Camilla (Eugène SCRIBE - Jean-François BAYARD)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 12 décembre 1832.

 

Personnages

 

MISTRISS CARINGTON

INDIANA, sa fille

PRETTY, sa nièce

CAMILLA, sa pupille

EDGARD MANDLEBERT, frère de Pretty

LIONEL, frère de Camilla

LUDWORTH, gentilhomme campagnard

WILLIAM, domestique

 

La scène se passe en Angleterre, dans le château de mistriss Carington.

 

Un grand salon : porte au fond et portes latérales. Sur le devant, à gauche de l’acteur, une table ; à droite, un petit guéridon.

 

 

Scène première

 

MISTRISS CARINGTON, lisant un journal, PRETTY et INDIANA, occupées à travailler auprès de la table, à gauche, CAMILLA, près du guéridon, à droite, dessinant

 

PRETTY.

Je te préviens, Camilla, que si tu ne commences pas à t’occuper de ta toilette, tu ne seras jamais prête pour le bal.

CAMILLA.

Peu m’importe ! je n’irai pas.

MISTRISS CARINGTON.

Comment ! vous n’irez pas au bal ?

INDIANA.

Une réunion où sera la plus belle société du comté !

PRETTY.

Et pour quelle raison ?

MISTRISS CARINGTON.

Ou plutôt, quel caprice ?

CAMILLA.

Je ne me porte pas bien, je resterai...

MISTRISS CARINGTON.

Comme vous voudrez, Mademoiselle, c’est déjà bien assez d’y conduire ma fille et ma nièce, sans avoir encore ma pupille à surveiller... Je me rappelle le dernier raout où nous avons assisté, quatre femmes ensemble !

PRETTY.

Vous aviez l’air d’une maîtresse de pension...

MISTRISS CARINGTON.

Vous, Pretty, on ne vous demande pas votre avis. Mais il est de fait que, pour être assise, en vue, sur la première banquette, c’est difficile de trouver quatre places...

PRETTY, à demi-voix.

Surtout quand on en tient cinq !

MISTRISS CARINGTON.

Qu’est-ce que c’est ?

PRETTY.

Rien, ma tante... j’achevais ma garniture... je suis de votre avis... au bal comme ailleurs, il faut toujours être au premier rang.

INDIANA.

C’est le seul moyen de trouver des danseurs.

PRETTY.

Et, par suite, des maris.

INDIANA.

On pense bien à cela.

PRETTY.

C’est-à-dire qu’elle y pense toujours.

INDIANA.

Pas tant que vous. Mademoiselle.

PRETTY, se levant.

Moi !... cela m’est bien égal !... j’attends tranquillement le retour d’Edgard, mon frère et mon tuteur ; alors je verrai à me décider... mais, d’ici là, rien ne presse.

INDIANA.

Tu dis cela, parce que tu es riche, et que je ne le suis pas ; mais n’importe, on verra qui de nous deux sera mariée la première.

MISTRISS CARINGTON.

Indiana !

INDIANA.

Oui, ma mère, ma cousine est d’une présomption... on n’y tient plus...

Elle se lève, et vient auprès de Pretty.

Air : Il n’est plus temps de nous quitter.

Voyez quel orgueil est le sien ;
Qui peut donc la rendre si fière ?
Sa dot, ses terres ?... j’en convien,
C’est beau d’être riche héritière.
Ou peut n’avoir ni bonté, ni talent,
Lorsque l’on a de la fortune.

PRETTY.

Alors, on doit, c’est plus prudent,
Vous conseiller d’en avoir une.

MISTRISS CARINGTON.

Mesdemoiselles !...

INDIANA.

Certainement nous ne sommes pas aussi riches que vous, il s’en faut... mais il n’y a pas encore dans le comté beaucoup de maisons plus à leur aise que la nôtre.

MISTRISS CARINGTON.

Non, certes.

INDIANA.

Et parce que nous n’avons que cinq cents livres sterling de rente, nous n’en sommes pas plus fières avec Camilla, qui n’en a que cinquante.

CAMILLA, continuant à dessiner.

Vous êtes bien bonne...

MISTRISS CARINGTON, se levant.

Vous avez raison, ma fille ; parce que ce n’est pas sa faute si elle est orpheline, si elle n’a rien, et si son frère Lionel est un petit fat et un mauvais sujet.

CAMILLA.

Eh mais ! Madame, vous avez une manière de nous défendre...

PRETTY.

Tout à fait injuste ; moi, je prends parti pour Lionel, que je trouve fort aimable et de très bon goût.

INDIANA.

Parce qu’il vous fait la cour.

PRETTY.

Et qu’il ne vous la fait pas.

INDIANA.

Parce que je n’en ai pas voulu.

PRETTY.

Et quand vous le voudriez !

INDIANA.

Eh bien ! par exemple, c’est ce que nous verrons.

MISTRISS CARINGTON, passant entre Pretty et Indiana.

Silence, Mesdemoiselles, silence ! qu’est-ce que c’est qu’une discussion pareille ?

INDIANA.

Parce qu’elle a de la fortune, elle se croit le droit de faire de l’esprit.

PRETTY.

Parce qu’elle a de l’esprit, elle se croit le droit de ne dire que des bêtises.

INDIANA, outrée.

C’est trop fort.

MISTRISS CARINGTON.

Encore !... silence ! vous dis-je, on vient.

 

 

Scène II

 

MISTRISS CARINGTON, PRETTY, INDIANA, CAMILLA, LIONEL, ensuite LUDWORTH

 

LIONEL.

Du bruit ! du tapage ! à merveille ! c’est ce que j’aime !

MISTRISS CARINGTON.

C’est Lionel !...

LIONEL.

On discute ici quelque bill de réforme, et si la question n’est pas assez embrouillée... nous voilà.

À Camilla.

Bonjour, ma petite sœur.

À Ludworth, qui vient lentement.

Arrivez donc, sir Ludworth... et vous, vénérable mistriss Carington, voulez-vous me permettre de vous présenter un de mes bons amis de l’Université d’Oxford...

Les dames saluent.

Sir Ludworth, baronnet, gentilhomme campagnard, qui vient se fixer dans ce comté, où il a fait un héritage considérable... à la charge par le testateur, son grand oncle, de se marier dans l’année ; ce qui le rend dans ce moment un sujet précieux auprès des mères et des tantes...

MISTRISS CARINGTON.

Monsieur n’a besoin d’aucun antécédent, et se recommande assez par lui-même.

LUDWORTH.

Vous êtes bien bonne, Madame...

LIONEL.

De plus, il est très timide ; et c’est moi qui me suis chargé de le lancer, de le produire, et même de le marier ; j’ai sa procuration.

LUDWORTH.

Y penses-tu ?

LIONEL, passant auprès de Pretty.

Air du vaudeville de la Petite Sœur.

À moi, si vous le trouvez bon,
Il faut ici, Mesdemoiselles,
Faire la cour, paraître belles...
Et moi je promets, en son nom,
D’être un mari des plus fidèles !
Je promets de suivre vos goûts,
D’être un modèle de sagesse !...

PRETTY.

Et par bonheur ce n’est pas vous
Qui devez tenir la promesse.

LIONEL.

Ah ! Pretty... mais il n’y a pas de mal ; nous sommes en famille, et l’on peut parler franchement... Mon cher baronnet.

Montrant Camilla.

je vous présente d’abord ma sœur Camilla, qui possède toutes les qualités que le ciel m’a refusées ; c’est vous dire assez que c’est un ange ; mais je ne peux pas faire son éloge, j’y ai trop d’intérêt, c’est ma sœur, et à ce titre, je me récuse, et l’exclus du concours.

Lui présentant Indiana.

Miss Indiana, la fille de la maison, la reine des bals, la Terpsichore de cette résidence. On ne peut danser avec elle sans en être épris, aussi je vous conseille de ne pas l’inviter, cela dérangerait des combinaisons déjà établies, et la mettrait dans l’embarras du choix.

MISTRISS CARINGTON.

Que voulez-vous dire, Lionel ?

LIONEL.

Qu’on a toujours eu des vues sur notre ami Edgard, qui voyage en ce moment sur le continent.

Le présentant à Pretty.

En revanche, je vous présente sa sœur, miss Pretty, la plus piquante, la plus maligne de toutes nos jeunes héritières ; mais je ne vous engage pas à vous mettre sur les rangs, attendu qu’il faudrait d’abord, mon cher ami, vous couper la gorge avec moi.

MISTRISS CARINGTON, passant auprès de Lionel.

Eh bien ! par exemple !

LIONEL.

Il ne reste donc de toutes ces beautés qu’une seule à qui vous puissiez, sans rivalité, offrir vos hommages... c’est mistriss Carington...

MISTRISS CARINGTON.

Monsieur Lionel !...

LIONEL.

Pourquoi pas ?... Son grand-oncle ne lui interdit pas les veuves...

CAMILLA.

Mon frère... une telle plaisanterie...

INDIANA.

Est comme toutes les vôtres, d’une inconvenance...

Ludworth et mistriss Carington vont causer dans le fond.

LIONEL.

C’est cela ! vous voilà toutes contre moi... vous voulez qu’un jeune militaire ait des plaisanteries à l’essence de roses comme les dandys et les fashionables de Londres... Mais calmez-vous, je sais un moyen de faire ma paix et de me réconcilier avec vous toutes : j’apporte une nouvelle.

TOUTES.

Et laquelle ?

LIONEL.

L’arrivée d’Edgard !

CAMILLA, vivement.

Edgard !

PRETTY.

Mon frère !

INDIANA.

Mon cousin !

MISTRISS CARINGTON.

Mon neveu !... en êtes-vous bien sûr ?

LIONEL.

Nouvelle officielle, à laquelle vous pouvez croire, car elle n’est ni dans le Times, ni dans le Morning Chronicle, mais là, dans ma poche, une lettre que j’ai reçue de lui...

MISTRISS CARINGTON et INDIANA.

Eh ! lisez donc vite !

LIONEL.

Quand je disais qu’on avait des intentions...

PRETTY.

Il n’en finira pas !

LIONEL.

Patience... m’y voilà...

À Ludworth.

Vous permettez, baronnet ?...

Ludworth s’éloigne. Lisant.

« Mon cher Lionel, quoique tu m’aies un peu négligé depuis les trois années que je voyage sur le continent... » C’est vrai ! je n’ai jamais le temps d’écrire... « Je n’ai pas oublié et n’oublierai jamais que nous sommes presque frères, que nous avons été, ainsi que ta sœur Camilla, élevés sous les yeux et par les soins de l’honorable William Tyrold, votre père et mon tuteur. Je dois à son courage et à ses talents la fortune que je possède aujourd’hui, et que nous disputait une famille ambitieuse et puissante. » Je le crois bien ; mon père avait tant de mérite, un des premiers avocats de Londres, qui n’avait qu’un défaut, celui d’être trop honnête homme...

PRETTY.

Eh bien ! achevez donc !...

LIONEL.

C’est juste... Je vous passe la première page... ce sont des éloges de mon père... de moi... ça nous mènerait trop loin !

MISTRISS CARINGTON.

De vous... il plaisante !...

LIONEL.

Edgard ne plaisante jamais ; il est toujours grave, sérieux, raisonnable... ce qui fait que nous sommes si bien ensemble...

PRETTY, riant.

L’amitié vit de contraste.

LIONEL, la regardant tendrement.

Et l’amour de sympathie... heureusement pour moi...

PRETTY.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire...

LIONEL.

Je vais peut-être vous l’expliquer...

Parcourant la lettre.

« Je serai à Clèves, chez ma tante, mistriss Carington, lundi prochain, 10 mai. »

TOUTES.

Aujourd’hui !

LIONEL, à Pretty.

Attendez !... ce n’est pas tout.

Lisant en appuyant.

« Et quant à ce qui fait le sujet de ta dernière lettre, nous en parlerons. Je ne mets que deux conditions à mon consentement ; d’abord celui de ma sœur, et ensuite la certitude pour moi que tu la rendras heureuse ; car, tuteur et frère de Pretty, je suis responsable de son avenir et de son bonheur, etc. » Il me semble que c’est clair !

PRETTY.

Pas trop. et voilà deux conditions...

