Philippe (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Jean-François BAYARD)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 19 avril 1830.

 

Personnages

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE

MATHILDE, sa nièce

M. DE BEAUVOISIS

PHILIPPE, intendant de mademoiselle d’Harville

FRÉDÉRIC

JOSEPH, domestique de mademoiselle d’Harville

PLUSIEURS VALETS

 

La scène ne passe dans l’hôtel de mademoiselle d’Harville.

 

Un bel appartement ; porte au fond, et deux portes latérales. La porte à droite de l’acteur est celle de l’appartement de Mathilde ; celle qui est à gauche est la porte de la chambre de Frédéric. À droite, sur le devant, une grande table couverte d’un riche tapis, et sur laquelle se trouvent une cassette, un encrier, etc. À gauche, un guéridon.

 

 

Scène première

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE, MATHILDE

 

Elles sont assises ; mademoiselle d’Harville travaille à de la tapisserie. Mathilde lui fait la lecture.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Et bien ! Mathilde, vous ne lisez plus ?

MATHILDE.

C’est que je réfléchis, ma tante.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Et à quoi, s’il vous plaît ?

MATHILDE.

Mais à ce roman. C’est singulier ! ce Tome Jones, que M. Alworthy et sa sœur élèvent avec tant de bonté, c’est absolument comme M. Frédéric, que vous avez recueilli dès son enfance, dont vous avez pris soin, et qui n’a jamais connu ses parents.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ah ! c’est possible, il y a quelques rapports.

MATHILDE.

Voulez-vous que je continue, ma tante ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE, prenant le livre.

Non, mon enfant ; cela vous fatigue, et puis voici bientôt l’heure du déjeuner.

MATHILDE.

C’est dommage, j’aurais été curieuse de savoir ce que devient Tom Jones ; il est si bon, si aimable... comme M. Frédéric.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Vous êtes bien jeune, Mathilde ; écoutez-moi, et parlons raison, si c’est possible. Vous prenez beaucoup d’intérêt à Frédéric, et il le mérite, sans doute, à quelques égards ; mais une jeune personne comme vous doit s’observer davantage.

MATHILDE.

Ma tante !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Je voulais vous parler de cela, il y a quelques jours. Nous étions allées la veille à l’Opéra ; j’avais reçu Frédéric dans ma loge ; je lui avais fait cet honneur ; nous avions avec nous M. le vicomte de Beauvoisis, mon neveu. Le vicomte, malgré quelques petits travers qui tiennent à la jeunesse, réunit les plus brillantes qualités. Je vous dis cela entre nous, Mathilde, pour que vous le reteniez. J’ai des projets dont nous parlerons plus tard. Pour en revenir à l’Opéra, vous ne fîtes que rire et causer avec Frédéric. On ne rit point à l’Opéra, ma nièce. Et en sortant, c’est encore le bras de Frédéric qui fut accepte par vous, sans égard pour le vicomte, qui vous offrait le sien.

Elle se lève.

Air : Vaudeville de la Somnambule.

Ce n’est pas bien, ce n’est pas convenable ;
À votre rang, Mathilde, il faut songer.

MATHILDE.

J’ai cru pouvoir, suis-je donc si blâmable !
Le consoler, sans déroger.
Il est si bon !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Soit, mais, je le répète,
En fait d’amour, d’amitié, de bonheur,
Il faut encor consulter l’étiquette.

MATHILDE.

Moi, je n’aurais consulté que mon cœur.

Frédéric est si reconnaissant de vos bontés, il vous aime tant.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Je le crois, Mathilde, j’ai besoin de le croire ; et cependant, sans parler ici de mon rang, je ne trouve pas en lui ces égards, ces attentions que j’ai le droit d’attendre, peut-être, d’un jeune homme qui me doit tout. Logé dans mon hôtel, mon salon lui est ouvert ; il peut venir s’y former au ton et aux manières de la bonne compagnie. Eh bien, non ; à peine s’il paraît le soir chez moi...

MATHILDE.

Écoutez donc, ma tante, il faut être juste, votre salon, c’est bien beau, mais ce n’est guère amusant.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Comment, Mademoiselle ?

MATHILDE.

Pour un jeune homme, je veux dire. N’entendre parler que de l’ancienneté de notre race, des hauts faits des d’Harville... moi-même, qui suis de la famille, je vous assure que quelquefois...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ma nièce...

MATHILDE.

À plus forte raison ce pauvre Frédéric, qui est jeune, impatient, étourdi ; car sa tête est légère, j’en conviens ; mais son cœur est si bon ! Élevés ensemble, ici, sous vos yeux, je connais ses sentiments pour vous ; je sais à quel point il vous chérit.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

En êtes-vous sûre, Mathilde ?

MATHILDE.

Eh ! tenez ; ce jour où vos chevaux s’emportèrent, mon cousin de Beauvoisis appelait du secours ; mais Frédéric se jeta au devant des chevaux, au risque d’être renversé ; il les retint, il vous sauva peut-être ! et, pour ne pas vous alarmer par la vue de ses habits déchirés, de ses mains meurtries, il s’échappa en me recommandant le silence.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Et vous avez eu tort, Mademoiselle. Comment ! je n’en ai rien su ! Frédéric...

MATHILDE.

Entre nous, je crois que votre rang l’intimide un peu. « Ah ! » me dit-il souvent, parce qu’il cause avec moi...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ah !

MATHILDE.

Oui, il paraît qu’il ne me trouve pas l’air si imposant qu’à vous. « Ah ! disait-il, que n’ai-je l’occasion de prouver ma reconnaissance à ma bienfaitrice ! je donnerais mon sang, je donnerais ma vie pour elle ! Si du moins elle était mariée, je me serais dévoué au service de son époux, je l’aurais suivi à l’armée, je me serais fait tuer pour lui. »

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Il disait cela ?

MATHILDE.

Oui, ma tante, et cela m’a fait faire une réflexion qui ne m’était pas encore venue. Pourquoi donc ne vous êtes-vous jamais mariée ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE, un peu surprise.

Ah ! pourquoi ? voilà bien la question d’un enfant.

MATHILDE.

Il me semble cependant que, lorsqu’on a un beau nom !...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Lorsqu’on a un beau nom, ma nièce, ce qu’on peut faire de mieux, c’est de le garder. Je reconnais bien là les idées de ma sœur, de votre mère, qui, au lieu de suivre mon exemple, a choisi dans une classe inférieure un mari qui était riche, mais pas autre chose.

MATHILDE.

C’est vrai, on dit que mon père était millionnaire et roturier ; mais il aimait tant ma mère, il l’a rendue si heureuse !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ce n’est pas une excuse, Mademoiselle ; le bonheur ne justifie pas une faute.

MATHILDE, d’un ton caressant.

Sans cette faute, cependant, vous n’auriez pas auprès de vous une nièce qui vous chérit.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, l’embrassant.

C’est vrai, mon enfant. Ah ! l’on vient ; sans doute M. Frédéric, que j’ai fait demander, et qui tarde bien. Non, c’est Philippe.

 

 

Scène II

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE, MATHILDE, PHILIPPE, tenant à la main des papiers et des journaux

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Qu’est-ce que c’est ?

PHILIPPE, à mademoiselle d’Harville.

Les lettres et les journaux de Mademoiselle, et les comptes du mois ; car c’est aujourd’hui le premier.

Il lui présente les papiers.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

C’est bien, je n’ai pas besoin de lire.

MATHILDE.

On peut s’en rapporter à Philippe, ce n’est pas un intendant comme un autre.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Oui, c’est un honnête homme, et de plus, un habile et dévoué serviteur. Grâce à lui, on me croit deux fois plus riche que je ne le suis. Je fais des dépenses énormes ; je n’ai jamais de dettes, et toujours de l’argent comptant.

PHILIPPE.

Je n’y ai pas grand mérite : pourvu qu’on se souvienne seulement que deux et deux ne font jamais que quatre, ce n’est pas malin d’être intendant ; je sais bien qu’anciennement ce n’était pas comme cela.

Air du Piège.

Tous ces fripons d’intendants d’autrefois
Vous ruinaient d’une ardeur peu commune.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

On n’en a plus, et cependant je vois
Qu’on dissipe bien sa fortune.

PHILIPPE.

D’accord, je sais qu’on la mange souvent
Avec une vitesse extrême ;
Mais du moins on a maintenant
L’esprit de la manger soi-même.

Il présente un registre à mademoiselle d’Harville.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

C’est inutile, Philippe.

PHILIPPE.

Mademoiselle veut toujours signer sans lire ; ce sont les usages d’autrefois. Lisez, lisez, il le faut : qu’est-ce que c’est donc que ça ?

Mademoiselle d’Harville passe auprès de la table, et s’assied pour examiner les papiers que Philippe lui a présentés.

MATHILDE.

C’est drôle, il n’y a que lui qui gronde ma tante, et elle ne se fâche pas. Ces vieux serviteurs ont des privilèges.

PHILIPPE, passant auprès de Mathilde.

J’ai tort, sans doute ; mais, voyez-vous. Mademoiselle, un ancien militaire ne peut pas parler comme un gentilhomme de la chambre.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Qu’est-ce que je vois la !

Lisant.

« Secours donnés par Mademoiselle, six mille francs. »

À Philippe.

C’est plus du double des mois ordinaires.

PHILIPPE.

Mademoiselle est si bonne, et l’hiver est si rigoureux !

Air : Dans un castel dame de haut lignage.

À vos désirs j’obéissais d’avance.
Dans vos salons, de tous ces grands seigneurs
Quand votre nom attire l’affluence,
Pour ses bienfaits on le bénit ailleurs.
Si votre hôtel est connu d’ la noblesse,
Par l’indigence il l’est aussi ;
Et si quelqu’un ignorait votre adresse.
Le premier pauvr’ lui dirait : « C’est ici. »

MADEMOISELLE D’HARVILLE se lève et continue de lire.

Des ouvriers... d’anciens militaires...

PHILIPPE.

Des camarades à moi qui servaient dans l’armée de Rhin et de Moselle. Il faut faire quelque chose pour ceux qui y étaient, Mademoiselle ; car c’est sous leurs tentes que bien des gens, qui valaient mieux que moi, ont trouvé asile et protection.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, passant entre Philippe et Mathilde.

C’est vrai, c’est Philippe qui, dans ce temps-là, nous a aidées à passer la frontière.

MATHILDE.

Je comprends alors votre reconnaissance, votre affection pour lui.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Achevons.

Lisant.

« Pour la pension de Frédéric, cinq cents francs. »

À Philippe.

C’est beaucoup pour un mois.

PHILIPPE.

C’est bien peu, Mademoiselle ; puisque vous l’avez élevé et protégé, il faut achever votre ouvrage, il faut qu’il s’instruise, qu’il ait des maîtres ; il a besoin d’avoir du mérite, lui qui n’a pas de fortune...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

C’est ce qu’il faudrait souvent lui répéter. Je vous ai placé près de lui, Philippe, comme un guide, comme un ami ; et j’ai à me plaindre de lui, de vous, peut-être : vous le gâtez, vous n’avez pas pour lui toute la sévérité nécessaire ; souvent il rentre bien tard.

