Les trois Dorotées (Paul SCARRON)

Comédie en cinq actes et en vers.

 

Personnages

 

DON DIÈGUE GIRON, fiancé avec Hélène, et amoureux de Lucie

DON FÉLIX DE FONSÈQUE, amoureux de Lucie

DON GASPARD DE PADILLE, fanfaron, amoureux d’Hélène et de Lucie

DON PÉDRO D’AVILA

DON SANCHE, oncle de Dorothée

HÉLÈNE

LUCIE

BÉATRIX, suivante d’Hélène et de Lucie

JODELET, serviteur de don Félix

ALPHONSE, serviteur de don Diègue Giron

 

La scène est à Tolède.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DON FÉLIX, JODELET

 

DON FÉLIX.

Ah ! je t’étrillerai sur le ventre et partout,

Maroufle ; tu mets donc ma patience à bout ?

Vit-on jamais valet d’une audace pareille !

Tu veux me conseiller ; et moi, je te conseille

De ne t’ingérer plus à donner des avis,

Qui seront mieux payés qu’ils ne seront suivis.

JODELET.

Conseillant bien...

DON FÉLIX.

Poursuis, parle, corrige, cause,

Trouve à redire en moi jusqu’à la moindre chose,

Et tu verras encor si je frappe bien fort...

JODELET.

Lorsque vous me frappez, vous avez toujours tort :

Et moi toujours raison, quand je reprends vos fautes.

N’importe, c’est affaire à perdre quelques côtes ;

Me dussiez-vous casser un bras, voire le cou,

Toutes et quantes fois que vous ferez le fou,

En vrai valet d’honneur je prétends vous reprendre.

Faites mieux, payez-moi, je suis prêt à vous rendre

Le pompeux vêtement que vous m’avez donné,

Où votre seigneurie a si bien lésiné

Qu’avec un galon vert qu’elle a fait coudre en onde,

Elle estime son train le plus leste du monde.

DON FÉLIX.

Dis-moi, maître coquin, qui veux aussi railler,

T’ai-je pris pour valet, ou bien pour conseiller ?

JODELET.

Vous m’avez pris pour dupe, et trompé par la mine.

Néron qui fit mourir feu sa mère Agrippine

(À ce que m’en ont dit gens qui le savent bien),

Paraissait être bon, et il ne valait rien.

Cela s’adresse à vous, don Félix de Fonsèque.

DON FÉLIX.

De la part de Néron, sache, monsieur Sénèque,

Qu’un valet qui conseille, au lieu d’être écouté,

Mérite bien souvent de se voir bien frotté,

De même que mon bras a tantôt su bien faire,

Et saura bien encor, si tu ne te sais taire.

JODELET.

Êtes-vous résolu de ne recevoir pas

Mes conseils ?

DON FÉLIX.

Oui sans doute.

JODELET.

Allons tout de ce pas.

Donnez-moi de l’argent, et que je me retire.

DON FÉLIX.

Quoi ! tu veux de l’argent ?

JODELET.

Il ne faut point tant rire,

Je veux être payé.

DON FÉLIX.

Ma foi, c’est pour ton nez !

Après tant de conseils insolemment donnés,

Et crue j’ai tous soufferts sans me mettre en colère,

Je t’apprends que c’est toi qui me dois du salaire.

JODELET.

Je suis embarrassé si jamais je le fus ;

Servir sans rien gagner, ou ne conseiller plus.

DON FÉLIX.

Si ton maudit esprit à conseiller te porte,

Tu n’aurais rien de moi de ta vie.

JODELET.

Il n’importe,

À donner des conseils je vais bien m’égayer.

DON FÉLIX.

Et moi pareillement à ne te point payer.

JODELET.

Mes gages, adieu donc, et vous notre prudence,

Fournissez-moi toujours conseils en abondance ;

Car j’en ai grand besoin, vu le maître que j’ai.

Çà, je vais commencer.

DON FÉLIX.

Non, non, tout est changé,

Ne me conseille point, et prends double salaire.

JODELET.

Je me tiens au marché que nous venons de faire ;

J’aime mieux conseiller.

DON FÉLIX.

Prends ce que tu voudras ;

Tout mon bien, si tu veux, et ne conseille pas.

JODELET.

Aux dépens de mon bien, aux dépens de mes gages,

Si je puis, moi pécheur, par conseils bons et sages,

En vous jusques ici qui n’avez valu rien,

Faire voir seulement l’apparence du bien,

Je serai trop heureux, et jamais autre maître

Ne se verra servi comme vous l’allez être.

DON FÉLIX.

Il y va trop du mien dans ces conditions.

JODELET.

Et du moins laissez-moi faire des questions.

DON FÉLIX.

Bien, fais-en tout ton saoul.

JODELET.

Mon maître à la pareille :

Ne me payez jamais, et que je vous conseille :

Vous aimez bien l’argent.

DON FÉLIX.

Ah ! c’est trop raisonner.

JODELET.

Bien, bien, n’en parlons plus, je vais questionner.

D’où vient que tout objet vous devient une idole ?

Qu’à la belle, à la laide, à la sage, à la folle,

À jeune, à vieille, à veuve, à femme ayant mari,

À fille à marier, d’un langage fleuri,

Vous allez jour et nuit demandant du remède ?

Et que vous a donc fait ce beau sexe à Tolède,

Que vous vouliez ainsi l’exterminer par feu ?

Eh de grâce, seigneur, épargnez-les un peu ;

La fille de dix ans et la sexagénaire

(Chose que devant vous personne n’a vu faire)

Ont en vous un amant qui leur fait les yeux doux,

Et vous leur en voulez, à cause, dites-vous,

Que l’une en sait beaucoup, et l’autre n’en sait guères ;

Et des rares beautés, et des beautés vulgaires

Je vois qu’également vous vous sentez féru :

Il faut, ce que de vous je n’aurais jamais cru,

Que vous soyez sans doute un fourbe très insigne ;

Mais d’un homme d’honneur cette vie est indigne.

Eh quoi ! vous assiégez jour et nuit des maisons ?

Contre la chasteté brassant des trahisons,

Vis-à-vis d’un balcon ou d’une jalousie,

Vous faites jour et nuit l’homme qui s’extasie ?

À l’église, où l’on doit seulement prier Dieu,

Vous n’allez qu’à dessein d’y mettre tout en feu ;

Là, vos yeux travaillant à faire femmicides,

Tantôt sont vus mourants, et de larmes humides,

Tantôt jetant le feu comme miroirs ardents,

Vont sur les pauvres cœurs flèches de feu dardants ?

Comme on ne blesse pas toujours ce que l’on tire,

Je vois quelques beautés qui ne font que s’en rire,

De celles-là, monsieur, le nombre est bien plus grand,

Que de celles de qui le cœur à vous se rend ;

Et je vois bien souvent que toute l’énergie

De ces traits raffinés de la blanche magie,

Opèrent moins pour vous pauvre amoureux transi,

Que pour moi, qui m’en ris, et bien d’autres aussi.

Si les réflexions qui sans cesse me viennent...

DON FÉLIX.

Ce faquin dit souvent des choses qui surprennent.

Tu devais seulement faire des questions,

Et tu me fais ici des prédications.

N’importe, tu m’as pris en humeur de t’apprendre,

Pour quoi de tous côtés je me laisse ainsi prendre.

Écoute ; mais sur tout grande discrétion.

JODELET.

J’écoute ; mais sur tout nulle digression.

Je hais les longs discours.

DON FÉLIX.

Tu veux te faire battre,

Tu t’émancipes trop.

JODELET.

Je n’en veux rien rabattre,

Je fais des questions, vous me l’avez permis :

Répondez donc, mon maître, et soyons bons amis.

DON FÉLIX.

Cher ami, nous vivons trop à la familière.

JODELET.

Quand un valet sert bien, un valet ne craint guère :

Songez à me répondre, au lieu de contester.

DON FÉLIX.

Je n’y gagnerais rien, il faut le contenter.

Quand tu vois que d’amour je soupire et je pleure,

Ne crois pas pour cela, cher ami, que j’en meure.

À toutes quelquefois tu penses que j’en veux,

Au diable si je suis de pas une amoureux !

Quand j’offre à de beaux yeux mon âme en sacrifice,

C’est moins par passion que j’aime que par vice,

Je deviens amoureux, et si, je n’aime rien.

Lorsqu’on me traite mal, lorsqu’on me traite bien,

En l’un et l’autre état mon feu parait extrême ;

Mais sais-tu bien pour qui je brûle ? pour moi-même.

JODELET.

Prétendez-vous, monsieur, avoir bien des rivaux ?

DON FÉLIX.

Tais-toi, sot. Or sachant fort bien ce que je vaux,

Et que l’amour parfait vient de la connaissance,

Je soutiens que je fais l’amour par excellence.

JODELET.

C’est fort bien soutenu.

DON FÉLIX.

Je vais te faire voir

Que ton maître en amour fait fort bien son devoir.

Il faut premièrement que ta bassesse sache

Que lorsqu’on me refuse, ou bien lorsqu’on se fâche,

J’ai le don de pleurer autant que je le veux,

Ce qui profite plus qu’arracher des cheveux ;

Et principalement quand on aime une sotte,

Qui croit facilement un homme qui sanglote.

À la belle je dis que ses plus grands appas

Sont ceux qui sont cachés, et que l’œil ne voit pas ;

Que son esprit me plaît bien plus que son visage :

À la laide je tiens presque même langage ;

J’ajoute seulement qu’elle a je ne sais quoi

Qui fait que la voyant je ne suis plus à moi.

Enfin également de toutes je me joue ;

De ce qu’elles ont moins, c’est ce dont je les loue ;

Aux sottes, de l’esprit ; aux vieilles, de l’humeur ;

Aux jeunes, qu’avant l’âge elles ont l’esprit meur ;

La grasse se croit maigre, et la maigre charnue,

Aussitôt que de nous elle est entretenue :

Aux petites je dis que leur corps est adroit ;

Aux grandes que leur corps, quoiqu’en voûte, est bien droit ;

À celles que je vois d’une taille bizarre,

Qu’ainsi le ciel l’a faite, afin d’être plus rare ;

Aux minces, qu’une reine a moins de gravité ;

Aux grosses, qu’elles ont beaucoup d’agilité ;

Aux propres, que j’admire en eux la nonchalance ;

Tout cela sans me faire aucune violence ;

Car de plus j’ai le don de mentir sans remords,

Vertu que seulement on voit aux esprits forts.

JODELET.

Vous êtes donc menteur ?

DON FÉLIX.

Oui, j’ai l’honneur de l’être.

JODELET.

Le grand homme de bien, que monseigneur mon maître !

DON FÉLIX.

Vois-tu, ne point mentir est la vertu d’un sot.

Souvent en augmentant, ou retranchant un mot,

On se tire aisément d’une affaire mauvaise.

Enfin feignant partout que je suis tout de braise,

Des unes je suis cru par leurs yeux bien charmé,

Des autres je me vois quelquefois bien aimé ;

Et moi, je ris bien fort, très maître de moi-même,

De celle qui me hait, et de celle qui m’aime.

JODELET.

Mais à quoi bon, monsieur, jouer du doux regard

Sur celle que l’on sait aimer quelqu’autre part ?

Quand vous voyez deux cœurs bien unis l’un à l’autre,

Vous allez aussitôt en tiers offrir le vôtre :

Est-ce là l’action d’un homme bien sensé ?

C’est en vous ce qui m’a le plus embarrassé ;

Car n’est-ce pas avoir l’humeur bien enragée,

Que de courir après une fille engagée ?

De grâce, éclaircissez mon esprit là-dessus.

DON FÉLIX.

Vois-tu, je suis ravi, si jamais je le fus,

Quand un amant par moi devient âme damnée,

Peste cent fois le jour contre sa destinée,

Qu’il se plaint jour et nuit à sa belle Vénus,

Qu’il lui fait jour et nuit mille arguments cornus,

Pour lui faire avouer par belle rhétorique,

Que je suis depuis peu la mouche qui la pique ;

Lors la sotte lui fait cent satisfactions,

Lui dit qu’il est l’objet de ses affections ;

Le jaloux s’en contente, et pour prendre revanche

Du temps qu’il a perdu, lui baise la main blanche,

Puis après la belle âme et le parfait amant

Se mettent à pleurer très idiotement ;

Et moi, tandis qu’entre eux la querelle s’apaise,

Je suis le plus souvent dans mon lit à mon aise.

JODELET.

Je veux que le plaisir soit grand de coqueter,

Mais si cet homme à qui vous en faites tâter,

Est de ceux qui toujours portent dans leurs valises

Des chaussons, un grand gant, pour quand on vient aux prises.

Un poignard à coquille, et des fleurets brisés,  

Enfin si cet amant que vous enjalousez,

Est un gladiateur, un homme acariâtre,

Qui vienne un beau matin vous battre comme plâtre,

Et pour les males nuits qu’il croit avoir pour vous,

S’en venge pleinement en vous rouant de coups,

Le jeu vous plaira-t-il ?

DON FÉLIX.

Depuis longues années

Deux choses à la cour sont de tous condamnées ;

L’une, ce que tu veux me faire redouter,

Pour des femmes se battre ; et l’autre de porter

Le pourpoint boutonné. Mais on frappe à la porte.

JODELET.

Qui diable, s’il n’est, fou peut frapper de la sorte ?

Nous voudrait-on forcer d’ouvrir malgré nos dents ?

DON FÉLIX.

Va, va vite, de peur qu’on la mette dedans.

 

 

Scène II

 

DON GASPARD, DON FÉLIX, JODELET

 

DON GASPARD.

Est-il là don Félix ?

JODELET.

Lui-même.

DON GASPARD.

Ouvrez, que j’entre.

JODELET.

Eussiez-vous la serrure au beau milieu du ventre !

Voici quelque fendant issu du roi des Goths.

DON GASPARD.

Pourrai-je avoir le temps de vous dire deux mots ?

DON FÉLIX.

Quatre, si vous voulez.

DON GASPARD.

Faites qu’il se retire,

Car devant un valet je ne puis vous rien dire.

DON FÉLIX.

Ce valet est fidèle, et sait tous mes secrets.

DON GASPARD.

Vous êtes bien heureux d’en avoir de discrets,

Savez-vous bien mon nom ?

DON FÉLIX.

Don Gaspard de Padille.

DON GASPARD.

Savez-vous que je suis d’une illustre famille ?

DON FÉLIX.

Oui.

DON GASPARD.

Que je suis cadet, plein d’esprit et de cœur ?

DON FÉLIX.

Fort bien.

DON GASPARD.

Pauvre de biens, mais très riche d’honneur ?

DON FÉLIX.

On le dit.

DON GASPARD.

Savez-vous ce que j’ai fait en Flandre ?

