Jeune et vieille (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Jean-François BAYARD)

Comédie-Vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 18 novembre 1830.

 

Personnages

 

MADAME BEAUMÉNIL

ROSE, sa fille, puis MADAME GUICHARD

ANGÉLIQUE, amie de Rose

GUICHARD, prétendu de Rose

AUGUSTIN, fils de M. et madame Guichard

ÉMILIE, pupille de Guichard

BRÉMONT

NANETTE, servante de Guichard

 

La scène se passe, au premier acte, dans la chambre de madame Beauménil ; au second acte, dans la maison de M. Guichard.

 

 

ACTE I

 

Une chambre meublée modestement. Au fond, une commode sur laquelle se trouve une guitare. Deux portes latérales : la porte à gauche de l’acteur est la porte d’entrée ; l’autre, celle de la chambre de Rose. À droite, une fenêtre, et sur le devant de la scène, à gauche, une table.

 

 

Scène première

 

ROSE, seule, tenant un livre à la main, et assise auprès de la table, sur laquelle on voit pêle-mêle des livres et des ouvrages de broderie. Lisant

 

« Quelle surprise pour la pauvre Anaïs ! c’est son amant qui se jette à ses pieds ! »

S’interrompant.

Là ! j’étais bien sûre qu’il reviendrait, celui-là ; ils reviennent toujours dans les romans ! j’en suis bien aise : elle est si gentille, cette petite Anaïs ! et puis, c’est drôle comme sa position ressemble à la mienne : seule avec sa mère, vivant de son travail, refusant tous les partis, pour rester fidèle à quelqu’un qui est allé bien loin

Avec émotion.

pour faire fortune !

Soupirant.

Quel dommage qu’ils soient si longs à faire fortune !

Lisant.

« C’est son amant qui se jette à ses pieds : Ô ma céleste amie, lui dit-il, je puis enfin l’offrir ces richesses que je n’ai désirées que pour toi, ce titre de comtesse... »

S’interrompant.

La voilà comtesse, est-elle heureuse !

Air de Turenne.

Épouser celui que l’on aime,
De l’or, des bijoux, un grand nom,
Dans tous les romans c’est de même.
Si c’était le mien !... Pourquoi non ?
Eh ! mais, après tout, pourquoi non ?
Ça commence par de la peine,
Ça commence par un amant ;
J’ai déjà le commencement,
Faudra bien que le reste vienne.

Mon Dieu ! j’entends quelqu’un ; si c’était maman !

Elle cache bien vite son roman et reprend son ouvrage.

Non, c’est Angélique, notre voisine, et ma meilleure amie.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, ROSE

 

ANGÉLIQUE.

Bonjour, Rose.

ROSE.

Te voilà, c’est bien heureux, depuis huit jours qu’on ne t’a vue !

ANGÉLIQUE.

C’est vrai ; ma mère a été un peu malade ; mais aujourd’hui elle se sent mieux, elle va porter mon ouvrage chez le marchand qui me donne de la musique à graver ; un air magnifique, ma chère, une cantate de Méhul, pour la fête du premier consul ; et je me suis échappée en disant que je venais travailler avec toi.

ROSE.

C’est bien, nous allons causer.

ANGÉLIQUE.

Et j’en ai tant à te demander ! Qu’est-ce qu’on dit donc dans le quartier, que tu vas te marier ?

ROSE.

Eh ! mon Dieu ! hier soir encore c’était une affaire arrangée : tout était prêt, les bans publiés, c’était pour aujourd’hui à trois heures.

ANGÉLIQUE.

Et avec qui donc ?

ROSE.

Avec M. Guichard.

ANGÉLIQUE.

Ce jeune médecin de notre quartier ?

ROSE.

Médecin, à ce qu’il dit. Le fait est que, dans le temps de la réquisition, il s’est mis officier de santé pour ne pas partir soldat ; du reste, ni beau, ni laid, ni bête, ni méchant, mais ennuyeux à faire plaisir.

ANGÉLIQUE.

Qu’importe ? s’il est bon : c’est l’essentiel pour un mari.

ROSE.

Oui ; mais le moyen d’aimer ça, moi qui ne veux me marier que par amour, moi à qui il faut une passion dans le cœur, dussé-je en mourir !

ANGÉLIQUE.

Y penses-tu !

ROSE.

Ah ! il n’y a que cela de bon.

Air : Ne vois-tu pas, jeune imprudent.

Même quand il nous fait souffrir,
Combien un amour a de charmes !
Ne pas manger, ne pas dormir,
Ne se nourrir que de ses larmes !...
Puis ne plus travailler jamais,
Se promener triste et rêveuse...
Ah ! ma chère, si tu savais
Quel bonheur d’être malheureuse !

ANGÉLIQUE, soupirant.

Ah ! tu as bien raison ! Pourquoi alors donner des espérances à ce M. Guichard ?

ROSE.

Ce n’est pas moi, c’est maman qui lui trouvait des qualités. Il est vrai qu’il a six mille livres de rentes ; et ma pauvre mère, qui ne rêve qu’aux moyens de quitter notre cinquième étage de la rue Serpente, et qui met tous les jours à la loterie sans en être plus riche...

ANGÉLIQUE.

Il y a des numéros qui ne sortent jamais...

ROSE.

C’est ce qu’elle dit : et elle pensait qu’un mari serait moins difficile à attraper qu’un terne ; aussi, elle avait arrangé tout cela pour aujourd’hui. Mais après avoir bien hésité, bien pleuré ; j’ai pris une belle résolution, j’ai écrit à M. Guichard que je ne l’aimais pas, que je ne l’aimerais jamais, et la lettre vient de partir.

ANGÉLIQUE.

Tu as bien fait, il valait mieux tout lui dire.

ROSE.

Oh ! je ne lui ai pas tout dit, ni à ma mère non plus ; mais à toi, je vais te l’avouer : c’est que j’ai un amoureux.

ANGÉLIQUE.

Il serait possible !

ROSE.

Cela t’étonne ?

ANGÉLIQUE.

Ah ! mon Dieu, non, car j’en ai un aussi...

ROSE.

Et tu ne me le disais pas !

Elles s’asseyent sur le devant de la scène.

Conte-moi donc ça. Le mien est jeune, il est aimable, il est charmant.

ANGÉLIQUE.

Comme le mien.

ROSE.

Des yeux noirs, l’âme sensible, et les cheveux bouclés, comme lord Mortimer, que nous lisions l’autre mois, dans ce nouveau roman qui vient de paraître : les Enfants de l’Abbaye.

ANGÉLIQUE.

Eh bien ! le mien lui ressemble aussi.

ROSE.

Ce doit être : tous ceux qu’on aime se ressemblent. Et t’a-t-il fait sa déclaration ?

ANGÉLIQUE.

Du tout ; il ne m’a jamais rien dit, ni moi non plus.

ROSE.

Est-elle bête ! Nous ne sommes pas ainsi ; nous nous entendons à merveille ! Nous étions convenus d’un signal, il jouait sur son violon : car il joue du violon.

ANGÉLIQUE.

Comme le mien.

ROSE.

Un coup d’archet étonnant ; il jouait une romance nouvelle d’un nomme Boïeldieu :

Vivre loin de ses amours.

Cela voulait dire : « Me voici, puis-je paraître ? » Et moi j’achevais l’air sur ma guitare, ce qui voulait dire : « Je suis seule. » Et puis, quand il y a des obstacles, nous nous écrivons.

ANGÉLIQUE.

Ah ! que ce doit être gentil de recevoir des lettres !

ROSE.

Je le crois bien... Et puis c’est si commode !

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Sans se troubler, un amoureux
Vous dit ainsi tout’ sa pensée ;
De rougir on n’est pas forcée,
On n’a pas à baisser les yeux ;
Et puis, vois-tu, ce qui vaut mieux,
Quand de près, il dit : J’ vous adore !
Ce mot-là, quoique bien joli,
S’efface et s’éloigne avec lui ;
Mais par lettre on l’écoute encore
Longtemps après qu’il est parti.

Et je te montrerai les siennes ; quelle ardeur ! quelle passion ! ça brûle le papier ! Pourvu qu’on ne me les enlève pas. Je crois que ma mère a des soupçons ; je l’ai vue rôder encore ce matin...

ANGÉLIQUE.

Où sont-elles ?

ROSE.

Dans ma commode.

ANGÉLIQUE.

Veux-tu que je les emporte, que je les cache chez moi ?

ROSE.

Ah ! tu me rendrais un grand service. Tiens, voici la clé ; le troisième tiroir à droite, sous un fichu, derrière mes bas de soie.

Au moment où Angélique va se lever, on entend tousser.

Chut ! on vient.

ANGÉLIQUE.

C’est ta mère.

ROSE.

Ne bouge pas.

 

 

Scène III

 

ANGÉLIQUE, ROSE, MADAME BEAUMÉNIL

 

MADAME BEAUMÉNIL.

Ah ! toujours à jaser.

ANGÉLIQUE, se levant.

Bonjour, madame Beauménil ; vous vous portez bien, madame Beauménil ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Qu’est-ce que tu viens faire ? apporter des romans ?

ANGÉLIQUE.

Oh ! non !... j’arrive, et je venais...

ROSE.

Oui ! elle me rapportait ma guitare, que je lui avais prêtée pour apprendre la romance du Prisonnier.

ANGÉLIQUE, l’emportant dans la chambre à droite.

Je vais la remettre dans ta chambre.

MADAME BEAUMÉNIL.

Des romances ! Voilà comme ces petites filles se perdent l’imagination.

ROSE, s’approchant.

Eh bien ! maman ?

MADAME BEAUMÉNIL, soupirant.

Tu l’as voulu, ta lettre est chez lui.

ROSE, à part.

Ô Émile !...

MADAME BEAUMÉNIL.

Mais tu en auras des regrets. Rose, tu verras.

ROSE.

Jamais, maman.

ANGÉLIQUE, qui est revenue.

Non, sans doute, madame Beauménil, et puisqu’elle ne l’aimait pas...

MADAME BEAUMÉNIL.

Ah ! tu t’en mêles aussi, toi... Veux-tu bien aller faire tes doubles croches, et nous laisser tranquilles ?

ANGÉLIQUE.

Air des Comédiens.

Adieu, je pars.

MADAME BEAUMÉNIL.

Va rejoindre ta mère.

Elle va s’asseoir auprès de la table.

ANGÉLIQUE, bas, à Rose.

Ce soir ici je viendrai te trouver.

ROSE, de même.

N’y manque pas... pour mes lettres, ma chère.
Et mes amours que je dois t’achever.
Nous brûlerons d’une ardeur éternelle.

ANGÉLIQUE.

Jusqu’au tombeau.

ROSE.

Je t’en fais le serment.

ANGÉLIQUE.

C’est l’ rendez-vous.

ROSE.

Ah ! j’y serai fidèle
Comme à tous ceux qu’il m’ donne d’ son vivant.

MADAME BEAUMÉNIL, à Angélique.

Eh bien ! te voilà encore !

ANGÉLIQUE.

Je m’en vas.

Ensemble.

ROSE.

Pars, vite, allons, va rejoindre ta mère,
Ce soir ici tu viendras me trouver.
N’y manque pas, pour mes lettres, ma chère,
Et mes amours que je dois t’achever.

MADAME BEAUMÉNIL.

Allons, partez, rejoignez votre mère.
Toujours ici vous venez la trouver ;
La mâtiné’ se passe à ne rien faire,
À votre ouvrag’ vous feriez mieux d’ penser.

ANGÉLIQUE.

Adieu, je pars, je vais près de ma mère
Ce soir ici je viendrai te trouver ;
J’y reviendrai, pour les lettres, ma chère,
Et tes amours que tu dois m’achever.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

ROSE, MADAME BEAUMÉNIL

 

MADAME BEAUMÉNIL, regardant sortir Angélique.

Encore une bonne tête, qui donnera de la satisfaction à sa mère.

ROSE, câlinant.

Vous êtes toujours fâchée, maman ?

MADAME BEAUMÉNIL, avec humeur.

J’ai tort ! Sacrifier un si bel avenir, un homme si aimable !

ROSE.

Oh ! si aimable...

MADAME BEAUMÉNIL.

