L’Écolier de Salamanque (Paul SCARRON)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1654.

 

Personnages

 

LE COMTE

DON LOUIS

CASSANDRE, sœur du comte

DON PÈDRE DE CESPÈDE, écolier

LÉONORE, sœur de don Pèdre

DON FÉLIX DE CESPÈDE, père de don Pèdre

CRISPIN, valet de don Pèdre

BÉATRIX, suivante de Léonore

LISETTE, suivante de Cassandre

ZAMORIN, brave

LA TAILLADE, brave

QUATRE BRAVES

UN PRÉVÔT

ARCHERS

 

La scène est à Tolède.

 

 

À SON ALTESSE ROYALE MADEMOISELLE

 

Mademoiselle,

 

L’Écolier de Salamanque est un des plus beaux sujets espagnols qui ait paru sur le Théâtre français depuis la belle comédie du Cid. Il donna dans la vue à deux écrivains de réputation en même temps qu’à moi. Ces redoutables concurrents ne m’empêchèrent point de le traiter. Le dessein que j’avais il y a longtemps de dédier une comédie à Votre Altesse Royale, me rendit hardi comme un lion, et je crus que travaillant pour son divertissement, je pouvais mesurer ma plume même avec celle de quelque poète héroïque, fût-il du premier ordre, et de ceux qui chaussent le cothurne à tous les jours. Je doute si Apollon bien invoqué, et ma Muse bien sollicitée, m’eussent été des Divinités plus favorables que ne l’a été Votre Altesse, et si plusieurs prises à pleine tasse d’eau du sacré vallon m’eussent fait monter plus de vapeurs poétiques à la tête que n’a fait l’ambition de vous plaire. Elle a eu des obstacles à surmonter, comme les grands desseins en ont toujours. On a haï ma comédie avant de la connaître. De belles dames qui sont en possession de faire la destinée des pauvres humains, ont voulu rendre malheureuse celle de ma pauvre comédie. Elles ont tenu ruelle pour l’étouffer dès sa naissance. Quelques-unes des plus partiales ont porté contre elle des factums par les maisons, comme on fait en sollicitant un procès, et l’ont comparée, d’une grâce sans seconde, à de la moutarde mêlée avec de la crème ; mais les comparaisons nobles et riches ne sont point défendues ; et quand par plusieurs autres de même force on aurait perdu de réputation ma comédie, l’applaudissement qu’elle a eu à la cour et à la ville lui en aurait plus rendu que ne lui en aurait pu ôter une conjuration de précieuses. Que si je suis assez heureux pour avoir aussi l’approbation de Votre Altesse, je me croirai glorieusement vengé des dames sans pitié, qui ont tant voulu faire de mal à qui ne leur avait jamais rien fait. Votre Altesse, clairvoyante comme elle est, aura remarqué sans doute que mon épître, qui ne doit être pleine que de ses louanges, ne l’est jusqu’ici que des aventures de ma comédie ; que j’en parle trop avantageusement ; et enfin, qu’il semble que la plume à la main je ne connais plus personne, et ne me connais pas moi-même. Il est vrai que les épîtres préliminaires doivent être des panégyriques en petit. Mais Votre Altesse est trop juste pour ne considérer pas qu’il est impossible de la louer autant qu’elle mérite d’être louée, et que c’est tout ce que pourraient faire les donneurs de louanges éternelles. Les façons de parler sont défectueuses où la matière est trop abondante ; et tout ce qu’on peut imaginer à la louange d’une princesse d’un mérite extraordinaire, ne peut quasi être que des redites. Dirai-je que Votre Altesse est du plus illustre sang du monde ? Il n’y a que quelques Indiens des plus éloignés du commerce des hommes qui puissent l’ignorer. Parlerai-je de son courage, qui est, si je l’ose dire, encore plus grand que sa condition ? Parlerai-je de son esprit, que les hyperboles même ne peuvent assez exagérer ? De sa beauté, de sa taille et de sa mine, qui peuvent servir d’un riche modèle aux meilleurs poètes pour représenter non-seulement une héroïne bien vérifiée, mais aussi une Divinité telle que la mère d’Énée est admirablement bien décrite dans l’inimitable Virgile ? Ou je ne dirais pas tout ce qu’il faut dire, ou je le dirais mal. Je ferai donc mieux de finir en protestant que je suis, plus que personne an monde,

 

De Votre Altesse Royale,

Mademoiselle,

Le très humble et très obéissant serviteur,

 

SCARRON.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE COMTE, LÉONORE, BÉATRIX

 

LE COMTE.

Vous ne voulez donc pas, madame, que je sorte ?

LÉONORE.

Non, je ne le veux pas. Ferme, ferme la porte.

LE COMTE.

Ouvre-moi, Béatrix.

BÉATRIX.

Je ne puis ni ne dois.

Maudit soit le verrou qui m’a pincé les doigts ?

LE COMTE.

Béatrix.

LÉONORE.

Ferme-la, quoi qu’il te puisse dire.

BÉATRIX.

Elle l’est, autant vaut.

LE COMTE.

Madame, est-ce pour rire

Que vous voulez ainsi m’enfermer malgré moi ?

LÉONORE.

Non, c’est pour t’éprouver.

LE COMTE.

M’éprouver ! et pourquoi ?

LÉONORE.

Tu ne t’en iras pas sans m’avoir écoutée.

LE COMTE.

S’il ne tient qu’à cela, vous serez contentée.

LÉONORE.

Mais je veux qu’on m’écoute avec attention.

BÉATRIX.

Mais vous, parlez plus bas, de peur d’invasion.

Notre vieillard qui dort, est d’un sommeil fort tendre ;

Si vous parlez trop haut, il pourra vous entendre.

LE COMTE.

Eh bien, madame.

LÉONORE.

Eh bien, pour me faire écouter,

Devrais-je être réduite à te faire arrêter ?

Est-ce là l’action d’un amant si fidèle ?

LE COMTE.

Madame, je me tais ; mais vous cherchez querelle.

LÉONORE.

Je ne la cherche point : mais toi m’en accuser,

C’est m’en vouloir faire une, et c’est en mal user.

Depuis que tes respects, tes soupirs et tes plaintes

Ont su gagner mon cœur et dissiper mes craintes,

Enfin depuis le temps que la première fois,

Tu me juras de vivre et mourir sous mes lois ;

Deux hivers à la terre ont ses beautés volées,

Et deux étés deux fois les ont renouvelées.

Mon esprit, cependant par le tien enchanté,

N’a jamais eu soupçon de ta sincérité,

Et sur moins de serments, de lettres, de promesses,

Ne t’en aurait pas moins témoigné de tendresses.

Pendant cet heureux temps que Tolède et l’amour

Te faisaient oublier et Madrid et la Cour,

Tu sais bien que mes yeux des galants de Tolède,

Étaient en même temps le mal et le remède :

T’ayant donné mon cœur, les autres vainement

Cherchaient dans mes faveurs le moindre allégement.

Quoique de ton amour trop tôt persuadée,

Ma vertu toutefois m’avait toujours guidée,

Je réglais mes faveurs aux lois de mon honneur ;

Alors que trop sensible aux soupirs de ton cœur,

Ou, pour dire vrai, trop inconsidérée,

Dans mon appartement je te donne une entrée.

Là sans prêter l’oreille à ma faible raison,

Et sans m’assurer mieux contre une trahison,

Sur un simple papier tu vois que je m’expose

Aux transports indiscrets d’un amant qui tout ose.

Peut-être que ton feu devient déjà plus lent,

Parce qu’il a trouvé le mien trop violent.

La crainte d’un mépris m’a déjà l’âme atteinte,

Déjà le repentir accompagne ma crainte :

Mais à ce repentir, cher comte, si tu veux,

Tu feras succéder la joie, et tu le peux.

Tu sais que notre race est égale à la tienne,

Et que pour être pauvre, elle est fort ancienne ;

Ta promesse t’oblige à me donner la main ;

Ta foi, de l’accomplir sans attendre à demain.

Tu dépends de toi-même, et contre ta parole

Tu ne peux m’alléguer qu’une excuse frivole ;

Et puisque mon amour fait un excès pour toi.

Il faut que ton amour fasse un excès pour moi.

Mais que dis-je, un excès ! Tout ce que tu peux faire,

Et même cet hymen ne peut me satisfaire,

S’il faut que cet hymen que ta main m’a promis,

Par ton cœur refroidi soit tant soit peu remis.

L’honneur que j’en reçois, qui d’autant plus me touche,

Qu’il n’aura rien d’indigne exigé de ma bouche,

Ne se verra jamais hors de mon souvenir,

Et jamais...

LE COMTE.

Je vois bien où vous voulez venir,

Madame : je vois bien où tend votre harangue.

Sans tant vous fatiguer et l’esprit et la langue,

Sachez en peu de mots ce que j’ai sur le cœur.

Il n’est rien de plus vrai, que votre œil, mon vainqueur,

Est et sera toujours ma déité visible :

Mais, madame, il est vrai, qu’il m’est autant possible

De ne vous aimer plus, moi qui vous aime tant,

Que d’être votre époux, et demeurer constant.

J’adore une maîtresse, et j’abhorre une femme,

Je n’ai plus rien à dire après cela, madame.

LÉONORE.

Tu n’as plus rien à dire, à moi, cruel, à moi !

Tu n’as plus rien à dire à qui fait tout pour toi !

Perfide ! il n’est plus temps de déguiser ton crime.

À mon amour au moins tu devrais de l’estime ;

Et loin de m’estimer, esprit méconnaissant,

Tu payes mon amour d’un mépris offensant.

J’adore une maîtresse et j’abhorre une femme !

Sont-ce là les discours d’un honnête homme ? infâme !

Et j’abhorre une femme ! à moi, de tels discours !

Moi, reine de ton cœur, l’arbitre de tes jours :

Moi, ta félicité, ta déesse adorable,

Sans qui tout autre objet t’était insupportable !

Ce sont là les discours si souvent répétés,

Et crus trop aisément comme trop écoutés.

Tu ne les faisais donc d’une voix languissante,

Que pour te jouer mieux d’une fille innocente ?

Tu me trahissais donc, et de cette action

Ta vanité se rit à ma confusion ?

Mais tu n’es pas encor, scélérat ! où tu penses,

Un cœur noble offensé sait venger ses offenses ;

Je vengerai la mienne, et si je ne le puis,

Je ne veux plus survivre à l’état où je suis.

La réputation n’est plus considérée,

Quand on est trop éprise, ou trop désespérée.

Tu me verras partout sans cesse sur tes pas,

Tant que sous ma douleur je ne périrai pas :

Et quand de ma douleur je serai la victime,

Mon ombre, jour et nuit, le bourreau de ton crime,

Te poursuivant partout, méchant ! tu serviras

D’épouvantable exemple aux traîtres, aux ingrats.

Mais pourquoi différer mon trépas davantage ?

Il faut que ton fer même achève ton ouvrage.

LE COMTE.

Ah ! madame.

LÉONORE.

Ah ! cruel.

LE COMTE.

Et que me voulez-vous ?

LÉONORE.

Je veux perdre la vie.

BÉATRIX.

Ah ! mon Dieu, filez doux.

Le vieillard réveillé tousse depuis une heure,

Et crache son poumon depuis deux, ou je meure.

LÉONORE. On frappe à la porte.

Dieux ! on frappe à la porte ?

BÉATRIX.

Et même rudement.

DON FÉLIX, derrière le théâtre.

Ouvrez.

LÉONORE.

Cache-toi donc de grâce, et promptement.

Oh ! quel malheur !

LE COMTE.

Qui moi ? me cacher ? Dieu m’en garde.

LÉONORE.

Ah ! songe à mon honneur, qui pour toi se hasarde.

LE COMTE.

Je pourrai bien sauter de la fenêtre en bas.

LÉONORE.

Elle est grillée.

DON FÉLIX, toujours derrière le théâtre.

Ouvrez.

BÉATRIX.

La clef ne tourne pas,

La serrure est mêlée.

DON FÉLIX.

À la fin je me fâche,

Ouvrez, dis-je.

LE COMTE.

Madame, où faut-il qu’on se cache ?

LÉONORE.

Saute sur la fenêtre et la ferme après toi.

BÉATRIX.

Ouvrirai-je ?

LÉONORE.

Attends : ouvre.

DON FÉLIX.

Et l’on se rit de moi,

Chienne de Béatrix, si tantôt...

BÉATRIX.

Patience,

Je me brisais les doigts.

 

 

Scène II

 

DON FÉLIX, BÉATRIX, LÉONORE, LE COMTE

 

DON FÉLIX, en entrant.

La belle diligence

À tourner une clef ?

BÉATRIX.

On ne s’en peut aider,

Il faut un serrurier pour la raccommoder.

DON FÉLIX.

Toujours des serruriers et de l’argent dépendre.

Les bourreaux de valets ne valent pas le pendre.

Quoi, ma fille vêtue au lieu d’être en son lit !

LÉONORE.

J’avais pris mes habits, parce qu’elle m’a dit

Que vous étiez malade.

DON FÉLIX.

Il est vrai que mon rhume

M’a tourmenté la nuit et plus que de coutume :

Mais mon rhume n’est pas ce qui m’amène ici ;

Quand on a des enfants on n’est pas sans souci.

LÉONORE.

Hélas ! il sait ma faute.

DON FÉLIX.

Et par trop d’indulgence

On se rend malheureux.

LÉONORE.

Mon père, cette offense

Pourra se réparer.

DON FÉLIX.

Oui, j’en aurai raison ;

Car enfin c’est jouer à perdre ma maison.

LÉONORE.

Il m’a cent fois promis...

DON FÉLIX.

Eh ! folle, à la promesse

D’une inconsidérée et peu sage jeunesse

Veux-tu bien te fier ?

LÉONORE.

Mon père, à vos genoux

Je vous promets pour lui qu’il fera...

DON FÉLIX.

Mon courroux

L’emporte sur mon sang. Quand on est trop bon père,

On gâte ses enfants : votre fripon de frère

A perdu son argent.

LÉONORE.

Je reprends mes esprits.

DON FÉLIX.

Je crois qu’à Salamanque il emporte le prix

Des fripons signalés : venez ouïr sa lettre.

Je ne m’y fierai plus, il aura beau promettre.

 

« La paix du Seigneur vous soit donnée, etc. »

 

Le beau commencement de lettre que voici !

Croit-il me tromper mieux en m’écrivant ainsi ?

