Le Post-Scriptum (Émile AUGIER)

Pièce en un acte, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, par les Comédiens ordinaires de l’Empereur, le 1er mai 1869.

 

Personnages

 

M. DE LANCY

MADAME DE VERLIÈRE

 

La scène est à Paris, de nos jours.

 

Un boudoir élégant. Deux portes au fond, dans des pans coupés. À droite, une cheminée. Au milieu, une table.

 

 

Scène première

 

MADAME DE VERLIÈRE, en robe de chambre, les cheveux poudrés. Elle est assise dans une bergère, au coin de la cheminée, coupant les feuillets d’un livre. M. DE LANCY entre par la porte de droite

 

LANCY, sur la porte.

Pardon, chère voisine, c’est moi. Ne grondez pas votre camériste, elle m’a déclaré de son mieux que vous n’y étiez pour personne ; mais je lui ai fait observer qu’un propriétaire n’est pas quelqu’un : ce raisonnement l’a subjuguée. Maintenant, faut-il que je m’en retourne ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Vous êtes bien heureux que ce soit vous !

LANCY.

Ce livre est donc bien intéressant ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Je n’en sais rien je le coupe. Puisque vous voilà, mon cher Lancy, vous m’aiderez à attendre ; car j’attends.

LANCY, remarquant qu’elle a les cheveux poudrés.

Qui ? le carnaval ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Ô mon Dieu, non. Je ne serais pas poudrée de si bonne heure pour le bal, je vous prie de le croire.

LANCY.

Alors ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Quel est donc ce mystère, n’est-ce pas ? Je ne veux pas avoir de secrets pour vous on m’a mis ce matin de l’eau athénienne, et on m’a poudrée pour sécher mes cheveux. Êtes-vous satisfait ? – À propos, je vous remercie de votre bourriche. Vous êtes le roi des chasseurs et le modèle des propriétaires.

LANCY.

Va pour le premier compliment ; mais le second tombe mal.

MADAME DE VERLIÈRE.

Vous m’inquiétez. Voudriez-vous m’augmenter, par hasard ?

LANCY.

Pis que cela. Je viens vous signifier congé.

MADAME DE VERLIÈRE.

Est-ce une plaisanterie ?

LANCY.

Hélas ! l’homme du monde ne se fût pas permis de forcer votre consigne ; tant d’audace n’appartenait qu’à l’homme d’affaires.

MADAME DE VERLIÈRE.

Et l’homme d’affaires ne pouvait-il pas attendre jusqu’à demain ?

LANCY.

Impossible. D’après notre contrat, nous devons nous prévenir mutuellement six mois d’avance ; or le terme fatal expire aujourd’hui, et, demain, vous entreriez de plein droit dans la seconde période de votre bail, ce qui me contrarierait prodigieusement.

MADAME DE VERLIÈRE.

Voilà parler en franc chasseur.

LANCY.

En homme des bois, si vous voulez.

MADAME DE VERLIÈRE.

Vous n’y allez pas par quatre chemins.

LANCY.

Peut-être.

MADAME DE VERLIÈRE.

Le peut-être est joli. – Et peut-on savoir ce qui vous oblige à me congédier ? Car vous avez une raison, je suppose.

LANCY.

Excellente ; avez-vous le temps de m’écouter ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Je l’aurai, quand je devrais le prendre ; j’avoue qu’il me sera agréable de vous trouver une bonne excuse, car je serais fâchée de vous rayer de mes papiers.

LANCY.

C’est tout un récit ; je vous en préviens.

MADAME DE VERLIÈRE.

Faites-m’en toujours le plus que vous pourrez, quitte à remettre la suite à demain, si l’on nous interrompt.

LANCY, s’asseyant près de la table.

Je commence. Orphelin vingt-quatre ans.

MADAME DE VERLIÈRE.

Ah ! ah ! votre biographie ? Pourquoi sautez-vous pardessus votre enfance ?

LANCY.

Parbleu ! si vous y tenez, je reprendrai les choses de plus haut encore, ab ovo, comme Tristam Shandy... d’autant mieux qu’il y a dans ma nativité, comme dans la sienne, une histoire de pendule.

MADAME DE VERLIÈRE.

Merci bien, alors.

LANCY.

N’ayez pas peur. Ma mère m’a souvent raconté qu’elle avait dans sa chambre une ancienne horloge à carillon, et qu’au moment où je vins au monde l’horloge me souhaita la bienvenue en carillonnant joyeusement midi, ce qui parut d’heureux augure à toute l’assistance. Et de fait, j’ai gardé de ma naissance un fonds de bonne humeur dont la vie n’a pas encore pu triompher. Il est vrai que j’ai une santé athlétique, mauvaise disposition pour }a mélancolie.

MADAME DE VERLIÈRE.

Mais excellente pour l’égoïsme ; prenez garde.

LANCY.

Ne croyez donc pas cela. Il n’y a de vraiment bons que les gens bien portants. Égoïste comme un malade... Vous devez en savoir quelque chose, vous qui avez si bien soigné feu votre mari.

