Le Parrain (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Charles-Gaspard DELESTRE-POIRSON)

Comédie en un acte et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 23 avril 1821.

 

Personnages

 

M. GODARD, marchand rubanier

M. DURAND, rentier

M. LE COMTE DE HOLDEN

MADAME DE SAINT-ANGE, femme d’un banquier

MADAME BENOIST, belle-mère de M. Godard

MADAME PRUDENT, sage-femme

MADAME RENARD, voisine

MADAME DUROZEAU, voisine

DUBOIS, chasseur de madame de Saint-Ange

UN VALET DU COMTE DE HOLDEN

UNE FEMME DE CHAMBRE

 

Le théâtre représente l’arrière magasin de M. Godard.

 

À travers les vitrages, qui sont au fond, on aperçoit la boutique, et par suite la rue. Une porte à droite. Une porte à gauche.

 

 

Scène première

 

M. GODARD, MADAME BENOIST, MADAME RENARD, MADAME DUROZEAU

 

Au lever du rideau, M. Godard est devant une table, et écrit. Mesdames Benoist, Renard et Durozeau sont assises à gauche, et travaillent à la layette en causant.

M. GODARD, écrivant.

« M. Godard, marchand rubanier, rue Saint Denis, a l’honneur de vous faire part que madame Godard, son épouse, vient d’accoucher heureusement d’un garçon. La mère et l’enfant se portent bien. » Voilà le cent soixante-treizième ; j’en ai la main fatiguée.

MADAME BENOIST.

C’est comme je vous le dis, ma chère madame Renard, ce petit garçon-là me ressemble à s’y méprendre. Ce n’est pas parce que je suis sa grand’mère ; mais c’est tout mon portrait.

M. GODARD.

Laissez donc, il a tout mon profil.

MADAME RENARD.

C’est-à-dire celui de votre femme ; ou plutôt voulez-vous que je vous dise à qui il ressemble ? à M. Durand, ce vieux garçon qui demeure ici dans la maison au premier.

M. GODARD, se levant.

Qu’est-ce que vous dites-la, madame Renard ? Point de pareilles plaisanteries, s’il vous plaît.

MADAME RENARD.

Je le dis, parce que c’est frappant.

M. GODARD.

C’est ce qui vous trompe, entendez-vous ! Mon fils me ressemble, et il doit me ressembler, parce qu’enfin... Je sais ce que je dis, et ce n’est pas après douze ans de mariage...

MADAME BENOIST.

Allons, n’allez-vous pas vous fâcher, mon cher Godard ?

M. GODARD.

Non, c’est qu’on sait combien j’ai d’affaires aujourd’hui. Mes billets de faire part qui ne sont pas finis ; le parrain de mon fils qui n’est pas encore trouvé ; l’accouchée qui veut que je lui fasse un cadeau ; une lettre de change à payer ce matin, et l’enfant qui ne tette pas. Et c’est au milieu de ces tracas de toute espèce qu’on vient me rompre la tête de M. Durand ; M. Durand que nous connaissons à peine, qui a quelquefois salué ma femme sur l’escalier, et qui n’a jamais fait que la regarder.

MADAME RENARD.

Eh bien ! c’est ce que je voulais dire un regard.

TOUTES LES FEMMES.

Sans doute c’est un regard.

MADAME BENOIST.

Eh ! oui, mon gendre, cela se voit tous les jours. Il n’y a rien de plus raisonnable et de plus tranquillisant que les regards. Demandez à ces dames. Mais vous voilà toujours affairé, toujours effrayé du moindre embarras, et vous donnant toujours beaucoup de mal sur place, sans faire un pas pour en sortir. Voyons le plus pressé. Vous occupez-vous du parrain ?

M. GODARD.

Eh ! non, puisque voilà trois de mes parents et amis intimes qui ont refusé tout net. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien cet enfant-là me donne de peine. Un enfant frais et vermeil qui est tout mon portrait.

MADAME BENOIST.

Eh ! il ne s’agit pas de cela. Quant à la marraine, elle ne sera pas difficile à trouver. On sait que pour le premier enfant, c’est toujours la grand’mère, c’est de droit.

M. GODARD.

Du tout, du tout ; le choix est déjà fixé, la proposition a été faite et acceptée.

MADAME BENOIST.

Voilà, par exemple, ce que je ne souffrirai point, n’est-il pas vrai, Mesdames ?

M. GODARD.

Allons, n’allez-vous pas encore me mettre un nouvel embarras sur les bras ? Vouloir que je fasse un affront à madame de Saint-Ange, la femme d’un banquier ! Un banquier de la rue du Mont-Blanc ! Ma meilleure pratique ! Certainement, mesdames, quand la Chaussée d’Antin est assez bonne pour venir rue Saint-Denis, on doit s’estimer trop heureux.

MADAME BENOIST.

Oui, une femme à équipage qui sera marraine de votre fils ! Et Dieu sait comme on va jaser ! Parce que vous sentez bien que les grandes dames... Si je vous racontais à ce sujet l’histoire que nous a dite hier madame Prudent, la sage-femme...

TOUTES LES FEMMES, se levant et écoutant.

Une histoire !

 

 

Scène II

 

M. GODARD, MADAME BENOIST, MADAME RENARD, MADAME DUROZEAU, MADAME PRUDENT

 

MADAME PRUDENT.

Monsieur Godard ! monsieur Godard !

MADAME BENOIST.

Eh ! tenez, voilà madame Prudent qui va vous la raconter elle-même.

MADAME PRUDENT.

Ah ! mon histoire du beau jeune homme inconnu ; je vous la dirai tout à l’heure. Mais je viens avant tout annoncer une bonne nouvelle à monsieur Godard : son fils sera baptisé.

M. GODARD.

Comment, madame Prudent, vous auriez trouvé un parrain ?

MADAME PRUDENT.

Où en seriez-vous sans moi ? Mais quand j’entreprends quelque chose... Ah ! mesdames, quel état que celui de sage-femme ! Un état continuel de silence et de discrétion, la consolation de l’humanité, l’espoir des familles et la providence des nourrices ?

M. GODARD.

Vous dites donc que vous avez...

MADAME PRUDENT.

Un parrain magnifique, un garçon riche, aimable, galant, et que vous avez sous la main ; car il demeure dans la maison, au premier ; en un mot, c’est M. Durand.

TOUS.

Comment ! M. Durand ?

MADAME PRUDENT.

Oui ; je viens d’arranger cela avec sa gouvernante, mademoiselle Babet, que je connais de longue main, et qui s’est chargée de la négociation. C’est une affaire faite, parce qu’un vieux garçon ne peut pas avoir d’autre avis que celui de sa gouvernante.

