La famille Benoîton (Victorien SARDOU)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 4 novembre 1865. 

 

Personnages

 

CHAMPROSÉ

BENOÎTON

FORMICHEL 

DIDIER

PRUDENT 

THÉODULE

STÉPHEN

MULLER

FANFAN, de six à sept ans

CLOTILDE

MARTHE 

JEANNE, ingénue

CAMILLE, ingénue

ADOLPHINE

JULIE

FEMME DE CHAMBRE

JEAN

BAPTISTE

UN ARCHITECTE, personnage muet

 

La scène se passe de nos jours à Saint-Cloud. Le 1er et le 5e acte chez Clotilde. Les 2e, 3e et 4e actes chez Benoîton.

 

 

ACTE I

 

À Saint-Cloud, une sorte de rond-point dans un jardin avec pavillon d’habitation à gauche. Au fond, des petites haies servant de clôtures à d’autres jardins voisins. Grille de bois ou milieu, ouvrant sur un passage entre deux haies. On aperçoit les habitations voisines au milieu des arbres. Grands arbres et berceau à droite sur la scène ; bancs et chaises à droite et à gauche et sur le devant de la scène ; à droite, table de jardin.

 

 

Scène première

 

JULIE, BAPTISTE

 

Au lever du rideau, Baptiste parait au fond et s’arrête devant la grille. Julie sort du pavillon à gauche, tenant un petit guéridon de jardin qu’elle descend en scène.

BAPTISTE.

Madame Clotilde d’Évry ?

JULIE.

C’est ici.

BAPTISTE, entrant.[1]

Eh bien ! on peut dire qu’on a du mal à vous trouver.

JULIE.

À Saint-Cloud ?

BAPTISTE.

Toutes ces petites enfilades de chemins !... entre deux haies... avec des pavillons à droite, à gauche, on ne sait pas où tourner ! – C’est donc la même propriété, tout ça ?

JULIE.

Mais oui, seulement au lieu de murs, comme tout le monde se connaît, on a mis des haies ; c’est plus gai. – Là-bas, c’est le pavillon de M. Formichel, rentier. – Là, celui de M. Benoîton, qui l’habite avec sa femme, ses trois filles et son gendre, M. Didier, qui a épousé Mlle Marthe, l’aînée : – et ici, c’est celui de ma maîtresse.

BAPTISTE.

Et voilà donc la salle de bal, que c’est tout rond ?

JULIE.

C’est le square où on se réunit ! – Mais vous ne venez peut-être pas de Paris pour me dire tout ça. – Qu’est-ce qu’il y a pour ma maîtresse ?

BAPTISTE.

Une lettre de monsieur et une lettre de madame Lépinois... qui n’avaient pas l’air plus contents l’un que l’autre !

JULIE, descendant à gauche, et posant les lettres sur la table.

Ah ! ça ne va donc déjà plus, ce petit ménage-là, qui était si gentil encore il y a six mois ?

BAPTISTE, s’asseyant sur le banc à droite.

Oh ! ça ne va pas fort tout de même !

JULIE, rangeant à gauche des pelotons de laine et de la tapisserie dans le guéridon.

C’est pourtant nous qui avons fait ce mariage-là ! Ils se convenaient si bien ! – Madame, une grande sèche, – monsieur, un petit boulot !... On dit qu’il faut des contrastes.

BAPTISTE.

Alors, ils devraient joliment se plaire ; l’un ne dit pas blanc que l’autre ne crie noir !

JULIE.

Ça se balance !

BAPTISTE.

Oui, ça se balance comme ça sur notre tête ! Et puis, quand ça crève !... moi qui étais si heureux avec monsieur, quand il était encore garçon ! – Une jolie idée qu’elle a eue là de nous marier, votre maîtresse ; c’est donc sa manie à cette femme-là ? Elle a donc besoin de ça pour vivre ?

JULIE, revenant à lui.

Qu’est-ce que c’est ?... Insolent !

BAPTISTE.

Dame ! à la voir !

JULIE.

Apprenez, maître sot, que madame Clotilde d’Évry, ma maîtresse, est veuve d’un mari qui lui a laissé vingt bonnes mille livres de rente au soleil, et que si elle marie les gens, c’est uniquement pour son plaisir et leur bonheur !

BAPTISTE, railleur.

Excusez ! ce moyen !...

Il remonte pour sortir ; puis s’arrêtant et regardant au fond à gauche, et faisant signe à Julie de venir.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

JULIE, allant à Baptiste, et regardant.

Quoi donc ?

BAPTISTE.

Ce plumeau, là-bas !...

JULIE, regardant.

Ah ! c’est encore Mlle Adolphine !

Elle redescend à gauche.

Le diable l’emporte celle-là, elle est toujours fourrée chez nous !

BAPTISTE.

Une fille à marier ?

JULIE.

Oui ! on ne peut pas venir à bout de la placer ?

BAPTISTE, riant.

Mâtin ! je me sauve ! c’est une odeur de mariage ici... Je ne voudrais pas y demeurer.

Il se sauve par la droite.

JULIE.

Eh bien ! Il est encore aimable !

 

 

Scène II

 

JULIE, ADOLPHINE[2]

 

ADOLPHINE, ouvrant le petit grillage du fond pour outrer et descendant sur la pointe du pied ; un bouquet à la main, toilette de vieille fille qui se met en jeune personne.

Madame n’est pas là ?

JULIE.

Non, mademoiselle !

ADOLPHINE, descendant sur la pointe du pied.

Alors, j’attendrai ! j’attendrai ! j’apporte mon bouquet pour sa fête. Qu’est-ce que ce monsieur qui sort d’ici ?

Elle pose le bouquet ainsi que son ombrelle sur le banc à gauche.

JULIE.

C’est un domestique.

ADOLPHINE.

Ah ! j’avais cru voir un monsieur ! Il s’est sauvé si vite !

JULIE, sans malice.

C’est en vous voyant...

ADOLPHINE.

Madame est à Paris ?

JULIE.

Oui, à une messe de mariage ; à l’église et à la synagogue.

ADOLPHINE, vivement.

Quel mariage ?

JULIE.

Mademoiselle Bourgoin !

ADOLPHINE.

Cette vieille fille ! – Et le mari ?

JULIE.

Monsieur Dumesnil !

ADOLPHINE.

Le capitaine ! Fi donc ! un homme qui fume ! je n’ai pas voulu de lui !

Elle va s’asseoir sur le banc à droite.

JULIE, à part.

Oui, croyez ça !

Elle prépare les laines et la tapisserie qui se trouvent dans la corbeille. Un temps.

ADOLPHINE.

C’est mon chapeau, que vous regardez. – Il est joli, n’est-ce pas ?

JULIE.

Tout à fait mignon !

ADOLPHINE, minaudant.

C’est à la Dubarry ! – Il faut savoir porter ça ! Tout dépend de celle qui le porte.

JULIE.

Absolument !

ADOLPHINE.

Le bleu s’harmonise si bien avec le caractère de ma figure ! c’est une couleur si poétique !

JULIE.

C’est poétique comme tout !

Elle remonte et écoute.

Je crois que voici madame.

ADOLPHINE se lève.

Qu’est-ce que j’ai fait de mon bouquet ? Je l’avais mis sur une chaise...

Elle cherche, passe sous le berceau à droite et regarde de tous côtés, puis elle descend à gauche après l’entrée de Clotilde.

 

 

Scène III

 

JULIE, ADOLPHINE, CLOTILDE

 

CLOTILDE, entrant et descendant vivement, sans voir Adolphine et remettant son livre de messe à Julie.

Enfin ! en voilà encore deux de mariés ! Dieu ! quelle cérémonie ; du latin, de l’hébreu ! J’ai vu le moment où nous allions à la mosquée...

Elle ôte son châle et son chapeau qu’elle donne à Julie qui les emporte à la maison.

Et une chaleur !...

Elle va pour s’asseoir sur le banc à droite sans voir Adolphine. Celle-ci, qui est descendue prendre son bouquet, fait quelques pas vers Clotilde. Julie rentre dans le pavillon.

ADOLPHINE, s’offrant le sourire aux lèvres, avec son bouquet.[3]

Chère madame !

CLOTILDE, assise, se retournant, et saisie à la vue de sa toilette.

Hein ? – Dieu !... qu’est-ce qu’elle a sur la tête ?

ADOLPHINE, déconcertée, offrant son bouquet.

Mais c’est...

CLOTILDE.

C’est un turban !

ADOLPHINE.

Mais non, je vous assure... les plumes...

CLOTILDE.

C’est vrai, les plumes ! c’est un baldaquin !

ADOLPHINE.

Pourtant le bleu !

CLOTILDE.

Ah ! çà, ma chère, c’est une gageure, n’est-ce pas ? vous avez juré de rendre votre mariage impossible.

ADOLPHINE.

Moi ?

CLOTILDE.

Voyons, asseyez-vous là.

Adolphine lui donne le bouquet qu’elle pose sur le banc pour s’en débarrasser.

Merci ! – Que vous ai-je écrit ce matin ?

ADOLPHINE, assise sur une chaise.

« Ma chère Adolphine, venez dîner avec moi ce soir. – J’aurai peut-être un épouseur pour vous.

CLOTILDE.

« Et surtout, mon Dieu, une toilette de bon goût ! »

ADOLPHINE.

Il me semble pourtant que celle-ci...avec mon genre anglais qui relève...

CLOTILDE, montrant la garniture.

Et ça, et ça, et ça qui relève aussi ! c’est anglais ?

ADOLPHINE.

Mais cela se porte, je vois toutes nos jeunes personnes...

CLOTILDE, se récriant.

Oh ! alors !...

ADOLPHINE.

Enfin, sans être une toute, toute jeune fille !...

CLOTILDE.

Mais si fait... Comment donc !... Prenez un cerceau, tenez, courez aux Tuileries ; tous les jeunes gens vont vous suivre ! Vous serez mariée dans huit jours et je n’aurai plus à m’occuper de vous. Dieu juste ! Juste Dieu !

ADOLPHINE, déconcertée.

En vérité, madame...

CLOTILDE.

Non, voyez-vous, cela passe toute mesure... et puis, cette synagogue qui m’a porté sur les nerfs... vous me rendrez folle, folle ! – Savez-vous, en trois ans, combien de partis j’ai tentés inutilement pour vous ? – Vingt-sept ! – Vingt-sept maris en fuite !... ce n’est pas possible, vous avez un sort !

ADOLPHINE.

Mais ce n’est pas ma faute !

CLOTILDE.

Non, c’est la mienne ! Je vous trouve, il y a deux mois, un garçon bien né, assez riche, un peu mélancolique, c’est vrai, mais enfin, mélancolique... il le fallait bien, puisque...

Elle désigne Adolphine, sans achever sa pensée.

Je vous mets en présence ! vous m’arrivez costumée en petite pensionnaire !... et minaudant, et folâtrant !... et gambadant !

L’imitant.

Et moi je fais ceci, et moi je fais cela !... Stupéfaite, je veux mettre un terme à cet aimable délire ! Rien !... vous allez... vous allez... et le mélancolique, suffoqué de cette joie printanière, s’échappe... et court encore.

ADOLPHINE.

Un beau parti pour le regretter ! Broyer du noir toute la journée en compagnie de ce maniaque !

CLOTILDE.

À la bonne heure ; mais trois jours après... ce capitaine de dragons, avec qui je vous fis dîner, celui-là n’était pas malade, tant s’en faut, mais jovial et bon vivant ! Pourquoi cette mine funèbre à ses plaisanteries, un peu vives, et pourtant acceptables ?

ADOLPHINE.

Il me semblait que dans ma position de demoiselle, la dignité et la pudeur !...

CLOTILDE.

Mais, ma chère, la pudeur à quinze ans ! Avril passé, bonsoir violettes ! Et je ne sais rien de plus sot qu’une grande bégueule d’innocence montée en graine, qui se donne l’a des airs de confusion,

Elle se lève et passe à gauche.

et ne voit pas que ce qui rougit le plus naturellement chez elle, c’est le bout du nez.

ADOLPHINE, debout, descendant.[4]

Un butor qui sentait le tabac !

CLOTILDE.

Oui, oui, trop vert ! Et celui d’avant-hier, ce voyageur !

ADOLPHINE.

Quelle horreur ! un homme qui a mangé du nègre !

CLOTILDE.

Mais, dame, ma chère, c’est que nous en sommes là, pour vous !... aux gens qui mangent du nègre !

ADOLPHINE, indignée.

Oh !

CLOTILDE.

Comment, oh ? Mais depuis trois ans, du petit au grand, du jeune au vieux : que n’ai-je pas essayé ? Je me disais : une femme qui n’est ni bien ni mal, qui a soixante mille francs de dot, une petite maisonnette et quarante ans !...

ADOLPHINE.

Trente-huit, pardon !

CLOTILDE.

En ce temps-là, oui ; mais aujourd’hui quarante !... avec cela, on peut espérer un employé, un commerçant pas trop fatigué !... Ce que dans mon classement d’épouseurs, j’appelle le groupe des Indécis ! Essayons ! j’essaye !... vous savez l’effet. Quatre Indécis réunis dans mon salon... vous paraissiez !... Plus d’indécision !... tous fuyaient ! Je me dis : rabattons-nous sur les hommes de cinquante ans, un peu plus chauves, un peu plus mûrs... les veufs criblés d’enfants ! les consuls de Noukahiva, les employés de Cochinchine, enfin la catégorie des Résolus ! Je vous montrais !... Ils s’embarquaient !... De guerre lasse, il a bien fallu en venir à ceux qui ne reculent devant rien, la série des Enragés !! les maniaques, les dragons, les anthropophages ! Mais dame, après ceux-là !!

ADOLPHINE, sèchement.

Je ne vois pourtant pas, quand je me considère, de quoi mettre en fuite tous ces gens-là !

CLOTILDE.

C’est que vous ne regardez pas votre toilette, ma chère... qui n’est ni de votre âge, ni de votre dot !

ADOLPHINE.

Alors, ce sont mes robes ?

CLOTILDE.

Mais vos robes et le reste... si la toilette les tient à l’écart, il y a quelque chose qui les chasse tout à fait... le désaccord de votre modeste fortune et de vos habitudes princières.

ADOLPHINE, debout.

Oh ! cela, c’est plus fort que moi ! J’ai reçu une éducation distinguée, celle de mon milieu, celle de mesdemoiselles Benoîton, mes cousines.

CLOTILDE.

Eh ! allons donc ! Parlons donc enfin de mesdemoiselles Benoîton !

ADOLPHINE.

Enfin, mon père valait bien leur père, n’est-ce pas ? et s’il n’était pas mort ruiné par la révolution de 48...

CLOTILDE, ennuyée.

Oui ; mais il est mort ruiné par 48...

Elle va auprès du guéridon à ouvrage et ouvre les lettres apportées par Baptiste.

ADOLPHINE, amèrement.

C’est-à-dire que la pauvreté est mon plus grand défaut... Ah ! je le sais bien... Hélas ! en fait d’excentricité, Dieu sait si ma mise est comparable à celle de Mlle Benoîton ; ce qui n’a pas empêché Marthe de faire un très bon mariage, et, entre parenthèses, par vos propres soins ; mais elles sont riches, elles !... on leur passe tout, à elles !... des galants, tant qu’elles veulent... l’argent !!! Et des folies, des défauts ! tant qu’il leur plaît... l’argent !!!

CLOTILDE.

Puisque nous parlons défaut, ma bonne, occupons-nous un peu des vôtres, et permettez-moi de vous signaler, en passant, ce petit filet d’aigreur et de fiel à propos de parentes et d’amies dont je vous vois terriblement jalouse !

ADOLPHINE.

Jalouse ! moi ?

CLOTILDE.

Ce qui est d’autant plus coupable, qu’elles sont pleines de bontés pour vous.

ADOLPHINE.

Mais je ne leur dois rien !

CLOTILDE.

Ah ! je vous demande pardon ! Vous leur devez le bon accueil qu’elles vous font, les cadeaux qu’elles vous offrent, les petits voyages qu’elles défrayent pour vous tous les ans, l’année dernière à Vichy avec M. Benoîton, Camille et Jeanne ; il y a deux ans, à Dieppe, avec Marthe.

ADOLPHINE, à demi-voix.

Ah ! oui, parlons de celui-là.

CLOTILDE, la regardant.

Que voulez-vous dire ?

ADOLPHINE.

Rien, rien, madame ! Et mon silence prouvera que je ne suis pas si mauvaise langue que l’on pense !

CLOTILDE.

Je ne sais quelle nouvelle méchanceté cache cette réticence ! Mais je vous assure que si un épouseur vous voyait présentement, il prendrait ses jambes à son cou !

ADOLPHINE.

Disons tout de suite, madame, que vous renoncez à me marier !

CLOTILDE, la retenant en riant.

Allons ! la voilà qui se fâche maintenant ! mais, mon Dieu, laissez-moi donc vous dira vos vérités, dans l’intérêt de la cause : si je suis exigeante, c’est que je voudrais que vous fussiez une perle ! – Voulez-vous êtes une perle ?

ADOLPHINE.

Dame !

CLOTILDE.

Quant à vous marier, je l’ai juré ! Et pour mon propre honneur, je vous marierai, n’importe comment, n’importe à qui... ou j’y perdrai mon nom ! – Cela m’aiguillonne, moi !... c’est vraiment beau, cette lutte contre les hommes et les dieux, pour Adolphine ! seulement, ma bonne, je vous en prie, allez changer de toilette avant dîner !

ADOLPHINE.

Oh ! tout de suite !... Me conseillez-vous ma robe groseille ?

CLOTILDE, parcourant sa lettre.

Groseille !... Ah ! Dieu, non, éloignez de moi le groseille !

ADOLPHINE.

Alors, ma robe lilas !

CLOTILDE, de même.

Non ! les lilas sont coupés !

ADOLPHINE.

Alors, je ne vois que ma toilette havane !... 

Elle prend son ombrelle sur le banc à gauche.[5]

CLOTILDE, passant à droite.

Va pour havane ! mais pour Dieu, pas de plumes ?

ADOLPHINE.

Non, un oiseau seulement.

CLOTILDE, se retournant.

Comment, un oiseau ? quel oiseau ? où ça l’oiseau ?

ADOLPHINE, descendant, à Clotilde.

Comme ça, là ! avec ses ailes !

CLOTILDE.

Je ne vois pas bien cet oiseau ! mais c’est égal ! Passons.

ADOLPHINE.

Le temps de courir chez moi, et je reviens belle !...

CLOTILDE.

Comme on ne l’est pas ! oui !

ADOLPHINE, sortant par la gauche en minaudant.

Oui !

CLOTILDE, la suivant des yeux en l’imitant du geste.

C’est ça.

Seule.

Dieu, quand tu seras casée, toi !... Ah çà ! voyons... ces lettres...

Elle lit tout en se dirigeant vers son pavillon. Champrosé paraît au fond, derrière la haie : il va et vient vivement, et semble chercher quelqu’un sur la scène.

 

 

Scène IV

 

CLOTILDE, CHAMPROSÉ

 

CHAMPROSÉ, à lui-même.

C’est pourtant bien dans ces parages !...

CLOTILDE, se retournant.

Plaît-il ?

Elle descend les marches.

CHAMPROSÉ, du fond, l’apercevant.

Ah ! par exemple !

CLOTILDE.

Hector !

CHAMPROSÉ.

Clotilde !... voilà une rencontre ! chère amie !

CLOTILDE.

Vous n’êtes donc pas mort, mauvais sujet ?

CHAMPROSÉ, très gaiement.

Pas encore, belle cousine !...

Poussant un battant de la petite porte vivement.

Peut-on entrer ?

CLOTILDE.

Prenez garde aux volubilis !

CHAMPROSÉ, poussant l’autre battant avec précaution.

Prenons garde aux volubilis !

CLOTILDE.

Eh ! bonjour !

CHAMPROSÉ, après l’avoir embrassée.

Vous permettez, n’est-ce pas ? Ah ! que j’ai donc plaisir à vous embrasser... Depuis le temps !

CLOTILDE, l’amenant au banc à gauche et prenant sa tapisserie sur la chaise qu’elle lui montre.

Asseyez-vous là, coureur, et prenez garde aux aiguilles.

CHAMPROSÉ, s’asseyant.

Prenons garde aux aiguilles !

Assis.

Dix-huit mois sans vous voir !... au moins !

CLOTILDE, assise sur le canapé.[6]

Taisez-vous, vous êtes un monstre ! Vous disparaissez tout à coup, et l’on se dit : Mais pourquoi, qu’est-ce qu’il a ? – Au fait, qu’est-ce que vous aviez ?

CHAMPROSÉ.

Ce que j’avais ? belle cousine, j’avais que je n’avais plus rien !

CLOTILDE.

Ruiné ?

CHAMPROSÉ.

Catégoriquement !

CLOTILDE.

Ah ! mon Dieu ! vos bois, vos fermes ?

CHAMPROSÉ.

Mes bois... mes fermes !

CLOTILDE.

Mais, Champrosé ! ce grand parc, ce beau château ! Enfin il vous est bien resté quelque chose de Champrosé ?

CHAMPROSÉ.

Pas un rat !

CLOTILDE.

Vous avez dévoré ça tout seul ?

CHAMPROSÉ.

Moi !... J’ai grignoté ; mais le vrai coup de dent... ce n’est pas moi !

CLOTILDE.

Qui donc ?

CHAMPROSÉ.

Ah ! un drôle de petit animal ! – Un museau rose ! des yeux noirs ! une tignasse blonde, ébouriffée, des petites quenottes pointues, pointues !... et des petites griffes aiguës, aiguës !... Cette scélérate de petite bête s’est faufilée chez moi, je ne sais pas comment, et s’est mise à ronger le vieux linge, les vieux meubles, les vieilles tapisseries, les vieux bois, les vieilles toiles, tant et si bien que tout est tombé d’hypothèques en saisie, de saisie en vente judiciaire, et de vente judiciaire ès-mains de je ne sais quel croquant de parvenu, dont mes ancêtres n’auraient pas voulu pour battre l’eau de leurs fossés.

CLOTILDE.

Malheureux fou ! mais c’est vous le croquant ! Et vous êtes-vous amusé au moins, à ce prix-là ?

CHAMPROSÉ.

Pas à mourir de rire ! mais je me serais tellement ennuyé à faire autre chose !

CLOTILDE.

De sorte que ne pouvant plus éblouir Paris de votre éclat... vous avez caché votre honte...

CHAMPROSÉ.

À Carthage.

CLOTILDE.

À Carthage ?

CHAMPROSÉ.

Comme Marius ! – Et ces trois grands débris se consolaient entre eux !

CLOTILDE.

Pourquoi Carthage ?... à cause de Salammbô ?

CHAMPROSÉ.

Ma foi, cousine, pour voir du nouveau. L’Italie, la Suisse, rebattues !... Carthage... On a tout à trouver... Il n’y a rien ! J’étais là en compagnie d’un mien ami, qui prétend avoir découvert le port et la citadelle. – Je veux être damné si j’ai vu un moellon... mais pour lui faire plaisir, à ce garçon, je serais encore à mesurer des murs imaginaires... si je n’avais été rappelé subitement par la nouvelle étourdissante...

CLOTILDE.

Que ?

CHAMPROSÉ.

Que mon oncle de Rochegude vient de mourir en vingt-quatre heures, du chagrin d’avoir perdu son fils unique, ce qui me fait héritier de soixante-dix bonnes mille livres de rente !

CLOTILDE.

Il n’y a que les garnements pour ces bonheurs-là !

CHAMPROSÉ.

Eh bien ! voici l’héroïsme ! Je brûle le garnement.

CLOTILDE.

Ah !

CHAMPROSÉ.

Deux résolutions rigoureuses prises en chemin de fer : Racheter Champrosé et me marier !

CLOTILDE.

Vous ?

CHAMPROSÉ.

Moi !... – Dans ce but, et aussi pour vous embrasser... je me dis, en débarquant, à Paris : Il n’y a que Clotilde pour me trouver femme ! c’est sa partie !... – Vous trempez toujours dans l’hyménée ?

CLOTILDE.

Toujours !

CHAMPROSÉ.

Très curieuse, cette vocation déterminée pour le mariage des autres ! Enfin, ne discutons pas les manies d’amateur !

CLOTILDE.

Et alors ?

CHAMPROSÉ.

Ah ! alors vous allez voir ! Je vais droit chez vous !

CLOTILDE.

À Paris ?

CHAMPROSÉ.

À Paris ! Le concierge me dit : Madame est à Saint-Cloud depuis trois mois ! – Très bien ! Je me sauve ! Vous savez, ma chère amie, on court chez son dentiste, bien résolu à se faire arracher une dent ; et à la nouvelle qu’il est sorti, c’est une contrariété délicieuse.

CLOTILDE.

Merci de la comparaison !

CHAMPROSÉ.

Ma conscience me disait : Voilà ton mariage remis aux calendes, et ce n’est point ta faute ! Quelle joie pure et sans mélange !... Voyons maintenant le notaire pour le rachat de Champrosé ! Notons bien que j’ignore absolument le nom de mon acheteur, et que rien ne prouve qu’il veuille vendre, cet homme... J’en étais là, guettant une voiture sur le boulevard et contemplant toute chose avec l’ahurissement du provincial ; car quand on a quitté Paris pendant dix-huit mois, ma chère amie...

CLOTILDE.

Ah !

CHAMPROSÉ.

On est rouillé ! c’est inouï !... Du changement, des nouveautés... Les toilettes des femmes surtout que je regardais comme ça : Ah !... quand un joli coupé de maître passe en courant ! mais pas si vite que je n’aperçoive dans l’encadrement de la portière la plus jolie petite tête de femme ; l’œil vif, le sourire gai, fringant, plein de promesses... Rien que la tête, un petit cadre... comme ça !... c’était charmant !... et très bien peint...

CLOTILDE.

Alors ?

CHAMPROSÉ.

Alors je saute dans un remise en me disant : Bah ! je ne suis pas encore marié !... Cocher, suivez cette voiture !... Nous prenons les boulevards, les Champs-Élysées... le Bois, nous trottons vers Saint-Cloud... nous arrivons à une grille !... là, le coupé enfile l’avenue !... mon animal de cocher tourne, accroche, perd son fouet... je saute, je me trouve seul dans les jardins, entre dix pavillons ; et de mon inconnue... pas la moindre trace ! Je regarde par-dessus les haies... je vois une femme !...

CLOTILDE.

Et c’est moi !...

CHAMPROSÉ.

Et c’est vous ! si ce n’est pas providentiel, je n’y connais rien !...

CLOTILDE, la main dans la sienne.

Alors il n’y a pas à dire... nous arrachons !

CHAMPROSÉ.

Ahi !... ne me faites pas trop de mal !

CLOTILDE.

Et qu’est-ce que vous voulez en fait de femmes, mauvais sujet ?

CHAMPROSÉ.

Je voudrais bien la petite femme de tout à l’heure, si c’est une demoiselle honnête !

CLOTILDE.

Pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ?

CHAMPROSÉ.

Pourquoi une autre plutôt que celle-là ?

CLOTILDE.

Et Si c’est une demoiselle...

Elle achève sa pensée avec un geste.

CHAMPROSÉ.

Alors je ne l’épouserai pas, voilà tout !

CLOTILDE.

Quel libertin !... Vous mériteriez Adolphine, vous !

CHAMPROSÉ.

Ah ! il paraît qu’Adolphine ?... placement difficile !...

CLOTILDE.

Ah ! Dieu !

CHAMPROSÉ.

Un rossignol ! merci !... non, pas de mauvaise plaisanterie !... Mariez-moi sérieusement ! Nous ne sommes pas ici pour nous amuser !...

CLOTILDE.

Ah ! mon pauvre ami, je suis bien dégoûtée du mariage, allez !

CHAMPROSÉ.

Pour vous ?

CLOTILDE.

Oh ! pour moi, c’est fait depuis la mort de mon pauvre mari !... mais pour les autres aussi.

CHAMPROSÉ.

Se peut-il ?... Une femme comme vous qui a poussé l’art des alliances !...

CLOTILDE.

Ah ! mon art ! perdu, mon art ! ruiné, mon art !

CHAMPROSÉ.

Le mariage ?...

CLOTILDE.

Le mariage se meurt, mon pauvre ami !... le mariage est mort !... Le progrès moderne en a fait un objet de luxe qui coûte trop cher !

CHAMPROSÉ.

Moi qui me marie par économie !

CLOTILDE.

Ah ! vous revenez bien d’Afrique ! – Par économie ! Mais, cher ami, il n’y a plus d’hommes assez riches pour prendre femme !

CHAMPROSÉ.

Parce que ?

CLOTILDE.

Parce que l’aisance d’autrefois est la gêne d’aujourd’hui ! – Exemple : un employé de trois mille francs s’estimait jadis très heureux d’épouser trente mille francs de dot ; mais au prix croissant de toutes choses et devant ce désir furieux de bien-être qui a gagné toutes les classes, qu’une fille lui apporte soixante mille francs de dot, il vous dira sagement que six mille francs de revenu sont la pauvreté... et viennent les enfants, c’est la misère ! Voilà donc une fille de soixante mille francs qui n’est plus un bon parti, et combien la petite bourgeoisie en a-t-elle à ce prix-là ?

CHAMPROSÉ.

C’est vrai.

CLOTILDE, se levant ainsi que Champrosé et descendant au milieu de la scène.

Montons plus haut ! – La dot est plus belle, mais aussi les exigences sont plus grandes. Les parents ont voiture, hôtel, campagne, et cent mille livres de rente ; la fille élevée sur ce pied, et avec les idées sérieuses qu’on leur donne aujourd’hui, trouvera plus naturel de régler sa dépense sur ses habitudes que sur sa dot ; c’est deux cent mille francs qu’elle apporte, c’est vingt mille francs par an qu’elle gaspille !... Total : dix mille francs de rente que coûte à monsieur la belle dot de madame. Et les parents sont gaillards, et les espérances sont loin et les dettes sont tout près !... – Quant aux jeunes filles persuadées que le revenu intégral de leur dot ne doit pas être absorbé par leurs caprices, si vous en trouvez, mon cher ami, amenez-les moi !... Elles feront prime sur la place !

CHAMPROSÉ.

Oh ! oh ! écoute bien ça, Champrosé !

CLOTILDE.

Et notez que plus on monte, plus le désaccord est grand ! Car madame a des occasions de sorties plus fréquentes, et ce n’est au fond qu’une question de sorties !...

CHAMPROSÉ.

De sorties !

CLOTILDE.

Je m’explique ! Autrefois, mon cher ami, une femme se mariait pour avoir son chez elle, et gouverner ce petit royaume baptisé d’un nom charmant, presque ridicule aujourd’hui... le ménage ! Elle ne sortait guère... D’abord, c’était moins facile ; mais en l’an de grâce l865 où nous sommes, quelle est la fonction la plus ordinaire d’une maîtresse de maison ? C’est d’être sortie ! « – Madame est sortie ! » – Or chaque sortie, bal, spectacle, concert, promenade, course et visite, ayant un but différent, représente une toilette nouvelle... Comptez, à la fin du mois !... Et puis, l’hiver, on ne sort que de chez soi ! Mais l’été, c’est Paris que l’on quitte !... Une Parisienne aujourd’hui va, vient, trotte de Trouville à Ems, de Bade à Étretat, aussi prestement que son aïeule de l’armoire au linge à l’armoire aux confitures ! Et toujours la toilette qui va son train ! Toilette de wagon, toilette de bateau, toilette de bain, de cheval, de traîneau, de chasse, de pêche, de soleil, de pluie, de brouillard, d’avalanche !... si bien que toutes ces robes cousues l’une à l’autre couvriraient exactement le quartier de terre que monsieur est obligé de vendre pour en acquitter les factures !

CHAMPROSÉ.

À cet égard, chère amie, je puis vous assurer que celles qu’on n’épouse pas ne vont pas mal aussi !

CLOTILDE.

Oui, mais du moins on n’a pas le souci du ménage, ni des enfants !

CHAMPROSÉ.

Et puis on n’est pas seul.

CLOTILDE.

La conséquence... c’est qu’un garçon qui se mariait ordinairement vers la trentaine, remet la cérémonie au jour où sa fortune, mieux assise, lui permettra le luxe effréné d’entretenir sa femme. La quarantaine arrive plus vite que l’opulence, le voilà déjà bien vieux pour les dix-sept printemps qu’on lui propose. Il hésite encore et indéfiniment. Cependant que la demoiselle use à l’attendre un nombre incalculable de jupes à la mode et de coiffures étranges... y compris celle de sainte Catherine.

CHAMPROSÉ.

Conclusion !... beaucoup de filles à marier !

CLOTILDE, montrant les lettres qu’elle vient de lire.

Ou des lettres comme celles-ci ! Trois mois de mariage et des reproches ! Aussi que j’écoule deux ou trois restants de magasin, comme Adolphine...

CHAMPROSÉ.

Et vous vous retirez ?

CLOTILDE.

Tout de suite !

CHAMPROSÉ.

Eh bien, et moi ?

CLOTILDE.

Vous ?

CHAMPROSÉ, debout.

Oui, qu’est-ce que je deviens, moi, dans tout ça, si vous ne me trouvez pas madame de Champrosé ?

CLOTILDE.

Bah ! cherchez-la tout seul !

CHAMPROSÉ.

Rien qu’une toute petite ! Celle de tout à l’heure qui me souriait tant !

CLOTILDE.

Voyons ! Finissons-en avec cette petite femme. Où a-t-elle disparu, cette petite femme ?

CHAMPROSÉ.

Par là ?

CLOTILDE.

Quelle toilette ?

CHAMPROSÉ.

Chapeau blanc, plume verte.

CLOTILDE.

C’est Jeanne, ma filleule, une des trois demoiselles Benoîton.

CHAMPROSÉ.

Benoîton ! – Nous avons les sommiers-Benoîton ?

CLOTILDE.

Justement ! un millionnaire dont la fortune a commencé dans les sommiers qui portent son nom...

CHAMPROSÉ.

On devient millionnaire dans les sommiers élastiques !

CLOTILDE.

Mais oui !...

CHAMPROSÉ.

Benoîton... diable ! Voilà le vicomte Pardaillan de Champrosé qui m’a tout l’air de partir pour s’encanailler !...

Avec crainte.

Benoîton continue les sommiers ?

CLOTILDE.

Non ! Il s’est mis à la tête de je ne sais quelle entreprise de terrains et de constructions, avec son gendre qui n’est autre que mon jeune beau-frère !...

CHAMPROSÉ.

Ah ! bah !

CLOTILDE.

Oui ! un frère de mon pauvre mari, mais d’un autre lit. Un digne garçon que j’aime beaucoup et qui serait le meilleur homme du monde s’il avait le temps... mais les affaires !...

CHAMPROSÉ.

Ah ! bien, vous êtes en famille ?...

CLOTILDE.

À peu près !

CHAMPROSÉ.

Et enfin, quel homme ce Benoîton ?

CLOTILDE.

Un enrichi, homme pratique, homme sérieux, homme positif !

CHAMPROSÉ.

Je vois ça !.... La mère ?

CLOTILDE.

Frivole !

CHAMPROSÉ.

Des garçons ?

CLOTILDE.

Deux : un collégien, cancre de la plus belle venue... et un petit bonhomme haut comme ça, élevé d’après la méthode positive et qui promet...

CHAMPROSÉ.

Et les demoiselles ?

CLOTILDE.

À la mode !

CHAMPROSÉ.

C’est-à-dire...

CLOTILDE.

Oh ! c’est-à-dire... toilettes, manières, langage !...

CHAMPROSÉ.

Étranges ?

CLOTILDE.

Vous en jugerez !

CHAMPROSÉ.

Quand cela ?

CLOTILDE.

Tout à l’heure, ici même !...

CHAMPROSÉ.

Elles vont venir ?

CLOTILDE.

Sûrement ! C’est l’heure où ces messieurs reviennent de Paris par l’express. Ces demoiselles vont au-devant d’eux, et l’on s’arrête à bavarder avec moi avant la cloche du dîner.

CHAMPROSÉ.

Admirable !... Je suis là en observation, sans en avoir l’air !...

Il remonte en replaçant la chaise derrière le banc.

CLOTILDE, regardant au fond.[7]

Tenez ! on arrive ; voici déjà là-bas Didier, mon beau-frère, et Stéphen.

CHAMPROSÉ.

Stéphen ?...

CLOTILDE.

