La Contagion (Émile AUGIER)

Comédie en cinq actes, en prose.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Odéon, le 17 mars 1866.

 

Personnages

 

ANDRÉ LAGARDE

LE BARON RAOUL D’ESTRIGAUD

TENANCIER DE CHELLEBOIS

LUCIEN DE CHELLEBOIS

CANTENAC

LA MARQUISE ANNETTE GALÉOTTI

NAVARETTE

ALINE

VALENTINE DE REUILLY

AURÉLIE BRIAT

QUENTIN

BRAGELARD

WILLIAM

GERMAIN

UN DOMESTIQUE

 

La scène se passe à Paris, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

La bibliothèque de Tenancier. Porte au fond, portes latérales. Cheminée à gauche, au premier plan, devant laquelle est placé un bureau.

 

 

Scène première

 

TENANCIER, en robe de chambre, assis à son bureau, dans une bergère

 

Il achève d’écrire et cachette des papiers.

Allons me voilà encore une fois en règle. Tous les ans, à pareille époque, les folies de monsieur mon fils m’obligent à retoucher mon testament, et ce n’est pas une occupation réjouissante à mon âge.

Ouvrant le tiroir de son bureau.

Serrons cela, et n’y pensons plus.

Tout en rangeant des papiers.

Quand l’heure viendra, je suis prêt...

Prenant dans le tiroir un paquet de lettres attachées par un ruban noir.

Il faut pourtant me décider à brûler ces lettres ; je ne veux pas qu’après moi elles tombent entre des mains indifférentes. Chers souvenirs de la jeunesse ! qu’on a de peine à se détacher de vous !

Il tourne la bergère vers la cheminée, sans se lever, dénoue le ruban, ouvre une lettre et la lit des yeux.

Ah ! brûlons sans lire, si je veux avoir le courage de brûler...

Il jette la lettre au feu.

LUCIEN, frappant à la porte du fond.

Tu es enfermé ?

TENANCIER, à part.

Mon fils !...

Haut.

Un moment !

Il se lève, sonner un timbre, rassemble précipitamment les lettres et les remet dans le tiroir, qu’il ferme a clef. À Germain qui entre.

Ouvrez la porte à M. Lucien, priez-le de m’attendre, et venez m’habiller.

Il sort par la porte de gauche. Germain ouvre la porte du fond.

 

 

Scène II

 

LUCIEN, ANNETTE, GERMAIN

 

LUCIEN.

Tiens ! mon père n’est plus là ?

GERMAIN.

Monsieur est allé s’habiller, et vous prie de l’attendre un instant.

Il sort par la gauche.

LUCIEN.

S’habiller, tu l’entends, petite sœur ! Va donc chercher tes enfants.

ANNETTE.

Pour quoi faire ?

LUCIEN.

Comme renfort, parbleu ! L’affaire sera chaude. Quand papa s’habille pour me gronder, il faut m’attendre au plus grand style ; c’est le Buffon de la mercuriale. J’espérais le surprendre en robe de chambre ; mais il a vu le coup.

Il s’assied devant la cheminée sur la bergère où était assis son père.

ANNETTE.

Si j’ai un conseil à te donner, c’est de n’opposer à ses remontrances qu’un silence respectueux.

LUCIEN.

Sois tranquille, je te passe parole. Tache de détourner un peu sur toi le cours de son indignation.

ANNETTE, s’accoudant sur le dossier de la bergère.

Je ne suis pas montée pour autre chose.

LUCIEN.

Baisez ce frère !

Il lui tend son front qu’elle embrasse.

Tiens ! je ne te connaissais pas ce bracelet.

ANNETTE.

C’est ton ami d’Estrigaud qui me l’a envoyé.

LUCIEN.

Eh bien, il ne se gêne pas !

ANNETTE.

Ce sont des médailles romaines... objet d’art.

LUCIEN.

C’est vrai, cela peut s’offrir, et s’accepter. – Brrr ! il faudra que je fasse cadeau à papa d’une voie de bois. Il fait des feux de pauvre.

ANNETTE.

Frileux !

LUCIEN.

Tu en parles à ton aise, toi ! Tu sors de ton appartement bien chaud... un étage à monter... Moi, je viens de chez moi, à travers les frimas.

ANNETTE.

De chez toi ? si matin ?

LUCIEN.

Est-ce assez correct, hein ? – Il faut dire qu’hier on m’avait intenté une scène à trente-six carats.

ANNETTE.

Qui cela, on ?

LUCIEN.

Une personne qui m’est... horriblement chère.

ANNETTE.

Je m’en doute bien. Comment s’appelle-t-elle pour le moment ?

LUCIEN.

Curieuse !

ANNETTE.

As-tu peur de la compromettre ?

LUCIEN, imitant la voix de son père.

Non, madame ; mais un frère ne doit pas initier sa sœur aux mystères de nos Phrynés modernes.

ANNETTE.

Voyons, papa ; je ne suis plus une ingénue.

LUCIEN, même jeu.

Il n’importe. L’oreille d’une honnête femme doit ressembler à son corps ; après la pureté, la chasteté. Du moins était-ce ainsi de mon temps.

ANNETTE.

Tu m’ennuies. Tu te fais trop prier.

LUCIEN.

Aurélie Briat, – vingt-deux ans, – taille d’un mètre cinquante ; signes particuliers.

ANNETTE.

Assez ! assez !

LUCIEN.

Tu vois ! – Va, ma pauvre amie, tu as beau vouloir mettre ton bonnet sur l’oreille, il te retombera toujours sur les yeux.

ANNETTE.

Signes particuliers ?

LUCIEN.

Un grain... de jalousie.

ANNETTE.

Elle t’aime donc ?

LUCIEN.

Ta surprise m’honore ; mettons, si tu veux, que sa jalousie soit une petite flatterie dont elle me régale par-dessus le marché ; cela n’a rien qui me choque. Seulement, hier, elle m’a trop flatté ; j’ai vu te moment où elle me cassait l’encensoir sur le nez...

ANNETTE.

Est-ce qu’elle te bat ?

LUCIEN.

Fi donc ! Je le lui ai formellement défendu.

ANNETTE.

Par où cette jeune fille-là peut-elle te plaire ?

LUCIEN.

Par un point capital : c’est un sauvageon, et ils deviennent de plus en plus rares. Si tu voyais les autres, on dirait des élèves de Saint-Denis. – Alors autant se marier tout de suite, n’est-il pas vrai ?

ANNETTE.

Comment ! le bon ton fait de tels ravages dans ce monde-là ?

LUCIEN.

Mais oui. Tandis que les femmes comme il faut s’évertuent à avoir l’air de biches, les biches s’évertuent à avoir l’air de femmes comme il faut ; c’est un chassé-croisé avec égal succès de part et d’autre. Tiens, par exemple, Navarette, à la ville...

ANNETTE.

Navarette elle-même ?

LUCIEN.

Oui, cette même Navarette qui est si fantaisiste sur les planches, à la ville elle a toutes les manières de l’ancienne cour.

ANNETTE.

M. d’Estrigaud l’a dressée.

LUCIEN.

Comme pour lui. Quand ce gaillard-là se mêle de l’éducation d’une femme, je te réponds qu’il y paraît. Il n’y a qu’Aurélie qu’il n’ait pu styler : réfractaire aux belles manières, celle-là !

ANNETTE.

Il a été aussi l’amant de mademoiselle Aurélie ?

LUCIEN.

De qui n’a-t-il pas été l’amant, le bandit ?

ANNETTE.

Ah !

LUCIEN.

Et il faut le voir, ma chère, avec ses anciennes amours admirable paternel et magnifique ! il a toujours à leur service un bon conseil et un billet de mille francs... sans intérêts. Aussi, elles l’adorent toutes, et il les fait marcher au doigt et à l’œil... Ah ! c’est un homme fort !

ANNETTE.

Très fort.

LUCIEN.

Une lame d’acier dans un fourreau de velours ! Quel dommage qu’il ne soit pas né quarante ans plus tôt ! Quel homme de guerre c’eût été ! Toutes les qualités du grand général ! une promptitude de coup d’œil, une soudaineté de décision !...

Il se rassied dans la berbère.

ANNETTE.

Oui, oui, c’est convenu... Raconte-moi plutôt ta scène avec mademoiselle... comment dis-tu ?

LUCIEN.

Aurélie. – À peine nous sortions... de la première représentation des Argonautes...

ANNETTE, derrière lui, debout, appuyée sur le dossier du fauteuil.

À propos, la pièce a-t-elle réussi ?

LUCIEN.

Oh ! succès énorme ! jamais on n’avait tant ri aux Cascades-Dramatiques ! Ça aura deux cents représentations, comme les Œufs de Léda ; pour ma part, je compte y retourner une quinzaine de fois.

ANNETTE.

Et Navarette ?

LUCIEN.

Étourdissante ! Il y a une chanson qu’elle enlève avec une verve, tu verras... Ça s’appelle le Fils du gorille... ça fera fureur dans les salons.

Il se lève.

ANNETTE.

Tu perds une lettre.

LUCIEN, prenant une lettre sur la bergère et la gardant machinalement à la main.

Et quel argot ! sous prétexte que la parole est aux Argonautes !

ANNETTE.

Le calembour est dans la pièce ?

LUCIEN.

Et bien d’autres ! un feu roulant ! Il y a la scène où Médée endort le dragon, vois-tu, c’est un chef-d’œuvre ! naturellement elle l’endort avec du champagne, dans un cabinet particulier. C’est Lardier qui fait le dragon. Il a un Mon casque me gêne à se tordre ; et quand on lui apporte l’addition !... il a une façon de la lire, comme ça...

Il ouvre la lettre pour imiter l’acteur.

Tiens... Qu’est-ce que c’est que ça ?

ANNETTE.

C’est une lettre à toi.

LUCIEN, lisant.

« Oui, je vous aime... » Ce n’est pas à moi... Moi, on m’écrit : « Mon bébé, envoie-moi quinze louis. »

ANNETTE.

Alors d’où cela peut-il venir ?

LUCIEN.

Dame c’était sur le fauteuil de papa, et puisque ça n’y est pas tombé de ma poche.

ANNETTE.

Tu crois que c’est de la sienne ?

LUCIEN.

Oh ! non ! la poche est la boîte aux lettres courantes ; or celle-ci est jaunie par le temps, elle a le parfum mélancolique des feuilles sèches ; elle se sera détachée d’un herbier du cœur, que papa était en train de compulser à huis clos, et qu’il aura serré précipitamment à notre arrivée.

ANNETTE.

Comment !... papa lui-même ?... – Je serais bien curieuse...

LUCIEN, l’arrêtant.

Curieuse de quoi, madame ? Jetons le manteau du respect filial sur les égarements du patriarche... et remettons ce document où nous l’avons trouvé.

ANNETTE.

Pour qu’un domestique le trouve à son tour, n’est-ce pas ?

LUCIEN.

C’est juste... je ne peux pourtant pas le mettre dans la main de papa, au beau milieu de la harangue qu’il me prépare. Un fils dénaturé n’y manquerait pas ; mais moi, bon Japhet à Noé. Et alors si je ne peux ni lui rendre cette lettre, ni la laisser traîner, qu’en faire ?

ANNETTE.

Brûle-la.

LUCIEN.

Et si papa y tient ? Je ne veux pas non plus lui dépareiller sa collection. Non ! je trouverai moyen de la couler dans sa poche par une pieuse prestidigitation.

ANNETTE.

Et il dit que le respect s’en va !

LUCIEN.

L’ingrat ! Le voici !... défends-moi.

 

 

Scène III

 

LUCIEN, ANNETTE, TENANCIER, en redingote

 

TENANCIER.

Bonjour, Annette. Je ne te savais pas là. Tu n’es pas de trop. Asseyons-nous !

Il s’assied devant son bureau, Lucien sur une chaise en face de lui ; Annette reste debout.

Mon cher Lucien, je suis très mécontent de toi.

ANNETTE.

Je demande la parole. Avant de gronder mon frère, laisse-moi développer une idée que j’ai. La cérémonie du payement des dettes nécessite une fois l’an, entre toi et ce garçon que tu adores, une froideur de deux ou trois jours, aussi désagréable pour l’un que pour l’autre... et, tiens, vous vous regardez déjà comme deux parents de faïence ! Supprimons cette solennité désobligeante. J’ai une combinaison financière qui te dispensera de payer ses dettes. Il est maintenant acquis que ses revenus personnels sont de vingt mille francs au-dessous de ses besoins ; fais-lui une pension de vingt mille francs, une fois pour toutes, et embrassons-nous.

TENANCIER.

Ses dettes sont le moindre de mes griefs. Elles représentent à peu près le montant de mes économies annuelles ; puisqu’elles tombent dans la poche de ses créanciers, au lieu de grossir le capital partageable après moi, je t’avantage d’une somme égale dans ma succession : il n’en est que cela.

ANNETTE.

C’est beaucoup trop !... mes enfants et moi, nous sommes assez riches d’autre part...

TENANCIER.

Ce n’est pas la question. Ton frère a une allure générale qui ne me convient pas, et je veux le prier d’en changer.

LUCIEN, très soumis.

Je ne demande pas mieux !... Qu’y trouves-tu à reprendre ?

TENANCIER.

Et d’abord, je m’appelle Tenancier et tu t’appelles de Chellebois.

ANNETTE.

Pardon, père, tu t’appelles Tenancier de Chellebois... Mon frère n’a fait que supprimer la moitié de ton nom.

TENANCIER.

Oui, la moitié qui implique roture. Cette suppression est une usurpation, mon fils.

ANNETTE.

Eh ! mon Dieu ! mon mariage a lancé Lucien dans un monde où cette usurpation est très bien portée, je t’assure ; et moi-même, je ne suis pas fâchée que le nom de mon frère ne crie pas sur les toits que le marquis Galéotti s’était mésallié en m’épousant. D’ailleurs Lucien ne se donne pas pour gentilhomme ; il n’a que la prétention d’être ce qu’il est en effet, un gentleman.

TENANCIER, sèchement.

Je ne sais pas l’anglais.

ANNETTE, souriant.

C’est-à-dire un moyen terme entre le bourgeois et le noble, tenant de l’un par la naissance, de l’autre par l’élégance, la fortune, les relations...

TENANCIER.

Et l’oisiveté ! Les petits-fils des hommes de 89 travestissent leurs noms et se consacrent à l’inutilité ! Prenez garde, messieurs ! nous vivons dans un temps où la stérilité est une abdication. Au-dessous de vous, dans l’ombre et sans bruit, se prépare un nouveau tiers état qui vous remplacera par la force des choses, comme vos grands-pères ont remplacé la caste dont vous reprenez les errements, et ce sera justice !

À Annette.

Eh bien, je ne veux pas que ton frère fasse plus longtemps partie de cette mascarade aristocratique ; je ne l’ai pas élevé pour cela.

ANNETTE.

Mais quelle profession veux-tu qu’il embrasse... puisque cela s’appelle embrasser ?

TENANCIER.

Il n’aurait que l’embarras du choix, ayant passé par l’École polytechnique...

ANNETTE.

Justement ; il a fait ses preuves, et tu sais que quand on a fait ses preuves, on a le droit de refuser toutes les affaires.

TENANCIER.

On n’a jamais le droit d’être inutile à son pays.

LUCIEN, étourdiment.

À la belle France !

TENANCIER.

La belle France, oui, ta patrie !... – Ah ! ce vieux mot te fait sourire... Laisse ces petites ironies à ton ami d’Estrigaud.

LUCIEN.

Si tu prends toutes les blagues au sérieux !...

TENANCIER.

Je t’ai déjà prié souvent de me parler français.

LUCIEN, se levant.

Eh bien, blague est un mot français. S’il n’est pas encore au Dictionnaire de l’Académie, il y sera, parce qu’il n’a pas d’équivalent dans la langue. Il exprime un genre de plaisanterie tout moderne, en réaction contre les banalités emphatiques dont nous ont saturés nos devanciers.

TENANCIER.

Banalités emphatiques ?

LUCIEN.

Oui, ils ont tant usé et abusé des grands mots, qu’ils nous en ont dégoûtés.

TENANCIER, se levant.

