La Belle-mère (Jean-François BAYARD - Eugène SCRIBE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 1er mars 1826.

 

Personnages

 

M. DUVERSIN, négociant

ÉLISA, sa femme

LE COLONEL DE GIVRY

CHARLES, fils de M. Duversin

CLAIRE, fille de M. Duversin

JULES, fils de M. Duversin

MADEMOISELLE TURPIN, gouvernante

 

La scène est à Paris, dans la maison de M. Duversin.

 

 

Scène première

 

M. DUVERSIN, LE COLONEL

 

Un salon ; porte au fond, et deux portes latérales ; table, et tout ce qu’il faut pour écrire, sur le devant, à gauche de l’acteur.

M. DUVERSIN.

Non, colonel, non, ma caisse n’est jamais fermée pour vous ; voici le montant de vos traites.

LE COLONEL.

Ah ! Monsieur, c’est un véritable service que vous me rendez ; s’il fallait avoir affaire à un autre que vous...

M. DUVERSIN.

Eh ! mais ! je ne le veux pas ; comment donc ? mais je tiens à être toujours votre banquier et votre confident ; car vous savez que je suis votre confident.

Lui donnant des billets.

Voyez, c’est la somme, je crois, neuf mille francs.

LE COLONEL.

Oui, oui, parfaitement. Vous savez bien que je n’ai pas l’habitude de compter.

Air du Piège.

Au diable ces gens froids et lourds
Qu’on voit, pleins de terreurs secrètes,
Passer la moitié de leurs jours
À compter dépenses, recettes.
Ah ! pour mes revenus, je crois
Que je suis un meilleur système ;
Car sans compter je les reçois,
Et je les dépense de même.

M. DUVERSIN.

Sans doute ; vous êtes toujours occupé d’affaires plus importantes. Et dites-moi, comment vont les amours ?

LE COLONEL.

Ah ! que me dites-vous là ?

M. DUVERSIN.

Est-ce que par hasard vous ne seriez pas éperdument amoureux ?

LE COLONEL.

Au contraire, vous devez me trouver triste, abattu, défait.

M. DUVERSIN.

Allons, vous adorez encore une jolie femme, j’en suis sûr.

LE COLONEL.

Bah ! qui est-ce qui n’aime pas une jolie femme ? il s’agit bien d’autre chose !

M. DUVERSIN.

Vrai ! qu’est-ce donc ?

LE COLONEL.

Une jolie femme ! parbleu ! j’en aimai toujours une, moi ; mais aujourd’hui...

M. DUVERSIN.

Aujourd’hui ?

LE COLONEL.

J’en aime deux.

M. DUVERSIN.

Deux !

LE COLONEL.

Air du vaudeville de la Somnambule.

Ah ! vous allez sermonner, je parie ;
J’aime deux femmes.

M. DUVERSIN.

Deux ? vraiment !
Rien que cela !

LE COLONEL.

Mais quoi donc, je vous prie ?
Ce n’est pas trop.

M. DUVERSIN.

Eh ! non, assurément,
Mon cher ami, lorsque j’avais votre âge,
Il me semblait, incertain de mon choix,
Qu’on pouvait, sans être volage,
Les aimer toutes à la fois.

LE COLONEL.

Oh ! ce n’est pas une plaisanterie. D’honneur ! elles sont là toutes les deux, deux demoiselles ! Je ne vous les nommerai pas, ce serait indiscret, et puis il y en a une dont je ne sais pas le nom ; mais toutes les deux sont charmantes, et j’ai pour elles un amour également tendre, également sincère. Ah ! je crois cependant que j’aime mieux la brune ; elle a l’œil plus vif, la taille plus... Il est vrai que la blonde a plus de charmes, des traits plus doux, et je ne sache pas qu’il y ait une femme qui plaise davantage... si ce n’est l’autre, peut-être.

M. DUVERSIN.

À la bonne heure, au moins on peut comparer, choisir.

LE COLONEL.

Choisir ! ça ne se peut pas. Vous croyez que je suis infidèle, hein ? Oui, eh bien ! non, c’est impossible ; il y a de la fatalité dans mon aventure ; une jeune personne que j’ai connue il y a six mois en province, où elle était avec sa tante.

M. DUVERSIN.

Ah ! c’est la blonde !

LE COLONEL.

Justement ; et je l’adorais, lorsqu’un matin j’appris qu’elles venaient de partir en poste pour Paris ; et depuis lors, je n’ai pas revu ma charmante inconnue.

M. DUVERSIN.

Mais c’est un roman que cela.

LE COLONEL.

N’est-ce pas qu’en y mettant deux ou trois duels et un enlèvement, ça serait quelque chose de drôle ? Jugez de mon désespoir, ses traits charmants ne sortaient plus de ma pensée, je ne pouvais quitter les lieux où je l’avais vue, où je lui avais parlé : c’est alors que nous changeâmes de garnison, et que je connus...

M. DUVERSIN.

La brune ?

LE COLONEL.

Oui. Jamais je ne vis plus de grâces, plus de beauté.

M. DUVERSIN.

Et l’autre fut oubliée ?

LE COLONEL.

Non, oh ! non : l’autre doit aimer plus tendrement ! Que voulez-vous ? je les adore toutes les deux, et, quoi qu’il arrive, vous voyez bien que je serai toujours le plus malheureux des hommes.

 

 

Scène II

 

M. DUVERSIN, LE COLONEL, MADEMOISELLE TURPIN

 

M. DUVERSIN.

Eh bien ! qu’est-ce, mademoiselle Turpin ?

LE COLONEL.

Ah ! c’est une demoiselle ?

M. DUVERSIN.

Mon Dieu, oui.

Air : Je ne veux pas qu’on me prenne.

Elle se donne cinquante ans.

LE COLONEL.

Mais elle en porte bien soixante.

M. DUVERSIN.

Ses attraits ne sont pas brillants,
Sa douceur n’est pas séduisante.
Elle est sèche dans son maintien,
De son esprit elle raffole...
Elle se dit fille de bien,
Très sage...

LE COLONEL.

Et je paierais bien
Qu’on la croit toujours sur parole.

M. DUVERSIN.

Voyons, mademoiselle Turpin.

MADEMOISELLE TURPIN.

Monsieur, j’attendais. L’artificier est dans le jardin, et le glacier fait demander à quelle heure il doit être ici.

M. DUVERSIN.

Mais, comme l’orchestre, de huit à neuf. Ah ! mademoiselle Turpin, dès que mes enfants seront arrivés, vous me les enverrez ici.

MADEMOISELLE TURPIN.

Oui, Monsieur.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

M. DUVERSIN, LE COLONEL

 

LE COLONEL.

Je vous demande bien pardon, vous étiez occupé. Il paraît que vous êtes au milieu des préparatifs d’une fête ?

M. DUVERSIN.

Un bal de noces.

LE COLONEL.

Ah ! vous mariez un de vos enfants ?

M. DUVERSIN.

Non : vous ne devinez pas ?

LE COLONEL.

Vous vous remariez ?

M. DUVERSIN.

C’est fait ; je suis arrivé de la campagne ce matin, et, comme vous voyez, j’attends ma femme ce soir : c’est pourquoi mes bureaux sont fermés aujourd’hui.

LE COLONEL.

Ma foi, mon cher monsieur Duversin, je vous fais mon compliment ; une jeune femme sans doute...

À part.

Ils épousent toujours de jeunes femmes.

M. DUVERSIN.

Vingt-deux ans.

LE COLONEL.

C’est charmant ! Mais vous disiez que vous ne vous remarieriez pas, à cause de vos enfants ?

M. DUVERSIN.

Oh ! cela tient à des circonstances... Et cependant ils sont loin d’approuver mon mariage ; au moins ils ont cru pouvoir se dispenser d’assister à la cérémonie ; et en ce moment encore ils sont chez une tante.

LE COLONEL.

De l’humeur, du dépit ? c’est assez l’usage.

M. DUVERSIN.

Il n’y a pas jusqu’à ma vieille gouvernante, que vous venez de voir, qui ne me déclare la guerre.

LE COLONEL.

