.

C’est selon... Si celle qu’il épouse... est vieille ou laide... et je le parierais.

GALUCHET, à son établi et travaillant.

En voilà une idée !... Et qu’est-ce qui te le fait croire ?

JEANNETON.

C’est que les diamants sont superbes !... Et si elle a besoin de tout ça pour être belle... c’est mauvais signe.

Air : Halte-là !

La femm’ qui n’est pas jolie.
Ou qui l’est d’puis trop longtemps,
Fait bien, quand ell’ se marie,
D’avoir de beaux diamants !

GALUCHET.

Ils remplac’nt ce qu’on regrette.
Font oublier les absents.
Mais tu peux t’ passer, Jeannette,
De leurs feux éblouissants,

Montrant tour à tour Jeanneton et Jeanne.

Dix-huit ans (bis.)
Valent tous les diamants.

ANATOLE, avec dépit.

C’est vrai... mais c’est peu de chose que la beauté... c’est mon avis, du moins.

JEANNETON, à part.

Et il est tout à fait désintéressé dans la question.

ANATOLE, regardant toujours Jeanne.

C’est le caractère qui fait tout... et il y en a qui, sous prétexte qu’elles sont jolies... ne craignent pas de désoler ceux qui les aiment.

JEANNETON, le regardant, lui et sa sœur.

Ça serait bien mal !

ANATOLE, de même.

N’est-ce pas ?... Qui semblent prendre à tâche de leur faire de la peine... et de les désespérer... mais on prend son parti...

Il tourne le dos de sa chaise à Jeanne et s’adresse à Jeanneton.

et on les oublie.

JEANNETON.

C’est ce qu’on peut faire de mieux !

ANATOLE, toujours tourné vers Jeanneton.

N’est-ce pas, Mademoiselle ?

GALUCHET, à gauche, et regardant Jeanne, qui se lève.

Eh bien ! qu’as-tu donc ?... comme te voilà pâle !

JEANNE, à demi voix.

Rien... mon père... ne faites pas attention... un mal de tête affreux...

GALUCHET, se levant vivement.

Toi !... ma pauvre fille !...

Regardant sur la cheminée.

Parbleu ! je le crois bien... du jasmin dans cette caisse... Il y a de quoi vous asphyxier... Attends ! attends !

Pendant que Jeanne fait quelques pas afin d’entendre ce que dit Anatole, qui parle bas à droite à Jeanneton, Galuchet va ouvrir la fenêtre qui est au fond du théâtre et y place en dehors la caisse de jasmin, puis revient à Jeanne.

Eh bien !... mon enfant... cela va-t-il mieux ?...

ANATOLE, se levant et s’adressant à Jeanneton, qu’il salue.

Adieu, Mademoiselle...

Il va prendre son chapeau qui est au fond du théâtre, et aperçoit le vase que Galuchet vient de placer sur la fenêtre.

JEANNETON.

Adieu, Monsieur.

ANATOLE, à part.

Dieu ! quel bonheur ! Elle consent ! elle m’attendra ce soir !

JEANNETON, à Anatole, qui vient de renverser avec son chapeau la corbeille à ouvrage qui est sur la table.

Eh bien ! monsieur Anatole... qu’est-ce qui vous prend donc ?... Mes pelotons de fil et ma boîte aux épingles que vous venez de jeter par terre...

GALUCHET.

Oh ! la boîte aux épingles !...

ANATOLE.

Ce n’est rien... ne faites pas attention.

JEANNETON.

Vous allez m’aider, s’il vous plaît, à les ramasser.

ANATOLE, mettant un genou en terre.

Trop heureux !

JEANNE, se retournant et voyant le vase sur la fenêtre, court fermer la croisée.

Dieu ! qu’ai-je vu ?...

Haut, en courant à Anatole.

Monsieur... Monsieur... ne croyez pas...

GALUCHET, qui est au fond du théâtre, passant entre eux deux.

Eh bien ! ou vas-tu donc ?

JEANNE.

Aider ma sœur à chercher...

GALUCHET, montrant Anatole qui s’est mis à genoux pour ramasser les pelotons de fil.

Ils sont déjà deux... qui s’entendent... et trop bien... peut-être... Le vois-tu là, à genoux devant elle...

JEANNE.

Quoi !... vous pourriez croire...

GALUCHET, à demi voix.

Que c’est un galantin... Pourquoi pas ?... Jeanneton est bien assez jolie pour ça !... Mais à moi, vois-tu bien, ça ne me convient pas !

JEANNE, à voix basse.

Un jeune homme si riche !... qui aura deux cent mille francs de dot...

GALUCHET, de même.

Justement ! quand ces beaux messieurs-là enjôlent la fille d’un ouvrier... ça n’est pas pour la conduire devant M. le maire.

JEANNE.

Ah ! croyez bien, mon père, que jamais...

GALUCHET, lui prenant la main.

Toi, à la bonne heure !... tu es raisonnable et sérieuse, et ça éloigne les amoureux !... Mais cette Jeanneton est si gaie et si folle... que ça les encourage. Tiens, vois-tu, comme elle rit avec lui.

Il passe brusquement entre Jeanneton et Anatole, à qui il frappe sur l’épaule.

Que je ne vous retienne pas, monsieur Anatole... Vous direz à M. Coquebert... le respectable auteur de vos jours, que nous avons de l’argent à lui remettre.

ANATOLE, vivement.

Je reviendrai si vous voulez...

GALUCHET.

Non pas... Nous serons demain à Saint-Cloud, n’est-ce pas, Jeanneton ?...

Donnant une poignée de main à Anatole.

Air : Berce, berce.

On vous attend chez votre père,
Je vais serrer ces diamants !

Bas, à Jeanne, lui montrant Jeanneton.

Veill’ sur ta sœur ! tâche surtout, ma chère,
D’ l’interroger sur ses vrais sentiments !

ANATOLE, bas, à Jeanne.

Ce soir !... sinon de douleur je succombe !

GALUCHET, bas, à Jeanne, montrant Jeanneton.

À ce danger sachons la dérober !
Avant de j’ter la pierre à cell’ qui tombe,
Soutenons-la pour l’empêcher d’ tomber !

Ensemble.

GALUCHET.

Pendant qu’il va retourner chez son père,
Je vais là-haut serrer ces diamants.
De Jeanneton je crains l’humeur légère
Et veux d’ son cœur connaîtr’ les sentiments.

ANATOLE.

À mes projets bien loin d’être contraire,
Elle y répond et croit à mes serments ;
S’il faut quitter celle qui m’est si chère,
Ce ne sera du moins pas pour longtemps.

JEANNE.

Avec prudence, aux regards de mon père,
Tâchons d’ cacher le trouble de mes sens.
Ah ! je ne sais que résoudre, que faire.
Et suis d’avance en proie à mill’ tourments.

JEANNETON.

Ma pauvre sœur a beau dire et beau faire,
Ell’ n’ peut cacher le trouble de ses sens ;
Mais j’obtiendrai ce soir l’aveu sincère
De c’ qu’elle éprouve et d’ ses vrais sentiments.

Galuchet sort par la porte à gauche, et Anatole par la porte du fond.

 

 

Scène IV

 

JEANNE et JEANNETON

 

JEANNE, à part.

Est-ce que mon père aurait deviné juste... est-ce que, par hasard, ma sœur aurait fait quelque attention à Anatole ?... Oh ! non, ce n’est pas possible...

Haut.

Dis-moi donc, Jeanneton, comment trouves-tu M. Anatole ?

JEANNETON, avec indifférence.

Ni bien, ni mal.

Regardant sa sœur avec attention.

Et toi ?

JEANNE, avec embarras.

Oh !... il ne s’agit pas de moi... Mais lorsqu’il vient ici, et il vient souvent... est-ce qu’il te parle... avec un certain air... Enfin... est-ce qu’il te ferait la cour ?...

JEANNETON.

Pas le moins du monde !

Regardant sa sœur.

Et à toi ?

JEANNE.

Oh !... il ne s’agit pas de moi... Mais... souvent... mon Dieu, sans le vouloir... on s’occupe des gens... on y pense... Aussi, me préserve le ciel de te gronder !...

JEANNETON, souriant avec malice.

Tu es bien bonne !...

JEANNE.

Mais, enfin... s’il faut te le dire... mon père m’a chargée de t’interroger.

JEANNETON, gaiement.

Voilà qui est drôle !

JEANNE, avec chaleur.

Et à moi, qui suis ta sœur et ta meilleure amie... tu peux répondre avec confiance... Est-ce que tout à l’heure... M. Anatole ne t’a pas serré la main ?

JEANNETON.

Jamais !... Et à toi ?...

JEANNE, avec embarras.

Oh !... ce n’est pas de moi qu’il s’agit... et tu peux être bien tranquille.

JEANNETON.

Eh bien ! Jeanne, je ne le suis pas !

JEANNE.

Que veux-tu dire ?

JEANNETON.

Que tu étais presque jalouse de moi.

JEANNE.

Ô ciel !

JEANNETON.

Et que tu l’aimes.

JEANNE.

Tais-toi !

JEANNETON.

Tu l’aimes !

JEANNE.

Eh bien ! oui... Il m’aime tant !... Et puis, ma sœur, il m’a juré qu’il m’épouserait.

JEANNETON, lui prenant la main.

C’est possible !... Mais son père consentira-t-il... le crois-tu ?

JEANNE.

Je ne crois pas !

JEANNETON.

Et tu y penses encore !... et tu l’écoutes... et tu ne lui as pas déjà dit bien poliment : Faites-moi le plaisir de ne plus revenir ?

JEANNE.

C’est vrai ! c’est vrai !... Mais c’est qu’alors je ne le verrais plus.

JEANNETON.

Eh bien ?

JEANNE.

Eh bien ! j’en mourrais de chagrin.

JEANNETON.

Non... non... on n’en meurt pas !...

Vaudeville du Dieu des bonnes gens.

On cach’ ses pleurs, on tâche de sourire...

JEANNE.

À ces tourments que gagne-t-on, ma sœur ?

JEANNETON.

Ce qu’on y gagne ?... Au moins l’on peut se dire :
J’ai fait mon d’voir ! Ça vous donne du cœur.

JEANNE.

Oui, je r conçois... une telle conduite
Vaudrait p’t-être mieux... mais là, je le sens bien.
Ça m’ coûterait trop !

JEANNETON.

Où serait le mérite,
Si ça ne coûtait rien !

JEANNE.

Ah ! on voit bien que tu n’as jamais aimé... que tu n’aimes rien...

JEANNETON, haussant les épaules.

Allons donc !

JEANNE, vivement.

Est-il possible ! tu saurais ce que c’est ?

JEANNETON, avec un soupir.

Je crois bien... et je ne me plains pas, moi !... je n’en parle à personne.

JEANNE.

C’est un tort !... On doit tout dire à sa sœur... Ainsi, Jeanneton, tu as aussi un amoureux ?

JEANNETON.

Et bien gentil encore ! dix-huit ou dix-neuf ans... un air si distingué !... une figure de demoiselle... avec une petite moustache.

JEANNE.

Et quand l’as-tu vu pour la première fois ?

JEANNETON.