Oui, Mademoiselle, vous ne jugez que la figure ; mais M. Guichard avait tout plein de qualités : et une femme en aurait fait tout ce qu’elle aurait voulu.

ROSE.

Je ne veux rien en faire.

MADAME BEAUMÉNIL.

C’est ça, on trouve une occasion de s’assurer un sort, de sortir de la gêne où on est, Mademoiselle ne veut pas, et il faut recommencer à gagner sa vie à la pointe de son aiguille. Si vous croyez que c’est agréable de se perdre les yeux sur du feston, et de prendre de la chicorée pour du café ?

ROSE.

Ah ! mon Dieu ! ne semble-t-il pas que ce soit un parti si brillant ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Comment donc ? Six mille livres de rentes !

ROSE.

Et quelqu’un que l’on n’aime pas.

MADAME BEAUMÉNIL.

Bah ! une fille bien née finit toujours par aimer six mille livres de rentes.

ROSE.

Encore de l’argent !

MADAME BEAUMÉNIL.

C’est qu’il n’y que cela de réel ; et quand tu auras mon âge...

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.

On r’grette, hélas ! au déclin de la vie
Les bons hasards négligés ou perdus ;
Tu ne s’ras pas toujours jeune et jolie,
Et les maris alors ne viendront plus.
Il s’ra trop tard quand tu voudras te plaindre ;
Pour s’enrichir il n’est que le printemps...
Car la fortune est légèr’... pour l’atteindre
Il faut avoir ses jambes de quinze ans.

ROSE.

À quinze ans comme à soixante, je penserai toujours de même. Vous croyez donc que le caractère peut changer, et que sur mes vieux jours, je deviendrai avide, intéressée ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Peut-être bien ; je l’espère.

ROSE.

Fi donc ! chez les hommes, c’est possible ; mais nous autres femmes, nous ne tenons pas à la fortune ; et, pour moi, je n’y tiendrai jamais. De l’eau, du pain sec, et la liberté de disposer de mon cœur, voilà tout ce que je demande.

MADAME BEAUMÉNIL.

Oui, de l’eau ! crois ça, et bois-en, ça fait un joli ordinaire. Mais, malheureuse enfant, tu aimes donc quelqu’un, alors ?

ROSE, avec effort.

Eh bien !... oui, maman... j’aime...

MADAME BEAUMÉNIL.

Voilà le grand mot lâché. Et qui donc ? Je suis sûre que c’est quelque petit officier de l’armée d’Italie, car c’est la mode aujourd’hui : toutes les jeunes filles ne rêvent qu’officiers, depuis les victoires du premier consul. Un beau service qu’il nous a rendu là ! Si tu t’avises jamais de donner dans le militaire... je sais ce que c’est, ton père était fourrier à la trente-deuxième demi-brigade.

ROSE.

Rassurez-vous, ce n’est point un militaire, c’est mieux que ça : un artiste plein d’ardeur et de talent, qui est parti pour s’enrichir, et qui reviendra avec des millions dans ses poches.

MADAME BEAUMÉNIL.

Oui, comme ce M. Émile, dont les croisées donnent en face des nôtres ; un artiste, à ce qu’on dit ; il est parti depuis six mois, pour courir après la fortune.

ROSE, à part.

Si elle savait que c’est le mien !

MADAME BEAUMÉNIL.

Tiens, voilà ses fenêtres ouvertes. C’est donc vrai, comme m’a dit la voisine, qu’il est revenu d’hier soir.

ROSE, à part et regardant à la fenêtre.

Lui de retour ! quel bonheur !... Il a donc réussi !

Haut.

Tenez, maman, j’ai fait un rêve cette nuit. Nous avions un bel hôtel, de beaux meubles, une bonne voiture ; vous verrez que tout ça nous arrivera.

MADAME BEAUMÉNIL, qui a mis ses lunettes et a pris son feston.

Oui, compte là-dessus ; en attendant, fait ta broderie, et porte-la chez la lingère.

Elle s’assied.

ROSE.

Aujourd’hui ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Il le faut bien, c’est demain le loyer, et notre bourse est à sec.

ROSE, faisant la moue, et ôtant son petit tablier.

C’est que c’est joliment loin à pied.

MADAME BEAUMÉNIL.

Dame ! comme tu n’as pas encore ta voiture... Et tu songeras aussi à faire notre petit ménage.

ROSE.

Ah ! quel ennui !... Heureusement que nous allons ce soir au spectacle.

MADAME BEAUMÉNIL.

Au spectacle ?

ROSE.

Mais oui, cette loge à la Montansier.

MADAME BEAUMÉNIL.

Impossible ! c’est M. Guichard qui l’avait retenue ; et maintenant nous ne pouvons accepter ni son bras, ni sa loge.

ROSE.

Toujours M. Guichard !... Ah ! quand elle verra Émile.

On entend en dehors un violon qui joue l’air : «  Vivre loin de ses amours. » Rose prêtant l’oreille du côté de la fenêtre, à part.

Ah ! mon Dieu ! je ne me trompe pas ; c’est son violon que j’entends, à la fenêtre en face, et notre air convenu.

MADAME BEAUMÉNIL, écoutant de l’autre coté.

Eh ! mais, Rose, il me semble que l’on sonne à la porte.

ROSE.

Oui, oui, maman ; allez donc voir ce que c’est.

MADAME BEAUMÉNIL, se levant.

La réponse de M. Guichard.

On sonne encore.

Un moment, on y va.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

ROSE, seule, et achevant l’air qui a été joué par le violon

 

Vivre loin de ses amours,
N’est-ce pas mourir tous les jours

C’est bien lui... Oh ! comme le cœur me bat !

Elle court à sa fenêtre et l’ouvre.

Émile... Je vous revois... Ah ! quel bonheur !... Ça fait mal... ça suffoque.

Lui faisant signe de se taire.

Parlez bas, je vous en prie... Vous m’aimez toujours ? n’est-ce pas, Monsieur ?... Toujours... Ah ! j’en étais sûre... Si j’ai été fidèle ?... Est-ce que cela se demande ? Vous me trouvez embellie !...

Souriant.

Je ne vous ferai pas le même compliment... Êtes-vous devenu brun !... c’est le soleil d’Italie... À propos, avez-vous fait fortune ?... Vous revenez bien riche ?... Comment !... pas un sou... plus pauvre qu’auparavant !... Ah ! mon Dieu !... Mais vous le faites donc exprès. Monsieur ?... Il ne vous reste que mon amour ?... Pauvre garçon !... est ruiné... Oh ! c’est ma mère...

Elle ferme la fenêtre.

 

 

Scène VI

 

ROSE, MADAME BEAUMÉNIL, portant une corbeille élégante qu’elle pose sur la table

 

MADAME BEAUMÉNIL.

Voilà bien une autre aventure !

ROSE.

Quoi donc, maman ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Une corbeille magnifique.

ROSE.

Une corbeille que l’on apporte ?

MADAME BEAUMÉNIL.

De la part de M. Guichard.

ROSE.

M. Guichard ! Qu’est-ce que cela signifie ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Que tout entier aux préparatifs de la noce, il n’est pas rentré chez lui, qu’il n’a pas encore la lettre, et qu’il ignore...

ROSE.

Ah ! mon Dieu ! il ne fallait pas recevoir...

MADAME BEAUMÉNIL.

Est-ce que j’ai eu le courage ?... D’ailleurs on ne fait pas une pareille confidence à un domestique.

ROSE, passant auprès de la table.

Ah ! il a pris un domestique ! Mais vous allez renvoyer tout cela, j’espère ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Aussitôt que j’aurai quelqu’un.

ROSE, s’en approchant.

À la bonne heure. Je ne veux pas qu’il pense...

Regardant la Corbeille.

Ça fait un joli effet le satin.

MADAME BEAUMÉNIL, à Rose, qui entr’ouvre la corbeille.

N’y touche donc pas, Rose, puisque ce n’est plus pour nous !...

ROSE.

Mon Dieu, maman, on peut bien regarder ; je veux voir seulement comment tout cela est choisi.

MADAME BEAUMÉNIL.

Pour te moquer de M. Guichard. Dame ! il n’a pas des millions comme ton artiste.

ROSE, soupirant, à part.

Oui, joliment ! Pauvre Émile ! J’ai le cœur navré.

Haut.

Oh ! le joli dessin !

MADAME BEAUMÉNIL, regardant un tulle brodé.

Charmant ! C’est le voile, et un voile d’Angleterre encore ! Dis donc du prohibé, c’est cossu.

ROSE, le mettant.

Oui, tenez, cela se met ainsi ; on croise cela par devant.

MADAME BEAUMÉNIL.

Ah ! c’est joli, très joli ; et ça te va...

ROSE.

Vous trouvez ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Et ce bouquet.

Elle lui met le bouquet.

Je ne t’ai jamais vue avec un bouquet.

ROSE, à part.

Ah ! son malheur me le rend plus cher que jamais.

Haut.

Voulez-vous une épingle, maman ?

À part.

Et son image sera toujours...

Haut.

Un peu de côté ; ça aura plus de grâce.

MADAME BEAUMÉNIL, l’admirant.

Ah ! si tu voyais ! comme des fleurs vous relèvent une femme !

Elle prend dans la corbeille du la blonde qu’elle montre à Rose.

As-tu remarqué cette blonde pour garnir la robe de noce ?

ROSE, la regardant.

Il y a de quoi faire deux rangs.

MADAME BEAUMÉNIL.

Deux rangs de blonde ! Aurais-tu été heureuse avec cet homme-là !

Continuant à la parer.

Et dire que tout cela va être pour une autre !

ROSE.

Pour une autre !

MADAME BEAUMÉNIL.

Écoute donc, il a envie de se marier, ce garçon ; il voudra utiliser sa corbeille. J’ai idée que ce sera la fille de M. Gibelet, l’huissier au conseil des Anciens.

ROSE.

Comment, la petite Gibelet, qui loge ici au quatrième ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Oui, elle le regarde toujours de côté.

ROSE, brusquement.

Je crois bien : elle louche...

MADAME BEAUMÉNIL.

Oh ! non.

ROSE.

C’est-à-dire qu’elle louche horriblement... Une petite sotte, si envieuse, si méchante, qui a toujours un air...

MADAME BEAUMÉNIL.

Hum ! Si elle te voyait avec cette toilette, elle en ferait une maladie. Tu es si gentille comme ça !

ROSE.

Vous trouvez ? je voudrais bien me voir aussi, maman.

MADAME BEAUMÉNIL.

Attends, je vais chercher le miroir.

Elle entre dans la chambre de Rose.

ROSE, seule.

Certainement, ce n’est pas tout cela qui m’éblouira. Je suis trop sûre de mes principes. Pauvre Émile ! Mais après tout, il n’a rien.

Elle s’est approchée de la corbeille, d’où elle retire une boîte quelle ouvre.

Tiens, il y a le collier, et il n’y a pas les boucles d’oreilles ! Et ma pauvre mère, travailler à son âge ! elle qui n’aime pas à se priver !

Regardant un châle.

V’là justement le châle que je désirais !

MADAME BEAUMÉNIL, revenant.

Tiens, voilà la glace de la toilette.

Elle tient le miroir devant elle.

ROSE.

Quelle fraîcheur ! quelle élégance !

À part et d’un ton pénétré.

Ah ! certainement, ce n’est pas d’une bonne fille.

 

 

Scène VII

 

ROSE, MADAME BEAUMÉNIL, GUICHARD, qui est entré tout doucement, et qui les regarde

 

GUICHARD.

Me voilà, belle-mère !

ROSE et MADAME BEAUMÉNIL.

Ô ciel ! M. Guichard.

GUICHARD.

Restez donc, je vous en prie. Ce que vous regardez vaut mieux que ce que vous allez voir. C’est assez galant, n’est-ce pas, belle-mère ? Mais si on ne l’était pas un jour de noce !

MADAME BEAUMÉNIL, embarrassée.

Mais comment êtes-vous donc entré ?

GUICHARD, d’un air fin.

Ah ! dame ! les maris se glissent partout. J’ai trouvé la porte ouverte.

MADAME BEAUMÉNIL.

Je croyais l’avoir fermée.