Une gouvernante ! parbleu ! je crois bien, la voilà détrônée ; elle a maintenant une maîtresse.

M. DUVERSIN.

Et puis, ce que vous n’osez pas dire, c’est qu’à mon âge, j’ai fait, en me mariant, une extravagance.

LE COLONEL.

Moi ! je ne dis pas cela.

M. DUVERSIN.

Mais vous le pensez.

LE COLONEL.

Du tout ; chacun est libre, surtout quand c’est à ses risques et périls.

M. DUVERSIN.

Vous avez raison ; et pourtant je parie qu’à ma place le danger ne vous eût pas arrêté.

LE COLONEL.

Je crois bien, nous autres militaires, c’est notre état ; mais vous, un négociant, qui n’y étiez pas obligé. Elle est donc bien jolie ?

M. DUVERSIN.

Mieux que cela ; c’est un ange à qui je dois la vie et l’honneur. Fille d’un colon de Saint-Domingue, elle me fut autrefois confiée parmi ami mourant ; et pendant le temps qu’elle fut ma pupille, j’eus le bonheur de lui rendre quelques services, de réaliser sa fortune qui, dans nos colonies, était fort exposée ; depuis elle à habité Strasbourg avec son frère.

LE COLONEL.

Strasbourg !

M. DUVERSIN.

Oui, Qu’est-ce donc ?

LE COLONEL.

Rien, rien ; c’est l’endroit où j’ai connu ma seconde ; et des souvenirs... Mais, pardon, continuez.

M. DUVERSIN.

Il y a six mois, des retards, des malheurs, des spéculations hasardées avaient mis ma fortune en péril ; j’étais près de manquer ; et, décidé à ne pas survivre à mon déshonneur, j’avais éloigné de moi ma famille : j’avais envoyé ma fille en province, et mon fils aîné chez un de mes correspondants ; encore quelques jours, et j’allais exécuter mon fatal dessein, quand je vois arriver ici, à Paris, ma jeune pupille qui venait d’atteindre sa majorité, et qui avait appris ma position. « Cette fortune que je vous dois, me dit-elle, je viens vous l’offrir pour conserver la vôtre. »

LE COLONEL.

Il se pourrait !

M. DUVERSIN.

Je vous vois, comme moi, ému de tant de générosité ; et quant à ma réponse, vous la devinez sans peine. « Eh bien ! continua-t-elle, si mon tuteur, si mon ami me refuse, mon époux doit accepter. » Jugez de ma surprise ; elle m’avoua qu’elle m’aimait ; que depuis son enfance, mes soins, ma tendresse, avaient touché son cœur ; et qu’étrangère en France, elle serait heureuse de trouver en moi un guide, un ami. Que vous dirai-je ! j’étais trop heureux moi-même de croire à son amour, je me laissai persuader, je l’épousai, et le bonheur est entré avec elle dans ma maison. Voilà, colonel, toute l’histoire de mon mariage ; voilà cette femme que mes enfants refusent de voir et contre laquelle vous-même peut-être aviez tout à l’heure des préventions.

LE COLONEL.

Eh bien ! je n’en ai plus, sa conduite est admirable ; et maintenant je suis pour vous, et surtout pour elle. J’espère bien que vous me présenterez à Madame.

M. DUVERSIN.

Comment donc ! mais dès aujourd’hui, si vous le voulez ; car cette fête est pour célébrer son arrivée ; je ne vous savais pas à Paris ; d’ailleurs je vous vois rarement ; tenez, faites-moi le plaisir d’accepter mon invitation, restez.

LE COLONEL.

Monsieur...

M. DUVERSIN.

J’aurai du plaisir à vous présenter à ma famille, et nous vous distrairons de vos chagrins.

LE COLONEL.

Ah ! vous avez raison ; quand on a des peines... et j’aime la danse à la folie ! J’accepte volontiers ; mais permettez un quart d’heure à ma toilette, et je suis à vous. Ah ! mon cher monsieur Duversin, quand pourrai-je vous retenir au bal de ma noce !

M. DUVERSIN.

Avec la brune ?

LE COLONEL.

Oui, oui, avec la blonde.

Il sort.

M. DUVERSIN.

Je compte sur vous. C’est bien l’homme le plus aimable et le plus fou !

 

 

Scène IV

 

M. DUVERSIN, CHARLES, CLAIRE, JULES, MADEMOISELLE TURPIN

 

MADEMOISELLE TURPIN.

Monsieur, voici vos enfants.

M. DUVERSIN.

Ah ! ah ! les rebelles ! approchez, approchez, ne craignez rien. Charles, tu n’as pas coutume de m’aborder ainsi ; est-ce que tu n’as pas de plaisir à me revoir ?

CHARLES.

Moi ! bien au contraire.

M. DUVERSIN.

Eh bien ! Claire, tu ne viens pas m’embrasser ?

CLAIRE.

Mon papa.

M. DUVERSIN, à Jules, qui se cache derrière sa sœur.

Jules se cache, je le croyais encore au collège.

JULES.

Non, mon papa, je n’y suis plus.

M. DUVERSIN.

Tant mieux, pour aujourd’hui. J’aurais bien quelques reproches à vous faire, ingrats ! en n’assistant pas à mon mariage, vous m’avez désobéi, vous m’avez outragé.

Ils font un mouvement.

Mais ne craignez rien, vous dis-je ; votre belle-mère a demandé grâce pour vous.

MADEMOISELLE TURPIN, à part.

Une belle-mère qui demande grâce !

M. DUVERSIN.

Ce n’est pas tout, Charles, tu as un cheval à la campagne ; tu aurais dû venir le chercher, mais on te l’amènera.

CHARLES.

Comment ! mon père, vous avez eu la bonté...

M. DUVERSIN.

Non, non, ce n’est pas moi ; c’est un présent de ta belle-mère.

CHARLES, à part.

Oh ! en ce cas...

M. DUVERSIN.

Jules.

Il lui donne une montre.

JULES.

Une montre à répétition ?

M. DUVERSIN.

Ta belle-mère espérait te la remettre elle-même ; tu n’es pas venu, je m’en suis chargé.

JULES.

Ma belle-mère ! oh ! c’est égal, je la prends, mon papa.

M. DUVERSIN, à Claire.

Quant à toi, ma chère, depuis longtemps tu avais prié madame Germeuil, ta tante, de te procurer une demoiselle de compagnie pour t’aider dans tes études. Eh bien ! j’y ai consenti ; elle t’envoie aujourd’hui mademoiselle de Lussan, une jeune orpheline élevée par elle.

CLAIRE.

Ah ! cette bonne tante ! elle a bien senti le besoin que j’avais d’une amie, surtout dans ce moment-ci ; et mademoiselle de Lussan sera reçue par nous à bras ouverts.

À mademoiselle Turpin.

Car celle-là, du moins, ne vient pas...

M. DUVERSIN.

De votre belle-mère ; il paraît que ce nom-là suffit pour tout gâter.

MADEMOISELLE TURPIN.

Monsieur, je vous l’avais prédit.

M. DUVERSIN.

Vous êtes folle, vous ; de grâce, plus de mutinerie ! Préparez-vous à recevoir ma femme comme vous le devez ; c’est à vous à faire les honneurs de la fête que je donne ce soir ; je vous en prie ; au besoin, je vous l’ordonne ; et vous, mademoiselle Turpin, de la prudence.

Il sort.

 

 

Scène V

 

CHARLES, CLAIRE, JULES, MADEMOISELLE TURPIN

 

CHARLES.

Je vous l’ordonne ! c’est la première fois qu’il nous parle ainsi.

MADEMOISELLE TURPIN.

Pauvres enfants ! comme on sent bien tout de suite que c’est une belle-mère qui commande.

CLAIRE.

Cependant je croyais qu’il nous gronderait davantage.

MADEMOISELLE TURPIN.

Pourquoi ? parce que vous avez refusé d’assister à la cérémonie ? mais décemment vous ne le pouviez pas ; et moi-même, qui ne suis que gouvernante, si votre père m’eût mandé d’aller à la campagne...

JULES.

Vous y auriez été ?