Le jour où j’ai mis ma robe de percale blanche qui m’allait si bien... tu sais ?... Je marchais sur la pointe du pied et avec tout le soin possible au risque de montrer ma jambe... lorsque tout à coup : gare ! gare ! C’était une voiture élégante... deux laquais derrière... des chevaux magnifiques qui me couvrent de boue du haut en bas... Les passants de rire... moi de pleurer... Et celui qui conduisait, le cocher, qui par hasard était le maître, s’élance à l’instant de sa voiture, et, voyant mon désespoir et l’état de ma toilette (car alors... je me trouvais en robe noire...), il se confond en excuses... il m’offre son bras... ses gens, sa voiture... Enfin, il voulait absolument me reconduire... Tu comprends que je ne voulus pas !... Mais le lendemain, mais tous les jours, dès que je sortais... je ne sais pas comment il avait découvert notre adresse... il me suivait sans me rien dire... Le moyen de s’y opposer...

JEANNE.

Et tu ne le regardais pas ?

JEANNETON.

Jamais !... Je baissais les yeux... ce qui ne m’empêchait pas de voir qu’il était charmant... des cheveux blonds et de beaux yeux bleus... où brillaient la bonté, la franchise... et autre chose encore !... Et un jour, en rentrant, toi et mon père étiez sortis, je trouvai un grand carton renfermant des étoffes superbes... avec ces mots : « Pour la robe de mademoiselle Jeanneton... » Le lendemain, c’étaient des bracelets, un collier et des boucles d’oreilles... toujours pour Jeanneton... Ah ! dame ! il fallut bien se décider à parler, et, ce jour-là même, comme il marchait près de moi dans la rue, je lui dis sèchement : « Je vous prie, Monsieur, d’envoyer reprendre vos cadeaux... je n’en reçois point des gens que je ne connais pas. – Je suis le duc Octave de Blansac, me dit-il ; mon hôtel est près d’ici... Je suis libre, maître de ma fortune, et, depuis que je vous ai vue, mademoiselle Jeanneton, je vous aime... » Et il disait ça d’un ton !... C’était vrai... ça ce voit bien.

JEANNE.

Et ça ne te faisait rien ?

JEANNETON, avec un soupir.

Eh ! mon Dieu, si ! Et, tout émue, je lui dis : « Écoutez, monsieur Octave, pouvez-vous m’épouser ?... » Et lui, il faut lui rendre justice... il n’hésita pas, et me répondit sur-le-champ : « Non, Mademoiselle ! »

JEANNE, avec indignation.

Eh bien ! par exemple !

JEANNETON.

C’était un honnête homme... qui ne voulait pas me tromper... Il a un nom... un rang et une famille qui le presse d’épouser une grande dame. « Je resterai garçon... mais ma vie se passera auprès de vous... » Je crois même qu’il a dit : « Auprès de toi. »

Air du Pot de fleurs.

« Tous ces trésors dont je ne sais que faire,
« Ils sont à vous ainsi que ma raison !
« Enrichissez votre vieux père
« Et votre sœur... »

JEANNE.

Ah ! le pauvre garçon.

JEANNETON.

« D’un seul espoir mon cœur se flatte,
« Ajouta-t-il, c’est d’embellir vos jours !
« Je ne veux rien... que vous aimer toujours,
« Et je vous permets d’être ingrate.
« Oui, je ne veux que vous aimer toujours.
« Dussiez-vous toujours être ingrate ! »

JEANNE.

Eh bien ?

JEANNETON.

Eh bien ! je l’ai été... car je l’ai repoussé... Je lui ai défendu de me parler, et il m’a obéi... Il me suit toujours de loin, sans être vu... Il le croit, du moins.

JEANNE.

Ah ! voilà que je le plains !

JEANNETON.

Enfin, il y a quelques jours... Ah ! si tu savais comme il était pâle et changé ?... Ça m’a fait un effet !... J’ai été droit à lui... je lui ai tendu la main et je lui ai dit : « Monsieur Octave, je vous en supplie, ne nous revoyons plus, car je ne sais pas ce qui arriverait ! » Et je disais vrai !... « Ne vous retrouvez plus sur mon passage, je vous le défends... et, si vous m’aimez, donnez-m’en une preuve ! »

JEANNE.

Laquelle ?

JEANNETON.

« Votre famille vous presse de vous marier... Ayez ce courage... je le veux ! »

JEANNE.

Et que t’a-t-il dit ?

JEANNETON.

Il est devenu tout tremblant... Et puis, comme s’il rassemblait toutes ses forces, il m’a répondu : « Je me marierai ; mais je vous aimerai toujours !... » Et je ne l’ai plus revu !

JEANNE.

Est-il possible !

JEANNETON.

Mais il veille encore sur nous... car ce billet... crois-tu que je n’aie pas reconnu l’écriture ?

JEANNE.

Quoi ! c’est de lui, ces mille francs ?

JEANNETON.

Que nous ne pouvons pas garder...

JEANNE.

Que dis-tu ?

JEANNETON.

Nous travaillerons jour et nuit, et, sans en parler à mon père, nous acquitterons sa dette... mais ce présent, nous ne devons pas le recevoir... car ni toi... ni moi, ne pouvons le payer... Je le renverrai donc, comme le reste, à M. Octave.

JEANNE.

Ça lui fera trop de peine !

JEANNETON, avec émotion.

Tu crois ?

Avec résolution.

C’est égal, le devoir avant tout !

JEANNE.

Ah ! c’est que tu ne l’aimes pas !

JEANNETON, avec passion.

J’en suis folle ! je ne vois que lui ! je ne rêve qu’à lui ! Que de fois je me suis dit : Je n’ai qu’un mot à prononcer, et mes jours, qui sont voués au travail, vont s’écouler dans le bonheur et l’opulence... Au lieu d’aller à pied, avec des socques, j’aurais une bonne voiture... Au lieu de ma robe de percale, de riches étoiles et des diamants... Mieux encore, son amour, à lui !... Ah ! c’était bien séduisant !... et vingt fois je me suis levée pour courir et lui dire : « Octave, me voici !... » Mais je me représentais à l’instant mon pauvre père qui m’adore, et que mon départ ferait mourir de douleur et de honte !...

JEANNE, avec émotion.

Ô ciel !

JEANNETON.

Je pensais à toi, ma sœur... dont j’empêchais à jamais le mariage... car, dans le quartier, quel honnête ouvrier voudrait entrer dans notre famille et épouser la sœur d’une fille déshonorée ?

JEANNE, hors d’elle.

Ah ! c’est fait de moi !

JEANNETON.

Qu’as-tu donc ?

JEANNE.

Et lui qui viendra ce soir !...

JEANNETON.

Que veux-tu dire ?

JEANNE.

Tu me jures de n’en jamais parler à mon père ?

JEANNETON.

Pardine ! est-ce que je voudrais le tuer ... cet homme ?...

JEANNE.

Eh bien ! malgré moi... et je ne sais comment... ce soir, à onze heures... M. Anatole sera à cette porte...

On frappe.

JEANNETON.

Silence !... on vient...

Coquebert paraît.

JEANNE.

C’est mon père !...

JEANNETON.

M. Coquebert !

 

 

Scène V

 

JEANNE, JEANNETON, COQUEBERT

 

COQUEBERT.

Galuchet est-il chez lui ?

JEANNETON, à part.

Tiens ! ce style !... comme s’il ne pouvait par dire monsieur.

Appuyant sur le premier mot.

Monsieur Galuchet est là-haut et va descendre...

Jeanne s’asseoit près de la table à gauche, et se met à travailler pour cacher son émotion. Jeanneton est au milieu du théâtre et Coquebert est à droite.

COQUEBERT, regardant les deux jeunes filles.

Elles sont charmantes, ces petites !... Je ne m’en étais pas encore aperçu.

JEANNETON, à part.

Il paraît qu’il a la vue basse !

JEANNE.

C’est bien de l’honneur pour nous. Monsieur... que vous daigniez vous-même...

COQUEBERT.

Oui, d’ordinaire, c’est Galuchet qui vient prendre chez moi l’ouvrage et les commandes... c’est tout naturel... il est l’ouvrier...

JEANNETON.

Et vous êtes le maître !...

COQUEBERT.

Je n’en suis pas plus lier pour cela... croyez-le bien ! Pour être marchand joaillier un peu plus riche que d’autres... breveté de quelques souverains et de toute la noblesse ancienne et moderne... je ne me crois au-dessus de personne... Il n’y a plus maintenant ni rang ni distinction... nous sommes tous égaux, mon enfant.

JEANNETON.

Ah ! c’est mieux que je ne croyais...

Lui offrant une chaise.

Asseyez-vous donc, Monsieur.

COQUEBERT, s’asseyant.

Aussi, je suis indigné... lorsque quelquefois, chez des grands seigneurs du faubourg Saint-Germain où j’arrive avec mes boîtes et mes écrins, j’entends dire du salon : Qu’est-ce ?... Coquebert le joaillier ?... Qu’il attende !

JEANNETON.

Ah ! ils devraient dire : Monsieur Coquebert.

COQUEBERT.

Certainement, ça m’est dû ! Cette petite fille-là a du jugement.

JEANNETON.

Et vous avez un fils ?

JEANNE, bas, à sa sœur.

Prends garde !

JEANNETON, bas, à Jeanne.

Sois donc tranquille, je vais arranger ça !

Haut.

Un fils unique...

COQUEBERT.

Que j’ai élevé dans mes principes... pas d’orgueil ! pas de gloriole !... Il aura deux cent mille francs pour se faire avoué... épouser quelqu’un qui lui en apporte autant... pas moins.

JEANNETON.

Pas plus !

COQUEBERT, avec bonhomie.

Mon Dieu... il y aurait plus... je n’y regarderais pas, pourvu que mon fils suit heureux... Son bonheur avant tout.

JEANNETON, avec joie.

C’est l’essentiel...

Bas à Jeanne.

Laisse-moi faire.

Prenant Coquebert à part, à droite du théâtre et à voix basse.

Et si par exemple, Monsieur, il aimait une jeune fille charmante, qui eût du cœur, des vertus... et de l’amour pour lui...

COQUEBERT.

Et puis ?...

JEANNETON.

Et puis... rien... absolument rien que son amour... consentiriez-vous à leur mariage ?

COQUEBERT.

Moi ?... jamais !...

JEANNETON, avec indignation.

Jamais !...

À part.

Allons, il faut sauver ma sœur.

À voix basse, à Coquebert.

S’il en est ainsi, Monsieur, je dois vous prévenir, par intérêt pour vous, de prendre garde à votre fils.

COQUEBERT, étonné.

Comment ?

JEANNETON, toujours à voix basse.

Vous croyez qu’il fait son droit ?

COQUEBERT.

J’ai payé toutes ses inscriptions.

JEANNETON, de même.

Vous croyez que tous les jours il va ?...

COQUEBERT.

Chez son avoué...

JEANNETON, de même.

Il vient ici !...

Sévèrement.

Ce qu’il faut empêcher !...

Vivement.

Car ce soir, à onze heures, il sera à notre porte... pour une jeune fille dont il est épris !...

COQUEBERT.

Ô ciel !...

JEANNETON.

Et que sans votre consentement... il veut épouser.

COQUEBERT, avec colère.

Vous, peut-être ?

JEANNETON.