ROSE, interdite.

Et vous venez...

GUICHARD.

Parbleu, je viens vous chercher.

LES DEUX FEMMES, se regardant.

Nous chercher.

GUICHARD.

Sans doute. Dites donc, il y a des gens qui tiennent à se marier dans les églises ; mais comme en ce moment elles sont fermées, l’essentiel c’est la municipalité. Nos amis y sont déjà, avec mes deux témoins, un pharmacien et un capitaine ; c’est mon compagnon d’armes.

ROSE.

Le pharmacien ?

GUICHARD.

Non, le capitaine ; du temps que j’étais aux armées, dans les ambulances, conscrit de l’an III, et depuis médecin du Directoire, qui est mort entre mes mains. Pauvre Directoire ! Je vois avec plaisir que la mariée ne se fera pas attendre.

ROSE, à sa mère.

Ah ! mon Dieu ! il ne sait donc pas...

MADAME BEAUMÉNIL.

Monsieur Guichard, est-ce qu’en rentrant chez vous tout à l’heure, on ne vous a pas remis ?...

GUICHARD.

On aurait eu de la peine : je ne suis pas rentré chez moi depuis hier.

MADAME BEAUMÉNIL.

Comment !

ROSE, bas.

Il n’a pas reçu ma lettre.

MADAME BEAUMÉNIL, bas.

C’est égal, il faut le prévenir.

GUICHARD, remarquant leur trouble.

Eh ! mais, qu’avez-vous donc ?

D’un air sentimental.

Est-ce que ça vous inquiète, Rose, que je n’aie pas couché chez moi ?

ROSE.

Oh! ce n’est pas cela.

GUICHARD.

Calmez-vous, chère amie : c’est que j’étais à Versailles pour une succession qui m’est tombée sur la tête, comme une tuile ; mais ça ne m’a pas fait de mal ; une succession, celle de mon oncle Guillaume, ancien fournisseur dans les fourrages, qui m’a laissé vingt mille livres de rentes, c’est modeste.

MADAME BEAUMÉNIL.

Tu l’entends, ma fille.

ROSE, avec humeur.

Eh ! maman, je ne suis pas sourde.

À Guichard timidement.

Comment monsieur Guichard, et cette fortune subite, cet héritage ne vous a pas fait changer d’idée à mon égard ?

GUICHARD.

Changer d’idée, moi ? au contraire.

MADAME BEAUMÉNIL.

Quelle délicatesse !

GUICHARD.

Non, ce n’est pas de la délicatesse, c’est par calcul. Voyez-vous, moi, je n’ai pas l’air, mais de ma nature je suis un peu faible, et avec une femme riche, habituée au monde, je ne serais pas le maître ; tandis qu’avec une petite fille pauvre, modeste, qui me devra tout...

MADAME BEAUMÉNIL.

C’est bien plus rassurant.

GUICHARD.

Et puis, ce qui m’a décidé pour l’aimable Rose, c’est cette figure candide.

Rose baisse les yeux.

Ce n’est pas elle qui aurait une intrigue à l’insu de sa mère. Voyez ses yeux baissés ; avec ça, un mari est sûr de son fait, c’est bien tranquillisant.

MADAME BEAUMÉNIL.

Quel brave homme !

À sa fille.

Ah çà, il faut pourtant le détromper, lui dire que tu ne l’épouse pas.

ROSE, la poussant près de lui.

Chargez-vous-en, maman, je vous en prie.

GUICHARD.

Aussi je veux qu’elle soit bien heureuse, qu’elle éclipse tout le monde !

Tirant un écrin de sa poche.

Et d’abord voilà un petit écrin qui manquait à la corbeille.

MADAME BEAUMÉNIL, ouvrant l’écrin.

Des diamants !

ROSE, le prenant des mains de sa mère.

Des girandoles ! eh bien, je crois qu’il gagne à être connu, une bonne physionomie.

GUICHARD.

Et pour la maman un petit cadeau.

Il lui présente un étui de lunettes.

MADAME BEAUMÉNIL.

Pour moi ! un étui ! des lunettes ! des lunettes d’or !

Bas à Rose.

Ah ! dis-lui, toi, ma fille ; je n’en ai pas le courage.

Elle fait passer Rose auprès de Guichard.

GUICHARD.

Et puis une surprise que je vous garde encore.

ROSE.

Encore !

GUICHARD.

C’est d’occasion ; mais nous en jouirons tout de suite, un joli cabriolet que j’ai acheté à un membre des Cinq-Cents qui s’en va avec les autres ; il a sauté par la fenêtre. Et moi je serai de là.

Il imite quelqu’un qui conduit un cabriolet.

ROSE.

Une voiture ! une voiture ! maman.

MADAME BEAUMÉNIL.

Une voiture, ma fille ! juste ton rêve de cette nuit.

GUICHARD, avec joie.

Elle avait rêvé à moi !

MADAME BEAUMÉNIL.

Oui, à une voiture, dans laquelle vous étiez, avec vingt mille livres de rentes.

GUICHARD.

Il y en a cinq de plus, et tout cela à votre porte ; car j’entends le cabriolet qui vient nous prendre.

Il va regarder à la fenêtre.

MADAME BEAUMÉNIL, à sa fille.

Et la Gibelet qui est toujours à sa fenêtre, qui nous verrait passer.

ROSE, à part.

Ah ! je n’y tiens plus. Certainement j’aimerai toujours Émile ; oh çà ! Mais je l’attendrais dix ans qu’il n’en serait pas plus avancé.

MADAME BEAUMÉNIL.

Eh bien ?

ROSE, avec effort.

Eh bien ! maman, je me sacrifie.

MADAME BEAUMÉNIL.

Est-il possible ?

ROSE, pleurant dans ses bras.

Mais pour vous, pour vous seule, car je suis bien malheureuse.

GUICHARD, revenant à elle.

Eh bien ! eh bien ! comme disait le Directoire, partons-nous ?

ROSE.

Ciel !... Angélique ! je vous en prie, pas un mot de ce mariage.  

GUICHARD.

Comment ?

ROSE.

Je vous dirai mes raisons. Mais partons sur-le-champ.

 

 

Scène VIII

 

ROSE, MADAME BEAUMÉNIL, GUICHARD, ANGÉLIQUE

 

Air : On prétend qu’en ce voisinage, etc. (de Fra Diavolo.)

ANGÉLIQUE.

Ah ! quelle nouvelle imprévue,
Un cabriolet est en bas !
À peine tient-il dans la rue,
Car d’ordinaire il n’en vient pas.

GUICHARD, bas, à Rose.

C’est le nôtre... Quelle est cette jeune fillette ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Une voisine.

GUICHARD.

Je comprends !

ANGÉLIQUE, étonnée.

Vous sortiez ?

MADAME BEAUMÉNIL.

Pour quelques instants.

ROSE, troublée.

Oui, pour une course, une emplette.

GUICHARD, bas.

L’emplette d’un mari.

ROSE.

Taisez-vous.

GUICHARD.

Je comprends.

Ensemble.

ROSE et MADAME BEAUMÉNIL.

Ne dites rien, elle est bavarde,
Et n’ sait pas garder les secrets ;
C’est nous seuls que cela regarde,
Partout nous le dirons après.

GUICHARD.

Je me tairai, je prendrai garde,
Ne craignez rien pour nos secrets ;
C’est nous seuls que cela regarde,
Partout nous le dirons après.

ANGÉLIQUE, étonnée.

Qu’ont-ils donc ? comme on me regarde !
Soupçonnerait-on nos secrets ?
De l’adresse, prenons bien garde.

Bas, à Rose.

Sur mes serments compte à jamais.

ANGÉLIQUE, bas, à Rose.

Pour ces lettres, moi qui venais,
Quel contretemps !

ROSE, de même.

Bien au contraire ;
Pendant notre absence, prends-les.

ANGÉLIQUE.

C’est dit, sois tranquille, ma chère.

MADAME BEAUMÉNIL.

Partons, il en est temps, je croi.

ROSE, regardant en soupirant du côté de la croisée.

Cher Émile !

GUICHARD, triomphant.

Elle est à moi.

Reprise de l’ensemble.

ROSE et MADAME BEAUMÉNIL.

Ne dites rien, elle est bavarde, etc.

GUICHARD.

Je me tairai, je prendrai garde, etc.

ANGÉLIQUE.

Qu’ont-ils donc ? comme on me regarde ! etc.

Rose, Guichard et madame Beauménil sortent.

 

 

Scène IX

 

ANGÉLIQUE, seule, les regardant partir

 

Pauvre Rose ! Elle a encore pleuré. Ah ! que ses attachements font de mal ! Mais, au moins, elle a des motifs de consolation, tandis que moi...

D’un air content.

Je l’ai vu tout à l’heure cependant. Il y avait bien longtemps ! ça m’a fait plaisir. Et puis, je ne sais pas si c’est une idée ; mais il m’a semblé qu’il soupirait, quand j’ai passé devant lui.

Revenant à elle.

Allons, j’oublie les lettres de Rose, dépêchons-nous.

Elle ouvre la commode.

Derrière ses bas de soie. En voilà-t-il une provision ! Qu’est-ce qu’ils peuvent donc se dire pour user comme ça des rames de papier ?

Regardant autour d’elle.

Elle m’a promis de me les lire ; ainsi, il n’y a pas d’indiscrétion.

Elle les rassemble et en ouvre une.

« Cher ange. »

À elle-même.

C’est gentil !

Lisant.

« Ma bien-aimée. »

À elle-même.

Comme c’est doux ! Que d’amour ! en v’là-t-il, plein mes poches !

Lisant.

« Que l’assurance de ta tendresse me rend heureux ! Elle me donne la force de tout braver. »

À elle-même.

Oh ça, je le conçois !

Lisant.

« En vain ta mère veut t’éloigner de moi : je suis tranquille, j’ai ton serment, et Rose ne peut plus appartenir à un autre. »

S’interrompant.

Mais qui donc ça peut-il être ?

Elle tourne le feuillet et regarde au bas de la page.

Ô ciel ! Émile ! Émile Bremont ! C’est le mien !

Avec émotion et s’essuyant les yeux.

Ah ! malheureuse ! Lui qui était si bon, si aimable pour moi ! j’ai pu croire un instant... Et c’en est une autre !

Parcourant plusieurs lettres.

Oh ! oui ! « Je t’aime, je t’adore. » Il a bien peur qu’elle n’en doute, c’est répété à chaque ligne ! Je n’y vois plus, j’étouffe ! J’ai besoin de respirer.

Elle s’approche de la fenêtre.

Ah ! mon Dieu ! le voilà à sa fenêtre !

Reculant au milieu du théâtre.

Heureusement que le jour baisse, et qu’il ne me verra pas pleurer.

Regardant de loin.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Mais, qu’ai-je vu ! Quels procédés indignes !
Il me regarde tendrement...
Et voilà qu’il me fait des signes...
Ah ! c’est pour elle qu’il me prend !
Dieu ! dans l’excès de sa tendresse,
Il m’envoie un baiser, je crois...
Je n’en veux pas... Je ne reçois
Que ce qui vient à mon adresse.

Un paquet de lettres, attaché à une pierre, vient tomber à ses pieds.

Que vois-je ! encore des lettres ! il croit donc qu’il n’y en a pas assez !

Elle ramasse le paquet.

 

 

Scène X

 

ANGÉLIQUE, ROSE

 

ROSE, à part, et entrant.

C’est fini : me voilà madame Guichard.

ANGÉLIQUE, surprise et essuyant ses yeux.

Ah ! c’est toi, Rose ?

ROSE.

Oui, ma mère et ce monsieur se sont arrêtés en bas.

Remarquant son trouble.

Mais qu’as-tu donc ? Comme tu es émue !

ANGÉLIQUE, s’efforçant de sourire.

Moi, non. C’est qu’en ton absence, et pendant que je prenais ces lettres, il m’est arrivé une aventure.

ROSE.

Une aventure ?

ANGÉLIQUE.

Oui, tu ne m’avais pas dit que c’était M. Émile.

ROSE.

Je ne te l’avais pas dit ? ah ! je croyais. Au surplus, qu’est-ce que ça te fait ?