MADEMOISELLE TURPIN.

Non, Monsieur.

JULES.

Laissez donc ; une noce, c’est si bon.

À part.

Elle est gourmande, mademoiselle Turpin, très gourmande.

MADEMOISELLE TURPIN.

Non, Monsieur ; on peut vous gagner par des présents ; mais moi...

JULES.

C’est pour la montre que vous me dites cela, n’est-ce pas ? c’est papa qui me l’a donnée, je ne connais que lui, moi. Une montre est si utile à mon âge, surtout quand ou commence à avoir des affaires, et des rendez-vous, pour ne pas confondre.

MADEMOISELLE TURPIN.

Oui, des rendez-vous ; si vous en avez désormais, ce sera au collège avec votre professeur de grec et de latin.

JULES.

Comment ! vous croyez que ma belle-mère me fera renvoyer au collège ?

MADEMOISELLE TURPIN, avec colère.

Elle n’y manquera pas.

JULES.

Par exemple, voilà de l’arbitraire et du despotisme ; moi qui ai fini mes humanités.

MADEMOISELLE TURPIN, toujours avec colère.

Oui, parlez d’humanité à une marâtre.

CHARLES.

Mes pauvres amis, c’est vous que je plains ; car, moi je n’ai plus longtemps à rester ici.

CLAIRE.

Si vous saviez, si mon père savait qu’il s’est engagé, et qu’il part demain !

CHARLES.

Air de Oui et Non.

Oui, je partirai ; mais avant
Je prétends écrire à mon père,
Afin qu’il apprenne comment
Nous aimons notre belle-mère.

JULES.

C’est bien... écris-lui, tache-toi ;
Présent, on craint quelque riposte ;
Mais on est bien plus fort, je croi.
Lorsqu’on se fâche par la poste.

MADEMOISELLE TURPIN.

Comment ! vous êtes décidé ?

CHARLES.

Oui, sans doute, mon père aurait pu me pardonner mes dettes, les folies que j’ai faites, s’il n’y avait pas là une belle-mère ; mais maintenant il n’y a plus d’espoir, me voilà soldat. Le plus ennuyeux, c’est qu’on vient de me donner un nouveau colonel que je ne connais pas, et auquel il faut que je me présente demain.

MADEMOISELLE TURPIN.

Et tout cela, à cause de cette étrangère !

CLAIRE.

Et moi, mes amis, j’ai bien d’autres sujets de haine. Vous savez ce jeune officier qui venait si souvent nous voir dans cette ville où mon père nous avait envoyés en secret ?

MADEMOISELLE TURPIN.

Eh bien ?

CLAIRE.

Eh bien ! après notre déport, son régiment fut appelé à Strasbourg ; et là... oh ! c’est ma tante qui m’écrit tous les détails, il est devenu éperdument amoureux d’une demoiselle ; et cette demoiselle, c’est notre belle-mère.

MADEMOISELLE TURPIN.

Votre belle-mère ! quelle indignité !

CLAIRE.

Et personne qui partage mes peines ! Au moins quand mademoiselle de Lussan sera près de moi, nous pourrons en causer et en dire tout le mal qu’elle mérite.

MADEMOISELLE TURPIN.

Oui, ça soulage.

JULES.

Moi, je parierais qu’elle est laide, cette femme-là.

CHARLES.

Ce doit être une grande sèche, jaune.

CLAIRE.

Je ne crois pas ; c’est une grosse rouge.

JULES.

Ah ! dites-donc, c’est une Américaine, n’est-ce pas ? elle est peut-être noire. Tiens, ce serait drôle.

MADEMOISELLE TURPIN.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’est pas bonne ; et votre père veut que vous fassiez les honneurs...

CHARLES.

Aux étrangers, soit ; mais à elle, jamais.

JULES.

Oui, qu’elle vienne !

CLAIRE.

Oh ! je sens là que je ne pourrais pas lui dire un mot, si je ne pouvais la tourmenter.

MADEMOISELLE TURPIN.

Oh ! que ce serait bien fait ! Mais qu’entends-je ? une voiture ! C’est sans doute quelqu’un invité à la fête.

CHARLES.

Eh ! non, des cartons, des paquets ; c’est quelqu’un qui voyage.

CLAIRE.

Si c’était notre belle-mère !

CHARLES.

Non, une jeune personne.

CLAIRE.

Mademoiselle de Lussan.

CHARLES.

Il n’y a pas de doute : quelle jolie tournure !

JULES.

Oh ! comme elle est bien !

CHARLES.

Eh ! vite, je cours la recevoir.

JULES.

Attends, je mets mes gants, et j’y vais.

CHARLES.

Laisse donc ! il veut recevoir les dames, lui !

JULES.

Tiens, pourquoi pas ? une jolie demoiselle, tout comme un autre ; parce que mon frère Charles est militaire, il croit qu’il n’y a que lui de la famille qui doive être galant.

MADEMOISELLE TURPIN.

Galant, galant. Avant d’être galant, il vous faut passer encore quelques années au collège.

JULES.

Au collège, au collège ! ils n’ont que cela à dire.

Air de l’Écu de six francs.

Pour le latin, grec et logique.
Oh ! j’en ai raisonnablement ;
Je sais la danse et la musique ;
J’ai de l’esprit, je suis charmant ;
J’aime les dames, et que sais-je ?
Je commence à plaire déjà ;
Dites-moi donc, après cela,
Ce qu’on peut m’apprendre au collège.

 

 

Scène VI

 

ÉLISA, CHARLES, CLAIRE, JULES, MADEMOISELLE TURPIN

 

Jules va au-devant d’Élisa, et prend sou chapeau, qu’il met sur la table.

ÉLISA, à Charles.

Monsieur, combien je vous remercie !

CHARLES.

Ma sœur, mademoiselle de Lussan. Je l’aurais deviné, rien qu’au trouble de Mademoiselle, lorsqu’elle a appris que mon père n’y était pas.

À Élisa.

Mais rassurez-vous ; nous sommes les enfants de M. Duversin. Voici mon frère Jules, ma sœur Claire...

CLAIRE.

Qui vous attendait avec impatience.

ÉLISA.

Et mademoiselle Turpin, sans doute ? Une demoiselle très respectable.

MADEMOISELLE TURPIN.

Mademoiselle...

À part.

Elle est charmante, cette jeune personne.

ÉLISA.

Quant à M. Charles, je l’ai reconnu tout de suite : on m’a si souvent parlé de toute la famille.

CLAIRE.

Oui, madame Germeuil, qui vous envoie.

ÉLISA.

Elle-même ; et il me tardait bien de vous voir.

CLAIRE.

Et moi donc ! j’en avais grand besoin.

JULES.

Car dans l’état de tyrannie et d’oppression où nous sommes...

CLAIRE.

C’est quelque chose qu’un allié de plus.

ÉLISA.

Eh ! mon Dieu ! qu’est-ce donc ?

CLAIRE.

Est-ce que ma tante ne vous a pas dit ? est-ce que vous ne savez pas que nous avons une belle-mère ?

ÉLISA.

Ah ! oui, votre belle-mère.

MADEMOISELLE TURPIN.

Dites donc une marâtre.

ÉLISA.

C’est donc une bien méchante femme ?

CHARLES.

Une intrigante qui vient ici pour nous désunir.

JULES.

Qui donne de mauvais conseils à mon père.

CLAIRE.

Et qui veut être seul aimée de lui.

JULES.

Oui ; mais en revanche, nous ne l’aimerons guère, voyez-vous.

ÉLISA.

Oh ! ni moi non plus ; et, d’après ce que vous dites-là, je la déteste déjà de confiance et sur parole.

CLAIRE.

Vrai ! eh bien ! tenez, embrassons-nous ; car j’en mourrais d’envie.

Elles s’embrassent.

MADEMOISELLE TURPIN.

Bravo ! J’ai vu tout de suite que nous serions d’accord contre l’ennemi commun, car c’est moi qui ai formé la coalition. Ils n’y pensaient seulement pas.

ÉLISA.

Ah çà ! il y a donc des motifs bien graves ? des choses...

JULES.

Des choses affreuses.