M. GODARD.

Hum ! hum ! je vous avouerai que M. Durand...

MADAME PRUDENT.

Vous ne pouvez pas mieux choisir. Un homme seul, tranquille, qui n’a ni enfant ni famille, et qui peut un jour adopter votre fils, ou le coucher sur son testament : avec les gens riches il y a toujours de la ressource ; c’est comme mon bel inconnu dont je vous parlais tout à l’heure. Croiriez-vous qu’il m’a donné vingt-cinq louis pour être venu me réveiller avant-hier à minuit, et m’avoir menée dans une belle voiture, dans un bel hôtel, où une jeune dame venait de mettre au monde une petite fille charmante. Je vous raconterai tout cela en détail ; et quoique M. Durand n’ait ni équipage, ni bel hôtel, savez-vous qu’il a douze mille livres de rentes !

TOUT LE MONDE.

Douze mille livres de rentes !

M. GODARD.

Oui ; mais ce que disait tout à l’heure madame Renard, ça peut faire jaser.

MADAME BENOIST.

On ressemble à qui on peut.  S’il fallait s’inquiéter de cela.

M. GODARD.

Vous croyez ? Il me semble alors qu’en qualité de père de l’enfant, je dois me présenter moi-même au parrain, et lui faire une visite.

TOUTES.

Mais il n’y a pas de doute.

M. GODARD.

Encore une chose à faire. Je vous dis que j’en perdrai la tête. Eh ! vite, madame Prudent, mes gants ; et puis il faudra envoyer quelqu’un chez madame de Saint-Ange, la marraine, rue du Mont-Blanc, pour la prévenir des noms et du choix du parrain.

S’impatientant.

Eh bien ! madame Prudent, mes gants, mon chapeau. Il est sûr que M. Durand s’attend à ma visite.

MADAME PRUDENT.

Eh ! tenez, le voici lui-même qui vient vous déclarer qu’il accepte.

M. GODARD, aux femmes.

Ah ! mon Dieu ! ôtez donc ces langes et ces brassières qui sont sur tous les fauteuils ; ça n’est pas décent.

 

 

Scène III

 

M. GODARD, MADAME BENOIST, MADAME RENARD, MADAME DUROZEAU, MADAME PRUDENT, M. DURAND

 

M. GODARD.

Mon cher voisin, je me rendais chez vous pour vous remercier de l’honneur que vous nous faites.

MADAME BENOIST.

C’est un bonheur pour toute la famille.

M. DURAND.

Monsieur, Madame, certainement je suis bien sensible à votre politesse ; aussi, je suis descendu moi-même afin de vous dire...

M. GODARD,
l’interrompant vivement, ainsi que dans tout le reste de la scène.

C’est ce que je ne me pardonnerai jamais. C’était à moi de vous prévenir ; mais un jour comme celui-ci on a tant d’embarras, mon bon, mon cher Durand, combien

Lui prenant la main.

je suis heureux qu’une pareille cérémonie resserre encore les liaisons de voisinage et d’amitié qui nous unissaient déjà.

M. DURAND.

Mais comme c’est la première fois, que nous nous parlons...

M. GODARD.

C’est égal, vous êtes de la famille.

M. DURAND.

Mille fois trop de bontés ; mais comme je venais pour vous dire...

MADAME PRUDENT.

J’espère que vous m’en remercierez. C’est moi qui ai arrangé tout cela avec mademoiselle Babet ; et jugez donc quel bonheur, quel avantage, vous qui n’avez jamais eu d’enfants, d’en trouver un qui ne vous coûte rien, qui vous apportera un bouquet à votre fête.

MADAME BENOIST.

Et un compliment au jour de l’an.

M. GODARD.

Et les petites étrennes ; c’est charmant. Vous aurez tous les avantages de la paternité, et vous n’en aurez point comme nous les soins, les soucis, les tracas. Ah ça ! mon cher, point de gêne, point de façons, tout est désormais commun entre nous. Voilà comme je suis ; et surtout, je vous en prie, point de folie. Pour la marraine, vous ferez ce que vous voudrez

M. DURAND, impatienté.

Mais, Monsieur...

M. GODARD.

Mais pour ma femme, rien, je vous en prie que les bonbons, les bagatelles d’usage.

M. DURAND.

Mais daignez m’écouter, Monsieur, je vous déclare que je ne veux pas...

M. GODARD.

Et moi je le veux, ou sans cela nous nous fâcherons.

M. DURAND.

Mais encore une fois...

M. GODARD.

C’est arrangé comme cela, n’en parlons plus. Eh vite, ma belle-mère, Mesdames, voyez si l’on peut faire une visite à ma femme, à madame Godard.

Elles sortent.

Oh ! vous allez embrasser l’accouchée, et votre filleul donc. Madame Prudent, voyez si le petit est présentable. Ah ! mon Dieu ! et moi qui oubliais... voilà la clef de l’armoire pour prendre le pot de gelée de groseille que ma femme a demandé. Pardon mon cher compère ; mais j’ai tant de choses dans la tête ! Quant à votre commère je ne vous en parle pas, parce que je veux vous surprendre. La plus jolie marraine... mais je vous devais ça pour la bonté, la grâce avec laquelle vous avez daigné accepter. Adieu, mon cher ami, mon cher compère. Je cours à ma toilette.

L’embrassant.

Madame Prudent avait raison, notre parrain est un homme charmant.

 

 

Scène IV

 

M. DURAND, seul

 

C’est décidé, c’est une conspiration. Impossible de leur faire entendre que je refuse. De quoi diable aussi va se mêler madame Prudent, la sage-femme ? Vouloir que je sois parrain, moi qui ne l’ai été de ma vie, qui tremble à l’idée du moindre embarras. Je n’ai jamais demandé de places de peur des occupations, ce qui fait que je ne suis rien ; je n’ai jamais acheté de propriétés de peur de procès, ce qui fait que je suis rentier. Je n’ai jamais pris de femme de peur des inconvénients, ce qui fait que je suis célibataire. J’ai douze mille livres de rentes en portefeuille ou sur le grand livre. Je vais chez tout le monde sans que personne vienne chez moi, parce qu’un garçon n’est pas obligé de recevoir. Du reste, je suis bon citoyen. Je paie mon impôt de portes et fenêtres ; je monte ma garde ou je la fais monter, ce qui revient au même ; et je n’ai pas manqué une seule souscription volontaire, toutes les fois que j’y ai été forcé : ce n’est pas que je sois avare, il s’en faut ; je mange généreusement mon revenu, mais je me ferais un scrupule de dépenser un liard pour toute autre satisfaction que pour la mienne. Je loge seul, je dîne seul, je dors seul, et c’est en moi seul que j’ai concentré mes plus chères affections. On dira que c’est de l’égoïsme. Du tout, c’est de la reconnaissance ; et jusqu’à ce que j’aie rencontré quelqu’un qui ait pour moi l’amitié que je me porte, on me permettra de me donner la préférence. Ainsi je m’en vais écrire à tous les Godards, puisqu’avec eux il n’y a pas moyen de s’expliquer. C’est qu’ils sont capables de me relancer encore, et j’aurais peut-être aussitôt fait d’accepter. J’en serai quitte pour quelques cornets de bonbons. Ma foi, non ; la peine d’aller à l’église, mon filleul à tenir, madame Godard à embrasser ; en outre des fiacres à payer ; qu’est-ce qu’il m’en reviendrait ? Avec cela que j’ai des courses à faire ce matin ; ces trente mille francs que je voudrais trouver à placer avantageusement.