ANGÉLIQUE.

Oh ! rien du tout. Mais comme je loge dans la même maison, j’aurais pu lui éviter la peine de l’envoyer ses lettres

Montrant la fenêtre.

au risque de casser les carreaux, comme celle-ci.

Elle lui présente la lettre.

ROSE, repoussant la lettre et regardant du côté de la porte.

Encore une ! non, quoi que tu en dises, je ne dois plus souffrir... on n’aurait qu’à me surprendre.

À part.

Une femme mariée !

ANGÉLIQUE, regardant au fond.

Personne ne vient.

ROSE.

Eh bien ! lis-la vite. Tout ce que je puis me permettre, c’est de l’écouter.

ANGÉLIQUE, ouvrant la lettre.

Qu’est-ce qu’elle a donc ?

Elle lit.

« On assure que vous allez vous marier. »

À Rose.

Vois-tu comme on fait des contes !

Lisant.

« Je ne puis le croire. Vous savez qu’au moment où vous serez à un autre, je me tue. »

ROSE.

Ô ciel !

ANGÉLIQUE.

Ça, il n’y manquerait pas, il a une tête ; et tu as bien fait de refuser M. Guichard.

ROSE, troublée.

Continue.

ANGÉLIQUE, lisant.

« Vous avez donc oublie vos serments ! Relisez-les, je vous renvoie vos lettres. Ce sera votre punition ! Mais non, c’est une calomnie : n’est-ce pas, Rose ? tu m’aimes encore, j’en suis sûr, mais j’ai besoin de l’entendre de ta bouche. Aussi, je brave tout. Une planche peut me conduire près de toi, elle va de ma fenêtre à celle de ta chambre, et dès que la nuit sera venue... »

ROSE, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! il oserait... Mais non, il sera raisonnable. Va le trouver, dis-lui...

ANGÉLIQUE.

Quoi donc ?

ROSE.

Silence ! c’est M. Guichard.

ANGÉLIQUE.

Le rival dédaigné ?

ROSE.

Chut ! mets-la avec les autres.

Angélique cache les lettres.

 

 

Scène XI

 

ANGÉLIQUE, ROSE, GUICHARD

 

GUICHARD, à la cantonade.

C’est très bien, madame Beauménil. Dépêchez-vous de mettre le couvert. Ce n’est pas que j’aie grand appétit, mais je suis pressé.

À Rose.

Un souper fin, que j’ai envoyé prendre chez Legacque, par mon domestique à tournure ; car nous soupons avec la maman, et nos amis, et puis après cela, cher ange, nous partons.

ANGÉLIQUE, étonnée.

Vous partez ! Comment ?

GUICHARD.

Dans ma voiture,

Baisant la main de Rose.

en tête-à-tête.

ANGÉLIQUE, bas.

Mais prends donc garde, il te baise la main.

ROSE, embarrassée.

Tu crois ?

ANGÉLIQUE.

Et tu te laisses faire ?

GUICHARD.

Qu’est-ce qu’elle a donc, cette petite ? Est-ce qu’on ne peut pas embrasser sa femme ?

ANGÉLIQUE, étonnée.

Sa femme !

GUICHARD.

Oui, certainement, depuis une heure.

ANGÉLIQUE.

Si c’est comme ça que tu lui es fidèle !

ROSE.

Ce n’est pas pour moi, c’est pour ma mère.

GUICHARD.

J’espère que mademoiselle Angélique me fera le plaisir d’assister au souper ; car les amis de ma femme sont les miens. Je l’aime tant ; et elle m’aime aussi : elle me le disait encore tout à l’heure.

ANGÉLIQUE.

Comment, tu as pu lui dire...

ROSE, bas.

À cause de ma mère.

ANGÉLIQUE.

Pauvre fille !

GUICHARD.

Et je vous crois, Rose, je vous crois sans peine. Et ce diable de souper qui ne viendra pas. Est-ce lui ? Non.

Entre le domestique.

C’est mon domestique, c’est-à-dire votre domestique. Saluez votre maîtresse.

Le domestique salue.

Tu es passé chez moi. Ah ! mes lettres. Donne, donne, et presse le souper.

Le domestique sort.

Qu’est-ce que je vois donc là ? Une lettre ! C’est votre écriture, une lettre de vous !

ANGÉLIQUE.

Comment !

ROSE.

De moi ! Ô ciel ! ma lettre de ce matin !

GUICHARD.

Comment, chère amie, vous m’avez écrit.

ROSE, à Angélique.

Celle où je lui dis que je ne l’aime pas, que je ne l’aimerai jamais.

GUICHARD.

Une lettre d’amour, le jour de mon mariage. Oh ! c’est joli, c’est très joli. Voyons.

ROSE, se jetant sur lui.

Monsieur Guichard, c’est inutile, ne l’ouvrez pas.

GUICHARD.

Si fait ! si fait !

ROSE, lui retenant la main.

Je vous en prie, vous me feriez rougir.

GUICHARD.

Il y a donc des choses !.... Eh bien ! chère amie, je ne vous regarderai pas. Je lirai sans regarder.

Il ouvre la lettre.

ROSE, poussant un cri.

Ah ! Monsieur !

 

 

Scène XII

 

ANGÉLIQUE, ROSE, GUICHARD, MADAME BEAUMÉNIL

 

MADAME BEAUMÉNIL.

Mon gendre, eh vite ! eh vite ! on vous demande en bas, pour un malheur qui vient d’arriver.

GUICHARD.

Un malheur !

MADAME BEAUMÉNIL.

Ici, en face, un jeune homme qui loge au-dessus de la mère d’Angélique.

ANGÉLIQUE, bas, à Rose.

C’est Émile !

ROSE.

Comment ! qu’est-ce donc ?

MADAME BEAUMÉNIL.

On n’en sait rien ; mais voilà une heure que l’on frappe à sa porte, et il ne répond pas...

ROSE et ANGÉLIQUE.

Ah ! mon Dieu !

MADAME BEAUMÉNIL.

Et l’on sent dans l’escalier une odeur de charbon.

GUICHARD, froidement.

C’est qu’il s’asphyxie.

ROSE.

Ah ! le malheureux !

ANGÉLIQUE, à Rose.

Il a appris ton mariage ; et dans son désespoir...

MADAME BEAUMÉNIL.

On a été cherché le commissaire, qui demande un médecin. Je me suis empressée de dire que mon gendre était ici.

GUICHARD.

Moi ! par exemple !

ROSE et ANGÉLIQUE.

Oui, oui, vous avez bien fait.

MADAME BEAUMÉNIL.

Vous ne pouvez pas vous dispenser d’y aller, mon gendre : le devoir, l’humanité...

ROSE.

Eh ! sans doute, Monsieur.

ANGÉLIQUE.

Courez donc vite !

GUICHARD.

Mais permettez : on ne dérange pas ainsi un marié qui va souper...

ROSE.

Il s’agit bien de cela. Allez donc, Monsieur, allez au secours de ce pauvre jeune homme, ou je ne vous aimerai de ma vie.

ANGÉLIQUE, l’entraînant.

Venez vite, Monsieur.

MADAME BEAUMÉNIL.

Venez, mon gendre.

GUICHARD.

Voilà, belle-mère, voilà.

Il sort avec madame Beauménil et Angélique.

 

 

Scène XIII

 

ROSE, seule

 

Ah ! je succombe. Pourvu qu’il n’arrive pas trop tard. Pauvre Émile ! et c’est par amour pour moi ! Et dire que peut-être en ce moment !....

On entend, dans le cabinet à droite, une guitare qui répète l’air : « Vivre loin de ses amours. »

Qu’entends-je ?... ma guitare, dans ma chambre !...

Courant à la croisée.

Est-ce qu’il aurait osé ?... Oui, oui, sa fenêtre ouverte, et cette planche, au risque de se tuer. Ah ! je n’ai pas une goutte de sang dans les veines. Si l’on venait ! Grand Dieu ! la porte s’ouvre.

Courant à la porte du cabinet.

N’entrez pas, Émile.

Elle repousse vivement la porte.

Seule ici. Non, vous dis-je ; non, vous n’entrerez pas, Monsieur, c’est inutile, je mets le verrou.

À part.

Ah ! il n’y en a pas.

Elle tombe dans un fauteuil, la porte s’ouvre. Le rideau baisse.

 

 

ACTE II

 

Un salon : porte au fond ; deux portes latérales. Au-dessous de celle à droite, une grande lucarne.

 

 

Scène première

 

ÉMILIE, GUICHARD, AUGUSTIN, NANETTE

 

Guichard est assis et tient un journal. Émilie est debout à sa droite, et Augustin à sa gauche. Nanette range l’appartement.

GUICHARD.

Allons, quand je te dis que ça ne se peut pas.

AUGUSTIN.

Mais, mon papa...

GUICHARD.

Mais, mon fils, tu ferais beaucoup mieux de t’en aller à ton école de droit, au cours de M. Poncelet.

AUGUSTIN.

Non, mon papa, je n’irai pas ce matin ; j’aime autant étudier mon violon.

GUICHARD.

Hein ! tu dis ?...

AUGUSTIN.

Je dis que je n’irai pas.

GUICHARD, avec colère.

Ah ! tu ne veux pas y aller ?

AUGUSTIN.

Non.

GUICHARD, se levant.

Eh bien ! à la bonne heure, n’y va pas, ça m’est égal ; ça regarde ta mère.

À Nanette.

Nanette, tu es bien sûre qu’elle n’est pas rentrée ?

NANETTE.

Pardine, Monsieur ; puisque voilà mademoiselle Émilie qui arrive de Saint-Sulpice, où elle l’a laissée.

ÉMILIE.

Oui, mon tuteur ; elle doit, après, aller chez son directeur.

GUICHARD.

Dieu ! si elle pouvait l’inviter pour aujourd’hui !

AUGUSTIN.

L’abbé Doucin !

GUICHARD.

Certainement ; car ici, je ne sais pas comment ça se fait, c’est toute la semaine jeûne, vigile et carême, à moins que l’abbé ne soit invité. Je ne fais de bons dîners que quand il est des nôtres, lui et son épagneul. Brave homme, du reste, qui est gourmand, par bonheur.

AUGUSTIN.

Mais, mon papa, je ne vous comprends pas. Si ça vous déplaît de faire maigre, pourquoi ne le dites-vous pas à maman ?

GUICHARD.

Pour la faire crier ? Merci. Avec ça que lorsque ça commence, ça dure longtemps...

AUGUSTIN.

Laissez donc ! si vous lui disiez...

GUICHARD.

Oui, toi, c’est possible, parce qu’elle te gâte, ta mère.

AUGUSTIN.

Pas tant, pas tant.

GUICHARD.

Si, elle te gâte. Mais moi ! il y a près de quarante ans qu’elle en a perdu l’habitude, depuis que je l’ai épousée, dans la République. Moi qui avais choisi une petite fille sans fortune, pour être le maître, ça m’a joliment réussi. Le jour même de notre mariage, nous eûmes une querelle. Cette fois-là, c’était ma faute. Imaginez-vous, une lettre que je trouve dans mes papiers ; une lettre qu’elle m’avait écrite avant la noce, une plaisanterie, une épreuve qu’elle avait voulu faire ! J’eus la bêtise de me fâcher. Elle me l’a assez reproché depuis, et ça lui a donné un avantage sur moi. Ah ! mes enfants ! une femme est bien forte quand son mari a des torts.

NANETTE.

Aussi, Monsieur a quelquefois des crises.

GUICHARD.

Hein ! Qu’est-ce que vous dites ? Mêlez-vous de votre cuisine.

NANETTE.

Non, vous n’en avez peut-être pas, de crises ?

GUICHARD.

Oui ; mais heureusement que j’ai un moyen excellent de les faire cesser, et même de les empêcher.

ÉMILIE.

Et lequel ?

GUICHARD.

Quand je vois quelque chose qui se prépare, je prends bravement ma canne et mon chapeau, et je vais me promener au Luxembourg : ça me rappelle mon bon temps, le temps du Directoire ! mes pauvres directeurs ! Et souvent dans mes méditations politiques, car j’ai toujours aimé la politique, je me dis : « Dieu me pardonne ! ma femme me traite comme le premier consul les a traités. Je n’ai plus voix au chapitre. »

AUGUSTIN.