 

« La paix du Seigneur vous soit donnée. Vous apprendrez par la présente, que j’ai joué et perdu à la prime l’argent de ma pension : mais au moins j’ai la satisfaction d’avoir perdu mon argent à cinquante-cinq, et qu’il n’a pas moins fallu qu’un flux pour me faire perdre. Je vous prie de ne vous en alarmer point ; car j’ai fait serment de ne renvier jamais sans les avoir en la main. Vous savez mieux que moi que qui n’a pas de quoi manger court risque de mourir de faim, et que vous êtes tenu de m’en fournir, ne vous ayant point prié de me mettre au monde. Au reste, je suis d’une humeur si pacifique, que je ne puis dormir, quand j’ai une querelle, si je ne la vide aussitôt. L’autre jour, un écolier aragonais m’importuna tant pour se battre avec moi, qu’il lui en coûta un œil. Vous voyez par là que je ne suis pas si perdu que vous pensez. Je vous envoie Crispin, que vous me renverrez, s’il vous plaît, avec de l’argent. Je me recommande à vos bonnes grâces, cher père de mon âme, lumière de mes yeux. Je prie Dieu qu’il vous conserve, et ma petite sœur aussi, de qui, quoique indigne, je me souviens toujours dans mes oraisons.

« Votre humble fils,

« Don Pèdre de Cespède.

« De Salamanque, ce dernier octobre. »

LÉONORE.

La lettre est fort dévote.

DON FÉLIX.

Et voyez, je vous prie,

Et son hypocrisie et sa veillaquerie ;

Un Maure grenadin est plus que lui dévot,

Encor que d’origine il soit chevalier goth.

Je meure, s’il songea jamais à ses prières.

Je lui veux retrancher ses vertus écolières,

Et vous veux faire voir son député badin,

Un très rare animal, moitié cuistre et gredin.

Holà, Crispin !

 

 

Scène III

 

CRISPIN, DON FÉLIX, LÉONORE, BÉATRIX

 

CRISPIN.

Adsum.

DON FÉLIX.

Parle chrétien, sot homme.

CRISPIN.

Non possum.

DON FÉLIX.

Si je prends un bâton, je t’assomme.

Pour trois mots de latin que le maroufle sait,

Il est un importun. Hé bien donc ! comment fait

Mon bon vaurien de fils ?

CRISPIN.

Male facit.

DON FÉLIX.

Encore ?

Ah ! je t’étranglerai, pédantesque pécore.

CRISPIN.

Tout beau, Monsieur, tout beau, je n’en cracherai plus.

DON FÉLIX.

Ton maître, donc ?

CRISPIN.

Il loge avecque sept goulus,

Débauchés comme lui, dans une chambre seule,

Où toujours quelqu’un jure, ou dit des mots de gueule.

L’hiver, le vent y donne autant que dans les champs,

Ils couchent quatre à quatre en deux lits fort méchants.

Les murs y sont parés de rondelles, d’épées,

De portraits de charbon, de toiles d’araignées.

Ces huit bons écoliers, ou plutôt huit bandits,

Chôment les samedis comme les vendredis,

Haïssent les leçons comme les patenôtres,

Et ne font, chaque jour, que débaucher les autres.

La nuit venue, ils vont enlever des manteaux,

Plier quelque toilette et jouer des couteaux.

Ils se couchent fort tard et se lèvent de même.

Une servante maigre, acariâtre, blême,

Sèche, ferrant la mule, et qui compte trente ans,

Depuis qu’elle renonce à l’usage des dents,

Leur apprête à manger. Chacun y mange en diable,

Ou, si l’on veut, en chien. Un coffre y sert de table,

Du vin en quantité, peu de mets délicats ;

Des livres pleins de graisse y tiennent lieu de plats.

Quand l’un mange trop fort, les sept autres enlèvent

Ce qu’il a devant lui, le pillent et s en crèvent :

S’entend, alors qu’ils ont bien de quoi se crever,

Car souvent ce n’est pas coup sûr que d’en trouver.

En peu de mots, voila de votre fils la vie.

LÉONORE.

De sa relation, pour moi, je suis ravie.

DON FÉLIX.

Pour un sot de collège, il parle plaisamment.

Mais n’a-t-il rien de bon, ce mauvais garnement ?

CRISPIN.

De bon ! il a tout bon, quoi que j’aie pu dire.

Il est de bonne humeur, il a le mot pour rire ;

Quand il est question d’un discours sérieux,

Un Caton le censeur ne le ferait pas mieux.

Il est officieux, ne refuse personne,

Il prête sans regret, sans faire attendre donne,

Il est fort ponctuel alors qu’il a promis,

Civil, quoique vaillant, et fait beaucoup d’amis,

Au reste libéral autant qu’un Alexandre.

Enfin, c’est grand malheur qu’il n’a de quoi dépendre,

Ayant bon appétit et de meilleures dents.

DON FÉLIX.

Voilà comme j’étais durant mes jeunes ans.

Il faut que de mon fils la jeunesse se passe.

Tiens, voilà de l’argent : mais dis-lui bien qu’il fasse

Beaucoup mieux qu’il n’a fait, et qu’il soit ménager.

Quoi ! des bottes, faquin ! comme un chevau-léger.

Comment es-tu venu ?

CRISPIN.

Par la poste, en charrette.

DON FÉLIX.

L’invention m’en plaît : va, ta dépêche est faite.

CRISPIN.

Vous n’écrivez donc point ?

DON FÉLIX.

Non, de l’argent suffit.

CRISPIN.

C’est agir, à mon sens, comme un homme d’esprit.

Que Dieu garde de mal tout père de la sorte.

Là-dessus je prendrai le chemin de la porte.

Il s’en va.

DON FÉLIX.

Je ne saurais dormir alors qu’on m’a fâché,

Et ma toux me reprend quand je veille couché.

Vous autres, couchez-vous, il est tantôt une heure :

Mais appelez Crispin. J’oubliais, ou je meure,

De lui dire une chose importante à mon fils,

Il faut le rappeler ; va vite, Béatrix.

BÉATRIX.

Vraiment il est bien loin d’ici, le vilain homme,

Il a tiré de longue, ayant touché la somme ;

J’aurais beau l’appeler, il ne m’entendrait pas.

DON FÉLIX.

La double paresseuse ! à peine est-il en bas,

Il peut être en la rue, appelle à la fenêtre.

BÉATRIX.

De la façon qu’il court. Monsieur, il n’y peut être.

DON FÉLIX.

Peut-être est-il encore auprès de la maison.

LÉONORE.

Et que lui voulez-vous ?

DON FÉLIX.

Oui, je rendrai raison

De ce que je commande.

LÉONORE.

Ah ! Béatrix, je tremble,

Notre comte est trouvé : bons dieux !

BÉATRIX.

Il me le semble.

DON FÉLIX.

Venez voir comme il faut appeler un valet ;

On a collé, sans doute, ou cloué ce volet,

De la façon qu’il tient.

LÉONORE.

Ma frayeur est extrême.

DON FÉLIX.

Comment, diable ! je crois qu’il s’ouvre de lui-même.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, DON FÉLIX, LÉONORE, BÉATRIX.

 

LE COMTE.

C’est un homme enfermé,

Qui n’est pas sans courage et n’est pas mal armé.

DON FÉLIX.

Ô toi, qui que tu sois, de qui je prends ombrage,

Tant pour l’heure, le lieu, que pour ton équipage,

Et de qui la surprise est la conviction,

Qui t’a mis en ces lieux ?

LE COMTE.

À telle question,

Je ne te répondrais qu’avec un coup d’épée,

Si tu pouvais venger ta vieillesse frappée :

Mais ta main est sans arme, et pour des cheveux gris

Je n’ai point de colère et n’ai que du mépris.

DON FÉLIX.

Permets-moi de sortir, promets-moi de m’attendre,

Et tu seras bientôt réduit à te défendre.

LE COMTE.

Je t’attends, va t’armer, et puis reviens mourir.

LÉONORE.

Ah, mon père !

DON FÉLIX.

Ah, ma fille !

LÉONORE.

Où voulez-vous courir ?

DON FÉLIX.

Aide à mon ennemi, sers à ton propre outrage,

Je vois mon déshonneur écrit sur ton visage.

LÉONORE.

Mon père, où vous conduit une aveugle fureur ?

Vous ne la pouvez suivre et sauver mon honneur.

Puisqu’on veut m’épouser, puisqu’on m’aime et que j’aime,

Perdrez-vous mon époux, vous perdrez-vous vous-même ?

LE COMTE.

Ôtez ce nom d’époux de votre souvenir.

J’ai promis, il est vrai ; mais sans vouloir tenir.

DON FÉLIX.

Puisque tu l’as promis, il faut que tu le tiennes,

Et l’inégalité de mes forces aux tiennes

Ne diminuera rien de mon ressentiment.

Satisfais Léonore, et sans retardement,

Ou ravis à la fois mon honneur et ma vie :

Ta rage ainsi sera pleinement assouvie.

Tu prétends, moi vivant, refuser, inhumain...

LE COMTE.

À toi, de te combattre : à la fille, ma main.

On joint malaisément sous les lois conjugales

Ceux dont les qualités se trouvent inégales.

Tes injures, tes cris ne peuvent m’irriter.

Je veux un ennemi qui puisse résister.

Je ne veux point de femme, et quand j’en voudrais une,

J’en choisirais une autre et d’une autre fortune.

Pour me la faire prendre, il fallait me prier,

Non pas me quereller, non pas m’injurier.

Je ne fais rien par force, et fais tout par prière ;

Aux humbles, je suis doux ; aux fiers, j’ai l’âme fière.

Et puis vos déplaisirs me seront imputés ?

Prenez, prenez-vous-en à vos témérités.

J’ai dit sur le sujet tout ce que je veux dire ;

Pensez-y mûrement, et que je me retire.

DON FÉLIX.

Tu ne t’en iras pas sans me faire raison.

LE COMTE.

La bravoure sied mal à tout homme grisou.

DON FÉLIX.

D’autres bras que les miens vengeront mon offense.

LE COMTE.

Je m’en vais, de ce pas, songer à ma défense.

LÉONORE.

Ah ! perfide, sans foi.

LE COMTE.

Ne vous fâchez pas tant,

Pour remède à vos maux j’ai de l’argent comptant.

Adieu, bel ange en pleurs. Et vous, vieillard colère,

Ne vous pressez pas tant de devenir beau-père.

Il s’en va.

DON FÉLIX.

Ah ! si ton bras m’épargne, insolent ravisseur,

Je préfère ses coups à ta fausse douceur.

M’ayant ôté l’honneur en ma fille ravie,

Pour allonger mes maux me laisses-tu la vie ?

Viens, viens finir mes jours, ils n’ont que trop duré,

Si j’avais moins vécu j’aurais moins enduré.

Mais différons encor cet extrême remède,

Rappelons cependant don Pèdre dans Tolède.

Ce fils que Dieu me laisse est jeune et courageux,

Il saura bien venger un mépris outrageux.

Et si, dans ce dessein, sa vaillance succombe,

Nous chercherons alors le repos dans la tombe.

Et toi, fâcheux objet de mes yeux désolés,

Va-t-en verser plus loin tes pleurs dissimulés,

Évite ma fureur, crains ton généreux frère,

Et plus que tout cela, crains le ciel en colère ;

Il n’est point favorable aux amants aveuglés,

Et fait payer bien cher les plaisirs déréglés.

Béatrix, donne-moi l’épée et la lanterne

Qui sont près de mon lit.

BÉATRIX.

Je veux que l’on me berne,

S’il ne fera le fou.

DON FÉLIX.

Vas-y donc promptement.

D’ici près, chaque jour, partent journellement

La plupart des cochers qui vont à Salamanque :

Ils n’y séjournent point, n’y font pas longue banque :

Bien commode moyen de faire revenir

Don Pèdre ; je vais donc sa place retenir.

Son coquin de valet s’est amusé peut-être,

Et n’aura pas encor retourné vers son maître.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DON LOUIS, ZAMORIN, brave, QUATRE BRAVES

 

DON LOUIS.

Vous savez mon dessein.

ZAMORIN.

Reposez-vous sur nous :

En matière d’honneur nous nous connaissons tous.

L’écolier est-il brave ?

DON LOUIS.

Autant qu’on le peut être.

ZAMORIN.

Tant mieux.

DON LOUIS.

On dit qu’il fait des armes comme un maître.

ZAMORIN.

Tant mieux.

DON LOUIS.

Faisons main basse.

ZAMORIN.

Il est expédié,

Je le garantis tel, s’il n’appelle à son pied.

Or çà, mes compagnons, choisissons un bon poste,

Et va d’estramaçon, de pointe et de riposte.

DON LOUIS.

Chaque nuit, sans manquer, il passe par ici.

Je vois de la lumière, et crois que le voici.

Attendons-le au passage.

 

 

Scène II

 

DON PÈDRE, CRISPIN

 

DON PÈDRE.

Et tu dis que mon père

T’a donné seulement ?

CRISPIN.

Deux cents francs.

DON PÈDRE.

La misère !

Et ma très chère sœur ?

CRISPIN.

Non pas même un salut.

DON PÈDRE.

La pèque ! Que dit-il lorsque ma lettre il lut ?

CRISPIN.

Je ne le vis pas lire.

DON PÈDRE.

Il ne faut pas qu’il sache

Que je suis à Tolède.

CRISPIN.

Il faut donc qu’on se cache

Ou n’aller que la nuit.

DON PÈDRE.

Et ne le fais-je pas ?

CRISPIN.

Vous faites justement l’amour comme les chats.

Il ne vous manque plus que courir les gouttières,

Vous seriez chat complet.

DON PÈDRE.

Mille coups d’étrivières

Aux railleurs comme toi.

CRISPIN.

Mille bosses et trous,

À tous coureurs de nuit, chats-huants comme vous.

Si vous vouliez au moins par fois tirer la laine,

On s’y pourrait sauver.

DON PÈDRE.

Tais-toi, tête malsaine.

CRISPIN.

Malsaine ou non, l’esprit en est pourtant bien sain.

Je ne vois pas bien clair en votre noir dessein.

Où me conduisez-vous ?

DON PÈDRE.

Où mon amour me mène.

CRISPIN.

Nous sommes mal conduits.

DON PÈDRE.

J’adore une Chimène,

Sœur d’un comte étranger, éloigné de la cour,

Pour un soufflet donné.

CRISPIN.

J’ai peur que votre amour

N’attire dessus nous quelques coups d’époussette.