 

 

Scène V

 

M. DURAND, MADAME DE SAINT ANGE, DEUX DOMESTIQUES en livrée

MADAME DE SAINT-ANGE.

C’est bien ; attendez, ainsi que la voiture, j’aurai besoin de vous.

Elle donne quelques ordres à l’un de ses valets.

M. DURAND.

Eh mais ! je ne me trompe pas, c’est madame de Saint-Ange,  la femme de ce fameux banquier qui s’est chargé du nouvel emprunt. Belle opération ! S’il voulait me céder quelques actions, ce serait bien mon affaire.

MADAME DE SAINT-ANGE, achevant de donner ses ordres.

Tâchez de parler à M. le comte de Holden lui-même, s’il n’est pas encore parti. Dites-lui que nous savons tout, et que mon mari et moi lui offrons nos services et notre médiation, et revenez sur-le-champ, vous entendez.

Redescendant le théâtre, et apercevant M. Durand qui la salue.

Et le voilà, ce cher monsieur Durand ! Je m’attendais bien à le trouver ici. Mais en parrain galant, vous deviez me donner la main pour descendre de voiture.

M. DURAND.

Comment, Madame, vous seriez ?...

MADAME DE SAINT-ANGE.

Eh oui ! j’avais promis à Godard, mon marchand, d’être la marraine de son enfant. Ce n’est pas que j’eusse grande envie de tenir ma parole ; mais on vient de m’écrire que vous étiez de la partie, et cela m’a décidée.

M. DURAND.

Madame, je suis mille fois trop heureux.

À part.

Ne négligeons pas cette bonne occasion.

Haut.

Oserais-je vous demander comment se porte M. de Saint-Ange ?

MADAME DE SAINT-ANGE.

Mais je ne sais pas trop ; je ne le vois plus ; il ne sort pas de ses bureaux.

M. DURAND.

Je conçois. Ce nouvel emprunt l’occupe beaucoup ; une belle affaire qu’il a faite là ! Je comptais incessamment lui rendre ma visite, ainsi qu’à vous, Madame.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Voilà une idée admirable. Mais il faut dîner avec nous, c’est le seul moyen de trouver mon mari ; et tenez, aujourd’hui même, après la cérémonie, je vous emmène. Oh ! il faut vous résigner. Vous voilà mon chevalier pour toute la journée.

M. DURAND.

Je n’ai garde de refuser une pareille bonne fortune.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Parlons un peu de notre baptême. Connaissez-vous la famille Godard ? Non, vous ne vous en souciez pas beaucoup, ni moi non plus ; mais je suis folle des baptêmes ; j’aime cette pompe bourgeoise, l’importance du bedeau, l’empressement du mari, la gravité de la nourrice, l’air de fête répandu sur toutes les physionomies : c’est bien plus gai qu’un mariage. D’abord l’acteur principal n’a aucune inquiétude sur le rôle qu’il va remplir ; et si le père ou quelque parent s’avise de penser pour lui à l’avenir, il se le représente toujours paré des plus riantes couleurs. Cet enfant-là sera peut-être un jour un poète, un héros ; qui sait même ? un notaire, un agent de change. Qu’est-ce que cela coûte ? il n’y a pas de charge à payer. Tandis qu’un jour de noces, on n’a que deux chances à prévoir : sera-t-on heureux ? ne le sera-t-on pas ? et bien souvent on peut parier à coup sûr. Oh ! je préfère les baptêmes ; et, pour ma part, j’aime mieux être marraine dix fois que mariée une seule.

M. DURAND.

C’est exactement comme moi.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Oh ! mais vous, je vous devine ; vous allez faire des extravagances. Les vieux garçons d’abord sont toujours trop généreux ; vous surtout qui êtes riche : mais je viens exprès vous empêcher de faire des folies.

M. DURAND.

Rassurez-vous, ce n’est nullement mon intention ; mais je vous avoue que, n’ayant jamais été parrain, j’ignore totalement les usages.

MADAME DE SAINT-ANGE.

C’est bien ; ne vous mêlez pas de cela, vous feriez tout de travers. Je me charge de vous guider.

Ouvrant un riche agenda.

J’ai déjà fait une petite note des choses indispensables.

M. DURAND.

Que de bontés !

MADAME DE SAINT-ANGE.

D’abord rien pour moi, je vous en prie ; ce n’est qu’à cette condition-là que je consens à être marraine. Oh ! non, je vous le déclare, je ne veux absolument rien que ce qui est de rigueur, la petite corbeille le sultan. N’allez pas surtout vous aviser d’en prendre un de mille francs, c’est une duperie ; ceux de cinq cents produisent autant d’effet et vous feront autant d’honneur ; car vous sentez que c’est pour vous.

M. DURAND.

Qu’est-ce que vous me dites-là ?

MADAME DE SAINT-ANGE, froidement.

Oh ! vous pouvez vous en rapporter à moi. Ainsi, nous mettons cinq cents francs. Quant à l’accouchée, c’est différent ; avec elle vous ne pouvez vous dispenser de faire un cadeau.

M. DURAND.

Oui, la petite timbale...

MADAME DE SAINT-ANGE.

En vermeil. Les six tasses pareilles, la cafetière, la crémière, la théière, le sucrier ; cela fera un fort joli déjeuner, et nous trouverons cela presque pour rien chez Mellério, à la Couronne de fer.

M. DURAND.

Ah ! mon Dieu !

MADAME DE SAINT-ANGE.

Nous prendrons les bonbons rue Vivienne, les gants chez madame Irlande, et les flacons chez Laurençot, Palais-Royal. Je n’ai pas mis dans notre budget les étrennes à la garde, à la nourrice, aux domestiques de la maison, au bedeau, au sacristain et au sonneur, des pièces de 20 francs, parce que tout cela est de rigueur, et que cela va sans dire.