Un petit-neveu de Benoîton, son secrétaire !... Un joli type d’amoureux XIXe siècle que je vous recommande.

CHAMPROSÉ.

Amoureux de qui ?

CLOTILDE.

De l’une des demoiselles Benoîton.

CHAMPROSÉ.

La mienne ?...

CLOTILDE.

Non, l’autre ! Camille. Et c’est chose vraiment curieuse à observer que cette jeune âme de négociant dirigeant sa petite passion méthodique avec la calme résolution qui doit présider aux jolies opérations de Banque... Un peu d’amour, beaucoup de calcul... Tenue du cœur en partie double...

CHAMPROSÉ.

Et l’on correspond à cette flamme ?...

CLOTILDE.

D’une flamme égale... Deux veilleuses !

Champrosé va s’asseoir derrière le banc et prend un journal. Clotilde remonte à l’arrivée de Didier.

 

 

Scène V

 

CLOTILDE, CHAMPROSÉ, DIDIER, STÉPHEN

 

Didier entre le premier, très vivement, une serviette d’homme d’affaires sous le bras et suivi de Stéphen.

CLOTILDE, lui tendant la main.

Seuls ?

DIDIER, pressé, s’essuyant le front.

Non, mais le premier, chère sœur ; mon beau-père me suit.

Il passe à droite vers la table ; apercevant Champrosé et saluant.

Ah ! pardon, monsieur. 

À Stéphen.

Ces papiers, Stéphen, vite !

Il pose sa serviette sur la table à droite, l’ouvre, s’assied et cherche des papiers. Clotilde descend au milieu de la scène.

STÉPHEN.

Quelle case ?...

DIDIER.

Le carton B. C, à gauche... Dis à Jean de m’apporter du madère ici, vite !

STÉPHEN.

Tout de suite !

Il sort en courant par la droite.

 

 

Scène VI

 

CLOTILDE, CHAMPROSÉ, DIDIER

 

CLOTILDE.[8]

Toujours affairé, donc ?

DIDIER, regardant sa montre.

Oui ; je veux retourner à Paris par le train de six heures quinze... le temps seulement de prendre ces papiers !...

CLOTILDE.

Que d’affaires !

DIDIER.

C’est demain grande fête, les expéditions ne se feront pas !

À Clotilde avec intérêt en se levant pour lui prendre la main.

Le bébé va bien ?

CLOTILDE.

Votre petite Madeleine dormait comme un ange quand je suis rentrée.

DIDIER, se rasseyant.

Tant mieux ! Et Marthe ?

CLOTILDE, surprise.

Marthe est à Paris... avec sa mère... Vous ne l’avez pas vue ?

Elle s’assied près de Champrosé sur le banc.

DIDIER.

Mais, ma chère, où l’aurais-je vue ?

CLOTILDE.

À votre bureau !

DIDIER.

C’est bien Marthe qui viendrait me voir au bureau ! Voilà son père, tenez ! Pas content... lui !

CLOTILDE.

Parce que ?

DIDIER, montrant sa boutonnière.

Ce fameux ruban est encore ajourné... Il est furieux ! Il ne veut pas en avoir l’air... Il est bien amusant ! Chut ! c’est lui !...

 

 

Scène VII

 

CLOTILDE, CHAMPROSÉ, DIDIER, BENOÎTON[9]

 

BENOÎTON. Il paraît au fond sur le seuil de la porte, grille ouverte ; il tient un journal qu’il achève de parcourir... puis le ploie d’un mouvement brusque et descend, en frappant sur sa main avec le journal, d’un air agacé et qui n’en veut rien laisser voir. Didier écrit, Champrosé lit un journal et Clotilde brode sa tapisserie, et tous le regardent en souriant, sans en avoir l’air.

Bonjour, chère amie... Bonjour ! bonjour !

CLOTILDE, présentant Champrosé qui se lève et salue.

Mon cousin...

BENOÎTON, saluant.

Monsieur !

CLOTILDE.

Quoi de nouveau ?

Un domestique entre avec un plateau où se trouvent une bouteille de madère et des verres qu’il pose sur la table à droite. Didier a repris sa serviette et écrit rapidement.

BENOÎTON.

Mais rien du tout... que les préparatifs de la fête.

Il remet son pardessus au domestique qui sort.

CLOTILDE.

Ce sera beau, cette fête ?

BENOÎTON, se versant à boire.

Ah ! comme tous les ans, depuis soixante ans !... Des lampions, de la fumée...

Buvant du madère.

Si on s’amusait encore !... Mais qui est-ce que ça amuse ?

CHAMPROSÉ, bas à Clotilde.

Je vais mettre les pieds dans le plat.

Haut.

Mon Dieu ! l’amusement qu’on y trouve... cela dépend bien de la décoration...

Mouvement de Benoîton qui allait boire et qui s’arrête.

BENOÎTON.

De la décor...

CHAMPROSÉ, naïvement.

Oui... des Champs-Élysées... et de la place de la Concorde.

BENOÎTON.

Ah ! oui ! parlons décoration.

Montrant le Moniteur.

Tenez, regardez-moi cette ribambelle de noms. Voilà des noms !... et quels noms !... Jean-Baptiste Troulloyau !... pour un méchant drapeau et trois mauvaises blessures !... comme c’est heureux ! on a décoré Troulloyau !

CLOTILDE.

Il est certain que cela irait mieux à votre boutonnière qu’à la sienne !

BENOÎTON.

Oh ! moi, chère amie, ne parlons pas de moi !... Je ne songe pas à moi, je vous prie de le croire...

CLOTILDE.

Ah ! je pensais...

BENOÎTON, reployant le journal et même jeu que ci-dessus.

Oh ! non ! non ! non ! Ces choses-là !... Je suis pour le solide, moi !... Ce n’est pas un ruban de plus ou de moins...

CLOTILDE, après avoir échangé un regard avec Didier.

Oh ! cela fait pourtant très bien à la boutonnière !

BENOÎTON.

Cela ne fait pas mal, certainement !... Par exemple, en chemin de fer...

CHAMPROSÉ.

Et quand on a des titres comme M. Benoîton !...

BENOÎTON.

Oui, monsieur, oui, vous voyez un homme qui est venu à Paris avec quarante sous dans son gousset...

Il s’assied à droite.

Et me voilà ! Il me semble, puisqu’on a la prétention d’encourager le vrai mérite !...

CHAMPROSÉ.

Certes !...

BENOÎTON.

Deux maisons sur le boulevard Malesherbes... une au boulevard Saint-Michel... et trois autres en construction ! On n’en a pas encore à la douzaine des propriétaires comme ça.

CLOTILDE.

Je crois bien !...

BENOÎTON.

Si on ne récompense pas ceux qui donnent l’exemple de la fortune !

CLOTILDE et CHAMPROSÉ.

Oui !...

BENOÎTON, dont l’irritation va croissant.

Et qui bâtissent !

Il se lève.

Alors, je ne sais plus, moi, qu’ils décorent tout de suite ceux qui veulent démolir !

CLOTILDE, CHAMPROSÉ, DIDIER.

C’est clair !

 

 

Scène VIII

 

CLOTILDE, CHAMPROSÉ, DIDIER, BENOÎTON, STÉPHEN[10]

 

STÉPHEN, accourant avec les papiers.

Voici les papiers...

DIDIER, se levant et prenant les papiers, et lui donnant divers dossiers vivement et des lettres qu’il a parcourues précédemment.

Merci ! ceci, pour Laurent ! ceci, répondre... Alkitson et Cie. Londres. Ça... un télégramme, ce soir... Non ! tout sec !

STÉPHEN, qui prend des notes en courant.

Bien !

DIDIER, reprenant son pardessus et son chapeau.

Et ça, carton jaune, Z, dossier Mallet ! c’est tout !

Il vide son verre.

BENOÎTON.

Vous couchez à Paris, n’est-ce pas ?

DIDIER.

Oui, beau-père ! Pour l’affaire David...

CLOTILDE.

Mais Marthe qui va revenir...

DIDIER.

Que voulez-vous, Clotilde, la navette, nous ne faisons que ça, elle et moi ! Je me sauve. Je vais embrasser ma petite Madeleine.

BENOÎTON.

Vous n’avez pas le temps.

DIDIER, tirant sa montre.

Si !

On entend au loin le cornet du chemin de fer.

STÉPHEN.

Non ! voilà le cornet !

DIDIER, à Clotilde, prenant vivement son chapeau et son pardessus.

Embrassez le bébé pour moi, chère amie ! Bonsoir, beau-père, 

À Champrosé.

monsieur !

CLOTILDE.

J’ai à vous parler demain !...

DIDIER.

Bon à demain !

En se sauvant.

Stéphen, le télégramme... n’oublie pas !...

STÉPHEN.

Oui !

DIDIER, dehors en s’éloignant criant encore.

Et Alkitson... la lettre !... Bonsoir !...

 

 

Scène IX

 

CLOTILDE, CHAMPROSÉ, BENOÎTON, STÉPHEN[11]

 

CLOTILDE.

Et voilà un homme qui croit vivre ! Je l’ai connu spirituel, artiste, aimable, instruit, galant !... Et de tout cela plus rien !... Le dossier Mallet et l’affaire Alkitson s’y opposent.

BENOÎTON.

C’est clair ! Il a son chiffre qu’il veut atteindre... et le tourbillon des affaires...

CLOTILDE.

Oui le tourbillon des affaires qui nous prend, comme lui, nos pères, nos maris et nos fils ! Oui, ce cornet aigu du chemin de fer qui retentit sans cesse à leurs oreilles !... Non, damné, tu ne verras pas ta femme !... Non, tu n’embrasseras pas ton enfant ! Marche, maudit, il faut arriver ! Et voici la vieillesse, puis la mort !... « Déjà ?... – Mais je ne les ai pas vécues ces années de ma vie ! – » Qu’importe ? La vie n’est plus ce voyage d’autrefois où l’on cueillait des fleurs sur la route !... C’est un chemin de fer qui supprime la distance et le temps !... De quoi te plains-tu ? Tu voulais arriver...

Cassant le fil de sa tapisserie.

C’est fait !

STÉPHEN.

Voici M. Formichel.

BENOÎTON.

Par ici, voisin !

 

 

Scène X

 

CLOTILDE, CHAMPROSÉ, BENOÎTON, STÉPHEN, FORMICHEL

 

FORMICHEL, par-dessus la haie.

Ah ! je vous ai cherché dans le train...

BENOÎTON.

J’étais en avant. Eh bien ?

FORMICHEL, entrant.

Eh bien ! 67,35... Toujours la baisse !... C’est inouï !...

BENOÎTON.

L’Italien ?

FORMICHEL.

Mou ! L’Espagnol, demandé !

Apercevant Clotilde.

Ah ! chère madame, vous allez bien ?...

CLOTILDE, avant de s’asseoir.

67,35. Et vous ?...

FORMICHEL.

Merci, très ferme ! 

À Benoîton.

On fait pas mal sur le Turc ! Dieu ! quelle chaleur !

BENOÎTON.

Venez donc boire quelque chose !

FORMICHEL, s’asseyant.

Volontiers !

CHAMPROSÉ, à Clotilde, bas.

Qu’est-ce que c’est que monsieur Formichel ?

CLOTILDE, de même.

Charpentes en fer !

FORMICHEL.

Voulez-vous l’Agence ?

STÉPHEN.[12]

Nous l’avons : rien de neuf ?

FORMICHEL, à qui Stéphen donne un verre.

Ah ! à propos de neuf, mon fils est arrivé de Londres...

BENOÎTON, assis sur le banc.

Ah ! ah ! où est-il ?

FORMICHEL, buvant.

Il surveille ses bagages... vous allez le voir !

CLOTILDE, rassise.

Et quel âge a-t-il, monsieur votre fils ?

FORMICHEL.

Vingt-trois ans ! Mais pour la raison, soixante-dix !...

CHAMPROSÉ.

Diable !

FORMICHEL.

Ah ! c’est un garçon qui fera son chemin ! C’est solide, rangé, sérieux ! Mais aussi quelle éducation comme je l’ai lancé tout de suite dans le courant du siècle !

BENOÎTON.

Comme moi, Fanfan !... Il n’y a qu’à les prendre tout petits !...

FORMICHEL.

Le mien n’avait pas sept ans que je lui disais : – Ce n’est pas tout ça, mon bonhomme ; nous sommes sur terre pour faire fortune... Retrousse-moi ces manches-là, et ne barbotons pas dans le latin et le grec qui ne se parlent plus !

BENOÎTON.

Ce qui est antipratique au premier chef !

FORMICHEL.

Mais du calcul ! Du calcul à mort ! – Avec ça un peu de géographie commerciale, quelques éléments de chimie, de géométrie, de mécanique... et même un peu d’histoire, dans tes moments perdus !...

BENOÎTON.

Et encore une histoire sérieuse... des dates... des faits !

FORMICHEL, buvant.

Parbleu !

BENOÎTON.

Enfin, ce qui est positif, quoi ! – Louis-Philippe, Charles X, l830, la prise d’Alger !... car pour les Romains et les Grecs, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais ils me sont d’une indifférence, ces farceurs-là !...

FORMICHEL.

Eh bien ! je vous réponds qu’il a profité, le gaillard ! À huit ans, cela vous brassait déjà sa petite règle d’intérêts composés. Et on avait, monsieur, son petit brouillard et son petit grand-livre pour inscrire le Doit et Avoir de son petit budget.

Il se lève.

Je ne me rappelle pas sans attendrissement le jour où inquiet de l’emploi de ses épargnes 

À Clotilde.

et craignant quelque galanterie (il avait alors quinze ans), je mis la main sur certain portefeuille suspect où je trouvai... cher enfant !... deux obligations du Nord !... achetées sur ses petites économies !...

BENOÎTON.

Si mon aîné pouvait lui ressembler !

FORMICHEL, revenant à Benoîton.

Ah ! c’est un garçon tout à fait dans le mouvement !

Il boit.

CLOTILDE, à part, à Champrosé.

Comment le trouvez-vous, celui-là ?...

CHAMPROSÉ, de même.

L’entrepreneur de bâtisse ! C’est un vrai bouquet...

Prudent paraît au fond.

FORMICHEL, se lève ainsi que Benoîton.

Ah ! voilà mon fils !

Il pose son verre.

 

 

Scène XI

 

CLOTILDE, CHAMPROSÉ, BENOÎTON, STÉPHEN, FORMICHEL, PRUDENT, mis irréprochablement, roide froid, genre anglais

 

FORMICHEL.[13]

Arrive !... arrive, mon gaillard, qu’on te présente !... Madame Clotilde d’Évry, notre voisine... Monsieur Benoîton... l’excellent Monsieur Benoîton.

PRUDENT.

Monsieur Benoîton, des Sommiers à ressorts compensateurs ?...

BENOÎTON, ravi, lui tendant la main.

Vous y êtes, jeune homme !

PRUDENT, lui tendant la main.

Enchanté, monsieur. Vos ressorts élastiques en bois sont une trouvaille.

BENOÎTON.

N’est-ce pas ?... Vous êtes, jeune homme, le digne fils de votre père...

PRUDENT.

Fortune oblige, monsieur, et je ne suis qu’un sot si je ne double pas l’héritage qu’il me laissera quelque jour.

Benoîton fait signe à Prudent de s’asseoir. Benoîton s’assied sur le banc. Formichel resta debout.

CLOTILDE, à Champrosé, à demi-voix.

Comme accent filial, c’est trouvé.

CHAMPROSÉ, de même.

Oui, le petit ébéniste va bien aussi !

FORMICHEL, à Clotilde.

N’est-ce pas, qu’on voit tout de suite à qui on a affaire ?...

CLOTILDE.

C’est ce que nous disions ! Et vous venez de faire un bon voyage, monsieur ?

PRUDENT.

La Hollande, la Russie, Constantinople, Vienne, l’Algérie... l’Angleterre...

CLOTILDE.

L’Espagne ?...

PRUDENT.

Oui, en passant ! Un pays si drôle comme industrie... ils ne savent pas seulement faire d’huile avec leurs olives.

BENOÎTON, curieusement.

Et... et la literie ?...

PRUDENT.

Oh ! déplorable !...

CLOTILDE.

Mais l’Andalousie, Séville ?

PRUDENT.

Oui, à Séville il y a encore un peu de mouvement ! Le tabac, quelques soieries, les cuirs... Mais Cadix va mieux !... Cadix va mieux. Les vins rendent beaucoup, et ils ont avec cela le commerce du thon !...

CHAMPROSÉ.

Ah ! du thon ! oui !... c’est un aspect nouveau de l’Andalousie ! je n’avais pas encore...

CLOTILDE.

Moi non plus !

FORMICHEL.

On ne sait pas assez ces choses-là !

CLOTILDE.

Et l’Italie ?... Vous n’avez pas vu l’Italie !...

PRUDENT.

En courant ! c’est encore si arriéré ce pays-là !

CLOTILDE.

Pourtant, les musées ?...

PRUDENT.

Oh ! bien, qui en a vu un, en a vu dix ! Toujours des saintes familles ou des portraits de gens qu’on ne connaît pas !... Qu’est-ce que ça me fait à moi ?...

BENOÎTON.

Parbleu !

FORMICHEL, descendant au milieu de la scène.

C’est ce que je lui ai dit au départ : Ne va pas te faire entortiller par les chicheroni ou les amateurs ; ces farceurs-là te feraient faire dix-huit fois le tour d’une pierre, sous prétexte qu’elle est de Romulus !... Visite les monuments, tout juste assez pour les avoir vus, et puis c’est curieux jusqu’à un certain point, comme comparaison de la bâtisse d’autrefois avec la construction d’aujourd’hui, depuis l’introduction des charpentes en fer...

CLOTILDE.

Alors, il ne faut pas demander à monsieur s’il a vu Venise ?

PRUDENT, avec dédain.

Par raccroc !

CHAMPROSÉ, accoudé sur le banc et relevant la tête, bas à Clotilde.

Il a vu Venise par raccroc !...

CLOTILDE, de même.

Chut !

Haut.

Et cette fameuse Venise ?

Formichel s’assied au-dessus de Prudent.

PRUDENT.

Oh ! une infection ! De l’eau partout ! Pas d’habitants ! Aucun commerce !

BENOÎTON.

Ah ! et la literie ?

PRUDENT.

Médiocre ! Ils sont tellement en retard ! c’est à peine s’il y a du gaz ! Tant qu’on n’aura pas comblé le grand canal et flanqué deux rangées de trottoirs... avec des becs !

CLOTILDE, bas à Champrosé.

Combler le grand canal ! ô Foscari !

FORMICHEL.

Parlez-lui plutôt de l’Angleterre !

PRUDENT, avec enthousiasme, debout, Formichel ôte la chaise.

Oh ! ça, oui, par exemple ! voilà un pays ! quel peuple ! c’est ça qui nous enfonce !

CHAMPROSÉ, vexé.

Pas aux courses, toujours !

PRUDENT.

Oh ! bien. Une veine comme ça ! Et encore, les jockeys sont anglais ! Mais ce Londres, cette Tamise ! La Seine auprès a l’air d’un ruisseau. Et les docks ! et les chemins de fer partout, sous les pieds, sur la tête !... Ah ! si j’ai un regret, c’est bien de ne pas être Anglais !...

CLOTILDE, à Champrosé.

Ça, c’est la fibre patriotique.

CHAMPROSÉ, de même.

Oui ! Il n’est pas chauvin !

Formichel se lève.

PRUDENT, avec enthousiasme, debout, à Benoîton.

Et Birmingham et ses fabriques d’épingles, d’aiguilles, de plumes de fer et de papier mâché ! 

À Formichel.

Et Manchester ! et ses trente-cinq mille métiers qui font tourner plus de deux millions de broches. 

À Clotilde.

Et Liverpool et ses fabriques de savon ! Vingt-cinq millions de kilogrammes de savon par an !... c’est sublime, madame, 

À Benoîton.

c’est là véritablement que j’ai senti tout l’orgueil de la puissance humaine !... c’est à la vue de tout ce savon !

BENOÎTON, avec admiration.

Et quelle literie !

FORMICHEL, allant à Champrosé.

N’est-ce pas qu’il parle bien, le gaillard ?

Formichel et Benoîton se serrent la main.

CHAMPROSÉ.

Ah ! monsieur ! comme Maltebrun !

FORMICHEL, à Clotilde.

Et ce qu’il dit est d’un intérêt !

CLOTILDE.

À quinze pour cent !

BENOÎTON, apercevant Théodule.

Théodule !

 

 

Scène XII

 

CLOTILDE, CHAMPROSÉ, BENOÎTON, STÉPHEN, FORMICHEL, PRUDENT, THÉODULE, tenue de gandin[14]

 

THÉODULE.

Bonjour, tout le monde !

BENOÎTON.

Ah ! c’est toi ! Tu sors du collège ?

THÉODULE, l’embrassant.

Tiens, c’est congé donc ! Un peu que je l’ai lâché d’un cran le bahut ! J’ai fait venir du manège un poney, place du Panthéon... Et me voilà par le bois de Boulogne où j’ai produit un rude effet sur la petite Antonia des Délass-Com !...

Il fait partir une allumette sur son talon et allume son cigare au nez de son papa.

BENOÎTON.

Qu’est-ce que c’est ? Polisson !... La petite Anton...

Il tousse suffoqué par l’odeur.

Pour vous c’est la Sorbonne !... – Et les Délass-Com... c’est le baccalauréat.

THÉODULE.

Ah ! bien, non, papa, ne parlons pas bachot, hein !... c’est assez tannant au collège ! Qu’est-ce qui me donne plutôt des nouvelles des Lombards ?

Il va à la table se verser à boire.

FORMICHEL.

407,50.

THÉODULE.

Enfoncé !... Chaminet m’a mis dedans !...

BENOÎTON.

Qui ça, Chaminet ?...

THÉODULE.

Un externe libre, qui fait fructifier mes valeurs !...

FORMICHEL.

Ah ! Et quelles valeurs encore ?

THÉODULE.

J’ai pas mal d’Ottomans !

Il va saluer Clotilde, qui l’éloigne du geste, et offre un cigare à Champrosé qui le remercie et refuse.

FORMICHEL.

Oh !

PRUDENT, à Stéphen.

Il n’est pas sérieux, ce garçon-là !

BENOÎTON.

Si tu me consultais au moins, gamin, avant d’acheter...

THÉODULE, revenant à lui.

Oh ! ma foi, la Bourse, ce n’est pas mon fort, tu sais ?

FORMICHEL.

Oui, je crois plutôt que la petite Antonia...

THÉODULE, poussant sa fumée.

Oh ! ma foi, non ! les femmes ! si vous saviez comme j’en suis revenu !

Il remonte.

CLOTILDE, l’imitant.

Déjà !

BENOÎTON, à Formichel.

J’aime autant ça !

FORMICHEL se lève.

Qu’est-ce que vous ferez de ce gaillard-là, quand il sera bachelier ?

BENOÎTON.

Ah ! je n’en sais rien ! Le polisson sait trop bien qu’il a du pain sur la planche !

FORMICHEL.

Raison de plus, quand on a de la fortune, jeune homme, on la fait valoir...

THÉODULE, se versant à boire.

Je t’en moque, c’est le contraire !... C’est elle qui vous fait valoir.

Le domestique entre, enlève la table qu’il pose au second plan.

BENOÎTON, l’amenant sur le devant de la scène.

Mais enfin, si tu ne veux pas entrer dans les affaires, qu’est-ce que tu feras, garnement ?

THÉODULE.

Si j’ai mon idée, moi ! si je veux percer autrement, qu’est-ce que ça te fait ?

CLOTILDE.

C’est clair ! Pourvu qu’il perce !

THÉODULE.

Et je percerai.

CHAMPROSÉ.

Et il percera !

STÉPHEN.

Voici ces demoiselles !

 

 

Scène XIII

 

CLOTILDE, CHAMPROSÉ, BENOÎTON, STÉPHEN, FORMICHEL, PRUDENT, THÉODULE, CAMILLE, JEANNE, mises à la  dernière mode et très élégantes

 

JEANNE.

C’est vous, petit père !

BENOÎTON, les embrassant.

Bonjour, fillettes !

CAMILLE, après avoir embrassé son père, apercevant Théodule.

Tiens, Théodule !

Elle va à lui et l’embrasse. Jeanne de même.

THÉODULE.
Bonjour, gamines !

Jeanne va à Clotilde, puis remonte.

CLOTILDE, à Champrosé à part, désignant Jeanne.[15]

C’est bien celle-ci ?

CHAMPROSÉ, de même.

Oui ; miséricorde, quelle toilette !

CLOTILDE.

Bah ! ce n’est rien ! tenue des champs !

BENOÎTON.

Mesdemoiselles, je vous présente M. Formichel fils !

FORMICHEL, présentant son fils.

Prudent Formichel.

CHAMPROSÉ, à Clotilde, vivement.

Ne me présentez pas !...

CLOTILDE, à demi-voix.

Ah !

CHAMPROSÉ, de même.

Non ! je n’avais vu que la tête ; mais cette robe-là ! Je crois que je vais me sauver !

CLOTILDE.

Pas encore, poltron !

JEANNE, allant à Clotilde avec un petit bouquet de violettes.

Marraine, voici un petit bouquet pour ta fête... Avec mon cadeau !

Elle l’embrasse.

CAMILLE, passant derrière Clotilde, à gauche.[16]

Et le mien !

Elle l’embrasse.

CLOTILDE.

Merci ! mais d’où venez-vous, folle jeunesse ? On ne vous a pas vues de l’après-midi...

JEANNE.

Moi, je suis allée à Paris, avec ma maîtresse de piano, acheter de la musique...

CAMILLE.

Et au retour, nous avons fait un tour de promenade aux environs.

BENOÎTON.

Seules ?

JEANNE, revenant à Benoîton.

Ah ! voilà le papa Français.

L’imitant, sous son nez.

Seules !

CAMILLE, de même, à droite.

Pourquoi pas seules, comme en Amérique ?

JEANNE.

Nous y viendrons !

BENOÎTON.

Oui, mais en attendant !...

CAMILLE.

En attendant, c’est notre voisine, Mme Courvalot, qui nous a conduites dans son panier pour l’essayer chez mistress Edwart, où nous avons vu... oh ! un chef-d’œuvre... la merveille des merveilles !

BENOÎTON.

Quoi donc ?

CAMILLE.

Ses écuries !

CHAMPROSÉ, à lui-même.

Si j’attendais les écuries, par exemple !

Benoîton va s’asseoir près de Formichel qui est sur le banc, son fils derrière lui.

CAMILLE.

Non ! mais vois-tu, papa ! après ça, il faut tirer l’échelle ! Les mangeoires doublées d’argent ! les boxes, tout d’ébène, incrustés de cuivre doré, et de grandes plaques de faïence sur les murs ; les conduites de marbre blanc et du sable de toute couleur étalé en festons, avec les noms en poudre d’or !... Et là dedans, des chevaux ! des chevaux... ah ! comme on en rêve !

THÉODULE, près de la table, à droite, deuxième plan.

Qui ça encore ?

Il descend à droite de sa sœur.

CAMILLE.

Montézuma ! Miss Henriette ! Folichonne ! le Sapeur !

THÉODULE.

Merci, celui-là, je le connais ! le boulet malade !

CAMILLE.

Bah ! Gladiateur aussi !

JEANNE.

Et c’est un boulet qui gagne des batailles !

CAMILLE, allant s’asseoir près de son père.

Il y a surtout une pouliche alezan brûlé, avec deux balzanes ; tu sais, papa, comme Gontran, l’une devant, l’autre derrière, mais l’encolure bien plus fine et les lignes bien plus longues !

THÉODULE.

Ah ! je demande à voir ça !

CAMILLE se lève.

Et un avant-main ! ah ! le joli cheval.

JEANNE, passant derrière Camille et allant à Benoîton.

On en mangerait !

THÉODULE, à l’avant-scène, avec Camille, à sa droite cette fois.

Tu l’appelles ?

CAMILLE.

Carabine !

THÉODULE, avec mépris.

Oh ! connue !... fille de Mirliton et de Framboisy ! Elle a couru à Chantilly l’an passé ; elle taisait cinquante et encore très offerts !

CAMILLE.

Oui ! eh bien ! avec toutes ses performances, je la prendrais à quinze, moi, et nous la verrons demain sur le turf.

THÉODULE.

Demain ?

CAMILLE.

Oui, à Versailles ! Mauvaise piste ; mais c’est égal, paries-tu dix louis ?

THÉODULE.

I take !

CAMILLE.

I gave !

BENOÎTON se lève en se récriant.

Comment, dix louis !...

CAMILLE, cherchant sur elle.

Laisse donc faire, papa !... Où ai-je fourré mon betting-book ? 

Elle cherche en remontant.

CLOTILDE, qui ne comprend pas.

Le bouc ?...

CHAMPROSÉ, effaré.

Mais c’est une ringueuse !...

Camille, Théodule, Jeanne, Benoîton et Stéphen restent au fond à causer.

FORMICHEL, à part à Prudent.

Voilà celle dont je t’ai parlé, cher enfant, qu’est-ce que tu en dis ?

PRUDENT, la lorgnant.

Pas mal ! de l’encolure ! du galbe ! Combien ?

FORMICHEL.

Trois cent mille ! – Plus l’avenir... et très demandée !... Mais parieuse enragée, tu vois !

PRUDENT.

Il n’y a pas de mal !... En la dressant bien, il y a des opérations à faire.

FORMICHEL.

Alors, je négocie tout de suite ?...

Il va prendra Benoîton par le bras et remonte avec lui. Ils disparaissent en causant. Prudent rejoint Théodule au fond, à droite, où ils causent avec les demoiselles.

CLOTILDE, à Champrosé.

Eh bien ?

CHAMPROSÉ.

Essayons toujours !

CLOTILDE, appelant Jeanne.

Filleule ?

JEANNE, descendant.

Marraine !

CLOTILDE.

Je te présente mon cousin, M. Hector Pardaillan...

JEANNE, l’interrompant.[17]

Oh ! mais j’ai déjà vu monsieur quelque part.

CHAMPROSÉ, passant derrière Clotilde et allant à Jeanne.

Moi, mademoiselle...

CLOTILDE.

Tantôt, peut-être !

JEANNE.

Non ! ah ! j’y suis ! l’autre, l’autre hiver... un soir, au Lyrique... à une première !

CHAMPROSÉ.

Je n’ai pas souvenir...

JEANNE.

Oh ! je me rappelle bien, moi... vous étiez dans la loge à côté de la nôtre, avec mademoiselle...

Elle cherche.

mademoiselle... comment l’appelez-vous donc, celle-là qui a de si jolis cheveux roses... et un nom de bijou ?...

CHAMPROSÉ.

Ah ! 

À Clotilde.

Elle sait ça ?

Haut.

Oui ! ah ! mon Dieu ! j’étais là, c’est vrai, par hasard !

JEANNE, souriant.

Comme bijoutier !...

CHAMPROSÉ, à part.

Elle me fait rougir !

JEANNE.

Est-ce que c’est à elle tous ces cheveux-là ?

CHAMPROSÉ.

Mais oui ; je vous assure qu’elle les a payés !

JEANNE.

Un joli four, n’est-ce pas, ce soir-là ?...

CLOTILDE.

Ah ! le fait est que ce théâtre avec sa calotte de feu...

JEANNE, riant et allant à Clotilde.

Ah ! marraine qui ne comprend pas ! ah ! Elle est bonne !

CLOTILDE.

Quoi ?...

CHAMPROSÉ.

Mademoiselle parle de la pièce.

CLOTILDE.

La pièce ?

CHAMPROSÉ.

Oui, seulement ce n’est pas tout à fait du fiançais, chère cousine...

CLOTILDE.

C’est de l’argot ?...

JEANNE, protestant.

Ah !...

CHAMPROSÉ, vivement.

Mettons du parisien ! – Mademoiselle est artiste ?

JEANNE.

Avec rage !

CHAMPROSÉ.

Musicienne ?

JEANNE.

Et peintre, et tout ! J’ai un peu modelé aussi. J’avais une jolie voix, mais depuis un rhume, je ne peux plus repincer le mi ! J’aime mieux peindre !

CHAMPROSÉ.

L’aquarelle ?

JEANNE.

Non, l’huile ! Si vous passez au Louvre, l’hiver !... je barbote dans la Cruche cassée...

CHAMPROSÉ.

Vous aimez Greuze ?

JEANNE.

Oh ! Dieu, non ! c’est maman qui l’aime ! moi je le trouve comme ça...

Elle fait le geste de s’évanouir.

Je voulais copier la Nymphe du Corrège, c’est monté de ton, à la bonne heure !... tandis que cette petite dinde qui pleurniche là sur sa cruche ; on peindrait ça au coldcream !... Mais c’est pour ma mère !

CAMILLE, du fond.

Jeanne !

JEANNE.

Voilà !

Elle remonte en courant vers sa sœur.

CLOTILDE, à Champrosé, d’un air railleur.

Eh bien ?

CHAMPROSÉ.

J’ai chaud ! Crédié ! quelle ingénue ! Des mots... de l’argot ! Et Greuze qui est comme ça !

Il l’imite.

Et l’autre qui est monté de ton !... C’est la princesse des Contes de fées !... Dès qu’elle ouvre la bouche, il tombe des grenouilles !

CLOTILDE.

Notez que c’est honnête !

CHAMPROSÉ, regardant Jeanne.

Et qu’elle est exquise ! De sorte que j’ai une envie de rester ici qui n’est comparable qu’à mon désir de tourner bride.

On entend plusieurs cloches de maisons sonner au loin.

CAMILLE.

Ah ! le dîner !

Elle redescend prendre son ombrelle sur le banc de droite.

J’ai une faim, moi, et toi ?

JEANNE.

Moi aussi !

CHAMPROSÉ, à lui-même.

Gare à la grenouille !

JEANNE, prenant le bras de Camille et l’entraînant.

Allons becqueter !

CHAMPROSÉ, tombant sur le banc à gauche.

La voilà !

Elles sortent en courant. Clotilde va au pavillon. Julie entre et enlève le guéridon qu’elle place près du pavillon.

 

 

Scène XIV

 

CHAMPROSÉ, CLOTILDE, ADOLPHINE, arrivant par la droite en toilette plus ébouriffante que la première, au moment où sortent les demoiselles

 

ADOLPHINE.

C’est moi !

CHAMPROSÉ, se retournant.

Plaît-il ?

ADOLPHINE, cherchant Clotilde.

Ah ! pardon, monsieur... je cherche...

CHAMPROSÉ, croyant comprendre et se levant.[18]

Ah ! c’est bon !... Elles sortent, madame, à l’instant.

ADOLPHINE, surprise.

Qui ?

CHAMPROSÉ.

Vos filles !

ADOLPHINE, se récriant, indignée.

Mes filles !... M’insulter ! l’horreur ! ah !

CHAMPROSÉ, la recevant dans ses bras.

Eh ! là, donc !

Il la pose sur le banc à gauche aidé par Clotilde.

CLOTILDE.[19]

Eh ! Adolphine ! de l’eau, Théodule !

THÉODULE, à droite, prenant son képi.

Merci, les évanouissements de femme. Est-ce que je donne encore dans ces godants-là !

Il sort.

CHAMPROSÉ, ahuri, à Jeanne.

Ce n’est donc pas madame Benoîton ?

CLOTILDE, tandis que Julie fait revenir Adolphine.

Eh ! non, c’est Adolphine !

CHAMPROSÉ.

Le rossignol, ah ! saperlotte ! mais enfin, il y a une madame, Benoîton. La mère ! Je demande à voir la mère, où est la mère ?

CLOTILDE.

La mère ? Elle est sortie !

CHAMPROSÉ.

C’est complet ! je me sauve !

CLOTILDE, revenant à Adolphine, qu’elle lui montre pâmée.

Et Adolphine, malheureux ?...

CHAMPROSÉ, revenant.

C’est juste, Adolphine !

La regardant.

Raison de plus !

Il se sauve.

CLOTILDE, seule avec Adolphine, qu’elle secoue.

Le lâche ! Eh ! Adolphine ! Adolphine !...

 

 

ACTE II

 

Un salon chez Benoîton. Ameublement de campagne très élégant. Au fond, au milieu, une fenêtre à glace sans tain, et un piano entre deux portes qui ouvrent sur le jardin. À gauche, premier plan, une console surmontée d’une glace, deuxième plan, une porte d’appartement ; à droite, premier plan, un meuble très riche servant de coffre-fort, deuxième plan, une porte d’intérieur. Deux canapés, deux poufs et deux guéridons de salon à droite et à gauche de la scène.