Tiens, c’te bêtise !... Est-ce que j’irais vous le dire ?

COQUEBERT.

C’est juste !

Regardant Jeanne.

Alors c’est l’autre !

JEANNETON.

Ça vous regarde ! Mais vous saurez du moins que la famille Galuchet l’ouvrier est une famille d’honnêtes gens.

COQUEBERT, tout troublé et réfléchissant.

Que viens-je d’apprendre ?... Quoi ! mon fils Anatole...

Pendant ce temps, Jeanneton s’est rapprochée de sa sœur.

JEANNE, qui, pendant la scène précédente, est restée près de la table à gauche, sans rien entendre de ce qui se disait à voix basse, à droite.

Eh bien ?

JEANNETON, avec fermeté.

Il n’y faut plus penser !

JEANNE, se levant vivement.

Ô ciel !

JEANNETON, lui serrant la main.

Allons, sœur, allons, du courage !

COQUEBERT, se rapprochant des deux jeunes filles.

Pardon, Mesdemoiselles... il faut absolument que je parle à votre père... d’abord pour une noble et illustre dame, la marquise d’Aubervilliers... qui m’envoie... et puis pour les diamants de son neveu, M. le duc de Blansac.

JEANNETON, avec émotion.

Ah !... M. Octave se marie ?

COQUEBERT, brusquement.

Oui, Mademoiselle, et très prochainement. Je vais même chez lui en sortant d’ici.

JEANNETON, portant la main à son cœur.

Ah !

JEANNE, bas, et lui serrant la main.

Ma sœur... ma sœur... du courage !

JEANNETON.

J’en aurai !

Retenant Coquebert qui fait un pas pour sortir.

Monsieur, plus qu’un mot... Puisque vous devez voir M. Octave de Blansac, je vous prie de vouloir bien lui remettre.

Tirant de sa poche l’enveloppe que lui a donnée Galuchet.

Ce papier... qui renferme un billet de mille francs...

Coquebert la regarde d’un air étonné.

Il saura ce que c’est.

COQUEBERT.

Mais encore, de quelle part ?

JEANNETON.

De la part de Jeanneton !

Ensemble.

Fragment de la Sirène. (Deuxième acte.)

JEANNE et JEANNETON, à part.

Je sens de douleur...

COQUEBERT.

Je sens de fureur...

JEANNE et JEANNETON.

Se briser mon cœur.

COQUEBERT.

S’indigner mon cœur.

JEANNE, à sa sœur.

Nous serons malheureus’s ensemble.

COQUEBERT, à part.

Qu’il craigne son père et qu’il tremble !

JEANNE, à sa sœur qui veut s’éloigner.

Où vas-tu ? près de moi demeure.

JEANNETON.

Devant lui, veux-tu que je pleure ?

ENSEMBLE.

Je sens de douleur, etc.
Je sens de fureur, etc.

Jeanneton entre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène VI

 

COQUEBERT, JEANNE

 

COQUEBERT, s’avançant vers Jeanne.

Adieu, Mademoiselle ! Je vais prendre contre mon fils, et avant qu’il ne se doute de rien, des mesures de rigueur telles...

JEANNE, à part.

Dieu ! comment l’avertir ?... Ah ! ce soir !...

COQUEBERT.

Et je saurai bien !

Se retournant.

Hein ! qui vient là ?...

Voyant entrer la marquise d’Aubervilliers.

Madame la marquise !

 

 

Scène VII

 

JEANNE, COQUEBERT, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE, à Coquebert qui s’incline devant elle.

Très bien, mon cher Coquebert !... Vous voilà exact au rendez-vous... Avez-vous prévenu M. Galuchet de mon arrivée et de l’entretien particulier que je le priais de m’accorder ?

COQUEBERT.

Je ne lui ai pas encore parlé... de l’honneur qui l’attendait...

JEANNE.

Mais je vais l’avertir, Madame...

LA MARQUISE, la regardant.

Ah ! c’est... cette jeune personne qui demeure avec lui.

COQUEBERT, avec humeur.

Sa fille, Madame !

LA MARQUISE.

Oui... je comprends...

Regardant Jeanne avec intérêt.

Ces traits... cette physionomie... et malgré son entourage, cet air si distingué !...

Elle fait un pas vers Jeanne.

Voulez-vous... mon enfant...

Avec émotion.

me permettre de vous embrasser ?

JEANNE.

Comment donc !... Madame... C’est trop d’honneur pour moi.

LA MARQUISE, après l’avoir embrassée.

Dites à M. Galuchet que je lui pardonne d’avoir fait attendre Coquebert... mais que je suis pressée...

La regardant.

maintenant surtout... et que je l’attends... moi, la marquise d’Aubervilliers...

JEANNE.

Ah ! Madame ; il descend à l’instant même.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LA MARQUISE, COQUEBERT

 

LA MARQUISE, regardant sortir Jeanne.

Ah ! je l’aurais reconnue... devinée entre mille.

COQUEBERT.

Comme Madame est émue !

LA MARQUISE.

Ce n’est pas sans raison... La jeune fille que vous venez de voir, mon cher Coquebert... est une personne qui, je crois, nous touche de très près.

COQUEBERT, vivement.

En vérité ?

LA MARQUISE.

Et vous pouvez d’avance préparer pour elle vos plus brillantes parures... car c’est... si je ne me trompe... une des plus riches héritières de France.

COQUEBERT, à part.

Ô ciel ! elle aime mon fils... et ils voulaient tous les deux se marier en secret.

Haut.

Mais comment se fait-il ?...

LA MARQUISE.

Silence ! voici M. Galuchet.

 

 

Scène IX

 

COQUEBERT, LA MARQUISE, GALUCHET, en habit de travail

 

GALUCHET.

Pardon... excuse... madame la marquise, de me présenter ainsi devant vous... Jeanne m’a dit que vous étiez là... et de peur de vous faire attendre... j’ai gardé mon habit de travail... C’est notre uniforme, à nous autres ouvriers.

LA MARQUISE.

Et c’est justement à l’ouvrier que je veux parler... Je m’informais et faisais demander partout dans Paris la demeure de M. Galuchet, ouvrier en bijouterie, lorsque, ce matin, Coquebert, mon joaillier, m’a dit qu’il employait quelqu’un de ce nom... et je l’ai supplié de vous prévenir de ma visite pour aujourd’hui même.

GALUCHET.

En quoi puis-je être bon à madame la marquise ?

LA MARQUISE.

Je vais vous le dire.

À Coquebert, qui approche un siège pour la marquise, et qui va en prendre un pour lui.

Que je ne vous retienne pas, mon cher Coquebert ; je sais qu’on vous attend chez le duc Octave de Blansac, mon neveu, pour les diamants de sa corbeille.

COQUEBERT.

Ce n’est pas pressé.

LA MARQUISE.

Si vraiment... On a eu tant de peine à le marier, qu’il ne faut pas lui donner de prétextes pour différer encore... À demain... à demain ! J’aurai aussi des commandes à vous faire.

COQUEBERT, à part.

Diable ! une riche héritière... ce n’est pas à négliger... et comme... grâce au ciel, je ne sais rien encore, je peux toujours... dans mon ignorance...

Saluant la marquise.

Je vous laisse, Madame.

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

LA MARQUISE, GALUCHET

 

GALUCHET, debout et à part.

Que diable peut-elle me vouloir ?

LA MARQUISE, assise.

Écoutez-moi, Monsieur... car j’ai beaucoup de choses à vous dire.

GALUCHET, prenant un tabouret, s’asseyant et s’adressant à la marquise.

Ne faites pas attention... ça vous sera plus commode et à moi aussi.

LA MARQUISE.

Vous êtes des environs de Valenciennes, monsieur Galuchet ?

GALUCHET.

Oui, Madame... ainsi que ma femme, ma pauvre Jeanne.

LA MARQUISE.

Vous avez connu le général Valincourt ?

GALUCHET.

Tiens ! c’te demande... un enfant du pays... le plus beau garçon de notre endroit, un conscrit qui, en passant par Iéna, Austerlitz et Wagram, est revenu général... et continuait toujours à se battre en soldat... si bien qu’après un coup de lance qu’il avait reçu à la frontière... on l’apporta chez nous... car c’est chez nous qu’il a logé... je m’en vante... À telles enseignes qu’il n’y avait pas de pain... mais il y avait de quoi le soigner... et le panser... Ah ! dame ! nous n’étions pas heureux, ni lui non plus... et pendant le peu de jours qu’il resta chez nous... il nous raconta comme quoi... lui, soldat de Bonaparte, était devenu amoureux d’une demoiselle d’ancienne et illustre maison... comme quoi depuis un an il l’avait épousée malgré sa mère, une marquise de haute noblesse qui détestait l’empereur...

LA MARQUISE, voulant l’interrompre.

C’est bien ! c’est bien !

GALUCHET.

Non, ça n’est pas bien... car, furieuse de ce mariage que l’empereur avait ordonné, et auquel elle n’avait pu s’opposer... la marquise était partie avec toute sa fortune pour la Russie... Car cette femme-là... voyez-vous, Madame, peu lui importait le bonheur de sa fille... ce n’était pas une mère... c’était une marquise...

LA MARQUISE.

Assez, assez, Monsieur... la personne que vous jugez ainsi... c’était moi.

GALUCHET, troublé.

C’est différent !... fallait donc le dire... parce que lorsqu’on raconte...

LA MARQUISE, gravement.

Le temps modifie bien des opinions, Monsieur.

Air de la Jeune Malade.

Tous les partis ont leurs jours de délire,
Tous les partis ont leurs jours de remords !
Si le malheur ne peut suffire
Pour absoudre de tous les torts,
Il sert du moins à celui qu’il accable.
Car pour un cœur et généreux et bon,
Plus on souffrit, moins on semble coupable,
Et le malheur est presque le pardon.

GALUCHET.

Excusez-moi, Madame, excusez-moi... mon intention n’était pas...

LA MARQUISE.

Continuez !

GALUCHET.

Ah ! dame ! je ne sais plus où j’en suis... Je vous disais donc... ou plutôt non... je ne vous avais pas dit que quelque temps après, le général, qui était exilé à Bruxelles, repassa par chez nous ; il se rendait à Paris, en secret, c’était aux environs du 20 mars, et je le vois encore avec ce signe de ralliement, le bouquet de violettes qu’il portait à sa boutonnière, témoin qu’à cette époque, madame Galuchet, ma femme, était grosse de notre premier enfant... et de six mois passés encore... Si bien que le général lui dit : « Ma bonne Jeanne, ma femme en est à peu près au même point que toi... tu seras notre nourrice... » C’est convenu ! que je m’écriai, et Jeanne partit plus tard pour Bruxelles où était alors la femme du général... Là... et à quelques jours de distance, elle et madame de Valincourt mirent au monde chacune une petite fille, et ma femme se chargea de ramener les deux enfants au pays... Car, à peine rétablie, madame de Valincourt avait couru près de son mari, blessé de nouveau... mais cette fois, Madame, ce fut la dernière ! Le pauvre général avait été frappé d’une balle par un de ces ennemis... chez lesquels alors vous étiez...

LA MARQUISE.

Monsieur...

GALUCHET.

Lui... il avait reçu ça... en France, sur cette terre qu’il avait défendue jusqu’au dernier moment... et où il se réjouissait du moins d’être enseveli... Ah ! il ne fut pas le seul !