M. DURAND, à part.

Miséricorde !

Haut.

Certainement, Madame, tout cela me paraît fort convenable.

MADAME DE SAINT-ANGE, d’un air de satisfaction.

Oui, n’est-ce pas ? ce sera bien.

M. DURAND.

J’approuverais très volontiers votre petit budget, comme vous dites, si le baptême se faisait demain ; mais c’est pour aujourd’hui, dans une heure,  et il est impossible que tout cela puisse être prêt.

MADAME DE SAINT-ANGE.

N’est-ce que cela ? soyez tranquille.

Appelant.

Dubois !

DUBOIS, entrant.

Madame, M. le comte de Holden n’est plus à Paris, on assure qu’il est parti pour la Belgique.

MADAME DE SAINT-ANGE.

J’en suis désolée ;

À Durand.

un ami à nous qui est engagé dans une fort mauvaise affaire, et à qui j’aurais voulu rendre service ; mais il n’est plus temps. Tenez, prenez cette liste, montez dans ma voiture qui est restée à la porte, et faites les différents achats qui sont indiqués : rue Vivienne, Palais-Royal, rue Saint-Honoré ; tout cela est dans le même quartier. À Paris, c’est charmant, en moins d’une heure, on a tout ce qu’on veut ; on paie un peu plus cher, et voilà tout... Ah ! Dubois, vous porterez les mémoires chez monsieur, justement il loge dans la maison.

Dubois sort.

M. DURAND.

Oui, cela se rencontre à merveille.

À part.

Ah ! mon Dieu, il y va.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

M. DURAND.

Rien ; c’est qu’il me semble que M. Godard tarde bien, et vous croyez que le... je veux dire le... montant des mémoires.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Ah ! le petit total ? ça ne passera pas mille écus, c’est tout ce qu’il y a de plus modeste. Baptême de seconde classe.

M. DURAND.

Où me suis-je fourré ! trois mois de mon revenu pour la famille Godard ! maudite sage-femme !

 

 

Scène VI

 

M. DURAND, MADAME DE SAINT ANGE, M. GODARD

 

M. GODARD.

Je vois le parrain et la marraine qui sont réunis. Me sera-t-il permis, Madame, de vous présenter mes respects ?

MADAME DE SAINT-ANGE.

Bonjour mon cher Godard, comment va votre femme ?

M. GODARD.

Elle attend, Madame, l’honneur de votre visite.

MADAME DE SAINT-ANGE.

C’est bien.

À Durand.

Pour quelle heure avez-vous commandé les voitures ?

M. DURAND, étonné.

Comment, Madame, les voitures ?

MADAME DE SAINT-ANGE.

Eh ! oui, ne savez-vous pas qu’il en faut ? Vous aviez raison, vous ne vous doutez pas des usages, et vous êtes bien heureux de m’avoir.

Appelant.

Holà ! quelqu’un.

M. GODARD.

Gervais ! Gervais ! c’est mon garçon de boutique, un gaillard fort intelligent.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Il faut à l’instant même courir chez le premier loueur de voitures et demander six remises, entendez-vous ? six grandes berlines. Vous les prendrez à la journée, et que dans un instant elles soient à la porte.

M. DURAND.

Mais permettez donc ! il me semble que l’église étant à deux pas, nos équipages seront tout à fait inutiles.

MADAME DE SAINT-ANGE.

D’accord ! on ne s’en servira pas, mais il faut qu’on les voie dans la rue ; c’est de rigueur.

M. DURAND.

Ah ! c’est de rigueur.

À part.

Six berlines ! Moi qui vais toujours à pied. Ah ! la maudite sage-femme ! elle me le paiera.

M. GODARD, se frottant les mains.

Six voitures dans la rue, quel bonheur ! Ça ira jusqu’à la boutique du bonnetier, qui ne peut me souffrir.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Oh ! monsieur Durand fait bien les choses ; mais ce n’est rien encore, vous verrez son cadeau à l’accouchée.

Bas à Godard.

Un superbe déjeuner en vermeil. Oh ! à votre place je ne serais pas tranquille.

À Durand.

Allons, donnez-moi la main et venez voir cette pauvre petite femme ;

Bas.

nous allons trouver la nourrice, la garde, les grands parents ; un monde et une chaleur, c’est affreux ! Je ne peux pas souffrir les chambres d’accouchées.

M. GODARD.

Mille pardons si je né vous conduis pas ; quelques affaires indispensables, cette robe de baptême, la toilette de l’enfant... Je suis à vous, Madame.

Durand et madame Saint-Ange entrent dans la chambre voisine.

 

 

Scène VII

 

M. GODARD, seul

 

Je ne sais pas moi, ce monsieur Durand ne m’a plus l’air si aimable ; je lui trouve une physionomie sournoise et mystérieuse, et puis ce superbe déjeuner en vermeil, que du reste il est impossible de refuser ; tout cela me... Il ne manquerait plus que cela ; être jaloux un jour où j’ai tant d’occupations.

 

 

Scène VIII

 

M. GODARD, LE COMTE DE HOLDEN

 

LE COMTE.

N’est-ce point ici monsieur Godard, négociant ?

M. GODARD.

Moi-même, monsieur.

LE COMTE.

C’est un effet de quatre mille francs, payable au porteur.

M. GODARD, à part.

Ah ! mon Dieu monsieur Vanberg le négociant hollandais, qui m’avait promis de ne point le mettre en circulation et d’attendre à demain.

Haut.

Monsieur, certainement vous serez payé, j’ai les fonds, mais dans ce moment cela me gênerait beaucoup, et si vous pouviez attendre seulement a demain matin.

LE COMTE.

C’est avec grand plaisir que j’accéderais à votre demande ; mais je suis obligé de partir dans deux heures pour la Belgique, et cet argent m’est nécessaire pour mon voyage.

M. GODARD, à part.

Comment faire, et à qui s’adresser ? Les négociants mes confrères, il ne faut pas y penser. Eh parbleu ! j’ai là le parrain de mon fils ; en le tenant sur les fonts baptismaux, il contracte l’obligation de le défendre, de le protéger ; c’est un second père, et mes intérêts deviennent les siens.

Au comte.

Monsieur, donnez-vous la peine de vous asseoir ;

À part.

il est riche ; il est à son aise, et quand je le prierai de m’avancer cette somme-là pour quelques heures, il ne peut pas me refuser sans manquer à la délicatesse, après tout ce que nous faisons pour lui.

Au comte.