DON FÉLIX.

Non.

DON GASPARD.

Lisez donc l’histoire, et vous pourrez l’apprendre.

Savez-vous que je sais mener un homme à bout ?

Quand je suis offensé, que je tue ?

DON FÉLIX.

Est-ce tout ?

DON GASPARD.

J’aime depuis six ans une beauté suprême,

Et vous depuis six mois vous aimez ce que j’aime,

Et m’imitez si bien dans mon affection,

Que sans vous dispenser de la moindre action,

De tout ce que je fais vous êtes la copie ;

Vous m’observez en tout, partout votre œil m’épie,

Et le jour et la nuit je vous ai sur mes pas ;

Quand la beauté que j’aime, avec tous ses appas

Pour me favoriser se montre à la fenêtre,

J’enrage de vous voir à mon côté paraître.

L’autre jour que je fus malade de la toux,

Parce qu’il m’arriva de tousser devant vous,

Aussitôt sur ma toux si bien vous enchérîtes,

Que je vous crus atteint du mal que vous feignîtes.

Et qu’un catharre enfin de vous me vengerait.

Lors ce fut entre nous à qui mieux tousserait ;

Vous crûtes que ma toux n’était pas sans mystère,

Et vous fîtes merveille à me bien contrefaire.

De vous en quereller, j’eusse passé pour fou ;

Je vous laissai tousser tout votre chien de sou.

Un jour je fus tenté, mais j’eusse été peu sage,

De me donner un coup de poignard au visage,

Pour voir si vous, monsieur, qui m’allez imitant,

Seriez assez badin pour vous en faire autant.

Vous riez quand je ris, vous pleurez quand je pleure,

Si je pense chanter, vous chantez tout à l’heure,

Et soupirez aussi, quand j’ose soupirer,

Comme si vous étiez sur le point d’expirer.

Quand j’ose regarder la beauté que j’adore,

Je rencontre aussitôt votre œil qui la dévore.

Je me fâche à la fin d’être tant imité ;

Gardez bien d’être aussi fâché de mon côté :

Si vous continuez d’être toujours mon singe,

En chevaux, en couleurs, en vêtements, en linge,

Enfin en tout ce qui concerne mon amour,

Je suis pour vous jouer bientôt un mauvais tour.

Adieu, faites profit de cette remontrance.

DON FÉLIX.

Quoi ! jusque dans ma chambre ? ô Dieu, quelle arrogance !

Ah ! je le veux charger ce maître fanfaron ;

On ne peut l’être tant, et n’être pas poltron.

JODELET.

Arrêtez-vous, monsieur, depuis longues années

Deux choses à la cour sont de tous condamnées,

Pour des femmes se battre en duel, et porter

Le pourpoint boutonné.

DON FÉLIX.

J’entends encor heurter ;

Le brave n’a pas dit tout ce qu’il voulait dire,

Ouvre-lui promptement, j’en veux encore rire.

JODELET.

Ah ! vraiment le brutal heurte bien autrement :

Mais celui-ci paraît homme de jugement.

 

 

Scène III

 

DON FÉLIX, DON SANCHE, JODELET

 

DON FÉLIX.

Quoi, monsieur, vous daignez me rendre une visite ?

C’est me faire un honneur que j’obtiens sans mérite.

DON SANCHE.

C’est moi-même, monsieur, qui reçois cet honneur.

DON FÉLIX.

Que désirez-vous donc de votre serviteur ?

DON SANCHE.

Vous devez bien savoir, monsieur, ce qui m’amène ;

Feignant de l’ignorer, vous me mettez en peine.

DON FÉLIX.

Je ne suis pas devin. 

DON SANCHE.

Vous savez pourtant bien

Ce que vous me devez.

DON FÉLIX.

Moi ? je ne vous dois rien.

DON SANCHE.

Vous devez accomplir par un juste hyménée

La parole autrefois à ma nièce donnée,

Et bien considérer que le nœud qui vous joint

Se peut bien relâcher, mais qu’il ne se rompt point.

Je ne m’étonne point d’un jeune homme volage ;

Mais je m’étonne fort d’un second mariage,

Qu’on dit que vous traitez, au grand mépris des lois,

Qui ne permettent pas deux femmes à la fois.

Sachant bien qui je suis, vous devez vous attendre

(Si vous nous offensez en un endroit si tendre)

Qu’un homme qui toujours a vécu noblement,

Ne relâchera rien de son ressentiment.

DON FÉLIX.

Est-ce tout ?

DON SANCHE.

C’est assez.

DON FÉLIX.

Oui, pour me faire rire :

Mais vous avez beau faire et vous avez beau dire,

Je suis trop jeune encor pour un joug si pesant ;

Que votre nièce soit bien sage, et ce faisant

Quelque somme d’argent pourra la satisfaire ;

Mais surtout prenez garde, elle et vous, à vous taire.

DON SANCHE.

Je ne donnerai pas mon honneur pour si peu.

DON FÉLIX.

Je l’achèterais trop étant votre neveu.

DON SANCHE.

Je saurai me venger sur vous d’un tel outrage.

DON FÉLIX.

Frappez-moi, tuez-moi, mais point de mariage.

Jodelet, sais-tu bien le beau dessein qu’il a ?

Il me veut marier.

JODELET.

Le grand fou que voilà !

DON SANCHE.

Un maître me méprise, un valet m’injurie ?

Que n’ai-je de la force au gré de ma furie !

JODELET.

Mon Dieu, qu’il est mauvais !

DON FÉLIX.

Taisez-vous, Jodelet.

DON SANCHE.

Hélas, qu’on dit bien, vrai ! tel maître, tel valet.

Il sort.

DON FÉLIX.

Ah ! je l’ai trop joué, j’ai peur qu’en sa colère

Il ne fasse rumeur chez mon futur beau-père.

JODELET.

C’est ici justement où je vous attendois ;

Vous voulez épouser deux femmes à la fois ?

Et quoi ! prétendez-vous que cette jeune fille

Pauvre, mais qui pourtant est d’honnête famille,

Après avoir conçu deux beaux enfants de vous,

S’apaise, en lui faisant seulement les yeux doux,

Et vous souffre épouser par quelqu’autre à sa barbe ?

Elle n’en fera rien, monsieur, par sainte Barbe !

Puissé-je là-dessus être mauvais devin !

Mais quoique vous soyez et très fourbe et très fin,

Vous n’achèverez point ce tour de passe-passe.

DON FÉLIX.

L’argent apaise tout, et l’argent tout efface.

Je connais Dorothée, et son vieil oncle aussi,

Et sais que la rumeur qu’il vient de faire ici,

N’est que pour quelque argent dont la somme est petite,

Que je lui dois donner en cas que je la quitte.

Qu’on lui dise de moi tout ce que l’on voudra,

Si je veux, dès demain je ferai qu’elle ira

Parler en ma faveur à ma maîtresse même,

Tant je suis assuré que la balourde m’aime.

JODELET.

Elle en a grand sujet, car vous l’aimez bien fort.

DON FÉLIX.

Je m’accommode au temps, et je cède au plus fort.

Je trouve en ma Lucie un ange que j’adore,

Un objet qui ravit ; un parti qui m’honore,

Et déjà, Jodelet, j’en serais possesseur,

Si certain courtisan qu’on destine à sa sœur

Était déjà venu ; on l’attend d’heure en heure,

Et c’est pour mes péchés sans doute qu’il demeure :

Je ferais bien pourtant, pour agir sûrement,

D’aller voir Dorothée, et là civilement

Tâcher de l’apaiser par de belles paroles.

JODELET.

Vous l’apaiserez mieux avecque des pistoles.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DON DIÈGUE, ALPHONSE

 

DON DIÈGUE.

Je ne puis plus loger dans cette hôtellerie,

C’est pis qu’un hôpital, c’est une gueuserie :

Je crois que dans l’enfer on entend moins de bruit,

Et qu’on y passe mieux la plus mauvaise nuit.

ALPHONSE.

Je suis moins délicat que vous ; mais la punaise

M’a pourtant empêché de dormir à mon aise,

Les cousins m’ont piqué, les rats et les souris

M’ont pissé sur le nez, et j’ai vu des esprits.

DON DIÈGUE s’en va.

Va-t-en vite savoir où don Félix demeure,

Ne pense pas tarder plus d’un demi quart d’heure,

Toi qui fais quelquefois en un jour six repas.

ALPHONSE.

Quelque pressé qu’il soit, je ne laisserai pas

De m’humecter un peu contre la sécheresse.

 

 

Scène II

 

JODELET, BÉATRIX, ALPHONSE

 

JODELET.

Si le ciel t’avait fait un peu plus pécheresse ;

Que je serais heureux, t’ayant donné mon cœur !

Car, hélas, malheureux ! je suis un peu pécheur.

Mais me mordant plus fort que ne ferait un singe,

En me criant vilain, tu déchires mon linge :

Quand je veux te baiser, tu me mets tout en sang.

Que ne m’as-tu percé d’un grand couteau le flanc,

Plutôt que de m avoir d’œillade meurtrière,

Réduit au triste état de croire que la bière

(Qu’on dit être un séjour malsain et catharreux)

Serait à moi chétif un séjour bienheureux !

Tu sais que mes tourments sont tourments véritables,

Et que je t’aime autant que tous les mille diables.

BÉATRIX.

Entendrai-je toujours tes discours d’insensé ?

Va te faire panser, si tu te sens blessé ;

Je m’en plaindrai tantôt à don Félix ton maître.

ALPHONSE.

Don Félix ? c’est celui que je cherche peut-être ;

Je le veux accoster. Monsieur...

JODELET, arrêtant Béatrix par sa robe.

Mais à propos...

BEATRIX, se débarrassant.

Va, parle à qui te parle, et me laisse en repos.

JODELET.

Peste soit l’importun qui vient troubler la fête !

Que j’aurais grand plaisir à lui casser la tête !

Mais il me le rendrait.

ALPHONSE.

Je voudrais bien savoir

Où loge don Félix, et quand on le peut voir.

JODELET.

Il loge en sa maison.

ALPHONSE.

En quel lieu ?

JODELET.

Dans Tolède.

ALPHONSE.

Je le croîs bien ainsi ; mais je ne puis sans aide

Trouver cette maison, car je suis étranger.

JODELET.

Moi, je fais des efforts pour te faire enrager.

ALPHONSE.

Et quand peut-on le voir ?

JODELET.

Alors qu’on le regarde.

ALPHONSE.

Vraiment vous paraissez d’humeur assez gaillarde.

JODELET, tandis qu’Alphonse regarde s’il ne voit personne.

Je serais plus gaillard, si vous étiez plus loin ;

Si j’osais lui donner deux ou trois coups de poing.

ALPHONSE, il lui donne un soufflet.

Personne ne nous voit. Il me prend grande envie

À ce fat le plus grand que j’ai vu de ma vie,

De donner un soufflet au beau milieu du front.

JODELET.

Vous avez donc dessein de me faire un affront ?

ALPHONSE.

Je m’en rapporte à vous.

JODELET.

Moi ? je n’en veux rien croire,

Pour votre conscience et pour ma propre gloire.

ALPHONSE, en s’en allant.

Nous nous verrons encor, mon brave.

JODELET,
fait réflexion sur les paroles qu’il a eues avec Alphonse.

Et de bon cœur,

Ne commandez-vous rien à votre serviteur ?

Et quand le peut-on voir ? Alors qu’on le regarde.

Vraiment vous paraissez d’humeur assez gaillarde.

Je serais plus gaillard, si vous étiez plus loin.

Là dessus il me donne un fort grand coup de poing.

C’est ainsi, m’est avis, que s’est passé la chose :

Mais avait-il la main toute ouverte ou bien close ?

Un coup de poing est plus honnête qu’un soufflet :

Je m’en veux éclaircir ; quoique simple valet,

Je suis jaloux d’honneur autant ou plus qu’un autre.

Je suis un vrai démon lorsqu’il y va du nôtre,

Et lorsque d’un soufflet il m’est venu charger,

Si ce n’est que j’ai vu qu’il était étranger,

Je n’aurais pas tourné la chose en raillerie ;

Mais pourtant j’étais prêt de me mettre en furie,

S’il eût recommencé. Dieu fait tout pour le mieux ;

Je n’y veux plus penser.

BÉATRIX, raillant Jodelet.

Cet homme est sérieux,

Et frappe comme un sourd : pour moi, je te conseille,

Puisque si librement il donne sur l’oreille,

De ne vivre avec lui qu’avec bien du respect,

De ne le railler point, de l’avoir pour suspect,

Alors qu’il sera près de ta chère personne.

Ma foi, si brusquement sa main un soufflet donne,

Que bien paisiblement ta face le reçoit.

Pourquoi le raillais-tu, lui qui te caressoit ?

Ô mon cher Jodelet, au visage de dogue,

Si tu n’avais été dans tes discours trop rogue,

Ton visage charmant ne serait pas poilu ;

Mais tu l’as souhaité, mais tu l’as bien voulu ;

Et moi qui suis pour toi d’amour si maltraitée,

J’ai vu par main d’autrui ta face souffletée,

J’en ai la rage au cœur, j’en ai la larme aux yeux.

JODELET.

Tu ne te tairas pas ?

 

 

Scène III

 

DON DIÈGUE, DON FÉLIX, JODELET

 

DON DIÈGUE.

J’en suis tout glorieux,

Et me voir avec vous, et dans votre mémoire,

Est un bonheur si grand, que je ne le puis croire.

DON FÉLIX.

Je m’acquitterai mal de ce que je vous dois,

Si je ne vous embrasse une seconde fois ;

Et je me plains de vous, don Diègue, ou je meure,

D’avoir hors de chez moi choisi votre demeure ;

Mais en vous traitant mal, je saurai m’en venger,

Va-t-en vite au logis faire tout arranger.

Don Diègue est mon hôte.

JODELET.

En êtes-vous bien aise ?

DON FÉLIX.

Ne pense pas ici dire quelque fadaise.

JODELET.

Je ne dis rien.

DON FÉLIX.

Écoute.

 

 

Scène IV

 

DON DIÈGUE, ALPHONSE, DON FÉLIX, BÉATRIX

 

DON DIÈGUE.

Alphonse, approche-toi,

J’ai trouvé don Félix.

ALPHONSE.

Et j’ai souffleté, moi,

Son faquin de valet.

DON DIÈGUE, don Félix pendant ce temps parle à Béatrix en secret.

Comment ?

ALPHONSE.

Il voulait rire,

Je l’ai prié cent fois et cent fois de me dire

Où loge don Félix ; il m’a traité de sot.

DON DIÈGUE.

Vois-tu, si don Félix m’en dit le moindre mot ;

Je veux qu’on le contente et qu’on le satisfasse.

ALPHONSE.

Je pourrai bien encor lui retoucher la face.