ÉLISA.

Quoi ! vous croyez qu’elle est capable ?...

MADEMOISELLE TURPIN.

Elle est capable de tout. Tenez, ne voilà-t-il pas Mademoiselle à qui elle a enlevé un amant ?

ÉLISA.

Un amant ! et lequel ? car on dit que votre belle-mère avait quelques adorateurs.

MADEMOISELLE TURPIN.

Quelques adorateurs ! vous êtes bonne ; je suis sûre qu’il y a mieux que cela. Et puis, ne voilà-t-il pas Monsieur, le fils aîné de la maison, qui, n’osant plus avouer ses étourderies à son père, a pris le parti de s’engager sous le nom de Charles, dans le 5e régiment de chasseurs, et qui part demain pour Strasbourg.

CHARLES.

Mademoiselle Turpin ?

JULES.

Et ne voilà-t-il pas que moi, qui espérais rester à la maison, libre avec un précepteur, elle va me faire retourner au collège ? Mais je ne lui pardonnerai de ma vie : aussi quand vous êtes arrivée, nous conspirions.

ÉLISA.

Une conspiration ! c’est charmant, j’en veux être aussi.

CHARLES.

Sans doute, vous en serez.

MADEMOISELLE TURPIN.

Parce que d’abord il faut qu’elle ou moi sorte de la maison.

ÉLISA, souriant.

C’est trop juste.

CLAIRE.

Oh ! d’abord, mon père veut que je paraisse au bal ; mais j’y serai triste, ennuyée ; je ne veux pas dire un mot de toute la soirée.

ÉLISA.

Vous avez raison ; il sera bien puni.

CHARLES.

Pour moi, je suis fou de la danse, on le sait, eh bien ! je ne danserai pas ; mon père aura beau se fâcher, il n’y a pas de loi qui force un mineur à danser.

ÉLISA.

C’est cela, ne dansons pas.

Morceau d’ensemble.

Duo du Maçon : Travaillons, dépêchons.

TOUS.

Conjurons,
Conspirons ;
Et nous réussirons ;
Mais surtout du complot
Ne disons pas un mot.

JULES.

Grand Dieu ! quelle malice !
Pour ce soir on comptait
Sur un feu d’artifice...
Mais j’ai là mon projet.
Je sais ce qu’il faut faire,
Afin qu’il n’ait pas lieu,
Et notre belle-mère
N’y verra que du feu.

Il sort.

TOUS.

Conjurons,
Conspirons,
Et nous réussirons ;
Mais surtout du complot
Ne disons pas un mot.

 

 

Scène VII

 

ÉLISA, CHARLES, CLAIRE, MADEMOISELLE TURPIN, M. DUVERSIN, sortant du cabinet à gauche

 

MADEMOISELLE TURPIN, parlant.

Voilà, Monsieur.

Je vais, ma toute belle,
Vous présenter à lui.

À M. Duversin, en lui présentant Élisa.

Voici Mademoiselle !

M. DUVERSIN.

Grand Dieu ! que vois-je ici ?

Il court à Élisa et l’embrasse.

MADEMOISELLE TURPIN.

Quelles sont ces manières ?

M. DUVERSIN.

Mais qui vous trouble ainsi ?

MADEMOISELLE TURPIN.

Ces façons familières...

M. DUVERSIN.

Sont celles d’un mari.

CHARLES et CLAIRE.

Que dit-il ?

MADEMOISELLE TURPIN.

Ah ! grands dieux ?

CHARLES et CLAIRE.

Quoi ! c’est elle ?

MADEMOISELLE TURPIN.

En ces lieux !

M. DUVERSIN.

C’est ma femme ; eh ! pourquoi
Ce trouble et cet effroi ?

CHARLES, CLAIRE et MADEMOISELLE TURPIN.

Je le voi,
C’est fait de moi.

Ensemble.

CHARLES, CLAIRE et MADEMOISELLE TURPIN.

Quel regret,
C’en est fait !
Elle a notre secret :
Mais aussi conçoit-on
Pareille trahison ?

ÉLISA, à son mari.

Indiscret,
Qu’as-tu fait !
Découvrir mon secret !
Pour cette trahison
Il n’est point de pardon.

M. DUVERSIN, à Élisa.

Qu’ai-je fait ?
Quel était
Ce prétendu secret ?
De cette trahison
Quelle est donc la raison ?

MADEMOISELLE TURPIN.

C’est affreux !

ÉLISA.

N’est-il pas vrai ? se glisser dans un conseil, surprendre les secrets de l’État ! c’est une perfidie. Mon ami, je suis arrivée ici, seule, inconnue, et déjà je gagnais l’amitié de vos enfants, même celle de mademoiselle Turpin ; mais votre indiscrétion a tout gâté.

MADEMOISELLE TURPIN.

Certainement, Madame, je ne crains rien, je suis tranquille, et je répéterai ce que je vous ai dit... j’ai dit que je n’aimais point...

ÉLISA.

Les femmes qui venaient pour tout brouiller et pour tout désunir ?

MADEMOISELLE TURPIN, bas.

Sans doute.

ÉLISA.

Vous n’aimez pas la concurrence ?

MADEMOISELLE TURPIN.

La concurrence, la concurrence ! me faire causer, m’arracher des secrets, c’est de l’inquisition, Madame.

M. DUVERSIN.

Mademoiselle Turpin !

CHARLES.

Oui, Madame, venir ainsi sous un nom supposé, sous le nom de mademoiselle de Lussan.

ÉLISA.

Ah ! ce n’est pas moi qui l’ai pris, c’est vous qui me l’avez donné.

CLAIRE.

N’importe, Madame ; c’est bien mal à vous ; et moi qui l’ai embrassée !

ÉLISA.

Allons, songez que vous m’avez promis votre amitié ; Charles, je danserai, moi, et je compte sur vous pour le bal ; quant à vous, mademoiselle Turpin, il faut vous résigner ; mais ce qui doit vous rassurer, c’est que tout le monde peut compter sur ma discrétion : vous pouvez être sûrs que votre belle-mère ne saura rien des secrets confiés à mademoiselle de Lussan.

CLAIRE, sortant.

Adieu, Madame, adieu... J’en pleurerais de dépit !

CHARLES.

Et moi aussi, je me retire ; mais rappelez-vous, mon père, que vous aurez fait notre malheur.

Il sort.

MADEMOISELLE TURPIN.

Ah ! monsieur Duversin, je prévois des choses, des choses ! Je ne puis rester plus longtemps chez vous, car j’ai de l’honneur.

M. DUVERSIN.

Et qui est-ce qui pense à votre honneur, et qui songe à l’attaquer ? sortez.

Mademoiselle Turpin sort.

ÉLISA.

De grâce, modérez-vous, car voici un étranger.

 

 

Scène VIII

 

ÉLISA, M. DUVERSIN, LE COLONEL

 

M. DUVERSIN.

Eh ! c’est notre jeune colonel ; tant mieux, morbleu ! car sa présence va dissiper la mauvaise humeur qui allait me gagner.

LE COLONEL.

Vous voyez, Monsieur, que je suis exact ; moi, d’abord, j’arrive toujours le premier. Ah ! mon Dieu ! cette jeune personne que j’aperçois !

M. DUVERSIN.

Qu’avez-vous donc ?

LE COLONEL.

C’en est une, celle de Strasbourg.

ÉLISA, s’avançant.

M. de Givry !

À M. Duversin.

Comment ! mon ami, vous le connaissez ?

LE COLONEL.

Elle vous appelle son ami.

M. DUVERSIN.

Oui, vraiment ; et je vais vous dire pourquoi.

Prenant Élisa par la main.

Colonel, je vous présente ma femme.

LE COLONEL.

Votre femme !

M. DUVERSIN.

Oui, colonel, et puisque vous la connaissez, vous me permettrez plus volontiers de vous laisser un instant. D’ailleurs, je ne suis pas fâché que Madame vous réponde elle-même.

ÉLISA.

Mon ami, n’oubliez pas de recommander à votre fils de danser la première contredanse avec moi.