Je suis à vous, et avant un quart d’heure vous aurez votre argent.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, seul

 

Ce pauvre homme, cela le gêne ; je le vois, mais s’il savait dans quel embarras je me trouve. Obligé de partir dans deux heures, et ne savoir à qui laisser mon enfant, en quelles mains le confier. J’ai couru chez cette madame Prudent qui m’avait déjà servi ; c’est comme un fait exprès : disparue depuis deux jours, on ne l’avait pas vue chez elle.

 

 

Scène X

 

LE COMTE, MADAME PRUDENT, sortant de l’appartement à gauche et ayant l’air de parler à un enfant

 

MADAME PRUDENT.

Pauvre petit, comme il dort bien !

Se retournant et apercevant le comte.

Ah, mon Dieu ! c’est mon jeune homme, mon bel inconnu !

LE COMTE.

Madame Prudent ! c’est le ciel qui me l’envoie.

MADAME PRUDENT.

Qui vous amène ici ?

LE COMTE.

Vous le saurez plus tard. J’ai besoin de vos services, et je puis, je crois, compter sur votre discrétion.

MADAME PRUDENT.

Comment donc, Monsieur, vous pouvez être sûr... Est-ce que cette jeune et jolie dame serait indisposée ? elle avait l’air bien souffrant, mais on ne peut pas tout avoir, la richesse et la santé.

LE COMTE.

Elle se porte très bien ; mais les moments sont précieux. Qu’il vous suffise de savoir que je suis étranger ; je suis Belge. Un mariage secret contracté avec une jeune personne que j’adorais a irrité contre moi une famille puissante. On m’accuse de séduction, de rapt, et je cours risque d’être arrêté.

MADAME PRUDENT.

Serait-il possible !

LE COMTE.

Dans deux heures je pars pour la Belgique, je vais tout avouer à mon père, le comte de Holden, qui peut seul arranger cette affaire et apaiser les parents de ma femme. Mais je ne peux pas emmener avec moi un enfant de trois jours, et c’est à vous que je veux le confier.

MADAME PRUDENT.

À moi, Monsieur !

LE COMTE.

Oui, ma chère madame Prudent, jusqu’à mon retour, c’est pour une semaine tout au plus,

Lui donnant une bourse.

et croyez que vous recevrez encore d’autres marques de ma reconnaissance ; mais il n’y a pas de temps à perdre, ma petite fille est avec on domestique de confiance, ici à deux pas, dans ma voiture. Vous allez la prendre.

MADAME PRUDENT.

J’y vais à l’instant.

Montrant la droite.

Il y a de ce côté une porte qui donne sur la rue, je fais entrer l’enfant par là, je le place dans cet appartement où personne n’a affaire, et dans une heure je l’emporte chez moi où vous le trouverez à votre retour.

LE COMTE.

À merveille. Ah ! encore un mot. La mère désire que son enfant soit baptisé le plus promptement possible, ainsi chargez-vous de tous ces soins-là. Choisissez-moi un parrain ; qui vous voudrez, pourvu que ce soit un honnête homme, et que la chose se fasse promptement et sans bruit.

MADAME PRUDENT.

Soyez tranquille, j’ai quelqu’un qui demeure ici près, et que je vais prévenir en descendant, le commis de monsieur Godard, un excellent garçon qui vous rendra ce service-là et dont vous serez content, parce que, moi, quand je réponds de quelqu’un... et du reste vous pouvez compter que le zèle et la discrétion...

À part, en s’en allant.

Dieu ! quelle journée ! un mariage secret, un enfant que l’on me confie, deux baptêmes, deux parrains  et du mystère, voilà-t-il de quoi jaser.

Elle sort en courant.

 

 

Scène XI

 

LE COMTE, seul

 

Allons, je respire un peu, me voilà plus tranquille.

Apercevant une plume et de l’encre.

Prévenons ma chère Hippolyte de ce que je viens de faire ; je crois que j’ai le temps, car on ne se presse pas beaucoup de m’apporter le montant de ma lettre de change.

Il se met à la table et écrit.

 

 

Scène XII

 

LE COMTE, M. DURAND, sortant de la chambre de madame Godard, un bouquet à la main

 

M. DURAND.

Je dis que quand une fois on est embourbé, tous les efforts que l’on fait pour sortir d’un mauvais pas ne font que vous y enfoncer encore davantage. Ce Godard, qui s’avise de m’emprunter de l’argent, et madame de Saint-Ange : « Comment donc, c’est trop naturel ! C’est au parrain et à la marraine, cela nous regarde tous les deux, n’est-ce pas, mon cher Durand ? » Qu’elle parle pour elle ; son mari est banquier, il est riche ; mais moi ! Malheureusement je ne pouvais pas objecter que je n’avais pas d’argent comptant, puisqu’un instant auparavant je lui avais touché un mot de ces trente mille francs, que je ne sais comment placer.

Contrefaisant une voix de femme.

« Quel plus bel usage pouvez-vous faire de vos capitaux ! » Un joli placement, quatre mille francs à fonds perdus sur la tête du petit Godard, mon filleul. Je sais bien que cela me rentrera ; mais c’est toujours très désagréable, et je n’ai pas été fâché de venir payer moi-même, afin d’avoir le titre entre les mains.

Regardant autour de lui.

Il me semble que ce doit être ce monsieur qui écrit.

Au comte.

Monsieur, n’êtes-vous pas le porteur d’une lettre de change ?

LE COMTE.

De quatre mille francs, acceptée par monsieur Godard ; la voici.

Il remet la lettre de change à Durand, qui la regarde et la met soigneusement dans son portefeuille.

Monsieur, je le vois, est le caissier de monsieur Godard ?

M. DURAND.

Mais à peu près.

Lui donnant des billets de banque.

Vous voyez que c’est tout comme, ou plutôt j’ignore ce que je ne suis pas dans la maison ; car, Dieu merci, c’est sur moi que tout retombe. Tel que vous me voyez, Monsieur, je suis parrain et malgré moi encore.

LE COMTE, souriant.

Quoi, Monsieur, vous êtes parrain ?

M. DURAND.

Eh ! oui, c’est madame Prudent, une maudite sage-femme, qui est cause de tout cela.

LE COMTE.

Ah ! la sage-femme : elle n’a pas perdu de temps.

Prenant la main de Durand.

Je guis enchanté que ce soit vous.

M. DURAND.

Qu’est-ce qu’il a donc, à présent ?

LE COMTE.

J’ose dire que vous ne vous en repentirez pas ; nous nous reverrons un jour, et quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître, je prends la liberté de vous demander une grâce qui vous paraîtra de peu d’importance, et qui en a beaucoup pour moi. Quel nom comptez-vous donner à l’enfant ?