DON DIÈGUE.

Et moi, je pourrai bien, si j’en entends parler,

Aux dépens de ton dos l’apprendre à quereller.

Je ne puis refuser don Félix qui me prie,

Retourne vitement à notre hôtellerie

Quérir mon équipage, et l’apporter chez lui.

BÉATRIX, parlant à don Félix.

Je vous ai bien cherché, don Félix, aujourd’hui.

DON FÉLIX.

Et que veux-tu de moi, Béatrix ?

BÉATRIX.

Ma maîtresse

Vous veut entretenir pour affaire qui presse.

DON FÉLIX.

Et ma belle inhumaine est-elle à la maison ?

BÉATRIX.

Elle vient à l’instant d’aller à l’oraison.

DON FÉLIX.

Elle y va bien en vain, puisque quand on la prie,

Au lieu de la fléchir, on la met en furie,

Une plainte l’offense, un soupir lui déplaît,

Et toute belle, jeune et parfaite qu’elle est.

BÉATRIX.

Ah ! mon Dieu, gardez-lui tant de belles fleurettes.

Quant à moi, j’y renonce et j’en ai les mains nettes ;

Je ne veux point ouïr les discours d’amoureux,

Ils sont en bonne foi malins et dangereux ;

Je pèche assez d’ailleurs sans pécher par l’oreille.

À propos de pécher, votre vide-bouteille,

Votre grand fainéant, votre chien de valet,

Enfin ce mal-bâti, ce maudit Jodelet,

Depuis deux ou trois jours m’a prise pour une autre.

Je l’aurais bien frotté, si ce n’est qu’il est vôtre :

Il me trouve à son gré, tout ce que j’ai lui plaît ;

Mais me plaît-il aussi, le maussade qu’il est ?

Il m’en faut bien un autre et d’une autre fabrique,

C’est un beau marmouset, c’est un bel as de pique ;

Il pense quand la nuit il a guitarisé,

Que j’en ai tout le jour le cœur martyrisé ;

À la fin il verra, si vous n’y donnez ordre,

Que j’égratigne bien et que je sais bien mordre.

Il me va tourmentant de ses affections ;

Il me va proposant des fornications ;

Et pour qui me prend-il ? Ah ! par ma foi, j’enrage.

Encor s’il me parlait un peu de mariage.

Dites-lui bien, monsieur, qu’il ne soit plus si fou.

DON FÉLIX.

Va, chère Béatrix, je lui romprai le cou.

BÉATRIX.

Quelques coups suffiront, et quelque réprimande.

DON FÉLIX.

Je l’étrillerai bien.

BÉATRIX.

Le bon Dieu vous le rende.

DON FÉLIX.

Il faut que je vous quitte, excusez un amant.

DON DIÈGUE.

Vous reviendrez bientôt ?

DON FÉLIX.

Dans un petit moment.

BÉATRIX.

Venez donc vitement, sans tant vous faire attendre ;

Ma maîtresse tantôt me dira pis que pendre.

 

 

Scène V

 

DON DIÈGUE, ALPHONSE

 

DON DIÈGUE.

Don Félix ne sait point ce qui m’amène ici,

Car j’ai quelque raison de me cacher ainsi.

ALPHONSE.

Mais il saura bientôt que c’est pour mariage.

DON DIÈGUE.

Si je ne trouve pas mon compte où l’on m’engage,

Si mon père a choisi quelque objet odieux,

Quelque idole doré qui me choque les yeux,

Plutôt que d’épouser un démon domestique

(Quoique du procédé le bonhomme se pique),

On me verra bientôt à Madrid de retour.

ALPHONSE.

Un père qui toujours au bien seul fait l’amour,

Préfère un parti riche à la plus belle fille,

Monsieur, n’est-ce pas là don Gaspard de Padille ?

DON DIÈGUE.

Don Gaspard ?

ALPHONSE.

Oui, lui-même.

DON DIÈGUE.

Ah, tu dis vrai, c’est lui,

Je ne m’attendais pas de le voir aujourd’hui.

 

 

Scène VI

 

DON GASPARD, DON DIÈGUE, ALPHONSE

 

DON GASPARD, parlant à son valet qui est derrière le théâtre.

Ne pense pas tarder longtemps, ou je t’étrangle,

Après t’avoir donné cent mille coups de sangle.

DON DIÈGUE.

C’est toujours le même homme.

DON GASPARD.

Eh ! qu’est-ce que je vois ?

Don Diègue Giron, est-ce vous ?

DON DIÈGUE.

Oui, c’est moi.

DON GASPARD.

Qui vous amène ici ?

DON DIÈGUE.

L’amour.

DON GASPARD.

La même chose

Me retient à Tolède, et sera bientôt cause

Que certain dameret qui me veut supplanter,

Se sentira du don que j’ai de bien frotter.

J’aime deux sœurs.

DON DIÈGUE.

Deux sœurs à la fois ?

DON GASPARD.

Et fort belles.

Ce doucereux mignon en aime l’une d’elles,

Je le souffrirais bien si l’autre était pour moi,

Il faut que chacun vive et travaille pour soi.

Mais certain courtisan devant épouser l’autre,

Je vois ainsi qu’en tout il y va bien du nôtre,

Et qu’à ce courtisan comme à ce dameret,

Avec un certain fer plus pointu qu’un fleuret,

Dont vous savez, cousin, à quel point je m’acquitte,

Il faudra que je fasse enfin prendre la fuite.

Qu’en dites-vous, cousin ?

DON DIÈGUE.

Moi, qu’il n’est rien de tel.

DON GASPARD.

Je m’en vais pour demain lui dresser un cartel.

DON DIÈGUE.

Je ne vous quitte point.

DON GASPARD.

Je ne risque personne.

DON DIÈGUE.

Et la demeure ?

DON GASPARD.

Elle est partout où je m’adonne.

Adieu, jusqu’au revoir.

DON DIÈGUE.

Adieu, mon cher cousin,

Modérez tant soit peu votre esprit spadassin.

DON GASPARD, en s’en allant.

Je ne puis.

DON DIÈGUE.

Le voilà tel qu’il était en Flandre,

Mais avec tout cela vaillant comme Alexandre.

ALPHONSE.

Et fou comme Roland, quand il courait les champs.

DON DIÈGUE.

Les fous pareils à lui ne sont jamais méchants ;

Il est fort libéral, fort vaillant, fort fidèle :

S’il avait un peu plus de bien et de cervelle,

Comme il est mon parent...

 

 

Scène VII

 

LUCIE, BÉATRIX, DON DIÈGUE, ALPHONSE

 

Lucie paraît sur le théâtre, menée par un homme, et suivie de Béatrix.

LUCIE.

Et ce chien de cocher ?

BÉATRIX.

Il ne se trouve point, je viens de le chercher ;

Cet ivrogne est sans doute aller boire chopine.

DON DIÈGUE.

Alphonse, qu’elle est belle ! et qu’elle a bonne mine !

LUCIE.

Et ce coquin me met ainsi sur le pavé ?

BÉATRIX.

Je n’ai pas eu le temps de dire un pauvre Ave,

Je l’ai cherché cent fois à l’entour de l’église.

DON DIÈGUE.

Mon Dieu, si c’était là celle qu’on m’a promise,

Que je serais heureux !

ALPHONSE.

Allez voir, que sait-on ?

Et puisque ce soleil n’a point de Phaëton,

Allez vous présenter, et la menez chez elle.

DON DIÈGUE.

Et toi, tâche à savoir le nom de cette belle.

ALPHONSE.

Je le saurai bientôt.

DON DIÈGUE, tandis qu’Alphonse entretient l’homme de Lucie.

Madame, un étranger

Peut-il vous demander sans se mettre en danger

D’être trop téméraire, ou de trop entreprendre,

L’honneur de vous mener où vous voulez vous rendre ?

Je reconnais assez ne le mériter pas,

À bien considérer le prix de vos appas.

LUCIE.

J’accepterais, monsieur, la faveur présentée,

Si je croyais l’avoir tant soit peu méritée,

Et pour cette raison j’ose vous avertir

Que vous êtes un peu trop prompt à vous offrir.

DON DIÈGUE.

J’ai tort, je le confesse, et cette offre est petite,

À la considérer selon votre mérite.

Mais qui peut vous offrir ce que vous méritez,

Et vous faire ici-bas des libéralités,

À vous en qui le ciel prodiguement assemble

Les plus riches trésors qu’on puisse voir ensemble,

Une mine céleste, un esprit sans pareil,

Un adorable corps aussi beau qu’un soleil ?

Madrid ne fera plus gloire de ses coquettes ;

Tolède seulement a des beautés parfaites,

Et je trouve à Tolède, et dès le premier jour,

Ce que je n’ai jamais pu trouver à la cour.

LUCIE.

À ces riches discours qui pourraient me confondre,

Il me faudrait beaucoup de temps pour y répondre.

À Tolède on n’a pas l’esprit assez présent.

Vous vous donnez à moi, c’est un riche présent

Dont vous devez, monsieur, vous rendre un peu plus chiche.

Je ne veux point de vous, car je serais trop riche ;

Et vous qui vous donnez si témérairement,

Sachez que vous seriez traité cruellement,

Et que vous ne savez pas bien ce que vous faites.

DON DIÈGUE.

Je sais ce que je fais, je sais ce que vous êtes.

Je sais qu’en vous voyant je trouve dans vos yeux

Un plaisir approchant de la gloire des cieux ;

Mais hélas ! je ne sais si cette gloire offerte,

Doit être mon salut ou doit être ma perte.

LUCIE.

Et moi, je sais fort bien qu’un homme de la cour

Feint fort facilement qu’il va mourir d’amour.

BÉATRIX.

J’ai trouvé le cocher, il était dans la place.

LUCIE.

Ah ! vraiment, ce coquin mérite qu’on le chasse.

BÉATRIX.

Ce sera fort bien fait, car ce n’est qu’un vaurien.

LUCIE.

Cupidon vous assiste et vous fasse du bien !

Adieu mon cavalier.

DON DIÈGUE.

Ô Dieu, qu’elle est aimable !

Et que je suis, Alphonse, un amant misérable,

Si celle que je viens en ces lieux épouser,

N’est pas celte beauté qui vient de m’embraser !

ALPHONSE.

Et que donnerez-vous pour ce bonheur extrême ?

DON DIÈGUE.

Je donne tout mon bien, je me donne moi-même.

ALPHONSE.

Réjouissez-vous donc, car le père qu’elle a

S’appelle, m’a-t-on dit, don Pédro d’Avila.

DON DIÈGUE.

Est-il possible, Alphonse ? et son nom est Hélène ?

ALPHONSE.

Pour cela je l’ignore.

DON DIÈGUE.

Ah ! tu me mets en peine,

Cette beauté sera peut-être quelque sœur ;

Et cependant, Alphonse, elle règne en mon cœur,

Et de telle façon, que si ce n’est point elle,

Pour être bon amant, je serai fils rebelle.

Ces beaux yeux dessus moi tout à coup éclatants,

M’ont ébloui, blessé, conquis en même temps ;

Elle n’a dessus moi décoché qu’une œillade,

Et je m’en meurs, Alphonse, au moins j’en suis malade

D’un mal si dangereux, que je serais marri,

Dût-il causer ma mort, si j’en étais guéri.

Adorable beauté, pourquoi vous ai-je vue,

Si je n’obtiens de vous seulement que la vue ?

Hélas ! vous avoir vue et ne vous avoir pas,

C’est bien assurément avoir vu son trépas.

Que je te trouve froid dans ton morne silence !

Prends pitié de mon mal et de sa violence,

Tiens-moi quelques discours qui puissent m’alléger ;

Car ne me aire rien, c’est me faire enrager.

As-tu jamais rien vu qui soit approchant d’elle ?

Dis-moi, serai-je heureux, sera-t-elle cruelle ?

As-tu vu dans ses yeux reluire quelque espoir ?

Ne la verrai-je plus ? la pourrai-je encor voir ?

Tu ne me réponds rien.

ALPHONSE.

Que pourrais-je vous dire ?

Je n’ai rien là-dessus à faire qu’à m’en rire,

Si vous le permettez ; car a-t-on jamais vu

Un homme comme vous d’entendement pourvu,

Voir, parler, saluer, aimer presqu’à même heure,

Injurier la mort qui trop longtemps demeure,

Exagérer ses maux en termes désolés,

Et cela sans savoir à qui vous en voulez ?

Cependant vous savez que votre mariage...

DON DIÈGUE.

Tais-toi, me voyant fou, tu veux faire le sage :

Je ne veux pas savoir si j’ai tort ou raison,

Je ne veux que savoir si tu sais sa maison.

Je suis atteint d’un mal que le remède empire :

Je vois bien le meilleur, mais je choisis le pire.

Sache, si je fais mal, que je le sais fort bien :

Suis donc mes sentiments, et ne me dis plus rien.

Sais-tu bien sa maison ?

ALPHONSE.

C’est dans la grande place.

DON DIÈGUE.

Bon, don Félix y loge ; il faut que je t’embrasse.

Vois-tu bien mon habit ?

ALPHONSE.

Fort bien.

DON DIÈGUE.

Il est à toi.

ALPHONSE.

Oui, mais vous l’userez avant qu’il soit sur moi.

DON DIÈGUE.

Je te le donnerai dès demain, ou je meure.

Mène-moi donc bien vite où mon ange demeure,

Afin qu’à ses genoux j’aille lui confirmer

Que je n’ai pu la voir, sans aussitôt l’aimer.

Mais, hélas ! j’ai bien peur que quelque sœur moins belle,

Ne me vienne tantôt recevoir au lieu d’elle ;

Mais certes, si je suis malheureux à ce point,

Don Diègue Giron ne se mariera point.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

JODELET, seul

 

L’honneur, ô Jodelet est un trésor bien cher !

Il faut, ô Jodelet, aujourd’hui bien chercher

Celui qui t’a fait niche avecque tant d’audace,

Et d’une seule main couvert toute ta face.

Téméraire étranger, où te cacheras-tu ?

Qui peut te dérober à Jodelet battu ?

Jodelet, un démon irréconciliable,

Dans le temps qu’on lui fait quelque affront reprochable.

Encor si coup de poing était le coup donné,

Mais, las ! c’est un soufflet, et des mieux asséné ;

Et Béatrix l’a vu, Béatrix la coquette,

Qui l’aura publié bien mieux qu’une trompette.

Mais tous ceux qui sauront que je suis outragé,

Sauront en peu de temps que je suis bien vengé.

Alphonse est derrière qui l’écoute.

Si je puis te trouver, étranger téméraire,

Écoute en peu de mots ce que je veux te faire :

Je veux te...

 

 

Scène II

 

ALPHONSE, JODELET

 

ALPHONSE, le surprenant.