M. DUVERSIN.

La seconde, s’il vous plaît ; je tiens beaucoup à la première.

Au colonel.

Vous voyez, je suis redevenu danseur pour ma femme.

LE COLONEL, à part.

Voilà qui est piquant, par exemple.

M. DUVERSIN, bas, au colonel.

Dites donc, mon colonel, il faut vous en tenir à l’autre.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LE COLONEL, ÉLISA

 

LE COLONEL.

Il a l’air de se moquer de moi.

ÉLISA.

Ah ! Monsieur, vous connaissez mon mari ?

LE COLONEL.

Votre mari, Élisa ?

À part.

Mais c’est qu’elle est encore mieux depuis son mariage.

ÉLISA.

Mon Dieu ! colonel, vous paraissez troublé.

LE COLONEL.

Air : Le choix que fait tout le village.

Sans doute au plaisir que j’éprouve
Se mêle un mouvement d’effroi...
Ce bien charmant que je retrouve
Serait-il donc perdu pour moi ?
Ah ! je le sens au feu qui me dévore,
Ce triste hymen, source de mes regrets,
À mon amour ajoute encore
Comme il ajoute à vos attraits.

ÉLISA, souriant.

Ah ! vous pensez encore à cela ?

LE COLONEL.

Je conçois que ma constance vous étonne, vous qui m’avez oublié, vous qu’un autre hymen...

ÉLISA.

Ah ! Brisons là, de grâce ; des circonstances que vous ignorez...

LE COLONEL.

Je sais tout, Madame, la reconnaissance a fait plus que l’amour. Vous avez trahi un malheureux pour en sauver un autre ; mais avez-vous pensé que je puisse oublier tant d’attraits, de si douces espérances ? Car vous m’aimiez ; oui, Madame, vous m’aimiez : mon hommage n’était pas rejeté, j’ai surpris dans vos regards un aveu...

ÉLISA.

Que vous avez cru y voir.

LE COLONEL.

Non, Madame, que j’ai vu ; j’ai assez d’habitude pour m’y connaître, et vous étiez émue.

ÉLISA.

Ah ! j’en conviens. Je voyais avec peine une passion qui alors était une folie, et qui maintenant mériterait un autre nom.

LE COLONEL.

Il faut se résigner, Madame, il faut vous fuir, et au moment où je croyais me rapprocher de vous ; car depuis deux mois je sollicite du ministre, mon parent, pour que mon régiment soit envoyé à Strasbourg, et je partais demain dans l’espérance de vous revoir.

ÉLISA.

Demain à Strasbourg ! Est-ce que par hasard vous seriez nommé au 5e de chasseurs ?

LE COLONEL.

Oui, Madame.

ÉLISA, à part.

Le régiment de Charles ! c’est son colonel.

LE COMTE.

Adieu donc, puisque vous me bannissez, puisque je ne dois plus vous revoir. Ah ! je suis bien malheureux !

Il s’éloigne.

ÉLISA.

Colonel !

LE COLONEL, revenant précipitamment.

Madame, vous m’avez rappelé.

ÉLISA.

Oui, je pense qu’aujourd’hui, du moins, vous pouvez rester avec nous.

LE COLONEL.

Je resterais si je le pouvais sans vous aimer.

ÉLISA.

Alors je n’ose plus vous retenir ; et j’en suis fâchée, car j’avais un service à vous demander.

LE COLONEL.

À moi ! Expliquez-vous, je cours, je vole, que faut-il faire ?

ÉLISA.

Un soldat, nommé Charles, s’est récemment engagé dans votre régiment ; je voudrais avoir son congé, et de plus, j’aurais bien là une pétition que je voudrais présenter au ministre des finances ; mais deux faveurs à la fois, c’est trop, sans doute ?

LE COLONEL.

Non, Madame, donnez, je m’en charge, je cours chez mon oncle, et je compte sur sa tendresse encore plus que sur mon crédit.

ÉLISA.

En vérité ! vous pouvez m’obtenir une réponse favorable ?

LE COLONEL.

Assurément, Madame. Je suis trop heureux ; mais me sera-t-il permis de vous l’apporter moi-même ?

ÉLISA.

Oui, oui.

CHARLES, entrant et voyant le colonel.

Un jeune homme ! un militaire inconnu ! qu’est-ce que cela signifie ?

Il se cache dans le cabinet à droite, dont il entr’ouvre de temps en temps la porte.

LE COMTE.

Et cet aveu que j’implore ?

ÉLISA.

Je vois que Monsieur met un prix à ses services ?

LE COLONEL.

Non, madame ; mais...

ÉLISA.

Mais il vous faut une récompense.

LE COLONEL.

Air : Ses yeux disaient tout le contraire.

Une récompense... ah ! grands dieux !
Pour moi, quel bien ! quelle fortune !

ÉLISA.

N’en pas demander ça vaudrait mieux ;
N’importe, on vous en promet une.

LE COLONEL.

Quoi ! vous en faites le serment !

ÉLISA.

Cela doit suffire, je pense.

LE COLONEL.

Oui, sans doute ; mais cependant...

ÉLISA.

Ne faut-il pas payer d’avance ?
Monsieur, je vois, est exigeant.
Et veut être payé d’avance.

LE COLONEL.

Non, Madame, non, je crois à voire parole.

ÉLISA.

Eh bien, ce soir, pendant le bal.

LE COLONEL.

Ce soir ?

ÉLISA.

Ce soir, n’oubliez pas.

LE COLONEL.

Ici ?

ÉLISA.

Ici.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène X

 

LE COLONEL, puis CHARLES

 

LE COLONEL.

À merveille ! je crois que je suis aimé,

S’approchant de la table à gauche.

et je puis d’un trait de plume exécuter déjà la moitié de ses ordres.

Il écrit.

CHARLES, sortant du cabinet.

Je ne puis le croire encore ; et si je n’en avais pas été témoin... Et je le souffrirais ! non, morbleu ! Quoique je déteste ma belle-mère, son honneur est maintenant celui de mon père, c’est le mien, et je saurai quelles sont ses intentions.

LE COLONEL, achevant d’écrire.

Et ce cher banquier qui avait l’air de me défier !

Air du vaudeville du Charlatanisme.

Mes chers financiers, ici-bas
On ne voit que des infidèles,
Et pour vous, sans doute, il n’est pas
De privilège auprès des belles.
Grâce à la caisse où chaque jour
Vous puisez vos petits mérites,
Vous pouvez jouer tour à tour
Sur les rentes et sur l’amour...
Mais attendez-vous aux faillites.

CHARLES

C’est clair ; et nous allons voir.

LE COLONEL. Il a pris son chapeau et va pour sortir : apercevant Charles.

Ah ! il y a là quelqu’un ? Pardon, Monsieur, êtes-vous de la maison ?

CHARLES.

Oui, Monsieur.

LE COLONEL.

Voulez-vous me faire le plaisir de remettre cette lettre, une lettre d’affaires, à madame Duversin ?

CHARLES, prenant la lettre. À part.

Morbleu ! c’en est trop.

Haut.

Volontiers, Monsieur. Mais service pour service ; car j’aurais un mot à vous dire.

LE COLONEL.

Un mot ! ça me convient parfaitement ; mais pas un de plus, car je suis pressé.

CHARLES.

Ce ne sera pas long ; car ce n’est pas ici que nous pouvons nous expliquer. Ciel ! mon père !

M. Duversin paraît au fond donnant quelques ordres à ses domestiques. Charles, bas, au colonel.

Je vous demanderai seulement votre nom et votre adresse.

LE COLONEL.

Et pour quelle raison ?

CHARLES, de même.

Votre nom ?

LE COLONEL.

M. de Givry, colonel au 5e de chasseurs.

CHARLES, à part.

Dieu ! qu’allais-je faire ? mon colonel !

LE COLONEL, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

Haut.

En tout cas, je vous prie de vous presser, car je pars demain pour Strasbourg.

Il va pour sortir.

M. DUVERSIN, l’arrêtant.

Eh bien ! colonel, vous nous quittez ?

LE COLONEL.

Pour une affaire importante ; mais soyez tranquille, je vous reviens.