LA MARQUISE, essuyant ses larmes et lui faisant signe de se taire.

Je sais... Monsieur... je sais...

GALUCHET.

Oui, oui, votre pauvre fille... c’était trop de secousses, trop de fatigues pour elle... elle devait y succomber.

LA MARQUISE.

Je n’appris sa mort que longtemps après, au fond de mon exil... et persuadée qu’il ne me restait plus rien de ma fille, je n’aurais jamais revu la France, sans une affaire d’une haute importance pour notre fortune, et plus encore pour notre nom, qui, après moi, doit passer à M. de Blansac, mon petit neveu. Je suis donc revenue depuis un mois... et dans des papiers que m’a remis dernièrement un vieil ami du général, j’ai trouvé quelques lettres de ma fille à son mari, lettres qui rappellent une partie des détails que vous venez de me donner et qui m’attestent que son enfant... que le mien, a été confié aux soins de Jeanne Galuchet, votre femme.

GALUCHET.

C’est vrai.

LA MARQUISE.

Et cet enfant existe encore ?

GALUCHET.

Grâce au ciel !

LA MARQUISE.

Et elle est chez vous... avec vous ?

GALUCHET.

Oui, morbleu ! j’en réponde.

LA MARQUISE, avec transport.

Ah ! j’en étais certaine !... C’est elle que j’ai vue ici... tout à l’heure.

GALUCHET, avec un soupir.

Pour ce qui est de ça, madame la marquise, ça n’est pas sûr.

LA MARQUISE, vivement.

Ô ciel ! me serais-je trompée ?

GALUCHET.

Je n’en sais rien.

LA MARQUISE.

Que voulez-vous dire ?... Expliquez-vous, de grâce, expliquez-vous !...

GALUCHET.

Ah ! ce sont de mauvais jours que vous me rappelez là...

Portant la main à son front.

et des souvenirs que j’ai eu tant de peine à oublier. Oui, oui... ma pauvre femme, ma Jeanne, devait ramener de Bruxelles les deux enfants... qu’elle nourrissait... Dix-huit lieues à faire... ce n’était rien... Elle m’avait écrit qu’elle partirait le matin et qu’elle arriverait le soir. Mais le soir était venu... et pas de nouvelles de Jeanne. Je partis, interrogeant tout le monde sur la route... et à six lieues de chez nous, dans une auberge... Ah ! que soient à jamais maudits ces étrangers !... ces infâmes !... ils avaient tué Jeanne... une femme qui n’avait pour la défendre que les pleurs et les cris de deux pauvres enfants.

LA MARQUISE, avec effroi.

Et ces enfants ?

GALUCHET.

Ah ! je ne sais par quelle pitié... ou plutôt par quel hasard, ils les avaient épargnés. Mais les pillards ! les lâches ! ils les avaient dépouillés de tout... et ces pauvres enfants allaient mourir de froid, quand j’arrivai. J’emportai avec moi mon double trésor. Dieu me les a données, m’écriai-je, je les garderai toutes deux... et toutes deux je les entourai des mêmes soins, du même amour, sans me demander laquelle était ma fille... Voilà, madame la marquise, ce que vous vouliez savoir.

LA MARQUISE.

Ah ! c’est horrible !... Mais il est impossible que vous n’ayez pas quelques doutes, quelques soupçons sur l’enfant que je viens vous redemander et qu’il faut me rendre.

GALUCHET.

Le rendre, dites-vous ?... le rendre ?

LA MARQUISE.

Oui... Votre fortune est entre vos mains... Parlez, que voulez-vous ?

GALUCHET.

Ce que je veux ?... les garder toutes deux.

LA MARQUISE.

Jamais ! jamais ! ne l’espérez pas... et il faudra bien que vous déclariez...

GALUCHET.

Je déclare que nul pouvoir au monde ne me les arrachera. Est-ce que je ne les ai pas sauvées et élevées toutes deux ?... est-ce que toutes les deux, demandez-leur, ne m’aiment pas comme leur père ?... est-ce que je peux maintenant les séparer dans mon affection ? Vous voyez bien, Madame, que je n’ai rien à vous donner, rien à vous rendre... tout est à moi.

LA MARQUISE.

Un mot seulement, monsieur Galuchet. Tout le monde dit que vous êtes un honnête homme.

GALUCHET.

Le beau mérite !... Qui est-ce qui n’est pas un honnête homme ?... il n’y a que les fripons qui ne le soient pas.

LA MARQUISE, lui prenant la main.

Eh bien ! vous qui ne voudriez faire de tort à personne, vous ne craignez pas de ravir à une famille son bien le plus précieux, son unique héritière ?

GALUCHET.

Qu’est-ce que vous me dites là ?

LA MARQUISE.

Ce n’est rien encore...

GALUCHET.

Madame !

LA MARQUISE.

Air de la Femme mariée.

Votre tendresse est vive, elle est sincère,
Vous donne-t-elle cependant
Le droit cruel que vous voulez vous faire,
De prononcer, d’ôter à cet enfant
Son nom, sa fortune et son rang ?
Serait-ce là, je vous prends pour arbitre,
D’un père le devoir ?... Oh ! non,
Et ce serait abuser d’un beau titre
Pour une mauvaise action.

C’est contre mon gré que j’aurais recours à d’autres juges qu’à vous-même... Réfléchissez !... rappelez-vous !... Et quelque incertains... quelque faibles que soient vos souvenirs... nous nous en rapporterons à vous... à votre déclaration !... J’attends votre réponse... Adieu !... adieu !

Elle le salue et sort.

 

 

Scène XI

 

GALUCHET seul

 

La nuit vient peu à peu. L’obscurité est complète à la fin de la scène.

Ma réponse... ma réponse... sera toujours la même... Je garde mes enfants... Moi décider... moi choisir entre elles... moi dire à l’une : Va être grande dame ! va-t’en !... Et si celle-là est la mienne... c’est donc moi qui l’aurai chassée !... Ma pauvre Jeanne... ma pauvre Jeanneton !... Plus j’y pense... Oh ! oui ! je les aime également, et celle que je donnerais serait tout de suite celle que j’aimerais le mieux... Car Jeanne... Jeanne... c’est tout le portrait de ma femme... Et Jeanneton... c’est le mien... c’est mon caractère et mes idées... de la tête et du cœur... Et je pourrais... Allons donc ! Qu’elle dise ce qu’elle voudra, cette vieille marquise... avec sa noblesse ancienne et sa tendresse arriérée... je la défie bien de savoir ce que je ne sais pas moi-même... Car, après tout, nulle preuve... nul indice... aucun moyen de découvrir laquelle des deux est à elle... Donc toutes deux sont à moi... c’est clair comme le jour... et je suis bon de m’inquiéter... Ne leur disons rien de cela, à ces chères enfants... Ne pensons qu’à leur bonheur et à leur plaisir... Demain à Saint-Cloud... cette fête dont elles se font tant de joie...

 

 

Scène XII

 

GALUCHET, JEANNE, sortant de la porte à gauche

 

JEANNE.

Voici l’heure... Il doit m’attendre... Dieu ! quelqu’un est ici... C’est mon père !

GALUCHET, réfléchissant.

D’ailleurs, et quand même j’y consentirais... est-ce qu’elles le voudraient... est-ce qu’elles pourraient se résoudre à me quitter... C’est impossible !

JEANNE, écoutant au fond du théâtre.

Que dit-il ?

GALUCHET, prenant une petite table où sont ses outils.

Notre joie... notre bonheur à nous... c’est d’être ensemble... toujours ensemble !...

S’asseyant devant la table.

Aussi, demain, quand je les aurai sous le bras, je veux qu’elles soient pimpantes et parées... elles le seront ! Allons, à l’ouvrage !... Elles doivent dormir maintenant... Et en travaillant comme ça pendant leur sommeil...

JEANNE, s’éloignant de la porte du fond.

Ô ciel !

GALUCHET.

Air de Lantara.

Par là j’ajoute à ma journée,
Ce que je puis dérober à ma nuit,
Et c’est une heure fortunée,
Que celle où j’ veille ainsi sans bruit. (bis.)
En ce moment, votre image chérie,
Ô mes enfants, vient encor me charmer,
Et le travail qui double ainsi ma vie,
Double le temps où je peux vous aimer.

JEANNE, à part, avec attendrissement et se rapprochant du fauteuil où est assis son père.

Mon bon père !

GALUCHET, prend un briquet et allume une chandelle, en parlant.

Le docteur dit que ça abrège les jours... Qu’importe !... si c’est moi qui les quitte... et si mes filles ne me quittent jamais...

JEANNE, poussant un cri et tombant à genoux au milieu du théâtre.

Ah !

GALUCHET, stupéfait.

Jeanne ici !... à cette heure... Et ce trouble, ces larmes.

À part.

Est-ce qu’elle aurait entendu la vieille marquise ?...

Haut, et la relevant.

Qu’as-tu, mon enfant ?... que me demandes-tu ?

JEANNE.

Grâce et pardon... mon père... car je suis bien coupable !... car un instant... j’ai pu avoir l’idée de vous abandonner.

GALUCHET.

Toi !

JEANNE.

Oui, n’écoutant qu’une tendresse insensée... j’allais fuir peut-être...

GALUCHET, poussant un cri de colère.

Ah !

À part.

Et moi qui cherchais...

Avec colère.

Ce n’est pas là mon sang... ce n’est pas là ma fille... C’est celle de la grande dame.

JEANNE.

Mais là, tout à l’heure... je vous ai entendu... vous qui nous consacrez vos jours et vos nuits... et je me suis écriée : « Je dirai tout à mon père... je resterai près de lui... et je n’aimerai que lui ! »

GALUCHET, la pressant dans ses bras.

Ah ! je la reconnais !... je la retrouve !... C’est à moi !... c’est mon bien !... c’est elle qui est ma fille !

Se retournant vivement.

Hein ?...

 

 

Scène XIII

 

JEANNETON, GALUCHET, JEANNE

 

Jeanneton sort de la porte à gauche, pendant que Galuchet et Jeanne se retirent à droite du théâtre.

GALUCHET, voyant Jeanneton qui, sur la pointe du pied, s’approche de la porte.

Eh bien ! morbleu ! est-ce que celle-là veut aussi s’en aller ?

Jeanneton va à la porte du fond, la ferme au verrou et à double tour, et prend la clef. Elle se retourne et aperçoit son père.

GALUCHET, sévèrement.

Que fais-tu là ?

JEANNETON.

Ne faites pas attention, mon père, je viens de fermer la porte

Montrant la clef qu’elle tient à la main.

et de retirer la clef.

GALUCHET.

Et pourquoi ?

JEANNETON, regardant Jeanne.

On ne sait pas ce qui peut arriver... et c’est toujours plus sûr.

GALUCHET, insistant.

Pourquoi ?

JEANNETON.

J’ai promis de ne pas vous le dire.

JEANNE.

Et moi, sœur, j’ai tout dit !

JEANNETON.

Ah ! ça vaut mieux !

À Galuchet.

Mais vous pouviez dormir tranquille, mon père, j’étais là, moi, je veillais sur l’honneur de la famille !

GALUCHET, lui sautant au cou.