PHILIPPE, embarrassé.

Mademoiselle...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Je ne l’ai pas vu hier soir.

PHILIPPE.

Ah ! mon Dieu !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ce matin, je lui ai fait dire de descendre, et il n’a pas encore paru.

PHILIPPE.

Il était sorti de très bonne heure, pour son droit, pour une conférence... je ne sais pas au juste... il travaille tant, que souvent il passe la nuit.

MATHILDE.

Voyez-vous, ma tante, il finira pas se rendre malade.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, vivement.

Voilà ce que je n’entends pas ; je ne veux pas qu’il travaille tant, je le lui défendrai.

PHILIPPE, à part.

Ce n’est pas la peine.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, allant à la table, et prenant une bourse qu’elle remet à Philippe.

Tenez Philippe, voilà son trimestre ; vous le lui donnerez de ma part, en lui recommandant l’ordre, l’économie et la bonne conduite.

PHILIPPE.

Oui, Mademoiselle ; mais vous, en revanche, ayez un peu d’indulgence.

Air : Amis, voici la riante semaine.

Il est léger, mais plein d’honneur et d’âme :
Je m’y connais, et je vous cri réponds.
Pour des misèr’s quand je vois qu’on le blâme,
Moi, je l’excuse, et j’ai bien mes raisons.
Oui, maintenant, quoi qu’il dise ou qu’il fasse,
Pour un jeune homm’ j’ suis toujours indulgent,
Car je soupire, et je m’ dis : À sa place,
Le diabl’ m’emport’ si j’ n’en frais pas autant !
Pardon, Mam’sell’, mais j’en frais tout autant.

BEAUVOISIS, en dehors.

On n’a pas encore déjeuné, c’est bien.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ah ! c’est mon neveu que j’entends.

 

 

Scène III

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE, MATHILDE, PHILIPPE, BEAUVOISIS, en négligé très élégant

 

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur le vicomte d’Harville de Beauvoisis.

Philippe est auprès de la table, occupé à ranger les papiers.

BEAUVOISIS, baisant la main à mademoiselle d’Harville.

Bonjour, chère tante ; bonjour, ma jolie cousine. Je suis bien matinal, n’est-ce pas ? Je n’en reviens point de me trouver debout à peu près comme tout le monde.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Comment avez-vous donc fait ?

BEAUVOISIS.

Je m’y suis pris d’avance, je ne me suis pas couché.

PHILIPPE, à part.

On ne lui demandera pas de l’ordre à celui-là.

MATHILDE.

Voilà une belle conduite, monsieur de Beauvoisis.

BEAUVOISIS.

Vous avez raison ; mais il y a tant de bals cet hiver... les nuits sont trop courtes et la vie aussi.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, à Beauvoisis.

Vous déjeunez avec nous, n’est-ce pas ?

À Mathilde.

Mathilde, voyez, donnez des ordres, qu’on se dépêche de nous servir.

Elle s’assied auprès de la table.

MATHILDE.

Oui, ma tante ; j’y vais.

Saluant Beauvoisis.

Mon cousin...

Bas à Philippe.

Adieu, Philippe.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

PHILIPPE, MADEMOISELLE D’HARVILLE, BEAUVOISIS

 

Mademoiselle d’Harville est assise auprès de la table, Philippe est à sa droite ; elle signe de loin en loin des papiers que Philippe dépose sur la table.

BEAUVOISIS.

Je suis venu vous demander à déjeuner en famille, d’abord, mon aimable tante, pour vous présenter mes hommages, et puis pour vous remercier. Vous avez vu Aaron ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Je le vois beaucoup trop souvent.

BEAUVOISIS.

Ce n’est pas ma faute, les chevaux anglais sont hors de prix. Moi, les chevaux et l’Opéra, voilà ce qui me ruine.

PHILIPPE.

Monsieur change si souvent !

BEAUVOISIS.

C’est vrai, c’est ce que je me dis tous les jours ; je dépense un argent fou, à moi et à ma tante ; mais que voulez-vous ?

Air : Du fleuve de la vie.

L’argent n’est rien, il faut qu’on brille,
Que dans Paris on soit cité ;
Pour faire honneur à ma famille,
Je dépense avec dignité.
Sous des titres comme les nôtres,
Il est noble, il est de bon goût
De ne jamais compter...

PHILIPPE.

Surtout
Quand c’est l’argent des autres.

BEAUVOISIS.

C’est le seul moyen de se faire remarquer. Si nous avions une bonne guerre, ce serait bien plus économique. Je ferais parler de moi, ou je me ferais tuer ; et cela ne vous coûterait pas si cher.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Exposer vos jours ! vous, le dernier des d’Harville ! Non, mon neveu, et puisque nous en sommes sur ce chapitre, je vous dirai que vous vous devez à vous-même et à votre famille plus de tenue, plus de modération. Qu’est-ce que cette aventure dont on parlait hier dans les salons ?

BEAUVOISIS.

Quoi! vous sauriez ?... Cela vous a inquiétée ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Beaucoup.

BEAUVOISIS.

Vous connaissez cependant mon adresse, et puis, cette fois, je n’avais pas tort. J’avais remarqué à l’Opéra... car je suis un fidèle... Nous sommes toujours là, moi, ou ma lorgnette, en gants blancs, balcon des premières, à droite, c’est mon côté, vous savez. J’avais remarqué une jeune élève de Terpsichore, oh ! une taille ! un regard céleste, un coup-de-pied ravissant.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Mon neveu !...

BEAUVOISIS.

N’ayez donc pas peur, j’ai du tact, je sais gazer. Autrefois, nous dansions sans déroger ; par conséquent les danseuses, ça nous revient ; ce n’est pas noble, mais c’est gentil ; par malheur, c’est léger, et on voulait me persuader que j’avais un rival.

PHILIPPE.

Pas possible.

BEAUVOISIS.

Je fus comme Philippe, je ne voulus pas le croire ; mais de ce temps-ci, il y a tant d’invraisemblances... Je cours chez ma divinité, qui était, dit-on, dans son boudoir. Je veux tourner le bouton, votre serviteur ; la porte était fermée en dedans, et j’entends une voix de basse-taille qui me crie : « Qui est là ? »

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ah ! mon Dieu !

BEAUVOISIS.

Il n’y avait plus moyen d’en douter ; un autre aurait fait du bruit, de l’éclat ; moi, pas du tout, et, ne pouvant remettre ma carte à ce Monsieur, je me suis contenté d’écrire au crayon sur la porte : « L’amant de ma maîtresse est un fat ; je l’attends au bois...
« Signé d’Harville de Beauvoisis. »

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Et il est venu ?

BEAUVOISIS.

Mieux que ça, il en est venu trois. Il paraît qu’ils avaient tous pris connaissance de mon épître, qui, par le fait, est devenue une circulaire.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, se levant.

Et vous vous êtes battu ?

BEAUVOISIS.

Sur-le-champ, avec mes trois partners. J’ai blessé l’un, désarmé l’autre, et j’ai déjeuné avec le troisième, un aimable jeune homme, le fils d’un pair de France, qui n’a pas voulu me quitter ; car les duels, c’est charmant ; on se fait des amis à la vie et à la mort. Celui-ci m’a conduit le soir dans une société délicieuse, un rout, un cercle, comme on voudra, où, par parenthèse, j’ai trouvé votre ami Frédéric.

PHILIPPE.

Frédéric ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Qu’est-ce que vous dites là ?

PHILIPPE.

Monsieur le vicomte se trompe, ça ne se peut pas.

BEAUVOISIS.

Je me trompe si peu que je lui ai parlé, parce que j’ai été fort étonné de le trouver là ; et quand je suis sorti, à six heures du matin, il y était encore.

PHILIPPE, à part.

Que le ciel le confonde !

MADEMOISELLE D’HARVILLE, regardant Philippe.

Ah ! il était sorti, ce matin, pour travailler pour...

Mouvement de Philippe.

C’est bien.

À Beauvoisis.

Et cette maison est-elle convenable ?

BEAUVOISIS.

Hum ! hum ! tout au plus.

PHILIPPE.

Monsieur le vicomte y était.

BEAUVOISIS.

Oh ! moi, mon cher, c’est différent, nous allons partout ; mais un pauvre diable qui n’a pas un sou à lui, ça peut devenir très inquiétant : voilà tout ce que je dirai, je ne veux pas lui faire du tort.

PHILIPPE.

Eh ! mon Dieu ! parlez et n’en laissez pas croire plus qu’il n’y en a. Quand il serait allé dans cette maison pour son plaisir, pour une danseuse.

Mouvement de Beauvoisis.

Que sais-je ?... eh ! pourquoi pas ? ma foi, à son âge...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Philippe, monsieur le vicomte ne vous a point adressé la parole.

BEAUVOISIS.

C’est vrai, mais M. Philippe la prend assez volontiers. Il a de l’éloquence, ce qui est du luxe dans un intendant ; cela doit vous coûter bien plus cher.

PHILIPPE.

Morbleu !...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Philippe, taisez-vous, vous vous oubliez.

À Beauvoisis.

Venez, mon neveu ; et surtout, devant Mathilde, pas de récit, pas d’aventure ; au moment de lui faire part de nos projets, vos folies...

BEAUVOISIS.

Bah ! qu’est-ce que cela lui fait, tant que je suis garçon ? une fois marié...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Vous serez plus sage, j’espère.

BEAUVOISIS.

Certainement, je ne les dirai plus.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, bas, à Philippe.

Je suis mécontente.

À Beauvoisis.

Mon neveu, votre bras.

En s’en allant, à Philippe.

Très mécontente.

Elle sort avec Beauvoisis par le fond.

 

 

Scène V

 

PHILIPPE, seul

 

Très mécontente, voilà le grand mot : après ça, il n’y a plus rien à dire. Ce bavard, avec ses histoires et son air de mépris... Mépriser Frédéric ! Il a des torts, c’est possible ; mais ça regarde Mademoiselle, ça me regarde.

Pesant la bourse qu’il tient.

Pauvre garçon ! son trimestre, ce n’est pas lourd ; et cette fois-ci, pas de supplément à espérer, c’est le cas de venir à son secours sans qu’il s’en doute.

Il regarde autour de lui, et fouille dans sa poche.

J’ai justement là quelques petites épargnes que j’allais placer ; je ne suis pas un richard, mais enfin, avec un peu d’ordre, on a toujours quelques cartouches au service de ses amis.

Il prend un rouleau de napoléons.

Il trouvera sa paie un peu allongée, mais il croira que c’est Mademoiselle.

Il met quelques pièces d’or dans la bourse.