Tant pis, monsieur, tant pis pour vous ! Les grands mots représentent les grands sentiments, et du dégoût des uns on glisse facilement au dégoût des autres. Ce que vous bafouez le plus volontiers après la vertu, c’est l’enthousiasme, ou simplement une conviction quelconque. Non que vous fassiez profession de scepticisme, Dieu vous en garde vous n’allez pas plus haut que l’indifférence, et tout ce qui dépasse vous semble un pédantisme. Ce détestable esprit a plus de part qu’on ne croit dans l’abaissement du niveau moral à notre époque. La dérision de tout ce qui élève l’âme, la blague, puisque c’est son nom, n’est une école à former ni honnêtes gens, ni bons citoyens.

LUCIEN.

Je t’assure que je n’ai dérobé personne, et que je fais monter régulièrement ma garde.

TENANCIER.

Malgré cette réponse gouailleuse, tu en es encore à valoir mieux que tes paroles, je l’espère ; mais ton héros, ton modèle, M. d’Estrigaud, a commencé aussi par valoir mieux que les siennes.

LUCIEN.

Et il continue, papa, je t’en réponds. C’est un très galant homme.

TENANCIER.

À qui je ne confierais ni mon pays, ni mon honneur, ni ma bourse.

LUCIEN.

Tranchons le mot, c’est un monstre !

TENANCIER.

Hélas ! non, ce n’est pas un monstre, ce n’est pas une exception c’est un des plus brillants représentants d’une école qui s’étend tous les jours comme une lèpre, et qui finira par vicier le sang de la France, si on n’y met ordre.

LUCIEN.

Tu es le premier qui suspecte l’honorabilité de Raoul.

TENANCIER.

C’est encore un signe du temps que personne ne songe à suspecter l’honorabilité d’un homme qui, sans patrimoine et sans profession, trouve moyen de dépenser cent cinquante mille francs par an.

LUCIEN.

Sans profession ? D’abord il est administrateur de quatre ou cinq grandes entreprises financières, il a là plus de quatre-vingt mille francs de traitement.

TENANCIER.

Et pour le reste ?

LUCIEN.

Pour le reste, il joue à la Bourse.

TENANCIER.

Et il joue de manière à ne rester honnête qu’à la condition de toujours gagner. Le jour où il perdra, sais-tu avec quoi il soldera ses différences ? Avec son honneur.

LUCIEN.

Ce jour-là, il se fera sauter, tous ses amis le savent ; et ses créanciers se rembourseront rien qu’avec la vente de ses meubles et de ses objets d’art.

TENANCIER.

Pourquoi se ferait-il sauter, s’il laissait de quoi faire face à ses engagements ?

LUCIEN.

Il a un mot énergique en réponse à ta question : il appelle son luxe sa dépouille mortelle. C’est un homme trempé, va ! Il dit souvent : « La vie ne vaut pas qu’on l’accepte sans conditions ; tant qu’elle se laissera mener à grandes guides, j’y consens ; le jour où elle m’obligera à trottiner, bonsoir ! »

ANNETTE.

Et il est homme à le faire comme il le dit.

TENANCIER.

Vous croyez cela, vous autres ? Pour que vous vous laissiez prendre aux grands mots, il suffit donc qu’ils soient malhonnêtes ? C’est pitoyable ! – Au surplus, que ce monsieur se tienne ou non parole, peu m’importe. Je ne veux pas que mon fils reste sur une pente au bout de laquelle on peut entrevoir la liquidation par le suicide. Tu as vingt-huit ans, c’est le bon âge pour se marier...

LUCIEN.

Oh ! père !

TENANCIER.

Le mariage est la rupture la plus naturelle avec la vie que tu mènes. Mon notaire et ami, M. Duperron, me propose un parti très convenable : jolie figure, bon caractère, cinq cent mille francs de dot...

LUCIEN.

J’ai bien le temps de penser à cela.

TENANCIER.

Mais, moi, je me fais vieux et j’ai hâte de revivre dans tes fils.

LUCIEN.

Si tu n’as pas assez de petits-enfants, fais convoler ma sœur ; c’est l’état des femmes...

ANNETTE.

Merci bien ! J’ai satisfait à la loi du recrutement.

TENANCIER.

Tu es pourtant trop jeune pour rester veuve.

ANNETTE.

Et pour me remarier donc ! – Non ; j’ai une belle fortune, de beaux enfants, le meilleur des chaperons, qui est mon père. Que m’apporterait le mariage ? Rien ! et il me prendrait ma liberté et mon titre de marquise. – Mauvaise affaire !... – Revenons à ce jeune garçon qui n’a pas, lui, d’objection sérieuse.

LUCIEN.

Pardon, j’en ai une.

TENANCIER.

Laquelle ?

LUCIEN, se tournant vers sa sœur.

Je ne me soucie pas d’avoir des gredins de fils qui m’apporteraient tous les ans vingt mille francs de dettes, et à qui je n’aurais pas le droit de faire de la morale pour mon argent. Me vois-tu leur disant : « Sont-ce là, messieurs, les exemples que vous a donnés... votre grand-père ? Votre grand-père était un homme sérieux, qui a édifié sa fortune par son travail ; un homme vertueux, qui a le droit d’être sévère aux peccadilles de la jeunesse, parce qu’il ne les a pas connues, parce qu’il n’a jamais aimé que votre grand’mère... »

TENANCIER.

C’est bien, en voilà assez. On perd son temps à parler raison à un fou.

LUCIEN, bas, à sa sœur.

Sésame, ferme-toi.

 

 

Scène IV

 

LUCIEN, ANNETTE, TENANCIER, GERMAIN, puis ANDRÉ et ALINE

 

GERMAIN, du fond.

M. Lagarde demande si monsieur peut le recevoir.

TENANCIER.

Quel Lagarde ?

GERMAIN.

Dame ! celui qui sortait chez nous quand il était à l’École polytechnique avec M. Lucien.

LUCIEN.

André ?

TENANCIER.

Faites entrer tout de suite.

LUCIEN.

Ah ! quelle joie de le revoir ! Te voilà donc, vieil ami...

Il s’avance vers André les bras ouverts, et s’arrête en voyant Aline.

ANDRÉ.

C’est ma sœur...

À Tenancier en lui serrant la main.

Bonjour, cher monsieur.

TENANCIER, à Aline.

Vous voyez le meilleur ami de votre pauvre père, mon enfant.

ALINE.

Je le sais, monsieur.

Elle lui présente son front, il l’embrasse.

ANNETTE.

Voulez-vous m’embrasser aussi, mademoiselle ?

TENANCIER, présentant Annette.

Ma fille.

ALINE.

Ah ! madame la marquise, mon frère m’a bien souvent parlé de vous.

ANNETTE.

Merci, monsieur André.

Elle lui tend la main.

ANDRÉ, à Lucien.

Ah ça ! tout le monde s’embrasse, excepté nous ; c’est injuste.

LUCIEN, avec emphase.

Dans mes bras, sur mon cœur !

Ils s’embrassent et puis se regardent.

ANDRÉ.

Tu es toujours le même, toi... toujours jeune !

LUCIEN.

Vingt-huit ans, pas d’infirmités !... Mais, toi, mon pauvre ami, tu t’es furieusement bronzé, sans, compliment.

ANDRÉ.

Dame ! j’étais déjà ton aîné à l’École, et, depuis, j’ai fait toutes les campagnes de la misère, qui comptent triple.

TENANCIER.

Tu as mené la vie dure, mon pauvre garçon ?

ANDRÉ.

Oui ; mais j’ai été plus dur qu’elle, et, aujourd’hui, je peux me dorloter... relativement. Tel que vous me voyez, je vais être bourgeois de Paris. Je vais louer un logement pour ma sœur et moi, et nous aurons une bonne... en attendant le reste de nos gens.

LUCIEN.

Tu as donc gagné le lot de cent mille francs ?

ANDRÉ.

J’ai tout simplement une fortune dans les mains.

ANNETTE.

Contez-nous donc cela, monsieur André.

ANDRÉ, à Tenancier.

Ah ! vous avez eu une fameuse idée, quand vous m’avez conseillé d’entrer dans le génie civil, en sortant de l’École.

TENANCIER.

Il fallait te mettre le plus tôt possible en état d’aider ta mère. Ton éducation avait épuisé sa petite réserve ; il ne lui restait que sa pension de veuve de colonel d’artillerie... peu de chose !

ANDRÉ.

Au bout de deux ans, je gagnais ma vie. J’avais fait un rude apprentissage aussi ! J’avais vécu avec les ouvriers, travaillant comme eux dans les ateliers, pour bien connaître les métaux et l’outillage ; j’avais été chauffeur et mécanicien, dur ! pour bien connaître le combustible et la traction ; j’ai passé dix mois, jour ou nuit, la face au feu et le dos à la bise, très dur ! Mais je savais mon métier à fond et l’ingénieur en chef du Chemin du midi de l’Espagne a pu m’employer à cinq mille francs par an. J’étais bien fier du premier argent que j’ai envoyé à ma mère !... il a servi à l’ensevelir. Pauvre sainte femme !... Pardon, monsieur.

TENANCIER.

Ne te contrains pas, mon enfant, je t’ai pleurée aussi.

ANDRÉ.

Oui, vous la connaissiez !... La vertu sur la terre ! la loyauté ! l’abnégation !... Enfin, elle est morte. Je suis accouru... trop tard. Elle avait rejoint mon père... et nous voilà tous les deux... Pardon, je fais l’enfant... Alors, comme j’étais obligé de revenir en Espagne, je mis ma sœur en pension chez notre pasteur, qui avait cinq filles ; sa femme était grande amie de ma mère, en sorte qu’Aline se trouva dans une seconde famille, et je retournai à mon poste. J’avais déjà entrevu mon idée, qui est quelque chose comme la suppression de Gibraltar.

TENANCIER.

Supprimer Gibraltar ?

ANDRÉ.

Soyez tranquille, je ne suis pas fou. Il ne s’agit pas de démanteler la forteresse ; je n’ai pas assez de canons à ma disposition... Gibraltar est la clef de la Méditerranée ; il s’agit d’ouvrir une autre porte en creusant un canal navigable de vingt-cinq lieues entre Cadix et Rio-Guadiario.

LUCIEN.

C’est le pendant du canal de Suez.

ANDRÉ.

Tout simplement.

TENANCIER.

L’idée est plus belle que pratique.

ANDRÉ.

Erreur ! L’affaire est magnifique au point de vue financier... mais ce serait trop long à vous expliquer... Qu’il vous suffise pour le moment de savoir que le gouvernement espagnol accorde une subvention de quatre millions.

TENANCIER.

Vraiment l’affaire en est là ?

ANDRÉ.

Parfaitement ! j’ai ma concession en poche.

LUCIEN.

Comment t’y es-tu pris, vil intrigant ?

ANDRÉ.

Oh ! mon cher, une chance infernale ! un accident sur notre chemin de fer... encore trop long à raconter ! Bref...

LUCIEN.

La brièveté dans la narration n’est une qualité qu’à la condition de ne pas nuire à la clarté.

ALINE.

N’espérez pas de détails, l’affaire est trop à sa gloire. Il a sauvé un train, en passant comme un boulet à travers une charrette de moellons.

LUCIEN.

Diable ! c’est crâne !

ANDRÉ.

Non, ce n’est que de la simple prudence : il n’y avait d’autre chance de salut que de pulvériser l’obstacle. Bref...

LUCIEN.

Tu étais donc sur la machine ?

ANDRÉ.

Oui, pour faire honneur au maréchal Cardoga, que nous emmenions... et c’est là ma chance ! Le maréchal m’invita à dîner, et je n’eus garde de manquer le coche. Il fut tout de suite très féru de mon idée ; il en parla au conseil des ministres... etc., etc... Tout allait comme sur des roulettes, quand les Anglais sont venus se mettre en travers.

TENANCIER.

Je les reconnais.

ANDRÉ.

Ils ont dépêché à Madrid une espèce d’agent à moitié diplomatique, un certain sir James Lindsay. Je ne sais pas comment il a manœuvré, mais les capitaux espagnols sont peureux, et la Compagnie du canal de Gibraltar, qui commençait à s’organiser, s’est tout à coup dérobée sous moi ! Alors, le maréchal m’a conseillé de m’adresser aux capitalistes français ; je suis parti pour Paris ; en passant à Poitiers, j’ai pris ma sœur, que je peux dorénavant garder auprès de moi ; nous sommes arrivés hier au soir, et nous voilà !

LUCIEN.

Eh bien, mon cher, tu tombes bien. Je suis l’ami intime d’un homme qui va te mettre en rapport avec tous les gros bonnets de la finance.

TENANCIER.

Encore d’Estrigaud ?

LUCIEN.

Toujours ! partout ! Mais, s’il aide André à rogner les ongles au léopard britannique, ne lui marqueras-tu pas un bon point ?

TENANCIER.

Deux ! un pour André, un pour la France !

LUCIEN, à André.

Tu sauras que papa est toujours atteint d’anglophobie.

ANDRÉ.

Et moi aussi, parbleu !

LUCIEN.

Tiens ! pourquoi ?

ANDRÉ.

Mon père était à Waterloo.

LUCIEN.

Bah ! Gladiateur nous a vengés. Si d’Estrigaud ne suffit pas, nous mettrons en jeu les puissances occultes.

ANDRÉ.

Les esprits ?

LUCIEN.

Mieux que cela. Je connais un coulissier nommé Cantenac, qu’on soupçonne d’être le bras gauche de spéculateurs qui ont le bras droit fort long ; et il est certain qu’il a un flair surnaturel. Le rôle mystérieux qu’on lui prête, à tort ou à raison, lui donne beaucoup d’influence à la Bourse, et une affaire patronnée par lui...

TENANCIER.

Tu as de jolies connaissances. J’aime encore mieux d’Estrigaud.

LUCIEN.

Nous commencerons par lui. Je te présenterai aujourd’hui même.

ANDRÉ.

Merci, c’est entendu. – Allons, petite fille, prenons congé.

TENANCIER.

Un moment, mon cher André. Tu vas entrer dans une vie d’activité fiévreuse ; la journée n’aura pas assez de douze heures pour toi ; tu la passeras en courses, en démarches de toute espèce, prenant tes repas où et quand tu pourras, ne rentrant chez toi que pour dormir. Que fera ta sœur pendant ce temps-là ?

ANDRÉ.

Je l’attendrai. Soyez tranquille, je ne m’ennuierai pas ; je ne m’ennuie jamais.

TENANCIER.

C’est possible ; mais une jeune fille toujours seule avec sa bonne, c’est à peine convenable.

ANDRÉ.

Je n’avais pas songé à cela, moi.

ALINE.

Oh ! ne me renvoie pas à Poitiers ! Tu m’as promis que je ne te quitterais plus.

TENANCIER.

Il y a un moyen de tout concilier. Prends, toi, une chambre à l’hôtel pendant le premier coup de feu de tes affaires ; ta sœur viendra demeurer chez nous.

ALINE.

Oh ! monsieur, que vous êtes bon !

ANDRÉ.

Je suis très touché, monsieur, de cette offre paternelle ; mais les convenances dont vous parliez.

TENANCIER, bas, à André.

Lucien ne demeure pas dans la maison.

ANNETTE.

Mademoiselle Aline habiterait dans mon appartement ; trouvez-vous que je sois un chaperon suffisant ?

ANDRÉ.

Ah ! marquise, vous avez gardé le cœur de ma petite amie Annette ! Voyons, Aline, que te semble de cet arrangement ?

ALINE.

Oh ! moi, j’enterais bien contente... mais tu es le maître.

ANDRÉ, lui passant la main sur les cheveux.

Et un maître farouche, n’est-ce pas ? – Ma foi, monsieur, devant tant de cordialité, je serais un sot de faire de la discrétion. Vous nous traitez comme des parents, et Vous avez raison...

Tendant la main à Lucien.

Il y a des amitiés héréditaires qui sont de véritables parentés.

LUCIEN.

Et des meilleures !... mais ne nous amollissons pas. J’ai précisément rendez-vous avec d’Estrigaud ; accompagne-moi, nous allons emmancher ton affaire tout de suite.

ANDRÉ.

Volontiers... mais Aline ?

ANNETTE.

Nous la gardons.

TENANCIER.

Tu passeras par ton hôtel, et tu nous enverras ses bagages.

LUCIEN, à son père.

M’invites-tu à dîner ?

TENANCIER.

Ah ! méchant garçon, quand tu dînes chez moi, l’invité c’est moi.

LUCIEN.

Tu es gentil, quand tu ne me grondes pas t !

TENANCIER.

Je ne te gronderai plus. C’est André qui te prêchera... d’exemple.

LUCIEN.

À charge de revanche.

TENANCIER.

Ah ! je te l’abandonne ! Il est à l’abri de la contagion, celui-là.