 

 

Scène première

 

MARTHE, CAMILLE, ADOLPHINE, JEANNE, MULLER

 

Marthe assise sur le canapé à droite regarde des gravures de modes, Jeanne assise à côté d’elle sur un pouf, les regarde avec elle. Adolphine debout derrière, en examine d’autres à l’aide du lorgnon. Camille sur le seuil de la porte, au fond, à gauche, parle à madame Benoîton qui s’éloigne.[20]

CAMILLE.

Voilà maman qui part !... –

Criant.

Maman, n’oublie pas mon éventail-cravache !

Elle descend près de Marthe.

MARTHE, regardant un modèle.

Ah ! celui-là me plaît assez, monsieur Muller.

Elle donne la gravure à Jeanne.

MULLER.

Madame a bon goût !... C’est la dernière nouveauté !

JEANNE, regardant.

Oh ! le jupon rouge soutaché de jais blanc a bien plus d’œil.

MULLER, donnant une gravure à Camille.

Voici un très joli vêtement d’été en batiste de Suède, madame, une création à moi.

CAMILLE, la regardant.

C’est joli !

JEANNE.

Pas assez tapageur !

ADOLPHINE, avec son binocle.

Voyons !

CAMILLE.

Tu ne vois pas de ta place !

JEANNE.

Tu sais bien qu’elle est myope !

ADOLPHINE, à qui Muller a remis une gravure.

Ah ! voilà qui m’irait bien !... Ah ! cet amour de frange Abd-el-Kader !

CAMILLE.

Tout ça, ça manque de turf !

Elle pose la gravure sur la table.

Ce n’est pas la robe que j’ai vue à Chantilly !...

MULLER.

Veuillez me la faire connaître, mademoiselle... Je la méditerai...

CAMILLE.

Une étoffe à petits jockeys jaunes qui franchissent des haies vertes, sur des chevaux lilas, bleus et rouges. Un vrai bijou !

Muller remonte à droite, tire un calepin de sa poche et écrit.

ADOLPHINE.

Moi, je trouve ça indécent. Ces chevaux qui courent sur vous de tous les côtés !

CAMILLE, haussant les épaules.

Ah ! bien, si Adolphine parle toilette...

ADOLPHINE, aigrement.

Et pourquoi donc ne parlerais-je pas toilette, ma chère ? Il n’y a que vous, peut-être, pour avoir du goût ?

CAMILLE.

Ah ! merci ! Ah ! bien, non ! Adolphine en colère !... Je la trouve mauvaise !...

Elle monte au piano.

ADOLPHINE, aigrement, à l’adresse de Jeanne.

Parce que je n’ai pas votre fortune, n’est-ce pas ?...

JEANNE se lève.

Oh ! la, la, maman !...

Elle remonte et va rejoindre Camille.

ADOLPHINE.

Mon père a été plus riche que le vôtre, ma chère !...

Elle pose la gravure sur la table et descend à droite. Muller remonte vers les deux demoiselles qui sont au piano et laisse Adolphine et Marthe seules.

MARTHE.

Adolphine, tu deviens ridicule, tout de bon !

ADOLPHINE.

Comme mes toilettes, n’est-ce pas ? Mais dame, je n’ai pas les ressources de certaines personnes !

Camille et Jeanne causent avec Muller.

MARTHE.

Quelles ressources... et quelles personnes ?...

ADOLPHINE.

Enfin, je sais ce que je veux dire ?

MARTHE.

Et que veux-tu dire ?...

ADOLPHINE, méchamment.

Voilà votre mari, tenez, cousine !...

 

 

Scène II

 

MARTHE, CAMILLE, ADOLPHINE, JEANNE, MULLER, DIDIER, STÉPHEN, UN ARCHITECTE[21]

 

DIDIER, entrant, suivi de Stéphen et de l’Architecte, qui porte un carton.

Ah ! une table !... Tiens, là-dessus, Stéphen !... Ces demoiselles auront la bonté de nous la prêter pour une seconde !...

JEANNE, l’imitant.

Pour une seconde !... Allez donc !... Il arrive ! Le voilà !... Pschits !... Disparu !

Elle descend en scène.

CAMILLE, allant à Didier.

Toujours pressé, donc ?

DIDIER.

Toujours, petite fille !... Marthe n’est pas là ?

CAMILLE.

Si !... la voilà !

Camille reste près de l’architecte et de Stéphen.

DIDIER, allant à elle.

Tu as bien dormi, chère enfant ?

Il l’embrasse.

MARTHE, occupée de ses gravures.

Pas mal, oui !...

DIDIER.

Et Madeleine ?...

Stéphen déroule un plan.

MARTHE.

Aussi !

CAMILLE.

Encore des plans !... C’est pourtant fête aujourd’hui !

DIDIER, redescendant.

Il n’y a pas de fêtes pour moi, petite sœur !

JEANNE, le prenant par le bras, même jeu de Camille.

Et cette partie de canot que nous devions faire ce soir ?...

CAMILLE.

Pour étrenner nos costumes de canotières ?...

DIDIER.

Je ne demanderais pas mieux... mais les affaires !...

Il se dégage et remonte avec l’architecte qui suit son mouvement.

Vous voyez, monsieur Martelin, le hangar est à gauche !

Ils sortent ; on les voit causer au fond dans le jardin.

CAMILLE.

Oh ! les affaires !... Il était si gentil avant son mariage !

Elle regarde à droite et voit Marthe, Jeanne et Muller occupés. Adolphine est assise à l’écart.[22] À Stéphen, seule avec lui, tandis qu’il noue les cordons d’un carton.

Est-ce que vous serez comme lui, une fois marié, cousin ?...

STÉPHEN, à demi-voix.

Je serai ce qu’il vous plaira, ma cousine.

CAMILLE, de même.

Vous y pensez donc toujours ?

STÉPHEN.

Plus que jamais !

CAMILLE.

C’est une folie !

STÉPHEN.

Vous ne me l’avez pas défendue !...

CAMILLE.

J’ai eu tort... vous ne me déplaisez pas, Stéphen !... Mais vous n’êtes pas assez riche pour moi !...

STÉPHEN.

Je le deviendrai.

CAMILLE.

Si vous aviez seulement vingt-cinq mille livres de rente pour commencer !

STÉPHEN.

J’en ai bientôt dix, ma cousine, et si je me sentais encouragé par un seul mot d’espérance et par l’aide de M. Benoîton...

CAMILLE se levé.

Oh ! ça... n’y comptez pas !... quelque jour, papa va me trouver un mari tout fait, et comme je n’aurai pas de bonnes raisons à lui donner...

Adolphine qui regardait une gravure tourne la tête et ne perd pas de vue Stéphen et Camille.

STÉPHEN.

C’en est une pourtant que l’intérêt que vous voulez bien me témoigner.

CAMILLE.

Oh ! mais non !... Il faut dire aussi des choses qui aient le sens commun !... Tâchez donc de trouver une bonne affaire d’argent !...

STÉPHEN, vivement.

J’en ai une ! Allez-vous aux courses de Versailles tantôt ?

CAMILLE.

Oui, à trois heures, pour le handicap !

STÉPHEN.

Avec votre mère ?

CAMILLE.

Non, maman est sortie ; avec mes sœurs !... vous viendrez ?...

STÉPHEN.

Oui.

CAMILLE.

Nous serons pris du pesage.

STÉPHEN.

Bon !

ADOLPHINE, à part.

Et ils se figurent, ceux-là, qu’on ne voit pas leur manège.

CAMILLE.

Prenez garde, Adolphine lorgne !...

Elle remonte ; Muller va chercher son carton qui est sur le piano.

DIDIER, rentrant avec l’Architecte.

Voilà l’affaire !... nous reporterons ici de vingt mètres en arrière. – Stéphen !

STÉPHEN.

Voici !

Il sort avec l’Architecte.

DIDIER, embrassant Marthe.

À bientôt.

Tandis qu’il va à sa femme. Camille et Jeanne remontent l’une à droite, l’autre à gauche, et vont se camper à la porte de gauche par où il doit sortir, quand il remonte il se trouve en face d’elles.

JEANNE et CAMILLE.

Le canot !

DIDIER.

Ah ! le canot, diable !... – Eh bien ! pour quelle heure ?

CAMILLE, tirant sa montre, ainsi que Jeanne.

Trois heures !

DIDIER, regardant la sienne.

Précises !...

CAMILLE et JEANNE.

Précises ?...

DIDIER.

Oui... Eh bien !

Il se sauve par la porte de droite.

ce sera pour un autre jour !

JEANNE, riant.

Quel joli lâcheur !

CAMILLE, à Marthe.

Aussi, tu ne nous aides pas toi ?

Elles vont au piano.

MARTHE.

Le canot m’ennuie !

Elle se lève.

Adieu, monsieur Muller !...

MULLER, seul avec Marthe.

Madame garde les dentelles qui sont dans sa chambre ?

MARTHE, de même.

C’est trop cher !

MULLER, serrant ses gravures.

Dites que c’est donné, madame, un point d’Angleterre admirable... une occasion unique !

MARTHE.

Je n’ai pas d’argent.

MULLER.

Je ne puis malheureusement pas faire crédit à madame de ces dentelles qui ne sont pas à moi ; mais je lui ferai remarquer que trois mille francs sont une misère...

MARTHE.

J’ai encore une note de lingerie arriérée de six mille francs ! Ce n’est pas possible !

Elle lui remet une gravure. Jeanne et Camille sont près du piano. Adolphine est descendue à gauche et observe Marthe.

MULLER.

Vous le regretterez, madame, c’est ce que je disais ce matin à madame d’Héricourt qui mourait d’envie de les prendre...

MARTHE.

Ah ! madame d’Héricourt en avait envie...

MULLER.

Mais elle a hésité, comme madame... qu’elle jalouse assez, du reste...

MARTHE.

Ah ! Décidément, monsieur Muller, je prends les dentelles ! On vous payera demain !

Elle sonne.

MULLER.

Bien, madame.

Il monte.

Quand viendrai-je prendre la mesure des guernesey de ces demoiselles ? C’est une coupe très délicate, qui demande un coup de ciseau sérieux !

JEANNE.

Venez le matin, avant qu’on soit habillée.

MULLER, saluant.

Mesdames !...

ADOLPHINE.

Et mon burnous, monsieur Muller !... Au fait, je sors avec vous !... 

À part.

On a parlé bas, je le ferai jaser. 

Elle sort vivement avec Muller.

CAMILLE.

Eh bien ! nous habillons-nous pour les courses ?

MARTHE.

Oui ! 

À Jean qui paraît.[23]

Dites qu’on attelle le landaulet.

JEAN.

Oui, madame ! – Il y a là M. Formichel et son fils !

MARTHE, vivement.

Prévenez papa !

JEAN.

C’est que monsieur est occupé dans sa bibliothèque !...

JEANNE.

Réveillez-le tout doucement...

MARTHE.

Et faites entrer ces messieurs. – Nous nous sauvons !

CAMILLE.

Les voici !

JEANNE.

Filons !

Elles sortent par la droite.

 

 

Scène III

 

FORMICHEL, PRUDENT, JEAN, BENOÎTON

 

FORMICHEL, sur le seuil de la porte, à gauche.[24]

Nous faisons fuir ces dames !...

JEAN.

Ces dames sont à leur toilette, monsieur.

FORMICHEL, passant à droite.

Si vous voulez prévenir mon excellent ami Benoîton que nous sommes là, mon fils et moi !

Jean va pour sortir à gauche. Benoîton paraît.

BENOÎTON, entrant tout endormi et se frottant les yeux.

Voilà, cher ami, voilà !... j’étais avec mes livres et votre voix m’a tout à coup...

PRUDENT.[25]

Oui, vos yeux sont tout rouges !

BENOÎTON.

Quand j’ai lu comme ça longtemps... le grand jour... – Ah çà ! laissons cela. De quoi s’agit-il ?

Il leur fait signe de s’asseoir.

FORMICHEL.

C’est inutile ! – Cher ami, hier déjà je vous ai pressenti sur certaine affaire bien sérieuse !...

BENOÎTON.

Oui-da !

FORMICHEL.

Ce matin, j’irai droit au but... comme un homme de mouvement parlant à un homme pratique.

BENOÎTON.

Allez, cher ami, allez !...

FORMICHEL.

Je viens vous demander pour ce garçon-là la main de mademoiselle Camille, votre fille.

BENOÎTON.

Ah ! ah ! jeune homme... déjà ?

FORMICHEL.

Oui, cher ami, mon fils n’a pu voir mademoiselle votre fille sans être ému de tant de grâces, de tant de charmes, et...

PRUDENT, tranquillement.

Oh ! papa, ce n’est pas ça du tout !

FORMICHEL, surpris.

Ce n’est pas ça ?...

PRUDENT, de même, passant à Formichel.[26]

Mais, non, voyons... tu n’es pas dans le mouvement de l’affaire...

FORMICHEL, de même.

Je ne suis pas dans le mouvement ?...

PRUDENT, à Benoîton.

Cher monsieur, papa vous dit là des choses de l’autre monde qui ne tendraient à rien moins qu’à me faire passer à vos yeux pour un cerveau brûlé. La vérité est, la main sur mon cœur, que les grâces de mademoiselle... mademoiselle... comment l’appelons-nous déjà ?

BENOÎTON.

Camille !...

PRUDENT.

De mademoiselle Camille, tout en me charmant, du reste, ne m’ont pas fait oublier une seconde les principes qui dirigent toute ma vie...

FORMICHEL, à lui-même.

Je sais bien, mais pour la forme...

PRUDENT.

On est sérieux ou on ne l’est pas !... Nous ne sommes pas ici, n’est-ce pas, pour cueillir des pâquerettes ?

BENOÎTON.

Non !

PRUDENT.

Nous disons donc que la dot...

BENOÎTON.

Trois cent mille francs, jeune homme, pas un sou de plus ni de moins.

PRUDENT.

C’est à peu près ce qui me revient du chef de ma défunte mère... Et en fait d’espérances ?...

BENOÎTON.

Une tante !

PRUDENT.

Infirme... âgée... décrépite ?...

BENOÎTON.

Finie !

PRUDENT.

Parfait !... Elle nous laisse ?...

BENOÎTON.

Six cent mille francs à partager entre mes cinq enfants...

PRUDENT, écrivant sur son calepin.

Cent vingt mille pour nous !... Donc, mademoiselle Lucile...

FORMICHEL, lui soufflant.

Camille !...

PRUDENT.

Camille, pardon !... vaut présentement quatre cent vingt mille francs, plus ce qui lui reviendra à votre mort !...

BENOÎTON.

Oh ! ça, le plus tard possible, n’est-ce pas ?

PRUDENT.

Il faut voir !... de cinquante à cinquante-cinq ans, votre âge ?...

BENOÎTON.

Cinquante-sept.

PRUDENT.

C’est quinze ans à attendre !

BENOÎTON.

Hein ?... Comment ?... Quoi ?

PRUDENT, sans le regarder, comme quelqu’un qui compte avec volubilité.

Et encore ! le cou gras, la face congestionnée !... Enfin, mettons quinze ans !... Ça cadre assez avec mes calculs !... Je quadruple mon capital... Quatre fois sept, vingt-huit... – Deux millions huit cent mille francs ; plus votre héritage, deux cent mille : trois millions !... J’ai deux enfants, pas un de plus ! un garçon d’abord, puis une fille !... le garçon est ingénieur civil, la fille est bonne à marier !... Ici, l’héritage de papa !...

FORMICHEL, saisi.

Plaît-il !

PRUDENT, continuant.

Deux millions !... Je case mon fils, je case ma fille !... Trois et deux, cinq, dont je retranche un pour eux, et j’ai mes quatre millions ronds... Si l’affaire vous va... cher monsieur... c’est fait !

Benoîton et Formichel se regardent piteusement.

BENOÎTON.

Ça me va !... ça me va !... Pas tout ! Tout ne me va pas !...

PRUDENT.

Comment ?...

FORMICHEL.

Oui, avec ses diables de calculs !...

BENOÎTON.

Si nous en recausions tantôt, hein ?

FORMICHEL.

J’aime autant ça !... après déjeuner... ce massacre !... ça jette un froid dans l’estomac !

PRUDENT, impatienté.

Oh ! bien, si c’est comme ça que vous faites les affaires !...

Il remonte et descend à droite.

 

 

Scène IV

 

FORMICHEL, PRUDENT, BENOÎTON, CLOTILDE, CHAMPROSÉ[27]

 

CLOTILDE, au domestique.

N’annoncez pas !... C’est moi, avec mon cousin... que je prends la liberté... 

À Benoîton, s’arrêtent.

Eh ! mon Dieu, cette figure, qu’est-ce que vous avez, vous ?

BENOÎTON.

Rien, ma chère, seulement un peu de... le temps de faire un petit tour de jardin et je suis à vous !

CLOTILDE.

Une mauvaise nouvelle ?

BENOÎTON.

Non ! non ! venez-vous, Formichel ?

Il se dirige vers la gauche.

FORMICHEL, sur le seuil, à Benoîton, en regardant son fils.

Sapredié !... Il est roide, tout de même.

BENOÎTON.

Oh ! pour roide, il est roide !...

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

CHAMPROSÉ, CLOTILDE, PRUDENT[28]

 

CLOTILDE, à Prudent.

Qu’ont-ils donc ?

PRUDENT, gagnant la porte à gauche.[29]

Ah ! ne m’en pariez pas ; les vieux !... on ne peut jamais les faire entrer dans le grand courant...

Il sort.

CHAMPROSÉ, à Clotilde.[30]

Quel grand courant ?...

CLOTILDE.

Celui qui les emporte !

CHAMPROSÉ.

Ah ! bon !... Dame, papa nous a faits en zinc, nous sommes on zinc !

CLOTILDE, à Champrosé.

Ah çà ! homme résolu !... vous y voilà dans cette maison, puisque vous êtes revenu à la charge ce matin ! que regardez-vous ?

CHAMPROSÉ, lorgnant autour de lui.

J’étudie le mobilier, comme révélation nouvelle du caractère des habitants !...

CLOTILDE, près du guéridon à droite.

Le voilà, le mobilier !...

Elle lui montre toutes les gravures de modes qui sont sur ce guéridon.

CHAMPROSÉ, surpris.

Tiens !... Des costumes de théâtre !

CLOTILDE.

Mais non ! – Des robes de ville !

CHAMPROSÉ.

Ah ! bah !

CLOTILDE.

Dernière mode !... costumes de caractères.

Feuilletant les gravures et les lui passant à mesure.

Voici une Hongroise !... une Gitana !... un Lancier polonais !... une Vivandière !... un Débardeur !... et ceci... Oh !

CHAMPROSÉ, lorgnant.

Ah !...

CLOTILDE.

Ça... c’est un Turco !

CHAMPROSÉ.

Et une Parisienne, où ça ?

CLOTILDE, jetant sur la table celles qui lui restent en main.

Nulle part !

CHAMPROSÉ, lorgnant celles qu’il tient à la main.

Mon doux Seigneur !... Pourquoi des bottes ?

CLOTILDE.

Pour montrer beaucoup et faire désirer plus encore.

CHAMPROSÉ, lorgnant.

Ceci est pour madame Benoîton ou pour ses filles.

CLOTILDE.

Belle distinction !... la mère est bottée, la fille est bottée !... La mère arbore un plumet, la fille érige un panache ! – Quand la mère en sera au grelot, la fille risquera les sonnettes !...

Elle s’assied sur le canapé.

CHAMPROSÉ, lorgnant toujours.

Ce ne sont que festons ! ce ne sont qu’astragales !... Qu’est-ce que c’est que ça ?... une toile d’araignée ?

Il lui montre une gravure.

CLOTILDE.

Non, c’est une cage à ressorts d’argent !

CHAMPROSÉ, assis sur le pouf, au milieu.

Pourquoi d’argent ! Elle se fait donc voir cette cage ?

CLOTILDE.

Il faut croire !

CHAMPROSÉ, piteusement.

Qu’est-ce que voulez, garder dans une cage pareille ?

CLOTILDE.

L’année prochaine nous les ferons en or !... Et nous en serons tout justement à la ceinture dorée, cette éloquente enseigne d’autrefois. Femme à vendre !

CHAMPROSÉ.

Alors, à quoi distingue-t-on une femme honnête ?

CLOTILDE.

Au mal qu’elle se donne pour n’en pas avoir l’air ! Que voulez-vous, cher ami ! Dès qu’une jeune fille a l’âge de raison, qui est celui de la folie... quelles mœurs lui donne-t-on pour exemples ? Jeanne ne vous a-t-elle pas vu dans la loge d’une demoiselle dont elle sait parfaitement le nom et la profession ? Croyez bien qu’elle l’a dévorée des yeux, pendant tout le spectacle, pour savoir comment ces femmes-là s’habillent et se comportent ! Et M. Benoîton est de ceux qui crient au théâtre : Mais c’est immoral, cette pièce ! on ne peut pas y mener sa fille ! Hélas !... bonhomme, la pièce fût-elle aussi chaste que ne l’est même pas Geneviève de Brabant, jouée par des marionnettes, tu n’empêcheras pas mademoiselle Jeanne de voir dans la salle certaines comédies plus effrontées que celle qui se joue sur la scène ! Laisse ta fille au logis, bonhomme ! et qu’elle se couche à neuf heures !... Ses joues seront plus fraîches, et son âme aussi.

CHAMPROSÉ, regardant les gravures qu’il a ouvertes en éventail.

C’est comme une féerie ! Jusqu’aux bas couleur chair !

CLOTILDE.

Et cela ne se marie pas ! Et cela se plaint ! Ah ! simples toilettes de ma jeunesse, où êtes-vous ?... Dix mètres de mousseline, trois aunes de ruban, et une fleur dans les cheveux !... Avec cela quinze ans, des joues roses et l’ivresse d’un premier bal !... Quel garçon blasé au sortir d’un souper fin n’aurait eu l’âme doucement émue par cette jeune blancheur et cette joie si naïve ? Il souriait d’abord, en regardant de tous ses yeux. Puis de sourire en rêverie, de rêverie en sages réflexions, et de réflexions en résolution prise... C’était un mariage ! et dix mètres de mousseline en avaient l’honneur ! Aujourd’hui le même homme arrive, et lorgne entre deux portes : Tiens, cette demoiselle !... Elle ressemble à Zouzou-Toquée ! moins le chic ! et de retourner chez Zouzou-Toquée ! Ah ! mousseline, blanche mousseline, des mères ingrates qui te devaient leurs maris t’ont reniée pour leurs enfants !

Elle se lève.

Sainte mousseline, vierge de la toilette, sauve nos filles qui se noient dans des flots de dentelles !...

CHAMPROSÉ, piteusement assis à l’écouter.

Comme tout ça est encourageant pour un candidat !

CLOTILDE.[31]

Ah ! je vous l’ai dit, mon cher, le mariage et moi, brouillés ! Et je liquide toute la mauvaise humeur entassée en cinq années d’exercice.

CHAMPROSÉ.

J’ai bien envie de m’en aller !...

CLOTILDE.

Eh bien ! il est encore temps, mon ami ! Voici votre canne, votre chapeau, marchons !

Elle lui présente sa canne et son chapeau.

CHAMPROSÉ, sans se lever et sans les prendre.

Et cette femme a fait de nombreux mariages !

CLOTILDE, de même.

Et je me le reproche bien !... Voyons, partons-nous !

CHAMPROSÉ, prenant le tout.

Dieu ! ma chère, que je suis donc perplexe ! J’y ai pensé toute la nuit !

CLOTILDE.

Ah ! Si nous en sommes là !

Elle s’assied à gauche.

CHAMPROSÉ, debout.

Après tout, qu’est-ce qu’on peut lui reprocher à cette enfant ? – Ses toilettes ?... j’ai de quoi les payer ! – Leur excentricité ?... c’est la mode !... – Il n’ya vraiment que l’argot !...

CLOTILDE.

Et c’est le français de l’avenir !...

CHAMPROSÉ.

Parbleu !

CLOTILDE.

Et enfin, vous êtes amoureux ?...

CHAMPROSÉ.

Et enfin, je suis... Oui, j’aurais dû commencer par cet aveu-là.

CLOTILDE, se levant.

Eh bien ! mon cher, le papa va venir, vous allez faire plus ample connaissance avec lui ; vous étudierez la fille, la sœur, la mère... si vous la rencontrez !... Et puis vous prendrez votre parti tout seul. Quant à moi, vous m’avez demandé le père, je vous l’ai montré ; la porte, je vous ai introduit ; mais je ne ferai pas cela de plus ! J’ai marié l’aînée ; je ne marierai pas la cadette !...

CHAMPROSÉ.

Mais pourquoi ?

CLOTILDE.

Oh ! pourquoi ? moi non plus, je n’ai pas dormi de la nuit !... Et cela, pour une petite phrase échappée hier à cette bonne Adolphine, qui ne vaut rien !...

CHAMPROSÉ.

Une petite phrase ?...

CLOTILDE.

Qui ne vous regarde pas !... Et je suis ici pour m’en éclaircir !

CHAMPROSÉ.

Mais, enfin...

UNE FEMME DE CHAMBRE, paraissant à droite.

Ces dames prient madame de vouloir bien passer chez elles...

CLOTILDE, gagnant la porte de droite.

J’y vais !... Je vous laisse, bonne chance !...

CHAMPROSÉ.

Clotilde !... un petit conseil, un dernier... un seul !

CLOTILDE, lui montrant le paquet de gravures sur la table.

Interrogez ces costumes... et ces costumes vous répondront !... Au revoir !

 

 

Scène VI

 

CHAMPROSÉ, puis FANFAN

 

CHAMPROSÉ.

Très dure... Clotilde... excessivement dure ! Le mariage, c’est comme un crime... on a besoin d’un complice !... On s’excite, on s’encourage... mais du moment que je suis seul : C’est lugubre !

Il s’assied sur le canapé à gauche.

Me voilà comme Panurge, avec les conseils en moins et l’amour en plus !... m’en irai-je... ne m’en irai-je pas ? si je consultais un petit écu !...

FANFAN, au dehors, à la porte de droite.

Laissez-moi donc tranquille !...

CHAMPROSÉ.

Qui va là ?

FANFAN, au fond, ouvrent la porte et parlant à un domestique qu’on ne voit pas.

Je n’ai pas besoin qu’on m’ouvre la porte !... Je suis bien assez grand !...

Il entre et ferme.

CHAMPROSÉ, se levant.[32]

Le petit frère !... très bien !... Commençons l’étude approfondie de la famille par le petit frère !...

FANFAN, le regardant en riant.

Tiens, ce monsieur ! – Je ne vous connais pas !

CHAMPROSÉ, debout et saluant.

Le vicomte Hector Pardaillan de Champrosé !...

FANFAN.

Ah ! c’est un joli nom !... moi, je m’appelle Fanfan Benoîton !...

CHAMPROSÉ, à lui-même.

C’est ça !

Haut.

Je suis vraiment ravi, cher monsieur, de faire votre précieuse connaissance !

FANFAN, tirent le pouf à lui par les franges.

Prenez donc la peine de vous asseoir !

CHAMPROSÉ.

Après vous.

FANFAN, insistant.

Je n’en ferai rien.

Il s’assied sur le pouf, Champrosé sur le canapé.

Vous venez voir papa pour affaires ?...

CHAMPROSÉ.

Oui, monsieur, oui !

FANFAN.

Alors, vous êtes riche ! – Moi j’aime bien les gens riche !...

CHAMPROSÉ.

C’est d’un bon cœur !

FANFAN.

Parce qu’ils ont de belles voitures, de beaux appartements et de beaux habits !... Tiens !...

Regardant la canne de Champrosé et la prenant.

C’est joli, cette canne-là... c’est anglais !

CHAMPROSÉ.

Vous croyez ?

FANFAN, se levant et descendant au milieu de la scène.

Oh ! ça a tout à fait le chic anglais !

CHAMPROSÉ, à lui-même.

Déjà !...

FANFAN.

Ma sœur Camille a un steack comme ça, pour aller aux courses, et une grande canne, longue, longue, pour les bains de mer !

Il revient à Champrosé et lui rend sa canne.

Tu connais bien ma sœur Camille, monsieur ?

CHAMPROSÉ.

Et mademoiselle Jeanne aussi !... J’ai cet avantage, mon jeune monsieur !

FANFAN.

Ce sont de fameux partis, mes sœurs... – Est-ce que vous venez pour en épouser une ?

CHAMPROSÉ, stupéfait, à lui-même.

Cette insinuation !...

FANFAN.

Elles auront de belles dots.

Riant.

Et maman qui dit toujours comme ça, qu’elle voudrait les voir casées !...

CHAMPROSÉ.

C’est d’une bonne mère ! – Et votre maman, cher monsieur Fanfan, où est-elle votre maman ?

FANFAN.

Maman...

Riant.

elle est sortie !

CHAMPROSÉ.

Ah ! très bien ! – Et pourquoi ne sortez-vous pas avec elle ?

FANFAN, avec importance.

Oh ! parce que je ne peux pas sortir à cette heure-ci.

CHAMPROSÉ.

À cause de ?

FANFAN, se rasseyant sur le pouf et croisant une de ses petites jambes sur l’autre en se prenant le pied.

À cause de mes affaires...

CHAMPROSÉ.

Vos affaires ?

FANFAN.

Oui... Il faut que j’aille tout à l’heure à la Bourse !

CHAMPROSÉ, ahuri.

Il va à la Bourse ! 

À Fanfan.

Quelle Bourse ?

FANFAN, montrant la fenêtre.

Eh bien ! dans le Parc !... Tu sais bien, là où il y a la marchande de gaufres ! C’est la petite Bourse...

CHAMPROSÉ.

De quoi ?...

FANFAN.

Mais de timbres-poste !... Il ne sait rien, donc ? Tu ne sais rien donc ?... C’est le petit Musot, le grand Lasalle et moi qui avons organisé ça, comme aux Tuileries !...

CHAMPROSÉ, ahuri, à Fanfan.

Stupéfiant, ce jeune être ! –

À Fanfan.

Alors, vous vous réunissez comme ça ?... Le petit Musot, le grand... ?

FANFAN.

À deux heures, et c’est nous qui menons le marché... Vous comprenez... tu comprends ? – Parce que nous avons des timbres de partout, à cause de nos papas !... Alors, nous nous entendons tous les trois, et les petits boursiers du pays...

Riant.

nous les roulons !...

CHAMPROSÉ.

Abrutissant !

FANFAN, debout, l’attirant à l’avant-scène.

Je viens de faire un joli mois... va, monsieur... À cause des affaires d’Amérique !...

CHAMPROSÉ.

Ah ! ah ! Comment ça ?

FANFAN.

Papa me dit un jour en arrivant : – Fanfan ! les Fédéraux sont vainqueurs... Marche là-dessus !... Moi, je vas à la Bourse, j’achète tous les Sud qui étaient sur la place, contre mes Anglais et mes Italiens... Bibi Lasalle, qui ne savait pas, disait : – Est-il jobard, ce Fanfan, d’accaparer comme ça tous les Sud !... mais à quatre heures et demie, qui est-ce qui faisait une tête... quand on a su qu’il n’y aurait plus de timbres séparatistes !... J’ai revendu les miens avec un bénéfice !... Ils rageaient, les autres ! – Ah ! ils ne sont pas de force !

CHAMPROSÉ, ahuri.

Voilà le petit écu demandé !...

Prenant Fanfan et le portant sur le bras.

Si je le jetais à pile ou face.

 

 

Scène VII

 

CHAMPROSÉ, FANFAN, BENOÎTON

 

BENOÎTON, entrant vivement.

La, j’ai retrouvé ma base !... Tout gaillard !... Ce galopin avec ses quinze ans !... –

Il s’arrête à la vue de Champrosé portant le petit.

Ah ! Il vous tenait compagnie ?...

CHAMPROSÉ.

Monsieur, êtes-vous bien sur que cet enfant-là soit à vous ?

BENOÎTON.

Comment si je...

CHAMPROSÉ.

Eh bien, monsieur, je vous fais mes compliments !

Lui posant Fanfan sur le bras.

La fabrication moderne n’ira pas plus loin !

BENOÎTON.

Une remarquable intelligence, n’est-ce pas ?... Un sens pratique ?...

CHAMPROSÉ.

Dites le génie, monsieur... le génie pratique ! – Il vient de me raconter sa petite opération sur le Sud !...

BENOÎTON, enchanté, mettant Fanfan à terre.

Oui, oui, c’est assez gentil, comme début !

Fanfan va au piano.

CHAMPROSÉ.

C’est adorable !...

BENOÎTON.

Du reste, les enfants sont bien ce qu’on les fait !... Celui-ci n’était pas encore sevré, monsieur, que je me disais déjà : Benoîton prends bien garde à ses joujoux !...

CHAMPROSÉ, surpris.

À ses joujoux ?

BENOÎTON.

Pourquoi la France a-t-elle donné si longtemps dans le travers de la gloire militaire ; c’est qu’on nous élevait, monsieur, moi le premier, à jouer avec des petits soldats de plomb et de petits tambours et de petits fusils !... Ce que je lui ai mis tour à tour entre les mains, c’est une petite balance, pour lui apprendre à bien peser les choses !... Une petite lunette d’approche, pour qu’il s’habituât à les voir de plus loin, une petite boussole, pour ne jamais ignorer d’où souille le vent !... Et enfin un petit coffre-fort... pour qu’il apprenne l’ordre et l’économie qui sont les bases essentielles de la morale !

CHAMPROSÉE, abruti, répétant garni savoir ce qu’il dit.

De la morale !

BENOÎTON.

Vous allez voir ! Fanfan !...

FANFAN, descendant en courant.

Papa.

BENOÎTON.

Montre à monsieur ton petit coffre-fort !

FANFAN.

Mon coffre-fort !... Ah ! ouiche ! Il n’est pas sérieux, mon coffre-fort !

BENOÎTON.

Comment ! il n’est pas sérieux ?

FANFAN.

Eh ! non ! il est en bois peint !

BENOÎTON.

Voyez-vous déjà l’effet !... une juste appréciation des choses qui lui défend de prendre l’apparence pour la réalité !...

FANFAN, apportant son petit coffre-fort.

Je ne peux pas fourrer mes valeurs là dedans, voyons !

BENOÎTON, à Champrosé.

Autre vertu !... la Prudence !...

CHAMPROSÉ, achevant pour lui.

Qui est la mère de la Sûreté !

BENOÎTON.

Voilà !... 

À Fanfan.

Mais il y a une serrure, cher enfant !

FANFAN, avec mépris.

Ah bien ! toutes les clefs y vont à cette serrure-là !

BENOÎTON.

Troisième vertu, la Défiance, qui est l’âme du commerce !

FANFAN, près du coffre-fort.

Toi, tu as une serrure à secret à ton coffre !... À la bonne heure ! voilà un beau coffre que celui de papa.

CHAMPROSÉ, à Benoîton.

Et quatrième vertu !... Une juste aspiration au coffre-fort de papa... qui est l’idéal !...

BENOÎTON, lui serrant la main.

Vous êtes digne de me comprendre !

CHAMPROSÉ.

Heureux père !

BENOÎTON, à Fanfan.

Allons, cher enfant, va retrouver tes bons petits camarades et jouer avec eux...

FANFAN, à demi-voix.

À la hausse, papa ?

BENOÎTON.

À la hausse, toujours !... 

À Champrosé.

Hein ?

Le suivant des yeux avec amour.

Est-il gentil avec son coffre !... Il a déjà l’air d’un petit caissier !

Il accompagne Fanfan jusqu’à la porte.

CHAMPROSÉ, à part.

Je suis fâché d’être venu, moi !... Je recommence à avoir chaud !...

 

 

Scène VIII

 

BENOÎTON, CHAMPROSÉ[33]

 

BENOÎTON.

Maintenant que nous voilà seuls...

Il prend une chaise.

CHAMPROSÉ, résolument, prenant sa canne et son chapeau.

M. Benoîton... un seul mot ! Est-ce que tous vos enfants sont élevés comme celui-ci, d’après le système positif et pratique ?...

Il s’approche à Benoîton.

BENOÎTON.

Le garçon seulement !

CHAMPROSÉ, avec espoir.

Alors, vos demoiselles ?...

BENOÎTON.

Oh ! les demoiselles ! – C’est la maman qui a fait leur éducation !