LIONEL.

Répondez-moi de la première, je vous réponds de la seconde...

PRETTY.

Nous verrons. je ne suis pas du tout décidée... si cela m’arrivait jamais, ce serait seulement à cause d’Indiana, qui prétend être mariée avant moi.

LIONEL.

Ah ! chère Indiana, que je vous remercie !... je vous devrai tout mon bonheur !

INDIANA, piquée.

Pas encore, Monsieur.

PRETTY.

En attendant, je vous permets toujours pour aujourd’hui, au bal, d’être mon cavalier.

LIONEL.

Nous allons donc au bal ?

MISTRISS CARINGTON.

Nous y allons toutes.

LUDWORTH, à Camilla.

Miss Camilla me permettra-t-elle d’être son partner ?

LIONEL, à part.

C’est bien...

CAMILLA.

Je vous rends grâce, Monsieur, je ne compte pas y aller...

LIONEL.

Et pourquoi donc ? c’est absurde !

CAMILLA.

C’est possible, mais cela est ainsi.

LUDWORTH, troublé.

Mille pardons, Mademoiselle, de mon indiscrétion.

À Indiana.

Oserai-je alors...

INDIANA, sèchement.

Je ne puis, Monsieur ; je suis engagée...

MISTRISS CARINGTON.

Y pensez-vous ? on accepte toujours.

INDIANA.

Est-ce ma faute à moi, si j’ai d’avance vingt invitations ? Je ne suis pas comme ces demoiselles, qui n’ont jamais que celles du moment.

PRETTY.

Est-elle fière... pour quelques invitations qu’elle doit à sa maîtresse de danse...

INDIANA.

Et aux cavaliers qui me voient ; tous ceux qui dansent m’invitent toujours pour la première.

PRETTY.

Et ceux qui causent ne l’invitent jamais pour la seconde.

INDIANA.

Encore !... c’est trop fort.

UN DOMESTIQUE.

Le thé est servi.

MISTRISS CARINGTON.

Air : Venez, mon père, etc.

Vite courons, car à peine aurons-nous
Une heure pour notre toilette.

Passant auprès de Ludworth.

Monsieur, pour le thé qu’on apprête,
Dans le salon passe-t-il avec nous ?

LUDWORTH, lui offrant la main.

C’est trop d’honneur, trop de bonté.

LIONEL, bas, à Pretty.

Voilà, dès la première épreuve,
Je l’avais dit, il n’est resté
Pour lui que la main de la veuve.

Ensemble.

MISTRISS CARINGTON, PRETTY, INDIANA.

Vite, courons, car à peine avons-nous
Une heure pour notre toilette,
Et ce soir, au bal qui s’apprête,
Tous les plaisirs se donnent rendez-vous.

LIONEL, à Ludworth.

Adieu, mon cher, quelle gloire pour vous !
Car, vraiment ! c’est une conquête ;
Je prévois qu’au bal qui s’apprête
Votre bonheur vous fera des jaloux.

LUDWORTH.

Adieu, mon cher, ne soyez point jaloux,
Je ne tiens pas au tête-à-tête ;
Et ce soir, au bal qui s’apprête,
J’espère bien en avoir un plus doux.

Ludworth donne la main à mistriss Carington ; ils sortent, ainsi que Pretty et Indiana, par la porte à droite.

 

 

Scène III

 

CAMILLA, LIONEL

 

LIONEL.

Maintenant que nous sommes seuls, dis-moi, je te prie, pourquoi tu refuses d’aller au bal ?...

CAMILLA.

J’en suis bien fâchée, mon ami, mais je ne puis te l’apprendre.

LIONEL.

À moi, ton frère... tu as des secrets pour moi ?

CAMILLA.

Plus tard, tu les connaîtras.

LIONEL.

Eh ! mon Dieu ! tu me dis cela d’un air sombre et triste...

CAMILLA.

C’est que je le suis en effet ; quand je pense à tes folies, à tes extravagances...

LIONEL.

Tu vas sermonner, je m’en vais !

CAMILLA.

Reste, je me tairai ! que je te voie au moins... car maintenant, à peine si je t’aperçois ; tu ne m’aimes donc plus, Lionel ?...

LIONEL.

Moi ne pas t’aimer ! mais je n’ai que toi au monde. Depuis la perte de nos parents, tu es ma seule amie, ma seule compagne... et même avant, dès ma plus tendre enfance, tes jeux, tes plaisirs, tu sacrifiais tout pour moi... tu es la meilleure des sœurs ; tu es si bonne, si généreuse... Mais par malheur, et quoique plus jeune que moi, tu es d’une raison trop... trop raisonnable, et qui me gêne, qui m’embarrasse quelquefois...

CAMILLA.

Est-il possible ?

LIONEL.

Oui, tu as pris sur moi un ascendant presque maternel... et, s’il faut te l’avouer, quand il y a quelque folie, quelque étourderie, quand j’ai des reproches à me faire, je n’ose pas... je crains ta présence...

CAMILLA, effrayée.

Ah ! mon Dieu !... voilà quinze jours que je ne t’ai vu !

LIONEL.

C’est vrai !...

CAMILLA.

Il y a donc quelque nouveau malheur ?...

LIONEL.

Est-ce ma faute à moi, si notre père était un homme de talent qui ne nous a pas laissé de fortune ? Si tu savais comme c’est terrible, comme c’est humiliant... surtout auprès de ces jeunes gens avec qui j’ai été élevé au collège d’Oxford, ou que depuis j’ai rencontrés dans le monde ; on ne peut pas avoir l’air d’un homme de rien... ou veut marcher de pair avec eux...

CAMILLA.

Et pourquoi ne pas avouer franchement que ta fortune ne te permet pas...

LIONEL.

Je n’osais pas, je n’aurais jamais osé avouer que j’avais cinquante livres sterling de revenu ; mais, grâce au ciel, je ne les ai plus.

CAMILLA.

Que dis-tu ?...

LIONEL, gaiement.

J’ai tout vendu, tout engagé, à M. Dubster, tu sais, ce négociant ?... cela m’a fait un capital d’un millier de livres sterling, avec lequel depuis deux mois je fais figure, comme un lord, comme un grand seigneur. Quel bonheur ! quel plaisir !... j’étais né pour cela... mais tout a une fin ; je n’ai plus rien ; je suis ruiné...

CAMILLA.

Ô ciel ! que dira-t-on ?

LIONEL.

On ne dira rien... au contraire, cela me fera du bien dans le monde... Dans le grand monde, parmi les jeunes seigneurs que je fréquente, on dit : Je suis ruiné... c’est bon genre !... cela vous donne un air comme il faut... un air de jeune dissipateur.

Air du Piège.

C’est presque un titre à toutes les faveurs,
Et l’on a tout en perspective,
Car à présent, aux places, aux honneurs,
C’est en courant que l’on arrive.
Aussi, je dois faire un chemin brillant,
Car, grâce à l’état de ma bourse,
Je suis léger, et je n’ai maintenant
Rien qui m’arrête dans ma course !

Et la preuve, c’est que depuis ce temps-là j’ai fait une passion, une passion millionnaire, une duchesse douairière, qui m’adore et veut m’épouser... N’en parle pas à Pretty, au moins, elle se moquerait de moi...

CAMILLA.

Et qui donc ?

LIONEL.

La duchesse Margland...

CAMILLA.

Une femme de soixante ans, qui a déjà eu deux maris !...

LIONEL.

Je ferais le troisième. Tu vois la jolie belle-sœur que je te donnerais là...

CAMILLA.

Peux-tu rire dans un moment pareil ?...

LIONEL.

C’est vrai ! je n’en ai pas envie, car je ne t’ai pas tout dit, et aujourd’hui même, si j’y pensais, je serais dans un fier embarras : aussi je n’y songe pas...

CAMILLA.

Et qu’est-ce donc ?

LIONEL.

L’autre jour, le fils de lord Melmoud, un des grands seigneurs parmi lesquels je suis lancé, un ami intime, un jeune dissipateur comme moi, avait besoin de deux cents guinées pour trois jours ; il me les demande, sans façon, en ami, et devant tous ces messieurs. Comment refuser ?... moi surtout qui tiens à avoir bon genre. Aussi, je lui dis d’un air dégagé, qui fit très bon effet : « Ce soir, mon cher, vous les aurez. » Mais c’est que le soir, je ne les avais pas !... J’avais promis, je ne voulais point passer pour un hâbleur, et comme je suis chargé en ce moment des comptes du régiment, j’ai disposé en sa faveur...

CAMILLA.

De deux cents guinées ?...

LIONEL.

Pour trois jours... trois jours seulement ; mais ce troisième jour, nous y voici ; je n’ai pas encore entendu parler de lui, et d’un instant à l’autre l’officier payeur peut venir demander des fonds...

Prenant son parti.

Bah ! bah ! j’ai encore d’ici à ce soir ; et lord Melmoud, qui est riche, et homme d’honneur... C’est égal, ça me tourmente, ça m’inquiète... et nous avons ce matin un déjeuner de vin de Champagne, un repas de garçons, où j’irai...

CAMILLA.

Tu iras ?...

LIONEL.

Certainement ; j’y boirai même... mais de mauvaise grâce, j’en suis sûr.

CAMILLA.

Est-il concevable, Lionel, que de gaieté de cœur tu t’exposes ainsi à la ruine, au déshonneur ! car enfin, si ce soir lord Melmoud ne t’a pas remboursé ?...

LIONEL.

Ce n’est pas possible...

CAMILLA.

Mais si cela était ?

LIONEL, embarrassé.

Si cela était... ne me parle pas de cela ! si cela était, alors, on trouverait... ma foi ! je ne sais pas trop quel moyen... Ah ! en voilà un. Edgard ! notre ami Edgard qui arrive aujourd’hui, il est immensément riche, et ne dépense rien, celui-là ; car c’est de la raison, de la sagesse... dans ton genre ; il a été le pupille de mon père... nous avons été élevés ensemble ; il t’aime comme une sœur, raconte-lui mon aventure, et demande-lui pour moi...

CAMILLA.

Y penses-tu ? lui avouer tes fautes, une faute pareille !... lui apprendre qu’à peine majeur, tu as déjà mangé l’héritage de notre père... Comment veux-tu après cela qu’il t’estime encore, qu’il te confie la fortune et le bonheur de sa sœur ?

LIONEL.

Oh ciel ! je n’y pensais plus.

CAMILLA.

Je connais Edgard ! c’est l’honneur, la probité même, c’est l’ami le plus généreux... au premier mot que je lui dirai, toutes tes dettes seront payées, et au-delà ; mais dès ce moment, il faudra que tu renonces à Pretty ; aucune puissance au monde ne le fera consentir à ton mariage avec sa sœur.

LIONEL, vivement.

Tu as raison, ne lui dis rien ! tâche, au contraire, qu’il ne puisse soupçonner, qu’il ne se doute jamais...

Air du Verre.

Car, tu le sais, j’aime Pretty,
Et je ne puis vivre sans elle !
Si je la perds, mon seul parti
C’est de me brûler la cervelle !

CAMILLA.

Grand Dieu !

LIONEL.

Pour sortir d’embarras.
Ce moyen est souvent le nôtre...
Et je serais, en pareil cas,
Bien sûr d’y perdra moins qu’un autre.

CAMILLA.

Y penses-tu ?...

LIONEL.

J’en serai peut-être fâché après, mais je commencerai par là, sois-en sûre, tandis qu’en cachant bien ce secret à Edgard, j’espère réparer...

CAMILLA.

Oh ! si tu le veux, il en est temps encore ; mais pour cela ne prends conseil que de ton cœur, qui est bon et généreux.

LIONEL.

Oui, ma petite sœur.

CAMILLA.

N’écoute plus la vanité, le désir de briller...

LIONEL, avec un peu d’impatience.

Oui, ma sœur.

CAMILLA.

Évite surtout ces mauvaises sociétés qui te perdraient...

LIONEL, plus marqué.

Oui, ma sœur.

CAMILLA, souriant.

Mes sermons t’impatientent déjà ; mais c’est égal, promets-moi de t’éloigner de tous ces jeunes gens du grand monde, et ce matin déjà...

LIONEL.