LUCIEN.

Je ne prétends pas le corrompre, mais seulement lui rendre son ancienne tournure d’homme civilisé... Car je ne te dissimulerai pas, mon bon, que tu as pris un peu l’air d’un contre maître. Y tiens-tu ?

ANDRÉ.

Pas le moins du monde.

LUCIEN.

Eh bien, il faudra t’en défaire à la première occasion avantageuse. En route, je suis attendu... Au revoir, cousine.

ALINE, riant.

Au revoir, cousin.

ANDRÉ.

Pardonnez, cher monsieur, à ma reconnaissance de ressembler à de l’ahurissement...

LUCIEN.

Bien rédigé, ami Chauvin... All right !...

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

TENANCIER, ANNETTE, ALINE

 

ANNETTE.

Vous aimez beaucoup votre frère ?

ALINE.

Oh ! madame... Est-ce que vous n’aimez pas le vôtre ?

ANNETTE.

Si fait.

ALINE.

Eh bien, j’aime le mien cent fois plus.

ANNETTE.

Qu’en savez-vous ?

ALINE.

Il n’y a plus personne pour lui disputer ma tendresse, tandis que vous...

TENANCIER.

Et puis André vaut mieux que Lucien, n’est-ce pas ?

ALINE.

Oh ! je ne dis pas cela ! La différence que je vois entre eux, c’est qu’André se montre tel qu’il est, et que M. Lucien est timide.

TENANCIER.

Lucien vous a paru timide ?

ALINE.

Il m’a semblé qu’il se moquait de son émotion...n’est-ce pas de la timidité ?

TENANCIER.

Et où avez-vous appris à apprécier ces nuances-là ?

ALINE.

Avec des personnes qui ont le défaut contraire. J’étais à Poitiers dans une famille excellente, mais douée d’une sensibilité un peu fastueuse pour mon goût. Est-ce vraiment respecter son cœur que d’en faire parade à tout propos ?

TENANCIER.

L’homme qui vous épousera ne sera pas à plaindre.

ALINE.

Moi non plus.

TENANCIER.

Vous le connaissez déjà ?

ALINE.

Sans doute. Toutes les jeunes filles n’ont-elles pas un mari idéal ? Seulement, elles en épousent un autre... tandis que, moi, je coifferai plutôt sainte Catherine.

ANNETTE.

Et peut-on savoir de quoi se compose votre idéal ?

ALINE.

De mon père, de mon frère... et d’un étranger.

TENANCIER.

Nous vous aiderons à le trouver.

ALINE.

Oh ! je ne suis pas pressée.

GERMAIN, entrant.

Il y a en bas un commissionnaire avec des bagages. Où faut-il les mettre ?

ANNETTE.

Chez moi. Venez voir votre appartement, ma chère Aline... vous voulez bien que je ne vous appelle plus mademoiselle ?

ALINE.

À condition que je continuerai à vous appeler madame.

ANNETTE.

À cause de mon grand âge, oui. Je sens que je vous aimerai de tout mon cœur.

TENANCIER.

Moi, c’est déjà fait.

 

 

ACTE II

 

Un petit salon chez la marquise.

 

 

Scène première

 

TENANCIER, ALINE

 

ALINE, entrant par la gauche.

Les enfants ne sont pas encore prêts.

TENANCIER, assis à droite.

Eh bien, attendons ces messieurs. En quoi les déguise-t-on aujourd’hui ?

ALINE.

En Russes. Ils sont charmants avec leurs petites bottes.

TENANCIER.

Aujourd’hui en Russes, hier en Écossais, demain en Espagnols... Je pense qu’au carnaval on les habillera en Français. De mon temps, on ne faisait pas tant de frais pour les bambins, et ils ne s’en portaient que mieux.

ALINE.

Franchement, je ne vois pas quel tort un peu d’élégance peut faire à leur santé.

TENANCIER.

Soit ; mais je n’aime pas qu’on élève des garçons comme des poupées. Où est ma fille ?

ALINE.

Elle va venir ; elle est avec son tailleur.

TENANCIER.

Allons ! je me ferai habiller par une couturière. – Que vous semble de nos mœurs parisiennes, ma chère Aline, depuis quinze jours que vous assistez a ces aberrations ?

ALINE.

Mon Dieu, je n’attache pas assez d’importance à la mode pour m’insurger contre elle.

TENANCIER.

Alors, pourquoi ne vous mettez-vous pas du blanc et du rouge ?

ALINE.

Je ne saurais pas.

TENANCIER.

Et vous n’en avez pas besoin.

 

 

Scène II

 

TENANCIER, ALINE, LUCIEN, en paletot, avec des patins dans sa poche de côté

 

LUCIEN.

Bonjour, papa. – Votre serviteur, cousine. – Ma sœur est-elle prête ?

ALINE.

À quoi ?

TENANCIER.

À patiner, parbleu ! regardez les patins de ce jeune homme.

LUCIEN.

Eh bien, quel mal y vois-tu ? Il est plus dangereux de glisser... etc.

TENANCIER.

Pendant ce temps-là, Aline et moi, nous menons ses enfants à la promenade.

LUCIEN.

Et tu serais bien fâché qu’elle ne te déléguât pas cette fonction maternelle.

TENANCIER.

Fâché ! fâché !...

ALINE.

Mais oui, monsieur, très fâché, et moi aussi.

LUCIEN.

Vous aimez donc bien les bébés, mademoiselle ?

ALINE.

Sans doute, et, quand j’en aurai, je serai bien trop égoïste pour les confier à leur grand-père.

LUCIEN.

Soyez bénie du citoyen de Genève et du patriarche de Ferney, ces nobles garnitures de cheminée !

ALINE, à Tenancier.

Pourquoi se moque-t-il de moi ? Est-ce que c’est ridicule d’aimer les enfants ?

À Lucien.

Je parie que vous les aimez.

LUCIEN.

Certainement... quand ils ont tiré à la conscription.

ALINE, à Tenancier.

Quel plaisir trouve-t-il à se faire plus mauvais qu’il n’est ?

LUCIEN.

Voulez-vous que je me fasse meilleur ?

TENANCIER.

Je vous assure qu’il ne vaut pas grand’chose.

ALINE.

Je finirai par le croire.

TENANCIER.

Et vous aurez raison... Voici, à l’appui, une petite anecdote toute fraîche, que vous garderez pour vous parce qu’elle le couvrirait de confusion. La scène se passe, dans un grand bal chez monsieur... Trois Étoiles. Quelques jeunes gens aimables se sont retirés du commerce des dames dans un arrière-salon où ils ont installé une table de baccarat, les uns assis, les autres debout. Monsieur mon fils joue debout ; il a la veine et met négligemment son gain dans son chapeau, qu’il tient derrière son dos. Tout à coup il entend crier : « Voleur ! » Il se retourne et voit un petit jeune homme de dix-sept ans, blanc comme un linge, à qui un joueur venait de saisir le poignet au moment où il glissait la main dans le chapeau. Qu’auriez-vous fait à la place de Lucien ?

LUCIEN.

Ajoute que le pauvre garçon jouait avec moi de compte à demi, et qu’il avait droit de puiser à la masse commune. Cette simple explication a suffi, et il n’y a eu là dedans de confusion que pour ce gros bêta de Saint-Julien, qui a fait ses excuses au petit bonhomme.

ALINE.

Je ne vois pas en effet...

TENANCIER.

Écoutez la fin de l’histoire, et vous verrez que ce garnement ne se calomnie pas quand il dit du mal de lui-même. Figurez-vous que le petit jeune homme le volait bel et bien.

LUCIEN.

Mais pas du tout !

TENANCIER.

Qu’il n’y avait pas la moindre association entre eux...

LUCIEN.

Où prends-tu cela ?

TENANCIER.

Et qu’une immense compassion à seule inspiré ce mensonge à l’homme sans entrailles que voici. – Je suis content de toi, mon ami ; embrasse-moi.

LUCIEN.

Non ! ce serait approuver l’écriture ci-dessus et je ne l’approuve pas ; il n’y a pas un mot de vrai. Qui t’a pu conter cette bourde-là ?

TENANCIER.

Quelqu’un de mal informé peut-être : le père du jeune homme. – Son fils lui avait fait sa confession le lendemain même en lui demandant d’après ton conseil, la permission de s’engager ; et le pauvre père, ne t’ayant trouvé ni chez toi ni chez moi pour te remercier, n’a pas pu retenir plus longtemps sa reconnaissance et l’a versée dans mon cœur.

LUCIEN.

Il avait droit de croire qu’elle y resterait.

TENANCIER.

Oui, mon cher enfant ; mais la marque de haute confiance que je donne à notre Aline peut te montrer quel prix j’attache à son estime et combien il m’était pénible de te la voir perdre par tes fanfaronnades de perversité.

ALINE.

Oh ! monsieur, je vous remercie.

LUCIEN.

Je ne vous ferai pas l’injure, mademoiselle, de vous recommander le secret le plus absolu. Vous voyez par le repentir de ce pauvre petit diable qu’il est digne de tout intérêt. – Quant à moi, je l’avoue, j’ai été purement sublime, mais que voulez-vous ! j’aime à sauver, c’est mon tic ; le laurier des oies du Capitole m’empêche de dormir.

ALINE.

Oh ! maintenant, vous pouvez vous dénigrer autant qu’il vous plaira, on ne vous croit plus.

LUCIEN.

Ce que c’est pourtant qu’un coup de magnanimité bien réussi !... On en est quitte pour toute sa vie.

 

 

Scène III

 

TENANCIER, ALINE, LUCIEN, ANNETTE, robe de chambre un peu excentrique

 

ANNETTE.

Bonjour, père les enfants t’attendent.

TENANCIER.

Comment donc es-tu habillée ?

ANNETTE.

C’est que robe de chambre qu’on vient de m’apporter. Comment la trouves-tu, Lucien ?

LUCIEN.

Elle a beaucoup de cachet... Mais tu ne comptes pas patiner dans ce costume ?

ANNETTE.

J’ai bien le temps d’en changer, il n’est qu’une heure. – Ma chère Aline, vous aurez soin que les enfants ne prennent pas froid, n’est-ce pas ? c’est à vous que je les confie. Papa a des idées par trop lacédémoniennes sur l’élève des bébés.

TENANCIER.

L’élève ! Sois tranquille, nous les ramènerons sains et saufs à leurs boxes... L’élève ! Venez-vous, Aline ?

ALINE, à Annette.

J’en aurai bien soin.

Elle sort avec Tenancier par la gauche.

 

 

Scène IV

 

LUCIEN, ANNETTE

 

LUCIEN.

C’est quelqu’un, cette petite fille-là.

ANNETTE.

Certainement. Elle est bien la sœur de son frère.

LUCIEN.

Avec la grâce en plus. Une nature fine et ferme à la fois, un esprit bien portant qui a la fraîcheur de la santé comme son visage ; pas plus de maquillage à l’un qu’à l’autre.

Et toujours la nature
Embellit la beauté,

comme dirait papa.

Il s’étend sur le canapé.

ANNETTE.

Elle est charmante, mais elle n’est pas pour toi, ni toi pour elle.

LUCIEN.

Qui songe à cela ?

ANNETTE.

Hum ! tu viens dîner bien souvent à la maison depuis qu’elle y est.

LUCIEN.

Elle me plait, je n’en disconviens pas ; nous nous faisons une petite guerre de taquineries affectueuses qui m’amuse. Mais tu penses bien qu’à mon âge je n’irai pas m’amouracher d’une fille honnête. Va t’habiller.

ANNETTE.

J’attends quelqu’un.

LUCIEN.

Alors, je m’en vais.

ANNETTE.

Tu peux rester ; je ne serai même pas fâchée que tu restes.

LUCIEN.

Qui est-ce donc ?

ANNETTE, à demi-voix.

Navarette.

LUCIEN.

Navarette ? Et que vient-elle faire ici ?

ANNETTE.

Elle vient me donner une leçon

À part.

qui ne profitera pas à moi seule.

LUCIEN.

Une leçon ?

ANNETTE.

Eh bien, oui : elle vient me faire répéter mon rôle. Grand Dieu ! si papa savait que je joue la comédie !

LUCIEN.

Oh ! la comédie de société !

Il se lève.

C’est de son temps.

ANNETTE.

Mais, de son temps, on ne jouait pas les Argonautes en société.

LUCIEN.

Et surtout on ne prenait pas de leçons de Navarette. On n’avait peut-être pas tort.

ANNETTE.

Trouverais-tu que je mets trop mon bonnet sur l’oreille cette fois ?

LUCIEN.

Mon Dieu, je sais bien que c’est admis. C’est égal, ça me produit un singulier effet de penser que tu vas parler à Navarette !

ANNETTE.

Vraiment, monsieur Prudhomme ?

LUCIEN.

Bah ! tu as raison ! il faut faire comme les autres. Quel mal y a-t-il après tout ?... C’est d’Estrigaud qui t’envoie Navarette ?

ANNETTE.

Non pas ! je crois qu’il ne se soucierait pas de me la présenter... Tu sais qu’il me fait un brin de cour. Je lui ai tout simplement écrit à elle-même. Elle m’a répondu un petit mot charmant, et je l’attends d’un moment à l’autre.

LUCIEN.

Alors je me sauve.

ANNETTE.

Reste donc.

LUCIEN.

Impossible !... je la tutoie.

ANNETTE.

Ce serait gênant pour moi, je l’avoue... Mais je veux aller au lac après la séance.

UN DOMESTIQUE.

Mademoiselle Navarette.

ANNETTE.

Faites entrer.

À Lucien.

Va m’attendre chez papa.

LUCIEN.

Tiens, oui, je lirai les Débats !

Il sort par la droite, Navarette entre par le fond.

 

 

Scène V

 

ANNETTE, NAVARETTE, en toilette de ville élégante et sévère

 

ANNETTE, allant s’asseoir sur le canapé de gauche.

Que vous êtes bonne, mademoiselle, d’avoir bien voulu vous rendre à mon désir !

NAVARETTE.

Il est trop flatteur pour moi, madame la marquise.

ANNETTE, avec un entrain factice.

Asseyez-vous donc. Voulez-vous ôter votre chapeau, voulez-vous une cigarette ?

NAVARETTE.

Merci, madame, je ne fume pas.

ANNETTE, allumant une cigarette.

C’est du tabac turc... vous permettez ? Que vous êtes donc charmante dans ce rôle de Médée !... Quelle désinvolture et en même temps quelle distinction !

NAVARETTE.

Vous y serez beaucoup plus charmante que moi, madame, si tant est que cette épithète puisse m’être appliquée. C’est, je crois, chez la duchesse de Somo-Sierra qu’on joue la pièce ?

ANNETTE.

Oui, dans huit jours, et ce ne sera pas trop mal joué, si je parviens à être passable. C’est le vicomte de Bucy qui joue le dragon.

NAVARETTE.

Il doit y être très amusant.

ANNETTE.

Quel bon toqué, n’est-ce pas ?

NAVARETTE.

Il est très original et même un peu braque.

ANNETTE.

Témoin l’abandon qu’il fait de sa jeune et charmante femme pour cette Valentine de Reuilly, qui n’est pas même jolie. Comprenez-vous cela ?

NAVARETTE.

Oui, madame... mais je me garderai bien de vous l’expliquer. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que la vicomtesse se console avec M. Gaston de Valdebras ?

ANNETTE.

C’est un horrible cancan inventé par mademoiselle Angélina.

NAVARETTE.

Oh ! Angélina n’est pas une personne inventive.

ANNETTE.

La preuve que Valdebras ne l’a pas quittée pour la vicomtesse, c’est qu’il épouse ces jours-ci mademoiselle de Sainte-Radegonde.

NAVARETTE.

La fille de l’ancien pair de France ?

ANNETTE.

Précisément.

NAVARETTE.

Mais alors ce mariage n’est pas trop catholique : M. de Sainte-Radegonde a fort compromis jadis madame de Valdebras.

ANNETTE.

Vous le saviez ? Mais il y a longtemps !

NAVARETTE.

N’importe, il y a là quelque chose de choquant. M. Gaston va devoir respect et affection à un homme qui a déshonoré son père.

ANNETTE.

Mais il n’en sait rien.

NAVARETTE.

Sa mère, qui le sait, ne devrait pas permettre ce mariage.

ANNETTE, souriant.

Elle est moins rigoriste que vous.

NAVARETTE.

Elle devrait l’être davantage, vous en conviendrez. Mais nous voilà bien loin de Médée ; nous faisons l’école buissonnière.