CHAMPROSÉ, regardant autour de lui.

Ah ! la maman... Alors... elles n’ont point de petits coffres-forts ?...

BENOÎTON.

Ah ! fichtre, non !... Elles n’en tireraient qu’une seule moralité : c’est que la caisse a été donnée à l’homme pour être vidée par la femme !

CHAMPROSÉ, respirant, à lui-même.

Ah ! ça me rassure un peu !...

Haut.

Alors, cher monsieur, puisque vos demoiselles sont restées étrangères aux théories positives !...

Il s’assied sur le canapé de gauche.

BENOÎTON.

Étrangères... mais non !... Il y en a grâce à Dieu pour tous les sexes !... Ce n’est qu’une question de nuance...

CHAMPROSÉ, effrayé et prêt à se relever.

Ah !

BENOÎTON.

Ainsi, elles n’avaient pas quinze ans que je leur inculquais déjà une idée très saine du mariage...

CHAMPROSÉ, même jeu.

Oserais-je vous demander comment ?

BENOÎTON.

Ah ! d’une façon bien simple !... je leur montrais dans la rue une dame bien mise, en calèche, avec des cachemires, et je leur disais : « Chères enfants, qu’est-ce que c’est que cette dame-là ? – Papa, c’est une dame qui a fait un beau mariage ! » – L’idée de bon mariage est devenue inséparable, dans leur esprit, de la dentelle, du velours et de la calèche...

CHAMPROSÉ, à lui-même en se levant, pour s’enfuir.

Quelle famille !

BENOÎTON.

Seulement je dois dire que j’ai trouvé Jeanne assez rebelle !

CHAMPROSÉ, avec espoir.

Ah ! mademoiselle Jeanne !

Il se rassied sur le pouf.

BENOÎTON, le croyant debout et le voyant assis, à lui-même.

Qu’est-ce qu’il a donc cet homme-là... il s’assied, se lève...

À Champrosé en se rasseyant sur le canapé.

Oui, cette imagination d’artiste... qu’elle a pêchée je ne sais où...

CHAMPROSÉ, enchanté.

Ah ! alors, mademoiselle Jeanne résisterait...

BENOÎTON.

Un peu...

CHAMPROSÉ, heureux et lui serrant la main.

Cher monsieur Benoîton...

BENOÎTON.

Pardon... Mais nous causons là... tout ça ne me dit pas le motif...

CHAMPROSÉ.

J’y viens ! Votre dernière phrase me décide. 

À part.

– Brûlons nos vaisseaux...

Haut.

Cher et excellent monsieur, vous voyez en moi le vicomte Hector Pardaillan...

BENOÎTON.

De Champrosé !...

CHAMPROSÉ, surpris.

De Champrosé, oui, vous savez ?...

BENOÎTON.

Parbleu !... j’ai acheté votre château... à vos créanciers.

CHAMPROSÉ.

C’est vous ?

BENOÎTON.

Oui ! Quand je dis château, par exemple, c’est bien pour vous faire plaisir ; une vieille bicoque ruinée et bonne à démolir !...

CHAMPROSÉ, vexé.

Permettez, des murs qui ont supporté huit assauts sous Charles VI.

BENOÎTON.

Ah ! bien, ils n’ont pas supporté le neuvième... Ça été fait là !... – Prutt !

CHAMPROSÉ.

Détruit !... Champrosé !

BENOÎTON, se lève et passe à droite.[34]

Ah ! c’est champ rasé maintenant !

CHAMPROSÉ, debout.

Ah ! mon pauvre château !...

BENOÎTON, revenant à Champrosé.

Oh ! mais j’ai fait bâtir à la place un joli chalet, avec un joli petit lac, une jolie petite rivière et une jolie petite cascade ; ça ressemble au jardin d’acclimatation, c’est charmant !...

CHAMPROSÉ, se contenant.

Alors, les statues ?

BENOÎTON.

Vendues !...

CHAMPROSÉ.

Les armures ?

BENOÎTON.

Vendues !... ça ne se porte plus, ça... je ne peux pas...

CHAMPROSÉ.

Et la galerie des portraits ?...

BENOÎTON.

Ah ! les portraits, je les ai gardés !...

CHAMPROSÉ.

Pour en faire de petits Benoîton de Champrosé ?

BENOÎTON, frappé, en souriant.

Tiens... c’est une idée, ça...

CHAMPROSÉ.

N’est-ce pas ?

BENOÎTON.

Oui, ça sonne bien... Benoîton de Champrosé... est-ce que vous tenez à ce titre-là, maintenant que vous n’avez plus le château ?

CHAMPROSÉ.

Moi ?

BENOÎTON.

Oui !

CHAMPROSÉ, de même, serrant les dents et se contenant.

Vous savez... j’y tiens et je n’y tiens pas !

BENOÎTON.

Pardaillan... dans votre position... ça suffit !

CHAMPROSÉ, faisant frétiller sa canne derrière lui, comme un homme qui va s’en servir.

C’est-à-dire que vous m’achèteriez mon nom ?

BENOÎTON.

Dame, un nom de terre... cela peut s’arranger, malgré la nouvelle loi ! 

À part.

Il est venu pour ça !

CHAMPROSÉ.

Nous disons donc que vous m’offrez ?...

BENOÎTON.

En bloc... titres...

CHAMPROSÉ.

Armoiries... et portraits ?

BENOÎTON.

Oh ! vous savez, les cadres sont bien pourris !

CHAMPROSÉ, le regardant.

Il y a plus pourri, monsieur Benoîton !

BENOÎTON.

Enfin, puisque vous êtes venu pour ça...

CHAMPROSÉ, prêt à éclater et marchant sur lui.

Croyez-vous que je sois venu pour ça ?...

BENOÎTON, surpris et reculant.

Hein ! pourquoi donc alors ?

CHAMPROSÉ.

Je suis venu !... je ne sais plus !... mais... maintenant... je... je vois bien que c’était pour vous...

Il s’avance comme pour l’étrangler.

BENOÎTON, effrayé, sautant sur le timbre placé sur la table à droite.

Hé ! quoi ?

 

 

Scène IX

 

CHAMPROSÉ, BENOÎTON, ADOLPHINE, JEANNE, CAMILLE, en grande toilette, Jeanne est toute couverte d’acier[35]

 

JEANNE, accourant avec Camille, suivies de Jean.

Papa ?... qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce que c’est ? quoi ?

BENOÎTON, inquiet.

Jean, restez là !

CHAMPROSÉ, regardant la toilette de Jeanne, qui, après avoir couru à son père, s’est retournée de son côté et occupe le milieu de la scène.

Et cet homme prétend qu’on ne porte plus d’armures !

BENOÎTON.

Qu’est-ce qu’il dit ?

JEANNE.

Qu’est-ce que vous dites, monsieur ?

CHAMPROSÉ, de même.

Et jolie sous le harnais !... Non, il n’est pas permis d’être aussi jolie !...

JEANNE.

Enfin, monsieur, expliquez-vous ! qu’est-ce que vous voulez ?

CHAMPROSÉ.

Je ne sais plus, mademoiselle, ou plutôt, si... J’étais venu avec l’intention formelle... mais d’abord, monsieur votre petit frère... et puis

Menaçant.

monsieur votre père...

Mouvement de Benoîton effrayé.

et puis vous-même... ces brassards, ces jambards !

JEANNE, impatientée.

Vraiment, monsieur, on reste chez soi, quand on a des toquades pareilles !...

CHAMPROSÉ, frappé.

Toquades !... la grenouille !... Ah ! bien, non, décidément, l’argot ! je ne m’y ferai jamais !

Il se dirige vers le fond, Clotilde entre par la droite.

 

 

Scène X

 

CHAMPROSÉ, BENOÎTON, ADOLPHINE, JEANNE, CAMILLE, CLOTILDE[36]

 

CLOTILDE, entrant, à Champrosé.

Eh ! bien, où courez-vous ?

CHAMPROSÉ.

Chez moi !

CLOTILDE.

Alors, vous êtes ?...

CHAMPROSÉ.

Guéri de ma toquade, oui !...

CLOTILDE, étonnée.

Sa toquade !

CHAMPROSÉ.

Mademoiselle, chère amie, vous dira :

Du ton le plus élégant.

que j’avais une araignée dans le plafond, mais elle a parlé ! je me suis sauvé, et je me sauve.

Se reprenant et saluant Jeanne avec une extrême politesse.

Pardon, mademoiselle, je me la brise !... 

Il sort.

 

 

Scène XI

 

BENOÎTON, ADOLPHINE, JEANNE, CAMILLE, CLOTILDE

JEANNE.

Ah çà ! mais il se moque de moi, ce monsieur.

CLOTILDE.

Cela y ressemble !...

BENOÎTON, exaspéré, redescendant en scène.

Mais qu’est-ce qu’il est venu faire ici, cet homme-là !

CLOTILDE.

Je n’en sais rien...

ADOLPHINE, méchamment à elle-même.

Marthe le sait bien, elle...

CLOTILDE, l’entendant.

Encore !

JEANNE, au fond.

Oh ! papa, viens donc voir comme il se sauve !...

Benoîton remonte.

BENOÎTON.

C’était bien la peine de me déranger de ma lecture !

Il disparaît avec Jeanne.

CLOTILDE, qui a entendu Adolphine, restant seule ave elle.[37]

Et pourquoi Marthe le sait-elle ?

ADOLPHINE.

Oh ! je me tais ! on dirait encore que c’est méchanceté et jalousie !...

CLOTILDE.

Décidément, ma chère, vous ne valez rien, et dorénavant vous chercherez votre mari sans moi !

ADOLPHINE.

Vous refusez de...

CLOTILDE.

Radicalement ! J’en aurais trop de reproches !

Elle remonte.

ADOLPHINE, à elle-même.

Ah ! je ne vaux rien... c’est bon, puisque je ne vaux rien... nous allons voir !

JEANNE, au loin appelant.

Viens-tu, Adolphine.

ADOLPHINE.

Oui, voilà !...

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

CLOTILDE, DIDIER

 

CLOTILDE, seule.

Enfin, cette vilaine fille avec ses insinuations aura toujours servi à m’éclairer sur le danger, et un bon avertissement au mari...

Apercevant Didier.

C’est lui !

DIDIER, sans la voir d’abord, il entre par la gauche.[38]

Où ai-je fourré ces papiers ?

Il cherche et aperçoit Clotilde.

Ah ! c’est vous, Clotilde, comment va ce matin ?

CLOTILDE.

Pas mal.

DIDIER, cherchant à gauche.

Vous n’avez pas vu un cahier de papier gris ?

CLOTILDE.

Non !...

DIDIER, remuant tout.

J’ai pourtant dû le laisser tout à l’heure sur la table !

CLOTILDE.

Mon cher Didier, j’ai quelque chose à vous dire.

DIDIER, cherchant toujours.

Dites, ma chère amie, j’écoute !

Il passe à droite et va regarder sur la table.

CLOTILDE.

Puis-je espérer que vous me ferez la grâce d’interrompre ce mouvement d’écureuil en cage et de m’accorder une petite minute d’audience ?

DIDIER.

Vous prenez bien mal votre temps, mon amie... j’ai en bas mon architecte.

CLOTILDE.

Il attendra !

DIDIER.

Impossible !... Il a pris la peine de venir aujourd’hui, pour des réparations urgentes !

CLOTILDE.

C’est qu’il s’agit aussi de réparations à faire...

DIDIER, étonné.

Ah !

CLOTILDE.

Et bien pressantes, je vous jure !

DIDIER, prêt à chercher encore et remontant.

Bon !... mais ce n’est pas un toit qui s’écroule...

CLOTILDE.

Pardonnez-moi, mon ami, c’est peut-être un toit qui s’écroule...

DIDIER, s’arrêtant.[39]

Où ça ?

CLOTILDE.

Ici !

DIDIER.

Je ne comprends pas !

CLOTILDE.

Vous rappelez-vous, mon cher Didier, le jour où vous me vîntes trouver en me disant (vous causiez encore en ce temps-là !) : Ma bonne Clotilde, ma chère sœur, je viens vous demander de diriger mon choix dans la circonstance la plus sérieuse de ma vie !...

DIDIER.

Fort bien !... Il s’agissait de mon mariage !...

CLOTILDE.

Eh bien ! c’est encore de votre mariage que nous allons parler... Si les réparations de la maison vous permettent de songer à celles du ménage.

DIDIER, il descend près de Clotilde.

Qu’est-ce que cela signifie ?

CLOTILDE.

Enfin, vous voilà arrêté toujours !... c’est quelque chose !...

DIDIER.

Voyons, parlez, Clotilde !

CLOTILDE, elle prend le bras de Didier.

Mon cher ami, la première question que je vous posai dans la circonstance mémorable que je vous rappelle était bien profonde en son laconisme. Je ne vous fis que cette seule demande : Quel mariage avez-vous rêvé : Amour, ou convenance ?

DIDIER.

À quoi je répondis : – Mais je veux tout concilier. Je ne suis pas homme à ne faire qu’un mariage d’intérêt ! Et comme, d’autre part, je n’ai jamais rencontré celle que je pourrais épouser par passion, je prends le sage parti de ne pas chercher plus longtemps. Je viens donc vous demander, mon amie, si vous ne connaissez pas une jeune fille, assez bien dotée pour que la raison du négociant approuve un tel choix, mais assez intelligente et jolie pour que le cœur du galant homme y trouve son compte, m’estimant dès lors très heureux de trouver l’équateur entre ces deux pôles : la convenance et l’amour ! 

CLOTILDE.

Et bien persuadée que cette décision était le plus grand effort de sagesse que l’on pût espérer d’un homme voué au Dieu des affaires !... je vous citai Marthe qui me semblait réunir les qualités requises.

DIDIER.

Et j’épousai Marthe tout de suite !

Il quitte le bras de Clotilde.

CLOTILDE.

Oui ! un peu trop tout de suite peut-être ?

DIDIER, à gauche.

Comment cela ?

CLOTILDE.

Je vous la fis rencontrer au Bois, par hasard, le samedi. – Le lundi vous étiez chez le père... et dix jours après, on signait le contrat.

DIDIER, debout et accoudé sur le dossier de la chaise.

Pourquoi tarder, puisque le parti me convenait à tous égards ?

CLOTILDE.

Mon Dieu ! que vous dirai-je ? J’ai là-dessus les idées arriérées de ce temps jadis, qui n’est pas si loin de nous, où l’on ne jugeait pas absolument inutile qu’un futur mari fît la cour à sa future femme, qu’il prît le soin d’étudier un peu cette jeune âme inconnue et rie se faire aimer ou tout au moins estimer d’elle !

Elle s’assied sur le canapé.

Mais vous êtes, vous, d’une génération si pressée, si pressée... vous vous êtes marié, comme vous faites toutes choses... à la vapeur... La demoiselle me plaît... Vite ! vite ! le papa !... Le papa aussi, et la dot aussi ! vite ! vite ! le notaire !... Et puis, vite monsieur le maire ! Et vite monsieur le curé !... Et avec toutes ces vitesses-là... on court si lestement après son bonheur, qu’en suivant le même chemin que lui, on arrive à le dépasser sans y prendre garde ! Et l’on a beau revenir sur ses pas, vite ! vite ! il n’y est plus !

DIDIER.

Ah çà ! voyons !... Clotilde, où voulez-vous en venir ? Est-ce à dire que je ne suis pas heureux dans mon ménage ?

CLOTILDE.

Je n’en sais rien !... Vous êtes tellement préoccupé, occupé, affairé, effaré, que vous ne me paraissez même pas sûr de votre propre existence.

Didier s’assit sur la chaise.

Mais c’est à moi de vous poser la question, puisque enfin vous êtes assis !... Pouvez-vous rester assis là, cinq minutes, sans vous envoler ?

DIDIER.

Oui, eh bien ?

CLOTILDE.

Eh bien, maintenant, mon ami, tâtez-vous un peu. – Êtes-vous heureux ?

DIDIER.

Mon Dieu ! complètement : non !... pas encore !... mais attendez !

CLOTILDE.

Attendez... quoi ?

DIDIER.

Mais dame oui, le bonheur est une chose de convention, n’est-ce pas ?... C’est un idéal que l’on poursuit ?

CLOTILDE.

Eh bien ?

DIDIER.

Eh bien, j’ai la femme, oui !... J’ai l’enfant même, ma chère petite Madeleine !... Mais, cette enfant, je n’ai pas sa dot !

CLOTILDE.

Ah !

DIDIER.

Et quand j’aurai sa dot, je n’aurai pas encore l’hôtel que je veux à Paris, ni la maison de campagne, telle que je l’entends, ni les chevaux, ni les...

CLOTILDE, l’interrompant.

Bon !... mais enfin, quand vous aurez tout cela, et les chevaux avec ?

DIDIER.

Oh ! alors...

CLOTILDE.

Alors, cher Cinéas, nous nous reposerons !

DIDIER.

Et ce sera le bonheur !

CLOTILDE.

Le bonheur !... mais alors vous et votre femme aurez quinze ans de plus, et vous serez tellement faits à vivre, vous, sans elle, elle, sans vous, que vous serez devenus aussi étrangers l’un à l’autre que monsieur et madame Benoîton, dont l’un se lève à l’horizon conjugal, quand l’autre s’y couche.

DIDIER, vivement.

Enfin, disons tout, Clotilde... Marthe se plaint de moi, n’est-ce pas ?

CLOTILDE.

Marthe ne dit rien !... C’est moi qui me plains pour elle.

DIDIER.

De quoi ?... car enfin, si je suis trop à mes affaires... je ne suis pas libertin, jaloux, avare, ni brutal.

CLOTILDE.

Oh ! vous ne la battez pas, c’est clair !... Et voilà pourtant un homme d’esprit !... Alors, tout de bon, quand vous avez donné à votre femme un ameublement coquet, un joli attelage, sa loge au théâtre préféré, et que vous ne la chicanez pas trop sur ses sorties fréquentes, ses toilettes ou ses dîners, vous vous écriez, avec la conscience heureuse du devoir accompli : En vérité, je suis un bien excellent mari !

DIDIER.

Mais dame...

CLOTILDE.

Mais, insensé que vous êtes, mais votre femme, qui a l’âme ardente et l’imagination vive, tourne dans ce bonheur capitonné comme dans une cage où elle étouffe, car elle est seule, seule, entendez-vous ?... et votre cœur est à la Bourse !... Car vous aviez à former cette jeune intelligence, et vous n’en avez rien fait !... Car il fallait lui enseigner, par votre exemple, la juste pratique de ses devoirs, qu’elle réduit à rien, et de ses droits qu’elle exagère ; et vous n’en avez rien fait !... Car en échange de la jeune fille vous nous deviez la femme... et ce n’est qu’une poupée !... Et vous ne voyez rien, vous ne comprenez rien !... Elle est capricieuse, amère, fantasque : des gaietés folles, des amertumes sans nom !... un incurable ennui ! Aujourd’hui l’adoration de sa fille poussée au délire, et demain !... « Dieu ! quels cris !... cet enfant ! vite, la bonne !... » Et vous chiffrez, vous, pendant ce temps-là !... Puis les voyages, les chevaux, les courses, la chasse, les déguisements, la comédie et la toilette, la toilette effrénée !... Enfin tout ce qui brûle !... Mais vous chiffrez toujours, vous, trois et deux font cinq, et trois font huit !... Ah ! chiffreur enragé, additionnez donc plutôt vos maladresses !... vous trouverez pour total qu’un mari qui n’est pas tout pour sa femme n’est pas grand’chose pour elle, que qui n’est pas grand’chose pour elle n’est rien, et que qui n’est rien est en passe d’être... Tout !... le voilà votre compte !...

Elle se lève.

DIDIER, debout.

Vive Dieu !... Clotilde, pensez-vous à ce que vous dites ?

CLOTILDE.

Mais oui, j’y pense... et vous ?...

DIDIER.

Vous avez appris ?...

CLOTILDE.

Rien !... mais si vous trouvez qu’une femme désœuvrée uniquement soucieuse de ses chiffons et de ses chignons, toujours en quête d’émotions qui fouettent son sang et cravachent ses nerfs, et tellement blasée sur les distractions les plus vives qu’elle en est à mordre au piment ; – si vous trouvez que cette femme mariée, mère de famille, n’est pas dans la voie fatale, qui des plaisirs qu’on n’avoue guère mène droit à ceux qu’on n’avoue pas, je ne vois plus, cher ami, ce qu’il vous faut encore, pour avoir peur; à moins que l’ayant déjà vue se coiffer d’une perruque rousse, comme les courtisanes romaines, vous ne l’attendiez à prendre part aux jeux du cirque... comme les plus grandes dames de ce temps-là !...

DIDIER.

Clotilde, ma chère amie, vous avez raison, et de tout mon cœur, merci !...

CLOTILDE.

Taisez-vous, on vient !

Didier va à Stéphen, Clotilde se rend à gauche.

 

 

Scène XIII

 

CLOTILDE, DIDIER, STÉPHEN[40]

 

STÉPHEN.

L’architecte s’impatiente et demande...

DIDIER.

Dis-lui que je suis désolé... mais une affaire des plus graves... Je le verrai demain !... Sais-tu où est Marthe ?

CLOTILDE.

Dans la chambre, là !...

DIDIER.

Prie-la de venir !

STÉPHEN.

Bien !...

Il sort.

CLOTILDE, lui prenant les mains.

À la bonne heure !... Voilà pour une fois une occupation de mari.

DIDIER.

Comment ! vous n’assistez pas à notre entretien ?

CLOTILDE.

Oh ! que non pas ! ma présence gâterait tout ; mais je suis dans le jardin, et au premier appel...

DIDIER.

Merci !... 

CLOTILDE.

Bon courage ! Et soyez très doux !... vous serez très tort.

 

 

Scène XIV

 

CLOTILDE, DIDIER, MARTHE, en toilette de course

 

MARTHE, un miroir à la main, suivie de sa femme de chambre qui lui arrange les plis de sa robe.

Vous me demandez ?

DIDIER.

Oui, ma chère Marthe, nous avons à causer... qu’on nous laisse.

La femme de chambre rentre.

MARTHE, descendant près de la table à droite.[41]

Cela ne peut-il se remettre !... Je suis à peine coiffée...

DIDIER.

Tu n’en seras pas plus laide, chère enfant, pour une demi-heure d’entretien que tu voudras bien accorder à ton mari.

MARTHE, se regardant toujours dans le miroir près de la table à droite.

Dépêchons, alors !...

DIDIER, allant à Marthe.

Au contraire !... si tu veux, nous ne nous dépêcherons pas ; car cette conversation a précisément pour but d’inaugurer à nous deux une façon de vivre moins fiévreuse !...

MARTHE.

Moins fiévreuse !... Expliquez-vous plus clairement, mon ami, je ne vous comprends pas...

Elle va pour passer à gauche, Didier la ressaisit par la main.

DIDIER, s’asseyant sur le canapé et l’attirant à lui.[42]

Tu vas comprendre. Prête-moi seulement toute l’attention de ton esprit et toute celle de ton cœur !

MARTHE.

J’écoute !...

DIDIER, assis sur le canapé à droite, Marthe debout devant lui.

Et laisse-moi te dire d’abord la joie que j’éprouve à me retrouver près de toi... car il y a des siècles que nous ne nous sommes vus ainsi, la main dans la main, et si je suis presque à les genoux, c’est que je ne saurais mieux être pour te confesser ma faute.

MARTHE.

Votre faute ?

DIDIER.

Oui, oui, ma très grande faute !... car par trop de souci de mon bonheur, j’ai failli le compromettre... et je m’accuse de l’avoir cherché bien loin dans l’avenir... quand il est si près de moi, dans ton amour...

MARTHE.

Si vous voulez dire, mon ami, que vous n’êtes pas toujours aussi galant pour votre femme qu’il le faudrait...

DIDIER, l’entourant de ses bras.

Eh bien ! non, je ne le suis pas assez... j’en conviens ! Oui, je suis trop aux affaires du dehors et pas assez à la plus sérieuse de toutes, qui est ici... mais je te reviens, je suis à toi, bien à toi, tout à toi... et je ne te demande pour gage de pardon, que de m’en dire autant... le veux-tu ?...

MARTHE, caressante.

À la bonne heure !... Alors, mon ami, ou ne vous verra plus ce que vous êtes depuis quelque temps, et qui vous sied si mal ?...

DIDIER.

Et quoi donc, mon Dieu ?

MARTHE, de même.

Un peu chicanier sur ma dépense !...

DIDIER.

C’est là, Marthe, ce qui t’affecte le plus ?

MARTHE, de même.

Enfin, ce n’est pas pour me charmer toujours. – Je vous ai connu si généreux aux premiers temps de notre mariage... mais aujourd’hui la plus petite note de couturière... Qu’avez-vous ?...

DIDIER, se détournant et laissant tomber les mains de Marthe.

Rien !... mais vous me répondez dans une langue si différente de celle que je vous parle...

MARTHE.

Allons, ne vous fâchez pas, voyons, et avouez plutôt, méchant, que vous n’avez rien à répondre...

DIDIER.

Mais je vous demande pardon, ma chère ; je pourrais répondre qu’au temps dont vous parlez, s’il vous arrivait de me faire un reproche, c’était pour une absence trop prolongée, pour l’oubli d’un bonjour amical ou d’un bouquet promis, et jamais à propos de dépenses...

MARTHE, l’interrompant et le quittant.

C’est que votre générosité ne m’en laissait pas l’occasion !...

DIDIER.

Dites qu’elle ne m’était pas donnée par vos prodigalités !...

MARTHE.

Oh ! mes prodigalités !...

DIDIER.

Si vous savez un mot plus juste...

MARTHE.

Je ne dépense pas plus qu’une autre femme...

DIDIER.

Qui dépense autant, non ! une vingtaine de mille francs par an !... seulement !...

MARTHE.

Ce n’est que le revenu de ma dot !

DIDIER, debout, vivement.

Ah ! j’attendais ce mot-là !... Alors, il vous semble juste et légitime que cet argent passe à vos caprices !... Et quant à l’aide que votre fortune doit aux efforts communs du ménage, à notre enfant, en vue de l’avenir ; à moi-même, en échange du travail présent, cela ne compte pas, n’est-ce pas ?... Votre dot est pour vos épingles : et tire-toi de là, mari, comme tu pourras !...

Il se lève.

Mais c’est inouï, vraiment !... Alors, ma chère, avouez que j’avais bien tort de me préoccuper de votre dot avant le mariage, j’aurais du faire venir la modiste, la couturière et la lingère, et leur demander si elle leur suffisait, cette dot, puisqu’elle était pour elles et pas pour moi !...

MARTHE.

Oh ! si vous raillez !... J’avoue que je n’ai pas assez d’esprit !...

Elle veut se retirer.

DIDIER.

Mais non, je ne raille pas...

MARTHE.

J’aime mieux vous quitter la place.

DIDIER, la retenant par la main.

Mais non, je vous dis de rester...

MARTHE.

Oh ! vous me faites mal !...

DIDIER, vivement.

Je t’ai fait mal !... Ah ! je te demande pardon !... ma petite Marthe, c’est sans le vouloir !... Aussi, tu te sauves !... Ce n’est rien, donne-moi ta petite main, la...

Il prend la main et la baise.

Et dis-moi que tu ne m’en veux pas !... C’est fait, n’est-ce pas, oui !...

Soufflant sur la main.

Tiens... Il n’y a plus rien !...

MARTHE, se laissant embrasser.

Quel homme !... on ne peut pas causer avec vous que vous ne vous emportiez !...

DIDIER, la tenant dans ses bras.

Eh ! bien, oui, la, je suis trop vif, c’est convenu ; mais du diable si je pensais à me mettre en colère ; c’est toi...

MARTHE, de même.

Ah ! c’est moi, bon !...

DIDIER.

Mais oui : Les femmes ont quelque chose de terrible, vois-tu. On met la discussion sur un gros intérêt... elles vous égaient adroitement sur un petit détail ; on voit le but au diable, et l’on veut revenir sur ses pas, on perd pied, on s’irrite, on dit des sottises !... et voilà comme en ayant tort sur le fond, elles trouvent le moyen d’avoir toujours raison sur l’incident.

MARTHE.

Mais voyons, mon ami, de bonne foi, ce n’est pas discutable !

DIDIER.

Comment, cela n’est pas discutable !

MARTHE.

Mais non, voyons : si nous étions pauvres, bien ! mais dans la position où nous sommes, vous devriez vous estimer trop heureux de l’attention que votre femme donne à sa toilette, et d’un pauvre petit luxe qui nous fait honneur à tous les deux !...

DIDIER, gaiement.

Oh ! ça, par exemple !... Alors, tout de bon, tu crois que les toupets rouges, tes oiseaux, tes panaches, tes basquines et tes travestissements de clown et de tireuse de cartes, sont à la gloire de la femme qui les porte et du mari qui les tolère ?...

MARTHE, gaiement.

Mais, certainement je le crois...

DIDIER, de même.

Ah !...

Il passe à gauche.

MARTHE.

Car, d’abord, mes travestissements, monsieur, sont à la mode !

DIDIER.

Ah ! belle raison !

MARTHE.

Et ils donnent de nous cette pensée que nous savons vivre d’abord, et puis que nous faisons de brillantes affaires...

DIDIER, railleur.

Ah ! c’est une réclame, alors, que tu as la bonté de me faire...

MARTHE.

Mais, certainement. – C’est ma manière à moi de porter le drapeau de la maison.

DIDIER, gaiement.

Oh ! drapeau est sublime !... Tiens, je t’embrasse pour drapeau !

Il l’embrasse.

Vous verrez que leurs toilettes sont du dévouement conjugal.

MARTHE.

Enfin, quand ce ne serait que pour vous plaire !...

DIDIER.

Tu ne peux pas le dire sans rire...

MARTHE, lui arrangeant sa cravate.

Mais tout à l’heure encore, tiens, on m’apportait une robe... c’est d’un bleu exquis, un bleu de Chine à reflets... celui que tu préfères ! – J’ai pensé tout de suite que tu adorais ce bleu-là !...

DIDIER.

Et tu as pris la robe !...

MARTHE.

Et la garniture de dentelles... pour te faire plaisir !

DIDIER.

Jusqu’à la garniture ! – Quelle âme ! Et qui est-ce qui payera le tout ?...

MARTHE.

Mais... toi !... puisque c’est pour toi...

DIDIER.

Répondez donc à ces arguments-là ! Eh ! bien, si c’était vrai encore ! si j’en avais réellement les bénéfices de ce fameux drapeau !

MARTHE

Qu’est-ce que tu lui reproches ?...

DIDIER.

De n’être jamais chez le colonel !... mais toujours dehors, à la grande revue, au défilé et à la parade !...

MARTHE.

Vous allez maintenant me reprocher de sortir ?

DIDIER.

Oh ! grand Dieu, non, mais si tu voulais...

MARTHE.

Filer la laine, comme Lucrèce ?

Elle remonte la scène.

DIDIER.

Je ne te demande pas de filer la laine ; mais enfin, ta présence n’est pas indispensable partout où tu vas !...

MARTHE.

Précisons !...

DIDIER.

Eh ! bien... par exemple, cet hiver, au bois de Boulogne où tu patinais !...

MARTHE.

Mon médecin m’a recommandé l’exercice !

DIDIER.

Il ne manque plus, sous prétexte d’exercice, que d’écrire avec le patin ton nom et ton adresse sur la glace !

MARTHE, dépitée.

Allons, je glisserai dans mon salon, sur le bocal des poissons rouges... c’est dit ! – Quoi encore ?...

DIDIER.

Eh bien, sans parler des courses que je comprends...

MARTHE.

Vous êtes bien bon !

DIDIER.

L’autre jour encore cette partie de criquet !

MARTHE.

Ah ! c’est immoral aussi, le criquet !

DIDIER.

Oh ! pas le moins du monde ; mais je t’assure qu’il y a quelque chose de plus joli que ça à voir jouer.

MARTHE.

Quoi donc ?

DIDIER, lui prenant les mains et la regardant tendrement.

Notre enfant !

MARTHE, se dégageant.

Alors je suis une mauvaise mère maintenant !...

DIDIER.

Oh ! cela, non, mais voyons... pas de nerfs, je t’en supplie !.. Je suis calme... écoute-moi !...

MARTHE.

Vous n’avez pas fini ?

DIDIER.

Mais je n’ai pas encore dit ce qui m’amène...

MARTHE.

Dites-le vite, alors.

Didier la fait asseoir sur le canapé et s’assied sur le pouf.

DIDIER.

Eh bien, sérieusement : – en trois mots, chère enfant ! nous menons tous deux une vie absurde !... Je m’épuise en efforts surhumains pour faire face au luxe inutile de la maison ; la seule richesse enviable, toi et notre enfant, je n’en jouis plus ! Je fuis mon bonheur en courant après lui ! – Eh bien, je me suis dit : Nous avons, grâce à Dieu, de quoi vivre largement... je ne travaillerai plus que pour la dot de Madeleine, mais du moins je prendrai le temps d’être le mari de ma femme et le père de mon enfant. – Ton mobilier sera renouvelé moins souvent, c’est vrai ; mais j’aurai le plaisir d’user moi-même mes fauteuils ; nos réceptions d’amis seront moins fréquentes ; mais tu me verras plus souvent, toi !... Et avec un peu plus de modestie, moins d’ambition, deux domestiques supprimés et quelques réductions de dépendes superflues sur les chevaux, la toilette...

MARTHE, l’interrompant vivement.

Quelle toilette ?... la mienne ?...

DIDIER.

Mais dame oui ! la tienne !...

MARTHE, debout.

Réduire ma dépense... moi !...

DIDIER.

Eh bien ?...

MARTHE se lève, et passant à gauche.

Oh ! pour cela, jamais, par exemple !...

DIDIER.

Comment, jamais ?...

MARTHE.

Oh ! oh ! cela, non ! j’économise tant que je puis, et je ne me ferai pas montrer au doigt pour cette belle réforme.

DIDIER, se contenant.

Il ne s’agit pas d’être montrée au doigt ; au contraire !

MARTHE.

Je vous demande pardon ; j’appartiens à un milieu où une certaine mise est de rigueur. J’y ai de plus conquis une réputation d’élégance dont je ne veux pas déchoir. J’ajoute que, comme je ne suis pas femme à me donner le ridicule de porter deux fois de suite la même robe de bal, je serais donc forcée de me priver d’une fête sur deux et de rogner mes plaisirs autant que ma dépense ! Voilà ce que je ne ferai pas, je vous en répond !

DIDIER.

Parce que ?...

MARTHE.

Parce que je ne me suis pas mariée pour connaître la misère...

DIDIER.

Mais, mon Dieu, qui parle de misère ?

MARTHE.

Mais vous ! C’est la misère pour moi que votre économie ! Suis-je faite à cela ? On m’a donné quatre cent mille francs de dot pour représenter les vingt mille francs de caprices élégants auxquels j’ai droit par ma fortune et par mes habitudes !... Et parce qu’il vous plaît de vous faire ermite, j’irais enfouir mes vingt ans sous les cendres du foyer domestique, allons donc, c’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?... Je vous jure bien que jamais je ne consentirai, libre à me faire esclave, jeune à me faire vieille, et vivante à me faire morte !...

Elle passe à gauche.

DIDIER, se lève.[43]

Ah ! je ne sais pas ce que vous serez !... mais assurément ce ne sera pas la femme honnête et digne que j’ai rêvée !...

Il remonte en cherchant à se contenir.

MARTHE, ironiquement.

Oh ! si nous le prenons sur ce ton-là !... vos rêves...

Elle passe à droite.

DIDIER.

Mais quand on a de telles idées, mais par probité, par honneur, mais on ne se marie pas...

MARTHE.

Ah ! voilà qui est admirable, par exemple !... Et vous ai-je prié de m’épouser, moi, qui vous connaissais à peine, et qui n’aurais pas su dire, le jour de mes noces, la couleur de vos yeux ?... Dix jours !... On m’a mariée en dix jours... et dans cette semaine où se jouait tout mon avenir !... m’avez-vous une seule fois demandé comme j’entendais vivre ?... Vous ai-je répondu : « En matrone romaine ?... » Et n’ayant rien promis, à quoi suis-je tenue ? Voyons, de bonne foi !... répondez, à quoi ?...

DIDIER, retombant assis.

À rien, c’est vrai !... Ah ! mon Dieu !... voilà donc où nous en sommes !...

MARTHE.

Eh bien ! oui, nous en sommes-là ! Après ?...