Où diable peut-il avoir passé la nuit ? Ne pas rentrer, nous donner de l’inquiétude, c’est très  mal ; je suis d’une colère...

Versant tout le rouleau dans la bourse.

Bah ! il faut tout mettre, c’est plus tôt fait.

Il va vers la gauche.

 

 

Scène VI

 

FRÉDÉRIC, JOSEPH, PHILIPPE

 

FRÉDÉRIC, à Joseph, dans le fond.

Oui, va, que personne ne te voie ! ce billet sur son panier à ouvrage, ou dans son carton ; tiens, voilà ma dernière pièce d’or.

Joseph entre dans l’appartement de Mathilde.

PHILIPPE.

C’est lui.

FRÉDÉRIC, posant son chapeau et sa cravache sur la table à droite.

Elle saura tout, mais quand je serai loin.

Il traverse le théâtre, et va se jeter dans un fauteuil, près du guéridon.

PHILIPPE, qui est au fond, à droite, l’observant et se rapprochant.

Comme le voilà défait, abattu ! on dirait qu’il vient de faire cent lieues de marche forcée ; pauvre enfant !

FRÉDÉRIC.

Elle me plaindra peut-être.

Apercevant Philippe.

Ah ! Philippe !...

PHILIPPE, changeant de ton.

Vous voilà donc enfin ! morbleu ! n’avez-vous pas de honte ?...

FRÉDÉRIC.

Ah ! je t’en prie, fais-moi grâce de tes remontrances, je ne suis pas en humeur de les entendre.

PHILIPPE.

Et vous les entendrez pourtant. Qu’est-ce que ça signifie une vie comme celle-là ? Nous donner de l’inquiétude à tous ! à moi surtout, et à Mademoiselle.

FRÉDÉRIC, se levant vivement.

Mademoiselle ! dis-tu ? Eh ! quoi, Philippe, elle saurait ?...

PHILIPPE.

Elle sait tout ; j’ai eu beau mentir pour vous excuser, ce qui ne me serait pas arrivé pour moi-même, elle n’a rien voulu entendre ; elle est furieuse contre vous.

FRÉDÉRIC.

Allons, il ne manquait plus que cela ! J’aurais tout bravé, je prenais mon parti ; mais sa colère... Ah ! jamais... moi qui donnerais ma vie pour lui épargner un regret, un chagrin...

PHILIPPE.

À la bonne heure ; mais est-ce que vous ne craignez pas aussi de me faire de la peine, à moi, votre soutien, qui, absent ou présent, suis toujours là pour vous surveiller, pour vous défendre ? Vous n’avez donc pas d’amitié pour moi ?

FRÉDÉRIC.

Si fait, Philippe ; pardonne-moi, je suis un fou, un ingrat ; mais non, tiens, je suis malheureux, voilà tout.

PHILIPPE.

Vous êtes malheureux !

S’arrêtant, plus froidement.

Je comprends, vous avez fait quelques sottises ?...

FRÉDÉRIC.

Une seule d’abord qui m’en a fait commettre vingt autres.

PHILIPPE.

C’est beaucoup pour commencer, mais allons par ordre.

FRÉDÉRIC.

Je suis amoureux.

PHILIPPE.

Amoureux ? Eh bien ! il n’y a pas de mal ; il faut l’être quelquefois, pourvu chaque fois que ça ne dure pas longtemps.

FRÉDÉRIC.

Mais c’est d’une personne si fort au-dessus de moi !..

PHILIPPE.

Bah ! quand on est jeune, et assez bien, il n’y a plus de distance ; et cette personne ?...

FRÉDÉRIC.

Ah ! si tu savais... mais non, je voudrais me le cacher à moi-même. Ah ! Philippe, qu’il est cruel de sentir au fond du cœur qu’on pourrait se distinguer, qu’on serait capable d’arriver...

Air : Vaudeville du Baiser au porteur.

Et voir sans cesse un obstacle invincible,
Un mur d’airain, qu’on ne peut surmonter ;
Être sans nom ! sans nom, ce mot terrible,
Te crois toujours l’entendre répéter.

PHILIPPE.

Cela doit-il vous arrêter ?
L’honneur est tout, il suffit qu’on le suive,
C’est là le but ; et le monde aujourd’hui
Demande comment on arrive,
Et non pas d’où l’on est parti.
On demande comme on arrive,
Et non pas d’où l’on est parti.

FRÉDÉRIC.

Tu as beau dire, c’est une humiliation qui me pèse. Tous ces jeunes gens qui viennent ici semblent ne me voir qu’avec dédain. Aussi, je n’y puis plus rester ; cette maison m’est devenue insupportable, le découragement m’a pris, je ne sais quelles extravagances m’ont passé par la tête, une rage de fortune ; il me semblait que ce serait une compensation, une espèce de mérite, j’en vois tant qui n’ont que celui-là ! et j’ai joué de désespoir.

PHILIPPE.

Vous avez joué !

FRÉDÉRIC.

Comme un fou, comme un furieux.

PHILIPPE, lui serrant la main.

Vous ! Ah ! Frédéric, c’est mal, c’est très mal ; je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez perdu.

FRÉDÉRIC.

Plus que je ne puis payer.

PHILIPPE.

Je devrais vous gronder ; mais ça viendra plus tard, et vous n’y perdrez rien. Allons au plus pressé.

Il tire de sa poche la bourse que lui a remise mademoiselle d’Harville, et la présente à Frédéric.

Voilà le trimestre : il arrive à propos.

FRÉDÉRIC, sans le regarder, et à lui-même.

Le trimestre, ah ! ça ne suffit pas.

PHILIPPE.

Voyez, je crois qu’il y a plus qu’à l’ordinaire...

Il lui met la bourse dans la main.

C’est Mademoiselle qui me l’a remis pour vous, avec une mercuriale que vous avez trop méritée.

À part.

J’ai bien fait de penser au supplément.

FRÉDÉRIC.

Allons, c’est toujours un à-compte.

PHILIPPE.

Comment, un à-compte !

FRÉDÉRIC.

Ah ! oui. Apprends donc que j’ai joué ou parié toute la nuit contre M. de Beauvoisis, que je ne peux pas souffrir ; j’aurais été bien aise de l’emporter sur lui ; mais pas du tout, il a eu un bonheur aussi insolent que sa figure. J’ai perdu onze mille francs.

PHILIPPE.

Onze mille francs ! miséricorde !

FRÉDÉRIC.

Oui, onze mille francs que j’ai empruntés à mes voisins, à mes amis ! au maître de la maison. Il faut que je les rende aujourd’hui même, et tu vois bien que je n’ai plus qu’à me brûler la cervelle.

PHILIPPE.

Hein !

Air des Amazones.

Y pensez-vous ? Quel est donc ce langage ?
J’en suis encor tout tremblant.

FRÉDÉRIC.

Mais aussi
Quand le malheur me poursuit...

PHILIPPE.

Du courage,
Et n’allez pas fuir devant l’ennemi ;
Non, n’allez pas fuir devant l’ennemi.
Restez, morbleu !

FRÉDÉRIC.

Moi, que je vive encore !
Ah ! dans le monde, aux yeux d’un créancier,
Quand on rougit, quand on se déshonore,
Il faut mourir.

PHILIPPE.

Eh non, il faut payer.

FRÉDÉRIC.

Quand on rougit, quand on se déshonore,
Il faut mourir.

PHILIPPE.

Du tout, il faut payer.
Avant tout, Monsieur, il faut payer.

FRÉDÉRIC.

Et comment payer onze mille francs ?

PHILIPPE.

Je n’en sais rien, c’est embarrassant ; il n’y a pas d’économies qui puissent y suffire.

FRÉDÉRIC.

J’ai couru chez tous mes amis.

PHILIPPE.

Bah ! les amis, quand il faut prêter, ils sont loin. Il n’y a qu’une personne qui puisse vous tirer de là.

FRÉDÉRIC.

Mademoiselle d’Harville, ma protectrice...

PHILIPPE.

Il faut tout lui avouer.

FRÉDÉRIC.

Je n’oserai jamais ; je l’aime beaucoup, mais j’en ai si peur...

PHILIPPE.

C’est égal, morbleu ! Du courage, il faut en passer par là ; ce sera votre punition. Justement la voici.

 

 

Scène VII

 

FRÉDÉRIC, PHILIPPE, MADEMOISELLE D’HARVILLE

 

Frédéric et Philippe remontent le théâtre et se tiennent au fond à gauche.

FRÉDÉRIC.

Tu ne nous quitteras pas, n’est-il pas vrai ?

PHILIPPE.

Soyez donc tranquille. Je suis là, en corps de réserve pour vous soutenir.

Mademoiselle d’Harville entre, elle marche lentement, et descend le théâtre sans voir Frédéric ni Philippe.

FRÉDÉRIC, à Philippe.

Elle ne nous voit pas, elle est préoccupée, et elle a un air si sévère...

PHILIPPE.

Je connais cet air-là ; avancez, et ne tremblez pas.

FRÉDÉRIC fait quelques pas et recule.

Non, je n’oserai jamais, c’est plus fort que moi, et plutôt mourir.

Il s’enfuit dans sa chambre dont il ferme la porte.

PHILIPPE.

Allons donc.

Regardant autour de lui, et le voyant partir.

Eh bien ! il s’enfuit et me laisse seul exposé au danger.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, levant les yeux.

Ah ! c’est vous, Philippe ! Frédéric a-t-il enfin reparu ?

PHILIPPE.

Oui, Mademoiselle.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

J’espère que vous lui avez parlé.

Voyant que Philippe regarde de tous côtés.

Quoi donc ? Que regardez-vous ?

PHILIPPE.

Si personne ne vient.

Il se rapproche.

Parce que je suis bien aise de ne pas être interrompu.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Qu’y a-t-il donc ?

PHILIPPE.

Il y a, Mademoiselle, un petit malheur, peu de chose. Dame ! la jeunesse, c’est un moment de fièvre qui dure plus ou moins ; et quand l’accès est passé, ce qui malheureusement arrive toujours trop tôt...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Où voulez-vous en venir ?

PHILIPPE.

Voici, Mademoiselle.

Baissant la voix.

L’enfant a joué.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Frédéric !

PHILIPPE.

Oui, Mademoiselle, il a joué, il a perdu, il doit de l’argent.

À part.

Là ! coup sur coup, c’est plus vite passé.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Que me dites-vous là ? cette maison où mon neveu l’a rencontré...

PHILIPPE.

C’était une maison de jeu, mais dans le grand genre, bonne société ; aussi l’enfant a beaucoup perdu, et maintenant, Mademoiselle, il faut payer.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Payer ! et vous croyez que j’y consentirai, moi ? que j’encouragerai un pareil désordre ? que j’acquitterai une dette de jeu ?

PHILIPPE.