ANNETTE, se levant.

Et nous ne sommes pas là pour nous amuser. Revenons par le plus court ; voici la brochure : je vais, si vous le voulez bien, vous réciter le rôle.

UN DOMESTIQUE, annonçant du fond.

M. le baron d’Estrigaud.

 

 

Scène VI

 

ANNETTE, NAVARETTE, D’ESTRIGAUD

 

D’ESTRIGAUD.

Je m’empresse de me rendre à vos ordres, chère marquise.

Apercevant Navarette.

Vous ici, mademoiselle ?

ANNETTE, jouant la surprise.

Vous vous connaissez ?

NAVARETTE.

De longue date, madame. Le baron veut bien avoir quelque amitié pour moi.

D’ESTRIGAUD, à Navarette.

Comment vous êtes-vous portée depuis huit jours ?

NAVARETTE.

Aussi bien qu’on peut se porter sans vous voir. Je vous le présente, madame, pour le plus intermittent des hommes. Il y a des semaines où je le vois tous tes jours, et des mois où il ne me donne pas signe d’existence. Mais je ne suis pas avare de mes amis et je les cède sans murmure à qui en est plus digne.

ANNETTE.

Je ne suis pour rien dans ces intermittences, mademoiselle ; et je ne les comprends pas depuis que j’ai le plaisir de vous connaître.

D’ESTRIGAUD.

Je suppose, mesdames, que vous ne vous êtes pas réunies uniquement pour vous complimenter à mes dépens ?

ANNETTE.

Cela seul en vaudrait pourtant bien la peine, cher baron. Mais nous avons un autre but, en effet : mademoiselle consent à me faire répéter le rôle de Médée.

D’ESTRIGAUD.

Alors je ne veux pas troubler la séance.

ANNETTE.

Oh ! une première séance ne sert jamais qu’à rompre la glace entre l’écolière et... la maîtresse.

NAVARETTE.

Vous avez beaucoup de dispositions, madame, et je vous assure que vous jouerez mon rôle à m’en rendre jalouse.

ANNETTE.

Rassurez-vous, je ne suis pas une rivale dangereuse.

D’ESTRIGAUD.

Vous vous faites tort, madame ; à la place de mademoiselle, je tremblerais.

ANNETTE, à part.

Impertinent !

À Navarette.

Pouvez-vous venir demain ?

NAVARETTE.

Demain... je ne suis pas libre ; après-demain, si vous voulez, à la même heure ?

ANNETTE.

Très bien. Mais ne m’oublierez-vous pas ? Je me défie un peu de votre mémoire. Permettez-moi de faire un nœud à votre mouchoir.

Elle va à un petit meuble au fond.

NAVARETTE, bas, à d’Estrigaud.

Tu lui fais donc la cour ?

D’ESTRIGAUD.

Un peu.

NAVARETTE.

Elle est jolie... À propos, je voulais t’écrire ; j’ai vu Cantenac.

D’ESTRIGAUD.

Il t’a donné un renseignement ?

NAVARETTE.

Grande baisse demain.

D’ESTRIGAUD.

Merci.

ANNETTE, revenant avec un bracelet.

Veuillez mettre à votre bras ce modeste mémento.

NAVARETTE.

Je vous le rapporterai fidèlement après-demain.

ANNETTE.

Oh ! ce sont des médailles romaines ; cela n’a de valeur que le prix d’affection qu’on veut bien y attacher ; demandez plutôt au baron, qui s’y connaît.

NAVARETTE.

Alors je le garde, madame.

ANNETTE.

À après-demain.

NAVARETTE.

À quinzaine, monsieur te baron...

À part.

Il m’a tout l’air de ne pas faire ses frais.

Haut.

À après-demain, madame la marquise.

Elle sort par la porte du fond à gauche.

 

 

Scène VII

 

ANNETTE, D’ESTRIGAUD

 

ANNETTE.

Voilà une charmante personne, pleine de tact et de véritable distinction. Je suis enchantée de la connaître. Savez-vous, cher baron, que son éducation vous fait le plus grand honneur ?

D’ESTRIGAUD.

Mal joué, marquise. Je marque une école.

ANNETTE, assise sur le canapé de droite.

Comment cela ?

D’ESTRIGAUD, s’appuyant au dossier du canapé.

Votre billet était un piège, n’est-ce pas ? vous vouliez me mettre en présence de Navarette, jouir de ma confusion et me cribler de ces demi-mots qui sont le triomphe des femmes ? Eh bien, il ne fallait pas casser les vitres ; vous venez de perdre tout votre avantage. Vous autorisez des explications que je n’eusse jamais osé aborder de front et dont je sentais que j’avais grand besoin.

ANNETTE.

Mais cela s’explique de soi ; après avoir vu mademoiselle Navarette, on ne peut s’étonner du goût que vous avez pour elle.

D’ESTRIGAUD.

Certes, c’est une liaison si plausible, que personne n’a soupçonné qu’elle en cachait une autre.

ANNETTE.

Une autre ?

D’ESTRIGAUD.

Qui a duré cinq ans, avec une femme dont la situation exigeait les plus grands ménagements, et dont la réputation n’a pas été effleurée, grâce à ma pauvre Navarette.

ANNETTE.

Cette dame s’accommodait du partage ?

D’ESTRIGAUD.

Elle savait, à n’en pouvoir douter, que depuis longtemps Navarette n’est qu’une amie pour moi.

ANNETTE.

Et mademoiselle Navarette acceptait ce rôle de paravent ?

D’ESTRIGAUD.

Il a tant de compensations ! D’abord il lui laisse toute la liberté compatible avec les vraisemblances dont j’ai besoin ; ensuite il lui fait, dans son monde, une position très enviée, permettez-moi cette fatuité ; enfin il lui constitue une riche sinécure.

ANNETTE.

En somme, c’est un expédient assez dispendieux.

D’ESTRIGAUD.

Qu’est-ce qu’une cinquantaine de mille francs par an, au prix du repos de la femme qu’on aime ?

ANNETTE.

Vous l’aimez donc beaucoup ?

D’ESTRIGAUD.

Je l’ai beaucoup aimée jusqu’au jour où une autre...

ANNETTE.

À propos d’amourettes, empêchez donc mon frère de s’amouracher de la petite Aline.

D’ESTRIGAUD, à part.

Elle rompt les chiens.

ANNETTE.

Mon père a un très beau parti pour lui, cinq cent mille francs, et je ne voudrais pas qu’Aline fût compromise, pour rien au monde.

D’ESTRIGAUD.

Hum ! il est peut-être un peu tard.

ANNETTE.

Fi donc ! ils en sont encore aux coquetteries les plus innocentes.

D’ESTRIGAUD.

Croyez-vous ?

ANNETTE.

Est-ce que Lucien vous a fait quelque confidence ?

D’ESTRIGAUD.

Au contraire... il évite ce sujet de conversation avec un soin... qui prouve que les choses sont plus avancées que vous ne pensez.

ANNETTE.

C’est impossible ! Il faudrait admettre qu’Aline est l’hypocrisie en personne, car elle est aussi naturelle avec lui qu’avec moi-même.

D’ESTRIGAUD.

L’hypocrisie étant une vertu essentiellement féminine.

ANNETTE, lui faisant place sur le canapé.

C’est bon à dire... Voyons, que savez-vous ? car vous me faites peur.

D’ESTRIGAUD, s’asseyant près d’elle.

En ma qualité d’homme vertueux, j’ai la confiance de beaucoup de jolies femmes, et je sais bon nombre de petits secrets... mais je les garde. Tout ce que je peux vous dire, et je vous le dis très sérieusement, c’est que j’arrêterai cette sotte intrigue d’où il ne peut sortir rien de bon ni pour votre frère ni pour votre protégée.

ANNETTE.

Eh bien, cela me suffit... puisqu’il faut que cela me suffise. Mais je ne vous croyais pas si discret.

D’ESTRIGAUD.

Le grand art est de l’être sans le paraître. Le secret d’une femme est plus en sûreté avec moi qu’avec son confesseur...

Il lui prend la main.

ANNETTE, se levant.

Eh bien, mon cher confesseur, donnez-moi un conseil.

D’ESTRIGAUD, à part.

Elle rompt trop.

ANNETTE.

Que dois-je offrir à mademoiselle Navarette pour prix de ses leçons ?

D’ESTRIGAUD.

Le bracelet de ce matin vous acquitte amplement.

ANNETTE, près de la table du milieu, jouant avec un album.

Je regrette presque de le lui avoir donné.

D’ESTRIGAUD.

Voilà un mot qui me dédommage.

ANNETTE.

Si je lui proposait un échange... très avantageux ?

D’ESTRIGAUD.

Laissez-lui ce brimborion et faites-moi grâce d’en venir choisir un autre dans ma collection.

ANNETTE.

Chez vous ?

D’ESTRIGAUD.

Croyez-vous que ce soit l’antre du lion ? Je vous jure qu’on en sort comme on y est entrée. Toutes les dames m’ont fait l’honneur de venir visiter mes antiquités, et cela n’a pas donné lieu à la moindre médisance.

ANNETTE.

Eh bien, j’irai avec mon frère.

D’ESTRIGAUT.

Avec votre frère seulement ? C’est bien hardi. À votre place, j’emmènerais mon père, mes enfants et leur gouvernante.

ANNETTE.

Je ne peux pourtant pas y aller seule.

D’ESTRIGAUD.

Ne dites pas cela devant la duchesse de Somo-Sierra, ni devant la marquise de Villejars, ni devant...

ANNETTE.

Pourquoi ?

D’ESTRIGAUD.

Parce que ces dames, étant venues seules chez moi, vous trouveraient un peu bien collet monté et se demanderaient dans quel couvent de la rue Saint-Denis vous avez été élevée.

ANNETTE.

Ces dames ont été chez vous... seules ?

D’ESTRIGAUD.

Je vous le jure. Après cela, ce sont de fort grandes dames, qui ne font à aucun mortel l’honneur de le trouver dangereux.

ANNETTE.

Et vous imaginez-vous par hasard que je vous trouve dangereux, moi ?

D’ESTRIGAUD.

Ma foi vous réduisez ma modestie à quelque supposition analogue.

ANNETTE.

Ah ! vous mériteriez bien...

 

 

Scène VIII

 

ANNETTE, D’ESTRIGAUD, LUCIEN

 

LUCIEN.

Tiens, Raoul bonjour.

À Annette.

Comment, flâneuse ! Navarette est partie depuis une demi heure et ta toilette n’est pas plus avancée ?

ANNETTE.

Ne t’en prends qu’à ton ami. Mais je vais réparer le temps perdu. Au revoir, baron.

Bas, à d’Estrigaud.

Entreprenez-le donc au sujet d’Aline.

Elle sort par la gauche.

D’ESTRIGAUD, à part ; il s’assied sur le canapé de gauche.

Elle viendra.

Haut.

Eh bien, Saint-Preux, quoi de nouveau ?

LUCIEN.

Pourquoi Saint-Preux ?

D’ESTRIGAUD.

N’était-ce pas un jeune homme romanesque et épistolaire ?

LUCIEN.

Eh bien ?

D’ESTRIGAUD.

Mon rêve a toujours été de te voir épouser une orpheline vertueuse et pauvre.

LUCIEN.

À qui en as-tu ?

D’ESTRIGAUD.

Les joies du foyer, mon ami le berceau près du lit ! la mère, la jeune mère qui nourrit son huitième enfant...

LUCIEN.

Ah çà ! quelle mouche t’a piqué ?

D’ESTRIGAUD.

Tu prendras un état, tu deviendras un homme sérieux et utile ; tu aspireras aux honneurs municipaux, et tu ne mourras que décoré.

LUCIEN.

Va-t’en au diable !

D’ESTRIGAUD.

Pas de décorations ?... non ? Au fait, ta femme doit être démocrate comme son vertueux frère.

LUCIEN.

Ah ! ah ! – Assez, mon bon. La mouche qui t’a piqué, c’est la mouche du coche. Je ne cours aucun des dangers auxquels tu m’arraches. Si jamais je me marie, ce sera pour faire une fin, et je ne me laisserai administrer... qu’à bonnes enseignes.

D’ESTRIGAUD.

Alors pourquoi fais-tu la cour à la petite Aline ?

LUCIEN.

Un ragot de ma sœur !

D’ESTRIGAUD.

Pas seulement de ta sœur. Le bruit court que tu te ranges.

LUCIEN.

Je fermerai la bouche à la calomnie. Quant à mademoiselle Aline ; je n’y pense pas plus qu’au grand Turc, et tu sais si ce potentat me préoccupe.

D’ESTRIGAUD.

À la bonne heure. Mais permets-moi, pour clore, de te rappeler ce principe immortel le sage ne doit écrire qu’à son bottier, et encore doit-il tâcher de rattraper sa lettre.

LUCIEN.

Que veux-tu dire ?

D’ESTRIGAUD.

Rien. Je ne te demande pas tes confidences. Fais ton profit de mon précepte, voilà tout.

LUCIEN.

Tu me crois plus jeune que je ne suis.

D’ESTRIGAUD.

Tant mieux ! J’ai rempli le premier devoir de l’amitié, qui est d’être désagréable à son ami ; je laisse le reste aux dieux.

LUCIEN.

Trouves-tu sérieusement que c’est le devoir de l’amitié ?

D’ESTRIGAUD.

Très sérieusement, puisque je le remplis.

LUCIEN.

C’est juste. Tu me tires d’une indécision ou j’étais : j’ai quelque chose sur le cœur que je n’osais pas te dire...

D’ESTRIGAUD.

Va ! je suis prêt à tout.

LUCIEN.

Eh bien, Navarette... te trompe.

D’ESTRIGAUD.

Est-il possible ?

LUCIEN.

Avec ce petit drôle de Cantenac.

D’ESTRIGAUD.

En es-tu bien sûr ?

LUCIEN.

Si tu veux des preuves...

D’ESTRIGAUD.

Merci, mon cher enfant. Ou je le sais, ou je l’ignore. Si je l’ignore, tu troubles inutilement ma douce quiétude ; mais, si je le sais... regarde-toi dans la glace.

LUCIEN.

Bah ?

D’ESTRIGAUD.

Apprends qu’un gentilhomme doit se laisser tromper par sa maîtresse aussi bien que par son intendant. Navarette fait partie de mon train, comme mes chevaux.

LUCIEN.

Je comprends jusqu’à un certain point qu’on n’entrave pas la carrière de ces demoiselles ; mais Cantenac ne rapporte rien à celle-ci : il est l’amant de cœur.

D’ESTRIGAUD.

Pardine ! je voudrais bien voir que ce maroufle se permît de payer mes gens !

LUCIEN.

D’Estrigaud ! tu es plus grand que nature !... Je ne serai jamais qu’un enfant à côté de toi.

D’ESTRIGAUD.

J’ai de la peine à t’ouvrir les idées, mais je n’en désespère pas. Silence ! voici l’homme de Plutarque.

 

 

Scène IX

 

D’ESTRIGAUD, LUCIEN, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Bonjour, ami. – Je viens de chez vous, monsieur.

D’ESTRIGAUD.

M’apportez-vous des nouvelles ?

ANDRÉ.

J’en allais chercher.

D’ESTRIGAUD.

Les affaires ne se font pas si vite. Ces messieurs ne m’ont pas encore rendu réponse ; mais ils étudient votre projet très sérieusement, et je crois que l’idée les mord ; autrement ils auraient déjà refusé.

ANDRÉ.

Vous croyez qu’ils accepteront ?

D’ESTRIGAUD.

Dame ! je trouve l’affaire magnifique. Dans deux ou trois jours, nous saurons à quoi nous en tenir. Un peu de patience.

ANDRÉ.

J’en ai beaucoup ordinairement ; mais je ne sais que faire de mon corps dans ce Paris où je ne connais plus personne.

D’ESTRIGAUD.

Justement vous trouverez chez vous une invitation pour demain.

ANDRÉ.

Une invitation ? De qui ?

D’ESTRIGAUD.

D’une jolie femme à qui j’ai inspiré une grande envie de vous connaître ; en un mot, de Navarette.

ANDRÉ.

Navarette ? Pardonnez à l’ignorance d’un provincial...

D’ESTRIGAUD.

C’est ma maîtresse.

ANDRÉ.

Tiens !

D’ESTRIGAUD.

Cela vous étonne ?

ANDRÉ.

Oui. Je croyais que vous pensiez à vous marier.

D’ESTRIGAUD.