À part, en s’en allant.

Un mari d’un côté, un amant de l’autre... Je crois que c’est le cas de battre en retraite.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

CHARLES, M. DUVERSIN

 

M. DUVERSIN.

Comment ! tu connais M. de Givry ?

CHARLES.

Oui, mon père, oui, beaucoup...

À part.

Que faire à présent ?

M. DUVERSIN.

C’est un galant homme, un homme d’honneur.

CHARLES.

Oh ! sans doute.

À part.

Ils sont tous comme cela.

Haut.

Mais, dans votre intérêt, je vous engage à ne plus le recevoir.

M. DUVERSIN.

Et pour quel motif ?

CHARLES.

Pour des motifs que je voulais vous taire ; car j’espérais que moi seul, et sans que vous en eussiez connaissance... Mais des obstacles que je ne pouvais prévoir...

M. DUVERSIN.

Ah çà ! d’où vient ce trouble ? qu’y a-t-il donc ?

CHARLES.

Il y a... que M. de Givry a connu autrefois notre belle-mère.

M. DUVERSIN.

Oui, je le sais ; après ?

CHARLES.

On dit qu’il l’a aimée.

M. DUVERSIN.

Je le sais ; après ?

CHARLES.

Après, après ! et s’il l’aimait encore, s’il osait le lui avouer, si cette lettre contenait la preuve de sa tendresse ?

M. DUVERSIN.

Il se pourrait !

CHARLES.

Oui, mon père : voilà ce que je n’osais vous dire. Maintenant vous pouvez voir par vous-même.

M. DUVERSIN, prenant la lettre et lisant l’adresse.

C’est bien cela. À madame Duversin.

Il sonne.

CHARLES.

Il est des circonstances où l’on peut vérifier, où il est permis de s’assurer... Enfin, mon père, puisque vous savez...

M. DUVERSIN, à un domestique qui entre.

Tenez, portez cette lettre à ma femme.

Le domestique sort.

CHARLES.

Comment, mon père, vous l’envoyez ?

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

Monsieur, je pense au fond de l’âme
Qu’il est encor des vertus... j’y crois. 
Du moins, jusqu’à présent, ma femme,
De me tromper n’a pas encor les droits,
Car jusqu’ici je n’ai rien fait moi-même
Qui méritât un tel oubli ;
Mais soupçonner celle qu’on aime,
C’est mériter d’être trahi.

Et si mes soupçons étaient fondés ? si le colonel était aimé ? si ce soir un rendez-vous ?...

M. DUVERSIN.

Charles, taisez-vous ; je ne croyais pas que chez vous la haine pût aller si loin.

CHARLES.

Quoi ! vous m’accusez de calomnie ! Eh bien ! c’est vous qui me forcez à parler. Oui, je l’ai vu, je l’ai entendu ; je le jure, je le jure sur l’honneur.

M. DUVERSIN.

Ô ciel !

CHARLES.

Et si vous voulez, je puis vous rendre témoin d’un entretien.

M. DUVERSIN.

Écoute ; j’aime ma femme, je l’estime ; et oser douter de son amour est un crime que je ne pardonnerais ni à moi, ni à qui que ce fût. Mais je veux te confondre, j’accepte ; et souviens-toi bien d’une chose : si tu me trompes, si les soupçons étaient injustes, je te chasse de chez moi, je ne te reverrai jamais.

CHARLES.

Mon père, je me soumets à tout.

 

 

Scène XII

 

CHARLES, M. DUVERSIN, JULES

 

JULES.

Mon frère, mon frère !

M. DUVERSIN.

Que nous veux-tu ?

JULES.

Rien. Je croyais que mon frère... Et puis j’avais aussi, mon papa, une idée à vous communiquer.

M. DUVERSIN.

Dans un autre moment ; je n’ai pas le temps.

À Charles.

Songe à tenir ta promesse, je tiendrai la mienne.

Il sort.

JULES.

Mais toi, mon frère, dis-moi au moins...

CHARLES.

Plus tard ; j’ai des affaires.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

JULES, seul

 

C’est ça : aucun d’eux ne daigne me répondre... C’est singulier, le peu d’égards qu’on a pour moi dans la maison ! moi qui, depuis une heure, suis dans le jardin à déficeler les pétards et à jeter de l’eau sur les soleils ! Je ne sais pas où en est la conspiration ; et je tiens cependant à ce qu’elle réussisse, d’abord dans l’intérêt général, et puis ensuite dans le mien particulier, parce qu’il m’est venu une idée que je voulais communiquer à mon père. Ah ! voilà mademoiselle de Lussan ; elle est encore plus jolie.

 

 

Scène XIV

 

ÉLISA, JULES

 

ÉLISA.

Vous trouvez ?... je vous plais ?

JULES.

Oh ! oui, beaucoup, et je vous aime depuis ce matin, depuis que vous êtes dans notre parti.

ÉLISA, à part.

Il paraît que celui-là n’est pas encore détrompé ; c’est un allié qui me reste.

JULES.

Mais, dites-moi, où ça en est-il ?

ÉLISA.

La belle-mère est arrivée ; et dans ce moment, elle est dans une position assez délicate.

JULES.

Elle est embarrassée ; tant mieux, parce qu’elle ne songera pas à moi, et qu’elle ne pensera pas à me mettre au collège.

ÉLISA.

Il vous ennuie donc beaucoup ?

JULES.

Oui, habituellement ; mais maintenant surtout, parce que depuis que vous êtes dans la maison, j’ai encore plus d’envie d’y rester.

ÉLISA.

Vraiment !

JULES.

C’est comme je vous le dis ; à mon âge, à quinze ans passés, on est déjà quelque chose dans le monde ; dans les fêtes, dans les bals où l’on se trouve, on se choisit déjà une inclination, celle avec qui on danse toujours de préférence...

ÉLISA.

Et vous aviez fait un choix ?

JULES.

Pas encore, parce que j’hésitais entre mademoiselle Mimi, la nièce de l’agent de change, et mademoiselle Lolotte, la fille du notaire : mais depuis que vous voilà, je n’hésite plus, et si vous voulez ce soir danser avec moi la première contredanse ?...

ÉLISA.

Impossible, je suis engagée.

JULES.

Et par qui ?

ÉLISA.

Par M. Charles, votre frère.

JULES.

La ! qu’est-ce que je disais ? mais mon frère va partir pour son régiment, et c’est moi qui succéderai, n’est-il pas vrai ? et puis, dans quelques années, il faudra bien penser à mon établissement ; et quand j’aurai dit à mon père que je vous aime et que je veux vous épouser...

ÉLISA.

Comment, Monsieur, y pensez-vous ?

JULES.

Est-ce que mon père peut blâmer les gens qui vous aiment et qui veulent vous épouser ?

ÉLISA.

Non, sans doute, et lui moins que personne, mais il y aura probablement d’autres obstacles.

JULES.

J’entends, c’est la belle-mère qui ne voudra pas donner son consentement.

ÉLISA.

Précisément.

JULES.

Dieu ! les belles-mères ! voyez-vous à quoi ça sert, les belles-mères ? mais soyez tranquille, me voilà son ennemi mortel, et pour commencer, j’ai mis bon ordre aux fusées et aux pétards.

ÉLISA.

Mais voilà qui est très mal.

JULES.

Eh ! mon Dieu ! vous aimez peut-être les feux d’artifice ; mais laissez manquer celui-là, nous en ferons d’autres exprès pour vous ; car vous êtes si bonne, si aimable ! Et ! c’est ma sœur.

 

 

Scène XV

 

ÉLISA, JULES, CLAIRE

 

JULES.

Claire, viens donc. Tiens, elle pleure un jour de bal ; mais prends donc garde, tu auras les yeux rouges.

CLAIRE.

Et ! que m’importe ?

JULES.

Dame ! si ça ne te fait rien ; c’est cependant ce qui empêche les demoiselles d’avoir du chagrin.

CLAIRE.

Jules, laisse-nous un moment.

JULES.

Comment, et toi aussi, tu me renvoies ; mon frère, à la bonne heure, mais je n’entends pas me laisser mener par une petite fille.