Oui, Mademoiselle, onze mille francs.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Eh ! qu’importe la somme ? ai-je coutume de compter pour du bien à faire, un service à rendre ? j’y mets quelque noblesse, je crois ; mais après une pareille conduite, non, Philippe, non, mon parti est pris, je ne payerai rien.

PHILIPPE, s’animant.

Vous ne paierez rien ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Non, sans doute. Eh ! que dirait ma famille, que dirait le monde, si la fortune des d’Harville ne servait qu’à réparer les sottises d’un étourdi ?

PHILIPPE.

Votre famille ! le monde ! vous les craignez trop, Mademoiselle ; vous leur avez déjà sacrifié tant de choses !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Philippe !

PHILIPPE.

Ne craignez rien, ce que je vous ai promis, je ne l’oublierai pas ; mais il faut que chacun fasse son devoir ; songez donc que ce pauvre jeune homme n’a que vous au monde, et si vous l’abandonnez, si vous souffrez qu’il soit déshonoré, il a du cœur, cet enfant, il se tuera.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ô ciel !

PHILIPPE.

Il y est décidé. Que voulez-vous, il ne tient pas à la vie ; comme il me disait tout à l’heure : « Je suis seul, sans parents, sans espérances ; je dois tout à la pitié. »

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Il disait cela ?

PHILIPPE.

Oui, et bien d’autres choses qui m’ont fait venir les larmes aux yeux. Pauvre garçon ! je le regardais et je me disais à part moi...

Mouvement de mademoiselle d’Harville.

Rien, Mademoiselle, rien du tout ; mais j’avais le cœur serré. Oh ! vous ne sentez pas cela, vous, vous êtes tranquille, heureuse.

MADEMOISELLE d’HARVILLE.

Heureuse ! moi ! non, Philippe, non, je ne le suis pas.

PHILIPPE.

Laissez donc, Mademoiselle ! Dans vos salons, entourée de ce monde qui vous honore, de votre famille que vous dirigez selon votre plaisir...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Au fond du cœur, croyez-vous donc que je ne sente rien de plus ? mais je dois à tous ceux qui m’entourent des leçons, des exemples.

PHILIPPE.

Comment, Mademoiselle !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Je payerai tout, je m’y engage ; mais n’en parlez à personne, ne le dites pas à lui-même.

PHILIPPE.

Pourquoi donc ! vous avez peur qu’il ne vous aime trop ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ah ! pouvez-vous le penser ? mais mon neveu pourrait s’étonner, se plaindre ; vous savez qu’il doit être mon héritier.

PHILIPPE.

Raison de plus pour bien traiter ce pauvre Frédéric pendant que vous y êtes. Et d’abord, il ne doit plus être exposé à retomber dans une pareille faute. Pour cela, il faut qu’il soit content. Sa pension n’est pas assez forte.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Vous croyez ? Eh bien ! Philippe, on peut l’augmenter.

PHILIPPE.

Oui, du double. Après ça, tous ses camarades ont des chevaux, des équipages.

Mouvement de mademoiselle d’Harville.

Je ne suis pas exigeant, mais il me semble que quand vous lui donneriez un joli cheval de selle, avec un domestique pour l’accompagner...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

En vérité, Philippe, vous êtes d’une exigence...

PHILIPPE.

Dame ! écoutez donc, Mademoiselle...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

C’est bien, achetez ce cheval, tout ce qu’il faudra, mais soyez économe.

PHILIPPE.

Suffit ; je prendrai ce qu’il y a de plus cher ; et quand il sera dessus, vous m’en direz des nouvelles. Le gaillard ! savez-vous qu’il est très bien, au moins ? Vous n’y faites pas attention ; mais l’autre jour, aux Tuileries, il y avait des dames, mais de belles dames, qui le regardaient passer, et qui disaient entre elles : « Tournure distinguée ! Joli cavalier ! »

MADEMOISELLE D’HARVILLE, avec joie.

Vraiment !

PHILIPPE.

Oui, Mademoiselle, oui, elles l’ont dit ; il ne l’a pas entendu, lui ; mais moi qui l’accompagnais, je n’en ai pas perdu un mot ; et ça me faisait plaisir.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

En effet, il a une physionomie...

PHILIPPE.

Fort agréable, j’ose le dire ; et s’il était un peu encouragé, si vous lui adressiez de temps en temps un petit mot d’amitié... Tenez, Mademoiselle, vous êtes trop sévère avec lui.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Moi !

PHILIPPE.

Il est là, tout tremblant.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Là ! Frédéric !

PHILIPPE.

Air : Dis-moi, t’en souviens-tu ?

Si vous-même daigniez lui dire
Que vous pardonnez cette fois...
Allons, votre cœur le désire
Autant que le mien, je le vois.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Mais êtes-vous sûr que personne ?...

PHILIPPE.

Non, non, personne ici n’ porte ses pas,
Et vous pouvez être indulgente et bonne ;
Ne craignez rien, on ne vous verra pas.

Mademoiselle d’Harville s’assied auprès de la table ; Philippe va à la porte de la chambre de Frédéric, et lui fait signe d’approcher.

 

 

Scène VIII

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE, PHILIPPE, FRÉDÉRIC

 

PHILIPPE, bas, à Frédéric.

Venez, j’ai parlé, ça va bien.

FRÉDÉRIC.

Ce n’est pas possible.

PHILIPPE.

Si fait, soyez gentil, et remerciez-la.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ah ! Frédéric, approchez.

PHILIPPE, le poussant.

Approchez donc, plus près encore.

FRÉDÉRIC, à part.

Je tremble.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Je sais tout, Monsieur.

Mouvement de Frédéric.

Rassurez-vous, je n’ajouterai pas aux reproches que vous vous faites sans doute ; je réparerai votre folie ; mais que cette leçon ne soit pas perdue.

FRÉDÉRIC.

Je ne l’oublierai de ma vie, ni vos bontés non plus, Madame.

PHILIPPE, bas.

C’est ça.

Il passe auprès de la table, à la droite de mademoiselle d’Harville.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Frédéric, ne devenez pas joueur, je vous en prie.

FRÉDÉRIC.

Jamais, Madame, jamais.

À part.

Je n’en reviens pas... tant de bonté...

PHILIPPE.

Il ne jouera plus, Mademoiselle ; c’est bon pour une fois.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Vous me feriez bien de la peine.

FRÉDÉRIC.

Ah ! je mourrais plutôt que de rien faire qui pût déplaire à Madame ; quand je songe à tous les bienfaits dont on m’a comblé dans cette maison, moi qui n’avais personne au monde.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, lui tendant la main.

Vous avez des amis qui ne vous abandonneront pas, tant que vous serez digne d’eux.

PHILIPPE.

Il le sera toujours, j’en réponds.

FRÉDÉRIC,
baisant avec transport la main de mademoiselle d’Harville.

Oh ! toujours.

Mademoiselle d’Harville se détourne avec émotion.

PHILIPPE, bas, à mademoiselle d’Harville.

C’est bien ça, Mademoiselle.

À part.

À sa place, il me semble que moi, je l’aurais déjà...

Il fait le mouvement d’embrasser.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Et vos travaux, vos études, où en êtes-vous ? songez-vous à vous faire un état, un nom ?

FRÉDÉRIC.

Je n’ai plus qu’à prêter mon serment d’avocat.

PHILIPPE.

Là ! voyez-vous, il est avocat, et il n’en disait rien.

FRÉDÉRIC.

C’est si peu de chose, tant qu’on ne s’est pas distingué.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Il a raison.

PHILIPPE.

Il paraît que c’est difficile, et que, dans ce régiment-là, les chevrons ne viennent pas vite ; mais c’est égal, c’est toujours fort joli d’être avocat à son âge ; n’est-ce pas, Mademoiselle ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Sans doute ; c’est un titre. J’ai vu des avocats qui étaient reçus dans les meilleures maisons ; cela peut mener à quelque chose.

PHILIPPE.

Je crois bien.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, observant Frédéric, à part.

Oui, Philippe disait vrai ; il n’est pas mal : bonne tournure, air distingué.

Philippe vient auprès de Frédéric à sa gauche. Elle se lève. Haut, à Frédéric.

Écoutez-moi, Frédéric, je m’occupe de votre avenir, de votre bonheur ; je ne vous demande que de n’y point mettre obstacle par votre conduite.

FRÉDÉRIC.

Ah ! parlez ; décidez de mon sort ; trop heureux de vous consacrer ma vie.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Voilà qui me satisfait ; je ne trouverai donc en vous nul obstacle à mes volontés ?

FRÉDÉRIC.

Que je perde tous mes droits à vos bontés si j’hésite un instant à vous obéir.

PHILIPPE.

Je suis sa caution.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Eh bien ! Frédéric, j’ai en vue pour vous un établissement fort honorable, une étude qui vaut, dit-on, deux cent mille francs.

FRÉDÉRIC, s’inclinant.

Ah ! Madame !...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Celle de Desmarets, mon avoué ; il vous la cède pour rien.

PHILIPPE.

Pas possible !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

C’est la dot de sa fille, jeune personne charmante et très bien élevée, qu’il vous donne en mariage.

FRÉDÉRIC.

Ô ciel !

Trio.

(Musique de M. Heudier.)

Ensemble.

FRÉDÉRIC.

Sort fatal, destin contraire !
Cet arrêt me désespère ;
Mais que résoudre, que faire.
Pour éviter sa colère ?

PHILIPPE.

Sort heureux ! destin prospère !
Lorsque son cœur moins sévère
À nos vœux n’est plus contraire,
Pourquoi gémir et vous taire ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Quel embarras ! quel mystère !
Lorsque mon cœur moins sévère
Vous assure un sort prospère,
Pourquoi gémir et vous taire.

À Frédéric.

Vous gardez le silence.

FRÉDÉRIC, hésitant.

Pardon, je ne puis accepter.

PHILIPPE, bas.

Ô ciel ! quelle imprudence !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Que dit-il ?

FRÉDÉRIC.

Daignez m’écouter.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Non, Monsieur, à mes vœux
Il faut souscrire, je le veux.
Cet hymen...

FRÉDÉRIC.

Non, jamais :
Ah ! plutôt perdre vos bienfaits !

Ensemble.

FRÉDÉRIC.

Sort fatal ! destin contraire !
Cet arrêt me désespère ;
Mais que résoudre, que faire,
Pour éviter sa colère.
Pour éviter sa colère ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

À mes vœux être contraire !
Ah ! redoutez ma colère !...
Que veut dire ce mystère ?
Mais parlez, c’est trop vous taire,
Ou redoutez ma colère.

PHILIPPE.

À ses vœux être contraire !
Ah ! redoutez sa colère !...
Que veut dire ce mystère ?
Mais parlez, c’est trop vous taire,
Ou redoutez sa colère.

 

 

Scène IX

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE, PHILIPPE, FRÉDÉRIC, MATHILDE, accourant au bruit

 

MATHILDE.

Ah ! mon Dieu ! ma tante, qu’est-ce donc ? comme vous avez l’air fâché !