C’est votre faute, mon papa ; et si vous voulez, je vais vous donner un moyen de ravoir la majorité.

GUICHARD.

Une conspiration à nous trois ! j’en suis.

AUGUSTIN.

Eh bien ! me voilà, moi, qui suis votre fils.

GUICHARD.

Je m’en flatte.

AUGUSTIN.

Voilà Émilie, votre pupille, la fille d’une ancienne amie de ma mère. Cette pauvre Angélique !

GUICHARD.

Eh bien !

AUGUSTIN.

Air du vaudeville de la Robe et les Boîtes.

Toujours soigneux de vous complaire,
Nous vous avons défendu jusqu’ici ;
Et vous savez, même contre ma mère,
Que vos enfants prenaient votre parti.
Mais ce parti qui vous honore
Ne compte, hélas ! que nous deux... vous voyez...
Mariez-nous, pour augmenter encore
Le nombre de vos alliés.

GUICHARD.

Est-il possible ? Vous vous aimez ! Ça ne se peut. Je ne m’en suis jamais aperçu.

AUGUSTIN.

C’est égal, mon papa, nous nous aimons. Et si, comme je vous disais tout à l’heure...

GUICHARD.

Eh ! mon Dieu ! je ne demanderais pas mieux ! mais les obstacles...

À Émilie.

Toi, d’abord, tu n’as rien.

AUGUSTIN.

Comment, rien ?

GUICHARD.

Absolument rien. Je dois le savoir, moi, qui suis ton tuteur.

ÉMILIE.

Il a raison.

AUGUSTIN.

Et ces papiers cachetés dont tu me parlais, et que t’a remis ta mère ?

GUICHARD.

Des papiers ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

ÉMILIE.

Ils ne sont pas pour moi, ils sont à l’adresse d’une personne que je n’ai jamais vue, un ancien ami de ma mère, M. Émile Brémont.

GUICHARD.

Je ne connais pas.

NANETTE.

Tiens ; c’est peut-être des billets de banque.

GUICHARD.

Que vous êtes bête, ma chère ? Au fait, ça se pourrait.

AUGUSTIN.

Eh ! mon Dieu ! qu’importe ? L’essentiel, c’est que nous nous aimions. Vous parlerez, n’est-ce pas ?

GUICHARD.

Tu vas me faire gronder.

ÉMILIE.

Oh ! je vous en prie !

AUGUSTIN.

Mon petit papa !

GUICHARD.

Que vous êtes câlins !

NANETTE, qui est remontée, regarde par la porte du fond.

Voici Madame.

TOUS LES TROIS.

Ah ! mon Dieu !

GUICHARD.

Ne dites rien, n’avons pas l’air...

 

 

Scène II

 

ÉMILIE, GUICHARD, AUGUSTIN, NANETTE, MADAME GUICHARD. Elle a un petit mantelet de dévote et une robe de soie grise, avec un bonnet très simple

 

MADAME GUICHARD, à la coulisse.

Mettez écriteau à l’instant. Je le veux. On donnera congé.

GUICHARD.

Qu’est-ce donc, chère amie ?

MADAME GUICHARD.

Cet appartement qui est trop grand pour nous. Et décidément je le mets en location. J’en aurai mille écus.

GUICHARD.

Nous déloger de notre maison ! Et où irons-nous ?

MADAME GUICHARD.

Au troisième.

GUICHARD, à part.

Encore une économie.

À madame Guichard.

Mais, chère amie...

MADAME GUICHARD.

Quelle objection y trouvez-vous ?

GUICHARD.

Je trouve que mon cabinet sera bien froid.

MADAME GUICHARD.

On bouchera la cheminée ; c’est par là que vient le vent.

GUICHARD.

Et les locataires du troisième ?

MADAME GUICHARD.

Je leur donne congé. Des gens qui se sont fourrés dans la révolution... des libéraux, des jacobins : ils n’ont que ce qu’ils méritent.

GUICHARD, cherchant à détourner.

Vous quittez l’abbé Doucin, chère bonne ?

MADAME GUICHARD.

Oui, Monsieur.

NANETTE, à part.

On s’en aperçoit.

MADAME GUICHARD.

Il est fort mécontent de vous tous.

ÉMILIE.

De moi, Madame ?

MADAME GUICHARD, se tournant vers elle.

Oui, Mademoiselle. Il a remarqué vos distractions pendant l’office.

Lui rendant un petit livre.

Eh ! tenez, voilà votre livre de prières que vous avez oublié sur votre chaise. Une autre fois vous aurez une femme de chambre derrière vous pour le rapporter.

Émilie baisse les yeux.

NANETTE.

Dame ! il faisait si froid.

MADAME GUICHARD.

Et vous, mademoiselle Nanette, pourquoi avez-vous refusé à M. l’abbé Doucin d’être de l’association du sou ?... Tous les domestiques honnêtes en sont.

NANETTE.

Que voulez-vous ? Le peu d’argent que j’ai, je l’envoie à ma mère.

MADAME GUICHARD, brusquement.

Taisez-vous. Vous n’aurez jamais de religion.

À Augustin.

Bonjour, Augustin, bonjour, mon garçon. Ne trouvez-vous pas que, tous les jours, il me ressemble davantage.

AUGUSTIN.

Maman me fait toujours des compliments.

MADAME GUICHARD.

Il est gentil celui que tu me fais là. Voyons, où avons-nous été hier au soir ?

AUGUSTIN.

Maman, j’ai été au spectacle.

MADAME GUICHARD.

Qu’est-ce que j’apprends là ! au spectacle ! dans ces lieux de perdition ! Vous ne sortirez plus sans moi. Vous me suivrez à mes conférences.

NANETTE.

C’est bien amusant !

AUGUSTIN.

Si c’est comme cela qu’elle me gâte !

GUICHARD, à Émilie.

Pourquoi aussi va-t-il lui dire ?

MADAME GUICHARD.

Qu’est-ce que c’est ?

GUICHARD.

Je dis, chère amie... Je demande si l’abbé Doucin vient dîner aujourd’hui.

MADAME GUICHARD.

Non.

GUICHARD.

Tant pis, ça m’aurait fait plaisir.

MADAME GUICHARD.

Il est un peu souffrant ; il a des crampes d’estomac.

GUICHARD.

Pauvre homme !

Augustin passe auprès d’Émilie.

MADAME GUICHARD.

Et ça me fait penser que je lui ai promis... Nanette, donnez-moi ces deux bouteilles de fleur d’orange et cette boîte de conserves d’abricots, dans l’armoire de ma chambre.

NANETTE, sortant.

Oui, Madame.

MADAME GUICHARD.

Ce digne homme ! ça lui fera du bien.

GUICHARD, bas, aux enfants.

Ces bonnes confitures dont elle ne veut jamais nous donner.

MADAME GUICHARD.

À propos, monsieur Guichard...

GUICHARD, se retournant.

Chère amie ?

MADAME GUICHARD.

Il faut aller le remercier de l’honneur qu’il vous a fait.

GUICHARD.

L’abbé Doucin ? qu’est-ce qu’il m’a donc fait ?

MADAME GUICHARD.

Comment ! est-ce que je ne vous l’ai pas dit ? grâce à lui, vous voilà marguillier de la paroisse.

GUICHARD.

Ah !

MADAME GUICHARD.

Eh bien ! vous ne comprenez pas ce que cela veut dire, marguillier de la paroisse ?

GUICHARD.

Si fait.

MADAME GUICHARD.

Un titre qui vous donne voix à la fabrique, qui vous place au premier banc ! vous ne vous réjouissez pas ?

GUICHARD.

Pardonnez-moi, chère amie ; marguillier ! je suis très content, me voilà marguillier.

Appelant.

Nanette !

NANETTE, revenant avec deux bouteilles et une boite qu’elle présente à M. Guichard.

Monsieur.

GUICHARD.

Je suis marguillier, Nanette ; je veux que tout le monde s’en réjouisse, et pour fêter ma nouvelle dignité, tu vas me donner à déjeuner un bon bifteck.

MADAME GUICHARD, arrangeant les confitures.

Hein ! qu’est-ce que vous avez dit ?

GUICHARD.

J’ai dit un bon bifteck avec des pommes de terre.

MADAME GUICHARD.

Y pensez-vous ? un jour maigre !

GUICHARD.

C’est aujourd’hui maigre ?

À part.

Je n’en sors pas, je vais encore avoir des pruneaux.

Haut.

Mais, ma bonne, je suis marguillier.

MADAME GUICHARD.

Raison de plus pour vous mortifier, pour donner le bon exemple.

Regardant l’étiquette des bouteilles.

C’est la meilleure ! celle qui est sucrée, n’est-ce pas, Nanette ?

NANETTE.

Oui, Madame.

MADAME GUICHARD.

Vous boirez l’autre, monsieur Guichard.

GUICHARD.

Moi !

Augustin revient auprès de sa mère.

MADAME GUICHARD, souriant.

Ah ! vous êtes gourmand ! vous aimez les chatteries !

Regardant les confitures.

Elles ont bonne mine.

En prenant un peu.

GUICHARD, avançant la main.

Oui, elles doivent être...

MADAME GUICHARD, lui donnant un coup sur les doigts.

Eh bien !...

GUICHARD.

Oh ! merci.

ÉMILIE, bas, à Guichard.

Dites donc, mon tuteur, c’est le moment de lui parler.

GUICHARD, bas.

Tu crois ?

ÉMILIE.

Elle me paraît de bonne humeur.

NANETTE, de même.

Allons, Monsieur.

Augustin, de sa place, fait des signes à son père.

MADAME GUICHARD, se retournant.

Qu’est-ce que c’est ?

AUGUSTIN.

Rien, maman : c’est mon père qui a quelque chose à vous dire, et qui nous priait de le laisser.

MADAME GUICHARD.

Air de la valse de Robin des Bois.

C’est fort heureux... c’est ce que je désire,
De vous parler j’avais aussi dessein.

GUICHARD.

Grand Dieu ! que va-t-elle me dire ?

MADAME GUICHARD, à Nanette.

Portez cela chez notre abbé Doucin.

AUGUSTIN.

Allons, papa.

GUICHARD.

C’est une rude lâche.
Je risque fort.

AUGUSTIN.

Que craignez-vous, enfin ?

GUICHARD.

Elle pourrait, hélas ! si je la fâche,
Me faire faire en cor maigre demain.

Ensemble.

AUGUSTIN.

Laissons-les seuls, que chacun se retire ;
De lui parler ma mère avait dessein.
Est-ce pour nous que va-t-elle lui dire ?
Dans tout cela je crains l’abbé Doucin.

ÉMILIE, NANETTE.

Laissons-les seuls, que chacun se retire ;
De lui parler Madame avait dessein.
Est-ce pour vous que va-t-elle lui dire ?
Dans tout cela je crains l’abbé Doucin.

GUICHARD.

Que l’on me laisse, et chacun se retire,
De me parler, ma femme avait dessein ;
Je tremble, hélas ! que va-t-elle me dire ?
Veut-elle aussi me gronder ce matin ?

MADAME GUICHARD.

Laissez-nous seuls, que chacun se retire,
De lui parler aussi j’avais dessein.

À part.

Monsieur Guichard à mes plans doit souscrire,
Je l’ai, promis à notre abbé Doucin.

Augustin, Émilie et Nanette sortent.

 

 

Scène III

 

GUICHARD, MADAME GUICHARD

 

MADAME GUICHARD.

Voyons, parlez, monsieur Guichard, je vous écoute.

GUICHARD.

Moi, je ne sais... je...

À part.

Que diable aussi, me laisser tout seul !

MADAME GUICHARD.

Eh bien !

GUICHARD.

Pardon, chère amie, après vous. Vous avez quelque chose à me dire ?

MADAME GUICHARD.