MADAME DE VERLIÈRE.

Hélas ! c’est vrai.

LANCY.

À vingt-quatre ans, donc, maître d’une belle fortune et porteur d’un nom honorable.

MADAME DE VERLIÈRE.

Vous vous empressiez d’écorner l’une...

LANCY.

Et de compromettre l’autre ? Que nenni ! La passion de la chasse m’a préservé des passions ruineuses ; j’ai toujours eu horreur des cartes, et, sans me donner pour un héros aussi chaste à beaucoup près que le farouche Hippolyte, je puis me vanter...

MADAME DE VERLIÈRE.

Pas de détails, je vous en conjure.

LANCY.

Le strict nécessaire. – Je puis me vanter d’avoir passé ma vie à la poursuite de la femme honnête. Je l’ai d’abord cherchée, comme tous les débutants, dans le camp des irrégulières, et j’ai payé un large tribut à la manie de la rédemption. Mais, après avoir racheté pour quelque cent mille francs d’anges déchus, je me suis aperçu que les vierges folles sont encore moins folles que vierges, si c’est possible, et que le racheteur n’est pour elles qu’un acheteur plus naïf.

MADAME DE VERLIÈRE.

C’est plein d’intérêt... Continuez.

LANCY.

Désenchanté de ces aimables commerçantes, je transportai mes investigations dans le monde régulier. Ah ! madame, pour un échappé des amours vénales, quelle ivresse dans la possession d’un cœur qui se donne en immolant tous ses devoirs ! Le malheur, c’est que je finissais toujours par m’attacher au mari, le trouvant incomparablement plus honnête que la femme, et je reconnaissais alors qu’il n’y a pas un abîme entre celles qui nous trompent pour un autre et celles qui trompent un autre pour nous... Sans compter que ces fameux devoirs dont on fait sonner si haut le sacrifice sont la plupart du temps des victimes parfaitement habituées à l’autel. – Je ne vous ennuie pas trop ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Jamais trop, mon ami.

LANCY.

Mais assez. J’abrège donc. Le résultat de mes expériences fut cette vérité oubliée par M. de La Palisse, que la seule chance qu’on ait de posséder une honnête femme, c’est de l’épouser soi-même. – Malheureusement, j’avais passé l’âge où l’on se marie les yeux fermés il ne me restait plus que le mariage de raison... et c’est fièrement difficile, allez, de rencontrer une femme qu’on ait raison d’épouser. Mais à la fin je crois avoir trouvé mon lot.

MADAME DE VERLIÈRE.

Ah ! tant mieux !

LANCY.

Un moment je ne suis pas encore agréé.

MADAME DE VERLIÈRE.

Vous le serez, mon ami ; il est impossible que vous ne le soyez pas, car vous êtes un homme charmant, malgré ce vilain procédé... que nous perdons un peu de vue.

LANCY.

Au contraire, nous y arrivons. Comme garçon, je pouvais me contenter de mon entresol ; en montant d’un grade, il faut aussi que je monte d’un étage.

MADAME DE VERLIÈRE.

Je comprends, c’est madame de Lancy que vous voulez installer dans mon appartement.

LANCY, se levant.

Vous l’avez dit.

MADAME DE VERLIÈRE.

Je vous pardonne en faveur du motif, quoiqu’il soit bien pénible de déménager. Je suis bête d’habitude ; je me plaisais beaucoup ici, je l’avoue.

LANCY, appuyé au dossier du fauteuil de madame de Verlière.

Qu’à cela ne tienne, restez.

MADAME DE VERLIÈRE.

Et madame de Lancy ?

LANCY.

Elle s’y prêtera volontiers, pourvu...

MADAME DE VERLIÈRE.

Pourvu ?

LANCY.

Pourvu que vous changiez de nom.

MADAME DE VERLIÈRE.

Comment l’entendez-vous ?

LANCY.

En cessant de vous appeler madame de Verlière pour vous appeler madame...

MADAME DE VERLIÈRE.

De Lancy ? Je crois, Dieu me pardonne, que vous m’intentez une demande en mariage.

LANCY.

Franchement, je le crois aussi.

MADAME DE VERLIÈRE, se levant.

Et par quels détours, juste ciel !

LANCY.

Quand vous me reprochiez de ne pas prendre par quatre chemins !

MADAME DE VERLIÈRE, debout devant la cheminée.

Je vous faisais tort de trois. – Ainsi, c’est moi qui ai l’insigne honneur de vous représenter le mariage de raison ? Savez-vous que vous n’êtes pas poli ?

LANCY.

Permettez ; il s’agit de s’entendre sur les mots. Ce que le monde appelle un mariage de raison c’est-à-dire un mariage où le cœur n’est pas plus consulté que les yeux, où l’on prend une femme dont le plus souvent on ne voudrait pas pour maîtresse, et dont on ne subit la possession qu’à condition qu’elle sera éternelle, je l’appelle, moi, un mariage d’aliéné.

MADAME DE VERLIÈRE.