DIDIER.

Et c’est quand je viens à vous, plein de dévouement et de tendresse, que la seule offre d’une vie plus intime et plus calme...

MARTHE.

Pourquoi touchez-vous à mes plaisirs ?... Je ne touche pas aux vôtres, moi !...

DIDIER.

Ah ! vos plaisirs, c’est vrai ! vos plaisirs toujours ! mais les devoirs, jamais ! Mais quelle mère avez-vous donc ? pour ne vous avoir appris que ce mot-là : « vos plaisirs !... »

MARTHE.

Il ne vous manque plus que de nous insulter, ma mère et moi !

DIDIER, debout, se contenant, après un geste de colère.

Tenez !... vous êtes une malheureuse enfant qui n’avez même pas conscience des sentiments sacrés auxquels je fais appel ! Mais, grâce à Dieu ! j’ai vu le mal à temps, et j’en aurai raison, je vous le jure !...

MARTHE.

Des menaces ?...

DIDIER.

Oh !... pas plus que des insultes !... mais si vous ne vous sentez pas capable de me sacrifier vos plaisirs... je ne me sens pas d’humeur, moi, à vous sacrifier ma santé ! Et je vous déclare qu’au delà du chiffre où je vais arrêter vos dépenses, vous n’aurez plus à compter sur rien pour défrayer vos folies, sur rien... entendez-vous, rien ! rien !

MARTHE.

C’est-à-dire que vous refuserez de payer !

DIDIER.

Si je refuse !... Ah ! certes, oui, oui, je refuse !

MARTHE.

Oh ! cela !

DIDIER, continuant.

Et pour commencer, ces fameuses dentelles achetées pour me plaire, vous pouvez les renvoyer. – Elles ne me plaisent pas !

MARTHE.

Je ne les renverrai pas ! car je les ai achetées... et j’ai promis que l’on aurait l’argent demain.

DIDIER.

Alors vous les payerez demain comme vous pourrez ; mais ne comptez pas sur moi !...

MARTHE.

Didier, prenez garde à ce que vous dites là !

DIDIER.

Je vous dis que je ne payerai pas ces dentelles ! Renvoyez-les !

MARTHE,
après l’avoir regardé en silence, comme prise d’une résolution subite.

Ah ! C’est bien !

Elle sonne. Musique jusqu’à la fin de l’acte.

DIDIER.

Et maintenant, le temps seulement d’aller chercher mes livres dans mon cabinet, pour que nous établissions ensemble votre nouveau budget ; et qu’il soit bien entendu que du moment où vous ne vivez pas uniquement pour moi, je n’ai pas à me tuer uniquement pour vous !... Deux minutes et je reviens !

Il sort au moment où la femme de chambre entre.

 

 

Scène XV

 

MARTHE, JOSÉPHINE

 

JOSÉPHINE, entrant avec le chapeau et les gants de Marthe.

Madame sort ?

MARTHE, prenant le chapeau vivement.

Oui !

JOSÉPHINE.

À quelle heure attendrai-je madame ?

MARTHE.

Ne m’attends pas !... Mes gants !... Veille sur l’enfant !...

JOSÉPHINE.

Madame peut être tranquille !

Elle sort.

MARTHE, à elle-même.

Ah ! j’y tenais à peine, à ces dentelles !... Mais maintenant !... je les veux, et je les aurai !...

Elle sort.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

JEANNE, JOSÉPHINE, puis CAMILLE[44]

 

JEANNE, à Joséphine. Elle est en grande toilette de course et met ses gants. Joséphine arrange sa jupe.

J’ai changé !... Espérons que cette toilette-là trouvera grâce devant marraine !... On ne dira pas que c’est effronté !... Marthe n’est pas rentrée ?...

JOSÉPHINE.

Non, mademoiselle !...

JEANNE.

Quelle gêneuse que cette Marthe !... Elle brouille tout. – Dis donc, Camille, tu entends ?...

CAMILLE, de la chambre voisine, à droite.

Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?... Où as-tu mis mon Bloom of rose ?...

JEANNE.

Près du crayon rouge, sur la petite toilette. Nous ne pouvons pas aller aux courses !...

CAMILLE, de même.

Pourquoi ça ?...

JEANNE.

Seules ?

CAMILLE, entrant, en toilette de course également.[45]

Que c’est bête ! Comme si nous avions peur de quelque chose...

JEANNE.

Si maman rentrait au moins !...

JOSÉPHINE.

Oh ! ça, madame ne rentrera guère que pour dîner.

CAMILLE.

Bah ! nous irons prendre Adolphine... C’est un chaperon, Adolphine.

Joséphine lui remet ses gants, puis remonte.

JEANNE.

Elle passera pour grand’maman Benoîton ! – Est-ce que tu ne trouves pas que ça bouffe trop par derrière ?

CAMILLE.

Si, et puis ça plisse à cet endroit-là.

Elle montre l’attache des bras.

JEANNE, regardant sa jupe.

Trop d’ampleur à la clef.

JOSÉPHINE.

Ce n’est rien, mademoiselle, avec une épingle ou deux...

CAMILLE.

Qu’est-ce que tu mets sur la tête, toi ?...

JEANNE, à droite près du guéridon, où elle prend des gants.

Ma toque !... Je voulais inaugurer le Directoire, mais il n’arrive pas. Sommes-nous attelées ?...

JOSÉPHINE.

Oui, mademoiselle !

JEANNE.

Et la caisse ?... Jean n’a pas oublié la caisse ?

JOSÉPHINE.

Non, mademoiselle, ni le vin de Champagne, ni la glace !

JEANNE.

Je lui ai dit aussi de mettre des fleurs plein la voiture... mademoiselle Colomba, des Folies, en avait l’autre jour tout autour d’elle ; c’est d’un crâne effet...

CAMILLE.

Qu’est-ce que j’ai fait de ma cote ?...

JOSÉPHINE, surprise.

Votre jupon, mademoiselle ?

CAMILLE.

Eh ! non ! ma cote des chevaux !

Prenant un papier chiffonné sur la table.

Lalla-Roukh... 25. – Folichonne, – 32. – C’est ça !... Eh bien ! partons-nous ?

JEANNE.

Détalons !...

 

 

Scène II

 

CAMILLE, JEANNE, THÉODULE

 

JOSÉPHINE, près de la porte du fond à gauche.

Monsieur Théodule !

Elle sort.

THÉODULE, il entre en fumant.[46]

Bonjour ! petites !...

CAMILLE.

Salut, grand ! – Oh ! ce costume ! et ta tunique ?

THÉODULE.

Merci, la tunique pour aller aux courses : regardez-moi ça, – un knickerbocker ! 

Il pirouette sur lui-même.

Quel chic !

JEANNE.

Ah ! bien ! tu peux te vanter que papa est fièrement monté contre toi, va !

THÉODULE.

À cause ?...

CAMILLE.

Parce que tu n’es pas rentré cette nuit !

THÉODULE.

Ce n’est donc pas congé ?

JEANNE.

Voilà une belle raison !

Sentant.

Ah ! que ça sent bon ! Qu’est-ce que c’est que ça ?...

THÉODULE.

Un cabaña !

JEANNE.

Oh ! laisse-moi tirer une bouffée !...

CAMILLE.

D’où viens-tu, mauvais sujet ?...

THÉODULE, avec importance.

De mon cercle !

Il s’assied à gauche.

JEANNE.

Quel cercle ?

THÉODULE.

Le cercle des collégiens donc !

Jeanne tousse.

Allons, bon !... la voilà qui s’étrangle !

Il reprend son cigare.

CAMILLE.

Il y a un cercle des collégiens ?...

THÉODULE.

Un peu ! on nous a refusé l’autorisation, mais nous avons trouvé un atelier au Gros-Caillou, où nous sommes installés... Je ne vous dis que ça...

Jeanne descend entre Théodule et Camille.

JEANNE.

On vous pincera !

THÉODULE.

Ah ! ouiche !

JEANNE, le regardant et lui prenant le menton.

Nous avons notre petit plumet !

CAMILLE.

Et comment est-ce qu’il s’appelle, ce cercle-là ?

JEANNE.

Le cercle vicieux ?

THÉODULE.

Le Potach’ club !...

CAMILLE.

Et qu’est-ce qu’on y fait, dans ce Potach’ club ?...

THÉODULE.

Tiens, est-elle bête donc !... Ce qu’on y fait !... On fume, quoi ! on boit, on joue...

JEANNE.

Aux billes ?

THÉODULE.

Oh ! aux billes !...

Il se lève.

Au billard, au lansquenet, au bac... où j’ai pas mal perdu, entre parenthèses !... Et puis on discute les intérêts communs des collèges !... sans compter que nous avons notre organe... et un peu chouette.

JEANNE.

Un journal ?...

THÉODULE.

La Sauterelle littéraire !... C’est moi qui fais l’article mode sous le nom de la Chevalière de Rocquepompon, et avec un chien !...

Il passe à droite.

CAMILLE, riant.

Ah !... les modes de Théodule ?... Je demande à voir ça !... 

THÉODULE.

Et mes premiers Paris donc !... J’ai lancé un petit article l’autre jour... De l’abrutissement de la classe moyenne par l’institution du Bachot... et un autre : Guerre aux pions !... C’était tapé !...

JEANNE.

Et c’est là que tu as veillé ?...

THÉODULE.

Jusqu’à quatre heures du matin, où nous avons été promener les dames au bois de Boulogne.

CAMILLE.

Ah ! il y avait des dames ?...

THÉODULE.

Une mare !... Mimi Taptape !... Cascadette ! Bébé J’t’en Fiche, et Tata Rigolo !...

CAMILLE.

Voilà papa !...

THÉODULE.

Comme ça se trouve. Je suis à sec !...

Il s’assied à droite.

 

 

Scène III

 

CAMILLE, JEANNE, THÉODULE, BENOÎTON

 

BENOÎTON.

Ah ! vous voilà, vous !...

THÉODULE.

Me voilà, papa !...

BENOÎTON.

Qu’est-ce que vous faites depuis hier... drôle ?...[47]

THÉODULE.

Je me lance, papa !

BENOÎTON.

Il se lance ! où ça ?...

THÉODULE.

Dans le monde, donc ! Pour arriver !

BENOÎTON.

Pour arriver, on fait ce que j’ai fait, garnement, on travaille !...

THÉODULE, avec mépris, se levant.

Ah ! bien ! travailler !... c’est bon pour ceux qui n’ont rien dans le ventre.

BENOÎTON.

Plaît-il ?...

THÉODULE, prenant le bras du père Benoîton.[48]

Que tu es donc jeune, papa ! Suis-moi bien.

CAMILLE et JEANNE.

Suis-le bien, papa.

THÉODULE.

Je passe mon bachot, n’est-ce pas ?... Je suis refusé...

BENOÎTON.

Comment, refusé !...

THÉODULE.

Oh ! mais la... roide !...

BENOÎTON.

Alors, je t’engage...

THÉODULE.

...À continuer, oui ; mais ça ne me mord pas, j’en ai assez !...

BENOÎTON.

Je t’engage dans l’armée, polisson !

THÉODULE.

Ne fais donc pas de poésie, papa ! Tu ne m’engages pas, mais tu payes mes dettes !

BENOÎTON.

Comment, tes dettes !...

THÉODULE.

Attendu que les dettes sont l’engrais du génie !... Tous les grands hommes, avant de percer... criblés de dettes !... Vois plutôt Alcibiade ! En voilà un qui a rudement fait son affaire... Et Mirabeau, et Pitt et Fox !...

BENOÎTON.

Voilà ce que c’est que de leur enseigner l’histoire, tenez !...

THÉODULE.

Mes dettes payées, je fais mon petit scandale dans la rue.

BENOÎTON.

Pour ?...

THÉODULE.

Pour me poser, donc !... Il n’y a rien qui pose comme un scandale. Pendant vingt-quatre heures, on ne parle que de moi, me voilà célèbre ; et comme je suis avec ça pas mal mauvais sujet, les femmes raffolent de moi. Je me lance dans la diplomatie !... Torse sérieux, gilet profond, commencement, de genou sur le crâne, ce qui vous campe un homme qui a vécu... Me voilà ambassadeur ; on me pousse ! j’arrive et je te décore, ça te va-t-il ?...

BENOÎTON, à lui-même.

Il a pourtant des idées, ce gamin-là...

THÉODULE.

Mais en attendant le gilet profond, prête-moi dix louis, papa, pour le gilet creux !...

BENOÎTON.

Garnement, va !... 

À lui-même.

Si dans tout ça il y avait seulement un peu plus de pratique...

 

 

Scène IV

 

CAMILLE, JEANNE, THÉODULE, BENOÎTON, FANFAN

 

JEANNE.[49]

Ah ! voilà Fanfan !...

FANFAN, descendant, son petit chapeau sur les yeux et avec une mine très piteuse, un petit cahier à la main.

Oui, v’là Fanfan !...

CAMILLE.

Oh ! cette figure !...

BENOÎTON.

Qu’est-ce que tu as ?...

FANFAN, luttant contre l’envie de pleurer.

J’ai que tu m’as fait jouer à la hausse et que j’ai tout perdu !...

JEANNE et CAMILLE.

Ah !...

FANFAN, montrant son carton vide.

Tous mes timbres ! les bleus, les verts, les rouges !...

Il fond en larmes.

JEANNE, prenant le carton.

Il n’y a plus que la couverture !...

Elle le pose sur la table.

THÉODULE, derrière Benoîton et Fanfan.

Ah ! sapresti ! c’est un nettoyage !...

BENOÎTON.

Mais, petit imbécile ! quel tripotage as-tu fait ?...

FANFAN, au milieu de ses pleurs.

Mais c’est toi : Tu me dis : À la hausse !... J’achète, moi ; mais voilà que c’est congé. Ils sont tous venus de Paris, les collégiens... avec des timbres !...

Pleurant.

Il y avait une grande bête... il en avait plus de 160, même du Guatemala ! Il a écrasé le marché !... J’ai vendu à perte, moi !... Et je ne peux pas encore payer la diffé... ren...ce.

Autres sanglots.

BENOÎTON.

Bah ! nous rattraperons ça !...

JEANNE, essuyant ses yeux et le mouchant.

Oui, ne pleure pas !...

BENOÎTON.

Nous combinerons ensemble quelque joli coup...

FANFAN.

Avec toi ?... Plus souvent ?... Tu n’es pas assez sérieux !...

Il va à droite s’asseoir sur le canapé en tournant le dos.

 

 

Scène V

 

CAMILLE, JEANNE, THÉODULE, BENOÎTON, FANFAN, STÉPHEN

 

STÉPHEN.

Mon oncle, M. Formichel et son fils sont dans le jardin !...

BENOÎTON.

Ah ! bien... Laissez-nous, enfants !... 

À Stéphen.

Ah ! Stéphen, ma redingote !

CAMILLE, allant à Fanfan et le prenant par la main.

Allons, viens avec nous, va !...[50]

FANFAN, boudant.

Non ! je ne veux pas !...

Il regarde les images d’un album qui est sur la table.

JEANNE, à Théodule.

Viens-tu aux courses ?

THÉODULE.

Oui, mais avec du monde à moi !...

JEANNE, prenant la casquette de son frère, qui va la mettre sur sa tête.

Ah ! la jolie casquette !... Ça me va ?...

CAMILLE.

Très bien !

JEANNE.

Je la garde !...

THÉODULE.

Et moi ?...

JEANNE.

Prends mon chapeau !

THÉODULE, l’essayant et voyant qu’il lui va.

Tout de même !...

CAMILLE.

En route !... Nous n’arriverons jamais pour le handicap !... 

Elles sortent par la gauche. Camille fait un petit signe à Stéphen.

 

 

Scène VI

 

BENOÎTON, STÉPHEN, FANFAN, dans un coin

 

BENOÎTON, rentrant en redingote, avec son petit paletot d’été sur le bras pour en retirer divers objets ; il arrange sa cravate devant la glace à gauche.

Maintenant, tu peux dire à...[51]

STÉPHEN.

Pardon, mon oncle, mais avant de le faire entrer... un conseil, s’il vous plaît !...

BENOÎTON.

Marche, mon garçon ! mais vite !...

STÉPHEN.

Il se présente une jolie affaire que j’ai envie de tenter.

BENOÎTON.

Toi ?

STÉPHEN.

Oui !

BENOÎTON.

Tu ne réussiras pas... Tu manques d’aplomb.

STÉPHEN.

Pas tant que ça, mon oncle !... En dessus, oui, mais en dessous...

BENOÎTON.

Je sais bien, tu es sournois ; c’est une qualité... mais ça ne suffit pas ! Il faut quelquefois un brio... une audace... Jolie, cette affaire ?...

STÉPHEN.

Très jolie !...

BENOÎTON.

Une idée neuve ?...

STÉPHEN.

Ce n’est pas neuf, neuf... mais personne n’y pense !...

BENOÎTON, souriant.

Voyez-vous ça, mon gaillard !... Et ta fortune est au bout ?

STÉPHEN.

Ma fortune... mon mariage... tout !

BENOÎTON.

Eh bien ! alors, va de l’avant !...

STÉPHEN.

Oui, mais j’ai un scrupule !...

BENOÎTON, avec mépris.

Déjà ?...

STÉPHEN.

C’est que ce n’est pas tout ce qu’il y a de plus vertueux, mon idée, au point de vue de la morale...

BENOÎTON, descendant avec son portefeuille, qu’il a retiré de son premier vêtement.

Quelle morale ?... Il y en a trente-six... Il y a la morale sociale qui n’est point du tout la morale politique, qui n’a rien à voir à la morale religieuse, laquelle n’a rien de commun avec la morale commerciale !... Ne confondons pas autour avec alentour !

STÉPHEN.

Je crois que c’est un peu... alentour de la morale sociale !

BENOÎTON.

Peuh !... Si c’est dans le cœur de la morale des affaires !...

STÉPHEN.

Ça !... au vif !

BENOÎTON.

Alors ! Go head ! En avant !... Le succès justifie tout !...

STÉPHEN.

C’est que ça va faire un tapage !

BENOÎTON.

Tant mieux !... C’est de la réclame !

STÉPHEN.

Il y a quelqu’un qui voudra sûrement m’étrangler !

BENOÎTON.

Si tu es le plus fort !

STÉPHEN.

Alors, vous me conseillez bien de ne pas m’arrêter...

BENOÎTON.[52]

À tes scrupules !... Eh ! nigaud ! fais donc ton affaire et moque-toi des autres !... Si tu savais comme je méprise mes semblables !...

STÉPHEN.

J’y cours !

BENOÎTON.

Seulement ! un instant ! Eh ! dis donc, tu me mets dans l’affaire ?

STÉPHEN.

Ah ! parole d’honneur, mon oncle, je vous mets dedans !...

BENOÎTON.

Bonne chance !...

STÉPHEN.

Merci !

Il se sauve par la gauche.

 

 

Scène VII

 

BENOÎTON, FORMICHEL, PRUDENT, FANFAN, UN DOMESTIQUE

 

Benoîton traverse la scène avec son paletot sons le bras, ouvre son coffre-fort et y dépose son portefeuille, puis le ferme en y laissant la clef.

FORMICHEL, entrant par la droite suivi de Prudent et du Domestique.

Mon cher Benoîton, êtes-vous libre ?

BENOÎTON.

Entrez !... Entrez, chers amis !...

Au Domestique qui va fermer la porte.

Est-ce que Marthe n’est pas rentrée ?

Il donne son paletot à Fanfan, qui le remet au Domestique.

LE DOMESTIQUE.

Non, monsieur !

Il sort.

BENOÎTON.[53]

C’est curieux !... Où diable est-elle ?... Eh bien ! voisins ?

FORMICHEL.

Eh bien ! avez-vous réfléchi, Benoîton ?

BENOÎTON.

Au mariage de ce garçon-là, oui ! Et comme après tout rien ne nous oblige à mourir dans ses délais, j’accepte !...

PRUDENT.

Parfait !... Il n’y a plus qu’à régler nos conditions.

FORMICHEL.

Madame Benoîton est prévenue ?...

BENOÎTON, les invitant à s’asseoir.

Non ! Elle est sortie ; mais nous tâcherons de combiner une entrevue avec elle, un de ces jours !... Du reste, ce n’est pas sérieux, la maman !...

PRUDENT, assis à gauche de la table. Formichel sur le canapé, entre son fils et Benoîton.

Non !...

BENOÎTON, s’asseyant sur le pouf qu’il attire.

Parlons de choses sérieuses !... Nous disons, c’est bien entendu, que je donne à ma fille trois cent mille francs comptants.

PRUDENT.

C’est acquis !...

BENOÎTON.

Et que de votre côté vous apportez du chef de votre mère...

PRUDENT.

Trois cent mille également !...

FORMICHEL.

Non ! deux cent soixante-quinze...

PRUDENT.

Trois cent !...

Il tire un carnet de sa poche.

FORMICHEL.

Deux cent soixante-quinze !...

BENOÎTON.

Ah çà ! voyons ! Entendons-nous !...

FORMICHEL.

Deux cent soixante-quinze, voici mes chiffres !...

PRUDENT.

Alors, il y a erreur à ton profit !... Vérifions tes comptes de tutelle, papa !

FORMICHEL, tirant un calepin de sa poche.

Clairs comme eau de roche, cher enfant !... Ta pauvre mère...

Ému.

que je pleure encore... Je vous demande pardon, Benoîton... l’émotion...

BENOÎTON.

Allez donc !... Je comprends ça, cher ami, d’autant que madame Benoîton pour moi, c’est à peu près...

FORMICHEL.

Enfin, vous savez qu’elle est là !...

BENOÎTON.

Je sais plutôt qu’elle n’y est pas !...

FORMICHEL.

Enfin, elle pourrait y être ! Tandis que la pauvre madame Formichel...

Tranquillement.

mais les affaires sont les affaires, n’est-ce pas ?

PRUDENT.

Oui !...

FORMICHEL, lisant sur son calepin.

Nous disons donc qu’elle laissait : 1° une maison à Belleville, estimée soixante-dix mille francs...

PRUDENT.

Exact !...

BENOÎTON, à Fanfan qui rôde autour du coffre-fort de papa en regardant la clef.

Fanfan !... Restons tranquille !...

Fanfan se rassied sur le canapé.

FORMICHEL, de même.

Item ! – Cinquante-deux mille francs placés en première hypothèque...

PRUDENT.

Exact !...

FORMICHEL.

Item ! – Actions Nord, Sud, Est, – Autrichiens, Strasbourg et Lyon, cent cinquante mille francs !...

PRUDENT.

Eh ! la, donc, papa ! Cent soixante-quinze mille...

FORMICHEL, tranquillement.

Additionnons, cher enfant ! – Vingt-cinq Orléans à 842,50.

PRUDENT, se récriant.

Très jolie, mais on ne me la fait pas à moi, celle-là !

FORMICHEL.

Quoi ?...

PRUDENT.

842,50, maintenant, oui !... mais quand maman est morte 1041.

BENOÎTON.

Diable !... il y a de la marge, dites donc !...

FORMICHEL.

Erreur manifeste !... Ce jour-là, mon cher Benoîton...

Attendri.

Pauvre femme !... Je m’y vois encore !... Les Orléans étaient à 815,25.

PRUDENT.

Ta, ta, ta, papa, j’ai bonne mémoire, aussi, moi, 1041, dernier cours !

FORMICHEL.

On vérifiera, cher enfant !...

PRUDENT.

On vérifiera, papa ! Continuons !... D’ailleurs celle-là passe encore, mais les autres...

FORMICHEL.

Quelles autres ?

PRUDENT.

Les Lyon !... As-tu assez tripoté sur mes pauvres Lyon ?

FORMICHEL.

Tripoté !...

PRUDENT, à Benoîton.

Dame ! Vous allez voir !... ma pauvre maman me laisse trente Lyon à 612,50... Total...

Calculant avec une extrême volubilité.

3, 5, 15, – 3, 2, 6 et 1, 7, 3, 1, 3, – 3, 6, 48 : Dix-huit mille trois cent soixante-quinze !...

FORMICHEL, émerveillé.

Chiffre-t-il, ce gredin-là !...

PRUDENT.

Or, papa les vend à 675...

FORMICHEL, regardant son calepin.

Bénéfice net : dix-huit cent soixante-quinze francs pour la succession.

Fanfan, qui a regardé du côté de son père, le voyant très attentif à la conversation, va sans bruit près du coffre-fort.

PRUDENT.

Mais avec ça il a l’heureuse idée d’acheter quarante Saragosse, au pair, qui ne valent plus que 3l5... Perte sèche de 7 400 qu’il me redoit !...

FORMICHEL.

Comment, que je te redois !...

PRUDENT.

Un peu !...

BENOÎTON.

Évidemment !

À Fanfan qui étudie la serrure du coffre-fort.

Fanfan ! Veux-tu laisser ça !...

Fanfan se détourne et remonte au piano, puis il regarde les gravures des partitions, sans perdre de vue son père.

PRUDENT.

Et encore je suis bien bon de ne te demander que cette différence-là ! Car enfin : les Lyon que tu as vendus à 675 sont à 83l,25 et je pourrais te réclamer la différence dont je bénéficierais sans toi... et même, en y réfléchissant, je la réclame aussi, parce que ça fait encore 4 687 fr. 50 qui joints aux 7 400 francs susdits font précisément !

Comptant de même.

7, 8, 6, 4, l0 ; 4, 7 et 1, 12. Douze mille quatre-vingt-sept francs, cinquante centimes, que tu me dois !

BENOÎTON.

Moi, ce que j’admire là dedans, c’est la façon dont ce gaillard-là calcule de tête.

FORMICHEL, ahuri.

Moi aussi, j’admire ça !... Mais voilà tout, par exemple !...

PRUDENT.

Ah ! mais, c’est que moi : les chiffres !... Ferré sur les chiffres !...

FORMICHEL, sortant de son ahurissement, se levant et arpentant la scène pour revenir à Prudent.

Mais, sapré mâtin ! Voyons ! Voyons donc !... Quand j’ai vendu les Lyon, ils étaient à moi, fichtre !...

PRUDENT.

Ah ! bien ! Fais-nous voir ça, papa !...

FORMICHEL.

Car, jusqu’à dix-huit ans, j’ai la jouissance légale des biens de la pauvre défunte !...

Fanfan retourne au coffre-fort, il touche à la clef.

PRUDENT.

Avec gestion responsable, papa !

FORMICHEL.

Irresponsable !

PRUDENT.

Oh ! mais moi... le droit... Ferré aussi sur le droit !...

BENOÎTON, se levant et allant prendre le petit qui tripote dans la serrure du coffre-fort.

Mais, méchant polisson d’enfant, veux-tu rester tranquille et ne pas farfouiller dans mon coffre-fort !...

Il le flanque sur le canapé, les jambes en l’air, puis il retourne à Formichel.

PRUDENT, prenant le milieu.[54]

Et puis quand même, je suis né le 24 juin 1842, à trois heures du matin ; donc, quand tu as vendu mes Lyon le 25 juin 1860, à quatre heures de l’après-midi, j’avais dix-huit ans depuis 24 et l3, 37 heures !

FORMICHEL, abruti et retombant assis.

Il a aussi calculé ça !

PRUDENT.

Ah ! mais les dates, moi... ferré aussi sur les dates... Or, tu me dois vingt-cinq mille francs, pour lesquels... tiens, je t’offre un marché, si ça te va !

Il s’assied près de lui sur le pouf.

FORMICHEL, assis, sa tête dans ses mains.

Va ! Je n’y suis plus, moi... Il m’abrutit...

PRUDENT.

Je te cède la maison de Belleville qui vaut soixante-quinze mille francs, comme un liard ! Tu me donnes en échange ton petit hôtel delà rue des Victoires, qui en vaut cent mille... tout meublé, et nous sommes quittes !

FORMICHEL.

Merci ! un hôtel tout neuf dont j’ai refusé cent vingt mille francs !...

PRUDENT.

Oui, mais rien à déplacer pour apurer nos comptes ; tu gagnes encore... Est-ce dit ?

BENOÎTON, se penchant vers Formichel.

Oui !...

FORMICHEL, hagard.

Je ne sais plus, moi !... Je suis tout !...

BENOÎTON, entre eux deux passant sn tête.

Allons, acceptez, Formichel !... Ce sera le nid de nos enfants !...

FORMICHEL.

Merci ! Je fournis le duvet...

PRUDENT.

Et je te laisse le mobilier de tout le premier !... Dis encore que je ne suis pas gentil...

BENOÎTON.

Vraiment, Formichel, il est bien gentil...

FORMICHEL.

Il est bien gentil, oui !...

PRUDENT.

Alors tope là !...

FORMICHEL.

Quand je verrai le contrat d’échange !

PRUDENT.

Le voilà !...

BENOÎTON.

Tout prêt ?

PRUDENT.

Oh ! mais moi, les actes !... ferré aussi sur les actes !

FORMICHEL.

Quel homme !... Il ne vous laisse pas souffler !... C’est sublime !...

PRUDENT.

Signe là !...

Fanfan retourne au coffre-fort très doucement et tourne la clef.

BENOÎTON, sans le voir.

Ah ! Formichel, vous pouvez être fier d’un fils pareil !...

FORMICHEL.

Oui ! mais si j’en avais deux, je serais propre !

Fanfan, qui est parvenu à ouvrir, met la tête dans la caisse, au moment où Clotilde entre ; on ne voit plus ni sa tête, ni le haut de son corps.

 

 

Scène VIII

 

BENOÎTON, FORMICHEL, PRUDENT, FANFAN, CLOTILDE[55]

 

Elle entre par le fond et s’arrête à la vue de Fanfan dans la caisse de papa.

CLOTILDE.

Eh bien ! Benoîton, regardez donc votre garçon !...

BENOÎTON, se retournant.

Mon garçon ?

FANFAN, sortant sa tête et levant les bras avec extase devant les sacs d’argent.

Ah !... papa !... Que c’est donc beau, tous ces sacs !...

BENOÎTON, à la vue de la caisse ouverte.

Il a ouvert ma caisse ?...

Formichel qui a signé et Prudent descendent.

FANFAN, triomphant.

Tout seul !...

Il descend.

BENOÎTON.

Mais la clef, petit scélérat !... Où l’as-tu prise ?

FANFAN.

La clef ?... Tu l’as oubliée à la serrure !...

BENOÎTON.

Mais le mot !... Il y a un mot, je viens de fermer !

FANFAN.

Ah ! je le connais bien, va, ton mot !...

CLOTILDE.

Il connaît le mot !

FANFAN.

Je t’ai regardé faire !... sans que tu me voies. Le mot, c’est papa... J’ai tourné et quand il y a eu papa... j’ai tiré !...

BENOÎTON, avec admiration.

Entendez-vous ça ?

CLOTILDE.

Ah ! il promet !

FORMICHEL.

Cher ami, je vous rends le compliment !... Ce sera encore un gaillard celui-là !... dans le genre du mien !

Il lui serre la main.

BENOÎTON, ravi.

Oui, n’est-ce pas ?... Seulement, je changerai le mot !... 

À Clotilde.

Chère amie, je vous présente mon gendre !...

CLOTILDE.

Ah ! décidément !... monsieur... Est-ce que Marthe est rentrée ?

BENOÎTON, allant à droite. Fanfan remonte au piano.

Nous allons voir !...

Il sonne.

FORMICHEL.

Et mademoiselle Camille, si on la prévenait...

BENOÎTON, sonnant.

Tiens ! c’est ma foi vrai, j’ai oublié de dire à Camille que je la mariais !

CLOTILDE.

Rien que ça !

 

 

Scène IX

 

BENOÎTON, FORMICHEL, PRUDENT, FANFAN, CLOTILDE, UN DOMESTIQUE[56]

LE DOMESTIQUE.

Monsieur a sonné ?

BENOÎTON.

Dites à mademoiselle Camille...

LE DOMESTIQUE.

Mademoiselle Camille vient de sortir, monsieur.

BENOÎTON.

Comment, sortie ?

LE DOMESTIQUE.

Avec mademoiselle Jeanne, en voiture.

BENOÎTON.

Seules ?

LE DOMESTIQUE.

Ces demoiselles devaient prendre mademoiselle Adolphine pour aller aux courses de Versailles.

BENOÎTON.

Alors, que Stéphen...

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Stéphen vient de partir aussi à cheval.

BENOÎTON.

Vous verrez qu’ils seront tous aux courses... Madame Benoîton ne serait pas rentrée, par hasard ?

LE DOMESTIQUE.

Oh ! monsieur sait bien...

BENOÎTON.

Oui, oui... Je demande cela...

CLOTILDE.

Et Marthe ?...

LE DOMESTIQUE.

Pas encore, madame.

CLOTILDE.

Didier ?...

LE DOMESTIQUE.

M. Didier !... non plus !...

CLOTILDE, inquiète.

Mais où sont-ils ?

BENOÎTON.

Au diable !... c’est une maison vide !

FORMICHEL.

Qu’à cela ne tienne, mon cher ami, mon fils n’est pas pressé de voir sa future.

BENOÎTON.

Mais moi, je veux la voir.

Allant à Prudent.

Prenez donc le panier, cher ami, et allez au champ de courses, c’est l’affaire d’une heure !...

PRUDENT.

C’est que je ne l’ai vue qu’une fois, ma future ; je ne la reconnaîtrai jamais !...

BENOÎTON.

Emmenez Fanfan !... allons, Fanfan !...

Il lui met sa casquette sur la tête.

PRUDENT.

Au fait ! je ferai connaissance avec elle !...

CLOTILDE.

Sur le turf !... Tu sais où trouver tes sœurs, petit ?...

FANFAN.

Ah ! oui !... Près de l’enceinte du pesage !...

CLOTILDE.

C’est ça !...

PRUDENT, regardant l’heure.

Ça va encore retarder mon courrier !...

FANFAN, entraînant Prudent.

Mais viens donc, monsieur.

Ils sortent.

FORMICHEL, prenant son chapeau.

Je descends avec vous !...

BENOÎTON, à Formichel.

Nous dînons ensemble ?...

Il le reconduit.

FORMICHEL.

Oui, mais je vais à Paris.

BENOÎTON.

Pour...

FORMICHEL.

Prudent me cède le mobilier du premier ; et je me rappelle qu’on a descendu par hasard, au rez-de-chaussée, un tas de meubles...

BENOÎTON.

Qu’il faut remonter...

FORMICHEL, en partant.

Tout de suite... mais je serai ici à six heures !

 

 

Scène X

 

BENOÎTON, CLOTILDE[57]

 

BENOÎTON.

Moi, je vais mettre la cravate blanche, vous permettez, chère amie...

CLOTILDE.

Alors, vous donnez votre fille à ce petit monsieur en tôle ?

BENOÎTON.

Il est un peu roide, mais je ne déteste pas ça, moi.

CLOTILDE.

Et si elle en aime un autre !

BENOÎTON.

Eh ! bien... après, ma chère !... Madame Benoîton aussi en aimait un autre, quand nous nous sommes mariés ; est-ce que nous vivons mal ensemble ?

CLOTILDE.

Ensemble, non !...

BENOÎTON.

La statistique vous prouvera que les trois quarts des mariages ne se font pas autrement, et que néanmoins la population...

CLOTILDE.

Donc !...

BENOÎTON.

C’est clair !...

CLOTILDE.

Mais oui !...

BENOÎTON.

À tantôt !

Il sort.

CLOTILDE, le regardant sortir.

Un homme sérieux !... Quelle famille !... Je ne les ai pas encore vus une fois réunis là... Mais Marthe !... Marthe qui ne rentre pas !...

 

 

Scène XI

CLOTILDE, MARTHE[58]

 

CLOTILDE.

Ah ! enfin !... C’est toi !

MARTHE, très animée, fiévreuse.

Eh bien, oui, c’est moi !

CLOTILDE.

Mais d’où viens-tu ?

MARTHE, descendant à droite et ôtant ses gants qu’elle dépose avec son chapeau sur la table.

Pourquoi cette demande ? Je viens du dehors...

CLOTILDE.

Mais, malheureuse enfant !... Tu sors après une querelle avec ton mari, et c’est trois heures plus tard !...

MARTHE.

Ne fallait-il pas se remettre un peu des sottes observations de monsieur Didier ?...

CLOTILDE.

Mais tu es fiévreuse, haletante... est-ce là ce que tu appelles te remettre ?... Marthe, mon enfant, je t’en prie, d’où viens-tu ?...

MARTHE.