Sois tranquille, je jouerai petit jeu ; et je te promets de ne pas perdre plus de deux ou trois guinées.

Il fait quelques pas pour sortir.

CAMILLA.

À la bonne heure !

LIONEL, revenant.

Mais, pour cela, il faut que tu me les prêtes...

CAMILLA, étonnée.

Comment ?

LIONEL.

Quand je t’ai dit que j’étais à sec, je ne t’ai pas trompée, je ne trompe jamais, je n’ai pas un schelling, et toi qui fais toujours des économies...

CAMILLA.

Mais au contraire, et je ne sais comment te le dire, je suis moi-même fort mal dans mes finances.

LIONEL.

Et comment cela, de grâce ?

CAMILLA.

Mon Dieu ! Lionel, tu ne voudras donc jamais raisonner, ni calculer... songe donc que je n’ai, comme toi, que cinquante livres sterling de revenu, et dernièrement j’en ai donné trente pour toi à M. Dubster, cet usurier.

LIONEL.

C’est vrai, je n’y pensais plus.

CAMILLA.

Une ou deux fois encore, tu as eu recours à ma bourse.

LIONEL.

C’est vrai, c’est bien mal à moi.

CAMILLA.

Oh ! non, je suis si heureuse quand je peux venir à ton aide ! mais pour cela je dois me restreindre sur toutes mes dépenses, et puisqu’il faut te l’avouer, si je ne vais pas aujourd’hui à cette fête, où peut-être je me serais amusée, c’est que je n’ai pas de robe de bal ; je n’ai pas voulu m’en donner une...

LIONEL.

Est-il possible !... ta couturière ne t’aurait pas fait crédit ?

CAMILLA.

Je ne le veux pas ; je ne veux rien devoir à personne, et j’avais là mes trois dernières guinées, destinées à payer ce matin le mémoire de ma marchande de modes : eh bien ! et pour la première fois de ma vie, je dérogerai à mes principes, je la prierai d’attendre ; tiens, frère...

LIONEL.

Jamais... plutôt mourir que de te dépouiller ainsi !

CAMILLA.

Et moi, je le veux ; je l’exige, ou nous nous fâcherons. Si tu refuses, c’est que tu ne m’aimes plus. Songe donc, dans quelques jours je toucherai un quartier, et d’ici là, je n’ai besoin de rien ; tandis que toi, un homme, tu ne peux pas rester sans argent... et puis tu n’es pas obligé de jouer.

LIONEL, hésitant.

Tu as raison...

Vivement.

qui sait même !... je peux gagner.

Il prend la bourse.

Adieu, adieu, ma petite sœur. J’entends une voiture qui roule dans la cour : sans doute quelque visite.

Il fait quelques pas pour sortir, puis il revient, et se trouve à la droite de Camilla.

À tantôt, je reviendrai, je l’espère, avec de bonnes nouvelles.

Air : Amis, voici la riante semaine.

Ah ! quel plaisir, quelle douce espérance !
De te payer au centuple !... Oui, crois-moi,
Robes de bal, chapeau, modes de France,
Rien de trop cher, rien de trop beau pour toi !
Je veux gagner ; je gagnerai, j’espère,
Mais c’est pour toi, toi seule, que j’y tien,
Et mon bonheur, je le prendrai, ma chère,
Comme un à-compte sur le tien !

 

 

Scène IV

 

CAMILLA, puis EDGARD

 

CAMILLA.

Quelle tête ! mais il a un si bon cœur !... et pourvu qu’il soit heureux. Qui vient là ?

EDGARD.

Qu’on prévienne seulement ma tante, mais ne dérangez pas ces dames.

CAMILLA, avec trouble.

Ô mon Dieu !

Avec joie.

Edgard !...

EDGARD, s’élançant vers elle.

Camilla !... ma chère Camilla ! je vous revois donc enfin ; on m’assurait que ma tante... que toutes ces demoiselles étaient à leur toilette, et je rends grâce au ciel. Eh mais ! qu’avez-vous ?...

CAMILLA.

Moi, rien...

EDGARD.

Vous souffrez...

CAMILLA.

Oh ! non... non, je ne le pense pas.

EDGARD.

C’est ma faute !... et vous surprendre ainsi...

CAMILLA.

Non pas !... nous vous attendions, mon frère nous avait prévenues de vôtre retour.

EDGARD.

Et ce retour, Camilla, puis-je croire qu’il a été quelquefois désiré par vous ?

CAMILLA.

Ah ! si vous pouviez en douter, vous mériteriez que ce ne fût pas. Vous qui parlez, vous n’avez donc jamais pensé aux amis que vous laissiez en Angleterre ?...

EDGARD.

Leur souvenir ne m’a jamais quitté, et lui seul me consolait de l’absence... car ce n’est pas moi, c’est votre père, mon tuteur, qui avait exigé ce voyage, qui le regardait comme le complément nécessaire à mon éducation...

CAMILLA.

Il est de fait que ces trois années passées sur le continent doivent bien vous instruire, et vous apprendre bien des choses...

EDGARD.

Je ne le pense pas ! et je cherche encore ce que j’ai gagné à parcourir l’Europe : quelques impressions fugitives, effacées chaque jour par celles qui leur succédaient, et qui ne m’ont laissé dans la mémoire que des noms de villes et d’auberges. Pour les coutumes, pour les mœurs, pour la société, croyez-vous qu’on les connaisse en courant la poste ? Et quelle solitude ! quel vide affreux vous environne ! au milieu de ces cités populeuses, où vous ne rencontrez que des regards inconnus, indifférents... c’est alors que, par la pensée, vous revenez à votre patrie, à vos parents, à vos amis, qui vous oublient peut-être.

CAMILLA.

Ah ! Edgard !...

EDGARD.

Combien l’on désire les revoir ! que l’on paierait cher l’aspect du toit paternel... et le sourire d’une sœur !... Aussi mon exil terminé, comme je me suis empressé d’accourir ! comme le cœur m’a battu en apercevant de loin les côtes de la vieille Angleterre, et plus tard, cette humble habitation où nous avons été élevés, et où demeurait votre père.

CAMILLA.

Quoi ! vous y avez été ?...

EDGARD.

C’est là d’abord que se sont tournés mes pas ; et que de souvenirs m’ont environné ! c’est là que commencèrent nos premiers jeux, nos études, nos plaisirs ; c’est là que, sous les yeux de votre père... hélas ! je ne devais plus l’y revoir, et les soins, les bienfaits qu’il m’a prodigués... je ne devais plus l’en remercier que sur son tombeau... Je l’ai fait du moins, je lui ai juré de payer à ses enfants l’amitié que je lui devais... Et vous, Camilla, daignerez-vous, en son nom, accepter mes serments ?

CAMILLA, essuyant ses yeux.

Ah ! toujours, toujours, vous le savez bien...

EDGARD.

Ma Camilla ! ma sœur ! et Lionel, où est-il donc ?

CAMILLA.

Absent, dans ce moment, et bien inquiet de votre décision...

EDGARD.

Qui ne doit pas beaucoup l’effrayer, et si, par sa conduite, comme je l’espère, comme j’en suis sûr, il a toujours été digne de ma sœur, je ne vois pas qui pourrait s’opposer à ce mariage...

CAMILLA, timidement.

Peut-être son manque de fortune.

EDGARD.

Au contraire, c’est pour cela que j’y tiens...

CAMILLA, lui prenant la main.

Ah ! je vous reconnais là...

EDGARD.

Et en quoi cela peut-il vous étonner ?... Est-ce qu’à la place de ma sœur, ou à la mienne, vous songeriez à vous marier pour augmenter vos richesses ?

CAMILLA.

Mais sans les rechercher, on peut les rencontrer, et sous ce rapport, vos projets, Edgard, me paraissent fort convenables.

EDGARD.

Quoi ?... que voulez-vous dire ?...

CAMILLA.

Ai-je commis une indiscrétion ? ici on n’en fait pas mystère, et mistriss Carington, votre tante, ne nous a pas laissé ignorer que bientôt Indiana, sa fille...

EDGARD.

Oui, ce sont ses intentions... j’ai cru depuis longtemps les deviner ; mais jusqu’ici rien de ma part n’a pu lui faire penser que ces idées fussent les miennes.

CAMILLA.

Ô ciel !

EDGARD.

Et vous, Camilla, qui connaissez le caractère de ma cousine, et qui surtout connaissez le mien... croyez-vous qu’un tel mariage soit possible ? croyez-vous que ce soit là la femme qui puisse me rendre heureux ? enfin, vous qui êtes mon amie, est-ce là la compagne que vous auriez choisie pour moi ?...

CAMILLA, vivement.

Oh ! non...

Se reprenant.

Mais peut-être aurais-je choisi plus mal...

EDGARD.

Eh bien ! moi, en venant ici, j’avais une autre idée, un mariage... qui a été le rêve de toute ma vie, et sur lequel je veux vous demander vos conseils.

CAMILLA, vivement.

Moi ! je n’y entends rien !...

EDGARD.

Vous êtes cependant la seule que je veuille consulter ; et si, dans une affaire aussi importante pour moi, vous refusez de m’entendre, c’est que vous n’êtes pas mon amie.

CAMILLA.

Oh ! parlez !... parlez ; je vous écoute.

EDGARD.

Eh bien ! c’est assez difficile à expliquer.

CAMILLA.

C’est égal, je tâcherai de comprendre.

EDGARD.

Vous vous doutez bien que c’est quelqu’un que j’aime ; mais cet amour-là n’est rien encore auprès de la confiance que j’ai en elle, auprès de l’estime que m’inspire sa raison, sa prudence.

CAMILLA.

Peut-être vous abusez-vous ?

EDGARD.

Non, non, j’en suis certain, et s’il faut vous dire... Dieu ! c’est ma tante !...

 

 

Scène V

 

CAMILLA, EDGARD, MISTRISS CARINGTON

 

MISTRISS CARINGTON.

Mon cher Edgard ! mon cher neveu ! j’apprends votre arrivée, et me voilà.

CAMILLA, à part.

Déjà ! elle qui d’ordinaire est si longue à sa toilette...

MISTRISS CARINGTON.

J’étais si désolée qu’il n’y eût personne pour vous recevoir.

EDGARD.

Camilla était là...

MISTRISS CARINGTON.

Oh ! oui, certainement... mais je voulais dire quelqu’un de la famille.

À Camilla.

Ma chère Camilla, allez, de grâce, dire à Pretty, à Indiana, que leur frère... que leur cousin est ici, au salon...

À Edgard.

Il faut les excuser, voyez-vous, parce que ces demoiselles s’apprêtent pour aller au bal.

EDGARD, avec joie.

Il y a un bail ce matin !... c’est vrai, en Angleterre on danse le matin ; je n’y pensais plus... À merveille !

À Camilla.

Je suis votre cavalier... je vous invite.

CAMILLA, souriant.

Un instant...

MISTRISS CARINGTON.

Mais mon neveu !...

EDGARD, vivement.

Elle accepte, me voilà engagé, et il le faut bien, car nous avons à achever une conversation qui m’intéresse beaucoup.

MISTRISS CARINGTON.

Qu’est-ce que c’est ?...

EDGARD.

Un conseil que je lui demandais... Que cela ne vous inquiète pas, c’est entre nous...

MISTRISS CARINGTON.

Mais allez donc, Mademoiselle, allez donc !...

CAMILLA.

Oui, Madame.

À part.

Quel dommage !... C’est égal, je crois que je connais la personne.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène VI

 

MISTRISS CARINGTON, EDGARD

 

MISTRISS CARINGTON.

Quoi ! à peine arrivé, et déjà des secrets, des mystères ?...

EDGARD.

Non, ma tante, je n’en aurai jamais pour vous. Entre parents, entre amis, il faut de la franchise, et si j’ai par hasard quelque bonne qualité, à coup sûr c’est celle-là, car je dis toujours tout haut ce que je pense et ce que je veux faire. Voilà donc mes intentions : j’aime Camilla et je compte l’épouser si elle y consent...

MISTRISS CARINGTON.

Et vous me faites là, sur-le-champ, un pareil aveu, à moi ?...

EDGARD.

C’est à vous que je le devais d’abord, ma tante, comme chef de la famille.