MADEMOISELLE D’HARVILLE, regardant Frédéric.

Il me semble que j’ai quelque droit de l’être.

MATHILDE.

Contre M. Frédéric !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Sans doute ; et vous, Mademoiselle, qui prenez toujours son parti, je ne sais pas, dans cette occasion, comment vous pourrez le justifier. Refuser un mariage superbe !

PHILIPPE.

Une étude de deux cent mille francs !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Une jeune personne charmante !

MATHILDE.

Serait-il vrai, monsieur Frédéric ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Et pour quelle raison ?

FRÉDÉRIC.

Si je ne me croyais plus libre, si mon cœur était engagé ?...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Quoi ! c’est cela ?

PHILIPPE.

Oui, Mademoiselle, je l’avais oublié, il est amoureux.

FRÉDÉRIC.

Pour mon malheur ! mais cela ne me donne pas le droit, en me mariant, de faire celui d’une autre.

MATHILDE.

Ma tante, c’est au moins d’un honnête homme, et vous ne pouvez le forcer...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

D’être raisonnable ? si, vraiment ! finissons.

Air de Téniers.

Je veux connaître cette belle.

À Philippe.

À vous, peut-être, il le dira.

PHILIPPE, à Frédéric.

Répondez, Monsieur, quelle est-elle ?

FRÉDÉRIC.

Non, non, personne ici ne le saura.
N’insistez pas sur un sujet semblable.
Oui, malgré moi, pour mon tourment,
Je puis l’aimer, et sans être coupable ;
Je le serais en la nommant.

 

 

Scène X

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE, PHILIPPE, FRÉDÉRIC, MATHILDE, BEAUVOISIS

 

BEAUVOISIS.

Eh bien ! où est donc tout le monde ? on me laisse seul. Je vous cherchais, ma jolie cousine... 

MATHILDE.

Vraiment !

BEAUVOISIS.

Moi, qui m’endors dès que je ne fais rien, je m’amusais à feuilleter votre carton de dessins, des choses ravissantes, lorsque tombe à mes pieds cette lettre toute cachetée.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Une lettre !

BEAUVOISIS.

Adressée à Mathilde.

FRÉDÉRIC, dans le plus grand trouble.

C’est la mienne !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

MATHILDE.

Je l’ignore, ma tante ; voyez vous-même.

PHILIPPE, bas, à Frédéric qui a fait un mouvement.

Qu’avez-vous donc ?

FRÉDÉRIC, de même.

C’est fait de moi !

MADEMOISELLE D’HARVILLE, qui, pendant ce temps, a décacheté la lettre.

Une déclaration ! Signé : Frédéric.

BEAUVOISIS, MATHILDE, MADEMOISELLE D’HARVILLE, PHILIPPE.

Frédéric !

Air : À nos serments l’honneur l’engage (de la Muette).

Ensemble.

MADEMOISELLE D’HARVILLE et BEAUVOISIS.

Dieu ! qu’ai-je lu !
Quelle insolence !
C’est l’indulgence
Qui l’a perdu.

PHILIPPE et MATHILDE.

Qu’ai- je entendu !
Quelle imprudence !
Plus d’espérance.
Tout est perdu.

FRÉDÉRIC, à part.

Qu’ai-je entendu !
Plus d’espérance !
Mon imprudence
À tout perdu.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

M’outrager ainsi !

BEAUVOISIS.

Quelle audace !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Manquer à ma famille !

BEAUVOISIS.

Oublier ce qu’il est !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

À mes bontés voilà le prix qu’il réservait !

FRÉDÉRIC.

Ah ! de grâce...

BEAUVOISIS.

Il fallait le tenir à sa place.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Il suffit ! de ces lieux qu’il s’éloigne à l’instant.

MATHILDE.

Que dites-vous, ô ciel !

MADEMOISELLE D’HARVILLE, regardant sa nièce et Philippe.

J’espère maintenant
Que personne, chez moi, n’osera le défendre.

Mathilde baisse les yeux.

FRÉDÉRIC.

Ah ! Madame, daignez m’entendre.

Ensemble.

MADEMOISELLE D’HARVILLE et BEAUVOISIS.

Dieu ! qu’ai-je lu ! etc.

PHILIPPE et MATHILDE.

Qu’ai-je entendu ! etc.

FRÉDÉRIC, à part.

Qu’ai-je entendu ! etc.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Qu’il sorte de mon hôtel.

À Beauvoisis.

Tenez, vicomte, voici la clé de mon secrétaire ; allez, faites un bon sur mon banquier d’une année de pension.

FRÉDÉRIC.

Et je pourrais encore accepter vos bienfaits !

PHILIPPE, bas, à Frédéric.

Taisez-vous.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Rentrez, Mathilde, dans votre appartement ; et vous, Philippe, suivez-moi.

Philippe veut lui parler.

Et pas un mot.

Beauvoisis sort le premier ; mademoiselle d’Harville, avant de sortir, ordonne du geste à Mathilde de rentrer chez elle ; Frédéric et Philippe implorent mademoiselle d’Harville, qui les regarde d’un air courroucé, et sort ; Philippe la suit. Mathilde est seule à droite auprès de la porte de son appartement.

 

 

Scène XI

 

MATHILDE, FRÉDÉRIC

 

MATHILDE, prête à entrer.

Ah ! l’imprudent !

Au moment où elle va rentrer, Frédéric passe à sa droite pour l’arrêter.

FRÉDÉRIC.

Ah ! Mademoiselle, un mot, de grâce.

MATHILDE, toujours près de la porte.

Impossible.

FRÉDÉRIC.

Au nom du ciel ! daignez m’écouter.

MATHILDE, de même.

Je ne le puis plus maintenant, et ma tante... monsieur de Beauvoisis.

FRÉDÉRIC, regardant par la porte du fond, et revenant à la gauche de Mathilde.

Peu m’importe leur colère ; c’est la vôtre que je redoute : et quand un mot pourrait me justifier...

MATHILDE.

Vous justifier ! ah ! je le voudrais.

FRÉDÉRIC.

Ce secret eût dû mourir avec moi, je le sais ; et quand je l’ai trahi, c’est que j’étais décidé à vous fuir à jamais, à m’ôter la vie.

MATHILDE.

Que dit-il ?

FRÉDÉRIC.

Seul parti qui me reste maintenant.

MATHILDE, s’approchant vivement.

Ô ciel ! monsieur Frédéric !

Se reprenant sur un ton plus timide.

Je n’ai le droit de rien exiger de vous ; mais si vous m’avez offensée, si vous tenez à votre pardon, renoncez à telles idées, conservez-vous pour vos amis.

FRÉDÉRIC.

Des amis ! je n’en ai plus.

MATHILDE.

Ah ! plus que vous ne croyez.

FRÉDÉRIC, se jetant à ses pieds.

Qu’entends-je ! ah ! Mathilde !

 

 

Scène XII

 

MATHILDE, FRÉDÉRIC, BEAUVOISIS, entrant par le fond une traite à la main

 

BEAUVOISIS, les apercevant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MATHILDE, poussant un cri.

Ah !

Elle se sauve dans son appartement.

BEAUVOISIS, riant.

Admirable ! et voilà qui est du dernier pathétique. Heureusement que la scène n’avait pas d’autres témoin que moi.

FRÉDÉRIC.

Monsieur...

BEAUVOISIS.

Il suffit ; je veux bien ne pas en parler à ma tante, qui, sans doute, vous retirerait ses derniers bienfaits.

Lui présentant une lettre de change.

Les voici ; prenez et partez. Prenez, vous dis-je.

FRÉDÉRIC.

Jamais ; la main qui me les offre suffirait pour me les faire refuser.

BEAUVOISIS.

Qu’est-ce à dire ?

FRÉDÉRIC.

Que je dois respect à ma bienfaitrice ; mais à vous, Monsieur, je ne vous dois rien, et je vous demanderai de quel droit vous vous êtes permis...

BEAUVOISIS, riant.

De vous surprendre aux pieds de ma cousine ?

FRÉDÉRIC.

Non, Monsieur, mais de vous emparer d’une lettre qui n’était pas pour vous ; c’est une action... une action indigne d’un galant homme. Je ne sais pas si je me fais entendre.

BEAUVOISIS.

Ah ! permettez, ce n’est pas bien, monsieur Frédéric : parce que vous êtes sans importance, sans état dans le monde, vous abusez de vos avantages pour m’insulter. Ce n’est pas généreux.

Air de Lantara.

Je ne saurais, en conscience,
Accepter un pareil rival.

FRÉDÉRIC.

Oui, votre nom, votre naissance,
Rendraient le combat inégal.

BEAUVOISIS.

Ah ! vous me comprenez fort mal.
Parler ici de rang et de distance
N’est plus de mode, et n’est pas mon dessein ;
Car maintenant, avec ou sans naissance,
Tous sont égaux les armes à la main.

Je voulais seulement vous parler de votre position dans cette maison.

FRÉDÉRIC.

Je n’y suis plus, on m’en bannit.

BEAUVOISIS.

Vous devez du moins vous la rappeler.

FRÉDÉRIC.

Vous me l’avez fait oublier. J’ai reçu les bienfaits de la tante, et les outrages du neveu ; nous sommes quittes, et si vous n’êtes point un lâche...

BEAUVOISIS, étonné.

Monsieur...

Air : Le regret, la douleur (de Léocadie).

Ensemble.

BEAUVOISIS.

C’en est trop, mon honneur
Doit punir cet outrage :
Le dépit, la fureur,
S’emparent de mon cœur.
Il vous faut, je le gage,
Donner une leçon,
Et d’un pareil outrage
Je veux avoir raison.

FRÉDÉRIC.

Je l’ai dit, mon honneur
Punira cet outrage.
Le dépit, la fureur,
S’emparent de mou cœur.
Vous avez, je le gage,
Besoin d’une leçon ;
Et d’un pareil outrage
Je veux avoir raison.

BEAUVOISIS.

Votre attente, Monsieur, ne sera point trompée.
Votre arme ?

FRÉDÉRIC.

C’est égal.

BEAUVOISIS.

L’épée.

FRÉDÉRIC.

Oui, soit, l’épée.

BEAUVOISIS.

Votre témoin ?

FRÉDÉRIC.

Je n’en ai pas besoin.

BEAUVOISIS.

Le lieu ?

FRÉDÉRIC.

Le Bois.

BEAUVOISIS.

Et l’heure ?

FRÉDÉRIC.

Sur-le-champ.

BEAUVOISIS.

Soit, j’y consens.

FRÉDÉRIC.

Je vous suis à l’instant.

Reprise de l’ensemble.

BEAUVOISIS.

C’est assez, mon honneur
Doit punir cet outrage, etc.

FRÉDÉRIC.

C’est assez, mon honneur
Punira cet outrage, etc.

Beauvoisis sort.