Je viens des courses !...

CLOTILDE.

Des courses ?...

MARTHE.

Eh bien, oui, des courses !... Cela m’a distraite... J’ai pris l’air... et me voilà... quoi encore ?...

CLOTILDE, la regardant.

Rien !... Rien !...

MARTHE.

Quand tu me regarderas !... Ai-je donc l’air si étrange ?...

CLOTILDE, voyant paraître Didier à droite.

Tais-toi !... Ton mari !...

 

 

Scène XII

 

CLOTILDE, MARTHE, DIDIER[59]

 

DIDIER, très pâle et se contenant.

Ah ! vous voilà !...

Mouvement de Clotilde.

Non !... Restez Clotilde, j’ai deux mots à dire à Marthe, et devant vous, si elle y consent !...

MARTHE.

Clotilde n’est jamais de trop !

DIDIER.

Alors permettez-moi de vous demander...

MARTHE, vivement.

D’où je viens, n’est-ce pas ?... Je l’ai dit : Je viens des courses !... Est-ce encore un endroit où il me soit défendu d’aller ?...

DIDIER.

Seule ; c’est peut-être un peu bizarre, mais enfin...

MARTHE.

Vous le tolérez ; passons ! – Après ?...

DIDIER, après avoir échangé un regard avec Clotilde.

Remarquez bien, Marthe, que je suis excessivement calme, que je me suis promis de l’être, et que vous répondez avec une aigreur excessive...

MARTHE.

Mais à des demandes excessives, oui !... Ne faudrait-il pas maintenant rendre compte de l’emploi de ma journée, heure par heure !...

CLOTILDE, doucement.

Marthe !... Ton mari ne dit rien de tel.

DIDIER.

Oh ! si peu, que je ne songeais même pas à lui poser la question à laquelle elle a répondu d’elle-même.

MARTHE.

Alors ! Qu’avez-vous à me demander ?... Mais pour Dieu, vous le voyez, j’ai très mal aux nerfs... abrégeons !...

DIDIER.

Je voulais vous demander, Marthe, si vous teniez beaucoup à ces dentelles que j’ai refusé de vous acheter ce matin ?...

MARTHE.

Les dentelles ?...

DIDIER.

Oui !...

MARTHE.

Pourquoi cette demande, après votre refus ?...

DIDIER.

C’est que j’ai réfléchi qu’il est vraiment puéril à moi de semer entre nous tant de discorde pour un motif si futile, et comme gage de réconciliation, je voulais précisément vous offrir...

MARTHE, vivement.

Je vous remercie, je n’y tiens plus !...

DIDIER.

Vous n’y tenez plus ?...

MARTHE.

Ce matin, oui !... maintenant, non !

DIDIER.

Voyons, c’est du dépit, Marthe, réfléchissez bien...

MARTHE.

C’est tout réfléchi : c’est une fantaisie qui m’a passé !...

DIDIER.

Pourtant...

CLOTILDE.

Mon ami... puisque elle-même...

DIDIER.

Bah ! Vous l’écoutez ?... C’est un enfantillage, et je vais de ce pas...

Il va pour prendre son chapeau.

MARTHE, vivement.

Je vous assure que je ne veux plus de ces dentelles... et qu’après ce qui s’est passé, je les ai prises en horreur...

Elle s’assied sur le canapé.

DIDIER, s’arrêtant nomme convaincu.

Ah !...[60] Alors, si vous les avez prises en horreur, Marthe, comment se fait-il que vous veniez de les acheter à l’instant même ?...

CLOTILDE.

Ah !...

MARTHE, troublée.

Moi ?...

DIDIER, froidement.

Oui, vous !...

MARTHE.

Qui vous a dit ?...

DIDIER.

Monsieur Muller, chez qui je suis allé tout à l’heure à votre intention et qui m’a répondu : c’est livré !

MARTHE.

Eh bien ! puisqu’il vous l’a dit... Oui, c’est vrai !... mais je ne voulais pas l’avouer par un sentiment... que vous comprenez bien... enfin...

DIDIER.

Oui, je comprends cela jusqu’à un certain point... mais ce que je ne comprends pas du tout, c’est que cette garniture... vous l’avez payée...

Mouvement de Marthe et de Clotilde.

Car j’ai voulu solder la facture... et l’on m’a dit : madame a la quittance.

MARTHE, troublée.

C’est vrai !... Oui, j’ai payé... puisque vous refusiez de le faire...

DIDIER.

Vous avez donc de l’argent ?...

MARTHE.

Sans doute !

DIDIER.

Ce ne sont pas vos économies, toujours... puisque avant-hier encore vous avez eu recours à moi !...

MARTHE.

Non !... ce ne sont pas mes économies...

DIDIER.

Alors cet argent, d’où vous vient-il ?

MARTHE.

Pensez-vous que je l’ai volé ?...

DIDIER.

Vous ne répondez pas ?... D’où vient-il ?...

CLOTILDE.

Mais réponds donc !... Pour Dieu, réponds !

MARTHE.

Que voulez-vous que je réponde ?... Sinon qu’il est à moi !...

CLOTILDE.

Mais comment ?... mais d’où ?... mais de qui ?... De ton père alors ?

MARTHE, vivement.

Eh bien ! oui, c’est mon père qui me l’a prêté !...

DIDIER.

Vous en êtes bien sûre ?...

MARTHE.

Mais, monsieur...

Benoîton ouvre la porte à gauche.

DIDIER.

Tant mieux, alors !... car le voici !...

 

 

Scène XIII

 

CLOTILDE, MARTHE, DIDIER, BENOÎTON

 

MARTHE, vivement et faisant un mouvement pour aller à son père.

Mon père !...

DIDIER, l’interrompant et se plaçant entre elle et Benoîton.[61]

Ah ! pardon !... pas un mot !...

BENOÎTON.

Quoi donc ?...

DIDIER, tirant son portefeuille.

M. Benoîton !... Il faut payer ses dettes... et voici trois mille francs que je vous dois...

BENOÎTON.

À moi ?...

DIDIER.

Oui, pour ma femme à qui vous les avez prêtés !

BENOÎTON.

Quand cela ?...

DIDIER.

Ce matin.

BENOÎTON.

Moi ?...

DIDIER.

Oui... Rappelez-vous... pour des dentelles...

BENOÎTON.

Mais ni trois mille francs, ni un sou ; je n’ai rien prêté du tout !

CLOTILDE, à demi-voix.

Ah ! Marthe !...

BENOÎTON.

D’ailleurs... elle est là pour le dire !...

DIDIER.

C’est qu’elle dit le contraire...

BENOÎTON.

Elle confond... Tu confonds... C’est quelque autre...

DIDIER.

C’est mon avis. Vous entendez, Marthe !... Vous confondez  évidemment !... Ce n’est pas votre père, vous voyez... et c’est quelque autre, comme il dit. Quel autre ?...

MARTHE.

Personne !

DIDIER.

Cherchez bien ; car vous ne pouvez pas laisser votre mari sous le coup d’une pareille dette...

S’oubliant.

Et il faut que je la paye !...

CLOTILDE, l’arrêtant.

Didier !...

BENOÎTON, à Marthe.

Mais réponds donc !...

MARTHE.

J’ai répondu : l’argent est à moi... et il ne me plaît pas d’en dire plus, surtout quand on m’interroge avec tant de persistance !

DIDIER, éclatant.

C’est-à-dire que c’est M. de Champrosé qui vous l’a prêté, n’est-ce pas ?...

CLOTILDE.

Champrosé ?...

MARTHE, troublée.

Pourquoi M. de Champrosé ?...

DIDIER, ouvrant une lettre.

Voilà ce que je trouve en rentrant ! Lisez, Clotilde !

CLOTILDE, avec mépris.

Une lettre sans signature !

DIDIER.

Qu’importe... si elle dit vrai ?

CLOTILDE, lisant.

« Demandez donc, en bon mari, à M. de Champrosé, puisqu’il va chez vous, ce qui s’est passé entre votre femme et lui à Dieppe. » 

À Marthe.

Mais, réponds... Marthe... Dis donc ce qu’il en est !

BENOÎTON, allant à Marthe.

Marthe, mon enfant !...

CLOTILDE.

Je t’en supplie, Marthe !...

MARTHE, perdant la tête.

Je ne connais pas M. de Champrosé !... Je ne sais ce que veut cette lettre... Et quant à l’argent, je le répète... il est à moi !... Et je ne veux pas dire d’où il vient... Je ne le dirai pas... Vous me torturez, la... Je ne veux pas... Clotilde !... De l’air !... j’étouffe !

Elle tombe sur le canapé.

BENOÎTON.

Ma fille !...

DIDIER, avec rage.

Oh ! je ne saurai rien encore !...

Il remonte.

 

 

Scène XIV

 

CLOTILDE, MARTHE, DIDIER, BENOÎTON, ADOLPHINE, FEMMES DE CHAMBRE

 

ADOLPHINE, entrant la première et parlant à la cantonade.

Par ici !... monsieur de Champrosé !...

Mouvement de tous.

MARTHE, vivement à part, se redressant.

Lui !...

CLOTILDE, bas à Marthe.

Prends garde !

DIDIER surprenant le mouvement, à Clotilde.

Vous voyez ?...

CLOTILDE, froidement.

Quoi !... Rien !...

Didier remonte sans quitter sa femme des yeux et s’apprête à couper la retraite à Champrosé.

BENOÎTON, apercevant sa fille.

Jeanne !...

 

 

Scène XV

 

CLOTILDE, MARTHE, DIDIER, BENOÎTON, ADOLPHINE, CHAMPROSÉ et JEANNE, FEMMES DE CHAMBRE[62]

 

CHAMPROSÉ, à Jeanne qu’il soutient.

Nous y voilà, mademoiselle !... Courage !...

JEANNE, courant à son père.

Ah ! petit père !...

Benoîton reçoit sa fille dans ses bras. Clotilde près de Marthe qui est assise, la cache pour Champrosé.

BENOÎTON.

Mais qu’est-ce que c’est ?...

CHAMPROSÉ, descendant.

Bah ! presque rien ; une petite aventure de courses !... Deux de ces imbéciles qui se croient sportmen parce qu’ils vont aux courses tous les dimanches, discutaient à trois pas de ces demoiselles ! – Ce sont des cocodettes !... – Mais non !... – Mais si !... – Tu vas voir !... – Je m’élance !... Trop tard !... L’animal avait déjà pincé galamment la taille de mademoiselle, en lui criant : « Dix louis pour Gladiateur !... » Mais je lui pince la joue à tour de bras, en répliquant : « Je tiens !... » Il pirouette... on crie !... Mademoiselle s’évanouit... Je saute dans la calèche et pique des deux !... Et je vous demande la permission de retourner là-bas, pour voir si ce monsieur tourne toujours.

DIDIER, lui coupant le chemin.

Pardon, monsieur, mais si l’affaire a des suites, c’est moi que cela regarde...

Benoîton fait signe à Adolphine d’emmener Jeanne, celle-ci sort. Adolphine regarde tour à tour Champrosé, Didier et Marthe.

CHAMPROSÉ, se retournant.

Oh ! que nenni, Monsieur, s’il vous plaît, le soufflet est de moi, et je ne renie pas ma signature.

Clotilde fait lever Marthe, lui donne le bras et fait quelques pas pour la faire sortir.

DIDIER.

En tous cas, monsieur... je vous remercie au nom de tous les miens, et surtout pour madame...[63] 

Il arrête Marthe et la force à se retourner.

CHAMPROSÉ, apercevant Marthe et ne pouvant retenir un mouvement de surprise. À lui-même.

Ici !...

Il se contient et tousse pour dissimuler. Marthe fait rapidement un geste de silence sans être vue de personne que de lui.

DIDIER, à Marthe.

Eh bien ! vous ne reconnaissez pas monsieur ?...

MARTHE.

Monsieur ?... mais...

CHAMPROSÉ, qui a vu le signe de Marthe. Avec beaucoup d’assurance.

Moi ?... pardon !... mais il y a une erreur ?... J’ai eu l’honneur de voir madame aujourd’hui pour la première fois !...

DIDIER.

Ici ?...

CHAMPROSÉ, idem.

Ici comme ailleurs !...

DIDIER.

Ne faites-vous pas erreur vous-même, monsieur ?...

CHAMPROSÉ.

Mais nullement, monsieur ; d’ailleurs, madame vous dira comme moi...

DIDIER.

Vous vous appelez pourtant bien M. de Champrosé ?...

CHAMPROSÉ.

Le vicomte Hector Pardaillan de Champrosé...

DIDIER.

Alors, c’est bien de vous qu’il est question dans cette lettre ?...

CHAMPROSÉ.

Une lettre ?...

DIDIER.

Veuillez lire, monsieur...

Apercevant Adolphine qui a fait un mouvement pour se rapprocher. Clotilde remonte tout en épiant sa physionomie.

pour vous seul !...

CHAMPROSÉ, après avoir lu.

C’est une indignité !... Et quand je saurai...

Il va pour tourner la page.

DIDIER.

C’est inutile, ce n’est pas signé...

Adolphine tend le cou, surveillée par Clotilde qui ne la perd pas de vue.

CHAMPROSÉ.

Une lettre anonyme ?... Ah ! monsieur, cela se déchire !

Il rend la lettre. Didier va la prendre.

CLOTILDE, descendant et la saisissant vivement au passage.[64]

Non pas !... quand on veut savoir qui l’a écrite !...

DIDIER.

Et le moyen ?...

CLOTILDE.

Il y en a...

Regardant la lettre.

D’abord, c’est d’une femme, ça !...

CHAMPROSÉ.

À quoi le voyez-vous ?...

CLOTILDE.

Oh ! cher ami, toutes les écritures de femmes se ressemblent, même contrefaites !... Et de plus, d’une femme bien irritée !... car c’est tout tremblé !... Elle n’est pas jeune... car cela sent les Mille fleurs, un parfum de 1830, sa jeunesse... Elle est myope, et porte de longues anglaises,

Tous les regards se portent sur Adolphine qui reste impassible. Clotilde continue.

car elle a dû se pencher sur le papier pour écrire, et n’a pas pris garde que ses tire-bouchons balayaient les bords de la lettre, en y laissant leur trace, comme les oreilles du chien de Zadig sur le sable... Enfin, c’est une vieille fille !... car le mot mari est souligné avec rage !... et de plus, une ignorante, car la lettre est criblée de fautes d’orthographe...

ADOLPHINE, s’oubliant et voulant prendre la lettre.

Oh ! ça !... par exemple !...

CLOTILDE, vivement.

Ah !... c’est donc vous, ma chère !... Je voulais vous le faire dire... merci !...

Elle donne la lettre à Didier et va près de Marthe.

DIDIER, à Adolphine.

C’est donc vous, madame ?...

ADOLPHINE, confuse.

Moi... je...

DIDIER, lui montrant la lettre.

Oui... vous ?...

ADOLPHINE, se remettant.

Croyez ce qu’il vous plaira... Peu m’importe après tout...

DIDIER, menaçant.

Mais répondez donc... Est-ce vous ?

ADOLPHINE, avec hauteur.

Il ne me plaît pas de répondre, moi, et je veux sortir, laissez-moi passer.

DIDIER, lui faisant place.

Malheureuse...

ADOLPHINE, se retournant effrontément sur le seuil de la porte à gauche.

Hein !... et de quel droit m’interrogez-vous ? Je n’ai rien à voir dans vos scandales de famille !

Elle sort. Mouvement de Didier contenu par un geste de Benoîton qui sort derrière la vieille fille.

 

 

Scène XVI

 

DIDIER, CHAMPROSÉ, MARTHE, CLOTILDE[65]

 

DIDIER, redescendant et venant à Champrosé, à qui il montre la lettre.

Ainsi, monsieur, ce que cette misérable femme osait...

CHAMPROSÉ.

J’atteste de nouveau, monsieur, que je ne sais pas plus que vous ce qu’elle a voulu dire !...

DIDIER, le regardant bien en face.

Sur votre honneur ?

CHAMPROSÉ, après une seconde d’hésitation.

Sur mon honneur !...

DIDIER, déchirant la lettre.

Alors, monsieur, veuillez agréer mes excuses...

CHAMPROSÉ, à part.

Mordieu !... il y a des dévouements chevaleresques qui coûtent cher...

CLOTILDE, à Didier.

Vous voyez bien !...

DIDIER, d’une voit sourde.

Ah ! je vois qu’il ment.

Il prend son chapeau.

CLOTILDE.

Vous sortez ?

DIDIER.

Oui !...

CLOTILDE.

Didier !...

DIDIER, à demi-voix, résolument.

Oh ! ce que l’on me cache, je le saurai bien, coûte que coûte !...

Il sort par le fond, tandis que Marthe fait un geste de remerciement à Champrosé.

 

 

Scène XVII

 

CHAMPROSÉ, MARTHE, CLOTILDE[66]

 

CHAMPROSÉ, vivement, remontant.

Où va-t-il ?

 

 

Scène XVIII

 

CHAMPROSÉ, CLOTILDE, FORMICHEL, BENOÎTON, PRUDENT, JEANNE

 

La musique cesse.

FORMICHEL, entrant vivement.[67]

Ah ! bien, quel scandale !...

CLOTILDE.

Encore un ? Qu’est-ce que je dis !

FORMICHEL.

Théodule est arrêté !

BENOÎTON.

Théodule !

JEANNE.

Mon frère !

FORMICHEL.

Avec tout le Potach’ club !

CLOTILDE.

Ça, ce n’est pas un désastre.

BENOÎTON.

Satané gamin, va !... J’y cours !...

JEANNE, à Prudent.

Eh bien, et Camille ?...

PRUDENT.

Qui ça ?... Camille ?...

FORMICHEL.

Ta future ?...

PRUDENT.

Ah ! oui !... Eh bien !... Où est-elle ?...

BENOÎTON, criant.

Mais c’est ce qu’on vous demande... Où est-elle ?...

PRUDENT.

Est-ce que je sais, moi ?...

JEANNE.

Vous ne l’avez donc pas ramenée ?...

PRUDENT.

Mais non !...

JEANNE, à Champrosé.

Ni vous !...

CHAMPROSÉ.

Saprelotte ! je l’ai oubliée sur le turf !

CLOTILDE.

Et Fanfan ?

BENOÎTON, ahuri.

Fanfan aussi !...

CHAMPROSÉ.

Le petit caissier !... mais j’ai donc égaré toute la famille, moi ?...

BENOÎTON.

Miséricorde !... l’aîné, la cadette, le petit... Par où commencer ?...

CHAMPROSÉ.

Allez au grand !... je cours au petit !...

BENOÎTON.

Et ma fille !...

FORMICHEL.

Je m’en charge !...

BENOÎTON.

Si je ne deviens pas fou !...

 

 

Scène XIX

 

CHAMPROSÉ, CLOTILDE, FORMICHEL, BENOÎTON, PRUDENT, JEANNE, FANFAN[68]

 

FANFAN, on entend d’abord sa petite voix dans la coulisse. Tout le monde s’arrête à l’écouter avec stupeur. Il entre en chantant.

C’est Fanfan qui s’avance,

...fan qui s’avance.

...fan qui s’avance...

C’est le petit Fanfan... (bis.)

BENOÎTON.

Ah ! mon Dieu !... mais il est gris !...

TOUS.

Ah !...

FANFAN, enchanté de lui.

Je suis gris, papa !...

Riant.

C’est positif !...

JEANNE.

Il a bu le Champagne !

FANFAN, sautant.

...bu le Champagne,

...bu le Champagne,

Bu !...

BENOÎTON, l’arrêtant.

Miséricorde !... mais il cancane...

CLOTILDE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

FANFAN.

C’est un trabucos...

Clotilde lui prend le cigare.

BENOÎTON.

Il a fumé !

FANFAN, riant aux éclats.

Voilà comme je suis, moi !... Je bois et je fume !...

BENOÎTON.

Et Camille... qui l’a laissé... Où est Camille, petit drôle ?...

FANFAN, enchanté.

Ma sœur ? Ah ! elle est loin ! si elle court encore !...

BENOÎTON, ahuri.

Elle court maintenant !

FANFAN.

Avec Stéphen !... dans la calèche...

BENOÎTON.

Pour aller ?...

FANFAN.

Ah ! je ne sais pas, mais c’était joliment drôle, va !... Camille disait : « Mais où me menez-vous ?... »

L’imitant.

« Je veux pas !... Je veux pas !... » Et puis Stéphen disait :

L’imitant.

« Mais puisque votre papa me l’a dit !... »

BENOÎTON, dressant l’oreille.

Hein... quoi ?...

FANFAN.

Alors, Stéphen a crié : Tom !... ramène le môme... Le môme... c’est moi... avec cette lettre à mon oncle... Et ils ont piqué une course... Je suis revenu, et tout le long du chemin les gamins me criaient :

Les imitant.

Et ta sœur ?...

On lui ferme la bouche et Jeanne l’enlève et l’emmène. Benoîton a pris la lettre. Tous les personnages l’entourent.

BENOÎTON, lisant la lettre, entouré de tous qui se rapprochent.

« Mon cher oncle, je vous demande bien pardon, mais j’enlève Camille !... Voilà l’idée dont je vous parlais... »

S’interrompant.

Ah ! le gredin !...

FORMICHEL.

Il vous en a donc parlé ?...

BENOÎTON, piteusement.

Il m’en a parlé, oui !...

Reprenant sa lecture.

« C’est vif !... et je n’aurais jamais osé... si vous ne m’aviez encouragé de vos bons conseils !... »

CLOTILDE.

Vous l’avez donc encouragé ?...

BENOÎTON, piteusement.

Je l’ai un peu encouragé, oui !...

CHAMPROSÉ.

Ah ! bien alors !...

CLOTILDE.

Voyons au moins où ils sont !...

BENOÎTON, de même.

Voyons au moins où ils sont !

Lisant.

« Maintenant, j’ai l’honneur de vous demander la main de ma cousine... et j’attends votre réponse ce soir, par l’intermédiaire du Petit Journal ! »

Se levant.

Ma réponse !... c’est la gendarmerie ; ma réponse, la police... l’armée !... Un chapeau, une canne... Ils ne peuvent pas être loin...

FORMICHEL, le coiffant.

Voilà mon chapeau !

CHAMPROSÉ.

Et ma canne, monsieur Benoîton ; je vous la recommande !... C’est du bois de fer !...

BENOÎTON.

Merci !... 

À Prudent.

Mais remuez-vous donc ! vous, sacredié !... C’est votre femme !...

PRUDENT, ahuri.

C’est ma femme, oui, ce n’est même pas drôle, ça !...

CLOTILDE.

Bah !... la dot y est toujours !...

PRUDENT.

La dot y est toujours, je sais bien...

BENOÎTON, au fond.

Vite, ma voiture !... 

À Prudent.

Allons donc !... allons donc !...

Il se sauve.

PRUDENT.

Voilà, beau-père !...

Regardant l’heure.

Encore un courrier manqué, tenez...

Il sort suivi de son père et de Champrosé qui le poussent.

CLOTILDE, seule.

Allons !... allons ! cela va bien !... Une fille compromise... une insultée... une autre enlevée... l’aîné en prison... le cadet gris... le père aux abois, et la maman sortie !... Voilà la famille Benoîton, et le résultat du système sérieux, positif et pratique !...

 

 

ACTE IV

 

Même décor. Les domestiques allument les bougies.

 

 

Scène première

 

CHAMPROSÉ, LE VALET DE CHAMBRE, JOSÉPHINE[69]

 

CHAMPROSÉ, sur le seuil.

On me dit que M. Didier n’est pas ici ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Non, monsieur. M. Didier n’est pas encore rentré.

CHAMPROSÉ.

Quelle heure est-il donc ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Huit heures, monsieur !

CHAMPROSÉ.

Et l’on a dîné ?

JOSÉPHINE.

Non, monsieur. M. Benoîton n’est pas rentré, madame non plus. Mme Didier est dans sa chambre, avec Mlle Jeanne... près de l’enfant.

CHAMPROSÉ, contrarié.

Il faut absolument que je voie M. Didier ce soir même. Il sort de chez moi ; j’étais absent. Je rentre et j’accours. Vous ne soupçonnez pas où il peut être ?...

LE VALET DE CHAMBRE.

Non, monsieur !... Si monsieur veut laisser sa carte.

CHAMPROSÉ.

Non ! J’aime mieux écrire. Donnez-moi une plume et de l’encre.

Le Valet pose sur la table, à gauche, papier, plumes et encre. À lui-même.

Je veux qu’il sache bien que je suis venu tout de suite, et que je suis à sa disposition.

 

 

Scène II

 

CHAMPROSÉ, JEANNE

 

JEANNE, très simplement mise, sortant de la chambre à gauche, à la Femme de chambre.

Ma sœur n’est pas ?...

CHAMPROSÉ, il se lève, virement.

Ah !

JEANNE.

C’est vous ?...

La Femme de chambre sort par la droite et le Valet par la gauche.

CHAMPROSÉ.

C’est moi !... Deux mots à écrire à monsieur votre beau-frère.

JEANNE.

Comment ! ce n’est pas pour avoir de mes nouvelles ?

CHAMPROSÉ, vivement.

Pardonnez-moi !... Cela aussi !... cela surtout !... Vous êtes remise de l’algarade ?

JEANNE.

Vous voyez !

CHAMPROSÉ.

Mais oui : bon visage ! beau visage, surtout !

JEANNE.

Et vous ne remarquez rien de changé en moi ?

CHAMPROSÉ.

Mais non, heureusement !...Ah ! si ! cette robe très simple... cette toilette charmante !...

JEANNE.

La leçon a profité !

CHAMPROSÉ.

Vrai ?

JEANNE.

Ah ! je vous jure que l’on ne s’y trompera plus, à l’avenir.

CHAMPROSÉ.

Si vous saviez combien je suis heureux de vous entendre parler de la sorte !

JEANNE.

On ne peut pas non plus exposer tous les jours un galant homme à se faire couper la gorge pour le bon goût d’une casquette ou d’une paire de bottines.

CHAMPROSÉ.

Oh ! faites-moi couper en quatre si vous voulez !... Et, comme un chevalier servant, je porterai fièrement vos couleurs, à la condition, mon Dieu, qu’elles ne seront pas trop voyantes !

JEANNE.

C’est dit !... Mais si ce soufflet a des suites, pourtant !...

CHAMPROSÉ.

Qui ? Ce monsieur ?... Mademoiselle votre sœur peut parier pour lui. Gladiateur ne court pas aussi vite !... Et, à propos de votre sœur ?...

JEANNE.

Pas de nouvelles ! Papa n’est pas rentré !

CHAMPROSÉ.

Hélas !... encore la toilette !...

JEANNE.

Comment, la toilette ?

CHAMPROSÉ.

Eh ! mon Dieu, oui ! Tout se tient !... Comment la démangeaison de l’escapade ne gagnerait-elle pas ces petits pieds si lestement chaussés de leurs petites bottines de sept lieues ? Le moyen de ne pas le jeter un peu par-dessus les moulins, ce petit chapeau, si crânement posé sur le coin du chignon ?... Mlle Camille ne rentre pas ce soir, et l’on s’étonne... quand elle portait, cette après-midi, une toilette qui s’appelle la Permission de dix heures !

JEANNE, passant à gauche.

Ah ! s’il faut en revenir aux tabliers de taffetas rose de nos grand’mères, et à leurs bretelles !

CHAMPROSÉ.

Voilà déjà la réaction !

JEANNE.

Vous aimez les bretelles ?

CHAMPROSÉ.

Ce n’était pas des bretelles ; c’était mieux : des lisières !

JEANNE, étourdiment.

Merci !... Est-ce que, quand vous serez marié ?...

CHAMPROSÉ.

Eh bien ?...

JEANNE.

Non !... Qu’est-ce que je dis là, moi ?... Cela ne me regarde pas !

CHAMPROSÉ.

Mais si !

JEANNE, se dirigeant vers la droite.

Non !... Voilà Marthe qui rentre... À demain, n’est-ce pas ?

CHAMPROSÉ, la suivant.

Mais !...

JEANNE.

À demain ! Bon !

Elle se sauve.

CHAMPROSÉ, seul.

Adorable ! adorable !... Enfin !... voilà déjà la toilette. Maintenant, si on pouvait être sûr que l’argot... Il me semble qu’elle n’a pas parlé argot une seule fois !... Bon Dieu ! à quoi vais-je penser, moi ?... Et ma lettre !...

Il se rassied devant la table et va pour écrire.

 

 

Scène III

 

CHAMPROSÉ, PRUDENT, UN DOMESTIQUE[70]

 

PRUDENT.

Alors, M. Benoîton n’est pas ici ?

LE DOMESTIQUE.

Non, monsieur !

CHAMPROSÉ.

Formichel fils !...

Le domestique sort.

PRUDENT, descendant, à Champrosé.

S’il court toujours après sa demoiselle, il peut bien trotter sans moi !... J’ai une faim !...

Regardant l’heure.

Huit heures !... Je vais dîner !

CHAMPROSÉ.

En passant, cher monsieur !... mes compliments !...

PRUDENT.

Sur quoi ?

CHAMPROSÉ.

Votre mariage !... Est-ce que vous n’épousez pas mademoiselle Camille Benoîton ?...

PRUDENT.

Oh !... J’épouse !... Cela dépend...

CHAMPROSÉ.

Ah ! ah !

PRUDENT.

Vous comprenez que l’affaire ne se présente plus du tout sous le même aspect !

CHAMPROSÉ.

Quelle affaire ?

PRUDENT.

Mon mariage !

CHAMPROSÉ.

Ah ! oui !

PRUDENT.

Du moment que mademoiselle Benoîton se fait enlever en plein champ de courses... Comme valeur, c’est une dégringolade !

CHAMPROSÉ.

Peuh !... un peu de baisse... Elle remontera.

PRUDENT.

Que non !... Très offerte, mademoiselle Benoîton... Aussi, je négociais à trois cent mille francs de dot... et je ne traite plus maintenant qu’à quatre cent !...

CHAMPROSÉ.

Pour combler le déficit.

PRUDENT.

Et encore, quatre cent mille, aujourd’hui, parce que si elle ne rentre que demain...

CHAMPROSÉ.

Vous en demanderez cinq cent...

PRUDENT.

Dame !...

CHAMPROSÉ.

Souhaitons qu’elle ne rentre que lundi prochain, vous aurez le million.

 

 

Scène IV

 

CHAMPROSÉ, PRUDENT, THÉODULE[71]

 

THÉODULE.

Comment ! on ne dîne pas ?... mais je dîne, moi !

CHAMPROSÉ.

Tiens ! on vous a relâché, vous ?

THÉODULE.

Un peu !

CHAMPROSÉ.

Quel tort !

THÉODULE, radieux.

Eh bien !... me voilà crânement lancé, dites donc ! Hein ? quel scandale ! notre arrestation !... C’est pourri de chic, ça !

CHAMPROSÉ.

Tiens ! il est enchanté, lui !

THÉODULE.

Je crois bien ! on ne parle que de nous dans Paris... Et je fais une banque... Je viens d’envoyer aux journaux une petite note... aux pommes... avec tous les noms.

CHAMPROSÉ.

Et le vôtre ?

THÉODULE.

En tête !... Nous avons remarqué parmi les plus tapageurs, les plus débraillés et les plus ivres... le jeune Théodule...

CHAMPROSÉ.

Benoîton !

THÉODULE.

Si avec ça je ne suis pas fameux dans les quatre parties du monde...

CHAMPROSÉ.

Comme polisson ?

THÉODULE, enchanté.

Comme polisson... oui !

CHAMPROSÉ.

Ah ! voilà vos idées sur la gloire, à vous ?

THÉODULE.

La gloire !... c’est le scandale !...

CHAMPROSÉ.

Quelle famille !

THÉODULE, regardant autour de lui.

Ah çà ! mais dites donc ; pas de dîner !... La marmite est donc renversée chez papa ?

CHAMPROSÉ.

C’est votre sœur qui l’a jetée par terre en se sauvant.

THÉODULE.

Jeanne ?

PRUDENT.

Camille !

THÉODULE.

Enlevée ?

CHAMPROSÉ.

Aux courses !

PRUDENT.

Depuis quatre heures un quart !

THÉODULE.

Par qui ?

CHAMPROSÉ.

Par Stéphen !

THÉODULE.

Tiens ! c’est plus fort que lui, ça ! – Ah ! mais j’ai une faim...

PRUDENT, regardant à sa montre.

Venez-vous au cabaret...

THÉODULE, prenant le bras de Prudent.

Oui !... Je vais me faire voir en public !

Ils se dirigent vers la droite.

CHAMPROSÉ.

Bon appétit, jeunesse !

PRUDENT, se retournant avec Théodule, à Champrosé.

Si, par hasard... madame Benoîton rentrait...

CHAMPROSÉ.

Elle ne rentrera que demain matin !... soyez tranquille !

THÉODULE.

En route !

Ils sortent.

CHAMPROSÉ, les suivant des yeux.

Et voilà l’avenir !...

Seul.

Ah çà ! écrirai-je ma lettre. Moi ?

Il se rassied devant la lettre.

 

 

Scène V

 

CHAMPROSÉ, CLOTILDE, LA FEMME DE CHAMBRE

 

CLOTILDE, sur le seuil.

Marthe me demande !...

LA FEMME DE CHAMBRE.

Elle attend madame... si madame veut...

CLOTILDE, elle va pour entrer à gauche et aperçoit Champrosé qui se lève.

Hector!...

À la Femme de chambre.

Je vous suis...

La Femme de chambre sort ; à Champrosé.

Ici !... Vous ?...[72]

CHAMPROSÉ.

Eh ! oui, mon amie !... monsieur Didier sort à l’instant de chez moi !... J’étais absent !... Je rentre, et je viens à mon tour...

CLOTILDE.

Il veut encore vous parler ?

CHAMPROSÉ.

Évidemment !

CLOTILDE.

Dans l’état d’irritation où il est, vous ne le verrez pas !... je ne le veux pas... Allez-vous-en !

CHAMPROSÉ.

Impossible ! chère amie...

CLOTILDE.

Parce que ?

CHAMPROSÉ.

Parce que l’homme le plus raisonnable, mais aussi le plus soucieux de son honneur, n’agirait pas autrement que je ne le fais. – Ne pas engager le fer, bon ; mais rompre... non pas !

CLOTILDE.

Mais voyons, raisonnons !... S’il vous cherche, cet homme !... C’est pour avoir une dernière explication avec vous... Car enfin, il n’a pas été plus que moi dupe de votre faux serment !

CHAMPROSÉ.

Parjurez-vous donc !

CLOTILDE.

Répondrez-vous à ses questions ?...

CHAMPROSÉ, vivement.

Rien !... car je n’admets pas qu’il m’interroge encore !

CLOTILDE.

Et vous ne voyez pas que vous allez droit à la provocation et au duel ?

CHAMPROSÉ.

Mais si, je le vois !

CLOTILDE.

Vous vous battrez ?

CHAMPROSÉ.

Tiens... parbleu !

CLOTILDE.

Mais c’est vrai, comment donc !... Il faut bien se battre en effet !... Pourquoi ?... Par exemple, c’est ce que personne ne saurait dire, ni lui, ni moi... car on ne sait rien !... Mais qu’importe ?... battons-nous toujours... Vous le tuez : il est bien avancé, ou il vous tue... et ne sait rien de plus !... Et voilà les hommes !... C’est trop stupide, en vérité !

CHAMPROSÉ.

C’est stupide !... Je suis de votre avis ; mais comme il n’y a pas d’autre issue...

CLOTILDE.

Mais peut-être, mon Dieu, cherchons, au moins !

CHAMPROSÉ.

Je veux bien !...

CLOTILDE.

Ah ! Hector, si vous aviez seulement assez de confiance en moi...

CHAMPROSÉ.

Confiance en vous !... mais je vous confierais, ma chère amie, ma propre tête, avec le soin de la diriger à ma place !

CLOTILDE, vivement.

Alors, dites-moi donc tout !

CHAMPROSÉ.

Ah ! mais pardon !... Ici, je ne suis pas seul ! L’avez-vous interrogée, elle ?

CLOTILDE.

Oui, après votre départ !

CHAMPROSÉ.

Et vous a-t-elle dit ?

CLOTILDE.

Rien !... Elle persiste à soutenir qu’elle ne vous connaît pas !

CHAMPROSÉ.

Vous voyez donc bien, Clotilde, que je suis forcé de me taire aussi !...

CLOTILDE.