MISTRISS CARINGTON.

Et séduit par son adresse, par sa coquetterie, c’est après l’avoir vue un instant... c’est après un seul entretien avec elle, que vous vous décidez à prendre une résolution pareille !...

EDGARD.

S’il en était ainsi, quelle idée auriez-vous de moi ?... Élevé auprès d’elle, je l’avais toujours aimée ; arrivé à ma majorité, je la demandai en mariage à son père, qui venait d’être mon tuteur, et qui bravement me refusa.

MISTRISS CARINGTON.

Lui !...

EDGARD.

Oui, ma chère tante... « Vous êtes très riche, me dit-il, et ma fille n’a rien ; on croira que j’ai usé de mon influence sur mon pupille pour l’amener à ce mariage ; cela fera du tort à mon honneur, et à moi, pauvre avocat, mon honneur est ma seule fortune. » C’était vrai : il n’en avait pas d’autre ; mais, de ce côté-là, il pouvait se vanter d’être riche.

MISTRISS CARINGTON.

Je ne dis pas non !

EDGARD.

Vous jugez de mes réclamations, de mon désespoir. Il n’en fut pas touché. « Eh bien ! me dit-il, quittez-nous, allez pendant trois ans sur le continent pour voyager, pour achever votre éducation... Si au retour vous n’avez pas changé d’idée, si vous voulez encore épouser ma fille, cela ne me regarde plus ; vous lui demanderez, à elle, si elle vous aime... et alors... »

MISTRISS CARINGTON.

Alors... Eh bien ?...

EDGARD.

Eh bien ! c’est ce que j’allais lui demander quand vous êtes venue nous interrompre.

MISTRISS CARINGTON, d’un ton grave.

Mon neveu, vous êtes maître de votre main et de votre fortune ; je n’ai point de conseils à vous donner ; ils vous paraîtraient suspects dans ma bouche, car vous n’ignorez pas quelles étaient mes espérances. Vous avez d’autres vues : il n’est donc plus question de nous, mais de votre seul bonheur ; et, à vous parler franchement, je ne sais pas si dans un pareil mariage vous serez bien sûr de le trouver.

EDGARD.

Que voulez-vous dire ?

MISTRISS CARINGTON.

Que, depuis la mort de M. Tyrold, miss Camilla, sa fille, a été confiée à ma garde, à ma tutelle, et j’ai cru voir... j’ai cru observer dans son caractère, tantôt une raideur et une fierté, tantôt une sécheresse de cœur, et dans sa conduite un défaut d’ordre et d’économie, surtout une dissimulation qui irait mal avec votre franchise habituelle...

EDGARD.

C’est impossible ! vous vous êtes abusée !...

MISTRISS CARINGTON.

Attendez, Monsieur, attendez quelque temps encore, et vous déciderez alors si c’était de mon côté ou du vôtre qu’il y avait prévention... Voici ces demoiselles.

 

 

Scène VII

 

MISTRISS CARINGTON, INDIANA, PRETTY, EDGARD, CAMILLA

 

CHŒUR d’entrée.

Air de danse de la Bayadère.

Ah ! quel plaisir ! ah ! quel beau jour !
Ah ! pour nous quelle ivresse !
Ah ! quel plaisir ! ah ! quel beau jour !
Le voilà de retour.

PRETTY.

Un voyageur
Pense à sa sœur :
Aussi, par toi.
Je le prévoi,
Quelque présent m’est annoncé.

EDGARD.

À tout le monde j’ai pensé.

CHŒUR.

Ah ! quel plaisir ! ah ! quel beau jour ! etc.

EDGARD.

Ma chère sœur, ma chère Pretty, il y avait si longtemps que je ne t’avais embrassée !

PRETTY.

Tu me trouves grandie et embellie, n’est-il pas vrai ?

EDGARD.

Grandie !... pas beaucoup... mais embellie... oui.

PRETTY.

C’est aussi ce que me disait tout à l’heure...

EDGARD, souriant.

Lionel ?

PRETTY.

Non ! mon miroir que je regardais... et tu ne pouvais pas venir plus à propos, d’abord pour me faire des compliments, ce qui est toujours bien de la part d’un frère, ensuite pour me mener au bal, et puis, enfin, pour une souscription qui nous arrive... une pauvre vieille femme...

CAMILLA, vivement.

La veuve de l’invalide que nous avons rencontrée hier.

PRETTY.

Et à qui Camilla a dit de revenir ce matin.

EDGARD, avec satisfaction.

Ah ! c’est Camilla !...

PRETTY.

Et tu vas venir au secours de nos bourses de demoiselles ; car moi qui compte sur toi, je ne me suis mise en frais que d’une demi-guinée... la voilà.

EDGARD, souriant.

En voici dix.

PRETTY.

C’est beau !... Te voilà comme les frères ou les oncles qui arrivent d’Amérique... dix guinées...

Tendant la main à mistriss Carington.

Et vous, ma tante ?...

MISTRISS CARINGTON.

J’en donne deux.

PRETTY.

C’est moins beau !... il est vrai que vous n’arrivez que de Londres... Toi, Indiana ?

INDIANA.

J’en donne une.

PRETTY, allant à Camilla.

Et toi, Camilla ?

CAMILLA, embarrassée.

Moi... je ne puis pas encore... je ne dis pas que plus tard... Il faut que je revoie cette pauvre femme, que je prenne sur elle des informations...

MISTRISS CARINGTON.

Pour faire une bonne action !... on donne d’abord, et puis on réfléchit après : c’est du moins ainsi que j’ai élevé Indiana.

 

 

Scène VIII

 

MISTRISS CARINGTON, INDIANA, PRETTY, EDGARD, CAMILLA, WILLIAM

 

WILLIAM.

Mistriss Mittin, la marchande de modes, demande à parler à ces dames.

MISTRISS CARINGTON.

Nous n’avons besoin de rien.

PRETTY.

À moins que mon frère n’ait besoin de me donner un chapeau ?...

EDGARD, avec un peu d’humeur et regardant toujours Camilla.

Moi !

PRETTY.

Est-ce que cela te fâche ?

EDGARD.

Du tout ; prends-en deux, trois, si tu veux.

PRETTY, à William.

Vous direz à mistriss Mittin que nous passerons demain chez elle. Qu’est-ce que c’est que ce papier que tu tiens là ?

Edgard passe auprès de la table, à la gauche de Camilla.

WILLIAM.

Le mémoire de mistriss Mittin.

MISTRISS CARINGTON, le prenant.

Un mémoire... mais j’ai tout payé dernièrement pour moi et pour ces demoiselles ; car je leur ai toujours répété qu’il ne fallait jamais avoir de dettes...

Déployant le mémoire.

et que quand on avait de l’ordre, on acquittait toujours sur-le-champ, et sans remettre au lendemain... Ah ! ah !... c’est pour Camilla, c’est différent...

Lisant.

« Restant de compte... trois guinées... »

INDIANA.

Tiens !... la voilà comme les demoiselles du grand monde, elle doit à la marchande de modes.

Pretty passe à la droite d’Indiana.

CAMILLA, avec embarras.

Oui... sans doute...

À William.

Dites à mistriss Mittin... que je la verrai... que je lui parlerai demain...

MISTRISS CARINGTON.

Pourquoi pas tout de suite ?

CAMILLA.

Il est inutile en ce moment et devant vous de régler... de pareils comptes...

MISTRISS CARINGTON.

Est-ce que par hasard ils seraient plus considérables que nous ne pensons ?... S’il en était ainsi, ma chère enfant, il faudrait me le dire bien franchement ; il n’y a pas grand mal et je vous avancerai tout ce que vous voudrez.

CAMILLA.

Vous êtes bien bonne, Madame ; je n’ai besoin de rien, et c’est nous occuper trop longtemps de misères semblables, qui, si nous n’y prenons garde, vont vous faire oublier l’heure du bal.

INDIANA et PRETTY.

C’est vrai, voilà le moment de partir.

Elles remontent la scène, ainsi que mistriss Carington, et parlent bas entre elles.

CAMILLA, bas, à William.

Renvoie mistriss Mittin, et va-t’en.

WILLIAM, de même.

Oui, Mademoiselle ; mais j’ai de la part de M. Lionel une lettre importante à remettre à vous seule.

CAMILLA, de même.

Reste alors.

MISTRISS CARINGTON.

Eh mais ! qu’avez-vous donc à parler bas avec William ?...

CAMILLA.

Rien... je lui donnais pour mon frère, pour Lionel, des ordres...

EDGARD, à Camilla.

Air : Elle a trahi ses serments et sa foi.

Qui peut ainsi vous troubler ?... quel secret ?
Expliquez-vous... ne puis-je le connaître ?

CAMILLA.

Ah ! c’est pour vous sans aucun intérêt.
N’insistez pas.

EDGARD.

J’en ai le droit peut-être.
Est-ce un bonheur ?... je peux le partager...
Est-ce un chagrin ? je veux seul m’en charger !
Votre bonheur, je peux le partager :
Tous vos chagrins, je veux seul m’en charger.

Mais vous m’expliquerez tout cela dans un autre moment... à ce bal où je suis votre cavalier...

INDIANA.

Au bal !... mais elle n’y va pas.

PRETTY.

Elle nous l’a dit ce matin.

MISTRISS CARINGTON.

Et la preuve, c’est qu’elle n’est pas seulement habillée.

EDGARD.

Serait-il vrai ?...

CAMILLA.

Oui ; il m’est impossible... je ne puis...

EDGARD.

Il me semble cependant que tout à l’heure, et devant ma tante, vous aviez presque accepté mon invitation.

CAMILLA.

Ah ! dans ce moment-là, je n’avais pensé qu’au plaisir de danser avec vous.

EDGARD.

Et maintenant ce n’en est plus un ?...

CAMILLA, troublée et hors d’elle-même.

Si vraiment... mais c’est que... voyez-vous... je ne sais comment vous dire...

Presque pleurant.

Ah ! Edgard !... je vous en prie, ne m’en veuillez pas... mais je ne puis !...

EDGARD.

Je respecte vos secrets, Mademoiselle...

CAMILLA.

Des secrets... vous pourriez croire...

MISTRISS CARINGTON, à Camilla.

Eh ! non vraiment !... il n’aura pas cette idée...

À Edgard.

Un caprice, et voilà tout ; cela arrive si souvent que maintenant nous y sommes faites : dans une heure elle l’aura oublié...

EDGARD.

Tant mieux !... je le désire ; je suis seulement fâché qu’elle oublie de même, et aussi promptement, les promesses qu’elle fait à ses amis. Allons, Pretty, allons, ma tante... Miss Indiana voudra-t-elle me permettre de lui offrir la main ?

INDIANA.

Oui, mon cousin...

D’un air triomphant.

Adieu, Camilla.

PRETTY.

Adieu, Camilla.

MISTRISS CARINGTON.

Adieu, Camilla.

Ils sortent tous par la droite, excepté Camilla, qui est seule au bord du théâtre ; William est resté au fond.

 

 

Scène IX

 

CAMILLA, WILLIAM

 

CAMILLA.

Ah ! que je souffre !... que je suis malheureuse !... il s’éloigne, et sens moi... et fâché contre moi...

Allant regarder à la porte, à droite.

Ils sont partis !...

À William.

Donne vite, et attends la réponse.

William sort. Redescendant au bord du théâtre, et lisant la lettre.

« Ma chère sœur... je suis perdu. Lord Melmoud ne peut plus me rendre mes deux cents guinées, vu que ce matin, en sortant du jeu, ce pauvre garçon a eu le peu de délicatesse de se brûler la cervelle. » Ah ! mon Dieu ! « D’un autre côté, je reçois à l’instant une lettre de l’officier payeur, qui, ce soir, viendra prendre les fonds que je devais avoir en caisse. Tu sens bien que s’il ne les y trouve pas, je n’ai plus qu’un parti, de suivre l’exemple de Melmoud. » Ah ! le malheureux !... « Ou d’épouser la duchesse douairière qui m’adore ; mais le premier parti serait encore plus agréable. En tous cas, je t’écris à la hâte, avant de me mettre à table ; car je ne peux manquer ni à mes amis, ni au déjeuner qu’ils me donnent ; et après... mais sois tranquille, je ne partirai pas sans t’embrasser... – Ton frère, Lionel. » – J’en suis toute tremblante ; car il le fera comme il le dit... et comment le sauver ?... comment lui trouver à l’instant deux cents guinées ?