 

 

Scène XIII

 

FRÉDÉRIC, seul

 

C’est bien ; il est adroit, je ne le suis pas ; ce sera plus tôt fini, je serai délivre d’une existence qui m’est à charge. Et puisque je ne puis plus voir Mathilde, puisque, aujourd’hui même, il faut quitter ces lieux...

 

 

Scène XIV

 

FRÉDÉRIC, PHILIPPE

 

PHILIPPE, qui est entré avant les derniers mots.

Les quitter ! pas encore.

FRÉDÉRIC.

Que dis-tu ?

PHILIPPE.

Je viens de parler pour vous.

FRÉDÉRIC.

On te l’avait défendu.

PHILIPPE.

Écoutez-moi ; vous avez eu de grands torts : le premier, d’aimer mademoiselle Mathilde ; le second, de lui écrire ; et le troisième, surtout, de ne pas m’en avoir parlé.

FRÉDÉRIC.

À toi ?

PHILIPPE.

Oui, sans doute ; c’est une idée comme une autre, et si elle m’était venue plus tôt, on aurait agi en conséquence.

FRÉDÉRIC.

Y penses-tu ?

PHILIPPE.

Si j’y pense ! Apprenez que depuis vingt-cinq ans je n’ai point passé un jour sans penser à votre avancement, à votre avenir ; et vous n’aurez jamais autant d’ambition que j’en ai pour vous.

FRÉDÉRIC.

Mon cher Philippe.

PHILIPPE.

Mais, pour arriver, il faut se laisser conduire et me laisser faire. Vous restez, vous ne partez plus.

FRÉDÉRIC.

Il serait possible ! et comment as-tu pu l’obtenir ?

PHILIPPE.

À deux conditions dont j’ai répondu.

FRÉDÉRIC, vivement.

Et que je ratifie d’avance.

PHILIPPE.

D’abord, que vous éviterez mademoiselle Mathilde, et que vous ne lui répéterez jamais un seul mot de ce que vous lui avez écrit.

FRÉDÉRIC.

Ah ! mon Dieu ! c’est déjà fait.

PHILIPPE, sévèrement.

Qu’est-ce que c’est ?

FRÉDÉRIC.

Rien. Et la seconde condition ?

PHILIPPE.

C’est de ménager M. de Beauvoisis, de vous mettre bien avec lui ; et pour commencer, comme il a droit d’être offensé de la lettre de ce matin, mademoiselle d’Harville exige qu’à ce sujet vous fassiez quelques excuses à son neveu.

FRÉDÉRIC.

Des excuses ! à mon rival ! à l’auteur de ma disgrâce ! à un homme qui a passé sa vie à m’abreuver d’outrages ! des excuses ! je vais me battre avec lui.

PHILIPPE.

Vous battre !

FRÉDÉRIC.

Air d’Aristippe.

Oui, dût ma mort être certaine,
Je n’écoute que mon courroux.
J’ai sa parole, il a la mienne,
Et nous avons pris rendez-vous ?

PHILIPPE.

Quoi ! vous avez pris rendez-vous ?

FRÉDÉRIC.

Le premier il faut qu’il m’y trouve.

Le regardant.

Mais tu trembles ! est-ce d’effroi ?

PHILIPPE, ému.

Oui, c’est possible, car j’éprouve
Ce que jamais je n’éprouvai pour moi.

Avec plus d’émotion.

Vous battre ! vous qui savez à peine tenir une épée ?

FRÉDÉRIC.

N’importe.

PHILIPPE.

Et lui, qui ne se bat jamais qu’à coup sûr !

FRÉDÉRIC.

Ça m’est égal.

PHILIPPE.

C’est courir un péril certain.

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! que mon sort s’accomplisse ! qu’ai-je à faire ici-bas ? Jeté seul sur la terre, m’ignorant moi-même, et rougissant peut-être de me connaître... sans parent, sans famille...

PHILIPPE.

Et moi, je ne suis donc rien pour vous ?

FRÉDÉRIC, vivement, et lui prenant la main.

Si, si, je me trompe ; toi, toi seul, Philippe, tu m’aimais, je le sais ; en ce moment même tu es ému, tes yeux sont mouillés de pleurs.

PHILIPPE, très ému.

Eh bien ! au nom de ce long attachement, par ces larmes que vos dangers m’arrachent, renoncez à ce funeste dessein.

FRÉDÉRIC.

Y renoncer !

PHILIPPE, avec âme.

Frédéric, mon ami ! mon enfant ! je vous en supplie, je vous le demande à genoux, non pour mademoiselle d’Harville, dont vous voulez si mal reconnaître les bienfaits, non pour Mathilde, que vous allez rendre mille fois plus malheureuse, mais pour moi, pour votre vieux Philippe, qui vous a vu naître, qui vous a porté dans ses bras : oubliez les propos d’un étourdi, d’un fou.

FRÉDÉRIC.

Les oublier ! non jamais.

PHILIPPE.

Quel était le sujet de la dispute ?

FRÉDÉRIC, avec force.

Je n’en sais rien, mais il faut que je me venge de lui, de son amour, de son mariage avec Mathilde. L’heure approche ; vite, Philippe, mon épée.

PHILIPPE, froidement.

Non, Monsieur.

FRÉDÉRIC.

Comment !

PHILIPPE.

Vous n’irez pas.

FRÉDÉRIC.

Qu’oses-tu dire ?

PHILIPPE.

Que, puisque vous êtes sourd à mes prières, à la voix de l’amitié, puisque vous oubliez tous vos devoirs, je remplirai les miens ; vous ne sortirez pas.

FRÉDÉRIC.

Et qui pourrait m’en empêcher ?

PHILIPPE.

Moi, qui vous consigne.

FRÉDÉRIC.

C’est ce que nous allons voir.

Il va prendre sur la table ses gants, son chapeau et sa cravache, qu’il a déposés à sa première entrée ; pendant ce mouvement, Philippe est allé fermer la porte du fond, dont il a retiré la clef.

FRÉDÉRIC, se retourne et l’aperçoit.

Comment ! tu oserais ?

PHILIPPE.

Vous sauver malgré vous ; oui, Monsieur, je vous ai dit que vous ne sortiriez pas, et vous ne sortirez pas.

FRÉDÉRIC.

Quelle audace !

D’une voix émue.

Philippe, rendez-moi cette clé.

PHILIPPE.

Non, Monsieur.

FRÉDÉRIC, s’emportant.

Crains ma fureur.

PHILIPPE, d’un ton impérieux.

Je ne crains rien, et je vous défends...

FRÉDÉRIC, hors de lui.

Me défendre ! c’en est trop et une telle insolence...

PHILIPPE, voulant le retenir.

Arrêtez !

FRÉDÉRIC, levant sa cravache.

Sera châtiée par moi.

PHILIPPE.

Malheureux ! frappe donc ton père !

FRÉDÉRIC.

Mon père !...

Il laisse tomber sa cravache.

PHILIPPE.

Air : Époux imprudent ! fils rebelle !

Oui, je le suis, oui, j’en atteste
Cet amour que j’avais pour toi ;
Oui, voilà ce secret funeste
Qui devait mourir avec moi ;
Ce secret dont je fus victime,
Je l’avais gardé jusqu’ici
Pour ton bonheur, et j’ l’ai trahi,
Ingrat, pour t’épargner un crime,
Afin de t’épargner un crime.

FRÉDÉRIC.

Je n’ose lever les yeux.

PHILIPPE.

Tu rougis sans doute de devoir le jour à un valet ?

FRÉDÉRIC.

Jamais, jamais ; ne le pensez pas.

PHILIPPE.

Je n’ai qu’un mot à te dire : ce valet était soldat quand tu es venu au monde ; plein d’ardeur et de courage, une carrière brillante s’ouvrait devant moi, car alors on se faisait tuer, ou on devenait général. Eh bien ! gloire, avenir, fortune, jusqu’à l’espoir de mourir sur un champ de bataille, j’ai tout sacrifié ; pour rester près de mon fils, pour veiller sur sa jeunesse, je n’ai pas craint de m’exposer aux dédains, de m’abaisser à l’emploi le plus vil, de devenir ton serviteur !

Mouvement de Frédéric.

Je n’en ai pas rougi, moi ; je me disais : « Il m’aimera, n’importe comment ; et cela me suffit. »

FRÉDÉRIC.

Ah ! comment payer tant de bienfaits ? comment expier mes torts ?

Il se jette dans ses bras.

Mon père !

Avec amour.

Ah ! que ce nom fait de bien ; qu’il est doux à prononcer ! j’ai un ami, une famille ! je ne suis plus seul.

Il embrasse de nouveau Philippe, qui le presse tendrement dans ses bras.

PHILIPPE, s’essuyant les yeux.

Cher enfant, calme-toi.

FRÉDÉRIC.

Mais, de grâce, daignez m’expliquer...

PHILIPPE.

Pas un mot de plus sur ce mystère ; une promesse sacrée, un serment ; que personne ne puisse soupçonner que je l’ai trahi ! Mais maintenant refuseras-tu encore de m’obéir ?

FRÉDÉRIC, vivement.

Non, non, je suis prêt, parlez.

PHILIPPE.

Air de Turenne.

Puisqu’à mes vœux tu consens à te rendre,
À l’instant même rentre chez toi.

FRÉDÉRIC.

Y pensez-vous ? il va m’attendre.

PHILIPPE.

N’as-tu pas confiance en moi ?

FRÉDÉRIC.

Oh ! oui, sans doute, oui, je vous crois ;
Mais vous devez comprendre mieux qu’un autre
Qu’en ce moment, avec bien plus d’ardeur,
Je dois tenir à venger mon honneur,
Puisqu’à présent il est le vôtre.

PHILIPPE.

Cela me regarde ; un soldat sait aussi bien que toi ce que l’honneur demande.

FRÉDÉRIC, à part.

Grand Dieu ! et cette porte est la seule... impossible de m’échapper.

Haut.

De grâce...

PHILIPPE.

Rentre, te dis-je, Frédéric, je t’en prie.

FRÉDÉRIC, hésitant.

Mon père !

PHILIPPE, avec dignité.

Je vous l’ordonne.

FRÉDÉRIC, accablé.

J’obéis.

Il s’incline avec respect, et rentre dans sa chambre. Philippe le suit des yeux.

 

 

Scène XV

 

PHILIPPE, seul

 

Il va remettre la clé à la porte.

Oui, je devine tout ce qu’il doit souffrir, et je l’en aime davantage ! mais on ne me privera pas du seul bien qui me reste, et je dois avant tout... Voici Mademoiselle.

 

 

Scène XVI

 

PHILIPPE, MADEMOISELLE D’HARVILLE

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Eh bien ! Philippe, l’avez-vous vu ? lui avez-vous signifié mes ordres ?

PHILIPPE, montrant la porte à gauche.

Parlez bas, Madame, il est là.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Là !

Regardant Philippe.