À la bonne heure ; mais votre phrase avait besoin de commentaire. – Vous êtes un fier original.

LANCY.

En quoi donc ?

MADAME DE VERLIÈRE.

D’abord en tout, et puis en votre façon de faire votre cour.

LANCY.

Qu’en savez-vous ? Je ne vous l’ai jamais faite.

MADAME DE VERLIÈRE.

Première originalité ; mais, aujourd’hui même que vous demandez si singulièrement ma main, j’ai toutes les peines du monde à voir en vous un soupirant.

LANCY.

Parce que je ne soupire pas de mon naturel ; donnez-moi une bonne raison de soupirer, et je m’en acquitterai tout comme un autre.

MADAME DE VERLIÈRE.

Mais êtes-vous bien sûr que vous m’aimer ?

LANCY.

Sûr comme de mon existence.

MADAME DE VERLIÈRE.

Voilà un amour dont je ne me doutais guère.

LANCY.

Et moi, donc ! Il n’y a pas un mois qu’on m’aurait bien étonné en me l’annonçant.

MADAME DE VERLIÈRE.

Comment cela vous est-il venu ? Car je ne suis pas coquette.

LANCY.

Non, certes ! – C’est cette cheminée qui est cause de tout le mal, si mal il y a.

MADAME DE VERLIÈRE.

Vraiment ?

LANCY.

Je ne vous connaissais que de vue, ce qui est déjà quelque chose, mais je risquais fort de ne pas vous connaître davantage ; car votre deuil m’eût fermé votre porte comme à tout le monde, si cette brave cheminée ne me l’eût ouverte en fumant.

MADAME DE VERLIÈRE.

Elle fume encore par le vent d’est, je vous en préviens.

LANCY.

J’en prends note. À partir de ce jour, je ne rêvai plus que réparations... rêve étrange chez un propriétaire et dont la bizarrerie aurait dû m’éclairer sur la pente où je glissais ! Bref, de fil en aiguille et de fumiste en serrurier, je me trouvai un beau jour installé dans votre intimité charmante, respectueusement ému de la simplicité de votre chagrin, pénétré du parfum de loyauté qu’on respire autour de vous, et persuadé que je me livrais innocemment à la douceur de l’amitié la plus désintéressée. Comment et quand cette amitié s’est-elle changée en un sentiment plus vif ? Je ne saurais le dire et je serais peut-être encore à m’apercevoir de la métamorphose si on ne m’avait proposé la semaine dernière un parti des plus sortables. Tout s’y trouvait ; pas une objection à faire ; ajoutez de ma part la résolution d’en finir avec le célibat : je devais accepter tout de suite. Mais à je ne sais quelle révolte de mon cœur j’ai senti que ce cœur vous appartenait tout entier, et voilà huit jours que je tourne autour d’une déclaration avec une timidité digne d’un âge plus tendre. Enfin, l’opération est faite, et je vous prie de croire que je n’en suis pas fâché.

MADAME DE VERLIÈRE, remontant derrière la table.

Mon pauvre ami j’ai pour vous une véritable affection vous êtes le plus galant homme que je connaisse.

LANCY.

Mauvais début.

MADAME DE VERLIÈRE.

J’ai été dupe de votre amitié comme vous-même, et j’ai la conscience de n’avoir rien fait pour encourager des sentiments dont il ne peut vous revenir que de l’ennui.

LANCY, passant à gauche.

Je ne vous plais pas... je m’en doutais ! J’aurais mieux fait de me taire. Enfin prenez que je n’ai rien dit, et gardez-moi ma place au coin de cette cheminée... qui fume.

MADAME DE VERLIÈRE.

Vous y serez le bienvenu tant que vous consentirez à l’occuper.

LANCY.

Toujours, alors !

MADAME DE VERLIÈRE.

Même si je me remariais ?

LANCY.

Ah ! non, non certes mais vous n’y songez pas, je suppose ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Et si j’y songeais ?

LANCY.

Ne me dites pas cela.

MADAME DE VERLIÈRE.

Il faut pourtant bien que vous le sachiez un jour ou l’autre.

LANCY.

Est-ce que vraiment... ? Mais non ce n’est pas possible ! Je n’ai rien vu chez vous qui ressemble à un prétendant.

MADAME DE VERLIÈRE.

Chez moi, non ; mais ne vous ai-je pas dit que j’attendais quelqu’un aujourd’hui ?

LANCY.

Je tombe bien !... Ah ! j’étais préparé à tout, excepté à cela.

MADAME DE VERLIÈRE.

N’ayez pas cet air désespéré. Vous avez de mon cœur tout ce qu’il en restait à prendre, je vous le jure, et je n’aurais pas grande objection à votre demande si je n’aimais personne. Puis-je vous dire mieux ?

LANCY.

À quoi bon ce baume sur mon amour-propre ? Ce n’est pas lui qui en a besoin. J’aimerais cent fois mieux vous déplaire carrément et que personne ne vous plût. Ah ! vous auriez bien pu garder votre secret ! Si vous croyez me consoler !...