Avec résolution.

Je dirai tout à Edgard !

S’arrêtant.

Mais son avenir, son mariage, tout sera perdu ; et s’il y avait quelque autre moyen... Malheureusement Lionel n’a plus rien, tout son patrimoine a été vendu, engagé à cet usurier, à ce M. Dubster... et mon pauvre frère est tout à fait ruine...

Avec joie.

Mais moi je ne le suis pas... et si ce M. Dubster... voulait aussi, aux mêmes conditions, me prêter... me prendre tout mon bien... Oh non !... à moi, une demoiselle, il ne voudra pas... il ne ruine que les jeunes gens... N’importe, essayons. Je sais son adresse, puisque dernièrement encore je lui ai envoyé pour Lionel ces trente livres sterling.

WILLIAM, rentrant.

Eh bien ! Mademoiselle ?

CAMILLA.

Attends, William... attends un instant...

WILLIAM, qui s’est assis au fond dans un fauteuil.

Oui, Mademoiselle, tant que vous voudrez.

CAMILLA, à la table, écrivant.

« Mon bon monsieur Dubster, j’ai besoin à l’instant... mais je dis à l’instant même, de deux cents guinées... je ne sais pas comment il faut faire... car je vous réponds bien que c’est la première fois que cela m’arrive. Mais je vous donnerai pour garantie ma parole, à laquelle je n’ai jamais manqué, et puis, si vous voulez bien le permettre, un petit domaine de mille livres sterling, qui est ma seule fortune, et que je vous prie de vouloir prendre. Je vous le demande au nom de mon frère Lionel, votre ancien ami, à qui vous avez déjà rendu ce service-là. Daignez en faire autant pour moi, et croyez, mon bon monsieur Dubster, à l’éternelle reconnaissance de toute la famille. – Votre, etc., etc. Camilla. »

À William.

Tiens, William, porte à l’instant ce billet à son adresse, et dis bien que j’attends la réponse sur-le-champ, et avec impatience.

WILLIAM.

Oui, Mademoiselle, j’y vais.

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

CAMILLA, puis LIONEL

 

CAMILLA.

Oh !... il ne voudra jamais, il ne voudra pas, j’en suis sûre... je ne suis pas assez heureuse pour cela ; aussi, et de peur de lui faire une fausse joie, n’en disons rien à ce pauvre Lionel, qui, dans ce moment, se désole, se désespère... pauvre garçon !

LIONEL, entrant en riant et en chantant.

Air Anglais.

Tra, la, la, la, la,
Il faut chanter et rire.
Tra, la, la, la,
Je suis content, je suis heureux,
Tout semble me sourire,
Et, grâce à ce banquet joyeux,
J’ai du bonheur pour deux.
Tra, la, la, la.

Camilla veut lui parler ; il continue toujours sans l’écouter.

Oui, j’avais un pressentiment,
Tra, la, la, la, la,
J’en étais sûr, le bien, vraiment,
Arrive en déjeunant.
Tra, la, la, la, la.

CAMILLA.

Il a perdu la tête !

LIONEL.

Si tu savais ce qui est arrivé !

CAMILLA.

Tu as joué... tu as gagné !

LIONEL.

Du tout ; il s’agit bien d’un autre bonheur que celui-là ! D’abord, le premier de tous, il y avait un vin de Champagne... mousseux, pétillant... de ce vin, tu sais ?...

CAMILLA, avec impatience.

De grâce, ne parlons pas de cela.

LIONEL.

Au contraire, parlons-en, ne fût-ce que par reconnaissance ; car c’est lui qui est cause de tout. Tu te rappelles sir Ludworth, ce baronnet, ce jeune homme gauche, timide, que je vous ai présenté ce matin... Il était à côté de moi, muet, un peu sombre ; mais cela ne prouve rien.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Il est fort aimable... à part lui...
Il faut qu’alors il se trahisse...
D’abord il est, comme aujourd’hui,
Taciturne au premier service ;
Au second il est plus ouvert,
Et, lorsque la gaîté nous gagne,
Son esprit s’échauffe au dessert
Et s’échappe avec le Champagne.

C’est là qu’il est sorti de ses habitudes... Il est devenu aimable, jovial, éloquent ; et en sortant de table, il s’est jeté dans mes bras, en me disant qu’il t’adorait, qu’il te demandait en mariage !...

CAMILLA.

Ô ciel !

LIONEL.

Le plus riche parti du comté... rien que cela... et un vieux château fort agréable, dont tu seras la dame châtelaine...

CAMILLA.

Mais, Lionel...

LIONEL.

Et dont tu feras tous les honneurs ; je te mènerai tous mes amis à diner... Je leur dirai : c’est ma sœur, c’est milady Ludworth...

CAMILLA.

Un mot ! de grâce !

LIONEL.

C’est moi qui l’ai mariée, qui suis cause de son bonheur.

CAMILLA, lui prenant la main.

Veux-tu m’écouter ?

LIONEL, gravement.

Qu’est-ce que c’est, milady ? qu’y a-t-il ?

CAMILLA, impatientée.

Il n’est pas question de moi, ni de milady, ni de mariage ; Edgard vient d’arriver, il peut tout découvrir, et ces deux cents guinées auxquelles tu ne penses plus...

LIONEL.

À quoi bon ?... au point où nous en sommes avec sir Ludworth, on ne se gêne pas, tu sais bien que pour lui une pareille somme...

CAMILLA.

J’espère bien que tu ne lui en parleras pas.

LIONEL.

C’est déjà fait.

CAMILLA.

Tu lui as demandé ?...

LIONEL.

Il m’a offert, j’ai accepté... entre beaux-frères...

CAMILLA.

Ah ! mon Dieu !...

LIONEL.

Oui, ma petite sœur, cinq mille livres sterling de revenu que je te donne ; tout est convenu, arrangé, il va venir te faire sa visite, sa déclaration, je lui ai permis...

CAMILLA.

Et de quel droit ?...

LIONEL.

D’abord il y tenait ; et puis un galant homme, si généreux... loyal... qui, d’ici à quelques heures, m’a promis de m’avancer la somme dont j’ai besoin.

CAMILLA.

Mais, moi, je n’ai pas promis de le recevoir, de l’écouter... je ne l’aime pas.

LIONEL, vivement.

Et pourquoi ne l’aimes-tu pas ?...

CAMILLA, embarrassée, et avec dépit.

Parce que... parce que je n’aime personne...

LIONEL.

Alors, qu’est-ce que ça te fait ? autant lui qu’un autre ; non pas que je veuille forcer ton inclination, m’en préserve le ciel : je ne suis pas de ces frères exigeants qui veulent rendre leur sœur heureuse malgré elle ; tu es la maîtresse de refuser ses hommages, mais pas aujourd’hui ; attends à demain.

CAMILLA.

Demain, je ne l’aimerai pas davantage.

LIONEL.

Qu’en sais-tu ?... cela peut venir !... d’ici là, je suis sauvé ; et pour cela, qu’est-ce que je te demande ?... de ne pas le réduire au désespoir.

CAMILLA.

Mais c’est très mal, c’est de la coquetterie...

LIONEL.

Laisse-moi donc ! tu n’oses pas être coquette pour moi, quand je vois toutes ces demoiselles qui le sont pour rien, et pour leur agrément particulier...

CAMILLA.

Tu as beau dire, ce n’est pas bien, ce n’est pas loyal. J’ai un autre moyen, que je préfère, auquel j’ai songé... et s’il peut réussir...

LIONEL.

Et s’il ne réussit pas !...

CAMILLA, effrayée.

Ô ciel !

À Lionel.

Écoute-moi, seulement...

LIONEL, vivement.

Eh ! je n’ai pas le temps : ce bal que j’oubliais... ma contredanse avec Pretty, car ton mariage me fait négliger toutes mes affaires. Ma petite sœur, je t’en prie, consens à être heureuse, à devenir milady... ou du moins, examine, réfléchis, ne décide de rien... ce n’est pas difficile... c’est ce que font tous les hommes d’État qui sont embarrassés. Adieu ! adieu !... je vais danser.

Il sort par le fond en chantant et en dansant.

CAMILLA.

Mais, Lionel... Il s’en va, il ne m’écoute pas... Mon frère... Dieu ! sir Ludworth !

 

 

Scène XI

 

CAMILLA, LUDWORTH, entrant par la droite

 

LUDWORTH, à part.

C’est elle !... elle est seule !...

CAMILLA, de même.

Le voilà !

LUDWORTH.

Si elle pouvait m’adresser la parole la première...

CAMILLA.

Il se tait... à la bonne heure... et tant qu’il lui plaira... car ce n’est pas moi qui lui parlerai...

LUDWORTH, après un instant de silence, et timidement.

Mademoiselle... vous venez de voir M. Lionel ?...

CAMILLA.

Oui, Monsieur...

LUDWORTH, avec embarras.

Je l’avais vu aussi ce matin...

CAMILLA.

Oui, Monsieur...

LUDWORTH, timidement.

J’ai été assez heureux... pour qu’il me permît de lui offrir mes services, et celui-là et tous ceux qu’il pourra attendre de moi... certainement... il n’a qu’à parler...

CAMILLA.

Vous êtes bien bon... mon frère vous en remercie bien...

LUDWORTH, avec feu.

Oh ! Mademoiselle !...

S’arrêtant.

Et puis-je croire que vous aussi vous m’en saurez quelque gré ?...

CAMILLA, avec embarras.

Sans doute... et soyez sûr, Monsieur, que tout ce qu’on fait pour mon frère...

LUDWORTH, vivement.

Je comprends...

CAMILLA, avec embarras.

Non, vous pourriez vous tromper... je veux dire seulement que votre franchise... votre loyauté...

LUDWORTH, de même.

Je comprends bien...

CAMILLA, avec impatience.

Mais, du tout, vous ne comprenez pas...

LUDWORTH.

C’est égal, dites toujours ; je ne demande pas des discours, des phrases, je ne suis pas exigeant...

CAMILLA.

Eh bien ! tant mieux !... car je ne peux vous donner que mon estime et ma reconnaissance.

LUDWORTH.

Ah ! c’est tout ce que je demande, et je vous en remercie à genoux...

Il tombe à ses genoux.

CAMILLA.

Mais, Monsieur !

LUDWORTH.

C’est tout ce que je veux, cela me suffit, je suis le plus heureux des hommes.

CAMILLA, voulant le faire relever.

Mais de grâce !...

Elle aperçoit Edgard, qui paraît dans le jardin à la porte du fond. Elle pousse un cri.

Ah !

Edgard jette sur elle un regard de colère, et s’éloigne.

LUDWORTH, toujours à genoux.

Qu’avez-vous donc ?...

CAMILLA.

Il vous a vu là, à mes pieds...

LUDWORTH.

Qui, ce Monsieur qui s’éloigne ?...

CAMILLA.

Eh ! oui, Monsieur ; et que voulez-vous maintenant qu’il pense de moi ?...

LUDWORTH.

C’est bien simple ; et je m’en vais lui expliquer...

Il se lève, et court vers le fond en criant.

Monsieur, Monsieur...

CAMILLA, l’arrêtant.

Eh non, vraiment... laissez-moi, partez... je vous en conjure...

LUDWORTH.

Mais d’où vient ce trouble, cet effroi ?... et que peut-on dire puisque je vous aime ?...

CAMILLA, effrayée et voulant le faire taire.

Au nom du ciel !

LUDWORTH, à haute voix.

Je le dirai tout haut : je vous aime !...

CAMILLA, de même.

Eh bien ! Monsieur, si vous m’aimez, je n’en demande qu’une preuve... partez... partez à l’instant.

LUDWORTH.

Avec plaisir ; je croyais que ce serait quelque chose de plus difficile...

Il s’en va, et au moment de sortir, il s’arrête et revient auprès de Camilla lui dire.

Mais cependant, ce que j’avais promis à votre frère...

CAMILLA, avec impatience.

Eh bien ! encore ici !...

LUDWORTH.