Que s’est-il donc passé ; vos traits sont bouleversés ?

PHILIPPE.

Je suis arrivé à temps, il allait se battre.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, effrayée.

Se battre !

PHILIPPE.

Avec votre neveu.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ô ciel ! il fallait le lui défendre.

PHILIPPE.

C’est ce que j’ai fait, je l’ai consigné dans sa chambre, et jusqu’à nouvel ordre il n’y a rien à craindre ; mais en me servant de mon autorité, il a bien fallu lui prouver que j’en avais le droit ; il sait que je suis son père.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Grand Dieu !

PHILIPPE.

Rassurez-vous, il n’en sait pas davantage : le reste du secret ne m’appartenait pas, je l’ai respecté. Mais il ne faut pas s’abuser, Madame ; les demi-mesures ne mèneraient à rien, ces jeunes gens se sont défiés, et plus tard...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Malgré votre défense ?

PHILIPPE.

À leur âge, quand on a de l’honneur, la défense de se battre n’en donne que plus d’envie. Je sais ce que j’éprouvais, ce que j’éprouve encore à l’idée d’un affront ; il n’y a qu’un moyen d’empêcher ce malheur, et vous seule pouvez l’empêcher.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Moi, Philippe ?

PHILIPPE.

En faisant disparaître entre eux tout motif de querelle.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Et comment ?

PHILIPPE.

Frédéric aime votre nièce.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, avec impatience.

Je le sais.

PHILIPPE.

M. de Beauvoisis n’aime que sa dot ; il lui sera facile d’y renoncer, et d’abjurer tout projet de vengeance si vous le lui ordonnez. Quant à Frédéric, je réponds de lui, s’il obtient la main de Mathilde.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, vivement.

La main de Mathilde, qu’osez-vous dire ?

PHILIPPE, froidement.

Il le faut, Madame.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Vous avez pu croire que je consentirais à une pareille union ?

PHILIPPE.

Il le faut, vous dis-je.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Vous n’y pensez pas, Philippe ; m’abaisser à ce point ! donner des armes contre moi !

PHILIPPE.

Eh ! qu’importe ? il y va de la vie.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Je trouverai un autre moyen de sauver votre fils ; mais je ne puis accorder ma nièce à un jeune homme obscur.

PHILIPPE.

Je vous le demande comme une grâce.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Non, vous dis-je.

Avec hauteur.

Finissons, Philippe ; c’est oublier étrangement ce que vous me devez, et qui vous êtes.

PHILIPPE, avec une indignation concentrée.

Qui je suis ! c’est vous qui l’oubliez ; mais je vous le rappellerai.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, inquiète.

Philippe !

PHILIPPE, lui prenant la main.

Écoutez-moi. Lorsqu’un arrêt de proscription frappait et vous et votre famille ; lorsque seule, séparée d’une mère chérie, vous alliez payer de votre tête l’éclat de votre nom, où vîntes-vous chercher un refuge ? sous la tente d’un soldat, sous la mienne, car alors ce n’était que là que l’on trouvait la pitié ! et des milliers de cœurs généreux battaient sous le modeste uniforme. Je vous reçus, je vous cachai, au risque de ma vie.

Air : Je n’ai point vu ces bosquets de lauriers.

Pour vous sauver en ce moment d’horreur,
Sur mes dangers je devins insensible,
Et ces dangers même avaient pour mon cœur
Je ne sais quoi de doux et de terrible.
Alors, vous le rappelez-vous ?
Il n’était plus de rang ni de distance ;
Le trépas nous menaçait tous ;
Et quand la mort est si proche de nous,
Déjà l’égalité commence.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, se cachant la figure.

Philippe !

PHILIPPE, continuant.

Oui, j’étais jeune, j’étais brave ; mais je n’étais rien... qu’un soldat... vous l’avez oublié un moment ; et de ce jour votre sauveur est devenu votre esclave.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, effrayée, et montrant la porte de Frédéric.

Plus bas, de grâce.

PHILIPPE.

Alors, ému de vos regrets, de votre désespoir, je me soumis à tout ; plus tard, pour rendre le calme à votre conscience, vous vouliez un mariage, j’y ai souscrit. Pour le monde, pour votre orgueil, vous avez exigé qu’il fût secret, j’y ai consenti. Et votre époux ignoré, confondu dans la foule de vos gens, n’a jamais laissé échapper une plainte, un murmure.

Avec une émotion profonde.

Savez-vous cependant ce que je vous sacrifiais ? je ne vous l’ai jamais dit. Madame ; mais, au fond de mon village, près de mon vieux père, une jeune fille, douce, modeste, attendait le retour du pauvre soldat ! elle avait reçu mes serments ; elle m’aimait, elle était fière de moi, celle-là, et mon bonheur eût été son ouvrage. Eh bien ! je lui écrivis que je l’avais oubliée, que je ne l’aimais plus, qu’elle ne me reverrait jamais ! Bien plus, pour rester près de mon fils, je me résignai à le voir orphelin, élevé par pitié dans la maison de sa mère, qui, pour cacher sa faute, le prive de ses droits ; je me condamnai à ne jamais le serrer dans mes bras, à ne l’aimer qu’en secret, à la dérobée ; et pour prix de tant de courage, je ne vous demande qu’une chose, qu’une seule, le bonheur de votre enfant, et vous me le refusez !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Je le fais à regret ; mais je le dois, et je suis surprise d’un pareil éclat ; après vingt-cinq ans de silence, je ne m’attendais pas que vous, Philippe, vous auriez une prétention qui peut m’enlever en un jour ce que j’ai de plus cher au monde, l’estime et la considération de tous ceux qui m’environnent. Le mariage de Mathilde et de Frédéric me les ferait perdre sans retour ; car il m’accuserait d’oubli de mon rang, de ma naissance ; il trahirait une faiblesse dont on chercherait la cause, et que la malignité aurait bientôt expliquée ; et si cette faute que je déplore depuis si longtemps, si ce fatal secret étaient connus, oh ! dieux ! je frémis d’y penser, je n’y survivrais pas, Philippe ! Ainsi brisons là, je vous prie, ne m’en parlez plus, ce mariage est impossible, et ne sera jamais.

PHILIPPE.

Jamais ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE, voulant sortir.

Laissez-moi.

PHILIPPE, la retenant avec force.

Non, Madame, je ne vous quitte pas ; j’ai pu me sacrifier à votre repos, à votre vanité ; mais en échange de tant de supplices, de tant d’humiliations, il me faut le bonheur de mon fils, il me le faut ; je le veux, et je l’obtiendrai par tous les moyens, même ceux que vous redoutez.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Qu’entends-je ! et votre devoir, vos serments !

PHILIPPE.

Vous qui parlez, tenez-vous les vôtres ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE, apercevant Joseph.

On vient ; silence, je vous en conjure.

Philippe reprend sur-le-champ une contenance respectueuse. Mademoiselle d’Harville s’éloigne et descend vers la gauche du théâtre.

 

 

Scène XVII

 

PHILIPPE, MADEMOISELLE D’HARVILLE, JOSEPH

 

JOSEPH.

Monsieur Philippe...

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Qu’est-ce qu’il y a, Joseph ?

JOSEPH.

Pardon, Mademoiselle ; c’est M. Philippe que je cherchais.

PHILIPPE.

Moi !

JOSEPH.

Pour vous remettre ce papier que le concierge vient de monter ; si j’avais su que Mademoiselle était ici, je ne me serais pas permis...

PHILIPPE, recevant la lettre et la regardant.

Eh ! mais il n’y a pas d’adresse.

JOSEPH.

Oh ! c’est égal, c’est bien pour vous, c’est un commissionnaire qui l’a apporté, il y a un quart d’heure, en disant de vous le remettre sur-le-champ.

PHILIPPE, étonné.

C’est singulier.

MADEMOISELLE D’HARVILLE,
faisant signe à Joseph de sortir.

Il suffit. Allez, Joseph.

Joseph sort.

 

 

Scène XVIII

 

PHILIPPE, MADEMOISELLE D’HARVILLE

 

PHILIPPE, ouvrant le billet.

Je ne sais pourquoi ce message me trouble, et je ne puis deviner...

Il jette les yeux sur les premières lignes et pousse un cri.

Ah !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Qu’est-ce donc ?

PHILIPPE.

Frédéric ! il serait vrai !

Il laisse échapper la lettre, et se précipite dans la chambre de Frédéric.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Frédéric ! que dit-il ? et quel nouveau malheur ?...

Elle ramasse la lettre et lit rapidement.

« Mon ami, mon père, pardon si je vous désobéis ; mais à présent, moins que jamais, je ne puis vivre avec opprobre. Fils d’un soldat, personne n’aura le droit de m’appeler un lâche ; l’heure a sonné, adieu ; dans un instant, je serai vengé, ou je n’existerai plus. »

Allant vers Philippe.

Est-il possible ! Frédéric !

PHILIPPE, revenant pâle et les traits décomposés.

C’en est fait, la fenêtre qui donne sur la cour était ouverte, il s’est échappé.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Ô ciel !

PHILIPPE.

Il est parti, et peut-être, en ce moment...

Avec des sanglots.

Mon fils ! mon fils !

MADEMOISELLE D’HARVILLE, le soutenant.

Philippe !

PHILIPPE, tombant dans un fauteuil.

Je ne le verrai plus, il le tuera.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, agitée.

Non, non ; il est encore temps de les arrêter, il faut courir.

PHILIPPE.

Et de quel côté ? où sont-ils maintenant ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Je ne sais, mais n’importe, il faut les retrouver. Ah !

Courant à la porte du fond qu’elle ouvre avec précipitation, et appelant.

Marcel ! Joseph! Baptiste !

Elle court prendre la sonnette sur la table et sonne en continuant d’appeler.

Marcel ! Joseph ! venez tous, venez vite.

 

 

Scène XIX

 

PHILIPPE, MADEMOISELLE D’HARVILLE, JOSEPH, PLUSIEURS DOMESTIQUES, dans le fond, ensuite MATHILDE

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Mon neveu, où est-il ?

JOSEPH.

M. le vicomte ? il a quitté l’hôtel depuis longtemps.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Et Frédéric, l’avez-vous vu sortir ?

JOSEPH.

Oui, Mademoiselle, j’étais à la porte ; il est monté dans un cabriolet de place.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Quel chemin a-t-il pris ?

JOSEPH.

Je ne sais, je n’ai pas fait attention.

MATHILDE, entrant.

Qu’est-ce donc, ma tante ? qu’y a-t-il ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Rien, chère amie ; c’est M. de Beauvoisis à qui je voudrais parler sur-le-champ.

Aux domestiques.

Que tous mes gens montent à cheval, qu’ils courent chez mon neveu, chez ses amis ; qu’on le trouve, quelque part qu’il soit ; qu’on lui dise que je l’attends ; que je veux le voir, tout de suite, à l’instant ; allez, et songez à l’amener avec vous.