Ah ! Jeanneton ! Jeanneton !...

À part.

Celle-là aussi est ma fille... la fille de l’ouvrier !...

On frappe à la porte.

JEANNE, avec émotion.

C’est Anatole !

JEANNETON, à Galuchet.

C’est lui !

GALUCHET, bas, à Jeanneton.

Qu’est-ce qu’il faut faire ?

JEANNETON.

Lui ouvrir maintenant... Nous sommes en force... il n’y a plus de danger.

GALUCHET, pendant que Jeanneton va ouvrir.

Elle a raison... c’est à moi de parler au séducteur !

JEANNE.

Mon père !

GALUCHET, levant la main.

Et nous allons dialoguer ensemble d’une rude manière !

Jeanneton cherche à retenir son père. La porte s’ouvre et paraît Coquebert.

JEANNETON, GALUCHET, JEANNE, étonnés.

Dieu ! M. Coquebert.

 

 

Scène XIV

 

JEANNETON, près de la table, COQUEBERT, GALUCHET, JEANNE

 

COQUEBERT.

Moi-même !

GALUCHET.

Et qui vous amène à cette heure ?

COQUEBERT.

Vous allez le savoir, monsieur Galuchet... J’ai à vous dire que je sais tout, monsieur Galuchet...

GALUCHET.

Et moi aussi.

COQUEBERT.

Tout autre à ma place se serait peut-être indigné... mais moi, je suis sans ambition, comme sans préjugés... nous sommes tous égaux maintenant... l’égalité avant tout... et je viens, à la place de mon fils, vous demander en son nom et au mien...

Montrant Jeanne.

la main de Mademoiselle.

GALUCHET.

Est-il possible !

Regardant Jeanne qui chancelle, et la soutenant dans ses bras.

COQUEBERT.

Qu’a-t-elle donc ?

GALUCHET.

Rien... rien... c’est la joie...

COQUEBERT.

À condition que nous nous occuperons du contrat sans bruit, sans éclat, et le plus tôt possible.

JEANNETON.

Des demain.

GALUCHET.

À midi !...

COQUEBERT.

Non pas !... de meilleure heure... car demain un de mes clients, qui m’a fait l’honneur de m’inviter, se marie à midi précis... M. le duc de Blansac.

JEANNETON, chancelant.

Octave !...

GALUCHET.

Hein ?... elle aussi, qu’a-t-elle donc ?...

JEANNE.

C’est de joie, mon père... la joie de mon bonheur...

À Jeanneton.

Ma sœur...

GALUCHET.

Ma fille... reviens à toi...

COQUEBERT.

Quel tableau ! et c’est là mon ouvrage !

 

 

ACTE II

 

La scène se passe chez M. Coquebert. Salon élégant ; porte au fond, portes latérales ; deux fenêtres. Sur le devant, table à droite, et ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

COQUEBERT, ANATOLE, UN NOTAIRE, écrivant à la table, à droite

 

ANATOLE.

Quoi ! mon père, ce matin même ? Je ne puis y croire.

COQUEBERT.

Quand les choses sont résolues, on ne peut trop se hâter de conclure... voilà comme je suis... On fera une publication, on achètera l’autre, et dans huit jours le mariage.

ANATOLE.

Ah ! quel bonheur.

COQUEBERT.

En attendant, occupons-nous du contrat... c’est l’important, c’est l’essentiel... surtout dans une pareille affaire.

ANATOLE.

Je ne vois pas cela, caria pauvre Jeanne n’a rien.

COQUEBERT.

Qu’importe ? elle peut avoir...

Montrant le notaire qui écrit.

Et Monsieur rédige cela selon mes intentions.

S’adressant au notaire.

Vous avez mis : Tout ce qui pourra lui revenir, n’importe à quel titre ?

Le notaire fait un geste affirmatif.

Si ça ne fait pas bien, ça ne peut pas faire de mal.

À Anatole.

C’est de la prévoyance... un père de famille est obligé de penser à tout.

ANATOLE.

Ah ! vous avez pense à mon bonheur ! c’est le principal.

COQUEBERT.

Ton bonheur ! ton bonheur ! tout n’est pas encore dit... et il faudra voir...

ANATOLE.

Tenez ! le voilà qui arrive.

 

 

Scène II

 

COQUEBERT, JEANNETON, GALUCHET, JEANNE, ANATOLE

 

GALUCHET, en habit des dimanches, entre en tenant sous le bras ses deux filles en toilette, et habillées exactement de même.

Air : Tra la la, tra la la.

Je n’ai rien,
Je n’ suis rien,
Oui, rien qu’un homme de bien !
Que de gens, à présent,
N’en pourraient pas dire autant !

Au notaire.

Vous, Monsieur, qui, par état,
Allez dresser le contrat,
Vous pouvez, et d’un seul mot.
Établir ici la dot :

Montrant Jeanne.

Elle n’a rien, (bis.)
Mais c’est une fille de bien !
Que d’ bell’s dam’s en s’ mariant
N’en apportent pas autant.
Pourtant elle a deux beaux yeux,
Fraîcheur et traits gracieux,
Une taille et des appas
Que pour de l’or on n’a pas !
V’là son bien,
C’est le sien,
Celui-là n’ lui coûte rien.
Que de beautés de haut rang
N’en pourraient pas dire autant !

COQUEBERT.

Qu’est-ce que c’est, Galuchet ?... qu’est-ce que c’est ?... vous voilà en habit de noce... comme si c’était le mariage, et ce n’est que le contrat... je vous l’avais dit.

GALUCHET.

C’est égal !... vivent la joie et les amours !... et comme dit la chanson : « Dansons avant la noce, on ne danse pas toujours après... »

À Anatole et à Jeanne.

Ce n’est pas pour vous que je dis ça, mes enfants... parce que je suis sûr qu’avec ma petite Jeanne ça ira toujours bren...

À Anatole.

Et toi aussi, mon garçon... Vous me permettez de le tutoyer ?...

ANATOLE, lui tendant la main.

Certainement.

GALUCHET.

Je tutoie tous mes enfants, d’abord... et c’en est un de plus, un garçon, ça ne fait pas de mal !... moi qui n’avais que des filles. Mais maintenant, il va nous en arriver des moutards !

JEANNETON, lui faisant signe de se taire.

Mon père !

GALUCHET.

Qu’est-ce que tu veux donc que je me gêne ?... Nous sommes ici en famille, entre amis.

Montrant le notaire.

Est-ce à cause de monsieur le notaire ?... il sait ce que c’est que des moutards... il signe tous les jours des passeports et des permis pour en avoir. Ainsi, vivent la joie et les amours !

COQUEBERT.

Silence, Galuchet !... Je vous ai recommandé et vous recommande, ainsi qu’à mon fils, le secret, le plus grand secret.

GALUCHET.

C’t’ idée !... moi qui, au contraire, voudrais apprendre à tout le monde notre bonheur et l’honnêteté des vos procédés.

JEANNE et ANATOLE.

Et votre générosité !

COQUEBERT.

C’est justement pour cela... J’aurais l’air de me vanter de ce que je fais, et de quêter des éloges pour une chose si naturelle... le bonheur de nos enfants.

GALUCHET, lui frappant sur le ventre.

Compris et approuvé : on se taira.

Tendant la main à Coquebert.

Touchez là, mon ancien ; vous êtes un brave homme et un bon père... moi aussi, et c’est pour ça qu’entre nous il n’y a que la main. Ah çà ! et pendant que ce Monsieur griffonne, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de...

Il fait signe de boire. À Coquebert.

Un petit verre à la santé de ces enfants !...

ANATOLE.

Qu’à cela ne tienne, monsieur Galuchet.

Il court ouvrir une armoire, et place sur une table, à gauche, un plateau de liqueurs.

JEANNETON, bas, à Galuchet.

Mon père !

GALUCHET.

On ne marie pas sa fille tous les jours, et j’espère bien que le papa Coquebert me tiendra tête.

À Anatole.

Verse, mon garçon, verse plein !... je te rendrai cela le jour de tes noces. Qu’est-ce que cela ? du parfait amour ou de l’anisette ?

COQUEBERT.

Du rhum qui a plus de cent ans.

GALUCHET, buvant.

Il a assez vécu...

À Anatole.

Verse du même !

À Coquebert.

Il pince encore, et je doute qu’à son âge vous et moi soyons aussi gaillards... À la vôtre !...

Montrant le notaire.

Voyez donc un peu si ça avance, là-bas... C’est étonnant comme ça vous ranime et ça vous égayé... surtout quand il y a longtemps !... Ça et le bonheur je n’y étais plus habitué.

Jeanneton enlève la bouteille qui est sur la table.

Mais on renouvelle aisément connaissance.

Il va pour se verser un troisième verre ; et ne trouve plus la bouteille.

Hein !... qui a supprimé la bouteille ?

JEANNETON.

Moi, mon père, et pour cause !

GALUCHET.

C’est vrai, j’allais perdre la tête... mais Jeanneton conserve toujours la sienne. Quel trésor qu’une femme comme ça pour un mari ! aussi je t’en trouverai un... un autre tout pareil...

Montrant le notaire.

Et nous nous adresserons à Monsieur... quoiqu’il n’aille pas vite.

COQUEBERT.

Je crois bien, on ne s’entend pas !

À Anatole.

Ferme donc ces fenêtres ! c’est un tapage dans la rue...

ANATOLE.

C’est la file des voitures, qui entrent en face, dans l’hôtel Blansac.

JEANNETON, avec émotion.

Chez M. Octave ?

ANATOLE.

Qui se marie aujourd’hui à midi.

JEANNETON, regardant la pendule.

Il n’est que dix heures !

ANATOLE.

Il y a déjà un monde !... Je l’ai vu ce matin à neuf heures, en lui portant les diamants qu’il attendait.

JEANNETON.

Est-il bien heureux ?

ANATOLE.

Ça doit être... Mais il n’en avait pas l’air... il était si pâle !

JEANNETON, vivement.

Il est malade ?

ANATOLE.

Non... mais sombre et triste.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

À ses regards, je m’en souvien,
Lorsque j’offrais cette parure,
Quel nuage sur sa figure !
Il soupirait...

JEANNETON, à part.

Octav’, c’est bien !

JEANNE.

Quoi ! vraiment ?...

ANATOLE.

Ce n’est encor rien.
Sur cet écrin, d’où jaillit l’étincelle,
J’ai vu tomber une larme, je croi...

JEANNETON.

Ah ! merci, merci !... je le voi.
Les diamants étaient pour elle
Mais cette larme était pour moi.

ANATOLE, à qui Coquebert présente une plume.

C’est à moi de signer ?...

Il s’approche de la table tout en parlant.

Dans ce moment est entrée une de nos pratiques, madame la marquise d’Aubervilliers...

COQUEBERT et GALUCHET, vivement.

Eh bien ?

ANATOLE.

La tête haute et fière... À merveille, mon neveu, qu’elle a dit ! Puisque enfin vous renoncez aux grisettes et vous rendez au vœu de votre famille, je vous apporte ma bénédiction... car c’est très bien de se marier...

Signant et présentant la plume à son père, tout en continuant de parler.

À ce mot-là, je me suis avancé et lui ai fait part de mon mariage.

COQUEBERT, qui tenait la plume et qui allait signer, s’avançant précipitamment.