M. DURAND.

Quel nom ! Ma foi, ça m’est égal, qu’on l’appelle comme on voudra.

LE COMTE.

À merveille Eh bien ! Monsieur, puisque cela ne vous fait rien, je vous prie de vouloir bien l’appeler Rose-Ernestine-Hippolyte.

M. DURAND.

Rose-Ernestine. Y pensez-vous, c’est un garçon ?

LE COMTE.

Du tout, Monsieur, on ne vous aura pas dit, ou l’on se sera trompé ; mais qu’importe ? fille ou garçon je vous prie de l’appeler Rose-Ernestine-Hippolyte.

M. DURAND.

Ah çà ! Monsieur, que diable d’intérêt prenez-vous à tout cela, et qu’est-ce que ça vous fait ?

LE COMTE.

J’ai des raisons pour tenir à ces noms là, des raisons particulières que vous êtes trop galant homme pour me demander.

M. DURAND, à haute voix.

Quel soupçon ! Comment ? il serait possible ?

LE COMTE.

Chut ! chut ! je vous en conjure, j’ai le plus grand intérêt à ce que l’on ne se doute de rien.

M. DURAND.

Quoi, Monsieur, vous seriez ?...

LE COMTE.

Silence.

À voix basse.

Eh bien ! oui, Monsieur, c’est la vérité, cet enfant me touche de très près ; mais puisque madame Prudent s’est adressée à vous, je suppose que vous êtes homme d’honneur, et surtout discret. J’ai de la naissance, quelque crédit, de la fortune, j’aurai peut-être un jour le pouvoir de reconnaître un service, et vous verrez, Monsieur, que vous n’avez point obligé un ingrat.

Il sort en courant.

 

 

Scène XIII

 

M. DURAND, seul

 

Qu’est-ce que je viens d’apprendre ? Quoi ! madame Godard, une simple bourgeoise, qui donne aussi dans les grandes manières Le mari qui ne se doute de rien, la sage-femme qui est confidente, et moi qui me trouve mêlé dans tout cela, moi, qui ai toujours fui le bruit et le scandale. Comment en sortir à présent ? Il est de fait que ce jeune homme a un air très distingué ; mais s’il est aussi riche qu’il le dit,  pourquoi ne paye-t-il pas les lettres de change du mari ? Il me semble que ça le regarde plus que moi ; et ensuite pourquoi n’est-il pas le parrain ? Il ne connaît donc pas l’usage ?

 

 

Scène XIV

 

M. DURAND, M. GODARD, MADAME DE SAINT-ANGE, MADAME BENOIST,  MADAME DUROZEAU, PARENTS et PARENTES

 

M. GODARD, à la cantonade.

Oui, ma chère amie, oui, dès qu’il sera baptisé, nous te le rapporterons ; mais tiens-toi bien chaudement, je t’en prie.

M. DURAND, à part.

Ce pauvre Godard ! il me fait peine. Ce calme, cette tranquillité. Mariez-vous donc !

Haut, lui donnant une poignée de main.

Eh bien ! mon pauvre ami !

M. GODARD.

Eh bien, mon cher, tout va bien ! J’espère que vous êtes content. Un beau filleul gros et bien portant.

M. DURAND.

C’est donc décidément un garçon ?

M. GODARD.

Eh ! parbleu, qui est-ce qui en doute ?

M. DURAND, à part.

Alors, arrangez-vous. L’un dit une fille, l’autre un garçon. Ces deux Messieurs devraient s’entendre.

M. GODARD.

Allons, partons toutes les voitures sont à la porte.

MADAME BENOIST.

Oh mon Dieu ! et le nom de l’enfant ?

M. GODARD se frappant le front.

Le nom de l’enfant ; c’est pourtant vrai, nous n’y pensions pas. Comment l’appellerons-nous ?

MADAME DE SAINT-ANGE.

Moi, je n’ai pas d’avis, cela regarde la famille.

MADAME DUROZEAU.

Voulez-vous un joli nom ? Théophile, cela n’est pas commun.

M. GODARD.

Du tout ; je connais quelqu’un qui porte ce nom là et qui est borgne. Moi, c’est peut-être une idée ; je me suis toujours promis que si j’avais un fils, il s’appellerait Barnabé.

TOUTES.

Oh ! Barnabé ! quel vilain nom !

M. GODARD.

Comment, un vilain nom ! apprenez que c’est le mien, et que décidément mon fils s’appellera Barnabé.

MADAME BENOIST.

Du tout, du tout, j’ai ce qu’il vous faut ; le plus joli nom de l’almanach, un nom admirable et sonore, Théodore, et cela ira très bien, parce que, voyez-vous, on dira : où est Théodore ? qu’est devenu Théodore ? qu’on donne le fouet à Théodore.

M. GODARD.

Eh bien, on dira où est Barnabé ? qu’est devenu Barnabé ? qu’on donne le fouet à Barnabé ?

MADAME BENOIST.

Jamais mon petit fils ne s’appellera Barnabé.

M. GODARD.

Et jamais mon fils ne s’appellera Théodore, j’aimerais mieux qu’il ne fût pas baptisé.

MADAME BENOIST.

Et moi, qu’il n’eût jamais de nom !

M. GODARD, furieux.

C’est cela, un enfant anonyme ! quelle tournure cela aurait-il dans le quartier ?

M. DURAND.

Eh mais, calmez-vous ; n’y aurait-il pas moyen d’arranger cela, et d’en choisir un tout autre ?

M. GODARD.

Au fait, nous n’y pensions pas, combien je vous demande de pardons ! c’est Monsieur qui est le parrain, et c’est à lui de nommer.

TOUT LE MONDE.

C’est trop juste.

M. DURAND.

Eh bien, pour mettre d’accord tous les intéressés et ayant cause, car il paraît que dans cette affaire-ci il y en a plus qu’on ne croit, si nous appelions l’enfant Hippolyte ?

MADAME BENOIST, avec approbation.

Hippolyte, voilà ! j’allais le proposer.

M. GODARD.

Au fait, Hippolyte, c’est justement ce qu’il nous faut. Ça n’est pas trop... et en même temps c’est assez. Parbleu ! quand on l’aurait fait exprès... et puis j’ai idée que ma femme m’en parlait l’autre jour. Va donc pour Hippolyte.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Enfin voila la discussion terminée, ce n’est pas sans peine.

À Durand.

Allons, mon cher compère, ouvrons la marche et partons.

M. DURAND, mettant ses gants.

Oui, oui, partons vite, et revenons de même pour en être plutôt débarrassé.

Il se dispose à sortir par la gauche.

Hein ! quel est ce bruit, et que nous veut-on ?