Les domestiques sortent.

MATHILDE.

Eh ! mon Dieu ! ma tante ! je ne vous ai jamais vue dans une inquiétude pareille pour M. de Beauvoisis ; c’est donc bien important ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Oui ; laissez-moi, je vous en prie, je le veux ; ne puis-je être seule ?

MATHILDE.

Je m’en vais, ma tante, je m’en vais. Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a donc ?

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XX

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE, PHILIPPE

 

MADEMOISELLE D’HARVILLE, allant à Philippe qui est resté assis et accablé par la douleur.

Philippe, mon ami, revenez à vous, il nous sera rendu.

PHILIPPE.

Non, il n’a que du courage ; et son adversaire... ah ! mon pressentiment ne me trompe pas, je ne le verrai plus !

MADEMOISELLE D’HARVILLE, en larmes.

Frédéric ! notre fils !

PHILIPPE, la regardant, et lentement.

Voilà la première fois que ce mot vous échappe ; votre fils ! ah ! vous pleurez maintenant ! il est trop tard ! vous pleurez...

MADEMOISELLE D’HARVILLE, dans le plus grand trouble.

Eh bien ! Oui, dut ma honte éclater à tous les yeux, je l’aime de tout l’amour d’une mère ! Que de fois mes bras se sont ouverts pour le presser sur mon sein, pour l’appeler mon fils ! et se sont fermés de désespoir. Ah ! Philippe ! si tu avais pu lire dans mon cœur, si tu avais connu ses angoisses, ses combats, tu m’aurais pardonné, ma seule consolation était de m’occuper de lui, de préparer son avenir, de lui former une fortune.

PHILIPPE, avec amertume.

Une fortune, de l’argent ; oui, vous croyez, vous autres, que ça tient lieu de tout.

Il se lève.

C’est une mère qu’il fallait lui donner.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, d’un ton suppliant.

Épargnez-moi.

PHILIPPE.

Vous l’aimiez ! il n’en a rien su.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, suppliant.

Philippe !

PHILIPPE.

Il mourra, sans avoir reçu un embrassement de sa mère.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Philippe !

PHILIPPE, avec force.

C’est votre orgueil, c’est vous qui l’avez tué.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, se cachant la figure.

Ah ! Dieu ! non, non, il ne mourra pas, le ciel aura pitié de nous. Mathilde, ma fortune, ma vie, je donne tout, si l’on me rend mon Frédéric, si l’on me rend mon fils.

PHILIPPE.

Il est bien temps.

Après un moment de silence.

Écoutez.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, regardant Philippe, qui prête l’oreille du côté de la rue.

Eh bien ! qu’avez-vous ?

PHILIPPE.

Chut ! écoutez, c’est le bruit d’une voiture.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, avec anxiété.

Elle s’arrête à ma porte.

Ils se regardent en silence, et se donnent la main pour se soutenir. Mademoiselle d’Harville, tremblante, à Philippe.

Eh bien ! pourquoi trembler ? c’est lui, c’est Frédéric.

PHILIPPE, d’une voix éteinte.

Que l’on ramène expirant, peut-être.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

C’est trop souffrir, je veux savoir à l’instant...

Elle s’élance vers la porte et rencontre Mathilde.

 

 

Scène XXI

 

MADEMOISELLE, D’HARVILLE, MATHILDE, PHILIPPE

 

MATHILDE, entrant vivement, et avec joie.

Ma tante, ma tante ! rassurez-vous, le voici.

PHILIPPE et MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Qui donc ?

MATHILDE, avec joie.

Votre neveu, monsieur de Beauvoisis.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, tombant dans un fauteuil.

Ah ! je succombe.

MATHILDE.

Comment ! vous ne demandiez que lui, et quand il arrive... Ah ! mon Dieu ! venez à son secours, monsieur Philippe.

Le regardant.

Ah ! vous me faites peur.

PHILIPPE.

Il vient, dites-vous ; tant mieux, il me tuera, ou j’aurai sa vie.

Il remonte la scène, Mathilde cherche à l’arrêter.

MATHILDE.

Philippe !

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Arrêtez !

Beauvoisis paraît à la porte du fond.

TOUS.

C’est lui !

 

 

Scène XXII

 

MADEMOISELLE, D’HARVILLE, MATHILDE, PHILIPPE, BEAUVOISIS

 

PHILIPPE, accablé.

Il est seul ! plus de doute.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Je me meurs.

BEAUVOISIS, gaiement.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? vous voilà tous pâles et consternés.

S’approchant de mademoiselle d’Harville.

Vous saviez donc ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Nous savions tout.

BEAUVOISIS.

Et vous aviez peur pour moi ? Quelle bonté ! Calmez-vous ma chère tante ; me voilà...

PHILIPPE, allant à lui avec douleur.

Et Frédéric ?

MATHILDE, avec effroi.

Frédéric.

PHILIPPE, avec rage.

Sortons.

BEAUVOISIS, étonné.

Hein ! qu’est-ce qu’il y a ?

PHILIPPE, de même.

Suivez-moi.

BEAUVOISIS.

Pour aller à son secours ? c’est inutile, sa blessure n’est presque rien.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Que dites-vous ?

MATHILDE.

Sa blessure ?

PHILIPPE, avec joie.

Il n’est que blessé ?

BEAUVOISIS.

Très légèrement, contre mon habitude.

TOUS.

Est-il possible ?

PHILIPPE, prêt à l’embrasser.

Ah ! Monsieur, ne me trompez-vous pas ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Vous ne l’avez pas tué ?

BEAUVOISIS.

Moi ! par exemple ! S’il avait été de ma force, il y avait mille à parier contre un que cela lui serait arrivé ; mais comme c’est un maladroit qui n’y entend rien, c’est lui, au contraire, qui a failli me...

PHILIPPE.

Comment ?

BEAUVOISIS.

Je l’avais d’abord blessé à la main... une égratignure, une misère... et je m’arrêtai, en lui disant : « C’est bien, Monsieur, en voilà assez. – Assez ! s’est-il écrié en reprenant son épée ; non pas, s’il vous plaît : il faut que l’un de nous reste sur la place, défendez-vous ! » Et il se précipite sur moi comme un furieux, sans grâce, sans méthode, ce qui est insoutenable pour quelqu’un qui se bat par principes ; et au moment où je lui crie en riant de mieux tenir son épée, il me fait sauter la mienne.

PHILIPPE.

Il vous a désarmé !

BEAUVOISIS.

Contre toutes les règles.

Air de la Sentinelle.

Mais j’en conviens, lors, en homme d’honneur
Il s’est conduit ; et s’il n’est pas habile,
Ses procédés égalent sa valeur.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, à part.

Je reconnais là le sang des d’Harville.

BEAUVOISIS.

« Oui, je voulais qu’un de nous succombât,
« M’a-t-il dit : mais, quelles que soient nos haines,
« Tout finit avec le combat. »

PHILIPPE, à part.

J’ me reconnais. Du vieux soldat
Le sang coule aussi dans ses veines.

 

 

Scène XXIII

 

MADEMOISELLE, D’HARVILLE, MATHILDE, PHILIPPE, BEAUVOISIS, FRÉDÉRIC, le poignet entouré d’un mouchoir noir

 

TOUS, courant au-devant de lui.

Frédéric !

FRÉDÉRIC, se jetant dans les bras de Philippe.

Mon ami, mon p...

PHILIPPE, l’interrompant.

C’est bien, c’est bien !

À part, le regardant avec orgueil.

Mon fils ! c’est là mon fils.

FRÉDÉRIC.

Vous me pardonnez...

MATHILDE, qui s’est approchée.

Non pas, moi, Monsieur, nous avoir fait une telle frayeur !

FRÉDÉRIC.

Mathilde !

MADEMOISELLE D’HARVILLE, à part, et seule à l’autre bout du théâtre.

Et moi, il ne me dit rien, il ne croit pas me devoir de consolations !

Haut, et passant entre Beauvoisis et Mathilde.

Frédéric !

FRÉDÉRIC, avec respect.

Ah ! pardon, Madame, ce n’est qu’en tremblant que j’ose reparaître devant vous.

MADEMOISELLE D’HARVILLE, d’une voix émue.

Pourquoi donc ? Croyez-vous que je n’aie par partagé les inquiétudes que vous donniez tous deux ? N’y allait-il pas de ce que j’ai de plus cher au monde ?

Elle regarde Philippe.

BEAUVOISIS, s’inclinant.

Vous êtes bien bonne, ma tante. Il est sûr qu’il a rendu là un grand service à la famille...

MADEMOISELLE D’HARVILLE, saisissant son idée.

Oui ; aussi, nous devons le reconnaître d’une manière digne de nous. Mon neveu, nous avions parlé plusieurs fois de votre mariage avec Mathilde ; mais j’ai cru découvrir le fond de sa pensée.

MATHILDE.

À moi, ma tante ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Oui ! j’ai cru voir que, comme sa mère, elle préférait un mariage d’inclination à un mariage de convenance ; et, pour acquitter les dettes de la famille, j’ai résolu, si elle y consentait, de la donner à celui à qui vous devez la vie.

FRÉDÉRIC et MATHILDE.

Il serait vrai ! quel bonheur !

BEAUVOISIS, à part.

Par égard pour moi, une héritière de quatre-vingt mille livres de rente ! Décidément ma tante m’aime trop.

En ce moment Philippe passe auprès de mademoiselle d’Harville.

MADEMOISELLE D’HARVILLE,
à Philippe, qui est venu auprès d’elle.

Et de plus, je ferai pour Frédéric ce que je dois faire.

Bas.

Mais après moi, Philippe.

PHILIPPE, la regardant.

Mais qu’avez-vous ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE, bas.

Que je voudrais l’embrasser !

PHILIPPE, bas.

Eh bien ! qui vous en empêche ?

MADEMOISELLE D’HARVILLE, bas.

Je n’ose pas.

PHILIPPE, bas.

Vous n’osez pas ! vous devez être bien malheureuse !

À Frédéric.

Eh bien ! mon... mon cher... monsieur Frédéric, vous voilà avec une belle fortune, une jolie femme. Comment ! vous ne remerciez pas celle à Qui vous devez tout cela ?

FRÉDÉRIC, baisant les mains de mademoiselle d’Harville.

Ah ! ma vie entière ne suffira pas...

PHILIPPE, le poussant.

Eh non ! morbleu ! pas ainsi ; dans ses bras ; Mademoiselle le permet.

Mademoiselle d’Harville l’embrasse avec la plus vive émotion.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Philippe, vous les suivrez.

PHILIPPE.

Oui, Mademoiselle, je ne les quitte plus.

MADEMOISELLE D’HARVILLE.

Et quant à votre fortune...

PHILIPPE, avec âme.

Moi ! je n’ai plus besoin de rien ; je suis heureux et plus riche que vous tous.

Lui montrant son fils et Mathilde.

Regardez. 

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