Comment ! tu lui as dit ?...

ANATOLE.

Que j’allais me marier avec mademoiselle Galuchet.

COQUEBERT.

Ô ciel !... moi qui t’avais recommandé le silence !

ANATOLE.

Pas avec une pratique comme celle-là.

COQUEBERT, à voix basse.

Avec elle, au contraire !... Et qu’a-t-elle répondu ?

ANATOLE.

Rien !... Elle s’est écriée brusquement : Mes gens ! ma voiture !... et elle est partie sans dire adieu à son neveu, qui n’y a pas même fait attention.

COQUEBERT.

Imprudent que tu es !... Dieu sait ce qui va arriver !

GALUCHET, ramassant la plume.

Eh bien ! signez donc...

 

 

Scène III

 

COQUEBERT, JEANNETON, GALUCHET, JEANNE, ANATOLE, UN DOMESTIQUE, présentant une lettre à Coquebert

 

LE DOMESTIQUE.

Pour monsieur Coquebert.

COQUEBERT.

Que disais-je ?... l’écriture de la marquise ! une lettre pour moi...

Tirant de la lettre une feuille de papier.

Et un papier timbré pour vous, Galuchet !

GALUCHET.

Pour moi ?...

À Jeanneton.

Tiens, fille, déchiffre-moi ça, si tu peux.

COQUEBERT, lisant.

« Le peu de mots que je vous ai dits, Monsieur, auraient dû vous faire penser que celle que vous allez marier à votre fils était d’une naissance... au moins douteuse... »

TOUS.

Ô ciel !

ANATOLE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

COQUEBERT, avec indignation.

Propos calomnieux et mensongers !... Et à supposer même qu’ils soient vrais, qu’en résulterait-il ? que mademoiselle Jeanne est d’une naissance incertaine.

JEANNE.

Que dites-vous ?

COQUEBERT.

Inconnue... Tranchons le mot, illégitime !... Qu’est-ce que ça me fait à moi ? Au diable les préjugés !... qu’elle soit ce qu’elle voudra... Nous sommes tous égaux... l’égalité avant tout !... Ces jeunes gens s’aiment, cela me suffit... je n’écoute rien, je ne regarde rien... Unissons-les d’abord, nous examinerons après... Signez...

JEANNE, se jetant dans ses bras.

Ah ! l’excellent homme !

ANATOLE, de même.

Ah ! le bon père !

GALUCHET, allant à lui et lui prenant la main.

Monsieur, ce que vous venez de faire là est une belle et bonne action ; mais vous en serez récompensé : Jeanne est à moi, Jeanne est bien ma fille !

JEANNE et ANATOLE.

Quel bonheur !

COQUEBERT, effrayé.

Ô ciel !

GALUCHET.

Et je défie à personne au monde de prouver qu’elle n’est pas à moi.

COQUEBERT, à part.

Tout est perdu !

À haute voix.

Ne signez pas !

TOUS.

Et pourquoi ?...

COQUEBERT, avec embarras.

Pourquoi ?

JEANNETON, montrant le papier qu’elle vient de lire.

Parce que voilà une opposition qui arrive au mariage.

GALUCHET, vivement.

Une opposition !... Donne, donne !

Lisant avec peine.

« Attendu... attendu qu’une fille ne peut se marier sans le consentement de son père... attendu que ledit Galuchet ne peut prouver qu’il est le père de ladite demoiselle contractante... les requérants s’opposent audit mariage, et, sous toutes réserves de droit, dépens, dommages et intérêts, font défense au sieur Galuchet de disposer d’aucune des deux jeunes filles dont il est actuellement détenteur, avant d’avoir prouvé à la justice laquelle des deux est réellement la sienne...

Avec colère.

Par exemple ! celui qui a fait cet acte est timbré.

COQUEBERT.

Et le papier aussi... C’est en règle !

GALUCHET.

M’empêcher de marier mes deux filles !

COQUEBERT.

Avant que vous n’ayez choisi et reconnu celle qui vous appartient... c’est clair !

GALUCHET.

Eh ! non, ça ne l’est pas !... puisque je n’en sais rien moi-même.

COQUEBERT.

Alors vous ne pouvez pas figurer comme père.

GALUCHET.

C’est-à-dire que parce que j’ai deux enfants... je n’en ai pas... Allons donc, c’est absurde !

COQUEBERT.

C’est la loi... c’est-à-dire, au contraire... vous comprenez... Non, je m’embrouille... la loi ne reconnaît qu’un père par enfant, pas plus ! c’est absurde, comme vous dites, mais enfin, nous n’y pouvons rien. Vous avez vu, mon cher ami, que je ne tenais ni au rang, ni à la fortune... je suis par mon caractère au-dessus des préjugés... mais non pas au-dessus des lois ! Je suis obligé de m’y soumettre comme bijoutier, et comme électeur... Dès ce moment mon parti est pris.

ANATOLE.

Mais, mon père...

COQUEBERT, à part.

Si elle est fille de la grande dame, on ne voudra pas de nous ; si elle est la fille de l’ouvrier, je ne veux pas d’elle... De toutes les manières... c’est fini !

Haut, à son fils.

Partons!...

ANATOLE.

Et où allons-nous ?

COQUEBERT.

Rétablir les faits et adresser mes excuses à madame d’Aubervilliers... Si tu perds ta fiancée... ce n’est pas une raison pour que je perde mes pratiques, et la famille de la marquise est de mes meilleures. Je vais lui écrire une lettre que tu lui porteras à l’instant.

Galuchet, pendant ce qui précède, est tombé dans un fauteuil, tenant à la main le papier timbré, et absorbé dans ses réflexions ; ses deux filles sont debout près de lui. En entendant Coquebert qui va sortir, il revient à lui.

GALUCHET, à Coquebert.

Mais permettez, Monsieur...

COQUEBERT.

Vous voyez comme je suis ; la franchise même... Je ne dis pas oui, je ne dis pas non... Décidez vous-même laquelle des deux est à vous... sinon pas de mariage possible... ni pour l’une... ni pour l’autre...

À Anatole.

Venez, mon fils, suivez-moi...

Il l’entraîne.

 

 

Scène IV

 

JEANNE, GALUCHET, JEANNETON

 

JEANNE et JEANNETON.

Qu’est-ce que cela signifie, mon père ?

GALUCHET.

Ça signifie... que vous êtes bien mes enfants toutes les deux ! et, quoi qu’il arrive, je vous regarderai toujours comme telles... Ça me serait impossible autrement.

JEANNE et JEANNETON.

Et à nous aussi.

GALUCHET.

Je le sais bien ! mais par la force des choses et des circonstances... trop longues à vous expliquer, on veut que je renonce à l’une de vous deux.

JEANNE.

Et vous le pourriez ?...

JEANNETON.

Vous auriez ce cœur-là ?...

GALUCHET.

Il le faut... pour votre bonheur... pour votre avenir... Mais je ne peux pas... Aussi... voyez, mes enfants... décidez vous-mêmes !

JEANNE.

Non, mon père !

JEANNETON.

Ne plus être vos enfants !

GALUCHET.

Je dois vous dire... pour vous consoler, que celle qui m’abandonnera...

JEANNE, avec force.

Sera maudite !

GALUCHET.

Non... elle deviendra une grande dame, elle sera noble, elle sera riche... tandis que l’autre...

JEANNETON.

Ah ! je suis l’autre !

JEANNE.

Moi aussi !

JEANNETON.

Nous le sommes toutes deux !

GALUCHET.

C’est bien ! c’est bien ! vous êtes de bonnes filles... qui me rendez bien heureux... qui m’embarrassez beaucoup... parce qu’il ne s’agit pas d’être faible et de pleurer... Il faut du courage... entends-tu, Jeanne ?

Regardant Jeanneton qui se tourne aussi pour essuyer ses yeux.

Entends-tu, Jeanneton, toi qui d’ordinaire as de l’énergie pour toute la famille ?

Avec force.

Je te répète qu’il faut choisir...

Avec colère.

Il le faut !

JEANNETON.

Eh bien ! mon père, ne nous grondez pas !

JEANNE.

Ce serait la première fois.

JEANNETON.

Ma sœur et moi sommes résignées... N’est-il pas vrai, sœur ?...

JEANNE.

Oui, je te le jure.

JEANNETON, avec fermeté.

Choisissez donc... décidez vous-même...

GALUCHET, effrayé.

Moi !...

JEANNE.

Nous obéirons sans plainte... sans murmure...

JEANNETON, essuyant ses yeux sans être vue.

Oui... nous obéirons !

GALUCHET, se place entre elles en silence, puis lève les yeux au ciel. L’orchestre joue en sourdine
l’air de
la Juive : Rachel, quand du Seigneur la grâce tutélaire.

Toi qui sais la vérité... Marie-Jeanne, ma pauvre femme, envoie-moi de là-haut quelque bonne inspiration !... Dis-moi là... par un seul battement du cœur... laquelle est notre sang... laquelle est notre vraie fille... Tu ne voudrais pas me tromper... n’est-ce pas ?... Et c’est toi... toi seule que je croirai.

Il regarde, l’une après l’autre et attentivement, ses deux filles.

Ah ! j’ai le même plaisir à les regarder !... je lis dans leurs yeux la même tendresse...

Il embrasse Jeanne qu’il presse sur son cœur, puis ensuite Jeanneton.

Le cœur me bat de même !... Ah ! c’est le ciel qui prononce !... toutes les deux sont à moi.

LES DEUX JEUNES FILLES.

Oui... oui !... vous l’avez dit.

JEANNE.

Restons toujours ensemble.

JEANNETON.

Ne nous quittons plus !

GALUCHET.

Mais la fortune qui vous attendait peut-être...

JEANNE.

Nous y renonçons !

JEANNETON.

Nous nous en passerons !

GALUCHET.

Ah ! je savais bien qu’elles m’aimeraient mieux que de l’argent !... Ainsi, mes chers enfants, vous croyez donc qu’en s’aimant bien on peut vivre dans une mansarde, sans beaux habits et sans diamants ?

TOUTES DEUX.

Oui, mon père.

GALUCHET.

Mais les amoureux, les fiancés, ceux qui peut-être vous auraient épousées ?...

JEANNE.

S’ils ne nous épousaient que pour cela...

JEANNETON.

La perte ne serait pas grande !

JEANNE.

Ils attendront... et on verra !

GALUCHET, gaiement.

C’est ça... avec le temps on verra !

JEANNETON, gaiement.

Quant à moi... c’est tout vu !... je n’y tiens pas... je ne me marierai jamais... Ça a toujours été mon idée.

GALUCHET.

Vraiment ?

JEANNETON.

Je resterai avec vous... je vivrai avec vous.

GALUCHET.

En garçons !

JEANNETON.

Je tiendrai le ménage... et nous aurons au logis...

GALUCHET.

Travail et plaisir !

JEANNE.

Bonheur et santé !

JEANNETON.

Et nous rirons !

JEANNE.

Nous danserons.

GALUCHET.

Nous nous aimerons tous les trois.

LES DEUX FILLES.

Toujours ! toujours !

GALUCHET, au comble de l’ivresse.

Assez ! assez, mes enfants !

Air : Dieu m’éclaire. (Cavatine de La Juive.)