Ce comte souffrira que sa sœur la coquette

Vous épouse ? Il fera le diable. Encore bon,

Si vous étiez un comte, ou du moins un baron :

Mais on n’en trouve plus, à ce que j’entends dire,

Cela sent le vieux temps. Pour ces comtes pour rire,

Ou bien faits à plaisir, des marquis, ducs et pairs,

L’année en est fertile et les chemins couverts.

De maréchaux-de-camp l’année est aussi bonne.

DON PÈDRE.

Moralise, faquin, sans offenser personne.

CRISPIN.

La race des Crispins eut du ciel ce talent,

Comme vous possédez celui d’être galant.

Tantôt parlant de vous, notre avare bonhomme

Disait ce que l’on dit de qui revient de Rome,

Vous savez le proverbe, et lorsque l’on va là,

Que cheval on revient, si cheval on alla.

DON PÈDRE.

Crispin, encore un coup, trêve de raillerie.

CRISPIN.

Puisque que je ne dors point, trouvez bon que je rie.

DON PÈDRE.

Comment se porte donc mon père ?

CRISPIN.

Ah, le pénart !

Il dit que...

DON PÈDRE.

Tu lui perds le respect ; franc pendart,

Si je prends un bâton !

CRISPIN.

Monsieur, je vois des hommes.

DON PÈDRE.

Et nous mangeront-ils ?

CRISPIN.

Ils sont six ; nous ne sommes

Que deux.

DON PÈDRE.

Et pour combien me comptes-tu, faquin ?

CRISPIN.

Pour dix. Mais avec vous ayant le cher Crispin,

Qui n’est pas autrement homme propre à combattre.

Il faut que de vos dix vous en rabattiez quatre ;

Qui de dix ôte quatre, il en restera six.

Vous voilà tant à tant, faites bien l’Amadis !

DON PÈDRE.

Marche avant.

CRISPIN.

Ils sont tous de taille gigantine,

Vilains hommes à voir et de mauvaise mine.

Hélas !... si j’avais fait un mot de testament.

 

 

Scène III

 

DON LOUIS, DON PÈDRE, ZAMORIN, brave, QUATRE BRAVES, CRISPIN, LE COMTE

 

DON LOUIS.

Cavalier, cédez-moi la rue, et promptement,

Je le veux.

DON PÈDRE.

Et combien êtes- vous, notre maître.

Pour commander ainsi ?

DON LOUIS.

Nous sommes six.

DON PÈDRE.

Pour être

En nombre si petit, vous parlez un peu haut ;

Cherchez-en autres six, je crois qu’il vous les faut :

Et quand vous les aurez, il n*est rien que ne fasse

Votre humble serviteur, jusqu’à quitter la place ;

Cependant je la garde.

DON LOUIS.

Ah ! c’est trop discourir,

Tu mourras, fanfaron !

DON PÈDRE, ils se battent.

Je ne sais pas mourir.

CRISPIN, dans un coin du théâtre.

Or ça, maître Crispin, ménageons la bravoure.

Nulle témérité. Peste, comme il les bourre !

Que mon maître est vaillant !

DON LOUIS.

Donne à lui, Zamorin.

ZAMORIN.

Il faut perdre la vie, ou perdre le terrain.

DON PÈDRE.

Ni l’un ni l’autre. À toi, jeune cadet.

DON LOUIS.

J’enrage !

Le traître m’a blessé. Je n’en puis plus.

ZAMORIN.

Courage.

DON PÈDRE.

Vous en avez besoin. Ce jeune homme blessé

Se battait en César, et j’en étais pressé.

Il tombe.

Dieux ! le pied m’a manqué, mais le bras me demeure.

ZAMORIN.

Il est pris pour le coup, point de quartier, qu’il meure.

DON PÈDRE.

Vous reculiez tantôt, poltrons !

ZAMORIN.

Pour mieux sauter.

DON PÈDRE.

Ah, traîtres !

LE COMTE arrive.

Cinq contre un, qui pourrait résister ?

Levez-vous, cavalier.

DON PÈDRE.

Puisque votre bras m’aide,

Je ferais tête à tous les braves de Tolède.

Allons après, Crispin.

CRISPIN.

Allons, quoique bien las ;

Car je n’avais jamais tant remué les bras.

 

 

Scène IV

 

CASSANDRE, LISETTE, CRISPIN

 

CASSANDRE.

Si tu m’aimes, Lisette, avance dans la rue,

Et vois ce qui s’y fait.

LISETTE.

Je crois que l’on s’y tue.

CASSANDRE.

Sans doute don Louis, avec son point d’honneur,

Aura trouvé don Pèdre, et causé la rumeur.

LISETTE.

Il tranche avecque vous de l’époux et du père,

Et vous avez, madame, un fâcheux petit frère :

Mais après tout, madame, il faudrait oublier

Don Pèdre, car enfin ce n’est qu’un écolier.

CASSANDRE.

Ce n’est qu’un écolier, il est bien vrai, Lisette,

Mais il a de l’esprit, sa personne est bien faite ;

Et pourvu que son feu ne cède point au mien,

Je lui rendrai commun et mon rang et mon bien ;

Mais quelqu’un vient à nous.

CRISPIN.

Madame, une cohorte

De sergents affamés me suit d’étrange sorte.

Il y va de la mort, si j’étais attrapé ;

Car un homme est, dit-on, mortellement frappé.

Mon maître en étourdi s’est mêlé dans l’affaire,

Et j’ai fait comme lui, seulement pour lui plaire,

Je vous laisse à juger si j’ai bien ou mal fait :

Si vous saviez un trou, ce serait bien mon fait,

Il n’est trou, quel qu’il soit, et fût-il même immonde,

Où je ne veuille entrer le plus content du monde,

Pourvu qu’inaccessible à tous vilains sergents,

On n’y viole point le sacré droit des gens.

Là-dessus je me tais, chère dame, et pour cause ;

Car de n’être pas vu s’il importe à la chose,

Il n’importe pas moins de n être pas ouï.

Eh bien ! voulez-vous donc me recevoir ?

CASSANDRE.

Oui,

Lisette, va le mettre au-dessus de ma chambre :

Où tu sais.

CRISPIN.

La frayeur m’attaque en chaque membre :

Que puissiez- vous jamais n’avoir besoin de trous,

Et que jamais sergents ne courent après vous !

CASSANDRE.

Mon frère, qu’avez-vous ? quelque chose vous presse.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, DON PÈDRE, CASSANDRE

 

LE COMTE.

Retirez-vous, ma sœur, et que seul on me laisse.

Cavalier, approchez, on ne vous fera rien

Tant que j’aurai de vie.

DON PÈDRE.

Ah ! je le sais fort bien,

Et que par votre bras la mienne défendue,

Quand pour vous mille fois elle serait perdue,

Je ne me verrais pas encor bien acquitté

De tout ce que de moi vous avez mérité.

LE COMTE.

Ne me louez pas tant de ce que j’ai dû faire,

Songeons à vous sauver comme au plus nécessaire.

Entrez dedans ma chambre, et vous fiez à moi,

Que je vous garderai ma parole et ma foi.

DON PÈDRE.

Vous me promettez donc ?

LE COMTE.

De vous servir d’asile.

 

 

Scène VI

 

LE PRÉVÔT, LE COMTE, DES ARCHERS, DON PÈDRE

 

LE PRÉVÔT.

Monsieur, vous trouverez ma visite incivile ;

Mais le triste accident qui m’amène si tard,

Veut que sans différer l’on vous en fasse part.

On vient d’assassiner don Louis votre frère

Devant votre logis.

LE COMTE.

Et l’assassin ?

LE PRÉVÔT.

J’espère

Que nous l’aurons bientôt ; car j’ai su d’un voisin

Que l’on a vu céans entrer cet assassin.

LE COMTE.

L’avis est téméraire, et même peu croyable.

Après la mort d’un homme, il n’est pas vraisemblable

Que celui qui le tue, aille se perdre au port,

Et chercher un asile en la maison du mort.

Au fort de la rumeur j’ai fait fermer ma porte,

Et je n’ai pas permis qu’aucun de mes gens sorte ;

Je ne suis pas sorti moi-même, et l’on n’a pu

Cacher quelqu’un chez moi, que je ne l’aie su.

LE PRÉVÔT.

Vous avez l’intérêt tout entier dans l’affaire.

Le nôtre est seulement le dessein de vous plaire.

LE COMTE.

Faites ce qu’il faut faire en un pareil malheur,

Et pardonnez, messieurs, à ma juste douleur,

Si je ne me tiens pas avec vous davantage.

LE PRÉVÔT.

Nous ferons notre charge.

Il s’en va.

LE COMTE.

Ô désespoir ! ô rage ?

Quel parti dois-je prendre en l’état où je suis ?

Je ne me puis venger, lorsque plus je le puis ;

Je dois à ma parole, et je dois à mon frère ;

Je dois venger sa mort, si j’en crois ma colère ;

Je dois la pardonner, si je garde ma foi.

Hélas ! qui fut jamais plus empêché que moi !

Cavalier, savez-vous qui je suis ?

DON PÈDRE.

Oui, ma vie,

Sans votre prompt secours, m’aurait été ravie.

LE COMTE.

Ne vous étais-je pas connu ?

DON PÈDRE.

Non.

LE COMTE.

Saviez-vous

Le nom du malheureux accablé sous vos coups.

DON PÈDRE.

Autant que je l’ai pu par une nuit obscure,

J’ai connu par sa voix plus que par sa figure,

Qu’il était étranger, le frère ou le parent

D’un comte, et quel qu’il soit, il m est indifférent.

LE COMTE.

Vous ne vous trompez pas, le mort était mon frère.

Et moi, le comte.

DON PÈDRE.

Ô dieux ! et que pensez-vous faire ?

LE COMTE.

Vous tuer.

DON PÈDRE.

Me tuer ! ce n’est pas un coup seur.

Et peut-être auriez-vous la moitié de la peur.

Puisque nous sommes seuls, faisons l’expérience

De celui qui de nous se trompe en sa croyance,

Battons-nous.

LE COMTE.

Je saurais choisir un autre temps

Pour me venger de vous comme je le prétends.

DON PÈDRE.

Vous avez, ce me semble, et le temps et la place.

LE COMTE.

Oui, mais il faut avant que je vous satisfasse,

Et vous ayant promis de vous sauver chez moi,

Contre moi-même il faut que je garde ma foi.

Je saurai bien ailleurs venger la mort d’un frère,

Et vous sacrifier à ma juste colère.

DON PÈDRE.

Vous avez deux desseins qui ne sont pas d’accord,

Vous me sauvez la vie, et conspirez ma mort.

LE COMTE.

Comme un homme d’honneur, je vous sauve la vie ;

Mais puisque vous l’avez à mon frère ravie,

Je vous ferai périr comme un homme offensé.

DON PÈDRE.

Je suis au désespoir de ce qui s’est passé ;

Mais puisque le passé n’est plus en ma puissance,

Que votre bienfait même augmente mon offense ;

Que cruel ou forcé mon bras vient d’abréger

Des jours qui vous sont chers, que vous devez venger ;

Contre mon naturel de ne fuir personne,

Et suivant mon humeur de rendre à qui me donne,

Je veux vous éviter partout où vous serez,

Avec le même soin que vous me chercherez.

Vous savez par vos yeux jusqu’où va ma vaillance,

Et jugerez par là de ma reconnaissance.

Je veux être poltron, pour n’être pas ingrat,

Et pour rendre un bienfait, refuser un combat.

LE COMTE.

Je vous y forcerai.

DON PÈDRE.

Je fuirai vos approches.

LE COMTE.

Avez-vous peur de moi ?

DON PÈDRE.

J’ai peur de vos reproches.

LE COMTE.

On n’en saurait trop faire à qui manque de cœur.

DON PÈDRE.

Quand pour vous je renonce à ma propre valeur,

Et lorsque contre moi vous irritez la vôtre,

Nous suivons du devoir les lois et l’un et l’autre.

LE COMTE.

Si bien que...

DON PÈDRE.

Si les cieux ne me sont ennemis,

Nous ne nous battrons point, et deviendrons amis.

LE COMTE.

C’est trop s’entre-parler, n’étant pas bien ensemble :

Le jardin est ouvert, sortez, si bon vous semble.

Mais qui frappe à ma porte à la pointe du jour ?

Ah ! c est toi, Béatrix !

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, BÉATRIX

 

BÉATRIX.

De la part de l’amour

Qui, comme vous savez, sur la raison l’emporte,

Je viens, au point du jour, heurter à votre porte.

Nous changeons de logis, madame vous veut voir,

Et ce billet, monsieur, vous fera tout savoir.

Faites ce qu’il contient, et donnez-moi licence

D’aller mettre ordre au mal que ferait mon absence,

Si mon voyage ici du vieillard soupçonné,

Irritait son esprit de démon incarné.

LE COMTE.

Béatrix, je ferai ce que veut ta maîtresse.

BÉATRIX.

Et moi, je gagne au pied.

LE COMTE.

Si tôt ?

BÉATRIX.

L’heure me presse.

Elle s’en va.

LE COMTE.

Vous n’êtes pas encore au lit, ma chère sœur ?

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, CASSANDRE

 

CASSANDRE.

Le moyen de dormir après un tel malheur ?

LE COMTE.

Non plus que vous, ma sœur, je n’en ai point envie,

Je dois venger un frère au péril de ma vie.

Un ami, depuis peu, m’a de la cour écrit

Que celui que j’avais offensé dans Madrid,

Afin de se venger est parti pour Tolède.

Une dame que j’aime et de qui je possède

Les inclinations, et dont pour un mépris,

Le cœur peut contre moi de colère être épris,

M’écrit, qu’accompagné de quelqu’ami fidèle,

J’aille, sans y manquer, passer la nuit chez elle.

Ma passion m’y porte, et d’un autre côté,

J’ai depuis quelques jours son esprit irrité.

CASSANDRE.

Est-ce par un oubli ?

LE COMTE.

Non c’est par une offense.

CASSANDRE.

Prenez vos sûretés et craignez sa vengeance.

Si la femme oubliée est capable de tout,

Alors que l’on l’offense et qu’on la pousse à bout,

Elle fait succéder la fureur aux tendresses,

On en doit craindre tout, et même ses caresses :

L’homme le plus méchant ne la peut égaler

Tant à faire le mal qu’à le dissimuler ;

Enfin, c’est une femme, et de plus offensée,

Je ne vous saurais mieux expliquer ma pensée.

LE COMTE.