Mais non, je ne le vois pas !... Car enfin, c’est à vous de savoir mieux qu’elle !...

CHAMPROSÉ, l’arrêtant.

Oh ! la ! la ! chère amie !... n’allons pas de ce côté-là ! C’est avec ces accommodements de conscience... qu’on en vient à commettre tout doucement de petites lâchetés et de grandes vilenies. – Rétablissons les faits, je vous prie... Votre amie a ses raisons pour ne pas me reconnaître !... Donc, je ne la connais pas !... Elle n’a rien à dire sur moi !... Je n’ai rien à dire sur elle !... Elle ne m’a jamais vu !... Je ne l’ai jamais vue, et je ne sais pas ce que le mari me veut !... Voilà mon devoir net et clair !... Et c’est pour lui que je saurai me faire écharper... en criant encore : « Je ne la connais pas !... je ne la connais pas ! »

CLOTILDE.

Hélas ! vous avez raison !

CHAMPROSÉ, ouvrant son portefeuille sur la table.[73]

Seulement, ce qui m’est permis, puisque j’ai eu la maladresse de me trahir devant vous, c’est de prévoir pour elle les suites de la bataille, et de vous confier ce que j’espérais lui remettre... si je l’avais rencontrée seule dans cette maison...

Il tire des lettres du portefeuille.

CLOTILDE.

Des lettres ?

CHAMPROSÉ.

Trois lettres !

CLOTILDE.

D’elle ?...

CHAMPROSÉ.

D’elle !

CLOTILDE.

Ah !

CHAMPROSÉ, les posant sur la table.

Si je me bats et que je sois tué, ceci ne peut être vu chez, moi !... Veuillez remettre le tout à votre amie... qui sera seule maîtresse d’en disposer à son gré. – Je ne sais que vous, Clotilde, à qui je puisse confier ceci en toute sûreté !...

CLOTILDE.

Oui, mais je ne les prendrai qu’à une condition...

CHAMPROSÉ, faisant un pas vers elle son portefeuille à la main.

Laquelle ?

CLOTILDE.

C’est que vous allez partir à l’instant !...

CHAMPROSÉ, mécontent.

Encore !...

CLOTILDE, vivement.

Vous ne pouvez pourtant pas, Hector, avoir une explication avec le mari à la porte de la femme, et risquer un nouveau scandale devant le père, la sœur et les valets accourus au bruit !...

CHAMPROSÉ.

C’est vrai !... Mais, je ne puis pas non plus attendre une seconde visite de ce mari que j’aurais l’air de fuir !...

CLOTILDE, vivement.

Eh bien, chez moi !...

CHAMPROSÉ.

Ah ! chez vous, à la bonne heure !... Ce soir, alors ?

CLOTILDE.

Non, demain !

CHAMPROSÉ.

Si tard ?

CLOTILDE.

Je vous en supplie, Hector, demain !...

CHAMPROSÉ.

Allons !... C’est dit !...

CLOTILDE.

Merci !

On entend un bruit de voiture.

CHAMPROSÉ.

Une voiture !

CLOTILDE,
remontant vivement, allant à la porte du fond à gauche.

C’est lui. Par là, pour l’éviter !...

Elle lui montre la porte à droite.

CHAMPROSÉ, sur le seuil de la porte.

À demain !...

Il disparaît à droite.

CLOTILDE, qui l’a reconduit.

Oui ! les lettres !... Où les ai-je mises ?

Les apercevant sur la table.

Ah !... sur la table !...

Elle va pour y courir ; Didier entre vivement, lui coupe le passage et se trouve placé entre elle et la table.

 

 

Scène VI

 

DIDIER, CLOTILDE[74]

 

DIDIER, regardant autour de lui.

Où est-il ?

CLOTILDE.

Qui, mon ami ?

DIDIER.

Monsieur de Champrosé qui est ici, on me l’a dit !

CLOTILDE.

Il n’y est plus !

DIDIER.

Parti ! il faut que je le voie !...

Il va pour ressortir.

CLOTILDE, l’arrêtant.

Vous ne le trouverez pas, Didier, car il est déjà loin, mais vous le verrez demain, mon ami, chez moi ; et demain vaudra mieux qu’aujourd’hui...

DIDIER.

Clotilde !... C’est vous qui avez fait partir cet homme !...

CLOTILDE.

Eh bien, oui, c’est moi !

Elle ne perd pas de vue les lettres dont les mouvements de Didier l’empêchent de se rapprocher.

DIDIER.

Quand vous savez l’état de fièvre où je suis, et ma soif ardente de connaître enfin tout ce que l’on me cache.

CLOTILDE, doucement, lui prenant la main.

Précisément à cause de cette fièvre, mon ami, et parce que vous n’êtes pas en état de chercher froidement la vérité.

DIDIER, s’asseyant sur le canapé près de la table.

Froidement !... Alors, vous avez pensé qu’il viendrait une heure où j’écouterais froidement l’aveu de ma honte ! Mais voyez donc où j’en suis !... Tenez ! aux choses que l’on n’avoue pas !...

Baissant la voix.

Savez-vous qui je viens d’interroger tout à l’heure ?

CLOTILDE.

Qui donc ?

DIDIER.

Cette femme...

CLOTILDE, vivement.

Adolphine ?

DIDIER.

Adolphine... Oui... Je suis allé chez Adolphine !... pour lui arracher un lambeau de cette vérité que l’on ne veut pas me dire, et j’ai réussi... pardieu !... Preuve que les lâchetés sont bonnes à quelque chose !

CLOTILDE, vivement.

Vous ajoutez foi aux paroles de cette malheureuse !...

DIDIER.

Ah ! il est des faits dont la vérité s’affirme d’elle-même !... Et quand cette femme décidée à se taire, et qui ne répondait que par le silence aux prières, aux menaces... poussée à bout par cette dernière insulte : « Mais alors, si vous ne dites rien... c’est que vous ne savez rien... c’est que vous avez menti... que vous n’avez rien su, rien vu, rien !.... –

Il se lève.

Quand elle se lève, pâle de colère et s’écrie : « J’ai menti, moi ? Je n’ai rien vu... moi ? Alors, je ne les ai donc pas surpris, elle et lui à Dieppe, il y a deux ans, le soir de notre départ, causant dans l’embrasure d’une fenêtre !... Je n’ai pas vu Marthe lui glisser un papier et se détourner à mon arrivée !... Je n’ai pas vu cela ?... »

CLOTILDE, guettant toujours les lettres.

Elle a dit !...

DIDIER, continuant.

« Et je ne les ai pas revus l’été suivant, aux Tuileries, se rencontrant par hasard... Elle, appelant la nourrice qui portait l’enfant, et lui... embrassant à plusieurs reprises la petite fille,

Il surprend un mouvement de Clotilde à l’adresse des lettres, et, lui attribuant une autre raison, la regarde fixement pendant tout ce qui suit.

pour s’éloigner en toute hâte à mon approche comme la première fois... Je n’ai pas vu cela !... Je ne l’ai pas vu ?... »

CLOTILDE.

Elle vous a dit ?...

DIDIER, la regardant.

Elle l’a dit ! oui !... Mais quand j’ai parlé de ma petite Madeleine que cet homme embrassait... vous avez tressailli, Clotilde... Pourquoi cela ?

CLOTILDE, troublée.

Moi ?... mais non... rien !...

DIDIER.

Pourquoi ?... Dites pourquoi ?...

CLOTILDE.

Mais, je vous jure !

DIDIER.

Ah ! ne mentez donc pas et avouez-le donc qu’il vous est venu la même pensée qu’à moi !

CLOTILDE, effrayée, jetant un coup d’œil aux lettres dont elle est toujours séparée. À part.

Mon Dieu ! les lettres !...

DIDIER.

C’est que cet homme n’était pas seulement l’amant de ma femme, mais qu’il peut bien aussi être le père de mon...

CLOTILDE, avec force.

Oh ! pas cela ! Ce n’est pas vrai... Je ne le crois pas !... C’est faux !... Je jure que c’est faux !

DIDIER.

Oui !... Eh bien ! si je vous disais que je le crois, moi !

CLOTILDE.

Didier !

DIDIER, hors de lui.

Et que c’est pour cela que je veux voir cet homme !... afin de savoir enfin, quand je rentre chez moi, ivre de rage et de douleur, si je dois aller à ce berceau qui est là...

Il montre la chambre, à gauche.

embrasser mon propre enfant, ou étouffer celui d’un autre !

CLOTILDE, l’arrêtant.

Mais, malheureux que vous êtes !... mais cette femme peut... mais elle doit mentir !... mais de tout ce qu’elle dit... mais la preuve ?... la preuve ?...

DIDIER, se dégageant.

La preuve !... ah ! je l’aurai !... Comment ?... je n’en sais rien !... mais je l’aurai !...

Il va jusqu’à la porte de sa femme. Clotilde, délivrée, s’élance sur les lettres qu’elle saisit, Didier se retourne au mouvement. Clotilde, haletante, reste immobile et cherche à dominer son émotion. Silence. Didier la regarde de sa place, puis fuit deux pas en scène.

Qu’est-ce que vous cachez là ?

CLOTILDE.

Rien !

DIDIER, traversant la scène par le fond, et se rapprochant de la table en tournant derrière Clotilde,[75] qui fait vivement passer les lettres de sa main droite dans sa main gauche.

Si !... vous venez de prendre là...

Il regarde la table.

Il y avait des papiers sur cette table... des lettres... que vous tenez !...

CLOTILDE, séparée de lui par la table.

Eh bien ! oui, des lettres à moi !

DIDIER.

Pourquoi les cacher ?

CLOTILDE.

Je ne cache rien, mon ami, les voici !

DIDIER.

Alors, si elles sont à vous, Clotilde... montrez-moi votre nom sur ces lettres !

CLOTILDE.

La colère vous égare, mon ami... Je vous dis que ces lettres sont à moi ; on vient de me les apporter ici ; je les lisais quand vous êtes entré... et je n’ai rien à vous faire voir...

DIDIER.

C’est vrai... Je vous demande pardon... Je ne sais plus ce que je dis... mais pourtant... à tort ou à raison... – Enfin, cela ne vous coûte rien, n’est-ce pas, et ne fût-ce que par égard pour l’horrible état où vous me voyez... je vous en supplie... Clotilde, montrez-les-moi !...

CLOTILDE.

En vérité... ce caprice !...

DIDIER, s’avançant vers Clotilde qui recule.

Un caprice de fou... Eh bien ! oui, mais d’un fou que l’on rendra furieux à force de mensonges et de perfidies !...

CLOTILDE.

Didier...

DIDIER, hors de lui.

Je veux voir ces lettres maintenant, m’entendez-vous !... Je le veux !... je le veux !...

CLOTILDE, remontant de quelques pas vers la droite.

Et moi, je ne veux pas !

DIDIER.

Clotilde !...

CLOTILDE.

Et je vous dis que vous ne les verrez pas !... 

Elle alluma les lettres au flambeau qui est sur la table à droite.

DIDIER.

Brûlées ! ah !...

Il va pour s’élancer, le canapé et la table lui font obstacle ; Clotilde jette les lettres enflammées au milieu de la scène. Didier fait un mouvement pour y courir.

CLOTILDE, le prévenant, et le retenant en l’enlaçant de ses bras.[76]

Didier, mon ami !... mon enfant !...

DIDIER, voulant se dégager.

Laissez-moi !...

CLOTILDE, de même.

Non !... je ne veux pas !

DIDIER, de même.

Prenez garde !

CLOTILDE, de même.

Non ! non !...

DIDIER, avec violence, se dégageant.

Mais laissez-moi donc, malheureuse !...

CLOTILDE, voyant que les lettres sont brûlées, tombe sur le canapé, épuisée.

Ah ! c’est fait !... Lis, maintenant, si tu peux !

DIDIER, devant les cendres qu’il regarde, et luttant contre les larmes qui le gagnent.

Des lettres !... des lettres !... que l’on brûle !... Ah ! je voulais une preuve... la voilà !

CLOTILDE, frappée, debout.

Mais non !

DIDIER, sans l’écouter.

Ah ! mon Dieu ! Tout est vrai !... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !...

Il tombe sur le canapé à droite en se cachant la tête dans les mains et en sanglotant. Clotilde est assise derrière lui.

CLOTILDE, près de lui, pleurant aussi.

Didier, mon frère !...

DIDIER, désespéré.

Ah ! laissez-moi !... C’est horrible enfin, ce qui m’arrive !... Qu’est-ce que j’ai fait pour le mériter ? Rien !... au contraire !... C’est injuste cela ! c’est affreux !... Travaille donc, forçat !... Épuise-toi le corps et l’âme pour ta femme et pour ton enfant !... Ta femme n’est pas à toi !... Ton enfant n’est pas à toi !... Ce petit être adoré... La joie, le rêve, la fleur de ta vie, c’est l’enfant d’un autre !... Ton cœur t’a menti ! la nature t’a menti ! le ciel t’a menti lui-même... et il n’y a de vrai que ta douleur et ta vie brisée !... Trahi, trompé !... Et pour que tu n’en doutes pas...

Montrant les cendres.

Tiens, c’est écrit là !... Regarde... malheureux, regarde !...

Il tombe sur le dossier du canapé en pleurant.

CLOTILDE, pleurant.

Et c’est moi, pourtant !... Didier !... Didier !...

DIDIER.

Ah ! laissez-moi pleurer !... Vous savez bien ce que c’est... on se dit : Oui, j’en suis sûr !... Je ne doute plus ! mais au fond de l’âme, il y a toujours l’espoir... tandis que maintenant...

CLOTILDE, debout.

Mais enfin, je ne le sais pas moi-même ce qu’il y avait dans ces lettres !... Sur ma vie, je n’en sais rien. J’ai eu peur... et follement !... Ah ! mon Dieu !... Et si nous nous trompions tous deux pourtant !...

DIDIER, ironiquement.

Ah !

Il se lève et passe à gauche.

CLOTILDE.

Ah ! il ne s’agit plus d’elle, mais de votre enfant !...

DIDIER.

Mon enfant !

CLOTILDE, avec force.

Oui, oui, votre enfant ; car enfin ! si coupable qu’elle soit, qui vous dit que l’enfant soit à la faute ?

DIDIER, douloureusement.

Et qui me prouvera le contraire ?

CLOTILDE.

Didier !

DIDIER.

Non ! je ne veux pas entendre cela ! Laissez-moi ! ce n’est pas vrai !... laissez-moi !...

CLOTILDE.

Où allez-vous ?

DIDIER.

Je m’en vais !... Je ne veux pas rester ici !

CLOTILDE.

Quitter votre maison ?

DIDIER.

Ma maison !... Est-ce qu’elle est à moi ?... Et qu’est-ce qui est à moi, ici ? Plus rien !... Vous direz à cette femme que je suis parti !... C’est une séparation... elle est libre !... Quant à l’enfant, je ne le lui dispute pas... son enfant !... qu’elle le garde !... il est à elle !...

CLOTILDE, pleurant.

Didier... mon pauvre, pauvre ami !

DIDIER, de même allant à elle.

Adieu !... J’irai chez vous demain, Clotilde !... Allons, ne pleurez pas... je suis fort... vous voyez !... C’est fait !... Il n’a que le premier moment !...

Il étouffe un sanglot.

CLOTILDE.

Eh bien ! non ! non ! vous ne partirez pas sans savoir si l’enfant que vous abandonnez est le vôtre !... Je vous en supplie, Didier, attendez encore... une heure... rien qu’une heure !... et je saurai ce qu’il en est... je le saurai, moi ! à tout prix !... mais je ne peux pas vous laisser partir comme cela !... Je ne le peux pas !... je ne le veux pas !

DIDIER.

J’entre chez moi, Clotilde... Faites ce qu’il vous plaira !... je n’espère plus et je ne crains plus rien !... mais si je ne vous vois pas !...

CLOTILDE.

C’est qu’il n’y a rien ici à regretter pour vous !

DIDIER.

Et alors à demain !...

CLOTILDE, lui tendant la main.

Non !... à tout à l’heure !

DIDIER.

À tout à l’heure ?

CLOTILDE.

Oui.

DIDIER, avec effort.

Eh bien, à tout à l’heure.

Il entre chez lui.

CLOTILDE, seule.

Allons, il ne s’agit pas de pleurer !... Il faut qu’elle parle, maintenant !...

Elle descend à gauche.

 

 

Scène VII

 

CLOTILDE, MARTHE[77]

 

MARTHE, soulevant la portière de sa chambre ; elle est mise très simplement, et pâle, inquiète.

Clotilde... tu ne viens donc pas ?

CLOTILDE, se remettant.

Si !...

MARTHE.

J’ai cru que tu apportais des nouvelles de Camille.

CLOTILDE.

Non !... me voici !...

La regardant.

Comme tu es pâle !

MARTHE, toute bouleversée.

Oui, ma petite Madeleine est malade !

CLOTILDE.

Ah !

MARTHE.

Et par ma faute !... En sortant cette après-midi, après une querelle avec Didier... j’ai oublié de dire que l’enfant qui dormait avait une fenêtre ouverte près de lui ; on l’a laissée jus qu’à la nuit, et quand je suis entrée tantôt, je l’ai trouvée la figure toute rouge, la respiration embarrassée, la fièvre... J’ai envoyé chercher le médecin, qui ne vient pas, et je meurs d’impatience...

Elle va au fond jusqu’à la porte de gauche.

CLOTILDE, à elle-même.

Enfin, il reste la mère, au moins... et la mère parlera !

MARTHE.

Qu’as-tu donc ?... Tu parais troublée ?

CLOTILDE.

C’est que je pense, Marthe, que tout cela ne serait pas arrivé si cette après-midi...

MARTHE, l’interrompant.

J’avais été là !... Ah ! tu n’as pas besoin d’achever... je me le dis assez, va, depuis une heure !...

CLOTILDE.

Viens alors... près de l’enfant !

MARTHE.

Jeanne veille !... Toutes les portes sont ouvertes... On n’a qu’à m’appeler !... et j’aime mieux être ici !... là-bas, je ne vis plus !... Ah ! ces médecins... l’heure passe, le mal augmente... et ils ne viendront pas !

CLOTILDE, la faisant asseoir.

Il faut le temps... Voyons, calme-toi !... Tu t’épouvantes...

MARTHE.

Est-ce que l’on sait ?... avec les enfants !... Et lui... où est-il aussi, lui ? – Est-ce qu’il ne devrait pas avoir déjà pris une voiture pour m’en amener un autre... le premier venu !...

CLOTILDE.

Ton mari... il ne sait rien !

MARTHE.

C’est vrai !...

Elle va pour entrer chez lui.

CLOTILDE.

Non ! n’appelle pas. Il est sorti !

MARTHE.

C’est bien le moment !... Sait-on où il est, au moins ?

CLOTILDE.

Non !

MARTHE, ironiquement.

Au cercle, alors ! Il reviendra à deux heures du matin.

CLOTILDE, la regardant attentivement.

Non !... Il ne reviendra pas, Marthe !

MARTHE.

Il ne reviendra pas ?

CLOTILDE.

Non !... car il est sorti pour ne jamais rentrer chez lui !

MARTHE.

Lui... Didier ?... Parti !... Allons, qu’est-ce que cela veut dire ?

CLOTILDE.

Qu’après la scène de tantôt, il s’est rendu compte du profond abîme qui vous sépare, et que, fatigué de ces luttes qui se répètent tous les jours, pour des caprices et des dépenses d’enfant gâté, il aime mieux te rendre ta liberté que de faire à jamais ton malheur et le sien !

MARTHE, d’une voix sourde.[78]

Et il est parti ?

CLOTILDE.

Il est parti !

MARTHE, très émue, sans vouloir le paraître.

Alors... c’est une séparation... Il s’en va... il me laisse... comme cela ?...

CLOTILDE, vivement.

Tu pleures ?

MARTHE, prenant le dessus.

Moi !... Ah ! par exemple, parce qu’un mari me quitte une bonne fois, qui me quittait le matin pour sa Bourse, et le soir pour son cercle... Parce qu’il me donne ma part de cette liberté qu’il prenait toute pour lui !... Parce que je pourrai vivre enfin de la vie que j’aime... sans avoir de comptes à lui rendre !... Ce n’est pas le moment de pleurer, tu l’avoueras... au contraire !

CLOTILDE, doucement.

Et, cependant, tu pleures ?

MARTHE.

C’est que je pense qu’il a bien mal choisi son heure pour abandonner la maison, quand sa fille est malade...

CLOTILDE.

Sa fille ?...

MARTHE, saisie d’une idée subite, et poussant un cri.

Ah ! il ne va pas réclamer son enfant, au moins ?

CLOTILDE.

Mais...

MARTHE, sans l’écouter.

Ah ! je ne veux pas ! Ma dot ! la maison ! tout ce qu’il voudra !... mais, ma fille !... Je veux ma fille, entends-tu ? Je ne veux pas qu’il me prenne ma fille !

CLOTILDE.

Il ne la réclame pas !...

MARTHE.

Oui... il dit cela... et puis, demain, il m’enverra quelque homme de loi !

CLOTILDE.

Je te jure que tu n’as rien à craindre.

MARTHE, inquiète, regardant la porte de sa chambre.

Par où est-il sorti ?

CLOTILDE.

Par son cabinet !... comme tu entrais !...

MARTHE.

Bien !... D’ailleurs, Jeanne est là !...

CLOTILDE.

Et si tu veux, pour te rassurer sur l’avenir, savoir ses dernières paroles...

MARTHE.

Quelles paroles ?

CLOTILDE.

« Dites à Marthe que je lui laisse Madeleine... »

MARTHE.

Il a raison !... Il ne l’aurait pas, d’abord !

CLOTILDE, continuant.

« ...Car, dans tous les cas, l’enfant est plutôt à la mère... »

MARTHE.

Ah ! oui... cela !

CLOTILDE, la regardant.

« Et, quant à cette petite fille, je n’ai aucun droit sur elle !... puisqu’elle n’est pas à moi ! »

MARTHE, sans comprendre d’abord.

Elle n’est pas à lui !

Puis, comprenant et poussant un cri, indignée.

Ah ! sa fille n’est pas à lui ?... son enfant !... Madeleine ?... Il n’est pas le père de ma fille... lui ?

CLOTILDE.

Il ne le croit pas, du moins !

MARTHE.

Il ose !... Mais c’est une infamie, cela !... Appelle-le !... Qu’il vienne !... Je veux qu’il vienne !... et qu’il ose renier sa fille innocente, dans son berceau ! devant moi ! devant la mère et devant Dieu !...

CLOTILDE.

Ah ! s’il t’entendait !

MARTHE.

Et voilà pourquoi il part !... Mais, si ce n’est pas lui... alors !... mais où est le père ?... Mais quel père ? Qui donc ?... Parle !...

CLOTILDE.

Ton amant !

MARTHE, stupéfaite.

Mon amant ! Quel amant ?

CLOTILDE.

M. de Champrosé !

MARTHE.

Moi ?... Vous avez cru cela ?

CLOTILDE.

Ce n’est pas vrai ?

MARTHE.

Mais, Dieu du ciel ! non ! ce n’est pas vrai !

CLOTILDE, avec doute.

Marthe !

MARTHE.

Tu ne me crois pas ?

CLOTILDE.

Mais, malheureuse enfant ! qui te croirait ?... Tout t’accuse... jusqu’à ton silence, jusqu’à tes mensonges ; car tu as menti, tu le connais, cet homme !

MARTHE.

Ah ! mon Dieu ! aurais-je menti, si j’avais pu croire que vous supposiez une telle infamie, si loin de la vérité...

CLOTILDE.

Mais quelle vérité !... Dis-la donc enfin ?

MARTHE, tombant assise à droite.

Ah ! laisse-moi ! c’est indigne à vous, c’est horrible !... Voilà ce que vous avez pensé de moi, tous !... lui le premier !... Rien pour me justifier et me défendre... Rien !...

CLOTILDE, assise près d’elle.

Mais si !... la vérité !... pour Dieu ! dis-la donc !

MARTHE, désespérée.

À quoi bon maintenant ?...

CLOTILDE.

À vous sauver, toi et ton enfant !... Voyons, parle !... Entre cet homme et toi !... qu’est-ce qu’il y a ? Je t’en supplie... dis-le !

MARTHE.

Ah ! ce qu’il y a !... Quelque chose d’affreux, que je ne pouvais pas avouer sans honte !

CLOTILDE.

Mais parle donc ! Marthe... chère enfant... Il n’y a que toi et moi pour l’entendre !...

MARTHE, baissant la voix et avec honte.

Eh ! bien, il y a un service rendu !... De l’argent !

CLOTILDE.

De l’argent ?

MARTHE.

Oui, c’est horrible, n’est-ce pas ?... Est-ce que je pouvais avouer cela ? – J’étais à Dieppe... il y a deux ans... et là !... tu sais quelles dépenses... quelles toilettes !... Didier s’était déjà fâché !... Manquant d’argent... n’osant plus lui en demander... un jour je me mis à jouer !...

CLOTILDE.

Ah !

MARTHE.

Je gagne !... j’y prends goût ! – Le lendemain, je joue encore... puis tous les jours avec un bonheur !... Et le gain du jeu défrayait mes toilettes !... Mais un soir

Elle se lève.

la chance tourne... je perds !... je perds !... et, quand cela commence !... la passion s’en mêle... je joue sans frein, sans raison... et je me trouve tout à coup avoir à payer sept fois ma mise... et rien sur moi !... rien !... On chuchote, on me regarde... je sens que je deviens folle... lorsqu’une voix inconnue me dit : « Voulez-vous permettre à votre associé, madame, de régler pour vous ? » Et sans attendre ma réponse, celui qui parle jette sur la table ce que je dois et m’entraîne hors de la salle... C’était monsieur de Champrosé qui avait eu pitié de moi et qui me sauvait ! – Le lendemain, mes bijoux, mes cachemires vendus, je lui paye une partie de ma dette ; quelques mois plus tard je lui donne le reste aux Tuileries... Et avant, comme après... rien de plus entre nous, je te le jure, Clotilde, sur la vie de mon enfant malade... et si tu ne me crois pas... alors, qu’est-ce que tu veux...

CLOTILDE, la serrant dans ses bras.

Ah ! si !... si, je te crois !... Va, je te crois !... – Ah ! Marthe !... Ah ! que je suis heureuse !... – Quel bonheur !... mon Dieu, quel bonheur !

MARTHE.

Mais, pense... quand Didier m’a parlé de monsieur de Champrosé, à propos d’argent ?...

CLOTILDE.

Oui, oui !... Mais tantôt !... Cette après-midi !... pour ces dentelles !... Est-ce que c’est encore à lui ?...

MARTHE.

Ah ! Dieu non. Après cette querelle, hors de moi, et voulant cette garniture à tout prix, je suis allée où je t’ai dit : aux courses : – là... j’ai parié au hasard... J’ai gagné... Et je suis revenue... triomphante d’une folie qui me donnait vingt mètres de dentelles... en me faisant perdre à la fois le cœur de mou mari et la santé de mon enfant !...

CLOTILDE.

Ah ! tu ne perdras ni l’un ni l’autre, va !... le ciel est trop juste !... Didier !... mon ami !

MARTHE.

Tu l’appelles !

CLOTILDE, joyeuse, courant à la porte de Didier.

Je t’ai trompée !... Il n’est pas parti ! – Il attend là !

Elle pousse un battant de la porte et appelle.

Didier !...

Silence.

MARTHE.

Rien ?...

CLOTILDE, appelant dans le jardin.

Didier !...

Silence.

Oh ! ce n’est pas possible !

Elle s’élance dans le cabinet et disparaît, on l’entend appeler encore.

Didier !... 

Elle rentre un papier à la main.

MARTHE.

Personne ?...

CLOTILDE.

Personne !... un mot d’écrit seulement !...

Lisant.

« Je n’attends plus, mon amie, je sais bien qu’à force de mensonge ? elle finira toujours par vous persuader de son innocence, et je ne croirais plus rien... Je pars !... »

MARTHE, douloureusement.

Ah !...

CLOTILDE.

Parti !

MARTHE.

Et où est-il ?

CLOTILDE.

Ah ! je n’en sais rien !... mais je le trouverai, va ! je t’en réponds !... Et je lui dirai tout, et il faudra bien !...

Elle s’arrête.

Non !...

MARTHE.

Quoi ?

CLOTILDE.

Il ne me croira pas !

MARTHE.

Il ne te croira pas !

CLOTILDE, redescendant.

Non ! Il dira que monsieur de Champrosé et toi, êtes convenus de cette affaire de jeu pour nous tromper... Il dira que tu m’as persuadée de ton innocence à force de mensonges... 

Lui montrant la lettre.

Et qu’il ne croit plus rien... tu le vois bien... c’est écrit ! – Ah ! stupide que je suis !... Il fallait le forcer à t’écouter... Il aurait vu tes larmes !... Tandis que maintenant... que dire ?... que faire ? Ah ! mon Dieu, que faire ?

Elle passe à droite.

MARTHE, désespérée.

Ah ! c’est fini ! alors...

CLOTILDE.

Voyons !... remets-toi, ne pleurons pas !... Il ne s’agit pas de pleurer... Cherchons !... trouvons !... Ce que tu m’as dit... as-tu un témoin... une preuve ?...

MARTHE.

Non !

CLOTILDE.

Quoi ! pas une ? Rien ?... rien ?

MARTHE.

Si... peut-être !

CLOTILDE, triomphant.

Ah ! laquelle ?...

MARTHE.

Mes lettres !...

CLOTILDE, saisie.

Tes lettres ?...

MARTHE.

À M. de Champrosé... oui... à propos de cet argent ! les a peut-être gardées... et alors tu comprends !...

CLOTILDE, de même.

Tes lettres... oui... Champrosé... tes lettres !...

MARTHE.

Mais va donc... cours chez lui !...

CLOTILDE, balbutiant.

C’est que... ces lettres !... Je... moi...

Désespérée.

Ah ! mon Dieu !... qu’est-ce que j’ai fait ?

MARTHE.

Quoi ?

CLOTILDE.

Je les ai brûlées !...

MARTHE.

Mes lettres ?

CLOTILDE.

Oui !... là... tout à l’heure !... Épouvantée, devant lui !... Et tiens... regarde !... Ah ! malheureuse ! j’avais ta justification dans les mains... et voilà ce que j’en ai fait ! Pardonne-moi ! pardonne-moi !...

Elle voit Marthe qui tombe sur le canapé. Elle court à elle et glisse à ses genoux.[79]

MARTHE.

Ah ! Clotilde ! tu m’as perdue !...

CLOTILDE.

Non ! non ! je te sauverai, Marthe !... à moi !... du secours !...

JEANNE, paraît sur le seuil de la porte à droite, vivement.

Ma sœur !... le médecin !...

Elle disparaît.

CLOTILDE, à genoux près de Marthe.

Ah ! Marthe !... entends-tu ?... le médecin est là, entends-tu ?... Ta fille !... Debout !... c’est pour ta fille !...

Elle la relève.

MARTHE, debout.

Madeleine !...

CLOTILDE, soutenant Marthe et l’entrainant.

Ah ! Dieu sauve l’enfant !... et je te rendrai le père, moi, je te le jure ; je te le jure !...

 

 

ACTE V

 

Un salon chez Clotilde. À gauche, premier plan, une porte. Au-dessus une fenêtre. Porte au fond. À droite, premier plan, une cheminée, une porte. Chaises, fauteuils sur le devant de la scène.

 

 

Scène première

JEANNE, CAMILLE, JULIE

 

Au lever du rideau, on entend sonner. Camille passe sa tête par la porte à gauche et fait quelques pas en scène, suivie de Jeanne.

CAMILLE, à demi-voix.

Julie !...

JULIE, passant à droite.[80]

Mademoiselle !...

JEANNE.

On a sonné !

JULIE.

Oui, mademoiselle, j’y vais !

CAMILLE.

Si c’est Stéphen, n’ouvre pas... Clotilde ne veut pas qu’il entre chez elle, et moi non plus !...

JULIE.

Soyez tranquille, mademoiselle, on connaît sa consigne !...

Elle sort par le fond. Jeanne remonte et prête l’oreille.

CAMILLE, à Jeanne.

Entends-tu ?

JEANNE.

Oui... c’est une voix d’homme !

CAMILLE, vivement.

Stéphen !

JEANNE, écoutant.

Non, c’est M. de Champrosé.

 

 

Scène II

 

JEANNE, CAMILLE, CHAMPROSÉ

 

JEANNE, tendant la main à Champrosé.

Entrez, monsieur de Champrosé, vous êtes un ami, vous ?

CHAMPROSÉ.

Merci !...

Apercevant Camille.

Ah !...

JEANNE.

Eh ! oui !... Elle est retrouvée !...

CHAMPROSÉ.[81]

De ce matin ?

CAMILLE.

D’hier au soir !

CHAMPROSÉ.

Et M. Stéphen ?...

JEANNE.

À Paris !

CHAMPROSÉ.

C’est lui qui vous a ramenée.

CAMILLE.

Oh ! que non ! c’est moi qui ai voulu revenir !

CHAMPROSÉ.

Ah ! bravo !

CAMILLE, allant à Champrosé.

Oh ! mais j’ai de la tête !... Au premier moment, j’étais si effarée de ce qui venait d’arriver à Jeanne, et tellement perdue dans cette foule, que je me suis laissée mettre en calèche, sans réflexion ; mais une fois dans cette voiture avec Stéphen, et loin du champ de courses, j’ai peur, je veux revenir sur mes pas, Stéphen résiste ; je me fâche, j’ordonne, et l’on obéit ; mais volontairement ou non, le cocher prend un chemin pour un autre, si bien que de route en route et de village en village, nous n’arrivons à Saint-Cloud qu’à la nuit. N’osant pas descendre seule chez papa, je viens chez Clotilde où j’ai passé la nuit. Voilà toute mon aventure, monsieur, et je veux que vous sachiez bien que si j’ai été coupable, ce n’est que de légèreté...

Mouvement de Champrosé qui va pour parler ; Camille reprend vivement.

Ce qui est encore trop !... vous alliez le dire ; mais du moins, je l’aurai dit avant vous !

CHAMPROSÉ.

Réparation d’honneur, mademoiselle ! Seulement, une seule chose m’étonne !... Comment ma cousine ne vous a-t-elle pas ramenée tout de suite chez monsieur votre père ?

JEANNE.

Oh ! c’est qu’il y a chez monsieur notre père ce jeune canif de Birmingham qu’on veut nous faire épouser et dont nous nous garons !...

CHAMPROSÉ.

L’aimable Prudent ?

CAMILLE.

Dont je ne veux pas pour mari...

JEANNE.

Ni moi pour beau-frère.

CHAMPROSÉ.

C’est-à-dire que nous tenons toujours un peu pour le coupable Stéphen ?

CAMILLE.

Pauvre garçon !

CHAMPROSÉ.

Allons, allons, si Clotilde s’en mêle...

JEANNE.

Elle s’en mêlera !... Mais elle l’a dit : à une condition...

CHAMPROSÉ.

C’est...

JEANNE, sinistrement.

Réforme des toilettes !

CHAMPROSÉ.

Oh ! la, la ! et mademoiselle ?...

JEANNE.

Ah ! j’ai dû dépenser bien de l’éloquence... mais enfin !...

CAMILLE tient la main de Jeanne et fait une révérence à Champrosé. Puis Camille remonte.

C’est convenu !

JEANNE.

Nous consentons !

CHAMPROSÉ.

Bravo !... cela durera toujours ce que ça pourra !

JEANNE, descendant près de Champrosé.

Dites que ce n’est pas beau !... Je fais des prosélytes !

CHAMPROSÉ.

Vous êtes un ange !...

JEANNE.

Et un ange, remarquez-le bien, qui n’a pas prononcé ce matin un seul mot d’argot !...

CHAMPROSÉ, radieux.

C’est vrai !

JEANNE.

C’est-à-dire que ce ne sont plus des grenouilles qui tombent : ce sont des rubis !

CHAMPROSÉ.

Ah !... Clotilde vous a dit ?

JEANNE.

Tout !

CHAMPROSÉ.

Tout ?

Julie paraît au fond et fait un signe à Camille qui va à elle.

JEANNE.

Vous le voyez bien !... Puisque je me corrige... pour vous !

CHAMPROSÉ, vivement.

Pour moi !

CAMILLE.

Papa !... il monte !

JEANNE.

Ah ! mon Dieu... il ne faut pas qu’il nous voie !