Quoi !

JODELET.

Oh, oh, cher ami, c’est donc vous ?

Je viens de préparer une chambre chez nous

Au seigneur don Diègue ; au reste, notre frère,

Nous vous obligerons par notre bonne chère

À faire plus de cas du pauvre Jodelet.

ALPHONSE.

Je suis au désespoir de ce maudit soufflet,

Mais aussi vous deviez en charité me dire...

JODELET.

Mon Dieu, n’en parlons plus, ce n’était que pour rire.

Quant à moi, des amis je veux tout endurer.

ALPHONSE.

Voilà mon maître, adieu.

JODELET.

Ma foi, sans différer

Je devais lui donner un peu sur les oreilles ;

Nous étions seul à seul avec armes pareilles.

Foin, la pitié me prend toujours mal à propos.

Je veux être cruel et lui casser les os,

Et que dès aujourd’hui, par ce cartel, il sache

Que je sais me venger sitôt que l’on me fâche.

Je le trouverai bien.

 

 

Scène III

 

DON DIÈGUE, ALPHONSE

 

DON DIÈGUE.

Alphonse, je suis mort.

Ma foi, j’avais raison de me presser si fort,

Le cœur me le disait ; celle que j’avais vue,

Qui parut à mes yeux de tant d’attraits pourvue,

Te le dirai-je ? Alphonse, elle n’est pas pour nous ;

Don Félix plus heureux doit être son époux.

Et moi, venant chercher une femme à Tolède,

J’y trouve mou malheur, et malheur sans remède :

Car, n’ayant pas Lucie (elle s’appelle ainsi)

Il faudra bien se battre ou l’enlever d’ici.

Sa sœur Hélène est belle, elle est riche, elle est sage ;

Mais l’aimable Lucie a mon cœur pour partage ;

Et je veux que sa sœur la surpasse en beauté,

Elle gagne sur elle au moins de primauté.

Enfin je veux par force, ou bien par stratagème,

Ôter à don Félix sa maîtresse que j’aime :

Et n’est prince, parent, ami, ni confesseur,

Conseil, force, prison, justice, crainte, honneur,

Qui me puisse empêcher, au péril de la vie,

De répandre du sang pour l’amour de Lucie.

Avant que don Félix la tienne entre ses bras,

Je vais lui susciter un étrange embarras :

Tu connais mon cousin, don Gaspard de Padille,

Tu sais comme il se bat, et pour une vétille.

Don Félix lui déplaît, et j’ai su qu’aujourd’hui

Don Gaspard est allé le quereller chez lui,

Et je me trompe fort, ou c’est par jalousie,

Car le brave à la fois sert Hélène et Lucie ;

Aussi ferait-il tort à sa rare valeur,

S’il n’aimait à la fois et l’une et l’autre sœur.

Je voudrais de bon cœur qu’il pût en avoir une,

Car sa valeur mérite une bonne fortune.

De la maison qu’il est, si son aîné mourait,

Il obligerait fort celle qu’il choisirait.

ALPHONSE.

La ruse quelquefois sert plus que le courage.

DON DIÈGUE.

Tu dis vrai ; mais, Alphonse, il faut donc faire rage,

Il faut tromper parents, beau-père, épouse, amis,

Aussi bien pour régner tous crimes sont permis ;

Et moi, je me tiendrai, si j’obtiens cette fille,

Plus grand roi que celui qui règne en la Castille.

ALPHONSE.

N’êtes-vous pas d’avis de changer de maison ?

Car le désobliger par une trahison,

Et demeurer chez lui, ce serait être buse.

DON DIÈGUE.

Je t’entends, je m’en vais lui trouver quelque excuse

Pour quitter son logis : mais changeons de discours,

Le voici. Don Félix, comment vont vos amours ?

 

 

Scène IV

 

DON FÉLIX, DON DIÈGUE, ALPHONSE

 

DON FÉLIX.

Elles vont, cher ami, même train que les vôtres.

DON DIÈGUE.

On vous a donc appris tout le secret des nôtres ?

DON FÉLIX.

Et que nous épousons deux sœurs en même jour,

Qu’on appelle à bon droit deux miracles d’amour.

Ah ! que j’éprouverais la fortune prospère,

Mon plus fidèle ami devenant mon beau-frère,

Si je ne me voyais cruellement traité

Par ce divin objet dont je suis enchanté !

Notre fortune ici devrait être semblable ;

Mais vous êtes heureux et je suis misérable :

Et quoique nous devions épouser les deux sœurs,

Nous ne goûterons pas de pareilles douceurs.

Vous trouvez un esprit en la parfaite Hélène,

À ne donner jamais au vôtre aucune peine.

Dans celui de sa sœur, violent et léger,

J’en rencontre un très propre à me faire enrager.

On n’attendait que tous pour notre mariage,

Je me croyais au port, à couvert de l’orage ;

Mais depuis quatre jours il s’en est élevé

Un, dont je ne suis pas encor si bien sauvé,

Que je n’en aie encor l’esprit rempli de crainte.

J’ai servi quelque temps sans réserve et sans feinte

(Avant que ma Lucie eût envahi mon cœur)

Une fille de qui la complaisante humeur,

La beauté de la taille et celle du visage

M’ont fait prendre quasi le nom d’amant volage :

Mais tous ces grands appas se rencontrant sans bien,

Et n’étant pas un homme à me donner pour rien,

Ma Lucie aisément m’a fait être infidèle.

Depuis peu ma jalouse en ayant eu nouvelle,

Et publiant partout qu’elle est grosse de moi,

Et que je ne puis plus disposer de ma foi,

Elle a fait si beau bruit, que ma belle Lucie

Veut être là-dessus pleinement éclaircie.

Deux mille écus promis ont fait cesser ces bruits,

Pour lesquels j’ai passé de très mauvaises nuits,

Mais pourtant la cruelle est encore à se rendre ;

Et c’est ce que tantôt était venu m’apprendre

Une femme en secret, quand je vous ai quitté.

Vous m’avez pardonné cette incivilité ;

Car vous savez assez qu’un homme, quand il aime,

Est esclave et n’est plus le maître de soi-même.

Cet avis n’était pas pour être négligé,

Me venant d’une main qui m’a tant obligé,

De la parfaite Hélène, une fille obligeante,

Autant que quelquefois sa sœur est outrageante,

D’un esprit orgueilleux, d’un esprit contestant,

Mais avec ses défauts que j’adore pourtant.

Si la douceur d’Hélène était communicable,

Ou si Lucie était d’un esprit plus traitable

Que je serais heureux, et que vous le serez

Avec cette beauté que vous épouserez !

Il n’en fut jamais une aussi sage à Tolède :

C’est d’elle qu’en mon mal j’espère du remède,

C’est d’elle que j’ai su, cher ami, que c’est vous

Que depuis si longtemps elle attend pour époux.

Au reste sa vertu cède à votre mérite,

Quand on parle de vous, elle est toute interdite.

DON DIÈGUE.

Ne me cajolez point d’un si beau coup de trait,

Car je n’y visais pas alors que je l’ai fait.

DON FÉLIX.

Quoi ! vous repentez-vous d’une telle conquête ?

DON DIÈGUE.

Pour moi le mariage est une triste fête,

Et je serais fâché de voir pour notre amour

Périr une pauvrette ; et dès le premier jour

Je suis ici venu pour en faire une femme,

Et non pour lui porter le désordre dans l’âme.

C’est vous, quand vous aimez, qui mettez tout en feu.

DON FÉLIX.

Lucie et ses dédains le témoignent bien peu.

DON DIÈGUE.

Puisque vous l’épousez, vous l’avez bien éprise.

DON FÉLIX.

Je crains l’avoir courue et qu’un autre l’ait prise ;

Car aujourd’hui sa sœur m’a dit qu’assurément

Quelque chose pour moi la change étrangement,

Et que bien à regret ce superbe courage

(Qui ne veut point d’un bien qu’un autre lui partage)

Se résout à la fin de m’admettre en son cœur,

Mais à condition que son père et sa sœur

Sauront la vérité de cette Dorothée.

Voici l’heure tantôt entre nous arrêtée,

Que je dois faire voir à Pédro d’Avila

Cette fille, et de plus certain oncle qu’elle a,

Qui l’a toujours nourrie et qui lui sert de père :

Il est nécessiteux, et parce qu’il espère

Que s’il me rend content, je le régalerai,

Cet homme ne dira que ce que je voudrai.

Encor que gentilhomme, il a l’âme vénale,

En lui toute action qui profite est loyale ;

Et sans son avarice, assurément je croi

Que sa nièce eût bien pu se défendre de moi.

Voilà, mon cher ami, l’état de mon affaire,

Où j’ai d’abord trouvé le vent assez contraire ;

Mais j’espère bientôt, dans un port assuré,

Partager avec vous un trésor désiré ;

J’espère en votre esprit dont je connais l’adresse ;

Il pourra radoucir celui de ma tigresse.

Lorsque vous la verrez, tâchez de l’obliger

À ne se plaire plus à me faire enrager.

Allons-y de ce pas ; aussi bien votre Hélène

(Qui s’inquiète fort pour certaine migraine

Qui vous a pris tantôt) m’a prié mille fois

De vous y ramener lorsque je vous verrois.

Ne faites pas languir plus longtemps une amante,

Qui témoigne pour vous une ardeur violente.

DON DIÈGUE.

Allons, je suis à vous dans un petit moment.

Alphonse, va quérir mes lettres promptement,

Et songe à...

ALPHONSE.

J’entends bien.

DON FÉLIX.

J’aperçois, ce me semble,

Notre futur beau-père et ses filles ensemble.

Allons le recevoir, ils viennent droit à nous.

 

 

Scène V

 

DON PÉDRO, DON FÉLIX, HÉLÈNE, DON DIÈGUE, LUCIE

 

DON PÉDRO. Il sort de sa maison avec ses filles.

Bonjour, mes chers enfants, je m’en allais chez vous,

Voici l’heure tantôt entre nous arrêtée :

Vous plaît-il pas aller chez cette Dorothée ?

DON FÉLIX.

Monsieur, quelque envieux, infâme et sans honneur

(Pour me priver d’un bien dont dépend mon bonheur),

A fait courir ces bruits contre ma renommée.

DON PÉDRO.

Je vais toujours devant ; vous et ma fille aînée

Me suivrez en carrosse ; étant comme je suis,

Goutteux sur mes vieux jours, je marche quand je puis ;

Quoique vieil animal, je ne suis pas si rosse,

Que je ne puisse bien me passer de carrosse.

Vous autres jeunes gens, si vous aviez marché,

Vous croiriez contre vous avoir fait un péché.

Avecque mon bâton je vais fort à mon aise,

Il me sert de cheval, de carrosse et de chaise.

Parlant à don Diègue.

Monsieur, nous ne ferons qu’aller et revenir :

Vous aurez cependant, pour vous entretenir,

Cette friponne-là, ma cadette Lucie.

HÉLÈNE.

Il est plus à propos qu’il soit de la partie.

DON DIÈGUE.

Vous me dispenserez, nous avons, elle et moi,

Quelque chose à vider.

HÉLÈNE.

Elle et vous ? et pourquoi ?

Je ne puis vous souffrir ainsi seul avec elle.

LUCIE.

Quoi, jalouse de moi ! la fantaisie est belle.

Et d’où vous vient, ma sœur, cette gentille humeur ?

HÉLÈNE.

De la vôtre, coquette.

LUCIE.

Oh ! oh ! ma bonne sœur,

Vous me voulez du mal.

HÉLÈNE.

Et vous, dont je m’étonne,

Vous voulez trop de bien à certaine personne.

LUCIE.

Si je lui veux du bien, vous en étonnez-vous ?

Dois-je haïr celui qui sera votre époux ?

HÉLÈNE.

Devez-vous essayer qu’il devienne le vôtre ?

LUCIE.

Je ne cours pas ainsi sur le marché d’une autre.

Et puis je connais bien que j’y perdrais mes pas :

Vous le courez trop fort pour ne l’attraper pas.

HÉLÈNE.

Vous ne fûtes jamais qu’indiscrète et piquante.

LUCIE.

Je ne serai jamais que votre humble servante.

HÉLÈNE.

Vous devriez donc avoir pour moi plus de respect.

LUCIE.

Monsieur vous devrait donc être un peu moins suspect.

HÉLÈNE.

Je crains un courtisan autant qu’une coquette.

LUCIE.

Ne craignez rien, ma sœur, d’une pauvre cadette :

Monsieur a trop d’esprit pour vous manquer de foi :

Vous et cent mille écus valez bien mieux que moi.

HÉLÈNE.

Je ne puis donc à moins vous être comparable ?

LUCIE.

Vous dites vrai, ma sœur, je suis tout adorable ;

Et si vous ne prenez bien garde à votre amant,

Je vous le ravirai d’un regard seulement.

HÉLÈNE.

Vous le voudriez bien, si vous le pouviez faire ;

Mais vos discours piquants commencent à déplaire.

Vous viendrez avec nous, monsieur, si vous m’aimez,

Ou bien tous mes soupçons seront trop confirmés.

DON DIÈGUE.

Je veux vous obéir, mais ce soupçon m’offense,

Et don Félix sait bien quelle est mon innocence.

HÉLÈNE.

Don Félix, vous avez ici même intérêt.

DON FÉLIX.

Ah ! madame, je sais la chose comme elle est.

Le seigneur don Diègue est un autre moi-même :

S’il a voulu parler à la beauté que j’aime,

Qui depuis ces faux bruits qui m’ont assassiné,

Me fait souffrir des maux comme en souffre un damné,

Ce n’est qu’en ma faveur, ce n’est qu’à ma prière.

Il connaît la rigueur de cette beauté fière ;

Il sait que depuis peu son malheureux amant

(Qui se tiendrait heureux d’un regard seulement),

Réduit au désespoir de la voir si cruelle,

A quasi fait dessein de mourir avant elle.

LUCIE.

Vous seriez, don Félix, un peu trop inhumain ;

Je ne mérite pas un si beau coup de main.

Si vous vouliez pourtant faire cette prouesse,

Moi, qui n’ai pas encor vu d’homme qui se blesse,

Vous ne me verriez plus douter de votre foi ;

Mais nous perdrions trop, et Dorothée, et moi,

Et messieurs vos enfants demeureraient sans père.

DON FÉLIX.

Dois-je mourir d’amour pour qui me désespère ?

LUCIE.

Dois-je mourir d’amour avant que savoir bien

Si Dorothée est sage, et vous homme de bien ?

HÉLÈNE.

Ah ! seigneur don Félix, c’est se rompre la tête ;

Vous ne connaissez pas cette méchante bête ;

Si vous vous arrêtez à ce qu’elle dira,

Mon pauvre don Félix, l’esprit vous tournera.