Je ne vous saurais mieux expliquer mon erreur,

Qu’en vous disant que j’aime, et même avec fureur.

Sur vos conseils, ma sœur, ma passion l’emporte.

Mais, encor une fois, on refrappe à la porte.

Holà ! qu’on ouvre ! Ô dieux ! je vois mon ennemi !

Je vous croyais bien loin.

 

 

Scène IX

 

DON PÈDRE, LE COMTE, CASSANDRE

 

DON PÈDRE.

Et moi, vous endormi.

LE COMTE.

De vous revoir encor mon âme est étonnée,

Et vous tenez fort mal la parole donnée,

De me venir braver, au lieu de me fuir.

DON PÈDRE.

Ne me condamnez pas avant que de m’ouïr.

Alors que je promets il n’est rien de plus ferme.

Soyons seuls.

LE COMTE.

Ôtez-vous, Cassandre.

Cassandre sort.

DON PÈDRE.

Et que je ferme

La porte dessus nous.

LE COMTE.

Fermez, si vous voulez.

Que voulez-vous encor ?

DON PÈDRE.

Que je parle.

LE COMTE.

Parlez,

Mais parlez vite.

DON PÈDRE.

Il faut, que devant toute chose.

Vous lisiez en ces mots de mon retour la cause.

LE COMTE lit.

« Don Pèdre, on m’offense en l’honneur,

« L’ennemi puissant qui m’outrage,

« Se fie en sa puissance, et méprise mon âge,

« Viens lui montrer que mon fils a du cœur. »

DON PÈDRE.

Vous voyez bien pour quoi je manque à ma promesse ;

Mais puisqu’à la tenir mon honneur s’intéresse,

Un homme à qui je dois et la vie et l’honneur,

Ne me traitera pas dans toute la rigueur.

Un père qu’on outrage, à qui la force manque,

Et qui croit que je suis encore à Salamanque,

Lui qui peut tout sur moi, me conjure instamment

De le venir trouver et sans retardement.

Logeant au même lieu que la poste demeure,

Mon hôte m’a rendu sa lettre tout-à-l’heure :

Je vous conjure donc, ennemi généreux,

Puisqu’aussi bien me vaincre est un exploit honteux,

Que je n’ai point d’honneur, puisqu’on l’ôte à mon père,

Qu’un homme sans honneur ne peut vous satisfaire ;

De me donner le temps de me mettre en état,

Ou de tenir parole en fuyant le combat,

Ou bien d’y succomber plein d’honneur et de gloire,

Sans que vous rougissiez d’une telle victoire.

LE COMTE.

Oui je ne serai pas généreux à demi,

Je veux vous obliger ennemi comme ami.

Allez, allez venger un père qu’on offense.

DON PÈDRE.

Vous verrez des effets de ma reconnaissance.

LE COMTE.

Si je les acceptais, ce serait vous trahir :

Constant à vous servir, constant à vous haïr,

Vous n’aurez pas plus tôt vengé l’affront d’un père,

Que je prétends sur vous venger la mort d’un frère ;

Mais parce qu’étant pris vous êtes en danger,

Et qu’ainsi contre vous je ne me puis venger,

Remettez à mon bras ce qu’on demande au vôtre,

Vous savez que le mien vaut bien celui d’un autre.

Où loge votre père ? apprenez-moi son nom,

Et je vais de ce pas rétablir son renom ;

Et quand j’aurai pour vous satisfait votre père,

Je reviendrai sur vous assouvir ma colère.

DON PÈDRE.

Ces deux desseins sont beaux et très dignes de vous,

Mais le second dépend aucunement de nous ;

Ma valeur vous en rend l’issue assez douteuse,

La proposition du premier m’est honteuse.

Le nom d’un offensé ne se révèle point,

L’honneur me le défend, et le même m’enjoint

De ne remettre pas à la valeur d’un autre

Ce que peut achever un bras comme le nôtre.

LE COMTE.

Que voulez-vous donc faire ?

DON PÈDRE.

Éviter le danger

D’être pris, sans laisser pourtant de me venger.

LE COMTE.

C’est bien fait : jusqu’à tant que j’en puisse autant faire,

Ma maison vous tient lieu d’asile salutaire.

Entrez donc dans ma chambre, et je vais ce pendant

M’assurer d’un ami fidèle et confident :

Une assignation qu’à la nuit on me donne,

Et que non sans sujet de fraude je soupçonne,

M’oblige à me servir de ces précautions.

DON PÈDRE.

Je veux rompre avec vous toutes conventions ;

Je reprends ma parole.

LE COMTE.

Et pourquoi ?

DON PÈDRE.

Je vous fie

Mon secret, mon honneur, et je vous dois la vie.

Vous ne me croyez pas assez nomme d’honneur,

Assez reconnaissant, assez homme de cœur,

Pour vous pouvoir servir d’une fidèle escorte.

Avec moi vous deviez agir d’une autre sorte ;

Et je ne comprends pas pour qui vous m’avez pris,

Et comment au bienfait vous joignez le mépris.

LE COMTE.

Je vous crois plein d’honneur et de peur incapable,

Et c’est car un motif purement pitoyable

Que je viens vous offrir de vous tenir caché

Dans ma chambre, où jamais vous ne seriez cherché.

Ainsi je tiens par là votre vie assurée,

Et ma vengeance ainsi n’est qu’un peu différée.

DON PÈDRE.

Ou bien vous vous battrez tout-à-l’heure avec moi,

Ou vous vous y fierez, assuré de ma foi

Que je vous garderais contre mon père même.

LE COMTE.

Votre valeur me charme ; oui, venez, je vous aime,

Quoique ennemi mortel, et nous serions amis,

Si par les lois d’honneur il nous était permis.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

BÉATRIX, LÉONORE

 

BÉATRIX.

Votre âme vainement se vantait d’être forte :

Votre colère cède à l’amour qui l’emporte.

Vous rappelez le comte, et je gagerais bien

Que la paix entre vous ne tient plus presqu’à rien.

LÉONORE.

C’est pour me mieux venger de lui.

BÉATRIX.

Madame, à d’autres !

Je sais comment sont faits les cœurs comme les vôtres.

Comme vous je suis femme, et je sais ce que c’est

Que le désir de voir un amant qui déplaît.

Le comte est un ingrat, si vous voulez, un traître ;

Son mépris est sensible autant qu’il le peut être.

Son oubli, toutefois, plutôt que son mépris,

Est tout ce qui vous rend le cœur de rage épris,

Et vous aimez bien mieux qu’il vous ait offensée

Que son oubli vous eût de son âme effacée.

LÉONORE.

Hélas ! que tu vois clair dans le fond de mon cœur,

Et que de son oubli mon amour a de peur !

BÉATRIX.

Madame, croyez-vous, les hommes sont des drôles,

Et le temps est passé des Amadis des Gaules.

Quand j’ai tantôt rendu votre obligeant billet,

Qu’en langage d’amour on appelle poulet,

J’ai bien vu que le comte, avec sa fausse mine,

A pour vous plein son cœur de l’amour la plus fine,

Et qu’il nous fait semblant, cet artificieux,

Que son cœur en a moins que n’en prennent ses yeux.

Madame, tenez bon ; quoi qu’il dise ou qu’il fasse.

Quand vous serez tantôt avec lui face à face,

Quoique votre billet l’ait chez vous amené,

Faites bien la méchante, et qu’il soit malmené.

LÉONORE.

S’il s’en va, Béatrix ?

BÉATRIX.

Il faudra qu’il revienne.

LÉONORE.

Bien loin que ma rigueur le charme et le retienne,

Elle doit le chasser.

BÉATRIX.

Il faudra courre après.

Mais sur lui vos beaux yeux ont fait trop de progrès :

Il reviendra cent fois, puisqu’il en revient une.

Que s’il fait le cruel, faites lors l’importune.

J’irai, je reviendrai lui parler : il faudra

Qu’il revienne, ou qu’il crève.

LÉONORE.

Et qui l’y forcera ?

Dis-moi, grand’folle ?

BÉATRIX.

Moi, son amour, vous, madame,

Qu’il aime, quoi qu’il fasse, et du meilleur de l’âme.

LÉONORE.

Il le témoigne mal.

BÉATRIX.

S’il revient aujourd’hui,

Il n’est pas sous le ciel un plus féru que lui.

LÉONORE.

C’est ce qu’il est le moins.

BÉATRIX.

Il vous aime sans doute,

Ou bien en cas d’amour Béatrix ne voit goutte.

Mais, madame, il me semble, et sous correction,

Que votre bel esprit manque d’invention.

Dites-moi donc, madame, un peu de jalousie

N’a-t-il jamais un peu troublé sa fantaisie ?

LÉONORE.

Tu crois que je voudrais lui donner un rival ?

BÉATRIX.

Ne l’avez- vous pas fait ?

LÉONORE.

Jamais.

BÉATRIX.

Voilà le mal.

Je l’aimerais lui seul ; mais, en ligne indirecte,

J’aurais d’autres galants pour me rendre suspecte ;

Et quand le beau Narcisse en ferait le cruel,

Il ne manquerait pas de matière à duel :

Je ferais les yeux doux, et dessus sa moustache,

À quelque fanfaron, c’est là trouver la cache ;

C’est le meilleur secret de mettre à la raison

Un amant qui d’amour se croit le vrai tison.

Ma foi, de fermeté la sotte qui se pique,

Fait un sauvage amant d’un amant domestique.

Il ne faut point soûler un amant affamé,

Qui toujours aime peu quand il est trop aimé.

C’est de cette façon que Béatrix en use ;

Aussi suis-je en amour un aigle.

LÉONORE.

Et moi donc ?

BÉATRIX.

Buse.

LÉONORE.

Que tes discours auraient mon esprit diverti,

Si par ma passion il n’était perverti !

Il ne viendra jamais.

BÉATRIX.

Il viendra, sur mon âme !...

Qu’ainsi ne soit : j’entends du bruit. Allez, madame,

Allez vous retirer dans votre appartement ;

Je m’en vais au devant du fugitif amant.

 

 

Scène II

 

CRISPIN, BÉATRIX

 

CRISPIN, en chantant :

Aimez autant que vous êtes aimable ;

Sur le point de l’amour soyez- moi donc semblable,

Si vous voulez aimer autant que mol, etc.

BÉATRIX.

C’est le chien de Crispin.

CRISPIN.

Dieu te gard, la soubrette.

BÉATRIX.

Que viens-tu faire ici ?

CRISPIN.

Je viens faire diete.

Le fantasque vieillard a rappelé son fils.

Nous venons d’arriver tous deux au jour préfix,

Moi de mon pied gaillard, sur sa mule mon maître.

Je ne puis deviner où le seigneur peut être,

Ni comment sur sa mule et parti le premier,

Il ne sera pourtant ici que le dernier.

Que dis-tu, Béatrix, de chose tant étrange ?

BÉATRIX.

Que tu t’ailles coucher.

CRISPIN.

Me coucher, mon bel ange !

Je pourrais t’obéir si je me sentais las ;

Mais je ne le suis point, n’étant venu qu’au pas.

BÉATRIX.

Ton maître donc ?

CRISPIN.

Mon maître est un fou sans remède :

Il bat présentement le pavé dans Tolède,

Et sans considérer que son père grison

A changé brusquement depuis peu de maison,

Et que moi seul j’en sais le quartier et la rue,

Ayant sa lettre seul reçue, ouverte et lue,

Ce fameux étourdi, sans me dire pourquoi,

En arrivant ici s’est séparé de moi.

BÉATRIX.

Va l’attendre en ton lit.

CRISPIN.

Encor faut-il qu’on vive,

Et converser un peu quand des champs on arrive.

Lit ni draps d’aujourd’hui ne verront mon corps nu,

Que je n’aie causé comme un nouveau venu.

BÉATRIX.

Mon Dieu !

CRISPIN.

Mon Dieu ! qu’as-tu, fille la moins traitable

Des filles de Tolède, et la moins conversable ?

BÉATRIX.

Va-t’en chercher ton maître.

CRISPIN.

Oui, mais je suis bien las.

BÉATRIX.

Et tu disais tantôt que tu ne l’étais pas.

CRISPIN.

Je ne disais pas bien, Béatrix ma mignonne.

Médisons un moment sans respecter personne ;

Médis de ta maîtresse, et moi je te dirai

Du maître que je sers tout ce que je saurai.

Parlons de nos profits, contons-nous des histoires,

Exerçons à l’envi nos heureuses mémoires ;

Je t’en veux conter une. Il était une fois

Un roi. Ce roi faisait sa demeure en un bois ;

Au milieu de ce bois passait une rivière ;

Sur la rivière, un pont de beauté singulière

Joignait au pont-levis d’un superbe château,

Environné de tours et de fosses pleins d’eau.

Dans ces fossés pleins d’eau nageait une sirène.

Cette sirène était...

BÉATRIX.

Double fièvre quartaine

À ce maudit pédant. S’il voit le comte ici...

On siffle.

Bon Dieu ! j’entends siffler, et crois que le voici.

Tout est perdu.

CRISPIN.

Ma chère, on siffle, et ce sifflage,

Est-ce pour bon dessein, ou pour concubinage ?

Va, va, fais ton métier ; loin de t’en empêcher,

Pour te faire plaisir je m’en vais me coucher.

BÉATRIX.

Par ma foi ! j’ai bien eu besoin de patience :

Voyez un peu son flegme et son impertinence !

Il m’a fait enrager, mais je le lui rendrai.

Il n’en use pourtant pas trop mal à mon gré,

Et j’en attendais pis d’une âme si mal faite.

Or ça, suivant les pas de feu Dariolette,

Faisons entrer le comte. Il siffle en étourneau.

Entrez, voleur de nuit.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, DON PÈDRE, BÉATRIX

 

LE COMTE.

Éteignez le flambeau :

Un ami qui me suit ne veut pas qu’on le voie.

BÉATRIX.

Madame en vous voyant aura beaucoup de joie.

LE COMTE.

Je n’en aurai pas moins.

BÉATRIX.

Ne faisons point de bruit.

LE COMTE.

Je vous ferai passer une mauvaise nuit.

DON PÈDRE.

Ne songez point à moi, songez à votre affaire.

LE COMTE.

Vous avez de l’honneur.

DON PÈDRE.

Contre mon propre père,

Contre le monde entier contre moi conjuré,

Je périrais pour vous, puisque je l’ai juré ;

Je vous l’ai déjà dit, et je vous le répète.

LE COMTE.

Je n’attendais pas moins d’une âme si bien faite.