MADAME DE VERLIÈRE.

Non, je crois vous guérir. En pareille matière, il n’est rien de tel que de trancher dans le vif.

LANCY.

Me guérir ? mensonge de médecin alors ? Suis-je simple ! j’aurai dû le deviner rien qu’à votre coiffure.

MADAME DE VERLIÈRE.

Mais je vous certifie...

LANCY.

Que vous attendez un absent bien-aimé ? Et vous auriez choisi précisément le jour de son arrivée pour vous enfariner les cheveux ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Permettez-moi de vous raconter à mon tour une petite histoire.

Elle s’assied à droite de la table.

LANCY, s’asseyant gauche.

Deux maintenant si vous voulez. Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait une belle peur.

MADAME DE VERLIÈRE.

Vous connaissez madame de Valincourt ?

LANCY.

Son mari est de mes bons amis.

MADAME DE VERLIÈRE.

Après trois ans de mariage, vous le savez, cette charmante petite femme eut une fièvre typhoïde dont elle sortit avec des cheveux blancs.

LANCY.

Eh bien ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Son mari l’adorait. Tant qu’elle fut en danger, c’était un désespoir à croire qu’il ne lui survivrait pas. Elle revient à la vie par miracle...

LANCY.

Ses cheveux blanchissent...

MADAME DE VERLIÈRE.

Ses cheveux blanchissent, et depuis monsieur passe toutes ses nuits au cercle. Qu’en dites-vous ?

LANCY.

Dame !

MADAME DE VERLIÈRE se levant sur place.

Comment, dame ? Vous l’excusez ?

LANCY, riant.

Jusqu’à un certain point. Voilà un brave garçon qui dispute au trépas une brune adorable ; on lui rend une Eurydice poivre et sel !... Il y a évidemment substitution de personne, c’est la seule cause de nullité que reconnaisse le Code ; ne soyons pas plus sévères que lui.

MADAME DE VERLIÈRE, à la cheminée.

Comme vous êtes tous les mêmes ! Soyez donc bonne, intelligente et sincère ; évertuez-vous à vous rendre digne de votre maître futur ; préparez-lui une compagne dévouée, un gardien fidèle de son honneur ; pauvres sottes ! Ce n’est rien de tout cela qui le touche ; c’est la nuance de vos cheveux ou la courbe de votre nez. Devenez coquettes, frivoles, égoïstes, son amour n’en diminuera pas, au contraire ; mais gardez-vous d’un cheveu blanc ou d’un grain de petite vérole, car tout votre bonheur s’écroulerait et votre mari vous dirait tranquillement : « J’en suis bien fâché ; il y a substitution de personne... » Et vous, que j’avais la naïveté de plaindre tout à l’heure !...

LANCY.

Permettez... il n’est pas question de moi dans tout cela, mais de Valincourt.

MADAME DE VERLIÈRE, revenant à la table.

Que vous excusez, que vous approuvez, que vous imiteriez le cas échéant. Ayez au moins le courage de votre opinion.

LANCY.

Tâchons de nous entendre : à qui faites vous le procès, à Valincourt ou à moi ?

MADAME DE VERLIÈRE.

À vous, à lui, à votre sexe tout entier, à cette humiliante façon donner qui nous met au rang des animaux de luxe, un peu avant les chiens de race et les chevaux de sang ; est-ce clair ?

Elle retourne s’asseoir dans la bergère, près de la cheminée.

LANCY, se levant.

Très clair. Toute femme qui se pique de délicatesse s’indigne d’être aimée pour sa beauté ; elle ne veut l’être que pour son âme, c’est connu.

MADAME DE VERLIÈRE.

Prétention bien ridicule, n’est-ce pas ?

LANCY.

Je ne dis pas cela ; mais, que voûtez-vous! l’homme est un être grossier à qui l’amour vient par les yeux.

MADAME DE VERLIÈRE.

C’est ce que je lui reproche.

LANCY.

Par malheur, c’est là une loi de nature à laquelle les deux sexes sont soumis, le vôtre comme le nôtre, malgré toute prétention contraire.

MADAME DE VERLIÈRE.

Quelle infamie !

LANCY.

Voyons, madame, la main sur la conscience si vous aimiez quelqu’un et que ce quelqu’un vous arrivât un jour borgne ou manchot, est-ce que ce dégât ne jetterait pas un peu d’eau froide sur votre exaltation ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Que vous connaissez mal les femmes, mon pauvre ami ! Quand nous aimons un homme, sachez que nous ne le voyons qu’à travers son intelligence et son cœur. À peine savons-nous s’il est blond ou brun, et, devant ce dégât que vous dites, nous redoublons de tendresse pour le consoler et le rassurer.

LANCY.

Pendant huit jours.

MADAME DE VERLIÈRE.

Pendant toute la vie.

LANCY.

Je voudrais par curiosité vous voir à cette épreuve.

MADAME DE VERLIÈRE.

Si j’étais aussi sûre qu’il triomphera de celle que je lui prépare !

LANCY.