Elles se sauvent par la porte à gauche.

CHAMPROSÉ.

Cachez-vous !

Fermant la porte.

Je veille !

 

 

Scène III

 

CHAMPROSÉ, BENOÎTON, JULIE, CAMILLE et JEANNE

 

BENOÎTON, au fond, à Julie.

Comment, votre maîtresse n’est pas rentrée ?...

Apercevant Champrosé.

Ah !... Tiens !

CHAMPROSÉ.[82]

Bonjour, monsieur Benoîton !

BENOÎTON.

Mais il est donc partout ?

CHAMPROSÉ.

À la fois ? pas encore !

BENOÎTON.

Ah ! je n’en peux plus...

Il s’assied à gauche.[83]

CHAMPROSÉ.

Et comment avez-vous passé la nuit, après toutes ces histoires ?...

BENOÎTON.

Ma nuit, je l’ai passée... à la gare de Saint-Cloud, une combinaison superbe pour rattraper mes amoureux !

CHAMPROSÉ.

Ah ! bah !

Camille et Jeanne ouvrent doucement la porte et écoutent.

BENOÎTON, fièrement.

Oui !

CHAMPROSÉ.

Vous savez où ils sont ?

BENOÎTON.

Parbleu !

CAMILLE, s’oubliant.

Ah !

Elles disparaissent.

BENOÎTON.

Hein ?

CHAMPROSÉ.

Quoi ?

BENOÎTON.

Il y a des courants d’air !... Fermez, donc la porte !

CHAMPROSÉ, fermant la porte.

Voilà !... Nous disons ?...

BENOÎTON.

Ils sont sur la ligne du Havre !

CHAMPROSÉ.

Tiens !... Comment savez-vous que c’est la ligne du Havre ?

BENOÎTON.

Des calculs à moi !... Je dis à Fanfan : – Fanfan, quelle direction, la calèche ? Fanfan sans hésiter, – Le Nord ! – Vous savez qu’en fait de boussole, cet enfant-là... étonnant !

CHAMPROSÉ.

Oui ! oui !

BENOÎTON.

Or, le Nord, c’est Asnières.... Et Asnières... C’est la ligne du Havre ! Il n’y a pas à sortir de là !

CHAMPROSÉ.

C’est clair !

BENOÎTON.

Ici, ma combinaison !... Je ne m’amuse pas aux télégrammes ! Je vais tout bonnement au bureau du Petit Journal, et je fais insérer cette note paternelle. « Oubli !... Pardon !... Mariage !... Dans mes bras !... Trois points d’exclamation !!!... B. n. t. n. » Benoîton !!!

CHAMPROSÉ.

Très bien !

BENOÎTON.

Oui !... Et puis je vais me camper à la gare de Saint-Cloud, avec des agents de police, pour les pincer à leur arrivée.

CHAMPROSÉ.

Ah ! diantre !...

BENOÎTON.

Vous voyez la combinaison !... Il faisait un froid. J’attends tous les trains, toute la nuit... Je recommence à l’aurore !.. je n’attrapais rien du tout, qu’un rhume atroce... Enfin, à huit heures du matin, on crie les journaux, j’achète le mien, et qu’est-ce que je trouve aux annonces ? Cette réponse de mon scélérat de neveu : « Reconnaissance !... Amour !... Dévouement !... Mais il me faut des garanties !... S. t. p. ». Stéphen !

CHAMPROSÉ.

Il a flairé le coup.

BENOÎTON.

Il a flairé le coup, voilà tout !

CHAMPROSÉ.

Savez-vous qu’il est malin, le gaillard !

BENOÎTON.

Je crois bien qu’il est malin !... c’est joliment mené cette opération-là !...

CHAMPROSÉ.

Et alors ?...

BENOÎTON. Il se lève et prend le milieu de la scène.

Alors je me suis dit. La petite aurait peut-être écrit à Clotilde !... Allons voir Clotilde !... Et ma foi, si elle sait où les trouver... ces pauvres enfants.

CHAMPROSÉ, vivement.

Pardon... pour de vrai ?

BENOÎTON.

Mariage !

CHAMPROSÉ, la main sur le bouton de la porte.

Dans mes bras !...

BENOÎTON.

Mais pas de dot !

CHAMPROSÉ, fermant la porte.

Ah bien, non !

BENOÎTON.

Quoi ?

CHAMPROSÉ.

Rien ! Le courant d’air !...

 

 

Scène IV

 

CHAMPROSÉ, BENOÎTON, FORMICHEL[84]

 

FORMICHEL.

Ah ! mon cher Benoîton, on m’a dit que vous étiez ici...

BENOÎTON.

Formichel !

FORMICHEL.

Ah ! quel gredin ! quel gredin ! quel gredin !

BENOÎTON.

Qui ça ?

FORMICHEL.

Mon fils !

CHAMPROSÉ.

Prudent ?

FORMICHEL.

Ah ! quel pickpocket !... Je viens de Belleville !

BENOÎTON.

Eh bien ?

FORMICHEL.

Eh bien ! je l’ai vue, la maison qu’il m’a cédée pour l’hôtel.

CHAMPROSÉ.

Eh bien ?

FORMICHEL.

Eh bien !... Eh bien, le plafond du second s’est écroulé sur le plafond du premier qui s’est écroulé sur le rez-de-chaussée.

CHAMPROSÉ.

Qui s’est écroulé sur la cave ?

FORMICHEL.

Non, ça s’arrête là !

CHAMPROSÉ.

C’est fâcheux !... ça partait bien !...

FORMICHEL.

Et il le savait, le cancre !... que tout s’était abattu la veille...

CHAMPROSÉ.

La veille ! Et il le savait !... 

À Benoîton.

Diable, c’est fort, ça, dites donc !

BENOÎTON.

Je crois bien !

CHAMPROSÉ, montrant Formichel.

C’est plus fort que lui !...

FORMICHEL, abattu.

Ah ! c’est plus fort que moi, oui !

BENOÎTON.

C’est même plus fort que mon neveu !

CHAMPROSÉ.

Croyez-vous ?

BENOÎTON.

Positivement !... Cela ferait un gendre plus sérieux que l’autre ! Le voici !

FORMICHEL.

Mon fils !

 

 

Scène V

 

CHAMPROSÉ, BENOÎTON, FORMICHEL, PRUDENT[85]

 

PRUDENT, arrivant.

Eh bien... Je te vois à la gare !... et tu cours en avant.

FORMICHEL.

Va-t’en !

PRUDENT.

Qu’est-ce qu’il a ?

CHAMPROSÉ, soupirant.

Papa n’est pas content !

PRUDENT.

De quoi ?

FORMICHEL.

Il le demande !... Et la maison ?... La maison de Belleville... Fils dénaturé !...

PRUDENT.

Ah ! tu en viens !... Une jolie vue, pas vrai ?

CHAMPROSÉ.

Oui ! il paraît que du rez-de-chaussée il y a une petite éclaircie sur la lune !

PRUDENT.

Ah ! les plafonds, oui !

FORMICHEL, l’imitant.

Ah ! les plafonds, oui !... Mais c’est qu’il vous dit ça d’un air radieux !

PRUDENT.

Ça s’est écroulé jeudi matin !...

FORMICHEL.

Et tu m’as vendu vendredi soir, cher petit !...

PRUDENT.

Oui ! Je me suis dit : Si j’attends, papa le saura, et il n’en voudra plus !

FORMICHEL.

Mais c’est ça !... Mais comment donc !

PRUDENT.

Ah bien ! Si tu te fâches ?

FORMICHEL.

Non, je suis ravi !... Sois tranquille, va ; j’attaquerai le contrat comme entaché de mauvaise foi, et spéculant sur mon ignorance de l’état des lieux !

PRUDENT.

Alors, je serai forcé de l’attaquer, moi, comme administrateur négligent, qui, son propre aveu, ignore l’état de mes immeubles confiés à sa tutelle !

FORMICHEL, saisi.

Hein ?

PRUDENT.

Dame !

Il remonte.

BENOÎTON.

C’est écrasant ! Formichel !

CHAMPROSÉ, près de Formichel.

Ne luttez pas, allez ! vous n’êtes pas de force !

FORMICHEL va pour s’élancer sur son fils. Champrosé le retient.

Comment ! ce scélérat-là pourra dévaliser impunément son propre père ?

PRUDENT, redescendant.[86]

Ah bien, voyons, papa !... Les affaires sont les affaires, que diable... C’est toi qui me l’as toujours dit ?

BENOÎTON et CHAMPROSÉ.

Parbleu !

PRUDENT.

Comme père, il est bien convenu que je te vénère ; mais comme acheteur...

CHAMPROSÉ.

Je t’enfonce !

PRUDENT.

Dame !

CHAMPROSÉ.

C’est positif !

BENOÎTON, à Formichel.

Ça, vous n’avez pas le droit de vous fâcher.

CHAMPROSÉ.

Je dis plus : comme père, il devrait être enchanté de voir son fils faire une si belle opération.

PRUDENT.

Ah ! ça, oui !...

BENOÎTON.

Parbleu !...

CHAMPROSÉ.

Seulement ! entre nous, je le crois un peu sec, monsieur Formichel.

BENOÎTON.

Peut-être !... oui !...

FORMICHEL, abruti.

Je suis sec !... Je suis à sec !...

CHAMPROSÉ.

Oui, mais quel fils !... Est-il assez dans le mouvement !...

 

 

Scène VI

 

CHAMPROSÉ, BENOÎTON, FORMICHEL, PRUDENT, CLOTILDE[87]

 

CLOTILDE.

Ah ! mon Dieu ! Tout le monde... ici !...

BENOÎTON, allant à Clotilde.

Ma chère... Je voulais...

CLOTILDE.

Ah ! je n’ai pas le temps !... Didier est sur mes pas ! et j’ai à lui parler ! Descendez tous au jardin !...

BENOÎTON.

Comment, mais !...

CLOTILDE.

Hector !... mon ami... je vous en prie...

CHAMPROSÉ, ouvrant la porte à droite.

Allons ! monsieur Benoîton, par ici !...

BENOÎTON.

Si elle nous disait...

CHAMPROSÉ.

Comment donc ?... Plus tard !

Benoîton sort.

Allons, Formichel père et fils !... Vite !...

FORMICHEL.

Puisqu’on sort... sortons !

CHAMPROSÉ.

C’est ça !...

Formichel sort.

PRUDENT.

Moi... je...

CHAMPROSÉ.

Vous aussi !

PRUDENT.

Ah !

CHAMPROSÉ.

Comme ça, tenez !...

Le faisant sortir et fermant la porte sur Prudent. À Clotilde.

Seulement, cette fois-ci, je ne sors pas !... moi !...

CLOTILDE, vivement, lui montrant la chambre où est Jeanne, sans cesser de guetter l’arrivée de Didier.

Dix minutes seulement. Là, chez moi !... Je vous en prie, Hector !...

CHAMPROSÉ, traversant.

De ce côté-là !... je n’y répugne pas...

Ouvrant la porte pour sortir.

Mais, dix minutes ; pas plus !

CLOTILDE, fermant la porte sur lui.

Le voilà !...

Seule.

Maintenant, il faut lui prouver la vérité... à lui !... Et Dieu sait comment !

 

 

Scène VII

CLOTILDE, DIDIER

 

CLOTILDE, courant à lui, avec joie.

Enfin !... c’est vous !...

DIDIER.

Clotilde !...

CLOTILDE.

Ah ! mon ami, quelle nuit, et ne savoir où vous prendre !... Mais vous voilà ! Dieu soit loué ! Venez... suivez-moi !...

DIDIER.

Où donc ?...

CLOTILDE.

Où donc !... Mais ce n’est pas vrai, Didier ! mais Marthe, votre pauvre Marthe...

DIDIER, reculant, froidement.

Innocente, n’e-t-ce pas ?

CLOTILDE.

Ah ! grand Dieu ! Oui, innocente !

S’arrêtant devant le sourire ironique de Didier.

Eh bien ! quoi ? Pourquoi ce mauvais sourire ?

DIDIER, secouant la tête.

Rien !... sinon que je m’y attendais !...

CLOTILDE.

Vous vous attendiez ?...

DIDIER, ironiquement.

À être salué ce matin par cette heureuse nouvelle !... Hélas ! ne vous l’avais-je pas prédite hier au soir ? Relisez donc mon adieu, Clotilde.

CLOTILDE.

Mais, je vous assure...

DIDIER.

L’innocence de Marthe ?...

Avec un rire ironique.

Allons donc !...

Il s’assied à droite.

Qu’hier, vous m’ayez vu fiévreux, emporté et prêt à tout nier comme à tout croire, oui ; mais, maintenant, regardez-moi donc... Je suis maître de moi... et malheureusement trop calme pour me payer de folles espérances et de chimères.

CLOTILDE.

Il ne s’agit pas de chimères, ni de folies, Didier, mais de vérités... que je vous atteste, moi !... C’est qu’au premier mot d’accusation toute son innocence a protesté dans un cri de stupeur... C’est qu’à la pensée que vous pouviez douter de votre enfant, le désespoir de la mère m’a répondu de la vertu de la femme, et que ses larmes...

DIDIER, froidement.

Eh bien, ses larmes ! Quoi ?... ses larmes !... Après ?...

CLOTILDE.

Après ?... Mais vous ne croyez donc à rien, vous ?...

DIDIER, souriant tristement.

Ah ! si... Je crois que n’avouer jamais, mentir quand même, et nier le fait, fût-il flagrant !... c’est le premier et le plus sacré des articles de ce code féminin, qui n’est que fausseté, mensonge et hypocrisie !... Voilà ce que je crois !...

CLOTILDE, à elle-même.

Ah ! mon Dieu !... toutes mes craintes...

Silence. Elle réfléchit sans le regarder.

DIDIER.

Pardonnez-moi la peine que je vous fais, Clotilde... Elle vous a convaincue, vous, c’est clair... mais, en vérité, à ma place, quel homme...

S’arrêtant.

Enfin ! voyons ! que peut-elle dire ? Qu’ose-t-elle dire pour sa défense ?...

CLOTILDE.

À quoi bon ? puisque vous ne croyez rien !

DIDIER.

Enfin, voyons toujours, je vous prie !...

CLOTILDE.

Et que répondre à cette froide raison qui ne sait que discuter là où il faudrait sentir ? Je n’ai pas discuté, moi !... Je l’ai vue pleurer, et mon cœur s’est dit : puisqu’elle pleure, c’est qu’elle souffre !... et, si elle souffre, c’est qu’elle dit vrai !... Mais la belle vérité, pour un homme comme vous !... Ne faut-il pas des titres à l’appui... des chiffres sous les pleurs et l’addition avec la preuve ?... Vous voulez des preuves, n’est-ce pas ? Il vous faut des preuves ?

DIDIER.

Mais oui !

CLOTILDE.

Eh bien, mon cher ami, je n’en ai pas !... Et il s’agit de croire, comme moi, sans autre garant que sa douleur !...

Avec élan.

Voyons, êtes-vous homme à me suivre chez elle, Didier, à la voir, à l’entendre et à ne pas exiger d’autre témoignage ?

DIDIER.

Et vous, qui parlez !... quand elle a juré qu’elle ne connaissait pas M. de Champrosé, vous êtes-vous contentée de sa parole ?

CLOTILDE.

Non !

DIDIER.

Pourquoi ?... Elle jurait, cependant.

CLOTILDE.

Mais elle mentait !...

DIDIER.

Oh ! elle mentait !... Et qui me prouve qu’elle ne ment pas encore ? Quelle différence ?

CLOTILDE.

Quelle différence ?... Ah ! Dieu ! parlez donc à des hommes pareils !... Mais venez donc près d’elle... je vous en supplie !... Mais, venez !... seulement, venez donc !...

Elle cherche à l’entrainer.

DIDIER.

Pour qu’elle m’atteste, une fois de plus, qu’elle, n’a jamais connu cet homme !...

CLOTILDE.

Non ! Elle avoue le connaître !

DIDIER.

Ah ! c’est changé, maintenant !

Ironique.

mais un ami, n’est-ce pas ?... le plus désintéressé des amis ?

CLOTILDE.

Pas même un ami... un passant qui l’a sauvée !...

DIDIER, se levant.

C’est vrai !... j’oubliais... le sauveur !

CLOTILDE.

Ah ! ne riez pas, Didier ! la vérité, la voici : c’est que l’argent que vous refusiez à votre femme pour ses misérables toilettes, elle le demandait au jeu...

DIDIER.

Au jeu !...

CLOTILDE.

Et à Dieppe, certain jour qu’elle ne pouvait payer ce qu’elle avait perdu... ce fut M. de Champrosé qui paya pour elle sans la connaître...

DIDIER, stupéfait.

Voilà ce qu’elle prétend !

CLOTILDE.

Et ce qui est vrai !... car à tant faire que de mentir, Didier, pour son propre honneur, franchement... est-ce là ce qu’on invente ?

DIDIER.

Le jeu ?... de l’argent ?...

CLOTILDE.

Qu’elle achevait de rendre quand Adolphine les vit tous deux aux Tuileries !...

DIDIER.

Et rien de plus ?...

CLOTILDE.

Mais rien autre... rien !...

DIDIER.

Oui... et l’enfant ?... Rappelez-vous donc l’enfant qu’il embrassait ?...

CLOTILDE.

Eh bien ! il embrassait l’enfant dans les bras de la mère, cela ne se fait pas tous les jours innocemment ?

DIDIER.

Peut-être !... Mais ces lettres ?... brûlées... par vous !

CLOTILDE, vivement.

La preuve de son innocence que j’anéantissais sans le savoir !...

DIDIER.

C’est elle qui le dit !...

CLOTILDE.

Elle ne le dit pas... malheureux... elle le pleure !

DIDIER.

Ah ! mon Dieu !... que faire ? que croire ?...

CLOTILDE, lui saisissant la main et l’entraînant peu à peu jusqu’à la porte du fond.

Votre cœur qui vous crie : « C’est vrai ! » Didier, voyons, je vous en conjure... venez la voir, l’entendre !... Un seul de ses regards vaudra mieux que tout ce que je puis vous dire, moi... mais pensez, toute une nuit que la pauvre femme souffre et se désole... et vous appelle !... car elle vous aime, Didier, autant que vous l’aimez vous-même... oui, encore, malgré vous... Ah ! vous êtes ému... une larme... oui... vous viendrez cette fois !... Didier, mon ami, mon enfant !... n’est-ce pas ?... Venez...

L’entrainant avec joie.

Ah ! il vient !... Partons !...

DIDIER, se dégageant.

Non ! je n’irai pas !...

CLOTILDE.

Encore !...

DIDIER.

Tenez !... Une preuve, Clotilde !... une seule... et je crois tout ! mais comme cela... jamais !... Je ne veux pas... je ne peux pas !...

CLOTILDE, brisée.

Ah ! vous avez raison, tenez... nous n’en sortirons pas !... et cela me tue !...

Silence.

Adieu !...

Elle prend son châle pour sortir.

DIDIER.

Vous sortez ?

CLOTILDE.

Oui !

DIDIER.

Pour lui dire ?

CLOTILDE, mettant son châle sur son épaule.

De vous ? Plus rien ! C’est assez pour elle de l’autre douleur ! 

DIDIER.

Quelle douleur ?

CLOTILDE.

L’enfant !

DIDIER.

L’enfant ?

CLOTILDE.

Oui, nous avons veillé toute la nuit ! et je n’ai pas voulu le dire... Madeleine est malade...

DIDIER, effrayé.

Malade ?...

Oubliant tout.

Ma fille !

CLOTILDE.

Oui !

DIDIER.

Gravement ?...

CLOTILDE.

Gravement !

DIDIER.

Ah ! mon Dieu !... une imprudence, le froid, quelque accident !...

CLOTILDE.

Une fenêtre ouverte !...

DIDIER.

Ah ! j’en étais sûr !... je l’ai dit vingt fois !... Et le médecin ?...

CLOTILDE.

Très inquiet !

DIDIER.

La fièvre ?

CLOTILDE.

Toute la nuit !

DIDIER.

Ah ! ma pauvre petite Madeleine... Et je suis là, moi !... Je suis là !...

CLOTILDE, le saisissant.

Venez donc !

DIDIER.

Oh ! tout de suite !...

CLOTILDE, à part.

Enfin !...

Elle ouvre la porte du fond. Didier la suit.

DIDIER.

Ma bien-aimée petite fille... perdre ma f...

S’arrêtant tout à coup sur le seuil de la porte.

Ma fille !... Qui sait ?... Est-ce ma fille seulement ?...

Il passe à gauche.

CLOTILDE.

Didier !...

DIDIER, désespéré.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !... En être là pourtant, de ne pas savoir si cette douleur est bien à moi... mon enfant malade... à la mort peut-être, et quand tout mon cœur s’élance vers son berceau... se dire : De quoi te mêles-tu ?... Sais-tu s’il est à toi, ce petit être adoré pour qui tu trembles... Imbécile !... de l’angoisse et des larmes !... Envoie donc chercher l’amant !... Qu’il pleure à ta place... Il en a le droit, lui...

CLOTILDE.

Ma fille !... Didier !... c’est votre premier mot, celui-là... le seul vrai... celui qu’il faut croire, et que toute votre âme vous crie : ma fille ! ma fille !

DIDIER.

Et si elle ment, j’irai, moi, m’attendrir stupidement sur l’enfant de cet homme...

CLOTILDE.

Et si elle dit vrai, malheureux ! Vous maudirez donc le vôtre ?...

DIDIER, tombant assis à gauche.

Oh ! c’est affreux, tenez !... Je ne sais plus... J’ai la tête perdue ! Ah ! misérables femmes, y pensez-vous, quand vous courez chez votre amant, qu’il peut venir une heure où vous mettrez un honnête homme à cette horrible torture, de ne savoir s’il doit aimer ou haïr son propre sang !... Misérables !... misérables femmes !...

CLOTILDE, suppliante, lui pressant les mains.

Didier... votre petite Madeleine qui souffre... qui se plaint... qui vous appelle...

DIDIER.

Oh ! vous avez raison !... Par ma douleur, je sens bien qu’elle est toujours à moi !... Allons ! allons !...

CLOTILDE.

Venez !...

DIDIER.

Oui !... oui !... Courons !...

Ils vont pour sortir par le fond. Champrosé paraît à gauche. Clotilde et Didier s’arrêtent. Musique à l’orchestre.

 

 

Scène VIII

 

CLOTILDE, DIDIER, CHAMPROSÉ[88]

 

CLOTILDE.

Hector !...

DIDIER.

Lui !...

CHAMPROSÉ.

Moi, monsieur, qui viens vous offrir ici l’explication que vous cherchiez hier, sans doute.

CLOTILDE, passant entre Champrosé et Didier.

Ah ! ce n’est pas le moment !...

DIDIER, à Clotilde à mi-voix.

Au contraire ! Ce que je souffre est trop au-dessus de mes forces !... Il faut savoir à tout prix si c’est à lui ou moi de courir à ce berceau !...

CLOTILDE.

Vous le voulez ?

DIDIER.

Grand Dieu ! ma vie ! mon sang ! tout ! plutôt que cette torture !...

CLOTILDE, résolument.

Hector, cet entretien que vous voulez avec Didier n’est pas possible !

CHAMPROSÉ.

Parce que ?...

CLOTILDE.

Parce qu’il y a un malheur chez lui !

CHAMPROSÉ.

Un malheur ?...

CLOTILDE.

Oui... sa fille... 

À Didier.

Regardez !

CHAMPROSÉ.

Eh bien ! sa fille !...

CLOTILDE.

Très malade.

CHAMPROSÉ.

Ah ! mon Dieu !...

DIDIER, bas à Clotilde.

Il a tressailli !...

CLOTILDE, de même.

Comme tout le monde !

CHAMPROSÉ.

Pardonnez-moi, monsieur, je comprends que dans un pareil moment... je serai à vos ordres, monsieur, quand il vous plaira !...

Il va prendre sa canne et son chapeau, et remonte vers le fond.

CLOTILDE, à Didier.

Il part !

DIDIER.

Il y va peut-être !

CLOTILDE.

De ce pas ?... mais regardez-le donc !...

DIDIER.

L’on est si fort pour sauver l’honneur d’une femme que l’on aime !... Ah ! je suis sûr qu’il y va.

CLOTILDE, désespérée.

Ah ! Il ne croira rien !... rien !...

À Hector prêt à sortir.

Hector !...

CHAMPROSÉ, s’arrêtant.

Plaît-il.

CLOTILDE.

Ne sortez pas, mon ami... Car il faut bien le dire... puisque j’y suis forcée !...

CHAMPROSÉ, descendant.

Quoi donc ?...

CLOTILDE.

Madeleine n’est pas malade... Elle est morte !

CHAMPROSÉ et DIDIER, ensemble.

Morte !!

Clotilde saisit la main de Didier vivement.

CHAMPROSÉ, avec compassion, à Didier.

Ah ! monsieur !... Quel affreux malheur !...

CLOTILDE, à Didier, en montrant Champrosé.

Et c’est un père, ça ?...

DIDIER.

Non !... ma fille !... mais cette affreuse parole ! Dieu !... si c’était vrai !...

CLOTILDE, avec joie.

Mais non !... J’ai menti ! – L’enfant est sauvé, et, Dieu soit loué, les parents aussi !...

Marthe paraît au fond.

DIDIER.

Ah !... Et Marthe !... où est-elle ?

 

 

Scène IX

 

CLOTILDE, DIDIER, CHAMPROSÉ, MARTHE[89]

 

MARTHE.

Ici !...

DIDIER pousse un cri, court à elle, la ramène sur le devant de la scène et l’embrasse.

Ah ! oui !... oui !... ne dis rien, va ! je sais tout !... Pardonne-moi. J’ai été bien cruel ; mais, n’est-ce pas que tu me pardonnes... et que tu m’aimes ?... Je t’aime !... je t’adore... et je suis bien heureux, va !... bien heureux !...

MARTHE.

Tu n’arrivais pas !... j’étais folle !... je suis venue !

DIDIER.

Et Madeleine ?...

MARTHE.

Ta fille !... Ah ! il n’y a plus rien à craindre, va !... Je te l’ai sauvée, ta fille !...

DIDIER.

Ah ! que de joies !...

Essuyant ses yeux.

Ah ! c’est ridicule, mais c’est plus fort que moi !... Et je ne peux pas... Vous permettez...

CHAMPROSÉ, lui tendant la main.

Oui, oui, allez !... moi aussi... c’est bête !... mais c’est bon !...

CLOTILDE.

Dame !... j’ai été un peu brutale, mais on prend ce qu’on trouve...

On entend la voix de Benoîton. Didier remonte à gauche et fait asseoir Marthe. Clotilde, après l’entrée de Benoîton, se dirige vers la chambre où est entrée Camille.

 

 

Scène X

 

CLOTILDE, DIDIER, CHAMPROSÉ, MARTHE, BENOÎTON, PRUDENT, FORMICHEL, STÉPHEN, THÉODULE, puis JEANNE, CAMILLE

 

BENOÎTON, entrant en tenant Stéphen par le bras, suivi de Formichel et de Prudent.[90]

Je le tiens, le scélérat !... Il rôdait aux alentours...

STÉPHEN.

Mon oncle !...

BENOÎTON.

Et sa complice doit être ici...

CLOTILDE, amenant Camille à Benoîton. Jeanne les suit. Théodule entre du fond et va causer avec Jeanne.[91]

Sous ma garde, cher ami, depuis hier au soir.

CAMILLE, courant à lui.

Papa !...

BENOÎTON.

Loin de moi !...

STÉPHEN, suppliant.

Mon oncle !

BENOÎTON.

Arrière !...

CHAMPROSÉ.

Monsieur Benoîton : – Oubli ! Pardon ! Mariage ! Dans mes bras !... C’est imprimé !...

BENOÎTON.

Jamais ! Je les maud...

Il lève les bras.

STÉPHEN, vivement.

Sans dot !...

Le bras de Benoîton s’arrête dans son geste majestueux, et il le remet dans sa poche.

BENOÎTON.

Ça, c’est une autre affaire !... Et à moins que Formichel fils, de son côté...

PRUDENT.

Oh ! moi !... sept cent mille francs de dot, ou rien...

BENOÎTON.

Il faudrait être idiot pour hésiter ! Tiens, garnement, voilà ta femme !

Il fait passer Camille près de Stéphen. Jeanne descend à Benoîton.

CAMILLE.

Ah ! papa !

BENOÎTON, entre Camille et Jeanne, ému.

Ah ! mon Dieu !.... qu’est-ce que je demande, moi, le bonheur de mes enfants !...

THÉODULE, derrière Benoîton et lui frappant sur l’épaule.

Moi ! sois tranquille, va, papa, je me charge du mien.

CLOTILDE, à Champrosé, bas.

Eh bien ! et vous, Jeanne ?

CHAMPROSÉ.

Je demande à réfléchir encore.

Fanfan paraît du fond et descend à son père.

 

 

Scène XI

 

CLOTILDE, DIDIER, CHAMPROSÉ, MARTHE, BENOÎTON, PRUDENT, FORMICHEL, STÉPHEN, THÉODULE, JEANNE, CAMILLE, FANFAN

 

FANFAN, arrive en courant.

Voilà maman qui arrive ! voilà petite maman !

TOUS.

Ah !

On remonte. Jeanne, Camille, Stéphen et Théodule formant un groupe à droite. Fanfan sort un instant.

CHAMPROSÉ.

Ah ! bien ! je ne suis pas fâché de faire la connaissance de madame Benoîton, moi !

BENOÎTON.

Moi non plus !... Vous nous restez, Formichel ?

FORMICHEL, avec mépris.

Du moment qu’on se livre ici au sentimentalisme...

PRUDENT, de même.

Et aux mariages d’inclination !...

Benoîton va à ses enfants, Formichel et Prudent restent près de la cheminée. Champrosé, Clotilde, Didier et Marthe sont à gauche.

CLOTILDE.

Il a ma foi raison... en voilà un... presque...

DIDIER.

Deux, s’il vous plaît, car le mien recommence.

MARTHE.

Grâce à toi !

CLOTILDE.

Hélas ! le secret est si simple ! Le mari un peu moins dehors, la femme un peu plus chez elle ; monsieur moins affairé, madame plus occupée, et l’on est tout étonné d’être heureux sans y prendre garde.

DIDIER.

Et moi, je veux l’être... en y prenant garde !

FANFAN, rentrant.[92]

Voilà petite maman repartie ! – Elle a oublié son ombrelle !

CLOTILDE.

Oh ! celle-là, trop tard !... incorrigible !...

 


[1] Julie, Baptiste.

[2] Julie, Adolphine.

[3] Adolphine, Clotilde.

[4] Clotilde, Adolphine.

[5] Adolphine, Clotilde.

[6] Clotilde, Champrosé.

[7] Champrosé, Clotilde.

[8] Champrosé, Clotilde, Didier.

[9] Champrosé, Clotilde, Benoîton, Didier.

[10] Champrosé, Clotilde, Stéphen, Didier, Benoîton.

[11] Champrosé assis, Clotilde, Benoîton, Stéphen consultant des papiers.

[12] Champrosé, Clotilde, Formichel et Benoîton à la table, Stéphen debout entre eux deux, plus haut.

[13] Champrosé, Clotilde, Prudent, Formichel, Benoîton, Stéphen.

[14] Champrosé, Clotilde, Théodule, Benoîton, Formichel, Prudent, Stéphen.

[15] Champrosé debout, Clotilde assise, Jeanne, Théodule, Camille et Stéphen au deuxième plan, Benoîton, Formichel et Prudent sur le devant de la scène.

[16] Champrosé, Camille, Clotilde, Jeanne, Benoîton, Formichel et Prudent à la droite, Stéphen et Théodule au deuxième plan.

[17] Champrosé, Clotilde, Jeanne, Camille, Prudent, Théodule et Stéphen au fond.

[18] Julie, Clotilde, Champrosé, Adolphine, Théodule.

[19] Julie, Adolphine sur le banc, Clotilde, Champrosé.

[20] Camille, Jeanne, Marthe, Adolphine, Muller.

[21] Stéphen, l’Architecte, Didier, Camille, Jeanne, Marthe, Muller qui est descendu, Adolphine.

[22] Stéphen, Camille, Jeanne, Marthe, Muller, Adolphine.

[23] Jean, Jeanne, Marthe, Camille.

[24] Prudent, Formichel, Jean.

[25] Prudent, Benoîton, Formichel.

[26] Benoîton, Prudent, Formichel.

[27] Champrosé, Clotilde, Benoîton, Formichel, Prudent.

[28] Champrosé, Clotilde, Prudent.

[29] Champrosé, Prudent, Clotilde.

[30] Champrosé, Clotilde.

[31] Clotilde, Champrosé.

[32] Champrosé, Fanfan.

[33] Benoîton, Champrosé.

[34] Champrosé, Benoîton.

[35] Adolphine, Jean, Benoîton, Jeanne, Champrosé.

[36] Adolphine, Jean, Benoîton, Jeanne, Champrosé, Clotilde.

[37] Adolphine, Clotilde.

[38] Didier, Clotilde.

[39] Didier, Clotilde.

[40] Clotilde, Stéphen, Didier.

[41] Didier, Marthe.

[42] Marthe, Didier.

[43] Didier, Marthe.

[44] Jeanne, Joséphine.

[45] Jeanne, Camille, Joséphine.

[46] Jeanne, Théodule, Camille.

[47] Jeanne, Camille, Benoîton, Théodule.

[48] Jeanne, Camille, Théodule, Benoîton.

[49] Jeanne, Camille, Fanfan, Benoîton, Théodule.

[50] Benoîton, Jeanne, Théodule, Stéphen au fond, Camille, Fanfan.

[51] Benoîton, Stéphen, Fanfan.

[52] Stéphen, Benoîton.

[53] Prudent, Formichel, Benoîton, Fanfan à l’écart.

[54] Prudent, Formichel, Benoîton, Fanfan.

[55] Prudent, Formichel, Benoîton, Fanfan.

[56] Prudent, Formichel, le Domestique, Clotilde, Benoîton, Fanfan au piano.

[57] Benoîton, Clotilde.

[58] Clotilde, Marthe.

[59] Clotilde, Didier, Marthe.

[60] Clotilde, Marthe, Didier.

[61] Benoîton, Didier, Marthe, Clotilde.

[62] Champrosé, Jeanne, Benoîton, Didier, Clotilde, Marthe.

[63] Benoîton, Champrosé, Didier, Marthe, Clotilde, Adolphine au fond.

[64] Benoîton, Champrosé, Didier, Clotilde, Adolphine au deuxième plan, Marthe à l’extrême droite.

[65] Champrosé, Didier, Clotilde, Marthe. (Musique.)

[66] Champrosé, Clotilde, Marthe.

[67] Champrosé, Prudent, Formichel, Jeanne, Benoîton, Clotilde.

[68] Champrosé, Jeanne, Fanfan, Clotilde, Benoîton, Formichel, Prudent.

[69] Le Valet, Champrosé, la Femme de chambre.

[70] Champrosé, Prudent.

[71] Champrosé, Théodule, Prudent.

[72] Champrosé, Clotilde.

[73] Champrosé à gauche, Clotilde au milieu de la scène.

[74] Didier, Clotilde.

[75] Didier, Clotilde.

[76] Clotilde, Didier.

[77] Marthe, Clotilde.

[78] Clotilde, Marthe.

[79] Marthe, Clotilde.

[80] Jeanne, Camille, Julie.

[81] Camille, Jeanne, Champrosé.

[82] Champrosé, Benoîton.

[83] Benoîton, Champrosé.

[84] Champrosé, Formichel, Benoîton.

[85] Champrosé, Prudent, Formichel, Benoîton.

[86] Prudent, Champrosé, Formichel, Benoîton.

[87] Prudent, Champrosé, Clotilde, Formichel, Benoîton.

[88] Champrosé, Didier, Clotilde.

[89] Champrosé, Clotilde, Marthe, Didier.

[90] Champrosé, Clotilde, Marthe, Didier, Benoîton, Stéphen, Formichel, Prudent.

[91] Champrosé, Marthe, Didier, Clotilde, au fond, Jeanne et Théodule, Camille, Benoîton, Stéphen, Formichel, Prudent.

[92] Champrosé. Marthe, Didier, Clotilde et Fanfan à gauche, Jeanne, Théodule, Benoîton, Camille et Stéphen au milieu de la scène ; au second plan, Formichel et Prudent à la cheminée à droite.

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