BÉATRIX.

Trêve de compliments ; notre ennemi commun

Est tendre à s’éveiller autant qu’un homme à jeun.

Elle introduit le comte.

Doucement.

DON PÈDRE demeure seul sur une chaise.

Je devais déférer davantage

Au mandement exprès d’un père qu’on outrage,

Et le suivre plutôt qu’un mortel ennemi.

Demain au point du jour, sans même avoir dormi,

J’irai trouver mon père, et savoir quelle offense

Inspire à ses vieux ans un désir de vengeance.

Sa lettre était pressante, et j’ai bien reconnu

Que quelque grand malheur lui doit être avenu.

Manquer à son devoir, hasarder son estime,

C’est en quelque façon commettre un double crime ;

J’en suis au désespoir.

 

 

Scène IV

 

DON FÉLIX, DON PÈDRE

 

DON FÉLIX, entre sans lumière.

Je ne me trompe pas :

Je viens d’ouïr du bruit, des paroles, des pas,

Je veux m’en éclaircir.

DON PÈDRE, frappant sur son siège.

Que peut avoir mon père ?

DON FÉLIX.

À ce bruit que j’entends, si je crois ma colère,

Si le fer à la main je cours où j’ois du bruit.

On se sauve aisément à l’aide de la nuit.

Ayons de la lumière.

DON PÈDRE.

En toute cette rue,

Que j’ai cent et cent fois visitée et courue,

Il ne logea jamais dame de qualité,

Ni fille de mérite, ou de rare beauté,

Qui méritât d’un comte être galantisée.

L’aventure est pourtant suspecte et mal aisée ;

Puisqu’un homme de cœur y trouve du danger,

Et se munit ainsi d’un secours étranger.

Un homme vient à moi l’épée toute nue,

Défendons notre poste. Arrête, ou je te tue !

DON FÉLIX.

Tu mourras le premier.

DON PÈDRE.

C’est mon père !

DON FÉLIX.

Et c’est toi,

Don Pèdre, mon cher fils !

DON PÈDRE.

Ah, qu’est-ce que je voi !

Mon père ici !

DON FÉLIX.

Mon fils, qui t’a dit ma demeure ?

Et comment as-tu pu la trouver à telle heure ?

DON PÈDRE.

Oh que non sans sujet ce discours me fait peur !

DON FÉLIX.

Il faut mourir, don Pèdre, ou venger mon honneur.

Mais, mon fils, je te vois l’âme toute interdite,

Et tu me parais froid sitôt que je t’excite.

Sais-tu déjà par où notre honneur est taché ?

Car un pareil malheur n’est pas longtemps caché :

Ou ton bras punissant une vie ennemie,

Aurait-il pu déjà venger notre infamie ?

DON PÈDRE.

Venger notre infamie !

DON FÉLIX.

Oui, mon fils, la venger :

Au prix de notre mal, c’est un fardeau léger.

Venge-moi, venge-toi.

DON PÈDRE.

Ne sachant pas l’offense...

DON FÉLIX.

Tu la sauras trop tôt, courons à la vengeance :

C’est par ce seul moyen, que notre honneur perdu

Ou le sera sans honte, ou nous sera rendu.

Mais, mon fils, sans rougir, te puis-je rendre compte

Du commun déplaisir qui nous couvre de honte ?

Épargne-moi, mon fils, la honte et le regret

De révéler moi-même un si fâcheux secret.

Dispense-moi, mon fils, d’un récit si funeste,

Va-t-en trouver ta sœur, apprends d’elle le reste :

Mais si tu m’aimes bien, parle lui doucement,

Parle lui de pardon plus que de châtiment,

En apprenant son mal, apprends-lui son remède :

Car enfin dans mon cœur mon sang pour elle plaide,

Et souviens-toi qu’elle est et ma fille et ta sœur.

DON PÈDRE.

Je sers mon ennemi contre mon propre honneur.

Ô Dieu ! que de malheurs sur moi le ciel assemble !

DON FÉLIX.

Don Pèdre, faisons mieux, allons la voir ensemble,

Et flattant sa douleur, tâchons de lui montrer...

DON PÈDRE.

Non, mon père, attendez, vous n’y pouvez entrer.

DON FÉLIX.

Moi, je n’y puis entrer ?

DON PÈDRE.

Je vous dis vrai, mon père,

Vous n’y pouvez entrer, moi vivant.

DON FÉLIX.

Quel mystère ?

Ou quelle extravagance ? es-tu dans ton bon sens ?

Et pourquoi ces soupirs et ces yeux languissants ?

Ôte-toi.

DON PÈDRE.

N’entrez pas, je garde cette porte.

DON FÉLIX.

Résister à son père et parler de la sorte !

Il ne me manquait donc, pour combler mon malheur,

Que ta raison blessée autant que mon honneur ?

DON PÈDRE.

Mon père, ma raison ne fut jamais plus saine :

Mais un juste sujet...

DON FÉLIX.

Ne crains-tu point ma haine,

Fils ingrat ?

 

 

Scène V

 

LÉONORE, LE COMTE, DON PÈDRE, DON FÉLIX

 

LÉONORE, derrière le théâtre.

C’est en vain, tu ne sortiras pas.

LE COMTE, derrière le théâtre.

Madame, ouvrez la porte, ou je la mets à bas.

DON FÉLIX.

Un homme chez ma fille, ô Dieu !

DON PÈDRE.

Contre son père

Défendre un ennemi !

LÉONORE, entrant sur le théâtre.

Quoi ! mon père et mon frère ?

LE COMTE.

Don Pèdre, à vos côtés je viens vaincre, ou mourir.

LÉONORE.

Cher comte, à tes côtés je suis prête à périr.

DON FÉLIX.

Mon fils, c’est l’ennemi qui nous perd et nous brave.

LE COMTE.

Il le nomme son fils !

DON FÉLIX.

Il faut que son sang lave

Notre commune offense, il faut que notre honneur

Revive dans la mort d’un lâche suborneur.

DON PÈDRE.

Je n’ai point à choisir, il faut sauver le comte.

Manquer à sa parole est la dernière honte.

DON FÉLIX.

Tu parles bas, mon fils ?

DON PÈDRE.

Mon père, il faudrait voir.

DON FÉLIX.

Ah, je n’ai vu que trop. Apprends-moi mon devoir.

LE COMTE.

De te trahir, don Pèdre, il m’eût été facile,

Quand chez moi contre moi je te servis d’asile :

Et chez toi cependant entre ton père et moi,

Je te vois hésiter comme un homme sans foi.

DON FÉLIX.

Quoi ! mon fils, aux raisons que sa peur lui suggère,

Ton cœur prête l’oreille et la ferme à ton père !

Il t’a sauvé la vie, il s’en est fait honneur ;

Mais il ravit le tien, l’insolent suborneur !

Vengeons, vengeons, mon fils, vengeons notre infamie !

DON PÈDRE.

Mon père, je lui dois ma parole et ma vie.

Vous me l’avez donnée, il me l’a pu ravir.

Chez lui contre moi seul, il a pu se servir

De sa rare valeur à ma perte animée

Par le sang répandu d’une personne aimée :

Il a pu se servir de valets contre moi,

Et vous étiez sans fils, s’il eût été sans foi.

DON FÉLIX.

Préfère une parole à la hâte donnée,

À ta gloire flétrie, à ta sœur subornée :

Va, va, sauve la vie à ton conservateur ;

Mais ne me nomme plus de la tienne l’auteur.

Oui, que je sois sans fils, qu’il nous tue ou qu’il meure.

LE COMTE.

Écoute-moi, don Pèdre ; et toi, vieillard, demeure.

Je sais donner la vie et la défendre aussi,

Et mon bras seul encor peut me tirer d’ici.

Mais du père et du fils, quand la fureur unie

Aurait versé mon sang et ma trame finie,

Indignes ennemis, pouvez-vous empêcher

Qu’on ne vous puisse un jour justement reprocher

Qu’un fils peu généreux, sans moi serait sans vie ;

Qu’un père, dont ma perte est la joie et l’envie,

Sans moi se trouverait sans fils et sans support,

Et que seul contre eux deux j’ai disputé ma mort ?

Pouvez-vous effacer une si noire tache ?

Pouvez-vous empêcher que l’Espagne ne sache

Que j’ai fait pour le fils bien plus que je n’ai dû ;

Enfin qu’il me doit tout, et ne m’a rien rendu ?

Venez après cela, venez, et fils et père,

Venez d’un bienfaiteur éprouver la colère.

DON FÉLIX.

Oui, seul et sans mon fils je m’expose à tes coups.

DON PÈDRE.

Mon père, où vous transporte un aveugle courroux ?

DON FÉLIX.

À me perdre, à te perdre, à poignarder ma fille.

Ô peste détestable à toute ta famille !

Il faut que sur le champ un poignard dans ton sein...

DON PÈDRE, arrêtant son père.

Ah que sur moi plutôt ce tragique dessein

Se commence et s’achève !

DON FÉLIX.

Ôte-toi.

LE COMTE, tout bas à Léonore.

Tout à l’heure

Gagnez vite la rue, et de là ma demeure.

DON FÉLIX.

Enfin donc, fils sans cœur, à quoi te résous-tu ?

DON PÈDRE.

À croire mon honneur, à croire ma vertu,

À garder ma parole, à venger mon offense.

DON FÉLIX.

Tu mets donc l’une et l’autre en égale balance ?

Tu lui fais perdre un frère, il suborne ta sœur ;

L’un est un déplaisir, l’autre est un déshonneur ;

L’un ne veut qu’un combat, l’autre veut une vie ;

L’un fait porter le deuil, et l’autre l’infamie.

Vois, vois, comme je sais me venger, et sans foi.

DON PÈDRE, voulant arrêter son père.

Mon père, si jamais...

DON FÉLIX.

Ne parle point à moi.

À part.

Je m’en vais enfermer cette imprudente fille

Dans sa chambre, et demain dans une austère grille.

Don Félix sort.

DON PÈDRE.

Comte, tu te vois seul, et connais aisément

Que plusieurs nous couvons te perdre en un moment,

Puisque je le pourrais seul et sans avantage.

Mais je dois pour le moins t’égaler en courage.

Tu sais que perdre un frère, et perdre son honneur,

N’est pas perte pareille entre les gens de cœur.

Ma générosité surpasse donc la tienne,

D’autant que ton offense est plus grand que la mienne.

Je paie avec usure un bien que tu m’as fait :

Mais ce n’est pas assez que tu sois satisfait ;

Il faut que je le sois. Ta mort seule est capable,

Si ton crime envers nous peut être réparable,

De mettre mon honneur en son premier éclat.

Sors donc : mais pour entrer tôt après au combat.

Un combat satisfait les mânes de ton frère ;

Ta mort satisfera moi, ma sœur et mon père.

Étant homme de cœur, tu la disputeras :

Mais le ciel est injuste, ou bien tu périras.

LE COMTE.

La chose gît en fait. Où te faut-il attendre ?

DON PÈDRE.

Dans la place, où je vais tout-à-l’heure me rendre.

LE COMTE.

Je n’attends pas longtemps.

DON PÈDRE.

J’ai hâte plus que toi,

De te voir seul à seul aux mains avecque moi.

Va-t-en donc.

DON FÉLIX revient.

Quoi ! mon fils ! il sort avec la vie ?

À qui te perd d’honneur tu ne l’as point ravie ?

DON PÈDRE.

Je le trouverai bien.

DON FÉLIX.

Trouve plutôt ta sœur,

Infâme confident d’un cruel ravisseur.

DON PÈDRE.

Quoi, mon père ! ma sœur...

Don Pèdre sort.

DON FÉLIX.

Est en fuite, est sauvée :

Mais ne te montre point qu’elle ne soit trouvée :

Ou plutôt, lâche fils, ne te montre jamais.

Je ne veux plus de fils, de. fille, ni de paix.

La lâcheté d’un fils, la honte d’une fille

Perdent également l’honneur de ma famille ;

Perdons-en la mémoire, et, sans plus différer.

Allons du souverain la justice implorer ?

Et s’il n’est point pour nous de justice à Tolède,

La violence alors sera notre remède.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CRISPIN, BÉATRIX

 

CRISPIN.

Pour te dire le vrai, j’adoptais la visite ;

Car tu la devais bien à mon rare mérite.

BÉATRIX.

Je venais seulement voir ton maître, et pour toi

Je ne te croyais pas en la maison du roi

Mais comment t’a-t-on pris ?

CRISPIN.

À ce bruit effroyable

Que l’on a fait la nuit, à la rumeur de diable

Qu’ont fait le fils, le père et le comte acharnés

À trouver maux nouveaux et se les dire au nez,

J’ai quitté le grabat, et j’ai suivi mon maître

Qui sortait furieux, et pâle comme un traître,

Jurant entre ses dents, nommant souvent sa sœur,

Et la donnant au diable, elle et son ravisseur.

De quartier en quartier il a cherché le comte :

Nous ne l’avons trouvé, ni lui, ni notre compte.

Un prévôt nous a pris, et nous a mis léans :

Léans, c’est un manoir qui ressemble à céans ;

Céans, c’est la prison ; prison, c’est où je peste ;

Pester, c’est dire, mort, tête, sang, je déteste.

Détester...

BÉATRIX.

Ah ! tais-toi, tu ris hors de saison.

CRISPIN.

Si bien que vous avez dégarni la maison ?

BÉATRIX.

Je t’ai conté comment la chose est arrivée.

CRISPIN.

Si bien que Léonore avec toi s’est sauvée ?

BÉATRIX.

Chez le comte.

CRISPIN.

Et sa sœur Cassandre ?

BÉATRIX.

Elle nous fit

Un merveilleux accueil ; sa bonté nous ravit ;

Enfin, ce n’est plus qu’un de ma maîtresse et d’elle.

CRISPIN.

Je t’apprends que mon maître est son amant fidèle,

Et c’est pour son sujet qu’à son frère germain

Il fit comme tu sais, perdre le goût du pain.

BÉATRIX.

J’appris hier cette mort pendant tout leur grabuge.

CRISPIN.

Cependant je verrai tantôt face de juge,

Cela ne me plaît point ; mais pourquoi sortiez-vous ?

BÉATRIX.

Parce qu’on ne parlait que de donner cent coups,

Et savez-vous de quoi ? de poignard ; et le père

Nous paraissait alors aussi fou que le frère.

Nous sommes chez le comte ; et ma maîtresse et lui

Ne s’aimèrent jamais tant qu’ils font aujourd’hui.