Je m’en vais, je m’en vais...

Il s’éloigne, et s’arrête encore en disant.

C’est à vous que je l’adresserai, que je l’enverrai.

Camilla le presse de sortir ; il sort.

 

 

Scène XII

 

CAMILLA, seule

 

Oh ! mon Dieu ! quelle idée aura-t-il de moi ?... il va m’accuser... et comment me justifier ?... N’importe... courons...

 

 

Scène XIII

 

CAMILLA, WILLIAM, entrant par la porte à gauche

 

WILLIAM, mystérieusement.

Mademoiselle ?...

CAMILLA.

Ah ! c’est toi, William ? eh bien ! ma lettre ?...

WILLIAM.

Je l’ai remise à la personne elle-même ; et il paraît que le billet était bien pressant, car ce Monsieur m’a suivi, il est venu avec moi.

CAMILLA.

Est-il possible ?

WILLIAM.

Il est là, au salon, et il m’a dit de dire à Mademoiselle qu’il lui apportait ce qu’elle avait demandé.

CAMILLA.

Ah ! quel bonheur !... je respire !... je pourrai donc, sans nuire à mon pauvre frère, refuser les offres du baronnet, le renvoyer, lui dire que je ne l’aime pas !... Viens, mène-moi vers lui !...

WILLIAM.

Oui, Mademoiselle ; car il prétend qu’il a beaucoup d’affaires, qu’il est pressé, et qu’il n’a pas le temps d’attendre.

CAMILLA.

Ah ! mon Dieu ! s’il allait s’impatienter !... Dépêchons-nous... Ciel ! Edgard !

 

 

Scène XIV

 

CAMILLA, WILLIAM, EDGARD, entrant par le fond

 

EDGARD.

Je vois, Mademoiselle, que ma présence vous trouble...

CAMILLA.

Mais, nullement... j’allais sortir...

EDGARD.

Que je ne vous gêne pas, que je ne vous dérange pas...

Camilla fait un pas pour sortir.

J’aurais bien voulu cependant vous parler un instant !...

CAMILLA, revenant vivement près de lui.

Me voilà, Edgard !

WILLIAM, à Camilla.

Et ce Monsieur que vous alliez trouver...

EDGARD.

Quoi ?... quel Monsieur ?...

CAMILLA, à William.

C’est bien ; prie-le d’attendre un instant, rien qu’un instant.

 

 

Scène XV

 

EDGARD, CAMILLA

 

EDGARD, froidement et avec ironie.

Il est fâcheux que vos occupations ou vos visites soient si nombreuses, qu’un ancien ami soit obligé de vous demander une audience, qu’il n’obtient encore qu’avec peine.

CAMILLA.

Ah ! vous ne m’avez jamais parlé ainsi.

EDGARD, avec chaleur.

Devez-vous en être étonnée ?... et n’ai-je pas le droit d’être offensé, moi dont la confiance, peut-être, eût dû mériter la vôtre ? mais loin de là, vous n’avez répondu à ma franchise que par la dissimulation.

CAMILLA.

Monsieur !...

EDGARD.

Je n’accuse point sans preuve, les faits parlent d’eux-mêmes. Pourquoi ne pas m’avoir avoué que vous refusiez d’aller au bal pour attendre ici, pour recevoir le baronnet ?... J’aurais pu vous dire ce que je pensais d’une telle démarche, mais je n’en aurais pas été blessé... Maîtresse de votre cœur et de votre main, peu m’importe qui vous préfériez, votre choix m’est indifférent ; mais votre réputation, votre honneur, ne me le sont pas : ils appartiennent aussi à vos amis, vous l’avez oublié un instant ; et voilà ce dont je me plains.

CAMILLA.

Ah ! Edgard !... tant de douceur, tant de bonté, quand vous croyez avoir à me blâmer...

EDGARD.

Quand je crois !... n’ai-je pas vu le baronnet ici, à vos pieds ?...

CAMILLA.

Et si c’était malgré moi, sans mon consentement ?... si je n’avais pu l’empêcher ?...

EDGARD.

Que dites-vous ?...

CAMILLA.

Que je ne l’attendais pas, que je ne savais pas qu’il viendrait, je vous le jure.

EDGARD.

Et comment alors se fait-il ?...

CAMILLA.

Écoutez, Edgard : je suis bien malheureuse, car je voudrais et ne puis vous dire ce que je souffre ; je puis être coupable de légèreté, d’imprudence, mais jamais de fausseté ; s’il en était ainsi, punissez-moi par le plus terrible des châtiments, par la perte de votre amitié, j’y consens ; mais d’ici là ne m’accusez pas, et plaignez-moi... d’avoir un secret pour vous...

Avec tendresse.

pour vous, à qui je voudrais confier tous les miens...

EDGARD.

Je ne puis vous comprendre...

CAMILLA.

Je le sais, et c’est ce qui me désole...

EDGARD.

N’importe, je ferai tout ce que vous me demandez, j’attendrai encore pour vous juger ; un mot seulement...

CAMILLA.

Lequel ?

EDGARD.

Aimez-vous quelqu’un ?

CAMILLA, embarrassée.

Pourquoi me demandez-vous cela ?

EDGARD.

Vous m’avez promis de la franchise...

CAMILLA, le regardant tendrement.

Eh bien ! Edgard, je vous jure que je n’aime point le baronnet... que je ne lui ai rien promis, et que maintenant...

Avec joie.

Oh ! oui, maintenant... je n’aurai plus avec lui aucune relation... Me croyez-vous ?

EDGARD, vivement.

Oui, je vous crois, plus encore que ma raison... je vous crois, parce que vous le dites, et ne veux point d’autre témoignage : on est trop malheureux de se défier de ce qu’on aime. Aussi je ne vous demande plus rien... Êtes-vous contente, Camilla ?...

CAMILLA.

Ah !... plus que je ne peux dire, et, si vous saviez ce qui se passe... là... dans mon cœur...

EDGARD, lui prenant la main.

Mon amie !... ma sœur ! Mais désormais, et excepté cette affaire qui a rapport au baronnet, plus de secret, plus de mystère : confiance tout entière...

CAMILLA, solennellement.

Je vous le promets...

Se reprenant.

Oh ! non... avec vous je n’ai plus besoin de serment. Vous me croyez, n’est-ce pas ?...

 

 

Scène XVI

 

EDGARD, CAMILLA, MISTRISS CARINGTON, entrant par la porte à gauche

 

MISTRISS CARINGTON.

Ah bien ! par exemple... voilà une audace ! chez moi, dans ma maison !...

EDGARD.

Qu’est-ce donc, ma tante ?

MISTRISS CARINGTON.

Un étranger, un inconnu, d’assez mauvaise tournure, que je trouve établi dans mon salon, et qui, me saluant à peine, se plaint fort impertinemment qu’on le fasse attendre.

CAMILLA, à part.

Ô ciel ! j’étais si heureuse, que j’avais oublié !

EDGARD.

Et que veut-il ?... que demande-t-il ?...

MISTRISS CARINGTON.

Pour quelles raisons ?... elle va sans doute nous l’apprendre, car cet homme n’est autre que M. Dubster, l’usurier...

EDGARD.

Un usurier !...

MISTRISS CARINGTON.

Qui est en relations d’affaires avec elle.

EDGARD.

Ce n’est pas possible !...

MISTRISS CARINGTON.

C’est ce que j’ai dit ; mais vu qu’il s’agit de sommes considérables, d’effets à souscrire, que tous ses biens sont engagés...

EDGARD.

Ses biens engagés !...

MISTRISS CARINGTON.

Et sans prévenir sa famille, sans consulter personne !... une demoiselle mineure !... Aussi vous vous doutez bien que j’ai traité un tel fripon comme il le méritait.

CAMILLA.

Ô ciel !... que dites-vous ?...

MISTRISS CARINGTON.

Que je l’ai fait chasser par mes gens... et qu’il est parti furieux...

CAMILLA.

Parti !... parti !... Qu’avez-vous fait ?... que devenir ?...

EDGARD.

Mais vous le connaissez donc ?...

CAMILLA, à part.

Oh ! mon Dieu !...

EDGARD.

Tout ce qu’on dit là est donc vrai ? vous convenez ?...

CAMILLA.

Oui, Monsieur.

EDGARD.

Je ne puis le croire encore !... Et quels rapports peuvent exister entre vous et un pareil homme ?... pourquoi le faire venir ?... pourquoi avoir recours à lui ?... Répondez... répondez de grâce !...

CAMILLA, à part.

Ah !... quels tourments !...

Haut.

Edgard !... Edgard ! ne m’en veuillez pas, ne vous fâchez pas, mais je ne le puis...

EDGARD.

Encore ! c’en est trop !...

 

 

Scène XVII

 

EDGARD, CAMILLA, MISTRISS CARINGTON, PRETTY, entrant par la porte à gauche

 

PRETTY, accourant.

Camilla !... Camilla !... une bonne nouvelle. Tu ne sais pas, un message du baronnet...

EDGARD.

Du baronnet ?...

PRETTY.

Oui... c’est John, son domestique, qui vient de l’apporter ; et en demandant miss Camilla, il avait un air si galant et si mystérieux, que nous avons gagé que c’était une déclaration...

MISTRISS CARINGTON.

Vous croyez !...

PRETTY.

Nous allons voir si j’ai gagné, car j’ai parié pour... Veux-tu que je lise ?...

CAMILLA, effrayée.

Pretty !...

EDGARD, la retenant.

Y penses-tu ?

PRETTY.

Pourquoi pas !... cela nous divertira.

EDGARD, prenant la lettre.

Cette lettre appartient à Camilla...

Avec intention.

Et quoiqu’elle n’ait plus aucune relation avec le baronnet, c’est bien à elle... qu’elle est adressée...

Lisant.

« À miss Camilla. »

La lui remettant.

La voici...

CAMILLA, troublée.

Je vous remercie, Monsieur. Je ne sais... j’ignore ce que contient ce billet.

PRETTY.

Il n’y a qu’un moyen de le savoir, c’est de lire...

Elle passe à la droite de Camilla.

EDGARD.

Que nous ne vous gênions pas... sinon, je me retire.

MISTRISS CARINGTON.

Sans doute, mon enfant, voyez, lisez ; d’ailleurs, il y a peut-être une réponse...

CAMILLA, s’avançant au bord du théâtre.

« Vous m’avez dit de m’éloigner... j’ai obéi et vous envoie ce que vous savez, un billet de trois cents livres sterling sur mon banquier... heureux si, lorsque je tiens mes promesses, vous daignez vous rappeler celles qu’on m’a faites en votre nom, et que vous n’avez point désavouées... Ô ciel !...

Elle laisse tomber un papier qui était renfermé dans la lettre.

PRETTY.

Eh bien ! ce billet ?

Ramassant le papier qui vient de tomber.

Tiens ! il y en avait deux.

CAMILLA, le reprenant.

Il ne contient que dos choses fort indifférentes.

PRETTY.

Vraiment ! pas la plus petite déclaration ? allons, voyons.

CAMILLA.

Et à quoi bon ?

PRETTY.

Pour voir si j’ai perdu ; je ne suis pas obligée de m’en rapporter à toi et à ta modestie, n’est-ce pas, mon frère ?

EDGARD.

Pourquoi donc ?... tu aurais grand tort de ne pas croire à sa franchise... quant à moi, je n’ai plus de doutes à cet égard, et je me garderais bien de rien demander.

Il va s’asseoir près du guéridon à droite. Pretty sort par le fond.

CAMILLA.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! et Lionel et Pretty... et leur bonheur...

Regardant Edgard.

Mais il me soupçonne, il me méprise ! ah ! tout au monde plutôt que cette idée !... il saura tout.

Passant près d’Edgard, et à demi voix.

Tenez... tenez... Edgard...

EDGARD, lui prenant la lettre.

Est-il possible ? cette lettre...

CAMILLA, apercevant Lionel qui entre.

Dieu !... mon frère !...

Reprenant la lettre.

Non... non ; je ne peux m’y résoudre, et même au prix de mon bonheur, je ne le trahirai pas...

EDGARD, à demi voix.

Que faites-vous... et que dois-je supposer ?...

À Camilla, qui roule la lettre et la serre dans ses doigts.