 

 

Scène XV

 

M. DURAND, M. GODARD, MADAME DE SAINT-ANGE, MADAME BENOIST,  MADAME DUROZEAU, PARENTS et PARENTES, MADAME RENARD

 

MADAME RENARD, arrivant tout essoufflée.

Ah ! si vous saviez quel spectacle ! les dames de la halle qui sont sous la porte cochère avec des bouquets, et qui attendent le parrain.

M. DURAND, à part.

Allons, encore des pièces de vingt francs.

Haut à Godard.

Mon ami, je vous avoue que je n’entends rien au cérémonial usité en pareil cas, et que si je peux esquiver l’ambassade.

M. GODARD, lui montrant le fond.

Eh bien ! passons par la boutique.

MADAME DE SAINT-ANGE.

À la bonne heure.

Ils vont pour sortir par le fond ; on entend un roulement de tambours et un bruit de clarinettes.

M. GODARD.

Entendez-vous ? ce sont les tambours de la garde nationale ;  comme vous en faites partie...

M. DURAND.

Du tout je ne monte plus ma garde ; qu’ils s’adressent au mercier du coin qui la monte pour moi.

Regardant à travers les carreaux en reboutonnant son habit comme pour garantir son gousset.

C’est un guet-apens.

MADAME BENOIST.

Attendez, attendez.

Montrant l’appartement à droite.

Il y a ici une sortie qui donne sur la rue, presque en face de l’église.

Elle ouvre l’appartement.

MADAME DE SAINT-ANGE.

À merveille ! Allons, donnez-moi la main et partons. Eh bien ! où est donc la garde et l’enfant ?

M. GODARD.

Ah ! mon dieu ! oui. Où est donc l’enfant ? où est donc madame Prudent ? Comment, au moment de partir pour l’église ! Ces malheurs-là n’arrivent qu’à moi. Madame Prudent, madame Prudent ! Que diable est-elle allée faire, et où a-t-elle mis l’enfant ?

Grand désordre dans la famille.

MADAME BENOIST, qui est près de la porte à droite et qui écoute.

J’entends crier ; oui, il est là.

Elle entre dans le cabinet.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Eh bien ! c’est bon, nous allons le prendre en passant ;  vite, dépêchons-nous. Je passe la première.

Tout le monde sort par la droite.

M. GODARD.

Enfin, voilà le baptême qui est en marche.

MADAME DUROZEAU.

Comment, monsieur Godard, vous ne venez pas ?

M. GODARD.

Est-ce que je le puis ? Qui est-ce qui restera près de l’accouchée ? Est-ce que je n’ai pas toujours affaire ?

 

 

Scène XVI

 

M. GODARD, seul

 

Ouf ! les voilà partis, ce n’est pas sans peine ; que de mal a un père de famille !

Il arrange en pariant du vin et du sucre dans une timbale, et l’avale.

Hein ! qui est-ce qui vient là ?

 

 

Scène XVII

 

M. GODARD, UN VALET, en livrée étrangère

 

M. GODARD, au valet qui le regarde d’un air incertain.

Que voulez-vous, l’ami ? que demandez-vous ?

LE VALET.

Monsieur, je voudrais parler à une dame qui doit être ici.

M. GODARD.

Une dame !

LE VALET.

Oui, madame Prudent, une sage-femme.

M. GODARD.

Elle n’y est pas ; elle est sortie ; et Dieu sait où elle est allée. Eh bien ! pourquoi cet air étonné ? Qu’est-ce qu’il a donc ce garçon là ?

LE VALET.

C’est que je ne sais plus comment faire. Madame Prudent devait m’indiquer un monsieur pour qui j’ai une lettre, un monsieur dont je ne sais pas le nom, mais qui demeure dans la maison, et qui aujourd’hui doit être parrain.

M. GODARD.

Encore ce Durand ! et savez-vous ce qu’on lui veut ?

LE VALET, mystérieusement.

C’est de la part du père de l’enfant.

M. GODARD.

Hein !

LE VALET.

Oui, Monsieur est en bas dans la voiture qui l’attend pour l’emporter.

M. GODARD, à part.

L’emporter ! quelle trame abominable ! c’est bon, mon ami, C’est bon ; dites à votre maître d’attendre, je vais remettre la lettre à M. Durand dès qu’il sera revenu de l’église.

Le valet sort.

Quel coup de politique d’avoir intercepté ce billet ! Voyons vite...

Lisant.

« Mon cher Monsieur, et vous madame Prudent, je suis plus heureux que je n’aurais osé l’espérer, tout est pardonné. Envoyez-moi vite notre cher enfant dès qu’il sera baptisé ; son autre famille l’attend avec impatience pour le voir et l’embrasser et je veux leur présenter moi-même mon aimable Hippolyte ! » Son Hippolyte ! c’est bien cela. Quel complot infernal !ma tête s’y perd ; impossible d’y rien comprendre, sinon qu’il y a un autre père, une autre famille... que madame Godard, M. Durand, la sage-femme, s’entendent tous contre moi pour me tromper et m’enlever mon fils, ou plutôt, quand je dis mon fils, c’est-à-dire notre fils, car cette parenté-là devient si compliquée... mais il faut absolument que j’aie une explication avec madame Godard.

Il va pour entrer chez elle et s’arrête.

Voyons, conservons notre sang-froid, s’il est possible, et n’oublions pas que ma femme a sa fièvre de lait. Il faut d’abord que madame Godard m’explique pourquoi mon fils ressemble à M. Durand, parce qu’une fois que nous nous serons entendus là-dessus, nous saurons à quoi nous en tenir sur le déjeuner en vermeil, les déclarations ; mais les voici : morbleu ! nous allons voir.

À travers les carreaux du fond on voit passer le baptême, qui vient de la droite et entre à gauche.

 

 

Scène XVIII

 

M. GODARD, MADAME DE SAINT-ANGE, M. DURAND, GENS DU BAPTÊME

 

MADAME DE SAINT-ANGE.

On vient de porter le petit Hippolyte dans la chambre de l’accouchée, et tout s’est passé à merveille. La cérémonie était superbe ; on aurait dit d’un cortège.

M. DURAND.

Oui, il ne manquait plus que cela. Traverser toute l’église ! Les femmes montaient sur les chaises, les curieux se pressaient autour de nous. Voilà le parrain, voilà le parrain ! On aurait dit d’une bête curieuse. Et le suisse qui pour faire place me donnait des coups de sa hallebarde dans les jambes, et les petites filles qui se jettent au-devant de vous pour vous offrir des bouquets, les mendiants déguenillés qui vous arrêtent par votre habit : « Et moi, Monsieur, et moi. Lui, il a déjà reçu : c’est un mauvais pauvre ; moi, je suis un bon pauvre. » Et dans la rue, pendant qu’on attend les voitures ou qu’on ouvre la portière, la foule qui vous pousse, vous coudoie, vous piétine ou vous éclabousse.