CLAIRE, avec un peu d’impatience.

Petite fille ou non, va-t’en.

JULES.

Et moi, je ne m’en irai pas, parce que ce n’est pas la peine de conjurer si on me met toujours hors de la conspiration.

CLAIRE.

Est-il obstiné !

JULES.

C’est que je sais bien ce qui arrivera. Je ne suis pas des secrets ; mais s’il y a à être puni, j’en serai, et décidément je veux partager les chances.

ÉLISA, doucement.

Jules, mon bon ami, je vous prie de nous laisser un instant, vous n’en serez pas fâché.

JULES.

Elle a dit : « Mon bon ami, » et avec une voix si douce ! Je m’en vais sur-le-champ, parce qu’au fait, c’est tout naturel, un secret ! les demoiselles en ont toujours à se dire, et l’on renvoie toujours les messieurs.

À Claire.

Eh bien ! rassure-toi, je vous laisse. Est-elle enfant, ma sœur, elle pleurait pour ça !

Bas à Élisa.

Vous me direz son secret, n’est-ce pas ?

Il lui baise la main.

Comme mon grand frère.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

ÉLISA, CLAIRE

 

ÉLISA.

Eh bien ! ma chère amie... Pardon, Mademoiselle, vous désirez me parler ?

CLAIRE.

Oui, Madame.

ÉLISA.

Des larmes, des soupirs, qu’est-ce donc ? si je pouvais vous rendre quelque service ?

CLAIRE.

C’est moi. Madame, qui viens vous en rendre un. Quoique je n’aie aucune raison de vous aimer, au contraire, mais il y va de l’honneur de mon père ; il y va de la vie de mon frère, et je n’ai pas hésité.

ÉLISA.

Expliquez-vous.

CLAIRE.

Ne devez-vous pas tantôt, ici, recevoir en secret un jeune colonel, M. de Givry ?

ÉLISA.

Oui, sans doute, un charmant cavalier.

CLAIRE, à part.

Ô ciel ! il est donc vrai ?

Haut.

Eh bien ! Madame, mon frère Charles, qui l’a appris, je ne sais comment, peut-être par le colonel lui-même, car les hommes sont si indiscrets, celui-là surtout ; enfin, mon frère Charles l’a répété à mademoiselle Turpin, mademoiselle Turpin me l’a répété.

ÉLISA, souriant.

Voyez-vous comment les bonnes nouvelles se répandent !

CLAIRE.

Comme eux, j’avais juré votre perte ; mais je n’ai pas eu le courage de tenir ma parole ; et sans leur en faire part, je suis venue vous prévenir en secret.

ÉLISA.

C’est bien, c’est très bien, et je n’oublierai jamais cette marque d’amitié.

CLAIRE.

Ne recevez pas le colonel. Madame ; renvoyez-le, je vous en prie.

ÉLISA.

Et pourquoi donc le renvoyer ?

CLAIRE.

Comment, pourquoi ? puisque tout le monde le sait, puisque notre père lui-même en est instruit, et qu’il en est furieux.

ÉLISA.

Quoi ! mon mari pourrait soupçonner ?...

CLAIRE.

Vous voyez tous les malheurs qui vont arriver, et que vous pouvez détourner d’un seul mot ; c’est de dire au colonel que vous ne voulez plus le voir, que c’est un infidèle, un perfide ; que vous ne l’aimez plus, et vous aurez bien raison. Du moins, Madame, ce que je vous en dis c’est pour vous, et dans votre intérêt.

ÉLISA.

Vous croyez ! c’est étonnant. Depuis un instant j’aurais pensé... mais j’aime mieux éloigner une pareille idée, et croire que dans le service que vous me rendez, il n’y a ni intérêt personnel, ni amour, ni jalousie.

CLAIRE, interdite.

Quoi ! Madame, vous pourriez supposer ?...

ÉLISA.

Cela serait, que je vous devrais encore de la reconnaissance pour un tel service.

CLAIRE.

De la reconnaissance ! eh bien ! non. Madame, vous ne m’en devez pas ; et s’il faut tout vous avouer, avant de vous connaître, il m’aimait, ou plutôt il me le disait.

ÉLISA.

Quoi ! c’est là cet amant que je vous avais enlevé ?

CLAIRE.

Je ne l’aime plus, Madame ; je l’oublierai, je vous le jure, du moins je tâcherai.

ÉLISA.

C’est bien, je lui dirai.

CLAIRE.

Eh ! non, Madame ; car pour le repos de mon père, pour le mien peut-être, ne le recevez pas chez vous, surtout ne le recevez pas ce soir ; car j’en mourrais.

ÉLISA.

Pauvre enfant !

Lui prenant la main, et l’embrassant sur le front.

Vous serez contente de moi, je l’espère.

 

 

Scène XVII

 

ÉLISA, CLAIRE, MADEMOISELLE TURPIN

 

MADEMOISELLE TURPIN.

Monsieur le colonel de Givry demande à parler à Madame.

CLAIRE, à part.

Le perfide !

ÉLISA, froidement.

Faites entrer.

CLAIRE.

Quoi ! ne venez-vous pas de me promettre ?...

ÉLISA.

Sans doute ; mais je désirerais lui parler un instant.

CLAIRE.

Comment, Madame, après ce que je vous ai appris, vous le recevez ?

ÉLISA.

Oui, oui.

CLAIRE, allant s’asseoir sur le fauteuil à droite.

Eh bien ! nous allons voir ce qu’ils vont se dire.

ÉLISA.

Non, je voudrais lui parler seule.

CLAIRE, se levant.

C’en est trop ; je vous laisse. Madame.

À part.

Elle le reçoit ? la méchante femme !

Elle sort.

 

 

Scène XVIII

 

ÉLISA, MADEMOISELLE TURPIN, LE COLONEL

 

LE COLONEL.

Madame, je...

ÉLISA va pour commencer la conversation avec le colonel ; mais s’apercevant que mademoiselle Turpin reste, elle lui dit.

Mademoiselle Turpin, laissez-nous.

MADEMOISELLE TURPIN.

Comment !

ÉLISA, plus sévèrement.

Laissez-nous.

MADEMOISELLE TURPIN.

Ah ! Dieu !

Elle sort.

ÉLISA.

Colonel, j’ai reçu votre lettre. On n’est pas plus aimable que vous. Oh ! je tenais beaucoup à ce congé.

LE COLONEL.

Une folie de jeune homme. Il n’y avait rien de terminé. Mais voici la réponse à votre nouvelle demande.

ÉLISA.

Le brevet déjà ! mais ce n’est pas possible.

LE COLONEL.

Quand je vous ai parlé de mon crédit, vous pouviez me croire ; et d’ailleurs, que n’eussé-je pas fait pour mériter la récompense que vous m’aviez promise !

ÉLISA, baissant les yeux.

La récompense ?

LE COLONEL.

Oui, Madame, et vous la connaissez comme moi celle que j’ai le droit d’attendre, que vous me devez, et que je réclame.

ÉLISA.

Colonel, vous êtes pressant, je ne vous demande qu’un moment, le temps seulement de vous adresser une question ; et quand vous m’aurez répondu avec franchise, je vous promets de m’acquitter envers vous.

LE COLONEL.

Il se pourrait ! parlez, Madame.

ÉLISA.

Eh bien ! lorsqu’à Strasbourg vous me faisiez une cour assidue, avouez-le, colonel, vous ne cherchiez qu’à vous distraire de vos chagrins d’un amour plus tendre, plus vrai.

LE COLONEL.

Madame...

ÉLISA.

Ah ! ne mentez pas, vous aimez encore cette jeune personne, que des raisons de famille forcèrent à vous taire son nom, et qui disparut tout à coup.

LE COLONEL.

Comment ! vous savez ?...

ÉLISA.

Oui, je sais tout, colonel, et que votre amour-propre n’aille pas interpréter à son avantage les informations que j’ai prises ; on m’a parlé de cette jeune personne.

Air : Hier encor j’aimais Adèle.

Elle est aimable, elle est belle, elle est sage ;
Elle a surtout, dans ce siècle inconstant,
Un grand mérite, un très grand avantage ;
C’est qu’elle aime... et sincèrement.