Qui ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Celui que j’attends.

LANCY.

Vous persistez donc à soutenir que vous attendez quelqu’un ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Ce n’est pas pour autre chose que je suis... enfarinée. Je vais lui raconter que j’ai blanchi en son absence, que je suis réduite à me poudrer pour ne pas étaler des cheveux... Comment disiez-vous ? poivre...

LANCY.

Et sel.

MADAME DE VERLIÈRE.

Et sel. – Et, si je vois dans ses yeux la moindre hésitation, tout est rompu.

Elle passe à gauche.

LANCY.

En êtes-vous sûre ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Je vous en fais serment.

LANCY.

Alors, permettez-moi de ne pas désespérer encore.

MADAME DE VERLIÈRE.

La rupture ne serait pas à votre profit. Je renoncerais au monde et m’irais enterrer à Verlière.

LANCY, souriant.

N’avez-vous pas quelque caveau d’ami, à Verlière ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Ne plaisantez pas, je vous en prie. Quand je songe au dé que je vais jouer...

LANCY.

Pourquoi le jouer, alors ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Pourquoi Psyché a-t-elle allumé sa lampe ?

LANCY.

Ô fille d’Ève ! – Me permettrez-vous, madame, si j’en ai le courage, de venir savoir le résultat de l’entrevue ? Car je tiens à conserver au moins les droits de l’amitié, si je n’en puis avoir d’autres.

MADAME DE VERLIÈRE.

Voilà de bonnes paroles dont je me souviendrai, quoi qu’il arrive.

Lui tendant la main.

Merci, mon ami.

UN DOMESTIQUE, ouvrant la porte de gauche.

Madame, M. de Mauléon est là.

LANCY, à part.

M. de Mauléon ?

MADAME DE VERLIÈRE.

C’est bien ; j’y vais.

Le domestique sort.

LANCY, très froid.

C’est donc lui ? Que ne le disiez-vous tout d’abord ? Je me serais retiré sans souffler mot.

MADAME DE VERLIÈRE.

Pourquoi devant lui plutôt que devant un autre ? Est-ce que vous le connaissez ?

LANCY, prenant son chapeau sur la table.

À peine. Je sais seulement qu’il est, depuis deux ans, consul quelque part, dans l’Inde.

MADAME DE VERLIÈRE.

Eh bien ?

LANCY.

Or, comme vous n’êtes veuve que depuis quatorze mois.

MADAME DE VERLIÈRE.

Je l’ai aimé du vivant de mon mari ? Est-ce là ce que vous voulez dire ?

LANCY.

Oubliez mon importunité, madame, et veuillez me croire toujours votre humble serviteur.

Il va jusqu’à la porte de droite.

MADAME DE VERLIÈRE.

Monsieur de Lancy !

Il s’arrête.

Je ne peux pourtant pas vous laisser croire ce qui n’est pas. Je tiens à votre estime.

LANCY, sur la porte.

Vous êtes trop bonne, mais on vous attend.

MADAME DE VERLIÈRE.

En deux mots : c’est moi qui ai demandé au ministre la nomination de M. de Mauléon pour éloigner un danger avec lequel une honnête femme ne doit jamais jouer.

LANCY.

Triple butor ! Vous avez bien raison de ne pas m’aimer, je ne vous mérite pas ! Je vous ai offensée bêtement.

MADAME DE VERLIÈRE.

Oui, mais vous ne m’avez pas déplu. Votre mouvement du moins n’était pas banal. Il prouve que mon honneur vous tient au cœur.

LANCY, descendant en scène.

Votre bonheur aussi, soyez-en sûre.

MADAME DE VERLIÈRE.

Je n’en doute pas.

LANCY.

Alors permettez-moi une simple question. Savez-vous qu’a peine installé dans son consulat, M. de Mauléon a recherché la fille d’un riche négociant ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Je le sais. – Après ?

LANCY.

Puisque vous le savez, je n’ai plus rien à dire.

MADAME DE VERLIÈRE.

Je n’étais pas libre alors. Fallait-il que M. de Mauléon sacrifiât toute sa vie à un amour sans espoir ? Il n’a pas de fortune ; le mariage fait partie de sa carrière, et je suis bien sûre qu’il n’aurait pas manqué celui dont vous parlez s’il n’y avait pas apporté la nonchalance d’un cœur endolori.

LANCY.

À la bonne heure. Vous avez des indulgences que je ne m’explique guère.

MADAME DE VERLIÈRE.

Et vous, des sévérités que je m’explique trop bien.

LANCY.

Je suis suspect de partialité, je l’avoue. Ah ! je donnerais gros pour être votre frère ou votre oncle pendant cinq minutes.

MADAME DE VERLIÈRE.

Mais vous ne l’êtes pas.

LANCY.

Aussi je me tais. – Adieu, madame ; soyez heureuse.

MADAME DE VERLIÈRE.

Et moi, je veux que vous parliez ! Que signifient ces réticences à propos d’un homme que vous connaissez à peine ?

LANCY.