Oh ! c’est fort simple. L’abbé Doucin, qui prend tant d’intérêt à ce qui vous regarde, m’a donné d’excellents conseils pour toute la famille : d’abord pour Augustin. Ce cher enfant ! j’avais des projets sur lui ; je pensais à le faire entrer dans les ordres ; mais les temps sont mauvais, c’est un état perdu. Et puis, ce qui autrefois n’était pas un obstacle, il n’a pas de vocation. Vous le voyez, il aime le monde, le spectacle. Je crois même, Dieu me bénisse, qu’il est un peu libéral. L’École de droit me l’a gâté : il faut donc chercher à le sauver d’une autre manière, pendant qu’il est encore jeune, et je ne vois que le mariage.

GUICHARD, à part.

Je l’y ai donc amenée.

Haut.

Je crois qu’il aimerait mieux ça.

MADAME GUICHARD.

Air du Pot de fleurs.

Ah ! je n’en suis pas étonnée !
Cela doit lui sourire assez ;
Lui, qui voit toute la journée
Le bonheur dont vous jouissez.
Le mariage est un état, je pense,
Où l’on fait bien son salut.

GUICHARD.

Je le croi.
Car je sais déjà, quant à moi,

À part.

Qu’on peut y faire pénitence.

MADAME GUICHARD.

Nous venons, avec M. l’abbé Doucin, de lui trouver un excellent parti, mademoiselle Esther Grandmaison.

GUICHARD.

La fille du receveur général ? Elle n’est pas jolie.

MADAME GUICHARD.

Quatre-vingt mille francs de dot, une piété exemplaire, et des espérances ! et une famille si respectable ! Le père a eu le courage de prêter serment contre sa conscience pour être fidèle à la bonne cause.

GUICHARD.

C’est bien. Mais ma pupille Émilie ?

MADAME GUICHARD.

J’ai aussi pensé à elle. Je sais combien vous l’aimez, et je ne cherche qu’à vous être agréable. Nous lui assurons le sort le plus doux ; du repos et de la liberté pour toute sa vie. À force de protections, je la fais entrer chez les dames de la rue de Varennes.

GUICHARD.

Au couvent !

MADAME GUICHARD.

On viendra la chercher aujourd’hui, à trois heures, sauf votre approbation, ainsi que pour Augustin ; car vous êtes le maître de votre pupille et de votre fils, comme de votre femme.

GUICHARD.

Alors...

MADAME GUICHARD.

Ainsi, c’est décidé, c’est convenu. Je vous en préviens, il n’y a plus à revenir. Maintenant, voyons, qu’avez-vous à me dire ?

GUICHARD.

Mon Dieu ! chère amie, c’était la même chose, à peu près... seulement...

MADAME GUICHARD.

Vous voyez bien que nous sommes toujours d’accord, et que je ne cherche qu’à vous complaire en tout. Mais vous, mon ami, ne ferez-vous rien pour moi ?

GUICHARD.

Quoi donc, ma bonne ?

MADAME GUICHARD.

Oh ! vous ne pouvez plus refuser. Vous savez, ce don à la paroisse ; un marguillier doit donner l’exemple, et puis vous ne me refuserez pas.

GUICHARD.

C’est selon. Combien serait-ce ?

MADAME GUICHARD.

Air : Pour le trouver, on peut rester chez soi (d’Yelva).

C’est à peu près...

GUICHARD.

Parlez, je vous écoute.

MADAME GUICHARD.

Vingt mille francs que ça pourra coûter ;
Ah ! c’est bien peu pour ses fautes.

GUICHARD.

Sans doute.
Quand on en a beaucoup à racheter.
Moi, qui suis sobre, et jamais ne m’oublie,
Pour mes péchés faut-il payer autant ?
Heureux encor si j’avais, chère amie,
Le droit d’en faire au moins pour mon argent !

MADAME GUICHARD.

Hein, plaît-il ?

GUICHARD.

Je verrai, si cela se peut.

MADAME GUICHARD, sévèrement.

Comment donc ? cela se doit, j’y compte, entendez-vous ? il le faut.

D’un ton caressant.

Adieu, mon ami.

GUICHARD.

Adieu, ma bonne.

MADAME GUICHARD, sortant.

Adieu.

Elle sort.

GUICHARD, seul.

Que le diable m’emporte si elle les aura !

 

 

Scène IV

 

ÉMILIE, GUICHARD, AUGUSTIN

 

Augustin et Émilie reparaissent de côté, et regardent si madame Guichard est partie.

AUGUSTIN.

Elle est partie ?

ÉMILIE.

Eh bien ! mon tuteur ?

GUICHARD.

Ah ! voilà les autres.

ÉMILIE.

Vous avez parlé ?

GUICHARD.

Certainement.

AUGUSTIN.

Et ça va bien, n’est-ce pas ?

GUICHARD, embarrassé.

C’est-à-dire, il ne faut pas aller trop vite, cela commence à se débrouiller un peu.

TOUS DEUX.

Ah ! tant mieux.

GUICHARD, à Augustin.

Toi d’abord, ta mère n’est pas éloignée de te marier.

AUGUSTIN, à Émilie.

Quel bonheur !

GUICHARD.

C’est déjà une bonne chose ; par exemple, il n’y a que la personne sur laquelle vous n’êtes pas d’accord, parce que c’est une autre qu’Émilie.

AUGUSTIN.

Ah ! mon Dieu ! mais vous lui avez dit ?...

GUICHARD.

Non, je n’ai pas voulu la brusquer, d’autant qu’elle a de très bonnes intentions pour la petite. Seulement ça ne cadre pas tout à fait avec vos idées, vu qu’elle voudrait la faire entrer au couvent.

ÉMILIE.

Moi !

AUGUSTIN, en colère.

Tandis qu’on me marierait à une autre... Et vous ne vous êtes pas montré ?

GUICHARD.

Est-ce qu’on peut tout faire à la fois ? En un jour, c’était déjà beaucoup d’avoir obtenu cela !

ÉMILIE.

La belle avance !

AUGUSTIN.

Aussi, c’est votre faute !

GUICHARD.

Comment ! c’est ma faute !

ÉMILIE, pleurant.

Vous êtes d’une faiblesse...

GUICHARD, élevant la voix.

Ah ! c’est comme ça. Eh bien ! arrangez-vous, je ne m’en mêle plus. Obligez donc des ingrats, on n’en a que des désagréments.

AUGUSTIN, furieux.

Je n’obéirai pas.

ÉMILIE.

Ni moi non plus.

 

 

Scène V

 

ÉMILIE, GUICHARD, AUGUSTIN, NANETTE, accourant

 

NANETTE.

Monsieur, Monsieur, voilà quelqu’un qui veut voir l’appartement.

GUICHARD.

Allons, les affaires à présent ! Avertis ma femme.

NANETTE.

C’est que le Monsieur voudrait louer sans remise et écurie.

GUICHARD.

Qu’est-ce que ça me fait ? je ne demande pas mieux. Mais avertis ma femme, je ne m’en mêle pas.

Regardant les enfants qui pleurent de côté.

Je vois qu’il y aura du bruit aujourd’hui. Je m’en vais faire un tour au Luxembourg.

Il prend sa canne et son chapeau, et se sauve par la porte à gauche.

 

 

Scène VI

 

ÉMILIE, à droite, pleurant, AUGUSTIN, à gauche, essuyant ses yeux, BRÉMONT et NANETTE, entrant par la porte du fond

 

MANETTE, faisant entrer Brémont.

Entrez, entrez, Monsieur.

BRÉMONT.

C’est bien. Voyons l’appartement.

NANETTE.

Pas encore, dans un instant.

BRÉMONT.

Est-ce que ton maître ne veut pas louer sans remise et sans écurie ?

NANETTE.

Si, Monsieur, jusqu’à présent. Mais pour qu’il le veuille définitivement, il faut que Madame y consente, et je vais la prévenir. Daignez vous asseoir, et l’attendre.

Elle sort.

BRÉMONT.

Auprès de ces jeunes gens ? Volontiers, car j’ai toujours aimé la jeunesse. Il y a en elle une franchise, une insouciance, une gaieté de tous les moments.

Apercevant Émilie qui pleure.

Ah ! mon Dieu !

Regardant Augustin.

Et l’autre aussi !... Eh bien ! eh bien !...

S’approchant d’eux.

Qu’est-ce que c’est donc ? Qu’y a-t-il, mes jeunes amis ?

AUGUSTIN.

Ses amis...

BRÉMONT.

Pardon, je ne vous connais pas, c’est vrai ; mais vous pleurez tous deux, et pour moi on n’est plus étranger dès qu’on a du chagrin. Moi qui viens de loin, j’en ai eu tant !

LES DEUX JEUNES GENS, s’approchant de lui.

Il serait vrai !

BRÉMONT, leur prenant la main.

Vous le voyez, voilà déjà la connaissance faite. Il y a du bon dans le malheur, et il ne faut pas trop en médire : il rapproche, il unit les hommes. C’est le bonheur qui rend égoïste, et heureusement je vois que nous n’en sommes pas là.

AUGUSTIN.

Il s’en faut.

BRÉMONT.

Je comprends, quelque penchant, quelque inclination contrariée.

AUGUSTIN et ÉMILIE.

Qui vous l’a dit ?

BRÉMONT.

Hélas ! j’ai passé par là.

AUGUSTIN.

Ce pauvre Monsieur !

BRÉMONT.

Je n’ai pas toujours eu des rides, des cheveux blancs et une canne. J’étais

Montrant Augustin.

comme mon nouvel ami, vif, ardent, impétueux, et j’avais un cœur, qui est toujours resté le même : il n’a pas vieilli, et cela fait que lui et moi nous avons souvent de la peine à nous accorder. J’aimais, comme vous, une personne charmante

Montrant Émilie.

comme elle.

ÉMILIE.

Et elle vous aimait bien ?

BRÉMONT.

Certainement.

AUGUSTIN.

Et vous lui fûtes fidèle ?

BRÉMONT.

Je le suis encore : je suis resté garçon en l’attendant.

AUGUSTIN.

Ah ! que c’est bien à vous. Voilà comme nous ferons ; nous attendrons, s’il le faut, jusqu’à cinquante ans.

ÉMILIE.

Jusqu’à soixante.

BRÉMONT.

C’est le bel âge pour aimer : personne ne vous dérange, ni ne vous distrait.

AUGUSTIN.

Et pourquoi ne l’épousez-vous donc pas ?

BRÉMONT.

Qui donc ?

ÉMILIE.

Elle, la jeune personne ?

BRÉMONT.

Ah ! c’est qu’elle s’est mariée.

TOUS DEUX.

Quelle horreur !

BRÉMONT.

Pour obéir à sa mère. Moi, je n’étais qu’un pauvre artiste, qui ai quitté la France, avec mon violon et l’espérance ; tous les soirs je jouais avec variations :

Vivre loin de ses amours.
N’est-ce pas mourir tous les jours ?

J’ai vécu comme cela une quarantaine d’années ; donnant des concerts à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, où ils m’ont gardé ; et à force d’avoir appuyé sur la chanterelle, j’ai acquis quelque fortune, une fortune d’artiste que j’ai conquise sur l’étranger, et que je viens manger en France : car on peut bien vivre loin de sa patrie, mais c’est là qu’il faut mourir ! Et ce beau pays m’a tant fait de plaisir à revoir !

ÉMILIE.

Vous avez dû le trouver bien changé ?

BRÉMONT.

Mais non ! c’est exactement la même chose, comme de mon temps ; j’y ai vu partout les couleurs que j’y avais laissées ; partout, même enthousiasme pour la gloire et la liberté ! Tout y est de même, tout y est jeune, excepté moi !... Mais, voyez, mes enfants, comme l’amour et la vieillesse nous rendent bavards ; je voulais savoir votre histoire et je vous raconte la mienne... À votre tour maintenant.

AUGUSTIN.

Ah ! oui, votre confiance fait naître la nôtre.

ÉMILIE.

Et nous vous aimons déjà.

BRÉMONT.

J’en étais sûr.

AUGUSTIN.

Apprenez donc que c’est ma mère...

ÉMILIE.

Oui, sa mère, madame Guichard, qui ne veut pas nous marier.

BRÉMONT.

Madame Guichard !...

ÉMILIE.

Qu’avez-vous donc ?

BRÉMONT.

Rien... Il y a tant de Guichards... et ce ne peut être la fille de madame Beauménil.

AUGUSTIN.

Si vraiment.

BRÉMONT.

Rose !...