Moi ? Ah ! monsieur, je n’ai rien fait qui justifie ce soupçon.

ANDRÉ.

Pardon, je me rétracte.

D’ESTRIGAUD.

J’accepte vos excuses. Vous viendrez, n’est-ce pas ? Vous trouverez là quelques financiers bons à connaître, sans compter votre ami Lucien.

ANDRÉ.

Je suis très reconnaissant.

D’ESTRIGAUD.

Adieu, messieurs. J’ai un ordre à donner à mon agent de change et je ne le trouverais plus à la bourse. À demain.

Il sort.

 

 

Scène X

 

ANDRÉ, LUCIEN

 

LUCIEN.

Hein ! quel homme charmant !

ANDRÉ.

Savais-tu qu’il ne veut pas se marier ?

LUCIEN.

Parbleu !

ANDRÉ.

Alors, tu ne t’aperçois donc pas qu’il fait la cour à ta sœur ?

LUCIEN.

Allons donc !

ANDRÉ.

Cela saute aux yeux les moins clairvoyants. Tant que j’ai cru que c’était pour le bon motif, je ne t’ai rien dit, et pourtant il y aurait peut-être en beaucoup à dire... mais du moins ne faut-il pas que ton amitié pour ce faux ami t’aveugle ici plus longtemps.

LUCIEN.

Mon bon, ou je le sais, ou je l’ignore. Si je l’ignore...

ANDRÉ.

Je te l’apprends.

LUCIEN.

Oui ; mais, si je le sais, regarde-toi dans la glace.

ANDRÉ.

Si tu le sais, c’est toi que je regarde, et entre les deux yeux. – Allons ! voilà encore que je donne dans le panneau ! Je me couvre de ridicule comme toujours... mais, franchement, pouvais-je m’attendre à une charge quand il s’agit de ta sœur.

LUCIEN.

Comment veux-tu, bêta, que d’Estrigaud fasse à ma sœur une cour sérieuse quand il a une maîtresse officielle ? Il est en coquetterie avec Annette, rien de plus.

ANDRÉ.

À la bonne heure ; mais c’est déjà trop. Je te déclare que, si un homme était en coquetterie pareille avec Aline...

LUCIEN.

C’est tout différent : Annette est veuve, elle sait ce qu’elle fait, et je te prie de croire qu’elle est honnête femme.

ANDRÉ.

Tu n’as pas besoin de m’en prier. Mais une honnête femme est peut-être plus facile à compromettre qu’une autre, parce qu’elle ne se croit pas vulnérable. Enfin, veille au grain. Fille, femme ou veuve, une sœur est toujours sous la garde de son frère.

LUCIEN.

Ventre-de-biche ! ami Lagarde, tu es bien nommé.

 

 

Scène XI

 

ANDRÉ, LUCIEN, UN DOMESTIQUE, puis ALINE

 

LE DOMESTIQUE.

Madame la marquise attend M. Lucien.

LUCIEN.

J’y vais.

À Aline qui entre.

Les enfants ont été bien sages, cousine ? Ils se sont amusés ? ils n’ont pas eu froid ? Je vais faire mon rapport à leur mère.

Il sort.

ANDRÉ.

Je ne sais plus que penser de ce garçon-là. Il se moque des choses les plus sacrées !

ALINE.

Ne t’arrête pas à cela. Sa perversité n’est que méchante affectation... C’est l’âme la plus délicate, la plus généreuse...

ANDRÉ.

Qu’en sais-tu ?

ALINE.

Je ne peux pas te le dire ; mais Lucien s’est conduit, vois-tu, comme toi seul serais capable de te conduire, toi ou mon père. Si je n’avais pas promis de me taire, tu adorerais celui que tu condamnes.

ANDRÉ.

Vraiment ? – Dis-moi, mon enfant : tu sais qu’il est très riche ?

ALINE.

Qu’importe !

ANDRÉ.

Tu ne peux pas l’épouser, ne l’oublie pas.

ALINE.

Mais je n’y songe pas.

ANDRÉ.

Je t’avertis. M. Tenancier m’a parlé de ses projets sur son fils... Il a en vue un très beau parti.

ALINE.

Un parti ?... Tu as raison ; emmène-moi.

ANDRÉ.

En es-tu déjà là ?

ALINE.

Je n’en sais rien... Tu m’as donné un coup... Emmène-moi.

ANDRÉ.

Nous avions bien besoin de ce malheur-là ! Ah ! c’est ma faute ! j’aurais dû prévoir ce qui arrive !

ALINE.

Ne t’afflige pas, va ! Tu m’as avertie à temps ; je l’oublierai... ou si je ne l’oublie pas, tu en seras quitte pour me garder près de toi toute ma vie... En seras-tu fâché ?

ANDRÉ.

Ô chère Aline ! cher portrait de ma mère ! tu as son âme comme tu as son visage et son nom.

Il l’embrasse.

Allons, je vais chercher un nid ; dans deux jours, nous serons installés...

À part, en souriant.

Elle l’oublierai.

 

 

ACTE III

 

Chez d’Estrigaud. Un cabinet plein d’objets d’art. Un déjeuner au chocolat est servi sur un guéridon.

 

 

Scène première

 

WILLIAM, en livrée du matin, QUENTIN, en habit noir, la serviette sur le bras

 

WILLIAM.

Monseigneur n’est pas encore levé, monsieur Quentin ?

QUENTIN.

Je l’attends.

WILLIAM.

En voilà un fainéant ! Il est midi.

QUENTIN.

Si vous étiez rentré chez vous à huit heures du matin, monsieur William...

WILLIAM.

Quelle bonne charge ! Il s’est couché hier soir à dix heures.

QUENTIN.

Vous êtes nouveau dans la maison, mon cher. Apprenez que, deux fois par semaine, M. le baron se couche à dix heures pour se relever à deux et ne rentrer chez lui qu’au jour.

WILLIAM.

Est-il bête ?

QUENTIN.

Vous sortez d’une maison de parvenus, où les domestiques méprisent les maîtres, monsieur William ; ce n’est pas dans les allures d’ici. M. le baron en remontrerait au plus malin d’entre nous. Quand il se couche à dix heures et se relève à deux, c’est pour arriver frais au jeu tandis que les autres sont fatigués.

WILLIAM.

Ah c’est différent.

 

 

Scène II

 

WILLIAM, QUENTIN, D’ESTRIGAUD, en veste de soie

 

D’ESTRIGAUD.

Que faites-vous là, William ?

WILLIAM.

Je venais prendre les ordres de M. le baron pour la voiture.

D’ESTRIGAUD.

Quand j’aurai lu mes lettres.

William sort. D’Estrigaud se met à table, et mange tout en décachetant ses lettres.

Ce n’est pas mon chocolat ordinaire, Quentin.

QUENTIN.

Pardon, monsieur le baron.

D’ESTRIGAUD.

Je vous dis que non. Ce coquin de Coutelard aura changé de fournisseur pour gagner dix sous. Je veux bien qu’il me vole, mais je ne veux pas qu’il liarde. Vous le lui direz. Emportez cette drogue-là.

QUENTIN.

Monsieur le baron veut-il une aile de volaille ?

D’ESTRIGAUD.

Euh !... non. Je n’ai pas faim. J’ai soupé au cercle.

Quentin sort en emportant le plateau et la petite table, qu’il range dans un coin. D’Estrigaud, resté seul, ouvre une lettre.

De mon agent de change. Tiens, je ne pensais plus à mes ordres d’hier au soir... Ils valent pourtant la peine qu’on y songe. – Eh bien, c’est aujourd’hui la baisse annoncée, demain la liquidation ; dans huit jours, j’aurai réalisé mon bénéfice. Ma foi !... ce sera fort à propos. Il y avait longtemps que ce petit drôle de Cantenac n’avait donné de renseignements à Navarette. Il manque à tous ses devoirs. Se croirait-il aimé pour lui-même, l’imbécile ? Si jamais je me raccommode avec son patron, comme je le consignerai à la porte !

Ouvrant une autre lettre.

Comtesse de Saint-Gilles... surnommée la bête du bon Dieu.

Lisant.

« Cher baron, la marquise Galéotti m’a inspiré une folle envie de voir votre fameuse collection, et nous devons lui rendre visite aujourd’hui même. »

Il se lève.

Que le diable emporte les bourgeoises et la bourgeoisie ! La belle Annette peut bien rester chez elle si elle ne veut venir que sous bonne escorte ! Je croyais pourtant l’avoir piquée au jeu... Mais sa prudence native a été la plus forte.

Lisant.

« Nous avons tout simplement pris rendez-vous chez vous. » Oh ! oh ! rendez-vous chez moi au lieu de venir ensemble ? Voilà qui me paraît moins simple qu’à vous, bonne Saint-Gilles...

Lisant.

« ...Rendez-vous chez vous, la marquise ayant à faire, dans votre quartier, quelques visites qui l’empêchent de me venir chercher. » Cette explication vous a suffi, ange de candeur ? – Que peut donc manigancer la petite marquise sous l’égide de votre naïveté ?

Lisant.

« Nous avions comploté de vous surprendre. » Vous vous croyez du complot ?

Lisant.

« Mais j’ai peur que nous ne nous cassions le nez. » Le vôtre serait à jamais regrettable, madame.

Lisant.

« ...Et je crois prudent de vous avertir que nous serons chez vous à trois heures précises. » Très prudent, on ne peut pas plus prudent, et je vous remercie. Ou je ne sais plus déchiffrer une femme, ou le plan de la marquise est d’arriver seule cinq minutes avant la comtesse, en me disant : « Vous voyez, baron, qu’on n’a pas peur de vous. » Ah ! rusée, vous voulez faire vos preuves de lionnerie sans rien risquer avoir la crânerie des grandes dames sans vous départir de votre prud’homie originelle ! Heureusement pour moi, vous n’avez pas osé mettre votre escorte dans votre confidence, et je vous tiens.

Il se dirige vers la table de droite et écrit.

« Chère comtesse. Je suis au désespoir ; j’attends précisément à trois heures des personnes qui vous gêneraient beaucoup, et que vous ne me donnez pas le loisir de contremander. Ce sera donc partie remise, si vous le voulez bien. Je préviens la marquise par le même messager. Votre bien respectueusement dévoué, d’Estrigaud. »

Il sonne ; entre Quentin.

Vous allez faire porter tout de suite cette lettre par William. À trois heures moins cinq minutes, il viendra une dame ; vous l’introduirez et vous ne laisserez plus entrer personne sous aucun prétexte. Est-ce compris ?

QUENTIN.

Oui, monsieur le baron.

D’ESTRIGAUD.

Quentin !

QUENTIN.

Monsieur le baron ?

D’ESTRIGAUD.

William me rapportera le cours de la Bourse.

QUENTIN.

Oui, monsieur le baron.

Il ouvre la porte, aperçoit Lucien et annonce.

M. de Chellebois.

Il sort.

 

 

Scène III

 

D’ESTRIGAUD, LUCIEN

 

LUCIEN.

Bonjour, seigneur. Comment se porte aujourd’hui Votre Grâce ?

D’ESTRIGAUD, assis.

Comme hier et comme demain.

LUCIEN.

Tu es de fer, c’est connu. Entre nous, quel âge peux-tu bien avoir ?

D’ESTRIGAUD.

Eh ! eh !... la quarantaine... bien sonnée !

LUCIEN.

Bah ! Je te donnais vingt-cinq ans.

D’ESTRIGAUD.

Mauvais plaisant !

LUCIEN.

Ma parole... et plutôt deux fois qu’une.

D’ESTRIGAUD, sèchement.

Jette donc ton cigare ; j’attends une femme.

LUCIEN, jetant son cigare dans la cheminée.

Oh ! tu es encore nubile, je n’en doute pas ! La preuve, c’est que je songe à te marier.

D’ESTRIGAUD.

Hein ?

LUCIEN.

Et je viens dans l’intention expresse de te sonder adroitement à ce sujet.

D’ESTRIGAUD.

Quelle est cette charge ?

LUCIEN.

Rien de plus solennel. Le mariage est-il absolument exclu de ton programme, oui ou non ?

D’ESTRIGAUD.

Absolument, non...

LUCIEN.

Eh bien, si tu admets la possibilité de te marier, voilà le moment. Tu peux encore choisir ; dans quelques années, tu ne le pourras plus. J’ai un parti pour toi : une veuve de vingt-cinq à trente ans, fort riche, très belle, avec un nom aristocratique.

D’ESTRIGAUD.

Taratata ! Tu ne m’as pas laissé développer ma pensée.

Il se lève.

Le mariage est pour moi la manœuvre désespérée de la frégate qui s échoue à la côte plutôt que d’amener son pavillon. C’est l’expédient suprême auquel je ne recourrai qu’à la dernière extrémité ; et, si je m’y prends en effet trop tard, il me restera toujours la ressource héroïque du capitaine je me ferai sauter.

LUCIEN.

C’est ton dernier mot ?

D’ESTRIGAUD.

Le premier et le dernier.

LUCIEN.

Alors, mon cher Raoul, je te prie amicalement de modérer tes assiduités auprès de ma sœur.

D’ESTRIGAUD.

Comment ! c’est d’elle qu’il s’agissait ? Tu voulais être mon frère, petit Caïn ?

LUCIEN.

Ce m’eût été une grande joie, je l’avoue ; mais, ne pouvant être ton frère, je tiens à rester ton ami ; et c’est pourquoi je te prie...

D’ESTRIGAUD.

Bien, bien ! c’est convenu. Je ne croyais pas mes assiduités excessives ; si tu en juges autrement, il suffit.

LUCIEN.

Tu ne m’en veux pas, j’espère ?

D’ESTRIGAUD.

Au contraire ; je serais désolé de compromettre une femme quelconque, à plus forte raison ta sœur. Mais, dis-moi, est-ce qu’elle n’est plus résolue à rester veuve ?

LUCIEN.

Si bien, mais nous l’aurions fait changer d’avis à nous deux.

D’ESTRIGAUD.

Je n’ai pas la fatuité de le croire... Elle a de trop bonnes raisons de ne pas se remarier ! Je m’étonne même que tu l’y pousses. Je comprendrais plutôt qu’au besoin tu l’en détournasses dans l’intérêt de ses enfants comme dans le sien propre.

LUCIEN.

Note bien que je ne tiens pas autrement à la voir se rengager. Je dirai même que je ferais une guerre acharnée à tout prétendant qui ne serait pas toi.

D’ESTRIGAUD.

Merci, mon cher. Mais permets à un homme absolument désintéressé dans la question de te faire une petite observation.

LUCIEN.

Va !

D’ESTRIGAUD.

Moi, si j’avais une sœur dans la position de la tienne, et si, en qualité d’homme pratique, je lui interdisais un second mariage, je ne me croirais pas le droit de venir ensuite, en qualité d’homme vertueux, gêner la liberté de ses mouvements.

LUCIEN.

Qu’entends-tu par ces paroles ?

D’ESTRIGAUD.

Le monde vit de sous-entendus, mon cher. Il y a une foule de circonstances dans lesquelles un homme de bon ton doit fermer les yeux, tant qu’on ne l’oblige pas à les ouvrir.

LUCIEN.

Tu permettrais un amant à ta sœur ?

D’ESTRIGAUD.

Je ne permettrais rien, mais j’ignorerais tout.

LUCIEN.

Sais-tu que tu es horriblement immoral ?

D’ESTRIGAUD.

Pas plus que toi ; seulement, je suis logique. Suppose, par impossible, que ta sœur, qui est jeune, qui est libre, se laisse aller à un entraînement bien naturel, en somme, que ferais-tu ?

LUCIEN.

Ce que je ferais ? Je l’obligerais à épouser son amant.

D’ESTRIGAUD.

Et si elle refusait de ruiner ses enfants ?

LUCIEN.

Je me brouillerais avec elle, donc ! et je souffletterais le monsieur.

D’ESTRIGAUD.

Ce serait la conduite d’un pédant et non d’un gentleman.

LUCIEN.

Pédant tant que tu voudras... On voit bien que tu n’as pas de sœur.

D’ESTRIGAUD.

C’est possible. Quant à la tienne, dors en paix ; la sœur d’un ami m’est aussi sacrée que sa femme.

À part.

Ni plus ni moins.

QUENTIN, annonçant.

M. Lagarde.

 

 

Scène IV

 

D’ESTRIGAUD, LUCIEN, ANDRÉ

 

LUCIEN.

Que t’arrive-t-il donc ? Tu as l’air bouleversé.

D’ESTRIGAUD.