Apprenez qu’aujourd’hui son démon la possède,

Et quand ce mal lui prend, qu’il n’est point dans Tolède

D’homme assez patient pour ne point enrager.

LUCIE.

Laissez-moi donc ici pour fuir ce danger,

Et courez vitement où don Félix vous mène,

Mon père vous attend, que vous mettrez en peine.

Allez, ma chère sœur, allez vérifier

Si ce beau gentilhomme est bon à marier.

HÉLÈNE.

Ce n’est pas tant pour vous que je prends cette peine,

Que pour lui.

LUCIE.

Mais plutôt, ma bonne sœur Hélène,

Ce n’est pas tant pour lui, ni pour moi, que pour vous,

Que vous désirez tant de le voir mon époux.

Mais vous ne songez pas que vous faites attendre

Mon père...

HÉLÈNE.

Elle carrosse ?

DON FÉLIX.

Il doit nous venir prendre

Au détour de la rue.

HÉLÈNE.

Allons-y vitement.

DON FÉLIX.

Adieu, belle inhumaine.

LUCIE.

Adieu, parfait amant.

Hélène et don Félix sortent.

LUCIE, seule.

Nous voyons bien pourquoi, madame la jalouse,

Vous souhaitez si fort que don Félix m’épouse :

C’est pour vous assurer votre futur époux,

Dont vous voyez les vœux ne s’adresser qu’à nous.

Ah ! je ne vois que trop par son morne silence,

Qu’à vous voir seulement il se fait violence ;

Au lieu que par ses yeux attachés sur les miens,

Je vois qu’assurément il est dans mes liens.

Mais, hélas ! il me tient d’une crainte aussi forte ;

S’il m’aime avec excès, je l’aime de la sorte.

Mais s’il n’est pas à moi, personne ne m’aura.

Mon père là-dessus fasse ce qu’il pourra,

Don Félix là-dessus remue et ciel et terre,

Et ma sœur avec eux me dénonce la guerre ;

Si je n’ai don Diègue à la barbe d’eux tous,

Je veux bien n’épouser jamais qu’un vieux jaloux.

Haussant sa voix.

Béatrix ?

 

Scène VI

 

BÉATRIX, LUCIE

 

BÉATRIX.

Me voici, madame.

LUCIE.

Écoute, j’aime,

Et pour te dire vrai, j’aime plus que moi-même

Ce jeune cavalier qu’on destine à ma sœur ;

Et je me trompe fort, ou je règne en son cœur.

Au premier carrefour va louer une chaise :

De ceci, Béatrix, il faut que l’on se taise ;

Tout mon bonheur dépend aujourd’hui du secret

Et des inventions de ton esprit discret.

Cours après don Diègue, il est avec Hélène,

Et que ton bel esprit adroitement le mène

Devant les Jacobins, où je me trouverai.

Déguise bien ta voix.

BÉATRIX.

Le mieux que je pourrai.

LUCIE.

Va donc quérir mon voile, et te cache d’un autre.

BÉATRIX.

Si vous changiez de robe ? on connaîtra la vôtre.

LUCIE.

Ma chaise empêchera qu’on ne la puisse voir,

Et le bon don Pédro, comme tu peux savoir,

Au delà de son nez ne voit rien sans lunettes ;

Il aura grand besoin d’en avoir de bien nettes,

Pour voir clair dans l’affaire où je vais le brouiller

Avecque don Félix. Allons nous habiller.

J’ai des lettres à prendre au fond de ma cassette,

Viens vite me l’ouvrir ; mais surtout sois secrète.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

BÉATRIX, LUCIE

 

BÉATRIX.

En déguisant ma voix, corrompant mon langage,

Et m’acquittant enfla fort bien du personnage,

J’ai très adroitement, mais non sans quelque peur,

Accosté don Diègue auprès de votre sœur,

Et puis je l’ai conduit où vous devez vous rendre.

Ce qui s’en est suivi, vous pouvez me l’apprendre.

LUCIE.

Ah ! chère Béatrix, que tout est bien allé !

Et que j’ai doctement à mon père parlé !

J’avais honte pourtant, bien assise à mon aise,

De le souffrir debout à côté de ma chaise.

J’ai fait croire au vieillard tout ce que j’ai voulu,

Je ne me vis jamais l’esprit si résolu.

Il croit assurément que je suis Dorothée ;

Que celle qu’il a vue est personne apostée,

Que don Félix a fait parler pour de l’argent ;

Qu’en cela l’on lui fait un affront outrageant.

Enfin j’ai si bien fait avec mon beau langage,

Que peut-être il rompra tantôt mon mariage.

Je l’entendais disant, en se mordant les doigts :

Don Félix veut avoir deux femmes à la fois !

Et que l’une des deux soit ma fille Lucie !

Ah ! vraiment l’alliance était fort bien choisie !

Ah ! j’empêcherai bien qu’on se moque de moi,

Impudent affronteur, sans honneur et sans foi.

Enfin je l’ai laissé pester tout à son aise,

Et suis vite venue au grand train dans ma chaise,

Tout droit au rendez-vous que je t’avais donné,

Où très adroitement tu l’avais amené.

Mais j’aperçois venir le vieillard qui rumine ;

Allons quitter le voile, et faisons bonne mine.

 

 

Scène II

 

DON PÉDRO, seul

 

On me faisait fort bien passer pour un oison ;

Et ma fille Lucie a fort bonne raison

De n’avoir pas donné la main à la volée.

Il faut qu’elle ait été du ciel bien conseillée ;

Et si son mariage on eût précipité,

Le gentil embarras où cela m’eût jeté !

Quoi ! ma fille eût passé pour la seconde femme

Du brave don Félix ? peste soit de l’infâme !

Il voulait donc avoir (voyez la trahison)

Une femme à la ville et l’autre à la maison ?

Ah ! ma fille, approchez, votre fortune est belle,

Nous devons au Seigneur une belle chandelle ;

Et pour remercier votre époux prétendu,

Supplier le bon Dieu qu’il soit bientôt pendu.

Vraiment il nous jouait un tour de galant homme ;

Mais il devait avoir sa dispense de Rome.

Au reste gardez-vous de le plus regarder,

C’est un esprit malin dont il faut se garder.

 

 

Scène III

 

LUCIE, DON PÉDRO

 

LUCIE.

Qu’avez-vous donc, monsieur, qui vous met en colère ?

DON PÉDRO.

J’ai les ressentiments que doit avoir un père

Qui pense être pourvu d’un gendre homme de bien.

LUCIE.

Quoi ! notre don Félix...

DON PÉDRO.

Don Félix ne vaut rien.

Je suis donc allé voir tantôt sa Dorothée,

Que, pour vous affronter, il avait apostée ;

Elle a joué son jeu comme il a désiré,

Et l’a joué si bien, que même j’ai pleuré

Quand j’ai vu quelques pleurs couler sur son visage.

Enfin je croirais bien que cette fille est sage,

Qu’entre elle et don Félix il ne s’est rien passé,

Dont Dieu ni le prochain en puisse être offensé :

Mais le drôle qu’il est nous donnait bien le change,

Écoutez, je vous prie, une malice étrange.

Comme je revenais de lui fort satisfait,

(Et j’en avais assez de sujet en effet)

Certaine dame en chaise, et la face voilée,

M’a dit en peu de mots, d’une voix désolée :

Monsieur, on vous affronte en même temps que moi,

Et don Félix ne peut, sans violer sa foi,

Contracter, moi vivante, un second mariage.

Deux enfants en pourront porter bon témoignage

Devant l’official, que je veux implorer.

Elle s’est là-dessus bien fort mise à pleurer,

Et moi, d’autre côté, bien fort mis en colère.

Le malheureux métier que d’être père ou mère

Et qu’on est assuré, quand on a des enfants,

De ne manquer jamais de soucis bien cuisants !

Or pour vous achever l’histoire commencée,

Cette invisible, après mainte larme versée,

Comme je la quittais, lassé de son caquet,

M’a mis entre les mains je ne sais quel paquet

De missives d’amour.

LUCIE.

Quoi que ma sœur en die,

Je n’ai donc pas mal fait de m’être refroidie

Et d’avoir attendu la fin de ces bruits-là.

Elle dit que j’ai tort, mais c’est elle qui l’a.

D’avoir fait avec moi trop de la sœur aînée,

Et d’avoir trop pressé ce gentil hyménée.

Le cœur me disait bien...

ALPHONSE vient à l’étourdie.

Monsieur, je suis pressé,

Mon maître n’a-t-il pas tantôt ici passé ?

J’ai des lettres pour lui de son père ; et me semble

Qu’il vous écrit aussi ; mais j’ai tout mis ensemble,

Et ne puis débrouiller... Ah ! bon, bon, la voilà.

Je reviendrai tantôt pour la réponse.

DON PÉDRO.

Holà !

Vous vous trompez, ami; mais il ne peut m’entendre :

Jamais les étourdis ne font que se méprendre.

Cette lettre est de femme, et sent bien son poulet.

Que j’époussetterais là-dessus un valet !

Mais je veux la carder, attendant qu’il revienne,

Et sans faire de bruit, lui demander la mienne.

LUCIE.

Ouvrez-la, que sait-on ?

DON PÉDRO.

Ouvrons, je le veux bien ;

Cela nous peut servir, et ne peut nuire à rien.

LUCIE.

À qui s’adresse-t-elle ?

DON PÉDRO.

À don Diègue même.

LUCIE.

Sans doute elle sera de quelqu’une qu’il aime.

DON PÉDRO.

Don Diègue en cela suit l’ordre de la cour ;

On n’est pas courtisan quand on est sans amour ;

Mais sans y recueillir, bien souvent l’on y sème,

Et sans y mettre à mal toutes celles qu’on aime ;

Les sottes seulement favorisent leurs vœux,

Mais les sages aussi se gardent fort bien d’eux ;

Ils soupirent souvent pour qui leur fait la moue,

Et de plusieurs beautés qu’ils coucheront en joue,

Ils n’en blessent souvent pas une, les méchants.

Cependant les maisons, les bois, les prés, les champs

Se changent bien souvent en de vieux points de Gènes ;

Les affreux créanciers font sauter les domaines ;

Et puis ces beaux messieurs protestent sur leur foi,

Qu’ils se sont ruinés au service du roi.

Je ferais là-dessus une longue satire ;

Mais les vieillards, dit-on, ne font rien que médire.

Je ne dis donc plus rien, çà lisons ce poulet,

Et le recachetons pour le rendre au valet.

Mon cher époux,

« Vous avez déjà mis quinze jours à un voyage pour lequel vous ne m’en aviez demandé que huit. Cela me met dans une extrême peine ; et notre petit Janot qui vous demande et qui vous cherche depuis le matin jusqu’au soir, se désespère de ne plus voir son papa. Revenez donc vitement, si vous voulez le retrouver en vie, et cessez par votre absence de faire mourir mille fois le jour votre fidèle Dorothée. »

DON PÉDRO.

Quoi ! bons dieux, Dorothée à don Diègue aussi,

Dorothée à Madrid, et Dorothée ici,

Et Dorothée en chambre et Dorothée en chaise,

Et le petit Janot qui n’est pas à son aise

Si tôt que son papa n’est pas à la maison !

Et qui diable ferait pareille trahison ?

Bénite soyez-vous, lettre décachetée,

Par qui nous découvrons nouvelle Dorothée ;

Et béni soyez-vous l’étourdi de valet,

Qui nous avez livré ce bienheureux poulet,

Par qui nous découvrons que l’un et l’autre gendre

Est un insigne fourbe, et qui n’est bon qu’à pendre !

LUCIE.

Mais, mon père, avez-vous bien lu ?

DON PÉDRO.

Si j’ai bien lu ?

J’ai lu mille fois mieux que je n’aurais voulu.

LUCIE.

Ce rencontre de noms est tout à fait bizarre,

Il faut que don Diègue ait l’âme bien avare,

Car don Félix pour moi peut avoir de l’amour.

Mais cet autre venu depuis peu de la cour,

Qui n’a pas seulement vu ma sœur en peinture,

Nous montre bien qu’il est d’une avare nature :

Il en voulait sans doute au bien qu’elle a de plus.

Aussi qui n’aimerait cent mille beaux écus !

DON PÉDRO.

Où diable ont-ils trouvé chacun leur Dorothée ?

Est-ce un nom à la mode, ou chose concertée

Pour se moquer de moi ! Mais, bons dieux, les voilà !

Qui ne se tromperait à ces visages-là ?

LUCIE, tout bas.

Dieux ! faut-il que je l’aime et qu’il soit infidèle !

 

 

Scène IV

 

DON PÉDRO, LUCIE, HÉLÈNE, DON DIÈGUE, DON FÉLIX, BÉATRIX

 

DON PÉDRO, Don Diègue, Don Félix et Hélène paraissent sur le théâtre.

Vraiment, mes beaux seigneurs, vous me la baillez belle.

Et si Dieu n’eût fait voir quelles gens vous étiez,

Le gentil passe-temps que vous nous apprêtiez !

Vous, seigneur don Diègue, allez voir votre femme ;

La pauvrette qu’elle est, sans cesse vous réclame,

Et le petit Janot est pour ne vivre pas,

Si vous ne retournez vitement sur vos pas.

Vous, seigneur don Félix, sachez que Dorothée

Devant l’official requête a présentée,

Et que deux beaux enfants témoignent contre vous.

Vous, mes filles, venez, et me suivez chez nous.

LUCIE, faisant une révérence à don Félix.

Quand je pourrai servir votre polygamie,

Ce sera de bon cœur.

HÉLÈNE.

Ah ! Béatrix ma mie,

Qu’est-ce qu’a donc mon père ?

BÉATRIX.

Il a juste raison

De remercier Dieu ; rentrons dans la maison,

Rentrons, dis-je, et laissons, s’ils veulent se morfondre,

Ces beaux jeunes seigneurs, que Dieu veuille confondre.

DON FÉLIX.

Je voudrais bien savoir quelle mouche a piqué

Ce colère vieillard ?

DON DIÈGUE.

Il s’est équivoqué ;

Car pourquoi me parler de votre Dorothée ?

DON FÉLIX.

Je sais bien qui m’aura la charité prêtée.

Un certain don Gaspard qui fait le furieux,

Qui longtemps devant moi lui faisait les doux yeux,

M’a joue quelque tour : mais si je ne m’en venge...

BÉATRIX sort du logis, et leur jette deux lettres.

Messieurs, voilà des vers faits à votre louange,

Lisez-les à loisir.

DON DIÈGUE.

Ah ! Béatrix, un mot.

BÉATRIX.

Allez plutôt revoir Dorothée et Janot.

DON DIÈGUE.

Dorothée et Janot ! ma foi, je n’y vois goutte.

DON FÉLIX.