AUGUSTIN.

Ma mère.

BRÉMONT, à Augustin.

Votre mère ! est-il possible !... Que je vous regarde encore !... Un joli garçon !... Et votre père, M. Guichard, le médecin... existe-t-il encore ?

AUGUSTIN.

Oui, Monsieur.

BRÉMONT, après un soupir.

Ah ! tant mieux !

ÉMILIE.

C’est lui qui ne demanderait pas mieux que de nous unir. Mais qu’avez- vous donc ?

BRÉMONT.

Ce n’est rien, mes amis, ce n’est rien... un peu de trouble... d’émotion.

AUGUSTIN.

On dirait que vous connaissez toute ma famille.

BRÉMONT.

C’est vrai... je suis un ancien ami dont vous avez peut-être entendu parler, Émile Brémont.

ÉMILIE.

M. Émile Brémont !.... Ah ! si vous pouviez parler en notre faveur.

BRÉMONT.

Je le ferai... comptez-y... et j’ose vous répondre du succès... Mais voyez-vous, mes chers enfants, j’ai besoin d’un moment pour me remettre.

Les enfants s’éloignent, à part.

Pauvre Rose ! quelle surprise !.... quelle joie !...

Haut, à Augustin et à Émilie.

Mais surtout ne dites pas que c’est moi : votre mère va venir pour cet appartement.

Air de Partie et Revanche.

Mon cœur bat d’espoir et d’attente,
Je crois qu’il a toujours vingt ans...
Mais mes jambes en ont soixante.

Augustin lui présente un fauteuil.

Et maintenant laissez-moi, mes enfants.

Les jeunes gens remontent le théâtre.

À part, et s’asseyant.

Elle va venir... du courage...

ÉMILIE, s’approchant de lui, et lui prenant la main.

Quoi ! vous tremblez ?

BRÉMONT, à part.

C’est possible. Entre nous,
On peut bien trembler, à mon âge,
Quand vient l’instant du rendez-vous.

AUGUSTIN, à Émilie qui s’est retirée au fond à droite.

Est-il singulier, notre nouvel ami !

ÉMILIE.

Oui ; mais il a l’air d’un honnête homme... et puis il parlera pour nous.

AUGUSTIN.

Et ces papiers que tu devais lui remettre ?

ÉMILIE.

Je vais les chercher.

AUGUSTIN.

Et moi je vais travailler.

Il entre dans sa chambre à droite, tandis qu’Émilie sort par la porte du fond à gauche.

 

 

Scène VII

 

BRÉMONT, seul, assis

 

Je vais la voir !... Ce mot seul me rend toutes mes illusions, et me transporte en idée au moment où je l’ai quittée... où je l’ai vue pour la dernière fois, dans cette petite chambre bleue avec des draperies blanches, au cinquième étage ; et ce cabinet dont la porte fermait si mal ! et mon voyage aérien, sur ce pont périlleux, suspendu d’une fenêtre à l’autre, et où je marchais avec tant d’audace ; je m’y vois.

Se levant et chancelant.

J’y suis... j’y marcherais encore... avec ma canne... car cette gentille Rose, je l’aime comme autrefois... et elle aussi, j’en suis sûr... Elle est comme moi... elle n’a pas changé... elle me l’avait promis... Je la vois encore... ce regard si tendre... cette jolie taille...

Avec la plus tendre expression.

Ah ! Rose !... Rose !... quels souvenirs !...

On entend madame Guichard qui parle haut dans l’intérieur, et qui bientôt paraît à la porte du fond.

On vient.

D’un air fâché.

Quelle est cette dame, et que me veut-elle ?...

 

 

Scène VIII

 

MADAME GUICHARD, BRÉMONT

 

MADAME GUICHARD.

Votre servante, Monsieur ; c’est vous, m’a-t-on dit, qui voulez louer mon appartement ?

BRÉMONT, stupéfait, et la regardant avec émotion.

Comment ! c’est vous, Madame, qui êtes madame Guichard ?

MADAME GUICHARD.

Oui, Monsieur.

BRÉMONT, avec découragement.

Ah ! mon Dieu !...

La regardant de nouveau.

Cependant, il y a encore quelque chose... et nos cœurs, du moins... nos cœurs... oh ! ils ne sont pas changés.

MADAME GUICHARD.

Vous avez vu l’antichambre... c’est ici le salon... à droite, la chambre de mon fils... par ici salle à manger... d’autres chambres à coucher... cabinet de toilette... dégagements.

Elle passe à la gauche de Brémont.

BRÉMONT, passant à droite.

C’est inutile, je n’ai pas besoin d’en voir davantage... l’appartement me convient.

MADAME GUICHARD.

Oui ; mais vous parlez d’en détacher la remise et l’écurie cela n’est pas possible.

BRÉMONT.

Permettez...

MADAME GUICHARD.

Je ne pourrai jamais les louer séparément.

BRÉMONT.

Je les prendrai donc, quoique je n’en aie pas besoin.

MADAME GUICHARD.

Il y aurait alors un moyen de s’arranger : Monsieur pourrait les payer et ne pas les prendre, ou les sous-louer ; je ne le force pas, il est le maître.

BRÉMONT.

Vous êtes trop bonne ! c’est donc une affaire conclue ?

MADAME GUICHARD.

Pas encore ; on ne le loue pas ainsi, sans connaître, sans prendre des informations : je demanderai quel est l’état, la profession de Monsieur ?

BRÉMONT, à part.

Ah ! cela va lui rappeler...

Haut.

Musicien.

MADAME GUICHARD, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

BRÉMONT.

Air du Baiser au Porteur.  

À ce mot seul elle est déjà tremblante,
De souvenir tous ses sens sont émus.

MADAME GUICHARD, à part.

Musicien !... Ce mot seul m’épouvante...
Un logement de mille écus !

BRÉMONT.

Aux beaux-arts vous ne croyez plus.

MADAME GUICHARD.

Il faut avoir un peu de méfiance,
Je risquerais trop de perdre.

BRÉMONT.

Ah ! grands dieux !

À part.

Rose jadis avait moins de prudence,
Et nous y gagnions tous les deux.

Je paierai six mois d’avance.

MADAME GUICHARD, d’un air aimable, et lui offrant une chaise.

Vraiment !... asseyez- vous donc, je vous en prie.

Brémont refuse honnêtement.

Ce que j’en dis n’est pas par crainte : la meilleure garantie est dans les manières et la physionomie... de Monsieur.

BRÉMONT, la regardant tendrement

Vous trouvez ; allons, voilà un peu de sympathie qui revient, une sympathie arriérée.

MADAME GUICHARD, tirant sa tabatière, et offrant du tabac à Brémont.

Monsieur, en usez-vous ?

BRÉMONT, la regardant avec surprise.

Ah ! Rose prend du tabac.

MADAME GUICHARD.

Nous disons donc, mille écus de loyer, trois cents francs de remise, deux cents francs de portes et fenêtres, d’autant qu’ici nous avons aussi d’excellents portiers, qui auront pour vous les plus grands égards ; et aux fêtes, aux jours de l’an, vous n’êtes obligé à rien envers eux, qu’au sou pour livre que vous me payez, c’est cinquante écus.

BRÉMONT.

Ah ! tout n’est donc pas compris ?

MADAME GUICHARD.

Vous êtes trop juste pour le supposer. Nous avons aussi le frottage de l’escalier et l’éclairage, deux cents francs.

BRÉMONT.

Comment, Madame ?

MADAME GUICHARD.

Voudriez-vous qu’à votre âge on vous laissât monter un escalier malpropre et mal éclairé, pour vous blesser, vous faire mal ? Je ne le souffrirai pas, je tiens beaucoup à mes locataires, c’est mon devoir, j’en réponds.

BRÉMONT.

Vous êtes bien bonne ; mais voilà des soins et des attentions qui, avec les réparations locatives, font monter mon loyer de mille écus à quatre mille francs.

MADAME GUICHARD.

Est-ce donc trop cher pour habiter une maison bien située, bien aérée, une maison tranquille et respectable, où l’on tiendra à vous conserver ? car je compte bien que vous ferez un bail, et ce sera de six ou neuf, à votre choix.

BRÉMONT.

Permettez... permettez...

MADAME GUICHARD.

Quoi ! Monsieur, vous hésitez à vous engager, à vous enchaîner à nous, quand c’est moi, quand c’est une dame qui vous en prie ! Mais c’est fort mal, ce n’est pas galant, et j’avais meilleure idée de vous.

BRÉMONT, à part.

Allons, elle est un peu intéressée, mais elle est toujours bien aimable.

MADAME GUICHARD.

Vous acceptez donc pour neuf ans ?

BRÉMONT.

Puisqu’il le faut.

Madame Guichard va s’asseoir auprès de la table. Elle met ses lunettes et prend la plume. Brémont la regarde, et dit à part.

Il paraît que Rose...

Portant la main à ses yeux.

C’est peut-être pour cela qu’elle ne m’a pas reconnu.

MADAME GUICHARD.

Votre nom, Monsieur ?

BRÉMONT.

Mon nom ?

À part.

Quel effet ça va lui faire !

Haut.

Mon nom... Brémont.

MADAME GUICHARD.

Brémont avec un t ?

BRÉMONT, stupéfait.

Avec un t !

MADAME GUICHARD.

Qu’avez-vous donc ?

BRÉMONT.

Quoi ! ce nom-là vous est-il tellement inconnu, que vous ne sachiez plus comment l’écrire ?

MADAME GUICHARD.

Que dites-vous ?

BRÉMONT.

Avez-vous donc tout à fait banni de votre souvenir, comme de votre cœur, l’ami de votre enfance, le compagnon de vos peines, Émile Brémont ?

MADAME GUICHARD.

Émile ! il serait possible ! quoi ! c’est vous ?

BRÉMONT, avec transport.

Oui, Rose, oui, c’est moi.

MADAME GUICHARD.

Monsieur, un pareil ton...

BRÉMONT.

Convient peu, je le sais, après un si long entracte ; mais l’amitié, du moins, l’amitié est de tout âge ! et n’ai-je pas quelques droits à la vôtre ? Faut-il vous rappeler et nos serments et nos premiers amours ?

MADAME GUICHARD.

Monsieur...

BRÉMONT.

Faut-il vous rappeler un premier retour, non moins cruel que celui-ci, et le moyen que j’employai pour éloigner votre mari ? Ma vie que j’exposai pour parvenir jusqu’à la porte de votre chambre, que vous fermiez en vain, Rose ? Il n’y avait pas de verrou.

MADAME GUICHARD.

Monsieur, le ciel m’a fait la grâce d’oublier ; c’est comme s’il n’était rien arrivé.

BRÉMONT.

Non ! l’on ne perd pas de pareils souvenirs ; dites-moi seulement que vous ne l’avez pas oublié.

MADAME GUICHARD, émue et hésitant.

Pas tout à fait... et, s’il faut... vous... l’avouer...

 

 

Scène IX

 

MADAME GUICHARD, BRÉMONT, NANETTE

 

NANETTE.

Madame ! Madame ! voici M. l’abbé Doucin.

MADAME GUICHARD, à part.

Dieu !

Haut.

C’est bien, je sais ce que c’est, j’y vais. Où est mon fils ?

NANETTE.

Dans sa chambre, à travailler.

Elle sort.

MADAME GUICHARD, s’approchant de la porte qu’elle ferme, et dont elle prend la clé.

C’est bien. J’aime autant qu’il ne voie pas cette petite Émilie, et qu’ils ne se fassent pas d’adieux.

À part, jetant un coup d’œil sur Brémont.

C’est souvent si dangereux !

Haut, à Brémont, en le saluant.

Monsieur...

BRÉMONT, allant à elle, et la ramenant sur le devant du théâtre.

Un mot encore ; car j’ai promis de vous parler en faveur de votre fils, qui est amoureux comme nous l’étions.

MADAME GUICHARD.

Encore, Monsieur.

BRÉMONT.

Et au nom de notre amitié, de nos anciens souvenirs...

MADAME GUICHARD.

Monsieur, je vous prie de croire que je vous conserverai toujours comme ami... et comme locataire... mais dans ce moment, des devoirs me réclament, on m’attend, permettez que je vous quitte ; j’aurai l’honneur de vous voir dans un autre moment.