C’est vrai.

ANDRÉ.

On le serait à moins. J’ai appris que sir James Lindsay est à Paris.

D’ESTRIGAUD.

Qui ça, sir James Lindsay ?

ANDRÉ.

L’agent anglais qui a déjà fait manquer l’affaire en Espagne. Il est descendu hier au Grand Hôtel... Je viens de vérifier le fait.

D’ESTRIGAUD.

Eh bien, mon cher, il vient trop tard, voilà tout. Nouvelle pour nouvelle : j’ai causé cette nuit au cercle avec nos financiers ; décidément ils épousent votre affaire.

ANDRÉ.

Quel bonheur !

D’ESTRIGAUD.

Nous signerons l’acte de société un de ces matins, et je vous certifie que sir James Lindsay n’apporte pas assez de guinées pour faire lâcher prise à nos loups-cerviers.

ANDRÉ.

Vous me mettez du baume dans le sang. Que de remerciements !...

D’ESTRIGAUD.

C’est nous qui vous en devrions, si cette monnaie avait cours en affaires. Vous nous apportez une spéculation magnifique...

LUCIEN.

Et nationale !

D’ESTRIGAUD.

Et nationale... j’oubliais ce point. À combien estimez-vous votre part dans cette entreprise patriotique ?

ANDRÉ.

Je ne sais trop... Après complète exécution, à quatre ou cinq cent mille francs.

D’ESTRIGAUD.

Avouons qu’il est doux de servir sa patrie à ce prix-là.

LUCIEN.

On la trahirait pour moins.

ANDRÉ.

Oh ! Lucien, prends garde.

LUCIEN.

À quoi, Marc-Aurèle ?

ANDRÉ, riant.

Prends garde de déprécier la trahison par le bon marché.

LUCIEN.

À la bonne heure ! Mais tu avais mis le pied sur l’échelle.

ANDRÉ.

Avoue que je l’ai retiré à temps.

LUCIEN.

Tu te formes.

ANDRÉ, à d’Estrigaud.

Que vous ont dit ces messieurs ?

D’ESTRIGAUD.

À plus tard les détails. Il faut que je m’habille pour recevoir des dames. Je vous conterai les choses en long et en large ce soir chez Navarette... Vous n’oubliez pas que vous y dînez ? Vous me permettez de procéder à ma toilette, n’est-ce pas ?

ANDRÉ.

Je vous en prie.

D’ESTRIGAUD.

À ce soir.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ANDRÉ, LUCIEN

 

LUCIEN.

Commences-tu à revenir de tes préventions sur son compte ?

ANDRÉ.

Ma foi, il me rend là un fier service, et je voudrais de bon cœur n’avoir que du bien à penser de lui.

LUCIEN.

Eh bien, ne te gêne pas ; nous venons d’avoir une explication à l’endroit d’Annette ; en somme, il a été tout ce que tu peux souhaiter.

ANDRÉ.

Voilà qui me raccommode tout à fait avec lui... et avec toi. Oui, je t’en voulais de ta légèreté sur un point qui touche de si près à l’honneur. Je te méconnaissais.

LUCIEN.

Hélas ! le sort des belles âmes n’est-il pas d’être méconnues de leurs contemporains ? Vois Aristide !

ANDRÉ.

Et Cartouche !

LUCIEN.

Dis donc, toi ! sais-tu que tu marches pas de géant ?

ANDRÉ.

Que veux-tu ! Tu m’as prouvé qu’on peut rester vertueux sans être toujours à cheval sur le sérieux des choses... Je mets pied à terre.

LUCIEN.

Ne t’excuse pas !

ANDRÉ.

Et puis je suis si content ! mon affaire prend si bonne tournure !

LUCIEN.

Ce ne sera pas désagréable, non ! dans un an ou deux, d’avoir vingt bonnes mille livres de rente !

ANDRÉ.

À la rigueur !... Mais d’abord, mais surtout, de mettre mon idée en œuvre, d’attacher mon nom à une grande chose, à un grand... pourquoi ne le dirais-je pas ? à un grand bienfait !

LUCIEN.

Oh ! oh ! la gloire ?

ANDRÉ.

Eh donc ! s’il y a un orgueil légitime, n’est-ce pas celui d’être utile ?

LUCIEN.

Utile et décoré, nous y voilà !... Eh ! t’imagines-tu, créature primitive et printanière, que le monde accorde la moindre attention à un homme utile ? Apprends qu’il s’incline, non pas devant les gens qu’il estime, mais devant ceux qu’il envie. La richesse ou la célébrité, pour lui tout est là !

ANDRÉ.

Mais je serai célèbre.

LUCIEN.

Le canal de Gibraltar le sera, et non pas toi ! Qui connaît en France le nom de Riquet ? Vois-tu, mon pauvre bonhomme, les œuvres d’utilité pratique sont condamnées à rester anonymes ! Le bienfaiteur disparaît dans le bienfait. C’est inique, c’est absurde, mais c’est comme ça.

ANDRÉ.

Tu n’es pas encourageant.

LUCIEN.

Je t’épargne des mécomptes ! Tu as la clef de la fortune et non celle de la célébrité ; ne va pas te tromper de porte.

ANDRÉ.

Je croyait les avoir toutes les deux.

LUCIEN.

Tu n’es pas dégoûté. Rabats la moitié de tes ambitions... et console-toi. La part qui te reste est encore la meilleure... Mais oui ! sois donc franc !

ANDRÉ.

Peut-être bien, après tout.

LUCIEN.

Voyons, depuis quinze jours que tu assistes, les mains dans tes poches, au défilé des voluptés parisiennes, ne sens-tu pas grouiller en toi les convoitises de la jeunesse ?

ANDRÉ.

Je ne dis pas non... Quand je rencontre, emportés au grand trot de deux chevaux à bouffettes roses, un jeune homme et sa maîtresse, les jupes flottant sur les roues... il me passe parfois des éblouissements dans la cervelle ! Ça fait le même effet que le soupirail de Chevet sur un abonné de la pension Balèche.

LUCIEN.

Parbleu ! la frugalité n’est qu’une impuissance, comme les autres vertus.

ANDRÉ, avec un rire forcé.

Eh ! eh ! eh !

LUCIEN.

Brûler la chandelle par le plus de bouts possible, voilà le vrai problème de la vie !... De tous les sages de l’antiquité, Sardanapale est le seul qui ait eu le sens commun.

ANDRÉ.

Ah ! ah ! ah !

LUCIEN.

Aussi comme sa mort enfonce celle de Socrate !

ANDRÉ, timidement.

Oh !

LUCIEN.

L’un meurt piteusement par obéissance aux lois, trépas de robin monomane ! L’autre, révolté sublime, se fait un bûcher de son palais et y traîne avec lui les voluptés dont le destin vainqueur croyait le séparer !

ANDRÉ.

Tu es lyrique... un peu lyrique...

LUCIEN.

Eh bien, Sardanapale, c’est d’Estrigaud.

ANDRÉ.

Alors, il ferait bien d’avertir ses femmes.

LUCIEN.

On ne peut pas causer sérieusement avec toi !

ANDRÉ.

Tu étais donc sérieux ?

LUCIEN.

Oui, jeune néophyte, je l’étais, et vous me répondez par des calembredaines !

ANDRÉ.

Que le diable t’emporte ! On ne sait sur quel pied on danse avec vous autres.

LUCIEN.

Tu tombes rarement en mesure, j’en conviens ; mais tu te rattrapes, il y a progrès.

ANDRÉ.

N’est-ce pas ? je ne sens plus trop la province ?

LUCIEN.

Plus assez du moins pour incommoder. – Ah çà ! observe-toi ce soir chez Navarette ; tu vas entrer, je t’en préviens, dans le temple même de la blague... Tiens-toi bien !

ANDRÉ.

Mon Dieu, c’est l’aplomb qui me manque. Tu ne te doutes pas à quel point vous m’intimidez.

LUCIEN.

L’aplomb te viendra avec la fortune.

ANDRÉ, examinant le salon.

Il est certain qu’un gaillard logé comme ça n’a pas lieu d’être timide ; c’est un autre homme que le pauvre diable qui loge en garni.

LUCIEN.

Parbleu ! Les philosophes ont beau dire, l’écaille fait partie du poisson.

ANDRÉ.

On ne peut pas se défendre d’un certain respect pour le propriétaire de tant de belles choses.

LUCIEN.

Et c’est juste : la richesse est une puissance dont le luxe est la présence visible.

ANDRÉ.

Je n’avais pas idée d’un luxe pareil.

LUCIEN.

Et ce que tu vois n’est rien. En fait de luxe, le plus raffiné et le plus cher est celui qui ne saute pas aux yeux.

ANDRÉ.

Combien donc dépense le baron ?

LUCIEN.

Cent cinquante mille francs par an.

ANDRÉ.

Cent cinquante ! et il est garçon... Alors, que peut-on faire en famille avec vingt mille ?

LUCIEN.

Dame ! on peut vivre à son aise... dans l’acajou, la porcelaine opaque, les fiacres à quarante sous, les gants nettoyés et les chemises de coton ; que te faut-il de plus ?

ANDRÉ.

Oh ! rien !... nous sommes habitués aux privations, nous autres ! – Il y a des gens heureux.

LUCIEN.

Bah ! la richesse ne fait pas le bonheur... Une simple chaumière... dans un beau quartier...

 

 

Scène VI

 

ANDRÉ, LUCIEN, D’ESTRIGAUD, en redingote

 

LUCIEN.

Déjà ! Tu n’as pas été long...

D’ESTRIGAUD.

Le temps vous a semblé court, messieurs.

ANDRÉ.

Nous admirions votre appartement, monsieur le baron.

D’ESTRIGAUD.

Il est joli, n’est-ce pas ?

Bas, à Lucien.

Emmène-le donc.

LUCIEN, à André.

N’importunons pas monsieur plus longtemps ; les devoirs de sa charge le réclament.

D’ESTRIGAUD.

Excusez-moi de ne pas vous retenir, mon cher ; je ne m’appartiens pas.

ANDRÉ.

Vous êtes un homme public.

LUCIEN.

À ce soir.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

D’ESTRIGAUD, seul

 

S’il savait qui j’attends, il faudrait nous couper la gorge. Je le croyais plus fort. Cette circonstance ne laisse pas que de modifier la situation. Ce que je cherche, moi, c’est une liaison de convenances, l’association pacifique d’un veuvage et d’un célibat sous le consentement tacite de la famille et du monde. Je croyais avoir trouvé la pie au nid : train de maison honorable, enfants bien élevés, beau-frère de bonne humeur, femme charmante, toutes les conditions du confort et de la sécurité. Mais ce n’est plus cela du tout, du moment que le frère a un double fond tragique ; il faudrait ou me cacher comme un Castillan, ou m’exposer à des arias de tous les diables, à un scandale, à des scènes dramatiques... toutes choses parfaitement ridicules et désagréables. – D’un autre côté, la marquise en elle-même est-elle bien mon lot ? À y bien regarder, sa petite machination d’aujourd’hui indique une furieuse ténacité de vertu bourgeoise. Je parviendrais à la réduire, que ses préjugés classiques repousseraient comme du chiendent ; ce serait une succession perpétuelle de scrupules à combattre ou de remords à éponger... Elle est de la pâte des femmes légitimes et non des maîtresses. Elle ne peut rendre heureux qu’un mari... et je n’en suis pas encore là, grâce au ciel ! Décidément, j’ai eu tort de contremander la bonne Saint-Gilles. Eh bien, quoi ! je serai respectueux, voilà tout, et je profiterai même de l’occasion pour battre honorablement en retraite... Notre bail n’est pas signé, après tout...

QUENTIN, annonçant.

Madame la marquise Galéotti.

 

 

Scène VIII

 

D’ESTRIGAUD, ANNETTE

 

ANNETTE.

Vous voyez, baron, qu’on n’a pas peur de vous.

D’ESTRIGAUD.

Quelle bonne surprise, madame !

ANNETTE.

Je passais dans votre rue, j’avais fini mes courses plus tôt que je ne pensais, je me suis dit : « Voilà une belle occasion de visiter les antiques, » et j’ai arrêté à votre porte.

D’ESTRIGAUD.

Vous êtes la plus grande dame que je connaisse. Voulez-vous que nous passions dans ma galerie ?

ANNETTE.

Tout à l’heure. – C’est très joli chez vous. Je n’avais pas encore vu d’appartement de garçon... Nous ne nous figurons pas du tout ce que c’est.

D’ESTRIGAUD.

Vous vous imaginiez le temple du désordre et de l’inconfortable ?

ANNETTE.

À peu près... mais je fais amende honorable. C’est mieux tenu que chez moi. On dirait qu’une femme de goût a présidé au moindre détail.

D’ESTRIGAUD.

Merci pour Navarette.

ANNETTE.

Ah ! c’est elle ?

D’ESTRIGAUD.

Le soin de mon appartement fait partie de ses chastes attributions, et elle vient de temps en temps y donner le coup d’œil de la...

ANNETTE.

Du maître.

D’ESTRIGAUD.

De la gouvernante. Mais le jour va baisser, et, si vous voulez visiter ma collection.

ANNETTE.

Tout à l’heure.

D’ESTRIGAUD.

Qu’attendez-vous donc ?

ANNETTE.

Personne.

D’ESTRIGAUD.

Et vous avez raison elle ne viendra pas.

Il lui donne la lettre de la comtesse.

ANNETTE, après avoir lu.

Que cette Saint-Gilles est gauche ! Mais qui vous dit qu’elle ne viendra pas ?

D’ESTRIGAUD.

Je lui ai vivement répondu qu’elle trouverait visage de bois, et que je vous avertissais en même temps qu’elle. Ainsi ne lui dites pas que vous êtes venue.

ANNETTE, mettant la table entre elle et d’Estrigaud.

Mais, monsieur, c’est un guet-apens.

D’ESTRIGAUD.

Bien innocent, je vous jure. Vous avez voulu jouer au fin avec moi, vous êtes battue ; cette victoire me suffit, et je prétends la couronner en vous prouvant à quel point vos précautions me faisaient injure.

ANNETTE.

Soit, monsieur ; mais vous m’exposez à être surprise dans un tête-à-tête.

D’ESTRIGAUD.

Rassurez-vous : ordre est donné de ne laisser entrer personne.

ANNETTE.

Mais c’est bien pire, monsieur ! que va penser de moi votre valet de chambre ?

D’ESTRIGAUD.

Absolument rien ; c’est sa consigne chaque fois qu’il me vient des curieuses.

ANNETTE.

Il vous vient des curiosités de toute espèce ; je n’entends pas que cet homme, qui sait mon nom, se méprenne sur la mienne.

Elle sonne.

D’ESTRIGAUD.

Que faites-vous ?

ANNETTE.

Vous allez lui dire que sa consigne ne me concernait pas.

QUENTIN, entrant avec un papier sur un plateau d’argent.

C’est le cours de la Bourse que monsieur demande ?

D’ESTRIGAUD.

Oui, mettez ça là.

Quentin pose le papier sur la table à droite.

Ne vous avais-je pas dit de fermer ma porte ?

QUENTIN.

Oui, monsieur le baron.

D’ESTRIGAUD.

Eh bien, c’est par erreur. Vous laisserez entrer comme à l’ordinaire.

QUENTIN.

Tout le monde ?

D’ESTRIGAUD.

Eh oui, tout le monde.

QUENTIN.

Bien, monsieur le baron.

D’ESTRIGAUD.

Êtes-vous satisfaite ?

ANNETTE.

Maintenant, je m’en vais.

D’ESTRIGAUD.

Pas tout de suite, ou ce drôle croira qu’on peut entrer parce que vous n’y êtes plus.

ANNETTE.

C’est vrai... mais s’il arrive quelqu’un ?

D’ESTRIGAUD.

Il n’arrivera personne ; la consigne a dû descendre jusqu’à la loge du concierge, qui ne sait pas votre nom, lui. Sacrifiez encore cinq minutes à l’opinion de M. Quentin, et permettez-moi d’en profiter pour moi-même. Aussi bien ai-je une explication à vous donner.

ANNETTE.

Sur quoi, mon Dieu ?

Elle s’assied près de la table.

D’ESTRIGAUD.

Sur la rareté de mes futures visites. Je serais désolé que vous puissiez l’attribuer à un pur caprice. Votre frère sort d’ici. Il trouve mes assiduités compromettantes, – ce sont ses propres expressions, – et il me prie de les suspendre.

ANNETTE.