Camilla, Camilla... ce billet !... ou tout est fini entre nous.

CAMILLA.

Comme vous voudrez, Monsieur... Ah ! sortons, je n’y tiens plus.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène XVIII

 

EDGARD, à droite du théâtre, MISTRISS CARINGTON, à gauche, PRETTY, LIONEL, entrant par le fond. Pretty a été au-devant de lui, et lui a parlé bas pendant la fin de la scène précédente

 

PRETTY.

Je vous avais recommandé de vous mettre bien avec mon frère, et à peine lui avez-vous parlé.

LIONEL.

Pendant tout le temps du bal.

PRETTY.

Pour lui dire un tas de folies.

Lui montrant Edgard.

Tenez, le voilà !...

LIONEL.

Eh bien ! mon cher Edgard ?...

EDGARD, sortant de sa rêverie.

Ah ! c’est toi, Lionel ?

LIONEL.

Oui, moi, qui trouve, comme ta sœur, que ton voyage a été bien long.

EDGARD.

Oui, pour votre bonheur, que mon absence a retardé.

Toujours préoccupé.

Il est des sacrifices que la raison conseille, et que je suivrai. Lionel, ma sœur est à toi, je te la donne.

LIONEL et PRETTY.

Que dis-tu ?

EDGARD, allant auprès de Mistriss Carington.

Quant à nous, ma tante, vous connaissez nos projets.

LIONEL, bas à Pretty.

J’entends, il épouse Indiana.

PRETTY.

Là, elle sera mariée en même temps que moi.

MISTRISS CARINGTON, avec joie.

Mon cher neveu !...

EDGARD, à Mistriss Carington.

Je vais vous rejoindre... nous en parlerons ; mais laissez-moi : toi aussi, Pretty... j’ai à causer avec Lionel... de choses graves et sérieuses.

LIONEL, bas, à Pretty.

Il va me parler voyages.

PRETTY, de même.

Si cela peut vous instruire, cela ne fera pas de mal.

LIONEL, lui prenant la main familièrement.

Ah ! Pretty !

PRETTY.

Qu’est-ce que c’est, Monsieur, que ces manières-là ?

Lionel essaye de l’embrasser.

Mon frère, il veut m’embrasser !

EDGARD, avec impatience.

Eh ! laisse-moi, te dis-je, et va-t’en.

PRETTY, en s’en allant, à Lionel.

Dépêchez-vous donc. Monsieur, mon frère vous attend.

Lionel l’embrasse ; elle s’enfuit par la droite.

 

 

Scène XIX

 

LIONEL, EDGARD

 

LIONEL, à part.

Enfin me voilà marié... ce n’est pas sans peine...

Venant auprès d’Edgard.

Eh bien ! ami, tu disais donc ?...

EDGARD.

Nous sommes seuls ; c’est de ta sœur que je veux te parler.

LIONEL.

De Camilla ?...

EDGARD.

Oui... Grâce à l’amitié qui nous unit dès l’enfance, je suis presque de la famille, et ma démarche ne doit pas t’étonner. Si, ce matin encore, tu avais appris sur ma sœur quelque chose... qui ne fût pas bien, qui te fit de la peine, tu n’aurais pas hésité à m’en avertir, à m’en faire part ?

LIONEL.

Non, sans doute...

EDGARD.

Eh bien ! j’userai de la même franchise, et je te dirai que dans ce moment, la conduite de Camilla... n’est pas ce qu’elle devrait être...

LIONEL.

Que dis-tu ?...

EDGARD.

C’est entre nous ! D’abord je l’ai trouvée ici en tête-à-tête avec le baronnet sir Ludworth...

LIONEL, vivement.

Je le sais, le baronnet en est épris ; mais Camilla m’a dit qu’elle ne l’aimait pas !...

EDGARD, avec ironie.

Et à moi aussi ! et cependant je l’ai trouvé ici à ses pieds, et journellement ils sont on correspondance... et en fait de lettres, j’en ai vu qu’il lui envoyait, qu’elle recevait...

LIONEL.

Est-il possible ! et pourquoi donc ne pas me l’avouer ?...

EDGARD.

Apprends donc que le hasard seul m’a fait découvrir ! apprends que Camilla est ruinée !

LIONEL.

Camilla ? ma sœur !

EDGARD.

Oui, le peu de fortune, le faible héritage qu’elle a reçu de son père... tout a été dissipé... engagé en secret...

LIONEL, à haute voix.

Ce n’est pas possible...

EDGARD.

Silence, te dis-je !...

LIONEL.

Et elle qui me faisait toujours des sermons sur mes folies...

EDGARD.

À toi ?...

LIONEL.

Non, je veux dire sur ma légèreté ; et il se trouve que c’est elle, au contraire, et sans m’en prévenir... Voilà le mal, car moi je lui disais...

EDGARD.

Quoi donc ?

LIONEL, vivement.

Rien, rien du tout. Mais réponds-moi... es-tu bien sûr que cela soit ? de qui le tiens-tu ?...

EDGARD.

D’elle-même, qui en est convenue... et des personnes... des gens d’affaires à qui elle s’est adressée... un M. Dubster...

LIONEL, poussant un cri.

Dubster !... elle est perdue !... c’est bien l’Anglais le plus arabe, un homme qui prête à deux cents pour cent, qui ne donne ni grâce ni délai, et j’ai eu, moi qui te parle, une lettre de change...

EDGARD.

Toi !...

LIONEL.

D’un de mes amis, un ami intime, qu’il m’a fallu acquitter. Je sais ce qu’il en coûte, et c’est ce qui explique comment, en si peu de temps, ma pauvre sœur aura vu tout son patrimoine dissipé...

À part.

Et elle aussi !...

EDGARD, vivement et regardant autour de lui.

Tu sens bien que personne au monde ne doit pénétrer un tel secret, et qu’il faut s’arranger pour qu’il n’en reste aucune trace... c’est nous que cela regarde.

LIONEL.

Certainement, cela nous regarde.

EDGARD.

Non pas toi, dont la modeste fortune ne doit pas souffrir d’une faute qui n’est pas la tienne. Mais moi... élevé avec Camilla, et son ancien ami...

LIONEL.

Que dis-tu ?

EDGARD.

Je n’aurais osé lui faire des offres de service... qu’elle refuserait... qu’elle doit refuser... mais toi, son frère... c’est bien... c’est convenable...

Lui donnant un portefeuille.

Tiens, charge-toi de tout arranger... de tout liquider, et surtout qu’elle ignore à jamais que j’y suis pour rien ; mais songe que, dépouillant un instant l’indulgence d’un frère, il est convenable que tu lui parles un peu sévèrement sur le passé !...

LIONEL.

Sois tranquille !...

Air : Voici ma tante Lajonchère.

Moi, vois-tu, je suis peu sévère,
Pour les autres moins que pour moi ;
Mais elle me met en colère !
Nous tromper ainsi !

EDGARD.

Calme-toi !

LIONEL.

Non, en ces lieux je vais l’attendre !
Mes sermons seront entendus !...

À part.

Car je suis en fonds de lui rendre
Tous ceux que d’elle j’ai reçus.

EDGARD.

C’est elle !... Adieu !... adieu... je te laisse... mets-y cependant des égards et des ménagements.

LIONEL.

Je ne promets rien, nous verrons. Adieu, Edgard, adieu, mon frère. En fait de raison, des gens tels que nous sont faits pour s’apprécier et se comprendre.

Edgard sort par le fond.

 

 

Scène XX

 

CAMILLA, LIONEL

 

LIONEL.

La voilà.

CAMILLA, rentrant par la droite.

Ah !... c’est toi, Lionel ! je te cherchais... il faut que je te parle.

LIONEL.

Et moi aussi ; je ne suis pas content ; je suis fâché contre toi.

CAMILLA, vivement.

Et de quoi donc, mon Dieu ?

LIONEL.

De ce que tu as fait.

CAMILLA.

Quoi ! tu saurais ?...

LIONEL.

Je sais tout, et ce n’est pas bien, ma sœur ; car enfin, à mon insu, sans m’en prévenir, cela pouvait me compromettre... me faire du tort pour mon mariage...

CAMILLA.

Et comment cela ?...

LIONEL.

Mon Dieu ! c’est inutile d’entrer dans des détails ; je connais ces positions-là, et quoique j’aie promis de te gronder, je n’en ai pas la force, et j’arrive tout de suite au but ; n’aie pas peur, ma petite sœur, je ne t’en veux pas, je te pardonne, et je fais mieux que cela...

Lui donnant le portefeuille.

Tiens, prends...

CAMILLA.

Qu’est-ce que c’est que cela ?...

LIONEL.

De quoi payer tes dettes !...

CAMILLA, lui présentant un autre portefeuille.

Je t’apportais de quoi payer les tiennes.

LIONEL.

Et d’où cela vient-il ?

CAMILLA.

Que t’importe ? pourvu que cela ne vienne pas du baronnet, que je ne lui doive rien, que je ne le revoie plus ; car, maintenant, ce n’est plus de l’indifférence... je le hais... je l’abhorre...

LIONEL.

Laisse-moi donc tranquille, je ne te crois plus !... Edgard, qui en a des preuves, m’a assuré que vous vous adoriez...

CAMILLA.

Quoi ! c’est Edgard !... c’est lui qui l’a dit... Edgard est un ingrat ; c’est l’homme du monde le plus injuste : il m’est aussi odieux que le baronnet, et je le déteste maintenant autant que je l’aimais.

LIONEL, vivement.

Quoi ! tu l’aimais ?...

CAMILLA, pleurant.

Eh ! mon Dieu !... ai-je jamais fait autre chose ?...

Avec passion.

Depuis mon enfance, depuis que je me connais, c’est lui... Projets, avenir, espérance, tous mes rêves étaient là. Le bonheur avec un autre n’eût pas valu pour moi le malheur avec lui...

S’arrêtant.

Je ne sais ce que je dis... je suis folle ; je m’égare... j’oublie tout... et tu me demandes encore si je l’aime !

LIONEL.

Tu l’aimes !... ma pauvre sœur ! ma Camilla !

CAMILLA.

Que dis-tu ?

LIONEL.

Il épouse Indiana ; il l’a déclaré à moi, à sa tante, à toute la famille.

CAMILLA, se soutenant à peine.

C’est fait de moi, j’en mourrai...

Vivement.

Mon frère, je t’en supplie, oublie ce que je t’ai dit... ce n’est pas vrai au moins, ce n’est pas vrai ! je ne l’aime pas, je l’oublierai, je n’y penserai plus.

Fondant en larmes.

Ah ! toujours !... toujours !... c’est plus fort que moi !... Pourquoi aussi, ce matin, a-t-il fait naître en moi des idées qui en étaient si éloignées ?... pourquoi tantôt, ici même, me parlait-il comme à son amie... à sa compagne ?...

LIONEL.

Eh ! oui, sans doute ; j’en suis sûr maintenant, c’était son intention ; il t’aime, ou du moins il t’aimait ; je n’en doute plus quand je me rappelle ce que tout à l’heure... Mais tu conviendras aussi qu’il y a de ta faute. D’abord tu ne me dis rien, à moi qui ai de l’influence sur lui, qui aurais tout arrangé... Au lieu de cela, tu vas te compromettre à ses yeux, entretenir, sans m’en parler, une correspondance suivie avec le baronnet.

CAMILLA, étonnée.

Moi, je n’ai reçu en ma vie qu’une lettre de lui... et c’était pour toi...

LIONEL.

Pour moi ?

CAMILLA.

La voici, un billet sur son banquier, pour cette somme...

LIONEL, vivement et prenant la lettre.

Ça, je te le pardonne ; mais tes étourderies, tes dissipations... moi qui te croyais si économe, si rangée...

CAMILLA, étonnée.

Comment ?

LIONEL.

Je ne te gronde pas, mais tu avoueras que tes relations avec Dubster, ces sommes que tu lui as empruntées...

CAMILLA.

Qui te l’a dit ?... Eh bien ! oui, on l’avait chassé de cette maison, j’ai couru chez lui, et je l’ai tant prié, supplié, que, moyennant un billet de quatre cents guinées, qu’il m’a fait signer, il a consenti à m’en prêter deux cents.