Elle le salue, et sort par la porte du fond, à droite.

 

 

Scène X

 

BRÉMONT, seul

 

Ah ! pourquoi l’ai-je revue ? moi qui l’avais conservée si tendre, si aimable, si fidèle ; comment lui pardonner la perte de mes illusions ? moi qui ne vivais que de cela. Et je resterais près d’elle ! Non ! non ! je me gâterais peut-être aussi. Les cœurs d’à présent ne sont plus comme ceux de mon temps ; il n’y a plus d’amitié, plus de passion !

 

 

Scène XI

 

ÉMILIE, BRÉMONT

 

ÉMILIE, pleurant.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! je n’y survivrai pas.

BRÉMONT.

Qu’est-ce donc ?

ÉMILIE.

M. l’abbé Doucin vient me chercher pour me conduire aujourd’hui même chez les dames de la rue de Varennes.

BRÉMONT.

Pauvre enfant ! Et je conçois que ce lieu-là, ce n’est pas gai.

ÉMILIE.

Fût-ce un désert, un cachot, cela m’est bien égal ; ce n’est pas cela qui me désole.

BRÉMONT.

Et qu’est-ce donc ?

ÉMILIE, sanglotant.

C’est que je serai loin de lui, et que j’en mourrai de chagrin.

BRÉMONT.

Est-il possible ? Ah ! que vous me faites de plaisir !

ÉMILIE.

Eh bien ! par exemple, vous que je croyais si bon !

BRÉMONT.

C’est justement pour ça. En voilà donc une qui aime encore, comme de mon temps, du temps du Consulat !

À Émilie.

Il faut dire que vous ne voulez pas, et moi, je serai là, je vous soutiendrai.

ÉMILIE.

Et le moyen de résister à madame Guichard, qui m’a élevée ! car j’étais une pauvre orpheline, la fille d’une de ses anciennes amies, Angélique Gervaise.

BRÉMONT.

Ah ! mon Dieu ! cette petite Angélique si bonne, si gentille, qui avait toujours des bonnets à la Marengo ?

ÉMILIE.

Je ne sais pas.

BRÉMONT.

C’est juste.

ÉMILIE.

Mais ce que je sais, c’est qu’elle vous regardait comme son meilleur ami, et qu’elle ne désirait qu’une chose : c’était de vous voir avant de mourir...

BRÉMONT.

Pauvre Angélique !

ÉMILIE, lui donnant un paquet cacheté qu’elle apportait en entrant.

Pour vous remettre ce dépôt qui vous appartenait, et qu’autrefois, disait-elle, on lui avait confié.

BRÉMONT.

Donnez, donnez, mon enfant. Mes lettres et celles de Rose, qui, lors de mon départ, étaient restées entre ses mains. Pauvre Angélique ! celle-là était une amie véritable ; aveugle que j’étais ! le bonheur était près de moi, sur le même palier.

Regardant Émilie avec émotion.

Ç’aurait pu être là ma fille ! Ah ! que j’étais insensé ! il paraît que maintenant on est plus raisonnable.

Il reste près de la table, ouvrant plusieurs de ces lettres, qu’il regarde d’un air mélancolique.

 

 

Scène XII

 

ÉMILIE, BRÉMONT, près de la table à droite, AUGUSTIN, frappant à la porte de la chambre

 

AUGUSTIN, en dehors, frappant à la porte de la chambre à droite.

Eh bien ! eh bien ! ouvrez-moi donc.

ÉMILIE, courant à la porte.

C’est ce pauvre Augustin ! Ah ! mon Dieu ! la clé n’y est plus, on l’aura enfermé.

BRÉMONT, sans quitter la lettre qu’il lit.

C’est tout à l’heure, sa mère...

ÉMILIE.

Je l’aurais parié ! C’est pour l’empêcher de me faire ses adieux.

AUGUSTIN, paraissant à la lucarne qui est au-dessus de la porte.

Des adieux ! Est-ce que tu pars ?

ÉMILIE.

À l’instant même ; M. Doucin va m’emmener.

AUGUSTIN.

Et je le souffrirais ? Dis-leur que si on t’éloigne de moi, que si l’on nous sépare, je me brûle la cervelle.

BRÉMONT, se levant vivement.

Bien, très bien.

ÉMILIE.

Y pensez-vous ?

BRÉMONT.

Voilà comme j’étais, je me reconnais.

AUGUSTIN.

Mais ce ne sera pas long : attends, attends ; je vais d’abord briser cette porte qui nous sépare.

Il frappe contre la porte avec les pieds.

BRÉMONT.

Briser les portes... Ces chers enfants !

À Augustin.

Eh ! non, non ; taisez-vous : on va arriver au bruit.

ÉMILIE.

Il a raison ; mais comment sortir ?

AUGUSTIN.

Par escalade.

BRÉMONT.

À merveille.

ÉMILIE.

Il va se faire du mal.

BRÉMONT.

Du tout ! il y a un dieu pour les amoureux ; et avec deux ou trois chaises, à l’escalade !

AUGUSTIN.

C’est juste, à l’escalade !

BRÉMONT, avec joie.

À l’escalade !

Il prend un fauteuil qu’il va poser contre la porte.

ÉMILIE, montant sur le fauteuil que Brémont vient de mettre contre la porte, et parlant à Augustin.

Prends bien garde, au moins.

Brémont, qui a été prendre une seconde chaise, la tient encore à la main, quand parait madame Guichard.

 

 

Scène XIII

 

ÉMILIE, à droite debout sur le fauteuil, causant par la lucarne avec AUGUSTIN, qui lui baise la main, BRÉMONT, tenant une chaise à gauche, MADAME GUICHARD, entrant par le fond en se disputant avec M. GUICHARD

 

GUICHARD.

Comment ! le nouveau locataire est déjà installé ?

MADAME GUICHARD.

Le voilà.

Regardant.

Qu’est-ce que je vois ?

ÉMILIE.

C’est ta mère.

Brémont va s’asseoir auprès de la table, et lit tout bas les lettres qu’Émilie lui a remises.

MADAME GUICHARD, qui a été prendre Émilie par la main, et qui l’a fait descendre du fauteuil.

Qu’est-ce que vous faites là, Mademoiselle ? et qu’est-ce que c’est ? que signifie une conduite pareille ?

Pendant ce temps Guichard va ouvrir la porte à Augustin.

Regarder ainsi dans la chambre d’un jeune homme, causer avec lui en secret, à l’insu de vos parents, et dans une maison comme la mienne ! Sont-ce là les exemples qu’on vous a donnés ?

BRÉMONT, ouvrant une lettre qu’il a sous la main, et la lisant à voix haute.

« Ma mère me défend de te voir, mais je m’en moque ; et dès qu’elle sera sortie, chère Émile, je t’en avertirai, en laissant la fenêtre ouverte. »

MADAME GUICHARD.

Ô ciel !

GUICHARD, sortant de la chambre avec Augustin.

Comment ! Monsieur...

AUGUSTIN.

Mais, mon père...

MADAME GUICHARD.

Taisez-vous. Vous êtes aussi coupable ; n’avez-vous pas de honte d’un tel oubli de toutes les convenances ? causer un tel scandale, escalader des portes, des fenêtres !

BRÉMONT, toujours assis près de la table et lisant une autre lettre.

« Prends garde, cher Émile, ton audace me fait toujours trembler ; et si les voisins te voyaient passer sur cette planche,

Guichard passe auprès de madame Guichard.

de ta maison dans la nôtre, comme tu l’as fait hier... »

MADAME GUICHARD.

Ah ! mon Dieu !

GUICHARD, écoutant, et à madame Guichard.

Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que lit ce Monsieur ?

BRÉMONT, sans se lever.

Un roman par lettres, que je me propose de publier avec le nom des personnages.

MADAME GUICHARD.

Monsieur !...

BRÉMONT.

Cela dépendra des circonstances, et d’un consentement que j’attends.

GUICHARD.

Le consentement de l’auteur ?

BRÉMONT.

Justement.

GUICHARD.

Ce doit être curieux.

Voulant prendre les lettres.

Voyous donc ?

MADAME GUICHARD, le retenant.

Y pensez-vous ? quelle indiscrétion !

GUICHARD.

Elle ne veut pas que je lise, parce que c’est un roman ; ma femme est d’une rigidité de principes... elle ne peut souffrir les romans.

BRÉMONT, se levant.

Je crois qu’elle a tort : les premiers chapitres sont si amusants ; quelquefois les derniers sont bien tristes ; mais il y a toujours, quand on le veut bien, une leçon morale à en tirer.

À madame Guichard, lui donnant la lettre.

Tenez, Madame, lisez vous-même, je vous la confie.

MADAME GUICHARD, troublée et voulant cacher la lettre.

Monsieur...

BRÉMONT.

Ne craignez rien : j’en ai bien d’autres.

GUICHARD, à sa femme.

Lis donc, lis donc, ma bonne.

MADAME GUICHARD, lisant avec émotion.

« Mon bien-aimé... mon cher... »

BRÉMONT.

Je vous prie, par exemple, de passer les noms propres.

GUICHARD.

C’est juste. Mon cher... trois étoiles.

BRÉMONT.

Air : Mon père, je viens devant vous.

À demi-voix, à madame Guichard, qui achève de lire la lettre tout bas.

Du roman de nos premiers ans
Relisez la première page :

À haute voix, à cause de Guichard qui s’approche.

Et puisqu’enfin dans les romans
Tout finit par un mariage...

GUICHARD, ÉMILIE, AUGUSTIN.

Ah ! les romans ont bien raison !

Augustin passe à la gauche de madame Guichard, et se met à genoux, tandis qu’Émilie, à sa droite, en fait autant.

De grâce, ma femme,
De grâce, Madame,
Profitons de cette leçon !

MADAME GUICHARD.

Non... non... non... non...

Pendant ce temps, Brémont a pris le violon, qu’il a aperçu sur la table près de la chambre d’Augustin, et il joue le refrain de l’air.

« Vivre loin de ses amours,
« N’est-ce pas mourir tous les jours ? »

MADAME GUICHARD, seule.

Souvenir de mes amours,
Vous l’emportez, et pour toujours.

À Émilie et à Augustin.

Je cède... Dans vos amours,
Soyez heureux, et pour toujours.

Ensemble.

AUGUSTIN et ÉMILIE.

Ah ! quel bonheur pour nos amours !
Nous sommes unis pour toujours.

GUICHARD et BRÉMONT.

Ah ! quel bonheur pour leurs amours !
Ils sont unis, et pour toujours.

BRÉMONT, passant auprès d’Augustin et d’Émilie.

Allons, tout n’est pas désespéré : elle est encore sensible à la musique.

AUGUSTIN, à Brémont.

Notre bienfaiteur, notre ami.

ÉMILIE.

Nous vous devons notre bonheur.

AUGUSTIN.

Et nous vous en remercions en vous aimant toujours.

BRÉMONT, soupirant, et leur prenant la main.

Toujours ! encore ce mot-là ! Voilà comme j’étais.

ÉMILIE.

Est-ce vous n’y croyez pas ?

BRÉMONT.

Si, mes enfants ; être aimé fut toujours le rêve de mes jeunes années ! Tâchez que ce soit aussi celui de ma vieillesse ; car de toutes les choses impossibles, celle-là est encore la plus douce, et si de cette vie l’amour fut le premier chapitre, que l’amitié en soit le dernier !

CHŒUR.

Air : C’est à Paris (de Garafa).

Par l’amitié (Bis.)
Que notre vie
Soit embellie ;
Par l’amitié (Bis.)
Que le passé soit oublié !

MADAME GUICHARD, au public.

Air : Mes yeux disaient tout le contraire.

Protégez-moi, ne souffrez pas,
Messieurs, moi qui veux être sage,
Que j’aille encor faire un faux pas :
Ils sont dangereux à mon âge.
Quand j’en faisais dans mon printemps,
Je m’en relevais et sans peine...
Mais maintenant j’ai soixante ans,
Et j’ai besoin qu’on me soutienne.

TOUS.

Maintenant elle a soixante ans,
Elle a besoin qu’on la soutienne. 

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