CRISPIN.

Nous sommes en prison, où Crispin et son maître

Sont, me semble, aussi mal qu’ils puissent jamais être.

Pour moi, je me console, et je rencontre ici

Des gens qui, comme moi, se consolent aussi :

Je viens de leur payer à tous ma bien-venue.

BÉATRIX.

Et moi, je m’en revais comme je suis venue.

CRISPIN.

En te remerciant.

BÉATRIX.

Il n’y a pas de quoi,

Sitôt qu’on te pendra, je prierai Dieu pour toi.

CRISPIN.

J’espère, à mes souhaits si Dieu prête l’oreille,

En même occasion te rendre la pareille :

Adieu, causeuse.

BÉATRIX.

Adieu.

CRISPIN.

Me viendras-tu revoir ?

BÉATRIX.

Si j’y viens, ce sera peut-être vers le soir.

 

 

Scène II

 

ZAMORIN, CRISPIN

 

ZAMORIN.

Elle a parbleu bon air ! quelle est cette princesse ?

CRISPIN.

Une fille de bien, qui pour moi s’intéresse.

ZAMORIN.

Elle n’est pas pourrie, et porte bien les pieds.

CRISPIN.

Sont-ils allés dormir nos braves conviés ?

ZAMORIN.

Ils se sentent un peu de votre bonne chère.

CRISPIN.

J’ai fait selon le lieu, le temps et la misère.

ZAMORIN.

Il faut se réjouir, car nous serons demain

Peut-être en l’autre monde, ou du moins en chemin.

Pour moi, déjà trois fois, en cette même place,

J’ai vu, comme l’on dit, le trépas face à face :

Je n’en ai pas moins bu, je n’en ai pas moins ri ;

Car s’en trouve-t-on mieux pour faire le marri ?

Vous ai-je pas fait voir des hommes d’importance ?

Vive Dieu, si jamais et l’Espagne, et la France

A vu pareille troupe, et de plus braves gens

En un lieu rassemblés par les mains des sergents !

Nous y tuons le temps à conter quelque histoire,

À jouer, à dormir, à ne rien faire, à boire ;

Et professons en tout d’agir en gens de bien.

CRISPIN.

Le seigneur Zamorin a dit bien, et très bien.

ZAMORIN.

Pour voir votre personne en ces lieux écrouée,

Je ne vous en vois pas l’humeur moins enjouée.

CRISPIN.

Aussi n’y suis-je pas pour la première fois.

ZAMORIN.

En avez-vous déjà tâté ?

CRISPIN.

Plus de deux mois,

Et pour n’avoir rien fait.

ZAMORIN.

Chacun en dit de même.

Enfin qui vous y mit ?

CRISPIN.

La passion extrême

Que j’eus pour un objet charmant.

ZAMORIN.

Dites-vous tout ?

CRISPIN.

Je vais vous raconter l’affaire jusqu’au bout.

Un avocat coquet à tête perruquée

Gardait bien chèrement une bourse musquée,

Je ne hais pas cela ; j’en devins amoureux ;

La donzelle n’eut pas le cœur fort rigoureux ;

Dans ma poche aussitôt l’amitié nous assemble.

L’avocat enragé de nous voir bien ensemble

(À vous dire le vrai j’avais ravi sa fleur)

Informa contre moi, me traita de voleur ;

On m’arrêta pour rapt ; me trouvant avec elle,

Je fus mis en prison séparé de la belle ;

J’alléguai mes raisons, dis qu’elle était à moi,

Et soutins qu’elle avait ma parole et ma foi :

L’avocat fit pourtant rompre le mariage,

Et, sans mes bons amis, j’étais longtemps en cage.

ZAMORIN.

Tous les hommes d’honneur sont malheureux ainsi :

Mais aujourd’hui pourquoi vous a-t-on mis ici ?

CRISPIN.

Pour aimer par excès.

ZAMORIN.

Est-ce une bourse encore ?

CRISPIN.

Non, mais un chien de maître, un vaurien que j’adore,

Allant, ce maître et moi, la nuit galantiser :

Et vous ne devez pas vous en scandaliser.

Car enfin l’homme est homme et sujet à faiblesse :

Comme chacun de nous cajolait sa maîtresse,

La justice est venue, et nous le fer au poing

Nous l’avons repoussée et poussée assez loin.

Notre maître d’abord a fait de sa main blanche

Une plaie au prévôt au-dessus de la hanche,

À de son lieutenant offensé le sternum ;

Et j’ai fait au greffier visage de guenon,

Lui faisant choir du nez la meilleure partie ;

L’estafilade est rare, et faite en symétrie ;

Elle lui sied fort bien, et partout passerait

Pour être naturelle à qui ne le saurait.

La plupart des archers sont blessés par mon maître.

ZAMORIN.

En est-il mort quelqu’un ?

CRISPIN.

Cela pourrait bien être.

Les cloches ont sonné, dit-on, auprès de là.

ZAMORIN.

Si cette affaire est vraie, et va comme cela,

Il y pourrait entrer un tant soit peu d’échelle :

Mais à l’homme de cœur ce n’est que bagatelle.

CRISPIN.

L’affaire, s’il vous plaît, soit secrète inter nos.

ZAMORIN.

Con licenza, patron. Je vais dire deux mots

À l’homme que je vois.

CRISPIN.

Volontiers, camarade.

Et moi, je vais dormir.

ZAMORIN.

Mon ami la Taillade,

Et qui t’amène ici ?

 

 

Scène III

 

LA TAILLADE, ZAMORIN

 

LA TAILLADE.

Le dessein de te voir.

ZAMORIN.

Tu me vois en prison.

LA TAILLADE.

Je viens de le savoir.

Ayant à te parler, d’une course inutile

J’ai fait en un moment tous les coins de la ville,

J’ai couru tous les lieux d’assemblée et d’ébat,

Où nous délibérons des affaires d’état.

Enfin, n’espérant plus d’avoir de tes nouvelles,

Par bonheur j’ai trouvé Jeanne des Écrouelles,

La veuve du boiteux qu’on pendit à Burgos.

ZAMORIN.

Celui qui t’accusa du vol des deux chevaux ?

LA TAILLADE.

Le même. Tu sais bien comme la vieille cause ;

Elle m’a dit ta prise, et m’en a dit la cause ;

Et moi, sans perdre temps, je te suis venu voir,

Enragé que ce soit en ce hideux manoir :

Mais il faut en sortir.

ZAMORIN.

T’a-t-elle dit l’affaire

Comme elle est ?

LA TAILLADE.

Je ne sais. Je la trouve peu claire

Comme elle la raconte.

ZAMORIN.

Un certain écolier

Galantisait la sœur de certain cavalier.

Ce certain cavalier, nous ayant bien fait boire,

Et bien payés aussi, pendant une nuit noire,

Nous posta cinq bretteurs, pour réduire à néant,

En pur assassinat, ce brave étudiant.

Ce brave étudiant n’était pas une poule.

Cinq nous l’attaquons seul ; seul il nous bat en foule,

Et donne au cavalier d’abord entre œil et bat,

De ces coups qu’entre nous on nomme échec et mat.

Le bourgeois s’accumule, et la justice arrive,

On m’attrape, on m’arrête, on demande qui vive,

Je ne dis pas le mot ; on me met en prison,

Où j’ai toujours dit non, ainsi que de raison.

On fait courir de nous un bruit sourd de galère :

Grâce à Dieu, je ne suis ni traître, ni faussaire.

Si l’on veut que je rame, eh bien ! je ramerai,

J’y suis maître passé ; mais je me vengerai,

Et certains happechairs en auront dans leurs panses.

LA TAILLADE.

Cher Zamorin, il faut pardonner les offenses,

Nous sommes tous chrétiens.

ZAMORIN.

Et quand tu m’as cherché,

Que voulais-tu de moi ?

LA TAILLADE.

Te mettre d’un marché

Pour lequel j’ai touché mille écus à bon compte.

ZAMORIN.

Est-ce affaire de sang ?

LA TAILLADE.

C’est pour tuer un comte,

Le même qui te tient si bien emprisonné,

On lui joue le tour pour un soufflet donné,

Un cartel de défi vers le soir nous l’amène,

Au bout du pont, où l’eau nous tirera de peine

D’ensevelir le corps.

ZAMORIN.

Vous faites bon marché :

Supprimer un seigneur pour si peu, c’est péché.

LA TAILLADE.

Il n’y faut pas songer, c’est une affaire faite.

ZAMORIN.

Qui seront les acteurs ?

LA TAILLADE.

Le Gaucher, la Cliquette,

Le Sévillan et moi.

ZAMORIN.

Vos armes ?

LA TAILLADE.

Sont à feu.

ZAMORIN.

L’épée et le poignard assurent mieux un jeu.

LA TAILLADE.

Nous aurons l’un et l’autre.

ZAMORIN.

Ah ! par ma foi, j’enrage

De n’en pouvoir pas être, et de me voir en cage.

LA TAILLADE.

Tu n’y vieilliras pas.

ZAMORIN.

Qui m’en empêchera ?

LA TAILLADE.

Ce bel argent de Dieu que la Taillade aura.

Seul je touche deux parts, écoute...

 

 

Scène IV

 

LE PRÉVÔT, DON PÈDRE, ZAMORIN

 

LE PRÉVÔT.

Que l’on sorte.

Demeurez, Zamorin, et poussez cette porte.

DON PÈDRE.

On m’impute la mort d’un certain don Louis,

Dont je suis déchargé par les témoins ouïs.

Un seigneur Zamorin, un brave à toute outrance,

Ne m’ira pas charger contre sa conscience,

Et ne voudra jamais à mes dépens mentir,

Quand bien pour ce sujet on le ferait sortir.

LE PRÉVÔT.

Dites la vérité, Zamorin.

ZAMORIN.

Dieu me garde

De la cacher jamais. Car plus je le regarde,

(C’est pourtant l’écolier, je le reconnais bien),

Le coupable et monsieur ne ressemblent en rien.

Celui dont vous parlez, était rouge au visage,

Plus petit que monsieur, et plus gros de corsage,

Il était gras à lard, dans sa taille enfoncé ;

Des jambes il faisait un Y grec renversé ;

Car il était cagneux, afin que je m’explique ;

Et monsieur est bien fait, et droit comme une pique.

Ma déposition seule en vaut plus d’un cent.

DON PÈDRE.

Je vous laisse à juger si je suis innocent.

ZAMORIN.

Je vous le maintiens tel, au péril de ma vie.

LE PRÉVÔT.

La déposition aide fort à l’envie

Que j’ai de vous servir.

DON PÈDRE.

De l’obligation

Je me revancherai.

LE PRÉVÔT.

Même sans caution

On peut vous élargir, dès le moment qu’au comte

Des informations on aura rendu compte.

Vous n’êtes ni connu, ni chargé des témoins :

Sans un plus fort indice, on ne peut faire moins

Que de vous laisser libre : en tout cas, cette affaire

Irait à quelques frais, qu’il faudrait encor faire,

Je ne dis pas pour moi, qui n’aime pas le bien :

Mais vous savez, monsieur, qu’on ne fait rien pour rien.

Le prévôt s’en va.

DON PÈDRE.

Mon brave, je vous suis tout-à-fait redevable.

ZAMORIN.

Des hommes je serais le plus abominable,

Et pire qu’un poltron enté sur un voleur,

Si je n’avais servi votre rare valeur.

Je vous ai vu de près, et n’ai vu de ma vie

Homme dont la valeur m’ait donné plus d’envie,

Et même ait donné plus à la mienne à songer.

Au reste vous saurez que le comte étranger

Qui vous retient ici, vous payera la dette.

DON PÈDRE.

Qu’entendez-vous par-là ?

ZAMORIN.

Que son affaire est faite.

Quelques braves, tous gens de parole et d’effet,

Tantôt auprès du pont lui donneront son fait.

Un seigneur de la cour, pourvu que l’on l’assomme,

Leur doit payer comptant une notable somme.

Un cartel supposé l’amène au rendez-vous,

Où leurs bras agiront et pour eux et pour vous.

DON PÈDRE.

Je vous suis obligé d’une telle nouvelle.

ZAMORIN.

Le secret.

DON PÈDRE.

Vous verrez comme je suis fidèle.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, DON PÈDRE, ZAMORIN

 

CRISPIN.

Le soleil éclipsé sous un sombre brouillas,

Ou bien, si vous voulez, sous un noir taffetas,

Demande à vous parler.

DON PÈDRE.

Que dis-tu ?

CRISPIN.

Qu’une femme

Dont la mine à mon sens est plus d’une grand’dame

Que d’un moulin à vent, demande à vous parler.

DON PÈDRE.

Elle prend mal son temps, et peut bien s’en aller.

CRISPIN.

Elle n’en fera rien ; car elle est résolue

De vous voir, en dût-elle être ici retenue.

DON PÈDRE.

Je suis bien éloigné de songer à l’amour.

Mais la voici qui vient. Mon brave, au premier jour

Nous nous revancherons.

ZAMORIN.

Brisons là, je vous prie ;

Je voudrais faire plus pour votre seigneurie.

DON PÈDRE.

Madame, l’on m’a dit que vous me demandiez.

 

 

Scène VI

 

CASSANDRE, DON PÉDRE, CRISPIN, LISETTE

 

CASSANDRE.

Oui, brave cavalier, sachant qui vous étiez,

Sachant votre prison, et que votre noblesse

Est riche de mérite et manque de richesse,

Je viens vous en offrir : mais à condition

Que, sans vous informer de ma condition,

Sans vouloir par mon nom connaître ma personne,

Vous me saurez bon gré de ce que je vous donne.

DON PÈDRE.

Quand le ciel m’aurait fait d’humeur à recevoir,

Je ne puis accepter votre offre sans vous voir,

Ni vous en savoir gré devant que vous connaître.

Je crains le nom d’ingrat, je croirais déjà l’être,

Acceptant un bienfait dont j’ignore l’auteur,

M’irai-je faire ingrat de gaieté de cœur ?

CASSANDRE.

Votre raisonnement mes bons desseins élude.

Et l’esprit y paraît plus que la gratitude.

Je sors d’auprès de vous, le visage confus ;

Car je ne pensais pas y trouver un refus.

Ce que je vous offrais, et qui n’a pu vous plaire,

Me coûtait mille fois plus a dire qu’à faire :

Peut-être en l’acceptant, eussiez-vous obtenu

De savoir un secret qui vous est inconnu,

Et qui vous préparait une bonne fortune :

Mais je ne songe pas que je vous importune.