Peut-être ces papiers nous tireront du doute

Où nous met le discours de Pédro d’Avila.

Cette lettre est pour vous.

DON DIÈGUE.

Et de vous celle-là.

DON FÉLIX.

Oui, je sais bien l’avoir écrite à ma Lucie.

Je veux voir aujourd’hui cette affaire éclaircie,

Et m’y dût-on tuer, je veux entrer chez eux.

BÉATRIX, ouvrant la porte.

Ah ! messieurs, qui prenez des femmes deux à deux,

Que faites-vous encore auprès de notre porte ?

On n’a que faire ici de gens de votre sorte.

DON FÉLIX, entrant chez don Pédro.

Je reviens aussitôt.

DON DIÈGUE.

Je vous attends ici.

 

 

Scène V

 

ALPHONSE, DON DIÈGUE

 

ALPHONSE, auprès de son maître.

Hé bien, le stratagème a-t-il bien réussi ?

DON DIÈGUE.

Je n’en sais rien encore.

ALPHONSE.

Et le futur beau-père ?

DON DIÈGUE.

Il jure, don Félix enrage, et moi, j’espère.

ALPHONSE.

Et pourquoi don Félix ?

DON DIÈGUE.

Son cas aussi va mal,

Et je n’ai plus sujet de craindre un tel rival.

Il déplaît à Lucie, et moi tout au contraire,

J’ose bien devant toi me vanter de lui plaire ;

Car enfin, mon ami, si tu veux tout savoir,

Sans qu’on en sache rien, nous venons de nous voir ;

Cette assignation d’elle-même est venue,

Je ne l’ai point par pleurs ni soupirs obtenue,

C’est un tour raffine d’amour et de bonté,

D’autant plus obligeant qu’il ne m’a rien coûté :

Au reste, si d’abord j’y trouvai tout aimable,

Elle s’est aujourd’hui fait voir toute adorable ;

Et pourtant ce beau corps qui se fait adorer,

À son divin esprit ne se peut comparer.

ALPHONSE.

Si vous vouliez, monsieur, finir cette légende,

(Car vous êtes en train de la faire bien grande)

Il vaudrait mieux parler du tour que j’ai joué,

Dont je devrais, me semble, être un peu plus loué.

Pouvait-on mieux user de cette fausse lettre ?

Ai-je rien oublié de ce qu’il fallait mettre ?

Le vieillard a-t-il mal donné dans le panneau ?

Et jamais aurez-vous un prétexte plus beau

Pour rompre votre noce un peu précipitée ?

DON DIÈGUE.

Comment t’es-tu servi du nom de Dorothée ?

ALPHONSE.

J’ai pris le premier nom qui s’est offert à moi.

DON DIÈGUE.

Trouveras-tu mauvais, si, courant après toi,

Pour rendre encor mieux la chose vraisemblable,

D’injures et de coups...

ALPHONSE.

Cela n’est pas faisable.

DON DIÈGUE.

Tu ne sais pas encore ?

ALPHONSE.

Je vous entends fort bien ;

Vous voulez me frapper, monsieur.

DON DIÈGUE.

Si peu que rien.

ALPHONSE.

Cela n’est point du tout nécessaire à la chose ;

Et vous pouvez rayer hardiment cette clause,

Qui ne passera pas de mon consentement.

DON DIÈGUE.

Alphonse, mon mignon, quatre coups seulement.

ALPHONSE.

Ne frappez donc pas fort : peste que je suis traître,

Ou plutôt un grand sot, de tant aimer mon maître !

Gardez-vous (ou, ma foi, je pourrai m’échapper)

De vous laisser aller à l’ardeur de frapper.

Servez-vous moins ici d’effets que de paroles ;

Et surtout n’usez point sur moi de croquignoles,

Songez que vous allez frapper sur un chrétien,

Retenez bien le bras.

DON DIÈGUE.

Ah ! mon Dieu, ne crains rien.

ALPHONSE.

Et ne prétendez pas en rencontrer semblable,

Rendre à force de coups une chose croyable.

DON DIÈGUE.

Dieu ! que de temps perdu !

ALPHONSE.

Faut-il crier bien fort ?

DON DIÈGUE.

Bien fort.

ALPHONSE.

Aie, aie, aie, aie, à l’aide, je suis mort.

DON DIÈGUE.

Ah, traître !

ALPHONSE.

On m’assassine.

DON DIÈGUE.

Ah, bélître !

ALPHONSE.

On m’assomme.

DON DIÈGUE.

Ah, bourreau de valet !

ALPHONSE.

Peste soit fait de l’homme !

DON DIÈGUE.

Qu’as-tu donc ?

ALPHONSE.

Ce que j’ai ? vous frappez comme un sourd.

DON DIÈGUE.

Mon Dieu ! c’est que je rêve.

ALPHONSE.

Au diable soit l’amour.

À la force ! au secours !

DON DIÈGUE.

Tu mourras tout à l’heure.

Tu changes donc ainsi mes lettres ? Ah ! je meure,

Si je ne te punis d’une étrange façon.

 

 

Scène VI

 

DON PÉDRO, ALPHONSE, DON DIÈGUE, DON FÉLIX, LUCIE

 

DON PÉDRO.

Et que vous a donc fait ce malheureux garçon ?

ALPHONSE.

Hélas ! je n’ai rien fait que brouiller une lettre.

DON DIÈGUE.

Je perdrai mon crédit, ou je te ferai mettre

Bientôt sur une roue.

ALPHONSE.

Un homme ne craint rien,

Quand il est innocent.

DON DIÈGUE, en s’en allant.

Je te trouverai bien.

DON PÉDRO.

Il n’en faut plus douter, la chose est toute claire.

ALPHONSE.

Du moins si j’en avais reçu quelque salaire,

Si j’avais seulement de quoi m’en retourner.

DON PÉDRO.

Va, ne t’afflige point, je t’en ferai donner.

Parlant à don Félix.

Et vous, que dites-vous de cet ami si brave ?

Jodelet paraît sur le théâtre, et se cache dans un coin.

Eussiez-vous cru qu’il fût du bien assez esclave,

Pour faire une action noire jusqu’à ce point ?

Je le perdrai d’honneur.

LUCIE.

D’honneur ! il n’en a point,

Ni n’en aura jamais.

DON FÉLIX.

Je ne sais que vous dire,

Je ne l’eusse pas cru.

DON PÉDRO, en s’en allant.

Allons, allons en rire,

Le péril est passé, rentrons dans la maison.

Pour moi, j’excuse tout, hors une trahison.

DON FÉLIX.

Mais vous dites, monsieur, qu’une autre Dorothée

(Il faut bien que ce soit quelque bonne effrontée)

Vous a mis dans la main la lettre que je tiens,

De laquelle, il est vrai, le caractère est mien ;

Mais je ne l’ai jamais écrite à pas une autre

Qu’à madame Lucie.

LUCIE.

Oui, cette lettre est nôtre :

Et puisque don Diègue est un traître, un trompeur,

Je veux bien confesser qu’il régnait en mon cœur,

Et que, pour empêcher mon prochain mariage,

J’ai fait la Dorothée, et fait ce personnage

Avec un tel succès, que mon père, irrité,

Vous a, quoique innocent, un peu bien maltraité.

La lettre vient de vous, c’est moi qui l’ai donnée.

Mais que ne fait-on point quand on est forcenée ?

Je confesse l’avoir été pour ce trompeur,

Jusqu’au point d’hasarder ma vie et mon honneur.

Mais bientôt un couvent, où mon remords me voue,

Vous doit venger assez d’un crime que j’avoue.

DON FÉLIX.

Tout le mal vient de moi, j’en demande pardon,

Je suis indigne d’elle.

DON PÉDRO.

Ah ! vous êtes trop bon.

Et vous, une autre fois, soyez mieux conseillée,

Et profitez d’avoir été si déréglée.

Parlant à don Félix.

Pour moi, si j’ai mal fait, on m’avait prévenu ;

Mais on guérit bientôt quand le mal est connu.

 

 

Scène VII

 

JODELET, seul

 

Toi qui viens d’entrer là-dedans,

Qui bats les gens malgré leurs dents,

Et m’as frappé sans dire gare,

Sais-tu ce que je te prépare ?

Je te dis charitablement,

Si tu le sais, que nullement

Tu n’aies à passer cette porte,

Car, monseigneur Satan m’emporte,

Et je le dis d’un sens rassis,

Si tu sors, si je ne t’occis.

J’enrage que je ne t’étrangle,

Et j’enrage que je ne sangle

Au travers de ton chien de nez

Estramaçons bien assénés.

Au reste tu me peux bien croire,

Je suis tout sûr de la victoire,

Car j’ai fait des provisions

Pour semblables occasions,

J’ai, contre toute hémorragie,

Pierre de très grande énergie ;

Billet contre le coup fourré,

Coup dangereux s’il n’est paré.

Tous les jours presque je m’exerce,

Et sur la quarte et sur la tierce,

Et prends en même temps leçon

Pour et contre l’estramaçon ;

Je suis bien sûr dans la parade ;

J’ai fait forger une salade

À l’épreuve du fauconneau,

Dont je doublerai mon chapeau.

À l’heure même on m’accommode,

(Et peut-être en viendra la mode)

Une cuirasse à mon pourpoint,

Qui ne paraîtra du tout point.

Je suis nanti d’une rondache

À l’épreuve du coup de hache ;

Et quant à darder le poignard,

J’en fais tout ainsi que d’un dard :

D’abord que nous serons en garde,

Mon épée au corps je lui darde ;

Je le saisis, et puis après,

D’un croc en jambe appris exprès,

Je le renverserai sur l’herbe ;

Où, comme un fléau fait sur la gerbe,

Je prétends battre sur sa peau

Jusqu’à tant que j’en sois en eau.

Cartel partout j’ai beau répandre,

Il ne fait semblant de m’entendre :

Cependant il en a reçu,

Ce n’est pas que je l’aie su ;

Mais en ayant fait plus de mille,

Que j’ai semés parmi la ville,

Il faut bien qu’il en soit venu

Quelqu’un à ce becque cornu.

Je pensais, ô noble assistance,

Vous régaler de quelque stance,

Car l’auteur m’en avait promis ;

Mais dans notre rôle il n’a mis

Que quelques vers faits à la hâte.

Bien souvent le papier il gâte,

Et ne fait que des vers rampants,

Au lieu d’en faire de pimpants.

Oh ! qu’être homme d’honneur est une sotte chose,

Et qu’un simple soufflet de grands ennuis nous cause !

 

 

Scène VIII

 

DON FÉLIX, JODELET

 

DON FÉLIX.

Vous avez donc querelle, à ce que l’on m’a dit ?

JODELET.

Moi, querelle ?

DON FÉLIX.

Oui, vous.

JODELET.

Mon Dieu, comme on médit !

Assurément, monsieur, je n’ai point eu querelle,

Oui, bien un beau soufflet.

DON FÉLIX.

La différence est belle !

Et qui vous l’a donné ?

JODELET.

Ce n’est qu’un fanfaron,

Cet Alphonse qui sert don Diègue Giron.

DON FÉLIX.

Je veux absolument qu’on se venge ou qu’on sorte.

JODELET.

J’espère m’en venger, et de la bonne sorte.

DON FÉLIX.

Et vous l’a-t-il donné bien fort ?

JODELET.

Coussi, coussi.

DON FÉLIX.

Et comment a-t-il fait ?

JODELET, lui donnant un soufflet.

Ma foi, monsieur, ainsi.

DON FÉLIX.

Si je prends un bâton...

JODELET.

Le récit véritable

Ne se peut faire mieux que par un coup semblable.

DON FÉLIX.

Vos libertés enfin vous feront maltraiter.

JODELET.

Monsieur, vous savez bien que je ne puis flatter.

DON FÉLIX.

Jodelet, on m’a fait une pièce fâcheuse,

Il faut assurément que quelque âme envieuse

Ait fait, pour me priver de l’objet de mes vœux,

Courir des bruits de moi très désavantageux.

JODELET.

Je vous l’ai toujours dit, votre façon de vivre,

Très bonne à détester, et très mauvaise à suivre,

Vous doit perdre à la fin.

DON FÉLIX.

Ah ! je le connais bien.

JODELET, il redit les vers qui sont au commencement.

Vois-tu, j’aime partout, et si je n’aime rien ;

Et je me ris souvent, très maître de moi-même,

De celle qui me hait et de celle qui m’aime,

Je prends plaisir à faire enrager des rivaux.

DON FÉLIX.

Qu’est-ce que tu dis là ?

JODELET.

Certains discours moraux

Que j’ai souvent l’honneur de vous entendre dire.

DON FÉLIX.

Ah ! mon Dieu, Jodelet, il n’est plus temps de rire,

Je ne veux plus songer qu’à finir ces bruits-là,

Et me justifier à Pédro d’Avila ;

Je suis las d’en avoir la tête inquiétée.

Viens, je veux t’envoyer parler à Dorothée.

Don Diègue m’a fait un tour d’homme sans foi,

Mais il s’est fait du mal autant et plus qu’à moi ;

Je l’estime perdu dans l’esprit de Lucie :

D’être mal dans le sien, fort peu je me soucie.

JODELET.

J’ai même sentiment pour son chien de valet ;

Mais je lui ferai voir quel homme est Jodelet,

Mais je lui ferai voir à quel homme il se joue ;

Et si je suis de ceux que l’on frappe à la joue.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

JODELET, en chaussons et prêt à se battre

 

Oui, tout homme vaillant doit être pitoyable,

Et j’ai pitié de toi, souffleteur misérable,

Puisque pour le soufflet que tu m’as appliqué,

Tu dois être de moi mortellement piqué.

C’est la première fois qu’il m’avait, que je sache,

L’impertinent qu’il est, donné sur la moustache ;

De la façon pourtant qu’il s’en est acquitté,

Je le tiens en cela très expérimenté ;

Je crois que de sa vie il n’a fait autre chose :

Et nonobstant les maux que telle action cause,

Tout pauvre que je suis, je lui donnerais bien,

Pour souffleter ainsi, la moitié de mon bien.

Mais n’est-ce pas à l’homme une grande sottise

De s’aller battre armé de la seule chemise,

Si tant d’endroits en nous peuvent être percés,

Par où l’on peut aller parmi les trépassés ?

Le moindre coup au cœur est une sûre voie

Pour aller chez les morts ; il est ainsi du foie ;

Le rognon n’est pas sain, quand il est entr’ouvert ;

Le poumon n’agit point, quand il est découvert ;

Un artèr coupée. Dieu ! ce penser me tue,

J’aimerais bien autant boire de la ciguë.

Un œil crevé, mon Dieu ! que viens-je faire ici ?

Que je suis un franc sot de m’hasarder ainsi !