À peine, mais à fond. J’ai été témoin de son adversaire dans un duel qui s’est arrangé sur le terrain, et je vous prie de croire que ce n’est pas nous qui avons mis les pouces.

MADAME DE VERLIÈRE.

Témoin de M. de Saint-Jean ?

LANCY.

Vous connaissez aussi cette affaire-là ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Parfaitement. Tous les torts étaient du côté de M. de Mauléon, mais il n’en voulait pas convenir et c’est moi seule qui ai obtenu de lui qu’il fît des excuses. Ce n’est pas la moindre marque d’amour qu’il m’ait donnée. J’en ai été si touchée que c’est le moment où j’ai senti la nécessité de l’éloigner. Vous n’êtes pas heureux dans vos attaques, mon pauvre Lancy ; mais vous avez raison, je le fais attendre. Adieu.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

LANCY, seul

 

Elle l’aime aveuglément, c’est clair, et voici ce qui va se passer au premier mot de l’ingénieuse épreuve ; le galant fait la grimace et la pauvre femme s’écrie en tremblant : « Rassurez-vous, ils sont toujours noirs comme du jais. » – Alors, qu’est-ce que j’attends ici ! Leur billet de faire part ?

S’asseyant au coin du feu.

Quel semblant d’espoir me cloue à cette place ? Qu’on a de peine à se tenir pour battu ! – C’est vrai que cette cheminée fume encore... mais du diable si je la fais réparer ! C’est bien bon pour ce favori des dames... car c’est ici qu’il établira probablement son fumoir... au-dessus du mien. J’entendrai tout le jour le bruit insolent de ses bottes : les planchers sont si minces dans ces satanées maisons neuves !

Il se lève.

Mais j’y pense... les deux appartements ont exactement la même distribution ! Et elle a encore celui-ci pour six mois ! Je vais avoir toute sa lune de miel sur la tête ! Un supplice de Tantale... très perfectionné ! – Je n’ai qu’un parti à prendre, c’est de passer ces six mois-là dans mes terres. – Je n’ai pas de veine ; il n’y avait qu’une femme au monde qui me convînt, elle en aime un autre ! C’est toujours comme ça ! – Bah ! je renonce au mariage. J’ai essayé de payer ma dette à la patrie ; on a refusé mon offrande, je la garde. – Oh ! les femmes ! dire qu’elle me préfère un pareil... un pareil quoi, en somme ? Il en vaut bien un autre. Ce n’est pas un brave à trois poils, voilà tout... et encore je n’en sais rien ! L’explication de madame de Verlière change bien les choses. – Allons. Lancy, aie le courage de t’avouer la vérité : tu as dénigré Mauléon par pur dépit. Eh bien, c’est pitoyable, ce que tu as fait là. Ce n’est pas d’un homme d’esprit ; tu t’en moques bien, mais ce n’est pas d’un galant homme, et tu ne t’en moques pas. Voilà une jolie campagne, mon ami ! Tu en sors plus mécontent encore de toi que des autres... Va t’installer dans tes bois avec tes chiens et n’en bouge plus.

 

 

Scène III

 

LANCY, à gauche, MADAME DE VERLIÈRE

 

Elle entre sans voir Lancy, traverse lentement le théâtre, jette en passant une carte de visite sur la table, et va s’assoir dans la bergère.

LANCY, à part.

Elle !... cet air pensif...

Il tousse.

MADAME DE VERLIÈRE, tournant la tête.

Ah ! c’est vous ?

LANCY.

Déjà ! Est-ce que par hasard M. de Mauléon... ?

MADAME DE VERLIÈRE, d’un air préoccupé.

Au contraire, il a été parfait. Pas une seconde d’hésitation. Il trouve même que les cheveux blancs me vont plutôt mieux.

LANCY.

Et c’est pour cela qu’il a si vite pris congé ?

MADAME DE VERLIÈRE.

C’est moi qui l’ai prié de me laisser un peu à moi-même. Il reviendra prendre le thé ce soir. Mais, après une matinée si remplie, j’avais vraiment besoin de rassembler mes idées... Je suis bien aise de vous retrouver là.

LANCY.

Et moi, je veux être pendu si je sais ce que j’y fais. Adieu, madame.

MADAME DE VERLIÈRE.

Je ne vous renvoie pas... au contraire.

LANCY.

Votre triomphe serait-il incomplet si je n’y assistais pas ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Mon triomphe !... Oui, je devrais être au comble de mes vœux et pourtant... je suis presque triste.

LANCY.

Une grande joie est aussi accablante, dit-on, qu’une grande douleur.

MADAME DE VERLIÈRE.

Non, ce n’est pas cela ; c’est... c’est votre faute.

LANCY.

À moi ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Tout ce que vous m’avez dit sur M. de Mauléon me revient et me trouble.

LANCY.

Parbleu ! madame, j’en suis plus troublé que vous. Quand vous êtes rentrée, j’étais en train de faire mon examen de conscience et de me reprocher la légèreté de mes accusations.

MADAME DE VERLIÈRE.