DON PÈDRE.

Madame, je vois bien qu’il faut vous obéir,

Mais souhaiter vous voir est-ce se faire haïr ?

Et sans vous offenser...

CASSANDRE.

Vous tenez l’impossible.

Je ne saurais vous voir, sans vous être invisible ;

Ou bien vous vous tiendrez à mes conditions,

Ou bien...

Elle parle bas.

CRISPIN.

Vous venez donc, comme des visions,

Tenter les prisonniers ? montre-moi ton visage,

Ange de taffetas.

LISETTE.

Tu cherches ton dommage,

Et si tu m’avais vue...

CRISPIN.

En perdrais-je les yeux ?

LISETTE.

Tu perdrais ta franchise.

CRISPIN.

Eh bien ! voyons, tant mieux.

Mais j’aperçois venir le diantre qui m’emporte,

Ah, mon cher maître !

DON PÈDRE.

Eh bien qu’as-tu ?

CRISPIN.

Près de la porte

Je viens de voir le comte.

CASSANDRE.

Ah mon Dieu ! cachez-moi,

C’est mon frère !

DON PÈDRE.

Et c’est vous, madame ?

CRISPIN.

Et c’est donc toi,

Lisette ?

DON PÈDRE, les faisant cacher.

Entrez, entrez vitement.

CRISPIN.

S’il l’a vue,

Nous allons voir beau jeu.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, DON PÈDRE

 

LE COMTE.

Ma visite imprévue

Vous surprend.

DON PÈDRE.

Il est vrai que vous me surprenez,

Vous me rendez visite et vous m’emprisonnez.

Venez-vous empirer le sort d’un misérable ?

Vous repaître les yeux du malheur qui m’accable ?

Insulter au captif, sans défense et sans mains ?

Comte, ces sentiments sont bas, sont inhumains,

Et je vous aurais cru d’âme trop généreuse,

Pour vous venger de moi par une voie honteuse,

De moi, qui me vois pris pour vous avoir cherché !

LE COMTE.

Cessez d’expliquer mal ce qui vous est caché.

Vous sortirez demain, n’ayant point de partie,

Et nous nous chercherons après votre sortie.

DON PÈDRE.

Et qui me fait sortir ?

LE COMTE.

Moi, que vous blâmez tant.

DON PÈDRE.

C’est vous qui me rendez ce service important ?

LE COMTE.

C’est moi-même, et qui viens, afin que rien n’y manque,

D’affirmer qu’un des miens vous vit à Salamanque,

Le jour que don Louis fut tué par vos mains.

Ces sentiments sont-ils fort bas, fort inhumains ?

Et savons-nous aussi porter loin la bravoure ?

DON PÈDRE.

Ô Dieu ! sera-ce à moi d’avoir toujours à coure !

Mais ennemi que j’aime et qu’il faudra pourtant

Que je perde, ou périr moi-même en combattant ?

Si vous me délivrez, est-ce qu’il vous importe

Que ce soit tout à l’heure, ou demain que je sorte ?

LE COMTE.

Il m’importerait peu que ce fût à l’instant,

Si ce n’est qu’à ma gloire il est fort important,

Quand vous serez sorti, de vous chercher moi-même ;

Et cependant il faut par un malheur extrême,

Que le reste du jour, quand vous me chercheriez,

Je me cache où jamais vous ne me trouveriez.

Quelle hâte avez-vous de sortir tout à l’heure ?

Attendez à demain.

DON PÈDRE.

Il m’importe, ou je meure.

LE COMTE.

Faisons donc quelque trêve.

DON PÈDRE.

Oui, donnez-moi la main,

Mais à condition qu’elle cesse demain.

LE COMTE.

Il faut, querelle à part, que de mes bras j’embrasse

Mon plus grand ennemi, quelque mal qu’il me fasse.

DON PÈDRE.

Faut-il en même temps vous aimer, vous haïr ?

Mais, mon père...

 

 

Scène VIII

 

DON FÉLIX, DON PÈDRE, LE COMTE

 

DON FÉLIX.

Oui, mon fils, c’est fort bien m’obéir,

C’est croire les conseils d’un père, c’est les suivre ;

Fils ingrat, fils poltron, fils indigne de vivre,

Tu venges donc ainsi ton honneur offensé ?

Et satisfais ainsi ton père courroucé ?

Tu te souviens ainsi de ta sœur subornée ?

Et tu gardes ainsi ta parole donnée ?

Toi qui la sais garder si rigoureusement,

Que tu fais moins d’état de moi que d’un serment.

Et ne m’avais-tu pas engagé ta parole

De venger mon honneur sur celui qui le vole ?

Et par ces mêmes bras dont tu l’as embrassé,

Que je verrais son corps de mille coups percé ?

S’il avait eu des miens une pareille étreinte,

Encor que leur vigueur soit déjà presque éteinte,

Ils auraient déchiré son cœur en un instant,

Et si je t’embrassais, ils t’en feraient autant.

Peux-tu bien, sans pleurer, me voir pleurer, infâme ?

Vois, vois couler mes pleurs, c’est le sang de mon âme :

Au péril d’épuiser mon corps de tout le sien,

Je répandrai celui qui fait glacer le tien.

Mais laissons-là ce fils qui faisait tant le brave,

Qui fait aux yeux d’un père une action d’esclave ;

Ce malheureux verra son vieux père, aujourd’hui,

Vaincre ou mourir, plutôt que vivre comme lui.

Tu te ris, insolent, de ma vaine menace,

Mais mes ans ont encor du feu parmi leur glace :

L’insolence est souvent réduite à supplier ;

Le bras qui fait les grands, peut les humilier.

Tiens- toi bien.

Don Félix sort.

LE COMTE.

Vous avez un père fort colère.

DON PÈDRE.

Comte, n’en parlons point, car enfin c’est mon père.

À bien considérer combien vous l’offensez,

Et qu’il nous a trouvés tout à l’heure embrassés,

Mettez-vous à sa place ; est-il homme si sage,

Offensé comme il est par un dernier outrage,

Qui ne suive d’abord son premier mouvement,

Et qui ne m’eût traité comme lui rudement ?

LE COMTE.

Je vous l’avoue : adieu, nous nous verrons peut-être

Demain ; mais d’aujourd’hui je ne saurais paraître,

Ayant à m’occuper jusqu’au soir.

DON PÈDRE.

Je saurai

Bientôt où vous serez.

LE COMTE.

Je vous exempterai

Du soin de me chercher.

 

 

Scène IX

 

LE PRÉVÔT, LE COMTE, DON PÈDRE

 

LE PRÉVÔT.

Monsieur, à la requête

Du seigneur don Félix, avec regret j’arrête

Un homme comme vous.

LE COMTE.

Moi ! m’arrêter ! comment ?

Et pourquoi ?

LE PRÉVÔT.

C’est, monsieur, pour un enlèvement.

DON PÈDRE.

J’en ai de déplaisir plus que vous l’âme atteinte :

Mais comment a-t-il pu faire sitôt sa plainte ?

LE PRÉVÔT.

Avant que de venir il avait obtenu

Le décret. Vous savez à quoi je suis tenu :

Si d’ailleurs je pouvais par quelque bon office

Qui dépendît de moi, vous rendre du service ;

Car sur moi vous avez un absolu pouvoir.

LE COMTE.

Monsieur, vous avez fait en tout votre devoir,

Laissez-nous ici seuls, et qu’on sache à la porte

Que je n’empêche point que don Pèdre ne sorte.

LE PRÉVÔT.

L’ordre est déjà donné.

LE COMTE.

Laissez-nous donc ici.

Le prévôt s’en va.

DON PÈDRE.

Je suis fâché de voir que l’on vous traite ainsi ;

Mais fiez-vous à moi, je vous donne parole

De vous faire passer au travers de la geôle,

Sans que d’aucun geôlier vous soyez arrêté.

LE COMTE.

Je me croirais par vous comme ressuscité :

Car enfin je me meurs de regret et de honte,

De ce qu’on peut penser que je fais peu de compte

De garder ma parole, alors que j’ai promis,

Moi, qui la sais garder même à mes ennemis.

Je me bats aujourd’hui, puisqu’il vous faut tout dire,

Et dans une heure ou deux, tout au plus tard, expire

Le temps que je me dois trouver au rendez-vous :

J’y manque, on m’emprisonne, et tout cela pour vous.

Mais quel pouvoir, don Pèdre, avez- vous sur la porte ?

DON PÈDRE.

Pourvu que vous sortiez, comte, que vous importe

Comment vous sortirez ? Je vous ferai sortir,

Mais à condition de ne se départir

D’un ordre très exprès qu’il faut que je vous donne.

LE COMTE.

Je ne manquai jamais de parole à personne.

DON PÈDRE.

Je saurai bien d’ailleurs prendre mes sûretés.

Venez.

LE COMTE.

Jusques ici, nos générosités

Ont fait tous nos combats.

DON PÈDRE.

Il faut qu’elles finissent

Bientôt par un duel.

LE COMTE.

Si mes vœux s’accomplissent,

Ce sera par la paix.

DON PÈDRE.

Nous le saurons demain,

Si nous nous voyons seuls, et le fer à la main.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CRISPIN, DON PÈDRE

 

CRISPIN.

La peste, mon patron, et que vous en savez !

Et quel homme êtes-vous, qui si bien les sauvez,

Qui si bien les prisons fourbez à la sourdine ?

Votre esprit en sait plus que n’en dit votre mine.

DON PÈDRE.

N’ai-je pas fait sortir le comte adroitement ?

CRISPIN.

Sa sœur n’a-t-elle pas tremblé cruellement ?

Voyant à ses talons son frère et non Lisette,

Elle aura bien pesté contre vous, la coquette.

DON PÈDRE.

Tais-toi, fat.

CRISPIN.

Ce grand comte en femme travesti,

Avait plus peur que vous alors qu’il est sorti.

Déguisé d’une robe, et couvert d’une mante,

Il sentait son fantôme, et non pas sa servante.

Au reste il cheminait si masculinement,

Que je me divertis d’y songer seulement !

Mais hasarder ainsi sa sœur sur sa parole,

C’est, ne vous en déplaise, une action très folle :

Car enfin, par hasard, par curiosité,

Ou comme vous voudrez, ce mystère éventé,

C’était à vous à courre, et cette pauvre fille

Tombait de mal en pis, allait de cage en grille,

Était au moins rasée, et par provision,

Son beau teint recevait quelque contusion.

DON PÈDRE.

Aussi ne m’y fiant que de la bonne sorte,

N’as-tu pas remarqué qu’au sortir de la porte

Je l’ai toujours suivi, jusqu’à tant que sa sœur

Se séparant de lui, se soit mise en lieu seur ?

CRISPIN.

La pauvrette pour vous de la sorte engagée,

De ce bon tour d’ami vous est fort obligée :

Mais avouez, monsieur, que vous ne l’avez fait

Que pour passer partout pour cavalier parfait ;

Que pour passer partout pour Oreste, ou Pylade :

Et tout cela, monsieur, qu’est-ce ? fanfaronnade.

Et Lisette en prison ?

DON PÈDRE.

On la délivrera

Avecque de l’argent, le plus tôt qu’on pourra.

CRISPIN.

Et si l’on la demande ?

DON PÈDRE.

Elle est à la campagne.

CRISPIN.

Ma foi, vous êtes fourbe, et le plus grand d’Espagne.

Mais j’ai bien d’autres soins que vos folles amours,

Et qui me touchent plus ; changeons donc de discours.

À quoi bon, cher monsieur, ce mortel équipage ?

À quoi ce pistolet, instrument de carnage ?

À quoi bon ce poignard, cette épée ? et pourquoi

Tant de fer, et vouloir que j’en prenne aussi, moi ?

DON PÈDRE.

Je te mène à la gloire.

CRISPIN.

Ah ! je m’appelle gloire !

Je ne tâchai jamais d’avoir place en l’histoire.

Vous n’êtes pas plus tôt délivré de prison,

Que comme un furieux, un homme sans raison,

Au sortir d’un malheur, vous entrez dans un autre.

Je ne vois point d’esprit bâti comme le vôtre.

DON PÈDRE.

Ignorant mon dessein...

CRISPIN.

Je crois qu’il est fort beau.

Vous allez vous baigner ? ou bien laisser dans l’eau

Mille sales acquêts que votre seigneurie

Aura peut-être faits dans la Conciergerie ?

Allez-vous près du pont dérober les passants ?

Enfin qu’allez-vous faire, homme de peu de sens ?

DON PÈDRE.

Je vais me battre.

CRISPIN.

Eh quoi, vous en tâtez encore !

Au nom de Dieu, monsieur, que vos desseins j’ignore.

Et, de grâce, écoutez quatre mots seulement.

On ne nagea jamais plus pitoyablement

Que moi, si pour cela vous cherchez la rivière :

Si c’est pour le combat, je recule en arrière,

Vous m’avez vu cent fois de vos yeux reculer.

Je pourrais vous servir si vous alliez voler ;

Mais je ne le crois pas. Permettez-moi, beau sire,

Puisque vous me savez très habile homme à nuire,

Que je suis trop prudent, et vous trop hasardeux,

Que j’aille m’ébaudir pour un quart d’heure ou deux.

DON PÈDRE.

Oui, je te le permets : mais tantôt je proteste,

Si tu dis où je suis...

CRISPIN.

Je me doute du reste,

Adieu, monsieur, adieu.

DON PÈDRE.

Voici le lieu fatal.

Où j’espère acquérir un honneur sans égal.

Mais quelqu’un vient ici : ce sont mes hommes mêmes.

Cachons-nous.

 

 

Scène II

 

LA TAILLADE, QUATRE BRAVES

 

LA TAILLADE.

Grâce à Dieu, peu de visages blêmes

Entre quatre bretteurs que nous sommes ici :

Mais ils sont tous choisis par La Taillade aussi.

Mes braves compagnons, nous devons rendre compte

De cinq cents écus d’or, ou de la mort d’un comte ;

Nous sommes bien payés, soyons loyaux marchands,

Je hais plus que la mort tous les hommes méchants.

Si j’étais bien payé pour mettre à mort mon frère,

Je le ferais mourir sans faire de mystère.

Amorçons nos fusils, visitons nos couteaux,

Et n’allons pas ici, messieurs, faire les veaux :

Si nous opérons mal, nulle miséricorde ;

Il y va de la roue, ou du moins de la corde.