Je n’aime point la mort, parce qu’elle est camuse,

Et que, sans regarder qui la veut ou refuse,

L’indiscrète qu’elle est, grippe, voûsît ou non,

Pauvre, riche, poltron, vaillant, mauvais et bon.

Mais je suis trop avant pour reculer arrière,

C’est à faire en tout cas à rendre la rapière,

Doncque bien loin de moi la peur et ses glaçons,

Je veux être de ceux qu’on dit mauvais garçons.

Mon cartel est reçu, je n’en fais point de doute ;

Mon homme ne vient point, peut-être il me redoute.

Hélas ! plaise au Seigneur qu’il soit sot à tel point,

Qu’il me tienne mauvais, et ne se batte point !

Mais les raisonnements sont tout à fait frivoles,

Où l’on a plus besoin d’effets que de paroles.

Animons notre cœur un peu trop retenu.

Çà, je pose le cas que mon homme est venu.

Nous avons dégainé, nous sommes en présence ;

Tâchons de lui donner au milieu de la panse.

Bon pied, bon œil, et flic, et flac, tiens, c’est pour toi,

Zest, j’ai paré ton coup ; courage, il est à moi.

Tu recules, poltron ! pare cette venue ;

Plus bas, plus bas, coquin, j’ai défendu la vue.

Aie, aie, j’ai l’œil crevé : non, je me suis trompé.

La peste, le grand coup dont je suis échappé !

Mais tu me payeras la peur que tu m’as faite.

Il faut réciter ces vers-là vite, avec toute l’ardeur et la vivacité d’un homme qui se bat.

Bon, ce coup-là sans doute a percé sa jaquette ;

Bon, le voila perdu ; bon, me voilà sauvé,

Car de ce premier coup son œil droit est crevé ;

Mais il en faut avoir l’une et l’autre prunelle.

Que ferai-je sans yeux ? Tu prendras une vielle.

Ah ! pardon, Jodelet. Non, non, il faut mourir.

Ah ! de grâce, pardon. Meurs, sans plus discourir.

 

 

Scène II

 

ALPHONSE, JODELET

 

ALPHONSE, surprenant Jodelet.

Eh bien ! le fanfaron, qui voulez-vous qui meure ?

JODELET, tout bas.

Que cet homme maudit survient à la malheure !

Ce n’est rien.

ALPHONSE.

Ce n’est rien ? par la mort !

JODELET.

Ah ! tout beau,

Ce n’est rien.

ALPHONSE.

Pourquoi donc l’épée hors du fourreau ?

JODELET.

Ma foi, je récitais des vers de comédie.

ALPHONSE.

Ah ! c’est trop lanterner, je veux qu’on me le die,

Contre qui s’est battu le grand fou que je voi ?

JODELET.

Contre un qui s’est battu vaillamment, sur ma foi.

J’estime la valeur en mon ennemi même.

ALPHONSE.

Vous a-t-il point blessé, que vous êtes si blême ?

Suivant votre cartel, que j’ai tantôt reçu,

Je viens vous contenter.

JODELET.

Quelqu’un vous a déçu,

Je n’écrivis jamais de ma vie, ou je meure ;

Puis, je ne me bats pas deux fois en un quart d’heure.

ALPHONSE.

Qu’on lise ce cartel.

JODELET.

Oui-dà, je le lirai,

Puis après, s’il vous plaît, monsieur, je m’en irai.

« Quelques médisants disent que vous m’avez donné un soufflet : je ne puis croire cela de votre courtoisie. Mais le moyen de faire taire le peuple, si ce n’est que votre seigneurie ne lui ferme la bouche de sa main libérale, comme on dit qu’elle a fermé la mienne ? Mon maître m’a dit qu’il faut pour mon honneur que je vous donne des coups de bâton, ou que j’aie de votre sang. Je ne songe pas à vous en donner, parce que j’y trouve quelque difficulté ; et encore qu’à vous tirer au sang, et vous attirer à la campagne, je trouve aussi quelque chose qui me choque, je prie pourtant votre seigneurie de se trouver vers le soir à la grand’place, et de pardonner la peine que lui donne son humble serviteur,

« Jodelet. »

ALPHONSE.

Eh bien ! que dites-vous de ce brave cartel ?

JODELET.

Que béni soit de Dieu celui qui l’a fait tel.

ALPHONSE.

Il n’est donc pas de vous ?

JODELET.

Ah ! vous pouvez bien croire

Que je n’ai pas pour vous d’intention si noire.

ALPHONSE.

J’ai quelque affaire ailleurs, et si je n’en avois,

Je m acquitterais mieux de ce que je vous dois.

Je crois m’en acquitter un jour en galant homme.

Il le bat et s’en va.

Recevez cependant cette petite somme

De nazardes, soufflets, coups de pieds et de poings.

JODELET.

J’eusse bien attendu, je n’en ai pas besoin.

Enfin nous avons donc la dague dégainée,

Et nous sommes trouvés en campagne assignée.

Si je ne l’eusse fait, qu’est-ce qu’eût dit de moi

Ce drôle ? il en eût fait cent pièces, sur ma foi.

Oh ! qu’il est important d’avoir bien du courage !

Et que je me vais plaire à faire du carnage !

Je m’en vais devenir un vrai coupe-jarret,

On ne me verra plus à la main qu’un fleuret.

Mais j’aperçois quelqu’un. J’ai peur qu’on ne me voie.

 

 

Scène III

 

DON FÉLIX, ALPHONSE, DON PÉDRO

 

DON FÉLIX.

Faut-il qu’un tel malheur vienne troubler ma joie !

DON PÉDRO.

Elle est jeune, monsieur, et ce ne sera rien ;

J’en ai souvent autant, et je m’en guéris bien.

DON FÉLIX.

Voyant ainsi souffrir ma déité visible,

Si je ne m’affligeais, je serais insensible.

DON PÉDRO.

Ne vous affligez point ; je vous dis tout de bon,

Et foi d’homme d’honneur, que tantôt sourde ou non,

Que sa douleur augmente ou bien qu’elle finisse,

Je veux absolument que l’hymen s’accomplisse.

Et d’inclination aussi bien que d’honneur,

Je m’y trouve engagé.

DON FÉLIX.

Hélas ! tout mon bonheur

Dépend de son amour, mon malheur de sa haine :

C’est m’élever au trône, au sortir de la chaîne.

DON PÉDRO, parlant à Alphonse qui parait sur le théâtre.

Vous voilà donc encor ? je vous croyais parti.

ALPHONSE.

Je m’en vais à la cour chercher quelque parti ;

Mais un de mes amis à demeurer m’engage,

En me faisant trouver un mulet de louage.

DON PÉDRO.

Et le bon don Diègue est-il encore ici ?

Est-il allé tirer sa femme de souci ?

ALPHONSE.

Il est parti tantôt, et j’apporte une lettre

Qu’en passant par la poste on vient de me remettre :

Elle s’adresse à lui, vous la verrez, monsieur.

Ne commandez-vous rien à votre serviteur ?

DON PÉDRO.

Ami, Dieu te conduise et te donne un bon maître.

Or çà, voyons un peu la lettre de ce traître,

De ce faux don Diègue : ô l’insigne imposteur !

Et qui n’aurait trompé ce visage menteur ?

« Mon cher époux,

« Sachant que don Félix de Fonsèque est votre ami, je vous écris à la hâte qu’on a exécuté ici des faux-monnayeurs, qui l’ont accusé d’être leur complice. Avertissez-le qu’un exempt est parti avec ordre de le prendre en quelque lieu qu’il soit, et revenez voir promptement votre fidèle

« Dorothée. »

DON PÉDRO.

Eh quoi ! vous travaillez en moderne médaille ?

Vraiment je fais grand cas d’un homme qui travaille.

Multiplier ainsi les armes de son roi,

C’est pour être bientôt dans quelque bon emploi.

DON FÉLIX.

Que me dites-vous là ? Je n’y puis rien comprendre.

DON PÉDRO.

Lisez, lisez, monsieur. Autre fourbe de gendre.

Ma foi, j’étais pourvu de gendres richement ;

Le bon Dieu nous assiste, et bien visiblement ;

Et ces deux lettres sont un fort bon témoignage

Qu’il a jeté les yeux sur mon petit ménage.

DON FÉLIX.

Monsieur, je veux savoir d’où cette lettre vient,

Et l’on me fait grand tort, monsieur, si l’on ne tient

Le fourbe qui vous vient d’apporter cette lettre.

DON PÉDRO.

Vraiment il est bien loin.

DON FÉLIX.

Je veux le faire mettre

Au fond d’une prison, tant qu’il ait confessé

Qui m’a si méchamment en l’honneur offensé.

DON PÉDRO.

Que veut ce cavalier ?

 

 

Scène IV

 

DON GASPARD, DON PÉDRO, DON FÉLIX, HÉLÈNE, BÉATRIX

 

DON GASPARD.

Messieurs, c’est avec peine

(Mais il faut obéir à la loi souveraine)

Que je viens arrêter, par ordre de la cour,

Le seigneur don Félix, par force ou par amour.

DON FÉLIX.

Par force ou par amour ? ni par l’un ni par l’autre,

Vous aurez de mon sang, ou bien j’aurai du vôtre.

DON GASPARD.

N’obéir pas au roi, c’est se perdre à crédit.

Je vous prends à témoins, messieurs.

DON FÉLIX.

C’est fort bien dit.

Je défends mon honneur, toi, défends bien ta vie.

DON PÉDRO.

J’ai bien peur que l’hymen devienne tragédie,

Je veux aller après.

HÉLÈNE.

Mon père, qu’est ceci ?

DON PÉDRO.

J’y vais voir.

HÉLÈNE.

Béatrix, suis-moi, j’y vais aussi.

BÉATRIX.

Et moi, je vais conter à madame Lucie

Tout ce brouillamini.

 

 

Scène V

 

DON DIÈGUE, ALPHONSE

 

DON DIÈGUE.

Oui, cela me soucie,

Et si ce stratagème est par eux éventé,

Je ne me vis jamais à telle extrémité.

ALPHONSE.

Monsieur, tout ira bien.

DON DIÈGUE.

Frappe vite à la porte,

Et tâche d’obtenir que j’entre, ou qu’elle sorte.

Alphonse entre.

Il faut que je lui parle, à quel prix que ce soit.

Ô Dieu, les rudes coups que mon âme reçoit !

Je dois aujourd’hui perdre, ou gagner ma maîtresse.

Nous venons de tenter le dernier coup d’adresse :

Et si ce coup me manque, à quoi plus recourir,

Aimant comme je fais, si ce n’est a mourir ?

Mais mon ange paraît, un si charmant visage

Ne peut être jamais qu’un bienheureux présage ;

Alphonse l’entretient du beau tour qu’il a fait,

Il faut lui donner temps de l’apprendre.

 

 

Scène VI

 

LUCIE, ALPHONSE, DON DIÈGUE

 

LUCIE.

En effet,

Il me fait grand’pitié. Dans la ville où nous sommes,

On ne trouvera pas deux si dangereux hommes,

Que votre maître et vous.

ALPHONSE.

Vous l’êtes plus que nous,

Car nous ne faisons rien que pour l’amour de vous.

LUCIE.

Et cette lettre était encor de Dorothée ?

ALPHONSE.

Et de ma même main écrite et présentée.

Enfin donc notre exempt, hardi comme un lion,

Est entré ; don Félix a fait rébellion ;

L’exempt, après son coup, a regagné la rue,

Don Félix, furieux comme un cheval qui rue,

L’a suivi chamaillant ; notre exempt s’est sauvé.

On le cherchera bien avant qu’on l’ait trouvé.

LUCIE.

Ô Dieu ! qu’on va parler de moi d’étrange sorte !

Mais si notre dessein réussit, que m’importe ?

DON DIÈGUE.

Ah ! mon ange, est-ce vous qui venez m’éclairer ?

Que dois-je devenir ? Dois-je encore espérer ?

LUCIE.

Votre peine est petite à l’égard de la mienne,

Je sais bien moins que vous ce qu’il faut que devienne

Une fille insensée, et qui fait tant pour vous,

Qu’elle trahit un père, une sœur, un époux.

DON DIÈGUE.

Après tant de bonté, tout ce que je puis faire,

C’est de vous adorer, mon bel ange, et me taire.

LUCIE.

Enfin nous dépendons de l’amour et du sort.

Serez- vous à ma sœur ?

DON DIÈGUE.

Ah ! plutôt à la mort !

LUCIE.

Serai-je à don Félix ?

DON DIÈGUE.

Tant que j’aurai de vie,

Vous ne me serez point par un mortel ravie.

LUCIE.

Et moi, je vous promets, si je ne suis à vous,

Qu’aucun homme vivant ne sera mon époux ;

Car enfin, don Diègue, il est vrai, je vous aime ;

Si vous m’aimez bien fort, je vous aime de même ;

Je devrais témoigner plus de confusion,

En vous faisant ici cette confession,

Que vous pouvez trouver étrange en une fille.

Mais lorsqu’à quelque sotte un homme de cour brille,

C’est avec tel effet, et si cruellement,

Que la pauvrette en perd souvent le jugement.

J’en suis, ô don Diègue, un assez bel exemple,

Puisque je feins d’avoir des douleurs dans la temple,

D’être tout à fait sourde, et qu’on me croit chez nous

Une folle, et cela tout pour l’amour de vous.

DON DIÈGUE.

Dieu ! comment raillez-vous, ayant encore à craindre ?

Mais quels sont donc ces maux que vous venez de feindre ?

LUCIE.

J’ai contrefait là sourde avec un tel effet,

Que j’en ai reculé mon hymen trop tôt fait ;

Mais je ne vois plus goutte en ce péril extrême,

Et ma sœur qui me hait autant qu’elle vous aime,

Dit que mon mal de tête est un mal inventé,

Et que mon plus grand mal est ma méchanceté.

Mon père qui ne sait à qui croire, en enrage ;

Don Félix, qui me croit bien malade, fait rage

De plaindre son malheur d’une mourante voix.

Je me rirais d’eux tous, tout mon soûl, si j’osois ;

Mais nous sommes encore assez loin du rivage,

Pour respecter les vents, et craindre le naufrage.

DON DIÈGUE.

Nous gagnerons le port, si nous avons du cœur ;

Des périls les plus grands le courage est vainqueur,

On vient à bout de tout dès que l’on s’évertue.

Qui tremble, est le premier le plus souvent qu’on tue.

LUCIE.

Eh bien ! qu’inférez-vous de ces proverbes-là ?

DON DIÈGUE.

Qu’il faut ou découvrir à Pédro d’Avila

Que nous nous entr’aimons ; ou bien, sans qu’il le sache,

Et sans considérer s’il l’agrée, ou s’en fâche,

Que tout présentement vous me donniez la main,

Et que je vous enlève ou ce soir ou demain.