De quoi se mêle-t-il ? Ne suis-je pas d’âge à me conduire ?

D’ESTRIGAUD.

Sans doute, mais ce n’est pas à moi de le lui dire : je suis trop son ami pour lui résister sur un point si délicat.

ANNETTE.

Et je crois que votre condescendance ne vous coûte guère.

D’ESTRIGAUD.

Du moins, le respect que je dois à votre réputation et à votre, tranquillité...

ANNETTE, ironiquement.

Oh ! vous êtes très respectueux, c’est incontestable.

D’ESTRIGAUD.

Les femmes sont toutes les mêmes ! Si je touchais le bout de votre gant, vous me trouveriez odieux ; et, parce que je reste dans les bornes du plus profond respect, vous me trouvez presque ridicule ; avouez-le.

ANNETTE, qui joue depuis un moment avec la cote de la Bourse.

Un franc de hausse sur la rente.

D’ESTRIGAUD.

Plaît-il ?

ANNETTE.

Un franc de hausse.

D’ESTRIGAUD, stupéfait.

C’est impossible !

ANNETTE.

Voyez plutôt.

Elle lui donne la cote.

Cela vous contrarie ?

D’ESTRIGAUD.

Non... cela m’étonne.

À part.

Ruiné !...

ANNETTE, se levant.

Les cinq minutes que je dois à M. Quentin sont écoulées. – Ne me regardez pas de cet œil farouche et accompagnez-moi jusqu’à l’antichambre avec force salamalecs pour achever d’édifier vos gens sur mon compte.

D’ESTRIGAUD, l’arrêtant par la main.

De grâce, madame, encore un instant...

ANNETTE.

Que vous reste-t-il à me dire ?

D’ESTRIGAUD.

Que je vous adore !

ANNETTE.

Ah ! vous aviez raison, monsieur ; ici, c’est odieux !

D’ESTRIGAUD.

Pourquoi ? Toutes les portes sont ouvertes ; vous êtes aussi en sûreté que chez vous. Et si je ne vous le dis pas ici, où vous le dirai-je ? Ce n’est pas une déclaration que je vous fais, c’est un adieu éternel.

ANNETTE.

Un adieu éternel ? voilà un bien grand mot.

D’ESTRIGAUD.

Mon amitié pour votre frère ne me sépare-t-elle pas de vous à jamais ?

ANNETTE.

Tout ce qu’il peut vous demander, c’est de venir moins souvent chez moi.

D’ESTRIGAUD.

Sans doute. Mais il m’a ouvert les yeux ; je ne m’apercevais pas que je vous aime follement !... Oh ! laissez-moi vous le dire pour la première et pour la dernière fois !

ANNETTE.

Pourquoi avez-vous parlé ? Ce n’est pas mon frère qui nous sépare maintenant, c’est votre aveu.

D’ESTRIGAUD.

Je m’étais juré de me taire jusqu’au bout, mais l’effort a dépassé mes forces !... Et puis qu’importe ? Maintenant que je vois clair dans mon cœur, mon devoir est tracé. Il faut que je vous oublie, que je m’éloigne, que je voyage... Je partirai demain.

ANNETTE.

Mais c’est absurde. Je n’entends pas bouleverser votre existence.

D’ESTRIGAUD.

Et que voulez-vous que je devienne à Paris ? Votre porte ne m’est-elle pas fermée à double tour, par votre frère et par mes aveux ?

ANNETTE.

Je les oublierai... vous n’avez rien dit, je n’ai rien entendu... Vous serez raisonnable, vous serez mon meilleur ami...

D’ESTRIGAUD.

Jamais ! Ces paroles qui vous offensent s’échapperaient de mes lèvres malgré moi... Je ne m’appartiens plus... Vous ne savez pas à quel délire de passion je suis arrivé !

ANNETTE, lui mettant la main sur la bouche.

Taisez-vous, malheureux !

D’Estrigaud couvre sa main de baisers. Faiblement.

Vous êtes fou...

Il l’entoure de ses bras.

Monsieur !

Elle court vers la porte ; d’Estrigaud y arrive avant elle et la lui barre.

D’ESTRIGAUD.

Non... Vous ne sortirez pas.

NAVARETTE, entrant.

Qu’est-ce donc ?

 

 

Scène IX

 

D’ESTRIGAUD, ANNETTE, NAVARETTE

 

ANNETTE, courant à elle.

Protégez-moi !

D’ESTRIGAUD, après un moment d’hésitation.

Oh ! malheur ! votre honneur à la discrétion d’une Navarette !

ANNETTE.

J’ai été attirée dans un piège indigne, madame... je vous le jure sur la tête de mes enfants !

D’ESTRIGAUD.

Comment voulez-vous qu’elle vous croie ? Elle n’a pas d’enfants ! – Si elle raconte seulement ce qu’elle a vu, – et elle le racontera, à qui persuaderons-nous que je ne suis pas votre amant ? Mes serments seront pris pour le mensonge d’un galant homme... Ah ! pauvre femme ! vous êtes perdue ! bien perdue ! et par ma faute ! misérable que je suis ! Mais je ne faillirai pas à mes devoirs envers vous ! la seule réparation désormais possible, je vous l’offre ; acceptez mon nom.

NAVARETTE, à part.

Son nom !... Jouons serré.

Haut.

Je crois à votre innocence, madame, et, sur ce que j’ai de plus sacré, je vous jure qu’il ne sortira pas de ma bouche un mot qui puisse vous nuire.

ANNETTE.

Oh ! merci, mademoiselle !

D’ESTRIGAUD.

Sa parole vous suffit ?

ANNETTE.

Oui, monsieur ; j’y crois comme elle croit à mon innocence.

D’ESTRIGAUD.

À la bonne heure.

NAVARETTE.

Vous êtes bien dur pour moi, monsieur d’Estrigaud. Vous savez pourtant que j’ai de l’honneur à ma manière, et c’est cet honneur-là que j’engage à madame.

ANNETTE.

Cet honneur-là, mademoiselle, s’appelle le cœur.

NAVARETTE.

Reconduisez madame, monsieur le baron. Elle est déjà trop restée dans ma compagnie pour le respect que lui doivent vos gens.

ANNETTE.

Vous avez toutes les délicatesses, mademoiselle. – Restez, monsieur, je sortirai seule.

Elle sort, d’Estrigaud reste incliné sur la porte.

NAVARETTE, à part.

Je suis venue à propos... la baronnie m’échappait.

 

 

Scène X

 

NAVARETTE, D’ESTRIGAUD, redescendant en scène

 

D’ESTRIGAUD.

Tu ne comprends donc rien, toi ?

NAVARETTE.

Qu’y a-t-il à comprendre ?

D’ESTRIGAUD.

Que tu viens de me faire manquer un mariage magnifique.

NAVARETTE.

Dame quand je suis entrée, tu n’étais pas sur le chemin de la mairie, ce me semble.

D’ESTRIGAUD.

Hé ! cette marquise est une bourgeoise timorée, qui, une fois à moi, aurait imploré le sacrement !... sans compter que son frère l’aurait exigé !

NAVARETTE.

Il fallait donc fermer ta porte.

D’ESTRIGAUD.

Ton arrivée pouvait tout conclure si tu avais voulu comprendre... Mais non, mademoiselle se pique et fait les beaux bras ! Ah ! tu peux te vanter de m’avoir ruiné, toi !

NAVARETTE.

En somme, un mariage de manqué, dix de retrouvés.

D’ESTRIGAUD.

Est-ce que je serai épousable demain !

NAVARETTE.

Pourquoi pas ?

D’ESTRIGAUD.

Pardieu ! tu m’as donné un joli renseignement, je te remercie.

NAVARETTE.

Mais je crois qu’il n’était pas mauvais. Il y a une hausse d’un franc.

D’ESTRIGAUD.

Eh bien, tu m’as annoncé la baisse.

NAVARETTE.

Moi ? Tu rêves.

D’ESTRIGAUD.

J’en suis tellement sûr, qu’en te quittant j’ai fait vendre.

NAVARETTE.

Mon pauvre ami... c’est un malentendu désolant ! Moi, j’ai acheté... peu, malheureusement.

D’ESTRIGAUD.

Enfin, je perds huit cent mille francs, je n’ai pas de quoi les payer, je suis exécuté, obligé de donner ma démission de toutes mes sinécures, rasé comme un ponton.

NAVARETTE.

Fais-toi reporter.

D’ESTRIGAUD.

À quoi bon ? Je n’aurai pas plus d’argent dans un mois qu’aujourd’hui, maintenant que mon mariage est manqué.

NAVARETTE.

Tu as des amis...

D’ESTRIGAUD.

Des amis ? Tu m’amuses ! Je n’en ai plus pour trente sous du moment que je dois huit cent mille francs.

NAVARETTE.

Il y en a un du moins qui ne te manquera pas.

D’ESTRIGAUD.

Quel est ce phénix ?

NAVARETTE.

Moi.

D’ESTRIGAUD.

Toi, ma pauvre fille ?

NAVARETTE.

Ma maison de la rue Castiglione ne vaut-elle pas huit cent mille francs ?

D’ESTRIGAUD.

Écoute, mon enfant... je ne suis pas facile à attendrir ; mais le diable m’emporte si tu ne m’as pas remué le cœur !

Lui prenant la main et la portant à ses yeux.

Tiens, voilà une larme de d’Estrigaud... fais-la monter en bague, c’est le dernier joyau qu’il t’offrira.

NAVARETTE.

Tu refuses ?

D’ESTRIGAUD.

Oui, chère fille. Je n’ai pas beaucoup de préjugés, tu le sais, mais il y a des délits de savoir-vivre inadmissibles, des inélégances infranchissables. Un galant homme ne peut ruiner que sa femme légitime, je te l’ai déjà dit vingt fois.

NAVARETTE.

Mais alors que vas-tu faire ?

D’ESTRIGAUD.

Que veux-tu que je fasse ? Je ne peux pas payer, je ne payerai pas. C’est encore plus convenable que de payer avec l’argent de ma maîtresse.

NAVARETTE.

Raoul... tu me fais peur !

D’ESTRIGAUD.

En quoi ?

NAVARETTE.

Tu veux te tuer !

D’ESTRIGAUD.

Moi ?

NAVARETTE.

Oh ! n’espère pas me donner le change ! Tu as trop répété sur tous les tons que tu te ferais sauter au premier désastre...

D’ESTRIGAUD.

C’est vrai !

NAVARETTE.

Je te connais... tu le feras, ne fût-ce que pour ne pas être ridicule !

D’ESTRIGAUD, à lui-même.

Il est certain que j’aurai une contenance piteuse, si je m’en tiens à un pouf vulgaire. Mes professions de foi hautaines deviendront des rodomontades puériles, on en fera des gorges chaudes... Mordieu ! la situation est plus grave que je ne pensais.

NAVARETTE.

Que t’importent de sots quolibets, que tu feras taire avec quelques coups d’épée ?

D’ESTRIGAUD.

Détrompe-toi ! on sait bien que je me bats : on attend de moi une crânerie supérieure au courage du duel ; je me suis vanté de l’avoir, et, si je ne l’ai pas, tous les duels du monde ne m’ôteront pas un pouce de ridicule... Mille tonnerres ! comment sortir de là ?

NAVARETTE.

Accepte mon argent personne n’en saura rien, je te le jure.

D’ESTRIGAUD.

Ces choses-là ne restent jamais longtemps cachées. Si tu ne disais rien, c’est moi qui parlerais, et, si ce n’était moi, ce seraient les pierres de la maison vendue pour ma tirer d’affaire... car tu n’as pas de valeurs au porteur ?

NAVARETTE.

Non... tu m’as toujours conseillé les immeubles.

D’ESTRIGAUD.

La vente d’un immeuble quel qu’il soit ne peut pas rester secrète, et, dans huit jours, je serais la fable de tout Paris.

NAVARETTE.

Que faire, mon Dieu, que faire ? – Si nous déclarions hautement la chose comme elle est, si je disais que ma fortune me vient de toi et que je la restitue, n’y aurait-il pas là une certaine grandeur ?

D’ESTRIGAUD.

Grandeur de ton côté, oui, certes ; mais bassesse du mien. Et puis je ne veux pas te mettre sur la paille.

NAVARETTE.

Oh ! je n’y serais pas. Ma maison vendue, il me resterait pour deux millions de terrains, avenue de Zurich.

D’ESTRIGAUD, avec une surprise émue.

Tu as pour deux millions de terrains ?

NAVARETTE.

Oui.

D’ESTRIGAUD.

Et je n’en savais rien.

NAVARETTE.

Tout le monde l’ignore.

D’ESTRIGAUD.

Mais comment ne m’en avais-tu rien dit ?

NAVARETTE.

Les hommes sont si bavards ! Tu ne m’aurais pas gardé le secret, et je pressentais qu’un jour tu aurais besoin d’une fortune ignorée.

D’ESTRIGAUD.

Ou tu es l’ange du dévouement... ou tu veux être baronne.

NAVARETTE, détournant les yeux.

Baronne, moi ? Si tu avais la sottise de m’offrir ton nom, je n’aurais pas celle de l’accepter.

D’ESTRIGAUD.

Parce que ?

NAVARETTE.

Parce que notre mariage te déclasserait sans me réhabiliter.

D’ESTRIGAUD.

C’est un peu vrai.

NAVARETTE, finement.

Ne pas croire que mon sacrifice serait une première réhabilitation qui en justifierait une seconde.

D’ESTRIGAUD.

Peut-être... peut-être ! Le monde est plus romanesque qu’il ne paraît, et quand on sait lui jouer cet air-là...

Déclamant.

« Eh bien, oui, messieurs, moi, Raoul d’Estrigaud, j’épouse la Navarette. Je l’épouse parce qu’en un jour de détresse elle m’a prouvé qu’elle avait gardé intacte cette partie de l’honneur que j’appelle le cœur. Elle était déchue de sa place légitime, je la lui rends... C’est aussi une restitution que je lui faits ! Et maintenant choisissez d’admirer ma conduite ou de me mettre au ban. »

À Navarette, du ton ordinaire.

Là-dessus, il y aurait un peu d’hésitation, mais c’est alors que l’intervention de l’épée serait efficace, et... va te promener ! j’oubliais Cantenac.

NAVARETTE, vivement.

Il n’est pas mon amant.

D’ESTRIGAUD, lui prenant le menton.

Espiègle !... Il ne pourrait pas me regarder sans rire, et son rire serait contagieux. Allons, n’y pensons plus.

NAVARETTE.

Tu aimes mieux te brûler la cervelle ?

D’ESTRIGAUD.

Ma foi, oui. – Et dire que je perds la partie avec quinte et quatorze en main ! Dans trois mois, je réaliserais ma part du canal de Gibraltar... Tiens, tiens, tiens !

NAVARETTE.

Quoi encore ?

D’ESTRIGAUD.

Je peux la réaliser ce soir même ! Ah ! pour le coup, je suis sauvé.

NAVARETTE.

Sans m’épouser ? Quel bonheur !

D’ESTRIGAUD.

Je rachète sa concession à l’ingénieur, je la lui paye ce qu’il veut, le double de ce qu’elle vaut au besoin, et je la vends trois millions...

NAVARETTE.

À qui ?

D’ESTRIGAUD.

Aux Anglais, parbleu !

Il sonne.

Ta voiture est en bas ?

NAVARETTE.

Oui.

D’ESTRIGAUD.

Tu vas me conduire au Grand Hôtel.

À Quentin qui entre.

Un chapeau et des gants.

Quentin sort.

Tu es une bonne fille, Navarette. Je n’oublierai jamais que tu m’as tiré une larme, et je la convertirai en rivière de diamants.

Quentin lui apporte un chapeau et des gants.

NAVARETTE, à part.

Il m’échappe encore une fois, mais il n’ira pas loin. Décidément les hommes sont plus coquins que nous.

Ils sortent.

 

 

ACTE IV

 

Un salon chez Navarette. Grand luxe sans clinquant.

 

 

Scène première

 

NAVARETTE, ANDRÉ, D’ESTRIGAUD, AURÉLIE, CANTENAC, LUCIEN, VALENTINE

 

NAVARETTE.

Eh bien, monsieur de Lagarde, comment vous trouvez-vous de la vie ?

ANDRÉ.

Ébloui ! charmé !... Que voulez-vous que je vous dise ? jamais je ne m’étais vu à pareille fête. Les lumières, les truffes, la gaieté, la blancheur des épaules... Ah ! mais... on s’amuse beaucoup dans le creux de cet arbre, comme dit Lucien.