Notre homme vient à nous, je m’en vais l’amuser,

Mais surtout prenez garde à bien arquebuser ;

Ajustez bien vos coups sans faire d’équivoque ;

Paraissez à propos, quand il faudra qu’on choque.

Cachez-vous cependant dans ce vieux bâtiment.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, DON PÈDRE, LA TAILLADE, TROIS BRAVES

 

LE COMTE.

Cavalier, je n’ai pu venir plus promptement,

Mais sachons si c’est vous que je dois satisfaire.

LA TAILLADE.

Oui, c’est moi.

LE COMTE.

Je ne sais ce que j’ai pu vous faire,

Car je ne pense pas vous avoir jamais vu.

Ah, traîtres ! tant de gens me prendre à l’impourvu ;

Mais quand bien vous seriez encore davantage,

Je vous ferais périr.

DON PÈDRE, tuant un des braves d’un coup de pistolet.

Je suis pour vous ; courage,

Le plus méchant est mort.

LA TAILLADE.

Mon arme a pris un rat.

DON PÈDRE.

Ils fuient, les poltrons.

LE COMTE.

Suivons-les.

LA TAILLADE, en fuyant.

Quelque fat

Se ferait assommer.

DON PÈDRE.

Laissez, laissez-les vivre.

Songez à vous défendre, au lieu de les poursuivre.

LE COMTE.

Me défendre ? et de qui ?

DON PÈDRE.

De moi.

LE COMTE.

De vous !

DON PÈDRE.

De moi.

LE COMTE.

Pourquoi me voulez-vous tant de mal ?

DON PÈDRE.

Je le doi.

LE COMTE.

Vous m’aviez obligé de me venir défendre,

Et mes bienfaits pouvaient sans doute vous le rendre ;

Mais si me défendant vous m’aviez obligé,

M’appelant au combat vous m’avez outragé.

Sans vouloir pénétrer dans cette extravagance,

Je veux bien contre vous me battre à toute outrance ;

Mais avant, contentez ma curiosité,

Et ne vous couvrez plus d’un visage emprunté.

DON PÈDRE.

Vous n’y trouverez pas un grand sujet de joie.

LE COMTE.

Il ne m’importe, ôtez le masque, et qu’on vous voie.

DON PÈDRE.

Je l’ôte.

LE COMTE.

Ô Dieu ! c’est vous, don Pèdre, et qui l’eût cru ?

DON PÈDRE.

Je pense avoir payé ce que je vous ai dû :

De votre part aussi vous en ferez de même,

Et me satisferez.

LE COMTE.

Mon regret est extrême,

D’avoir à me servir de mon bras contre vous.

DON PÈDRE.

Je le crois : mais enfin que dirait-on de nous ?

Ne différons donc plus, bannissons la tendresse,

Ne faisons plus agir que la force et l’adresse.

LE COMTE.

Défends-toi, nous faisons trop languir notre honneur.

DON PÈDRE, son épée se casse.

Du premier coup je suis sans épée ? ô malheur !

LE COMTE.

Il faut mourir, don Pèdre, ou demander la vie.

DON PÈDRE.

J’aime mieux mille fois qu’elle me soit ravie

Que de la demander, fais ce que tu pourras.

LE COMTE.

Ta mort est en mes mains.

DON PÈDRE.

Et ma vie en mes bras.

LE COMTE.

Non, non, de ta valeur la mienne est trop éprise,

Je t’attendrai, cours vite, et reviens sans remise,

Lorsque tu te seras d’un autre fer pourvu.

DON PÈDRE.

Ô Dieu ! faut-il encor qu’un malheur imprévu

Me surprenne et me rende envers vous redevable !

Je reviens à l’instant.

LE COMTE.

Du corps d’un misérable,

Je ne me trouve pas fort bien accompagné,

Et je pourrais de meurtre en être soupçonné.

Tâchons donc de jeter au fond de la rivière

Ce corps, dont les corbeaux devraient être la bière.

Je vois du monde ; il faut l’aller jeter plus bas.

 

 

Scène IV

 

CRISPIN, BÉATRIX, LÉONORE, CASSANDRE

 

CRISPIN.

Les porteurs sont fourbus.

BÉATRIX.

Ou pour le moins bien las.

CRISPIN.

Madame, c’est ici que j’ai laissé mon maître,

Je ne sais pas pourquoi, pour se battre peut-être.

LÉONORE.

IL n’y paraît personne. Ah ! je n’en doute plus,

C’en est fait : et nos pas sont ici superflus.

Si l’un d’eux ou tous deux ont achevé de vivre,

Ils m’auront enseigné par où je les dois suivre :

N’en doutez point, Cassandre, en un malheur pareil

De mon seul désespoir je suivrai le conseil.

Alors, aimable sœur d’un peu sincère frère,

Peut-être ferez-vous ce qu’il aurait dû faire,

Vous aurez de mes maux quelque compassion.

CASSANDRE.

J’ai besoin, comme vous, de consolation :

Nous craignons, vous et moi, pour deux aimables frères,

Nous ne craignons pas moins pour leurs chers adversaires,

Je ne vous trouve pas plus à plaindre que moi.

LÉONORE.

Ô Dieu ! n’est-ce pas là le comte que je vois,

Sans chapeau, sans casaque, au bord de la rivière ?

D’un funeste accident j’ai la peur toute entière,

Je le vois dans l’état qu’on est quand on se bat,

Je n’en dois plus douter, ils ont fait leur combat,

Il est seul, et mon frère aura perdu la vie,

Et le barbare comte a sa rage assouvie.

Et mon malheur est tel, que si j’ose songer

À me venger sur lui, c’est sur moi se venger.

Allons, Cassandre, allons trouver ce sanguinaire,

Allons lui demander votre amant et mon frère.

Ô méchant, que mes yeux ont peine à regarder !

Qu’as-tu fait de mon frère ?

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LÉONORE, CASSANDRE, CRISPIN

 

LE COMTE, sortant du bord de l’eau.

Avais- je à le garder ?

LÉONORE.

Oui, traître, tu l’avais, si ton âme cruelle

M’avait aimée autant que je te suis fidèle.

Que tu te sais bon gré, dis-moi la vérité,

De m’avoir fait ouïr une brutalité !

Avais-je à le garder ? ô réponse barbare !

LE COMTE.

Madame, il n’est pas mort ; mais votre esprit s’égare.

LÉONORE.

Perfide ! mon esprit n’a point à s’égarer :

Il s’égara dès lors qu’il t’ouït soupirer,

Que sur de faux soupirs et sur de fausses plaintes,

Il crut trop aisément à tes promesses feintes :

Mais tu sais bien mon faible et que j’ai trop d’amour ;

Tu peux impunément m’offenser chaque jour.

Si du bien que je perds le penser m’est funeste,

Il ne me l’est pas moi us pour celui qui me reste.

Tout ingrat que tu m’es, je ne te puis haïr,

Et ma bouche ne peut longtemps mon cœur trahir.

LE COMTE.

Consolez-la, ma sœur.

CASSANDRE.

Console-moi toi-même ;

Tu m’es plus odieux cent fois qu’elle ne t’aime.

LE COMTE.

Je crois qu’un même mal vous fait parler ainsi.

CASSANDRE.

Oui, don Pèdre m’aimait, et je l’aimais aussi.

LE COMTE.

Je vous trouve en sa mort toutes deux bien à plaindre.

CASSANDRE.

Peut-être verras- tu que je suis bien à craindre.

LE COMTE.

Ce pendant crue ma sœur pleurera le trépas

De cet aimable mort, qui pourtant ne l’est pas,

Madame, vous plaît-il... Mais je vois votre père,

Qui vient me demander encore votre frère.

Si ce mort revenait, il m’épargnerait bien

Des contestations qui ne servent de rien.

 

 

Scène VI

 

DON FÉLIX, UN PRÉVÔT et SA SUITE,
LÉONORE, CRISPIN

 

DON FÉLIX.

Ne l’aperçois-je pas ma déloyale fille.

Cet opprobre honteux d’une illustre famille ?

Mais le ciel juste enfin me la fait retrouver,

Et son amant ici ne saurait la sauver.

LE COMTE, à part.

Ce vieillard et ces gens me donnent de la peine.

LE PRÉVÔT.

Monsieur, vous êtes pris, la résistance est vaine.

LE COMTE.

Et qu’ai-je fait, messieurs ?

DON FÉLIX.

Tu viens de me tuer

Un fils, et tu me dois aussi restituer

L’honneur que me ravit une fille enlevée.

LE COMTE.

Si don Pèdre est vivant, si sa sœur est trouvée,

Qu’aurai-je fait encor ?

DON FÉLIX.

Tu t’en ris, inhumain !

Et ton habit sanglant et ta sanglante main

Ne convainquent que trop ton âme meurtrière.

LE COMTE.

Qu’aurais-je fait du corps ?

DON FÉLIX.

Il est dans la rivière.

LE PRÉVÔT.

On vous l’a vu jeter.

DON FÉLIX.

Le voilà bien confus !

LE COMTE.

Eh bien ! vous me tenez, ne contestons donc plus.

LE PRÉVÔT.

S’il vit, vous n’aurez pas grand sujet de vous plaindre.

DON FÉLIX.

Tant que je l’aie vu vivant, j’ai tout à craindre.

Qu’as-tu fait de ton maître ?

CRISPIN.

Armé comme un voleur

Il est tantôt venu jusqu’ici...

DON FÉLIX.

Mon malheur

N’est que trop avéré !

CRISPIN.

Le regard fort funeste,

Et l’esprit fort hargneux. J’ignore tout le reste.

J’ai couru vous chercher, et ne vous trouvant pas,

J’ai trouvé votre fille, elle a doublé le pas

En Basque, et cette dame est venue avec elle :

De tout ce que je sais, c’est le récit fidèle.

DON FÉLIX.

Hélas ! mon fils est mort !

CRISPIN.

Il était fort mortel ;

Si peu que je l’ai vu, je l’ai reconnu tel.

DON FÉLIX.

Ôte-toi, mal plaisant et froid bouffon.

LÉONORE.

Mon père !

DON FÉLIX.

Oses-tu me parler sans craindre ma colère ?

Oses-tu sans rougir paraître au jour ainsi ?

CRISPIN.

Défâchez-vous, mortels, je vois venir ici,

De tant de gens fâchés l’infaillible remède :

C’est comme qui dirait don Pèdre de Cespède.

 

 

Scène VII

 

DON PÈDRE, LE COMTE, DON FÉLIX, LÉONORE, BÉATRIX, CRISPIN, etc.

 

DON PÈDRE.

Mon père et des archers !

LE COMTE.

Eh bien ! ton fils tué,

Impétueux vieillard, t’est-il restitué ?

DON FÉLIX.

Je te revois encore, agréable surprise !

CRISPIN.

Ou je me trompe fort, l’affaire est en sa crise.

DON PÈDRE.

Il entre du Crispin ici : mais si tantôt

Je te trouve à l’écart...

CRISPIN.

Ah, fouillez-moi plutôt,

Si j’ai parlé de rien.

LE COMTE.

Don Pèdre, l’on m’arrête

Pour vous avoir tué.

DON FÉLIX.

Non ; c’est à ma requête,

Pour avoir enlevé ma fille ; et je prétends

Qu’un mariage seul peut nous rendre contents.

LE COMTE.

Don Félix, ce n’est pas par tant de violence,

Que tu devrais tâcher d’avoir mon alliance ;

Quand tout le monde entier prendrait parti pour toi,

La chose dépendrait encor toute de moi.

Mais de puissants motifs en ta faveur combattent,

Et les fiers sentiments de mon âme s’abattent.

Je connais ton mérite et sais ta qualité,

Et tu sauras aussi ma générosité.

Je ne refuse plus d’épouser Léonore :

Mais d’un frère perdu la douleur dure encore.

Triste et couvert de deuil sous l’hymen m’engager !

Épouser une sœur ! d’un frère se venger !

Sont-ce des actions qui s’accordent ensemble ?

Il faut les accorder, si l’hymen nous assemble,

Il faut haïr le frère, il faut aimer la sœur,

Il faut croire l’amour, il faut croire l’honneur,

La raison veut aussi que je vous satisfasse.

DON PÈDRE.

À cet honneur insigne ajoutez une grâce ;

Peut-être ignorez-vous que j’aime votre sœur

Avec tous les respects, avecque tout l’honneur

Qu’elle peut exiger d’un esclave fidèle :

Elle sait les tourments que j’ai soufferts pour elle,

Et que pour son sujet le destin a permis,

Le funeste accident gui nous rend ennemis :

Le ciel me soit témoin, que défendant ma vie,

Quand sans votre secours elle m’était ravie,

Si j’eusse reconnu l’auteur d’un tel dessein,

J’eusse à son fer cent fois laissa percer mon sein,

Ou peut-être cherché mon salut en ma fuite,

Plutôt que repousser son ardente poursuite.

Je me vis attaquer d’un jeune homme en fureur,

Et comme il me pressait avec plus de vigueur

Que les lâches poltrons que nous mîmes en fuite,

Jugez où ma valeur se trouva lors réduite.

J’avais à me défendre, ou j’avais à mourir.

Prêt de périr moi-même, ou de faire périr,

Il est plus naturel de choisir l’un que l’autre,

Et c’est comme arriva mon malheur et le vôtre.

Mais, monsieur, me donnant Cassandre, cet honneur

D’un ennemi vous fait un frère, un serviteur.

LE COMTE.

Vous aimez donc ma sœur, don Pèdre ?

DON PÈDRE.

Je l’adore.

LE COMTE.

Elle est à vous, et moi je suis à Léonore.

LÉONORE.

Mon père, pardonnez.

DON FÉLIX.

Tout n’a que bien été,

Hasardant votre honneur vous l’avez augmenté.

LE COMTE, à don Félix.

Allons chez vous, monsieur, car un logis funèbre

N’admet point d’action si gaie et si célèbre,

Que celle dont un jour nos illustres neveux,

Si la bonté du ciel en accorde à nos vœux,

Auront à se vanter chez les races futures,

Tant de nos procédés et de nos aventures,

Que de l’état heureux où l’amour nous a mis,

Nous faisant appeler généreux ennemis.

CRISPIN.

Béatrix de mon cœur.

BÉATRIX.

Cher Crispin de mon âme.

CRISPIN.

De ces heureux amants faisons l’épithalame.

BÉATRIX.

J’en suis : souhaitons-leur des filles et des fils

De l’humeur de Crispin.

CRISPIN.

Ou bien de Béatrix. 

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