LIONEL.

Que dis-tu ?

CAMILLA.

Pour toi seul, les voilà, je te les apporte.

LIONEL, poussant un cri.

Ah ! je suis un malheureux ! un misérable !

Air : Du partage de la richesse.

De mes fautes, de mes folies
Je t’accusais... Que tu dois me haïr !
Modèle des sœurs, des amies,
Tu te perdais pour ne pas me trahir.
Sans te plaindre, sans te défendre,
À ton malheur te résigner,
Et c’est pour moi !

CAMILLA.

Pouvais-je te l’apprendre ?

LIONEL.

Moi ! j’aurais dû le deviner.

Aussi...

CAMILLA.

Que veux-tu faire ?

LIONEL, prenant le billet de Camilla.

Donne, donne, je sais quel est mon devoir.

CAMILLA.

Mais, Lionel...

LIONEL.

Il ne sera pas dit que toi seule te seras toujours sacrifiée pour moi, et je veux... Adieu... adieu, ma sœur.

Il sort en courant par la droite.

 

 

Scène XXI

 

CAMILLA, seule

 

Que veut-il faire ?... à quoi bon maintenant ? il ne m’aime plus !... il en épouse une autre : tout est fini pour moi. C’est lui !...

 

 

Scène XXII

 

CAMILLA, EDGARD, MISTRISS CARINGTON

 

MISTRISS CARINGTON, causant avec Edgard. Ils entrent par le fond.

Oui, dans un instant le notaire sera dans le salon, et l’on viendra nous avertir.

CAMILLA, à part.

Le notaire !...

MISTRISS CARINGTON.

Oui, ma chère enfant, mon neveu Edgard épouse sa cousine Indiana, à qui vous pouvez faire vos compliments.

EDGARD.

Elle ne sera pas la seule à en recevoir, et j’ai voulu que ce jour, heureux pour nous, le fût aussi pour vous, Camilla. Je viens de voir le baronnet, que je n’ai pas eu de peine à décider à une alliance qu’il désire ardemment...

CAMILLA.

J’ignore, Monsieur, qui vous avait prié de vous charger d’une telle démarche.

EDGARD.

Votre frère m’y avait autorisé.

CAMILLA, à part.

Encore lui !...

EDGARD.

Et notre amitié m’en donnait peut-être le droit.

 

 

Scène XXIII

 

CAMILLA, EDGARD, MISTRISS CARINGTON, LUDWORTH, PRETTY, entrant par la droite avec le baronnet

 

PRETTY.

Par ici, monsieur le baronnet.

EDGARD.

Voilà sir Ludworth qui se présente lui-même.

PRETTY, à Ludworth.

Voilà ma tante... et puisque vous voulez lui parler...

LUDWORTH, avec embarras.

Oui, sans doute.

Il passe devant Camilla et Edgard, et va auprès de mistriss Carington. À mistriss Carington.

Pour une demande que de moi-même je n’aurais osé faire, et si je m’y hasarde, c’est encouragé par mon ami Lionel et par sir Edgard.

CAMILLA, à part.

Edgard !... ah ! je crois maintenant que je le hais tout à fait !

LUDWORTH.

Vous savez, Madame, que je suis obligé de me marier dans l’année, et si j’ose solliciter la main d’une autre que miss Indiana, votre fille...

PRETTY, à part.

A-t-il du mal à s’en tirer !

LUDWORTH.

J’espère que vous ne m’en voudrez pas, et daignerez m’accorder vos bons offices auprès de miss Camilla, votre pupille...

MISTRISS CARINGTON.

Certainement, Monsieur : elle doit se trouver fort honorée d’une telle recherche.

CAMILLA.

Honorée, sans doute, mais comme je ne puis y répondre, je refuse.

TOUS.

Ô ciel !...

LUDWORTH.

Comment ! Mademoiselle... cependant on m’avait dit... et qu’est-ce que cela signifie ?...

CAMILLA.

Que ce serait bien mal reconnaître et votre amitié pour mon frère, et vos sentiments pour moi, que d’unir votre sort à celui d’une femme qui ne peut faire votre bonheur, et qui ne vous aime pas.

EDGARD, avec joie.

Serait-il vrai ?...

 

 

Scène XXIV

 

CAMILLA, EDGARD, MISTRISS CARINGTON, LUDWORTH, PRETTY, INDIANA

 

INDIANA.

Eh bien !... le notaire est là, qui vous attend, et vous restez dans ce salon ?...

MISTRISS CARINGTON.

C’est juste !... Allons, mon neveu !... allons, Pretty !...

EDGARD.

Oui, ma tante, je vous suis.

PRETTY.

Et où est donc Lionel ?...

EDGARD, qui s’est approché de Camilla, et à demi voix.

Camilla, de grâce !... daignez m’expliquer !.. un mot, un seul mot, et je puis encore...

CAMILLA, avec émotion.

Je n’ai rien à vous dire, Monsieur ; votre prétendue vous attend... soyez heureux... oubliez-moi... comme je vous oublie...

À part.

Ah ! j’en mourrai, mais c’est égal...

EDGARD.

Eh bien !... vous le voulez donc ?

CAMILLA, avec effroi.

Oui... je le veux !...

Air : C’en est fait, mon honneur (de Philippe).

Ensemble.

CAMILLA.

C’en est fait, de mon cœur
Bannissons son image ;
Cachons-lui ma douleur.
N’écoutons que l’honneur.

EDGARD.

C’en est fait, de ce cœur
Qui me brave et m’outrage,
Punissons la froideur ;
N’écoutons que l’honneur.

MISTRISS CARINGTON.

Oui, pour ce mariage
Qu’il parte, je le veux !
Oui, l’hymen qui l’engage
Va combler tous leurs vœux.

INDIANA et PRETTY.

Puisque ce mariage
Va combler tous mes vœux.
Que l’hymen nous engage,
Oui, partons, je le veux.

LUDWORTH.

L’hymen qui les engage
Va combler tous leurs vœux,
Et pour ce mariage
Partons, quittons ces lieux.

Edgard prend la main d’Indiana ; mistriss Carington et Pretty le suivent ; Camilla est au bord du théâtre, à droite ; Ludworth à gauche. Le groupe principal va pour sortir, lorsque Lionel parait à la porte du fond.

 

 

Scène XXV

 

CAMILLA, EDGARD, MISTRISS CARINGTON, LUDWORTH, PRETTY, INDIANA, LIONEL

 

LIONEL, avec chaleur.

Arrêtez ! où courez-vous ?...

PRETTY.

Nous marier ; on n’attend que vous pour cela...

LIONEL.

Cela ne se peut pas, ces mariages-là ne peuvent avoir lieu ; je ne le souffrirai pas.

TOUS.

Et pourquoi ?

LIONEL.

Parce qu’Edgard n’aime pas Indiana...

MISTRISS CARINGTON.

Qu’osez-vous dire ?

LIONEL.

Il aime ma sœur, et il en est aimé !...

EDGARD, courant à lui, avec joie.

Est-il possible ?

CAMILLA, voulant lui fermer la bouche.

Mon frère !...

LIONEL.

Ah ! je n’ai plus rien à ménager !... l’on saura tout ! l’on doit la vérité à sa dernière heure, et je n’en suis pas loin, ou c’est tout comme...

EDGARD.

Que dis-tu ?

LIONEL.

Que ma sœur a reçu du baronnet, non une lettre d’amour, mais une lettre de change, destinée à payer des dettes... cette lettre était pour moi, ces dettes étaient les miennes... Ma sœur vient d’engager sa fortune à M. Dubster, un usurier... pour qui ? pour Lionel ! Elle a compromis son patrimoine... pour qui ?... pour Lionel, qui avait mangé le sien... Et ce n’était pas encore assez...

À Camilla, qui veut l’interrompre.

Laisse-moi donc tranquille ; je dirai tout : elle s’est laissé soupçonner, accuser, humilier, pour qui ?... toujours pour Lionel, dont elle ne voulait pas faire manquer le mariage... Mais ça ne pouvait pas durer ainsi... Lionel est un mauvais sujet, je le veux bien, mais il n’est pas un ingrat, un faux ami, un mauvais frère... Tiens, Edgard, voilà ton argent ; tiens, Camilla, voilà ta lettre de change... acquittée... déchirée... et quant à mes dettes à moi... tout est payé.

TOUS.

Et comment cela ?...

LIONEL.

Je pouvais me brûler la cervelle, c’était un moyen, j’en ai d’abord eu l’idée ; mais cela ne remédiait à rien, ne payait rien ; alors, puisque de toutes les manières il fallait toujours renoncer à Pretty... il m’a pris un accès de délire, de désespoir... la tête n’y était plus : il ne me restait, pour toute valeur patrimoniale et mobilière, que moi à mettre en gage... et je me suis engagé.

TOUS.

Et comment ?

LIONEL.

À une personne riche, aimable, généreuse, qui malheureusement a autant d’années que de mille livres sterling, et j’épouse...

TOUS.

Qui donc ?

LIONEL.

La duchesse de Margland.

TOUS.

Ô ciel !

EDGARD.

Une duchesse douairière !

LIONEL.

Ne m’en parle pas, mon ami, et n’ébranle pas mon courage ; j’ai mesuré toute l’étendue du sacrifice !... elle a soixante ans ; mais c’est bien fait, je voudrais qu’elle en eût soixante-dix.

EDGARD.

Et tu l’épouseras ?...

LIONEL.

Il faut que je sois puni, je l’ai mérité... Pretty... Pretty... je n’étais plus digne de vous ni de votre frère... il n’y a plus d’espoir, plus de bonheur pour moi...

Pleurant.

Je quitterai le monde... je me retirerai dans ma terre... vous viendrez me voir... nous chasserons... des meutes... des chiens... des chevaux...

À Edgard.

Ah ! mon cher ami, je suis bien malheureux !...

À Ludworth.

Et vous, qui devez m’en vouloir, à cause de ma sœur, si vous vouliez vous battre avec moi et me tuer, ça me rendrait un grand service.

LUDWORTH.

Du tout, je vous en ai assez rendu comme cela.

LIONEL.

Ce serait le dernier !...

PRETTY.

C’est une indignité !... être trahie pour une douairière !...

Ludworth passe à la gauche d’Indiana.

EDGARD.

Allons, calmez-vous ; vous avez tous perdu la tête, à commencer par Lionel... que je me charge, moi, de corriger.

LIONEL.

Et comment, s’il vous plaît ?... de quel droit ?...

EDGARD.

D’un droit que je ne mérite pas non plus, et que cependant je viens réclamer... du droit de beau-frère.

Lionel passe auprès de Pretty.

MISTRISS CARINGTON.

Comment ?

EDGARD.

Oui, ma tante, daignez me pardonner, je l’aime trop pour porter ailleurs un cœur qui ne m’appartient plus... Et vous, Camilla, refuseriez-vous un coupable, un repentant ?... Vous détournez la tête, il vous en coûte trop de m’accorder ma grâce... eh bien ! que ce ne soit pas pour moi, mais pour votre frère, mais pour le sauver ; il s’immolait pour vous, feriez-vous moins pour lui ?

CAMILLA, baissant les yeux, et lentement.

Ah ! j’ai tant fait pour lui... que ce dernier sacrifice...

EDGARD.

Eh bien ?...

CAMILLA, tendrement.

Sera la récompense de tous les autres... Oui, Edgard... oui, je vous aime... Je serai bien heureuse de vous le dire... mais puis-je l’être sans mon frère ?...

EDGARD.

Ce soin-là me regarde ; je rendrai à la duchesse le capital qu’elle lui a avancé... Quant aux intérêts, je tâcherai de la décider à ne pas les faire payer aussi cher ; et puis, pour nos idées de mariage, nous y reviendrons, non pas maintenant, mais plus tard...

Regardant Lionel.

quand il sera corrigé !... quand il sera sage !...

PRETTY, regardant Indiana.

Allons ! je serai mariée la dernière.

Air de danse de la Bayadère.

CHŒUR FINAL.

Ah ! quel plaisir ! ah ! quel beau jour !
Ah ! pour nous quelle ivresse !
Oui, le bonheur est dans ce jour
Avec lui de retour. 

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