Vraiment ? Alors remettez-moi l’esprit ; vous me rendrez un vrai service. Asseyez-vous.

Lancy s’assied sur une chaise de l’autre coté de la cheminée, tournant à moitié le dos au public.

Je fais trop de cas de vous pour estimer en toute sécurité un homme qui n’aurait pas toute votre estime.

LANCY, d’un ton résigné.

Je n’ai aucune raison de la refuser à M. de Mauléon.

MADAME DE VERLIÈRE.

Je respire. Ainsi ce mariage dans l’Inde...?

LANCY.

Vous le disiez vous-même, pouvait-il... ?

MADAME DE VERLIÈRE, vivement.

Il ne s’agit pas de ce que j’ai pu dire, mais de ce que vous pensez. Déclarez-moi seulement que vous auriez agi comme M. de Mauléon, et cela me suffira.

LANCY.

J’aurais agi comme lui.

MADAME DE VERLIÈRE.

Au bout de trois mois ?

LANCY.

Bah ! le temps ne fait rien à l’affaire.

MADAME DE VERLIÈRE.

Pardonnez-moi ; de deux choses l’une : ou M. de Mauléon m’avait oubliée trop vite, ce qui serait peu chevaleresque...

LANCY.

Son retour prouve le contraire.

MADAME DE VERLIÈRE.

Ou, ce qui serait moins chevaleresque encore, il offrait à une jeune fille un cœur tout plein d’une autre.

LANCY.

Ce n’est pas à vous de le lui reprocher. D’ailleurs le courage lui a manqué au dernier moment, puisque le mariage n’a pas eu lieu.

MADAME DE VERLIÈRE.

Est-ce bien lui qui a reculé ?

LANCY.

Oh ! pour reculer...

MADAME DE VERLIÈRE, riant.

Il est bon là, n’est-ce pas ?

LANCY.

Ce n’est pas ce que je veux dire ! – Au contraire. C’est le point sur lequel j’ai le plus à cœur de lui faire réparation.

MADAME DE VERLIÈRE.

Son duel vous avait pourtant laissé une pauvre idée de lui.

LANCY.

Parce que j’ignorais qu’il agissait par vos ordres. Mais diantre ! c’est bien différent, et je suis maintenant tout à fait de votre avis.

MADAME DE VERLIÈRE, agacée.

J’en suis charmée. Ainsi, mon cher ami, si je vous ordonnais de faire des excuses sur le terrain, vous en feriez ?

LANCY.

Certainement.

MADAME DE VERLIÈRE.

Mais vous exposeriez-vous à recevoir de pareils ordres ? Viendriez-vous, la veille d’un duel, m’annoncer que vous vous battez ?

LANCY.

Mon Dieu, madame, je voudrais bien m’en aller !

MADAME DE VERLIÈRE.

Non, non, répondez... je vous en prie.

LANCY, avec embarras.

M. de Mauléon a eu la langue un peu légère, j’en conviens ; il voulait peut-être se parer à vos yeux du danger qu’il allait courir, ce n’est pas un crime ; mais je ne puis admettre qu’il cherchât un biais pour s’y soustraire.

MADAME DE VERLIÈRE.

Il devait pourtant prévoir ce qui arriverait.

LANCY, cherchant ses mots.

Eh bien, il allait sans doute au devant du plus grand sacrifice qu’un homme puisse faire à une femme... Il y a des gens comme cela, dont la passion recherche les cilices.

MADAME DE VERLIÈRE.

Le croyez-vous si passionné ?

LANCY.

Dame ! vous venez de le soumettre à une épreuve concluante.

MADAME DE VERLIÈRE.

Concluante ? vous trouvez ?

LANCY.

Sans doute.

MADAME DE VERLIÈRE.

Tâchez donc d’avoir une opinion à vous, mon pauvre Lancy, vous tournez comme une girouette.

LANCY.

Où voyez-vous cela ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Est-ce votre avis, oui ou non, que les hommes ont une façon d’aimer... très différente de la notre, je le maintiens, mais qu’ils n’en ont qu’une ?

LANCY.

Oh ! moi... vous savez bien que je suis un brutal.

MADAME DE VERLIÈRE, se levant.

Mais tous les hommes les ont plus ou moins, et, s’ils n’ont en effet qu’une façon d’aimer, et si M. de Mauléon ne m’aime pas de cette façon-là, il ne m’aime pas du tout ; soyez logique.

LANCY.

Vous allez vite en besogne !

MADAME DE VERLIÈRE, se regardant dans la glace.

N’est-ce pas aussi une chose bien surprenante que cette complète indifférence à ma... Comment dirai-je ?

LANCY.

À votre beauté.

MADAME DE VERLIÈRE.

Oui. Si j’ai quelque chose de passable, c’est ma chevelure. On dirait qu’il ne s’en est jamais aperçu.

LANCY, souriant.

Il aime votre âme.

MADAME DE VERLIÈRE.

Ne plaisantez donc pas. – Et, s’il ne m’aime pas en effet, voyez à quelle horrible supposition je suis réduite.