Montrant ses bas qui sont tout noirs.

Payez donc six berlines pour revenir dans cet état-là.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Oui ; mais vous ne comptez pas le plaisir que vous avez eu à tenir votre filleul sur les fonts baptismaux.

M. DURAND.

J’en suis rompu. Le sacristain qui voulait que je répétasse mon Credo en latin, moi qui ne le sais qu’en français. Ils m’ont laissé pendant une heure les bras tendus ; enfin n’en parlons plus c’est fini.

MADAME DE SAINT-ANGE.

C’est fini ! du tout ; c’est maintenant que vous allez recueillir le prix de tous les soins que vous vous êtes donnés ; vous le trouverez dans l’attachement, dans l’amitié d’une famille respectable et reconnaissante.

Bas à Godard.

Allons donc, Godard, remerciez le cher parrain.

M. GODARD, allant à Durand, d’un ton concentré.

Ce n’est point ici que nous nous expliquerons, Monsieur ; mais je sais tout, oui, tout. Vous devez m’entendre, et je vous prie de ne plus remettre les pieds chez moi, ou nous verrons.

MADAME DE SAINT-ANGE et DURAND.

Qu’est-ce que cela signifie ?

 

 

Scène XIX

 

M. GODARD, MADAME DE SAINT-ANGE, M. DURAND, MADAME BENOIST, MADAME DUROZEAU, et PLUSIEURS PERSONNES

 

MADAME BENOIST.

Ah, mon Dieu ! quel scandale ! quel éclat ! Votre fils... Si vous saviez ce qui vient d’arriver. Votre fils...

M. GODARD.

Est-ce qu’il serait enlevé ?

MADAME BENOIST.

Pire que cela.

M. GODARD.

Il est malade ?

MADAME BENOIST.

Ce ne serait rien. Apprenez que votre fils... votre fils...

M. GODARD.

Eh bien !

MADAME BENOIST.

Est une fille !

MADAME DE SAINT-ANGE.

Une fille !

M. DURAND, à part.

J’en étais sûr. C’est l’autre qui avait raison.

M. GODARD, prenant l’enfant.

Qu’est-ce que tout cela veut dire ! qu’on me rende mon fils. Je ne veux pas de cet enfant-là.

Le donnant à Madame Durozeau.

MADAME DUROZEAU.

Ni moi non plus, je n’en veux pas.

Le donnant à madame Benoist qui le donne à madame Renard.

Sans doute, il n’est point de la famille.

MADAME RENARD, le mettant sur les bras de M. Durand.

Que monsieur s’en charge, puisqu’il l’a baptisé.

M. DURAND, ayant toujours l’enfant sur les bras.

Messieurs, mesdames qu’est-ce que ça signifie ? Eh bien ! on me laisse. Hé !... ah çà, voyons, ne plaisantons pas. Qui est-ce qui veut se charger de cet enfant-là, et m’en débarrasser ?

 

 

Scène XX

 

M. GODARD, MADAME DE SAINT-ANGE, M. DURAND, MADAME BENOIST, MADAME DUROZEAU, LE COMTE, qui est entré avant ces derniers mots, PLUSIEURS PERSONNES

 

LE COMTE.

C’est moi, Monsieur, qui depuis un quart d’heure l’attend dans ma voiture ;

Il fait un signe à une femme de chambre qui prend l’enfant, et l’emporte.

mais qui ne vous en remercie pas moins pour toutes les peines que vous avez daigné prendre.

MADAME DE SAINT-ANGE, l’apercevant.

Que vois-je ! Monsieur le comte de Holden !

LE COMTE, à madame de Saint-Ange.

Lui-même, qui est le plus heureux des hommes. Mon mariage est reconnu, mon beau-père a pardonné, et je reste à Paris.

M. GODARD.

Ah çà ! Monsieur, daignez me dire.

TOUT LE MONDE, vivement.

Oui, daignez nous expliquer.

 

 

Scène XXI

 

M. GODARD, MADAME DE SAINT-ANGE, M. DURAND, MADAME BENOIST, MADAME DUROZEAU, LE COMTE, PLUSIEURS PERSONNES, MADAME PRUDENT sortant de la chambre de M. Godard

 

MADAME PRUDENT.

Eh ! silence, silence donc ! Vous faites un bruit à fendre la tête de l’accouchée.

M. GODARD.

Ah ! vous voilà, madame Prudent ; on vous trouve donc enfin ?

MADAME PRUDENT.

Oui je n’ai pu assister au baptême.

Montrant le comte.

Monsieur sait bien pourquoi.

Bas, montrant la porte à droite.

Votre enfant est là-dedans, et j’ai couru sur-le-champ chercher la marraine et le parrain, et ce n’est pas sans peine.

LE COMTE.

C’était inutile ; car voilà Monsieur

Montrant Durand.

qui, pendant ce temps, a daigné faire les choses de la meilleure grâce du monde.

M. GODARD, à Durand.

Comment ! c’est décidément l’enfant de Monsieur que vous ayez tenu ? Là, qu’est-ce que je disais ? Mon fils qui n’est pas baptisé, après tout le mal que nous nous sommes donné.

MADAME DE SAINT-ANGE.

Il faut avouer que c’est jouer de malheur.

M. GODARD, à Durand.

Je reconnais, mon cher Durand, l’injustice de mes soupçons. Aussi, vous sentez bien que tout cela ne compte pas, et que demain c’est à recommencer.

M. DURAND.

J’en ai assez comme cela, et si jamais l’on m’y rattrape...

M. GODARD.

Encore un parrain qui renonce. Je dis qu’il est impossible que mon fils Godard puisse jamais...

LE COMTE.

C’est ce qui vous trompe, et je me propose pour demain, si toutefois madame de Saint-Ange veut m’accepter pour...

M. GODARD.

Acceptez, Madame, Acceptez, il ne faut pas que ça vous décourage ; nous finirons peut-être par en venir à bout.

M. DURAND, regardant le comte en soupirant.

Le malheureux ! il ne sait pas à quoi il s’expose. Mais ce maudit Godard...

Haut.

Allons, décidément il faut que je me marie ; car je commence à voir que les enfants des autres nous coûtent plus chers que les nôtres.

M. GODARD.

Comment, mon cher voisin, vous vous mariez ?

M. DURAND, avec un regard de colère.

Oui, mon cher Godard, je me marie, et vous serez le parrain de mon premier.

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