Douce étreinte !
Plus de plainte !
Oui, sans crainte,
Moi,
Je voi
Les tempêtes
Sur nos têtes,
Quand vous êtes
Avec moi !

JEANNETON.

Dans le sentier de la vie.
L’un sur l’autre l’on s’appuie.

GALUCHET.

Et nous ferons le chemin
En nous donnant la main.

ENSEMBLE.

Douce étreinte !
Plus de plainte !
Oui, sans crainte,
Moi,
Je voi
Les tempêtes
Sur nos têtes,
Quand vous êtes
Avec moi !

 

 

Scène V

 

JEANNE, GALUCHET, JEANNETON, ANATOLE

 

ANATOLE.

J’arrive toujours courant... tout essoufflé.

JEANNE.

D’où ça ?

ANATOLE.

De l’hôtel de la marquise, où mon père m’avait envoyé porter moi-même... en son nom... une lettre d’excuse.

TOUS TROIS.

Eh bien ?

ANATOLE.

Eh bien ! on m’a fait dire par un valet de chambre : « Madame va répondre, attendez... » Et j’ai attendu dans une espèce de boudoir qui tenait au salon... et dans ce salon étaient la marquise et des hommes de loi... qui de temps en temps élevaient la parole, et, ma foi... je ne sais pas si c’est mal d’écouter.

JEANNETON.

Du tout ! quand c’est pour rendre service à des amis.

ANATOLE.

C’est ce que je me suis dit... Aussi j’avais l’oreille collée contre la porte, et l’un s’écriait : « Oui, je réponds du procès... procès qui le ruinerait s’il était riche... et il n’a rien... il ne pourra jamais le soutenir. – Alors, et s’il n’y a pas d’autre moyen, faisons le procès, a répondu la marquise, mais c’est contre mon gré... – Attendez donc ! attendez donc ! disait une autre personne. » Et il se fit un grand silence... Je n’entendais plus que le bruit de papiers ou de parchemins que l’on feuilletait... puis tout à coup un grand cri... comme un cri de joie, et l’on disait : « Qu’il le veuille ou non maintenant... il est en notre pouvoir... il ne peut plus nous échapper. »

GALUCHET.

Qu’est-ce que ça peut être ?

ANATOLE.

« À moins s’écria la marquise, qu’il ne les enlève, qu’il ne les emmène... tout serait perdu. »

GALUCHET.

C’est une idée, ça !

ANATOLE.

« Bah ! disaient les autres, il ne peut se douter du coup qui le menace... Et d’ailleurs, nous avons assez de pouvoir et de crédit... pour l’empêcher... et même, s’il le faut, pour le faire arrêter. »

JEANNE.

Vous arrêter !

JEANNETON.

Vous, mon père !... Ah bien, oui !... qu’ils viennent ! qu’ils s’en avisent !...

GALUCHET.

Bien ma fille... bien, Jeanneton... Cette enfant-là était née pour être un garçon.

ANATOLE.

Voilà ce que j’ai entendu... et sans attendre plus longtemps la réponse à ma lettre, je suis venu tout vous dire.

JEANNE.

Merci, merci... monsieur Anatole... Et votre avis ?

ANATOLE.

Mon avis... est qu’il faut ici de la tête et du courage... Il faut partir.

JEANNETON.

Allons donc !

ANATOLE.

Ils sont puissants, ils ont de l’or, du crédit, des amis... vous n’avez rien de tout cela... excepté moi, qui ne peux rien... que vous aimer, mademoiselle Jeanne... et si on commence par vous séparer !... Vous avez raison... vous le prouverez plus tard... je le sais... Mais en attendant, que deviendront vos filles... qui les protégera ?

GALUCHET.

C’est juste !... je ne les quitte pas...

ANATOLE.

On se défend de loin... Partez avec elles, partez !

GALUCHET.

Et si l’on s’oppose à ce départ !... où trouver appui et protection ?... à qui nous adresser ?

JEANNETON, avec énergie.

Je le sais.

GALUCHET.

Toi, Jeanneton ?

JEANNETON.

Oui, mon père... et à l’instant même...

Elle se met à la table et écrit.

Je réponds de tout.

GALUCHET.

À qui diable écrit-elle ?...

Lisant par-dessus son épaule.

« Monsieur le duc... » Tu connais des ducs, Jeanneton ?...

JEANNETON.

Oui, mon père.

GALUCHET, lisant toujours par-dessus l’épaule de Jeanneton.

« Monsieur le duc... ou plutôt mon ami. »

Avec étonnement.

C’est ton ami ?

JEANNETON, essuyant une larme.

Oui... mon père.

GALUCHET.

« Vous m’avez dit : Dans le malheur... venez à moi !... J’y viens... » C’est donc un honnête homme, Jeanneton ?

JEANNETON.

Oui, mon père.

GALUCHET, lisant toujours.

« Je vous prie, car c’est très pressé, de vouloir bien, tout de suite... tout de suite, m’enlever... »

Avec colère.

Hein ?

JEANNETON, achevant d’écrire.

« Avec mon père et ma sœur. »

GALUCHET.

C’est différent.

JEANNETON, écrivant toujours.

« Le porteur vous dira pourquoi. »

GALUCHET.

Le porteur ?

JEANNETON.

Ce sera vous, mon père... À M. le duc de Blansac, à son hôtel. Courez... c’est à deux pas... Il ne sera pas encore parti pour la mairie... car c’est à midi seulement qu’il se marie.

GALUCHET.

Et tu veux qu’il nous enlève... lui-même ?

JEANNETON.

Non... mais qu’il vous donne les moyens de partir... C’est ce que j’ai voulu lui dire... vous le lui expliquerez... Partez vite, seulement.

GALUCHET.

Et si, dans un moment comme celui-là, il refuse de m’écouter ?

JEANNETON.

Vous direz que c’est de la part de mademoiselle Jeanneton.

GALUCHET.

Et ce beau marié... ce jeune seigneur... ce duc ?...

JEANNETON.

Vous accueillera à l’instant.

GALUCHET.

Tu crois ?

JEANNETON.

J’en suis sûre !

GALUCHET, avec défiance et reproche.

Mais une telle protection ?...

JEANNETON.

Vous pouvez l’accepter, mon père, elle ne nous coûte rien.

GALUCHET.

Bien vrai ?

JEANNETON.

Je ne la réclamerais pas avec tant de confiance si je l’avais payée !

GALUCHET.

C’est juste !... tu es une digne et brave fille... Attendez-moi, mes enfants... je serai de retour ici, avant midi ! Veillez sur elles, monsieur Anatole...

ANATOLE, montrant la porte à gauche.

Là... dans le bureau de mon père... je ne les quitterai pas... je vous le promets.

GALUCHET, à Anatole qui va entrer dans l’appartement à gauche.

Moi, je cours chez notre protecteur... Grâce à lui, j’emmène mes enfants, je les enlève ! et après cela je me moque de la marquise et de tous les grands seigneurs !

Il sort par la porte du fond. Coquebert est entré par la porte à droite, pendant ces dernières paroles, qu’il a entendues.

 

 

Scène VI

 

COQUEBERT, regardant sortir Galuchet

 

Hein ?... se moquer des grands seigneurs !... Ce gaillard-là se fera quelques mauvaises affaires !... Ça le regarde ; et pourvu que je conserve mes pratiques...

Apercevant la marquise qui entre.

Ah ! madame la marquise, qui me fait l’honneur de venir !...

 

 

Scène VII

 

COQUEBERT, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

J’ai reçu votre lettre, et j’accours !

COQUEBERT.

Mais, depuis que je vous l’ai écrite, cela ne va pas mieux. Ce Galuchet est plus obstiné que jamais, il ne cédera pas !

LA MARQUISE.

C’est ce que nous verrons ! Je suis tranquille maintenant ; aussi, pendant que tous nos parents son rassemblés à l’hôtel de Blansac pour le mariage de mon neveu, je veux, sous le nom et les habits qui lui appartiennent, présenter moi-même ma petite-fille à sa nouvelle famille... Mes femmes de chambre sont là qui attendent !

COQUEBERT.

Vous avez donc quelques preuves ?

LA MARQUISE.

Oui, une lettre de quelques lignes, retrouvée ce matin seulement au milieu des papiers du général, et qui en 1815, lors du retour de l’ile d’Elbe, lui avait été adressée par sa femme !

COQUEBERT.

Et cette lettre vous dit laquelle de ces deux jeunes filles est votre enfant ?

LA MARQUISE.

Non ! mais elle me donne du moins un moyen de la reconnaître !... Où est Galuchet ?... Vous m’avez écrit qu’il était ici...

COQUEBERT.

Il n’y est plus !... Et même, d’après ce que j’ai entendu là, tout à l’heure, grâce à des protections qu’il a, je ne sais comment, il compte enlever ses deux filles !

LA MARQUISE, avec effroi.

Ah !... tout serait perdu !... et s’il les emmène... s’il les dérobe à mes regards...

COQUEBERT.

Elles sont encore là... dans mon cabinet...

LA MARQUISE, bas, et vivement, à Coquebert.

Courez chez M. de Blansac, mon neveu... dites-lui qu’une importante affaire m’empêche d’assister à son mariage ! Mais que l’on parte sans moi... Je le lui demande... je l’en prie en grâce !

COQUEBERT, s’inclinant.

Oui, Madame.

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

JEANNE, LA MARQUISE

 

JEANNE, à la cantonade.

Oui, Jeanneton, oui, ma sœur... je vais voir...

Revenant sur le devant du théâtre.

C’est madame la marquise !

LA MARQUISE, allant à elle, avec bonté.

Ne craignez rien, mon enfant... je ne veux que votre bonheur.

JEANNE, tristement et baissant la tête.

Oh !... il est impossible... il y a trop d’obstacles !

LA MARQUISE.

Et lesquels ?

JEANNE, timidement.

Mais... la fortune, d’abord !

LA MARQUISE, avec joie.

N’est-ce que cela ?

D’un ton affectueux.

Parlez-moi avec confiance... comme aune mère ! Est-ce là le seul vœu que forme votre cœur ?

JEANNE, baissant les yeux.

Non, Madame, il y a quelqu’un que j’aime !

LA MARQUISE, avec douleur.

Ah !

JEANNE.

Quelqu’un... bien au-dessus de moi !

LA MARQUISE, vivement.

C’est bien... c’est bien, mon enfant !

JEANNE.

Le fils de votre joaillier, M. Coquebert !...

LA MARQUISE, à part avec douleur.

Une telle inclination !... ah !...

Haut, à Jeanne.

Et croyez-vous que les conseils de la raison ou de l’amitié parviennent un jour à bannir de votre cœur un pareil sentiment ?

JEANNE, vivement.

Non, Madame, plutôt mourir que d’y renoncer !

LA MARQUISE, à part.

Comme sa mère !... Je n’étais pas assez punie, et Dieu veux me châtier encore dans mon orgueil... Mais, dussé-je en mourir de honte... je connaîtrai du moins mon enfant !...

À Jeanne, lui remettant une lettre.

Tenez!... cette lettre fut écrite par ma fille à son mari, qui était un militaire... un général... Lisez !

JEANNE, lisant avec émotion.

« Bruxelles, juin 1815... »

LA MARQUISE.