LE COLONEL.

Que dites-vous ?

ÉLISA.

Autrefois, auprès d’elle,
Vous lui juriez de l’aimer en tout temps ;
Vous lui juriez d’être toujours fidèle,
Et c’est elle qui tient vos serments :
C’est elle, oui, c’est elle
Qui tient vos serments.

LE COLONEL.

Il serait vrai !

ÉLISA.

Et que diriez-vous, Monsieur, si je vous apprenais que je suis sa confidente, son amie, qu’elle m’a tout avoué, et que tout à l’heure encore j’ai vu couler ses larmes ?

LE COLONEL.

Ô ciel ! elle pleurait ! et elle est ici ! et elle m’aime encore !

Se reprenant.

Pardon, Madame ; la surprise, l’étonnement...

ÉLISA.

Vous n’avez pas besoin d’excuses, je vous pardonne tout, même votre joie ; car, grâce au ciel, je vois que vous n’avez jamais cessé de l’aimer ; votre trouble, votre embarras, ce bonheur même que vous cherchez à me déguiser, tout me le prouve. C’est le cas d’être infidèle, ou jamais : il y a si peu d’occasions où on puisse l’être avec l’approbation générale ! et pour qui négligeriez-vous une jeune personne charmante ? pour une femme qui s’est donnée à un autre, et qui s’est donnée par amour ; car j’aime mon mari ; il fut le guide, l’ami de mon enfance, je lui dois ma fortune et mon bonheur. J’ai promis de le rendre heureux, colonel, et je n’ai jamais manqué à ma promesse. Maintenant répondez : d’un côté le malheur d’un galant homme, le mien, le vôtre peut-être ! de l’autre, l’estime de mon mari, mon amitié, à moi, l’amour de la belle inconnue : choisissez.

LE COLONEL.

Ah ! Madame ! pouvez-vous douter de ma réponse !

ÉLISA.

Je la devine ; et comme vous méritez maintenant la récompense que je vous ai promise, je vais vous la donner.

LE COLONEL.

Que dites-vous ?

ÉLISA.

Cette jeune personne dont je vous parle m’appelle sa belle-mère.

LE COLONEL.

Il se pourrait !

ÉLISA.

J’ai promis à mon mari de faire le bonheur de ses enfants ; je veux commencer par sa fille, et c’est pour cela, colonel, que je vous la donne.

LE COLONEL.

Ah ! Madame, c’est à vos genoux que je vous remercie.

ÉLISA.

À mes genoux, à la bonne heure ; voilà comme je voulais vous y voir.

 

 

Scène XIX

 

ÉLISA, LE COLONEL, M. DUVERSIN, CHARLES, CLAIRE, JULES, MADEMOISELLE TURPIN

 

CHARLES, à M. Duversin.

Maintenant, mon père, le croirez-vous ?

CLAIRE, à Élisa.

Oui, Madame, c’est affreux.

MADEMOISELLE TURPIN.

C’est indigne ! un homme ici à genoux ! Depuis trente ans ça n’était pas arrivé.

JULES.

Et c’est là notre belle-mère ! Moi qui l’aimais déjà. Fi ! Madame, c’est une perfidie de surprendre ainsi les gens.

M. DUVERSIN.

Taisez-vous ; et vous, Madame, que tout le monde accuse ici, qu’avez-vous à répondre ?

ÉLISA.

Rien.

MADEMOISELLE TURPIN.

Elle est confondue et démasquée.

ÉLISA.

C’est le colonel que je charge du soin de ma défense.

LE COLONEL, souriant.

Oui, Monsieur, j’étais aux genoux de Madame, et je vais aux vôtres, s’il le faut, jusqu’à ce que vous m’avez accordé la main de votre fille.

CLAIRE.

Que dit-il ?

M. DUVERSIN.

Ma fille !

LE COLONEL.

Oh ! cette jeune personne qui voyageait avec sa tante.

À demi voix.

Vous savez bien, l’autre, celle que j’aime le mieux.

M. DUVERSIN.

Il se pourrait ! épousez vite ; j’y gagne cent pour cent : j’ai un gendre de plus, et un rival de moins.

CLAIRE.

Quoi ! Madame, c’est à vous que je devrais... Ah ! je n’ose accepter.

ÉLISA.

Acceptez, ma chère enfant, acceptez, c’est mon présent de noces.

M. DUVERSIN, à Charles.

Quant à vous, Monsieur, vous savez nos conventions.

ÉLISA.

Mon ami, il me semble que, pour un jaloux, vous vous rendez bien vite.

Donnant une lettre à Charles.

Tenez, Charles, lisez.

À M. Duversin.

Voilà encore une lettre que je viens de recevoir et qui pourrait donner gain de cause à votre fils.

CHARLES.

Comment ! Madame, une place et mon congé !

M. DUVERSIN.

Son congé ! qu’est-ce que cela veut dire ?

ÉLISA.

Oh ! c’est un secret entre nous.

CHARLES.

Mais je n’avais rien demandé ?

ÉLISA.

Il est vrai ; mais voilà votre place obtenue, soldat ou receveur, il faut opter.

CHARLES.

Une recette et le bonheur de ma sœur ! Ah ! Madame je suis indigne de vos bontés.

M. DUVERSIN.

Sans doute, et j’exige...

ÉLISA.

Mon ami, prenez garde ; vous avez pu me soupçonner ; qu’il ait son pardon, le vôtre est à ce prix ; et de plus j’ai quelque chose à demander pour Jules, mon second fils ; mais nous en reparlerons.

JULES.

Quel bonheur ! je n’irai pas au collège ; mais c’est égal, je suis toujours fâché que vous soyez ma belle-mère, à cause d’autres idées.

ÉLISA.

Vous danserez ce soir avec mademoiselle Mimi ou mademoiselle Lolotte ; et quant à mademoiselle Turpin, l’âme de la coalition, qui voulait que l’une de nous deux sortît de la maison...

MADEMOISELLE TURPIN, à part.

C’est sur moi que va retomber toute sa colère.

ÉLISA.

Nous avons dans un château, en Bretagne, une place de femme de charge qui lui conviendra à merveille.

MADEMOISELLE TURPIN.

C’est ça, elle veut m’éloigner pour rester maîtresse de la maison. Dieu ! les belles-mères !

Vaudeville.

Air du vaudeville du Premier Prix.

M. DUVERSIN.

Mes enfants, votre injuste ligne
Casse l’arrêt qu’elle a porté ;
Où vous craigniez rigueur, intrigue,
Vous trouvez esprit et bonté :
La leçon est bonne ; à votre âge.
Eu toute chose il faut songer
À ce vieux proverbe du sage :
Ne nous pressons pas de juger.

LE COLONEL.

Je l’avouerai, de belle en belle,
J’ai cherché, longtemps incertain,
La plus tendre, la plus fidèle ;
Je cherchais encor ce matin ;
Douce blonde, piquante brune,
Tour à tour voulaient m’engager ;
Un moment, disais-je, encore une...
Ne nous pressons pas de juger.

MADEMOISELLE TURPIN.

Autrefois, pour mieux me connaître,
On restait longtemps près de moi !
À présent, me voit-on paraître.
Soudain on s’éloigne... et pourquoi ?
Je ne suis plus à mon aurore ;
Mais faut-il vous décourager ?
Le cœur peut-être est jeune encore...
Ne vous pressez pas de juger.

JULES.

Cet avoué célibataire
Doit sa charge... cent mille écus ;
Dans son étude il fait litière
De procès gagnés ou perdus :
En menus frais comme il nous gruge !
Ah ! dit-il, pour les allonger,
Soyons prudents, monsieur le juge,
Ne vous pressez pas de juger.

ÉLISA, au public.

Messieurs, vous jugez bien sans doute ;
Mais il peut arriver, je crois,
Que le tribunal qu’on redoute
Se trompe... une première fois ;
D’un arrêt trop prompt, ce soir même,
Ah ! n’allez pas nous affliger...
Attendez à la cinquantaine :
Ne vous pressez pas de juger. 

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