LANCY.

Laquelle ?

MADAME DE VERLIÈRE, se rasseyant en face de Lancy.

Vous ne voulez rien comprendre aujourd’hui ! Ne vous ai-je pas dit qu’il est sans fortune ?

LANCY.

Vous lui faites injure.

MADAME DE VERLIÈRE.

Mon Dieu ! toutes mes idées se brouillent. Qui me tirera d’anxiété ? Mon cher Lancy, vous regrettiez de ne pas être mon frère supposez que vous l’êtes, et donnez-moi un conseil, je vous en prie.

LANCY.

Mon conseil serait trop intéressé.

MADAME DE VERLIÈRE.

Non ! Vous êtes la loyauté même ; je vous obéirai aveuglément.

LANCY.

Je vous conseille de m’épouser.

MADAME DE VERLIÈRE.

Ce n’est pas ce que je vous demande.

LANCY.

C’est pourtant tout ce que je peux vous dire.

MADAME DE VERLIÈRE.

En votre âme et conscience, croyez-vous qu’il m’aime ?

LANCY.

Je vous aime trop pour en douter.

MADAME DE VERLIÈRE, se levant avec impatience, traverse la scène jusqu’à la table puis, revenant à Lancy, d’un ton résolu.

Eh bien, s’il m’aime, tant pis pour lui, car je ne l’épouserai certainement pas. Désolée de vous contrarier...

LANCY, se levant.

Le pensez-vous ? – ...Je suis le plus heureux des hommes.

MADAME DE VERLIÈRE.

Vous avez bien tort, mon pauvre Lancy, car je ne vous en épouserai pas davantage. Le veuvage ne me pèse pas à ce point. Si vous voulez rester mon ami, bien ; sinon...

LANCY.

Je le veux ! c’est déjà une commutation de peine. – Mais, si je ne suis pour rien dans ce revirement inespéré, qu’est-ce donc que vous a fait Mauléon ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Je vous ai tout dit.

LANCY.

Tout ? Il n’y a pas de post-scriptum ? Les femmes en ont toujours un.

MADAME DE VERLIÈRE.

Pas l’ombre.

Elle s’assied à gauche de la table.

– Maintenant, comment faire pour me dégager ? Je ne vous consulte pas, car vous êtes détestable aujourd’hui.

LANCY.

Une femme a toujours le droit de reprendre sa parole.

MADAME DE VERLIÈRE.

Je ne lui ai jamais donné la mienne.

LANCY.

Pas même tout à l’heure ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Non. Je ne sais par quelle prudence instinctive j’ai éludé sur ce point.

LANCY, debout de l’autre côté de la table.

Rien de plus simple il vient prendre le thé ce soir.

MADAME DE VERLIÈRE.

C’est que je voudrais bien qu’il ne vînt pas.

LANCY.

Alors écrivez-lui.

MADAME DE VERLIÈRE.

Je ne lui ai déjà que trop écrit.

LANCY.

Il a des lettres de vous ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Oh ! pas beaucoup, et pas bien compromettantes ; vous pourriez les lire ; des lettres de veuve... mais enfin des lettres.

LANCY.

Renvoyez-lui les siennes, il vous renverra les vôtres.

MADAME DE VERLIÈRE.

Et s’il ne les renvoie pas ?

LANCY.

N’avez-vous pas quelque ami qui se chargerait volontiers de la négociation ? Je crois qu’avec un peu de diplomatie.

MADAME DE VERLIÈRE.

C’est que vous me faites l’effet d’un pauvre diplomate, mon ami.

LANCY.

Vous ne me connaissez pas.

MADAME DE VERLIÈRE.

Comment vous y prendriez-vous ?

LANCY.

Je lui dirais : « Monsieur, voici vos lettres à madame de Verlière ; je suis chargé de lui rapporter les siennes. »

MADAME DE VERLIÈRE.

Oui, regardez-le avec ces yeux-là ; je crois qu’il n’aura rien à répliquer.

Fouillant dans le tiroir de la table.

Voici sa correspondance.

LANCY.

Où demeure-t-il ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Il m’a laissé sa carte.

Elle la lui montre sur la table.

LANCY prend la carte, fait quelques pas vers la porte, et se retournant.

Quand vous reverrai-je ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Voulez-vous prendre le thé avec moi ?

LANCY, saluant.

Volontiers.

À part, en s’en allant.

Le thé de Mauléon... C’est toujours un avancement d’hoirie...

MADAME DE VERLIÈRE, tout en arrangeant le tiroir.

Ah ! j’oubliais ce médaillon.

Elle se lève et tend un petit écrin à Lancy.

Joignez-le au reste.

LANCY.

Un portrait ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Non... des cheveux qu’il s’était avisé de m’envoyer de là-bas. Il ne sera pas fâché de les retrouver ici.

LANCY.

Est-ce qu’il n’en a plus ?

MADAME DE VERLIÈRE.

Chauve comme la main !

LANCY, à part.

Voilà le post-scriptum.

Il sort.

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