Oui, c’était dans les Cent-Jours !

JEANNE, lisant.

« Mon ami, tu désirais un fils qui, comme toi, un jour fût soldat, car l’empereur et la France, disais-tu, ont besoin de défenseurs... Mais le ciel n’a pas exaucé tes vœux, je viens d’avoir une fille... »

Jeanne s’arrête et regarde la marquise.

LA MARQUISE.

Continuez !

JEANNE, continuant.

« Mais le retour de l’île d’Elbe, et vos signes de ralliement, dont tu m’as si souvent parlé, ont fait sans doute trop d’impression sur moi... car ta fille, je t’en préviens, porte près du cœur... une violette... »

S’interrompant.

Ah ! mon Dieu !

Elle relit la lettre tout bas, avec la plus grande émotion.

LA MARQUISE, l’examinant.

Ce trouble... cette émotion... c’est donc vrai ?... vous connaissez ?...

JEANNE, toujours lisant.

Oui... c’est bien cela !

LA MARQUISE.

C’est elle !...

JEANNE.

Oui... c’est elle !... c’est Jeanneton !... c’est ma sœur !...

Montrant la porte à gauche.

Ma sœur !...

LA MARQUISE, s’élançant par la porte à gauche.

Sa sœur !

 

 

Scène IX

 

JEANINE, seule

 

Ah ! qu’ai-je fait ? Et mon père qui va venir chercher ses deux filles !... Mon père !... il en mourra de douleur.

On entend sonner midi.

 

 

Scène X

 

JEANNETON, sortant de la porte à gauche, suivie de LA MARQUISE, JEANNE, ANATOLE

 

JEANNETON, sortant vivement.

Midi ! midi !

Avec désespoir.

Il est marié !

Se jetant dans les bras de sa sœur.

Tout est fini pour moi !

LA MARQUISE, s’approchant d’elle.

Mon enfant !

JEANNETON.

Merci, Madame, merci de tous les biens que vous m’offrez, et dont je ne suis pas digne !...

LA MARQUISE.

Que voulez-vous dire ?

JEANNETON.

Que Jeanneton figurerait mal dans vos salons dorés... et ferait rougir vos aïeux !

LA MARQUISE.

Ce sont les tiens.

JEANNETON.

Raison de plus pour ne pas les humilier.

Air : Je n’ai pas vu ces bosquets.

Je dois des égards, je le sens,
À ces aïeux dont je tiens la naissance,
Comme à Madame, en tout temps,
Je dois respect, reconnaissance ;
Mais j’ suis enfant du peuple au fond du cœur,
De l’ouvrier je suis la fille !
Ce titr’ suffit à mon bonheur,
Et la famille où j’ai trouvé ma sœur
Restera toujours ma famille.

Elle se jette dans les bras de Jeanne.

JEANNE.

C’est bien !... c’est bien !... tu restes avec nous !

LA MARQUISE.

Elle refuse !...

 

 

Scène XI

 

JEANNETON, LA MARQUISE, JEANNE, ANATOLE, COQUEBERT, entrant par la porte du fond

 

COQUEBERT.

Ah ! Madame !... ah ! quel scandale ! Votre neveu... M. Octave...

JEANNETON.

Octave !...

LA MARQUISE.

Eh bien !... son mariage ?...

COQUEBERT.

Il ne veut plus en entendre parler...

JEANNETON, vivement.

J’accepte ! oui, Madame, j’accepte.

JEANNE.

Ô ciel ! que dis-tu ?...

LA MARQUISE.

Est-il possible !...

À Coquebert.

Veuillez faire avancer ma voiture...

COQUEBERT.

À l’instant, madame la marquise.

Il sort.

LA MARQUISE, à Jeanneton.

Venez...

JEANNETON.

À une condition...

ANATOLE, regardant par la fenêtre.

Voilà M. Galuchet.

JEANNETON, voulant s’élancer vers lui.

Mon père !...

LA MARQUISE, l’entraînant.

Venez !... venez !...

Elles sortent.

 

 

Scène XII

 

ANATOLE, JEANNE

 

JEANNE.

Mon père !... mon pauvre père !... Comment lui dire maintenant... comment lui apprendre que sa fille lui est enlevée ?

ANATOLE.

Ah ! c’est vrai !...

JEANNE.

Silence ! c’est lui !...

 

 

Scène XIII

 

JEANNE, GALUCHET, ANATOLE

 

GALUCHET, entrant en chantant.

Tra la la la la la la... Ah ! le brave jeune homme !... le noble seigneur !... Voilà un seigneur comme je les aime ; car il ne l’est pas du tout... N’ayez plus peur, mes enfants. Pourquoi donc que vous avez un air comme ça tous les deux ?... Je suis joyeux... je suis content... Jeanneton disait vrai : à son nom seul, toutes les portes m’ont été ouvertes, et j’arrivai à un boudoir tout en soie et en dorure, où je trouvai M. le duc en beau costume, costume de marié. – C’est Jeanneton qui vous envoie, Monsieur ? – Oui, monsieur le duc... Je suis son père... Il m’a tendu la main... il me l’a tendue lui-même... Ce qui fait que je lui ai remis la lettre de Jeanneton, en lui expliquant ce dont il s’agissait... – Si je vous défendrai... si je vous protégerai !... s’est-il écrié. Comptez sur moi... je ne vous quitterai plus... je partirai avec vous... – Et votre mariage, que je lui ai répondu... ça n’est pas possible... – Tu dis vrai... attends-moi là... Il est parti... et quelques instants après il a reparu, le front serein, l’air joyeux... le sourire sur les lèvres... – C’est fini ! qu’il s’est écrié, je ne me marie plus ! Venez, partons ! allons chercher mademoiselle Jeanneton et sa sœur... Et nous voilà... Tout est prêt... la voiture de M. le duc est en bas et lui aussi... Il nous attend !

JEANNE.

Il nous attend ?...

ANATOLE.

Lui-même ?

GALUCHET.

Toujours lui-même... Ainsi, hâtons-nous... parce qu’un grand seigneur, quelque bon enfant qu’il soit... ne peut pas comme ça faire antichambre dans sa voiture... Avertis ta sœur...

À Anatole.

Et maintenant, je défie bien à madame la marquise de m’enlever aucun de mes enfants... Ils sont à moi... je les garde... je les emmène tous deux... je pars avec tout mon bonheur !...

Se retournant vers Jeanne.

Eh bien ! où est donc Jeanneton ?... Est-ce que tu ne l’as pas avertie ?...

JEANNE.

Si, mon père ; mais...

GALUCHET.

Eh bien !... quoi donc ?... qu’avez-vous tous deux ?

ANATOLE.

Rien, monsieur Galuchet... c’est que... Eh ! parbleu ! je vais la rechercher moi-même...

Il va pour se précipiter dans la chambre à gauche.

JEANNE, le retenant.

Non, mon père, n’y allez pas.

GALUCHET.

Et pourquoi ? Je veux voir Jeanneton... je veux voir ma fille ?

JEANNE.

Mon père

GALUCHET.

Eh bien !... ma fille ?

JEANNE.

Vous n’en avez plus qu’une !

GALUCHET.

Et l’autre... l’autre ?...

ANATOLE.

Elle est à la marquise.

GALUCHET.

Qui a dit cela ?...

JEANNE.

Moi !

Lui tendant la lettre.

Tenez !

GALUCHET, parcourant la lettre.

Ô ciel!... Jeanneton... Jeanneton, ma fille bien-aimée ! mon seul bonheur... Non, non !... pardonne-moi, mon enfant... ça n’est pas vrai... mais celle qu’on perd, vois-tu bien...

Sanglotant.

Jeanneton !... ma pauvre Jeanneton... si bonne fille et si joyeuse !... elle qui me faisait oublier mes peines... qui me faisait rire... et qui me fait pleurer maintenant... ils en ont fait une grande dame... ils me l’ont enlevée... Ça n’est pas possible !...

Tombant dans le fauteuil, à gauche.

Je veux revoir mon enfant ! Rendez-moi ma fille !... Où est-elle ?

La porte s’ouvre, paraît Jeanneton habillée en grande dame, la marquise la suit. Jeanneton s’avance vers Galuchet et fléchit le genou devant lui.

JEANNETON.

La voilà !

GALUCHET, poussant un cri et la relevant.

Ah !

La regardant pour la reconnaitre.

Sous ces riches étoffes... ces dentelles et ces diamants... est-ce vous... est-ce toi, Jeanneton ?

JEANNETON.

Toujours !... Madame la marquise a daigné accepter mes conditions, et les voici...

 

 

Scène XIV

 

JEANNE, GALUCHET, ANATOLE, COQUEBERT, UN DOMESTIQUE

 

COQUEBERT.

La voiture de Madame est en bas... et puis une autre encore... celle de M. le duc de Blansac...

ANATOLE.

Qui venait pour enlever mademoiselle Jeanneton.

JEANNETON, au domestique.

Priez-le d’attendre, s’il vous plaît. À toi, ma sœur, pour épouser celui que tu aimes...

Regardant la marquise.

on me permet de te donner deux cent mille francs.

JEANNE et ANATOLE.

Est-il possible !...

Se retournant tous deux vers Coquebert.

Consentez-vous... Monsieur ?...

COQUEBERT.

Est-ce que j’ai jamais dit autre chose ?... Elle a deux cent mille francs... toi aussi... il y a égalité : et qu’est-ce que je voulais ?... l’égalité.

GALUCHET, regardant Jeanne, qui est près d’Anatole ; et Jeanneton qui est près de la marquise.

C’est ça !... elles vont partir toutes les deux... elles me quittent toutes les deux... Et moi !...

Jeanne et Jeanneton se rapprochent de lui et lui prennent la main.

JEANNETON.

Vous, mon père !... Nous ne nous quitterons pas !

JEANNE.

Vous habiterez avec nous.

JEANNETON.

Et moi, je viendrai vous voir tous les jours...

GALUCHET.

Tous les jours... une fois...

JEANNETON.

Et vous aussi...

GALUCHET.

Ça fera deux !... C’est égal... ça n’est pas la même chose !

JEANNE et JEANNETON, le caressant.

Mon père !

GALUCHET, essuyant une larme.

Ah ! je suis, un père égoïste ! Mais rassurez-vous, je m’y ferai... Je m’habituerai à votre bonheur et je finirai par vous le pardonner.

COQUEBERT, à qui un domestique est venu dire un mot à l’oreille.

Monsieur le duc attend toujours.

JEANNETON.

Pauvre Octave !

Se regardant.

Heureusement il n’aura pas perdu pour attendre !

LA MARQUISE, au domestique.

Nous descendons...

À Jeanneton.

Venez, ma fille.

JEANNETON, à Galuchet.

À bientôt, mon père !...

GALUCHET, tenant le bras de Jeanne et saluant Jeanneton.

Adieu, madame la duchesse !...

À part, et soupirant pendant qu’elle s’éloigne.

Ah ! je crois décidément que c’était celle-là que j’aimais le...

Regardant Jeanne qui fait un geste vers lui.

Non... non... toutes deux de même !...

Jeanne, à gauche du théâtre, donne un bras à Anatole et l’autre à son père. Coquebert est à droite du théâtre. Jeanneton et la marquise, au fond, et prêtes à partir.

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