LUCIE.

Vous êtes importun, tenez, je vous la donne ;

Et quant à m’enlever, faites, je m’abandonne ;

Je n’ai plus rien sur moi, je vous ai tout donné.

DON DIÈGUE.

Ce jour-ci, de mes jours est le plus fortuné.

BÉATRIX.

Eh, mon Dieu ! songez bien à faire bonne mine,

Le bonhomme revient.

LUCIE.

S’il évente la mine,

Nous n’avons qu’à monter à cheval celte nuit.

Et nous sauver sans craindre et sans faire de bruit.

Béatrix, viens m’aider à faire la malade.

 

 

Scène VII

 

 

 

DON PÉDRO, DON DIÈGUE, DON GASPARD, LUCIE, BÉATRIX, HÉLÈNE

 

DON PÉDRO.

Je ne me trompe point, quand je me persuade

Que l’exempt est un fourbe, et don Félix aussi,

Puisque tous ses desseins ont fort mal réussi.

Dieu permet quelquefois que le méchant prospère,

Mais augmente toujours la peine qu’il diffère.

Oh ! oh ! que faites-vous ici dans ma maison ?

Y venez-vous brasser nouvelle trahison ?

DON DIÈGUE.

Je vous dirai, monsieur, le sujet qui m’amène ;

Sachant que don Félix se trouvait bien en peine,

Je reviens pour servir mon ami, si je puis,

Et pour me faire voir à tous tel que je suis.

Oui, si vous m’écoutez comme juge équitable,

Vous ne me croirez plus de trahison capable ;

Mais un pauvre amoureux qui n’a rien tant à cœur,

Que se voir votre gendre et votre serviteur.

DON PÉDRO.

Mon gendre ! et que dirait madame Dorothée ?

DON DIÈGUE.

Sitôt qu’on vous aura la chose bien contée,

Et que vous verrez clair dans mon intention,

Le pouvoir qu’a sur nous notre inclination,

Assurément, monsieur, sera toute ma faute.

Mais avant, dites-moi nouvelle de mon hôte,

J’en suis inquiété ; car on m’a dit, monsieur,

Qu’il était accusé d’être faux-monnayeur,

Et devant qu’il ait pu se sauver par la fuite,

Qu’un exempt est venu sans archers ni sans suite,

L’arrêter.

DON PÉDRO.

En cela je vois je ne sais quoi

Qui sent beaucoup la fourbe, et peu l’ordre du roi.

Quand il est question de faire la capture

D’un homme atteint d’un cas de pareille nature,

Les exempts ne vont point, s’ils ne sont bien suivis ;

Et ce qui me confirme encore en mon avis,

C’est que ce maître exempt fait l’amour à ma fille,

Et s’appelle... attendez, don Gaspard de Padille ;

Don Félix l’a poussé d’abord en chamaillant :

L’autre parant toujours, et toujours se raillant,

Comme n’ayant pas peur d’un si faible adversaire ;

Don Félix jure, pousse, et ne lui peut rien faire,

Redouble ses efforts, dont l’autre, enfin pressé,

Attaque vivement son ennemi lassé,

Le blesse dans un bras, lui fait tomber l’épée,

Et lui met à ses pieds une oreille coupée.

Don Félix tout sanglant tombe sur le pavé ;

Don Gaspard à l’instant s’est vitement sauvé.

Mais ce n’est pas encor sa dernière infortune,

Le ciel, sur le méchant, n’en verse pas pour une :

Un archer du prévôt, le regardant de près,

(En vertu d’un décret qu’il m’a fait voir après)

Le saisit au collet ; c’était sa Dorothée,

Qu’il croyait par argent avoir bien contentée.

Et qu’un oncle qu’elle a, jaloux de son honneur,

Avait fait révolter contre ce suborneur.

Tout ceci s’est passé comme un grand feu de paille ;

Un moment a vu naître et finir la bataille ;

Don Félix est tombé dans tous ces accidents,

En un demi-quart d’heure, et même en moins de temps.

DON DIÈGUE.

Il est donc en prison ?

DON PÉDRO.

Et de si bonne sorte,

Qu’il faudra qu’il l’épouse auparavant qu’il sorte :

Elle a bonne promesse, outre deux beaux enfants,

Dont le plus vieux, dit-on, n’a pas plus de deux ans.

Don Gaspard paraît.

Mais c’est là notre exempt, ou bien je n’y vois goutte :

Puisqu’il vous rit au nez, je ne suis plus en doute,

Qu’en ce que don Félix a souffert aujourd’hui,

Vous n’ayez pour le moins autant de part que lui.

DON DIÈGUE.

Monsieur, il n’est plus temps de vous cacher la chose :

Du mal qu’a don Félix, vous seul êtes la cause.

DON PÉDRO.

Moi, la cause ?

DON DIÈGUE.

Oui, vous, mais fort innocemment,

Au lieu que don Félix souffre bien justement.

Car enfin don Félix est fourbe très insigne,

Et de votre alliance un homme très indigne.

Quand vous serez instruit de ses déportements,

Vous me direz alors s’il est vrai que je mens,

Et me confesserez, qu’épousant votre fille,

Il était pour troubler toute votre famille ;

Et c’est ce qui m’a fait, je le confesse bien,

Rompre son mariage, et reculer le mien.

Et le petit Janot, et cette Dorothée,

Est une histoire feinte à dessein inventée ;

Et l’une et l’autre lettre est une invention

Qui doit vous faire voir ma bonne intention,

Bien mieux que les desseins intéressés d’un traître,

Comme on a cru les miens, avant de les connaître.

Recevez donc, monsieur, pour le gendre perdu,

Mon cousin don Gaspard qui s’est ici rendu,

Afin de vous offrir son humble obéissance,

Et recevoir l’honneur d’être en votre alliance.

Par la poste il a su ce matin seulement,

Que le marquis son frère est dans le monument ;

Aîné de sa maison, il a droit de prétendre

Aux plus riches partis.

DON PÉDRO.

Refuser un tel gendre,

Et l’accepter aussi sans y bien regarder,

C’est achever bientôt, mais c’est bien hasarder.

DON DIÈGUE.

On peut gagner Madrid à petites journées,

Où l’on peut aisément finir nos hyménées,

Chez le marquis mon père, encor mieux que chez vous,

Puisque là vous pourrez vous informer de nous.

DON PÉDRO.

Ce n’est pas mal parlé.

DON GASPARD.

Le bonheur où j’aspire

(Que je préférerais à l’honneur d’un empire)

Est un bien d’un tel prix, qu’on ne le doit donner

À ceux qu’on n’a pas eu le temps d’examiner.

DON PÉDRO.

Il ne reste donc plus qu’à guérir ma Lucie.

Vraiment, son accident tout de bon me soucie.

DON GASPARD.

Qu’a-t-elle donc ?

DON PÉDRO.

Elle est sourde depuis hier,

Si fort, qu’en lui parlant il faut toujours crier.

DON GASPARD.

Le ciel, en lui donnant les qualités d’un ange,

Comment l’a-t-il soumise à ce malheur étrange ?

Et comment pense-t-il que sans impiété,

On puisse voir souffrir une telle beauté ?

DON PÉDRO.

N’irritons point le ciel, qu’il ne nous en punisse ;

Ma fille guérira, s’il faut qu’elle guérisse.

Haussant la voix.

Eh bien ! que dites-vous de ce nouvel époux ?

LUCIE, faisant semblant de ne le pas entendre.

Il n’est pas à propos de me tâter le pouls ;

Bon, si j’avais la fièvre.

DON PÉDRO.

Elle est tout à fait sourde.

LUCIE.

Je sens certaine humeur aussi froide que lourde,

Qui me tombe en l’oreille avec mille douleurs.

DON PÉDRO.

Je suis père, excusez si je verse des pleurs.

Ma fille ?

LUCIE,
faisant un cri perçant, qui fait tressaillir tout le monde. Haussant sa voix.

Aie ! aie ! aie ! aie !

DON PÉDRO.

Peste ! comme elle crie,

J’en ai tout tressailli.

LUCIE.

Moins de bruit, je vous prie,

Je ressens dans l’oreille un si cruel tourment,

Que je ne pense pas pouvoir vivre un moment.

BÉATRIX.

Vous dormez bien souvent la tête découverte,

Tous les rideaux levés et la fenêtre ouverte,

C’est avoir de l’esprit un peu moins qu’un oison.

Mais je crois vous guérir avec une oraison :

Elle vient d’un cousin qui fut homme d’église,

Qui l’apprit à mon oncle ; et qui l’ayant apprise,

En fit part à ma mère ; elle qui savait tout,

En me la récitant souvent jusques au bout,

Me la fit à la fin entrer dans la mémoire ;

Mais il faudra jeûner, sans manger et sans boire,

Le jour qu’on la dira, puis cacher dans son lit

Quatre brins de fougère.

DON PÉDRO.

Eh bien, as-tu tout dit ?

Lucie en sourit, et se cache d’un linge.

Si je prends un bâton, madame l’idiote,

Je te ferai bien taire ; au diable soit la sotte.

J’en aurais pourtant ri dans une autre saison.

HÉLÈNE.

Vous en riez, ma sœur, sans doute l’oraison

Aura fait son effet.

LUCIE.

Mon Dieu, venez me prendre,

J’entre en convulsion.

HÉLÈNE.

Ce qu’elle veut entendre,

Elle l’entend fort bien ; et vous l’allez bien voir.

Ma sœur, mon mariage est en votre pouvoir ;

Mon père ne veut pas qu’on fasse l’un sans l’autre.

Pour achever le mien, consentez donc au vôtre.

Ne m’entendez-vous pas ?

LUCIE, haussant la voix.

C’est pour avoir été

Tous les jours au serein, tant qu’a duré l’été.

HÉLÈNE.

Je ne dis pas cela.

LUCIE.

Que faut-il que je fasse ?

HÉLÈNE.

Ce brave cavalier se présente à la place

Du méchant don Félix ; donnez-lui donc la main.

DON PÉDRO.

Il est plein de mérite.

DON DIÈGUE.

Et mon cousin germain.

LUCIE.

Aie ! aie ! je n’en puis plus, ma douleur se réveille ;

Tous les élancements que je sens dans l’oreille,

Se viennent d’augmenter.

HÉLÈNE.

Ma sœur, guérissez-vous :

Mon père le veut bien, vous aurez pour époux

Le seigneur don Diègue.

LUCIE.

En vérité ?

HÉLÈNE.

Moi-même,

Je vous le céderai, car je sais qu’il vous aime.

LUCIE.

Vous me le céderez ?

HÉLÈNE.

Oui, je vous le promets.

LUCIE.

Je ne suis donc plus sourde, et ne la fus jamais.

DON PÉDRO.

Dieu soit loué, la fourbe est enfin découverte.

HÉLÈNE.

Eh bien, ne suis-je pas à guérir très experte ?

DON DIÈGUE, se mettant à genoux avec Lucie.

Vous pouvez bien, monsieur, nous rendre malheureux,

Mais vous pouvez aussi par un trait généreux

Suspendre les effets d’une juste colère,

En faveur des bontés que doit avoir un père.

Je n’aime que Lucie, elle n’aime que moi ;

Nous nous sommes donnés l’un et l’autre la foi ;

Et nous sommes, monsieur, si bien unis ensemble,

Qu’on nous fera mourir, si l’on nous désassemble.

LUCIE.

Et moi, si je n’obtiens l’époux que je prétends,

Je redeviendrai sourde, et sourde pour longtemps.

HÉLÈNE.

Mon père, voulez-vous que l’affront m’en demeure ?

LUCIE.

Mon père, voulez-vous à l’instant que je meure ?

DON PÉDRO.

Vous me causez ici d’étranges passions,

Mais pourtant je défère aux inclinations ;

Puisqu’il aime Lucie au mépris de l’aînée,

Il faut bien que le ciel ait la chose ordonnée ;

Et que la passion qui le moins me revient,

L’avarice s’entend, n’est pas ce qui le tient.

DON DIÈGUE.

Recevant mon cousin, mademoiselle Hélène

Gagne aussi bien que lui ; car outre que sa haine

M’est justement acquise, ayant si mal usé

Du bien qu’elle m’offrait, et que j’ai refusé ;

En richesse, en crédit, en esprit, en courage,

Je confesse qu’il a sur moi grand avantage.

HÉLÈNE.

Monsieur est très aimable, et je vous en crois bien ;

Mais vous paraissez tel, et vous ne valez rien.

DON GASPARD.

Ne m’attribuez rien digne de cette belle,

Qu’un amour violent dont je brûle pour elle.

DON PÉDRO.

Je passerais pourtant pour un sot bien aisé,

Si je m’adoucissais, étant si méprisé.

Dois-je donc châtier sa désobéissance ?

Ou dois-je déférera l’humaine impuissance ?

LUCIE.

Ah ! mon père, pardon.

DON DIÈGUE.

Ayez pitié de nous,

De deux pauvres amants qui sont à vos genoux.

DON GASPARD.

Ne m’accusez-vous point d’espérance trop vaine,

De demander leur grâce et votre fille Hélène ?

DON PÉDRO.

Eh bien, que dites-vous, ma fille, là-dessus ?

HÉLÈNE.

Devant vous je n’ai point de choix ni de refus ;

J’espère que ma sœur et son cher infidèle

Me vengeront l’un l’autre, elle de lui, lui d’elle ;

Et je pense, acceptant le parti présenté,

Que je reçois bien plus qu’on ne m’avait ôté.

DON PÉDRO.

Qu’on tienne donc demain toute chose apprêtée.

Tandis que don Félix contre sa Dorothée

Devant l’officiai se défendra s’il peut,

Nous irons à Madrid, puisqu’ainsi Dieu le veut,

Et là gaillardement mettre fin à nos noces,

Je vais pour cet effet donner ordre aux carrosses.

DON GASPARD.

Monsieur, si vous avez quelqu’un à quereller,

Vous savez qui je suis, vous n’avez qu’à parler ;

Je me bats quelquefois sans qu’il soit nécessaire,

Jugez si je ferai des combats pour vous plaire ;

Il coûtera du sang à qui vous fâchera,

Et pour un seul regard on vous satisfera ;

Faites des ennemis autant que bon vous semble,

Vous me verrez tout seul les battre tous ensemble,

Ou si vous aimez mieux les battre séparés,

Je ferai tout selon que vous désirerez.

Il est vrai qu’on dépense en gardes, mais n’importe,

L’honneur seul est le bien d’un homme de ma sorte.

DON PÉDRO.

Laissons-là le duel, puisqu’il est défendu.

DON GASPARD.

Dites-vous ? Sans duel un état est perdu,

C’est le seul métier noble où la vertu s’exerce,

Et rien n’est comparable à la quarte ou la tierce. 

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