NAVARETTE.

Je suis enchantée que ma petite hospitalité trouve grâce à vos yeux.

VALENTINE, à Navarette.

On ne joue donc pas les Argonautes, ce soir ?

NAVARETTE.

Non. Le dragon est indisposé.

LUCIEN.

On aurait pu le faire doubler par Cantenac ; il sait le rôle, et il imite Lardier... une mère s’y tromperait.

CANTENAC, buvant un petit verre de liqueur.

À messieurs de la noblesse et du tiers !

LUCIEN.

Pas de politique, Cantenac. Respecte mes convictions.

CANTENAC.

De quel parti es-tu ?

AURÉLIE.

Des parties fines.

D’ESTRIGAUD.

Vingt sous d’amende à Aurélie pour ce déplorable calembour. Nous te corrigerons.

AURÉLIE, jetant vingt sous sur la table.

Jamais ! j’aurai de l’esprit jusqu’à mon dernier sou. – Donne-moi un cigare, Lucien.

ANDRÉ.

Vous fumez le cigare, mademoiselle ?

AURÉLIE.

Cela vous étonne, jeune étranger ?

LUCIEN, lui apportant un cigare.

Il aurait cru que tu fumais la pipe.

AURÉLIE.

Toi, tu n’es qu’un malhonnête.

LUCIEN, à André.

As-tu remarqué comme elle mange, cette frêle créature ?

AURÉLIE.

J’adore la volaille truffée.

D’ESTRIGAUD.

Prends garde qu’un beau jour elle ne te paye d’ingratitude.

AURÉLIE.

Bah ! le poulet qui doit me tuer n’est pas encore pondu.

ANDRÉ.

Ah ! je comprends ! Parfait !

LUCIEN.

N’encourage pas sa manie.

D’ESTRIGAUD.

Vingt autres sous.

AURÉLIE.

J’aime mieux prendre tout de suite un abonnement. Donne un louis, Chellebois.

LUCIEN.

Tes calembours me ruinent.

NAVARETTE.

Bah ! ce sont tes pauvres.

ANDRÉ.

Très joli.

VALENTINE.

Des pauvres d’esprit !

ANDRÉ.

Plus joli encore.

AURÉLIE.

Comment l’entendez-vous, madame ?

VALENTINE.

Des pauvres spirituels, madame.

AURÉLIE.

Je vous rattraperai, vous.

VALENTINE, bas, à Navarette.

Quel ton ! Comment la recevez-vous ?

NAVARETTE.

Il le faut bien, pour Chellebois.

ANDRÉ, à Valentine.

Mademoiselle Valentine ne fume pas ?

VALENTINE, sèchement.

Non, monsieur, je n’aime pas les fumeurs.

ANDRÉ.

Je me le tiens pour dit.

Il va jeter son cigare.

VALENTINE, bas, à Navarette.

Il m’ennuie, votre provincial.

NAVARETTE.

Non... il aura trois millions.

VALENTINE.

Quand ?

NAVARETTE.

Demain.

VALENTINE, à André.

Vous avez jeté votre cigare, monsieur de Lagarde ? Savez-vous que cela ressemble presque à une déclaration ?

ANDRÉ.

Je voudrais que cela y ressemblât tout à fait.

CANTENAC.

Il va bien, le stoïcien.

ANDRÉ.

Moi stoïcien ? Allons donc ! Les cuistres ont beau dire, messieurs, voilà la vraie vie !

CANTENAC.

Bravo, monsieur de Lagarde !

ANDRÉ.

Qu’est-ce que vous avez tous à m’anoblir ?

LUCIEN.

Ne fais donc pas ton enfant du peuple... Ton grand-père avait la particule.

ANDRÉ.

Je crois bien qu’il l’usurpait.

NAVARETTE.

Eh bien, en fait de noblesse, usurpation vaut titre.

LUCIEN.

Je vous dénonce mon ami comme démocrate et libre penseur.

ANDRÉ.

N’en croyez pas un mot, mesdames.

LUCIEN.

Alors, reprends ta particule.

D’ESTRIGAUD.

Elle ne vous sera pas inutile dans les affaires.

CANTENAC.

Ni auprès des femmes.

VALENTINE.

Je ne comprends pas qu’on aime un roturier, monsieur de Lagarde.

ANDRÉ.

Va donc pour de Lagarde me voilà du faubourg.

AURÉLIE.

Et du plus faux encore !

LUCIEN.

Assez, Aurélie, assez !

AURÉLIE.

Laissez-moi consommer, c’est paye. – Quelle nouvelle du faubourg, cher baron ?

D’ESTRIGAUD.

Aucune... Ah ! si fait ! Ludovic, ce même Ludovic que Valentine appelait son jeune premier et Aurélie son jeune sais quoi...

AURÉLIE.

Moi, toujours bête.

D’ESTRIGAUD.

Oui. – Il vient d’entrer à la Trappe.

CANTENAC.

À moi, Auvergne !

VALENTINE.

Où avez-vous appris cela ?

D’ESTRIGAUD.

Parbleu ! C’est tout au long dans la Gazette des Cocodès.

NAVARETTE.

Ce pauvre Ludovic ! Je n’en reviens pas.

D’ESTRIGAUD.

Voilà ce que c’est, mesdames, que d’avoir une âme tendre.

CANTENAC.

Une âme tendre, lui ? Mon casque me gêne !

ANDRÉ.

Quel casque ?

CANTENAC.

Vous n’avez donc pas vu les Argonautes ?

VALENTINE.

Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il portait à son cou une médaille que lui avait donnée sa maman.

CANTENAC.

Aïe ! aïe ! aie ! la croix de ma mère.

AURÉLIE.

Et, quand il avait trop dîné, il n’avait qu’un mot : « Je trompe ma famille je trompe ma famille ! »

LUCIEN.

N’avait-il pas, en effet, une famille à la vertu ?

AURÉLIE.

Ayez donc des parents honnêtes !...

D’ESTRIGAUD.

Ne me parlez pas de l’éducation de famille.

CANTENAC.

Et de la famille donc !... Pour moi, je n’en reconnais qu’une : ce sont mes amis.

D’ESTRIGAUD.

D’abord, c’est celle dont on se débarrasse le plus facilement.

ANDRÉ.

Messieurs, je vous demande grâce pour l’amitié.

D’ESTRIGAUD.

Pourquoi pas aussi pour l’amour ?

ANDRÉ.

Ma foi pendant que j’y suis :

Dieu lui-même
Ordonne qu’on aime ;
Je vous le dis en vérité...

CANTENAC.

Honneur et patrie ! c’est un disciple de Béranger.

AURÉLIE.

Un cœur d’or !

NAVARETTE.

La jeunesse et la liberté, voilà ses dieux.

D’ESTRIGAUD.

Vous croyez encore à ces vieilleries-là ?

ANDRÉ.

Il ne faut pas ? Non ? je le veux bien.

CANTENAC.

Vous abjurez ? Il suffit.

ANDRÉ.

Ce que j’en disais, moi, c’était pour plaire aux dames.

AURÉLIE.

Merci de l’attention. Est-ce qu’on ne va pas procéder à un petit bac... bacca... baccarat ?

NAVARETTE.

Nous ne sommes pas en nombre, j’attends quelques personnes.

AURÉLIE.

Attendons-les en cartonnant... La main me démange !

NAVARETTE.

Quelle joueuse enragée !

VALENTINE.

Je crois bien mademoiselle a une veine invraisemblable depuis quinze jours.

AURÉLIE.

Voilà ! Vous ne voulez pas croire à la vertu des fétiches, mesdames ; j’en ai un qui ne me quitte pas... Est-ce vrai, Raoul ?

D’ESTRIGAUD.

Ou, ma bonne...

À Navarette.

La table est-elle prête ?

NAVARETTE.

Elle doit l’être.

D’ESTRIGAUD.

Allons, messieurs.

Bas, à Navarette.

Retiens l’ingénieur et prépare le terrain ; il est si primitif !

VALENTINE.

Voulez-vous être de moitié dans mon jeu, monsieur de Lagarde ?

ANDRÉ.

Mais je n’ai jamais touché une carte.

VALENTINE.

Vraiment ? Oh ! alors, confiez-moi votre bourse.

ANDRÉ.

Il n’y a pas grand’chose dedans.

VALENTINE.

C’est égal votre argent est un porte-bonheur.

AURÉLIE.

Et vous dites que vous n’êtes pas superstitieuse !

VALENTINE.

C’est tout diffèrent ! Il est bien connu que l’argent d’une personne qui n’a jamais touché une carte... n’est-ce pas, Chellebois ?

LUCIEN.

Tous les savants vous le diront.

VALENTINE, à André.

Nous sommes associés.

ANDRÉ.

Pour le jeu seulement ?

CANTENAC.

Vous êtes un peu vif.

ANDRÉ.

Et je me contiens !... si j’exprimais à mademoiselle tout ce qu’elle m’inspire.

AURÉLIE.

Le rouge lui en tomberait.

CANTENAC.

Montrez-nous le chemin, Navarette.

NAVARETTE.

Commencez sans moi, je vous rejoins tout à l’heure.

D’ESTRIGAUD.

Suivez mon panache blanc !

NAVARETTE.

Monsieur de Lagarde, restez ! j’ai à vous parler.

 

 

Scène II

 

NAVARETTE, ANDRÉ

 

NAVARETTE.

Il me semble que vous serrez de près mon amie Valentine, monsieur l’ingénieur ?

ANDRÉ.

Quelle admirable créature !

NAVARETTE.

Elle a beaucoup de distinction.

ANDRÉ.

Et des yeux !... et une taille !... Je ne sais quel parfum s’exhale de ses vêtements, de ses cheveux... mais cela grise ! – A-t-elle le cœur libre ?

NAVARETTE.

C’est assez singulier ; elle me faisait la même question à votre sujet.

ANDRÉ.

Vraiment ? Et qu’avez-vous répondu ?

NAVARETTE.

Que vous alliez retourner en Espagne.

ANDRÉ.

Mais je ne pars pas de sitôt.

NAVARETTE.

Oh ! ce n’est pas une femme à caprices... il lui faut des liaisons sérieuses.

ANDRÉ.

Et vous pensez que, sans mon départ, j’aurais eu quelque chance ?...

NAVARETTE.

Je crois, entre nous, que vous lui avez fait une vive impression.

ANDRÉ.

Malgré ma pauvreté ?

NAVARETTE.

À cause de cela peut-être. Elle est très romanesque. On l’a vue passer d’un millionnaire à un gentilhomme ruiné, sans sourciller. Elle vend ses voitures et ses bijoux, et tout est dit.

ANDRÉ.

C’est gentil... Quel ennui de partir !

NAVARETTE.

Bah ! vous allez retrouver vos occupations ?

ANDRÉ.

Sans doute. Ah ! que mes chantiers vont me paraître tristes !... Comme je reverrai souvent, là-bas, à travers la fumée de ma pipe solitaire, ce petit coin du paradis... de Mahomet, où j’ai passé une heure !

NAVARETTE.

Espérons que vous y reviendrez.

ANDRÉ.

Dans combien de temps ?... Il va falloir encore trimer quatre ou cinq ans.

NAVARETTE.

Qu’est cela à votre âge ?

ANDRÉ.

Vous en parlez à votre aise ! Je ne me suis jamais amusé, moi. Les femmes que j’ai rencontrées n’étaient pas dignes de délacer les brodequins de Valentine.

NAVARETTE.

Comme vous vous montez la tête !

ANDRÉ.

C’est vrai ! je ne sais ce que j’éprouve, mais il me semble que je n’ai pas vécu jusqu’à présent. Je sens en moi une explosion de sensualités inconnues. J’aspire les senteurs voluptueuses, comme un cheval de bataille l’odeur de la poudre !... Et dire qu’il faut reprendre le collier de misère...

NAVARETTE.

Qui vous y force ? Restez !

ANDRÉ.

Le puis-je ? ma fortune est là-bas !

NAVARETTE.

Combien vous rapportera l’exécution de ce canal ?

ANDRÉ.

Quatre ou cinq cent mille francs.

NAVARETTE.

En quatre ou cinq ans... Si on vous les offrait sur-le-champ ?

ANDRÉ.

Hein ?

NAVARETTE.

Si on vous achetait votre concession ce prix-là ?

ANDRÉ.

Qui ?

NAVARETTE.

Accepteriez-vous ?

ANDRÉ.

Pardieu ! avec ivresse... Mais c’est un rêve !

NAVARETTE.

D’Estrigaud va vous faire la proposition tout l’heure, et vous aurez votre argent demain si vous voulez.

ANDRÉ, avec enthousiasme.

Dites à Valentine que je reste, que je l’adore, qu’elle ne vendra ni ses bijoux ni ses voitures... Je ne veux pas que mon amour la mette à pied !

NAVARETTE.

Je conçois cela. Rien ne doit être plus humiliant pour un homme que de faire déchoir sa maîtresse.

ANDRÉ.

C’est inadmissible ! Arracher Valentine à son atmosphère de luxe, décrocher ce tableau de son cadre ! quelle brutalité !

NAVARETTE.

Mais vous ne pourrez pas suffire au train qu’elle mène, avec vos pauvres petites vingt-cinq mille livres de rente.

ANDRÉ.

J’entamerai le capital, parbleu ! je doterai largement ma sœur, et je mangerai le reste.

NAVARETTE.

Valentine ne le souffrirait pas. Une femme de cœur ne peut accepter que le superflu de l’homme qu’elle aime.

ANDRÉ.

Eh bien, je lui dirai que j’ai cent mille livres de rente, et ce sera la vérité pendant deux ans.

NAVARETTE.

Quelle folie !

ANDRÉ.

C’est là sagesse ! Sardanapale est le seul qui ait eu le sens commun. L’homme qui a pleinement vécu, ne fut-ce qu’une heure, meurt plus plein de jours à trente ans que l’octogénaire qui n’a rien connu de la vie.

NAVARETTE.

Avec de pareils appétits, il vous faudrait une fortune de plusieurs millions.

ANDRÉ.

Je n’en serais, pardieu, pas embarrassé !

NAVARETTE.

La voulez-vous ?

ANDRÉ, riant.

Ardemment ! Faut-il signer un pacte avec le diable ? Donnez-moi une plume et de l’encre... rouge.

NAVARETTE.

Il ne faut pas tant de choses ; il suffit de refuser les offres de Raoul.

ANDRÉ.

Je ne comprends plus du tout.

NAVARETTE.

Êtes-vous homme à reconnaitre un bon avis par une entière discrétion ?

ANDRÉ.

Sans doute.

NAVARETTE.

Je vais trahir mon vieil ami d’Estrigaud pour vous, que je connais depuis une heure tout au plus. Ne prenez pas la peine de vous en étonner, et, quand on vous rend service, n’ayez pas la curiosité de demander pourquoi. Me donnez-vous votre parole d’honneur d’enfouir dans un secret absolu la révélation que je vais vous faire ?

ANDRÉ.

Je vous la donne.

NAVARETTE.

D’Estrigaud vous achète votre concession cinq cent mille francs pour la revendre trois millions.

ANDRÉ.

Bah !

NAVARETTE.

Faites le marché vous-même, et vous voilà trois fois millionnaire.

ANDRÉ.

Trois fois millionnaire ! cent cinquante mille livres de rente... à moi ? Ce n’est pas possible !

NAVARETTE.

Vous n’avez qu’à étendre la main.

ANDRÉ.

Mais alors je suis aussi riche que le baron !

NAVARETTE.

Et plus solidement.

ANDRÉ.

Je peux avoir un hôtel comme le sien, des laquais comme les siens.

NAVARETTE.

Et des attelages alezan brûlé, et une loge à l’Opéra.

ANDRÉ.

Et des maîtresses dans l’or et la soie, et des douzaines de chemises de batiste !

NAVARETTE, souriant.

Et des parfums dans vos mouchoirs.

ANDRÉ.

Je marierai ma sœur à qui elle voudra... Trois millions ! Oh ! chère Navarette ! comment vous témoigner ma gratitude ? Ne disiez-vous pas à table que vous aviez envie d’une bonbonnière à Ville-d’Avray ? Permettez-moi de la mettre à vos pieds.

NAVARETTE.

Merci mille fois, cher monsieur. Mais votre reconnaissance n’a qu’un gage à m’offrir, c’est le secret. Je ne me dissimule pas l’énormité de mon procédé envers Raoul.

ANDRÉ.

Bah ! il n’a que ce qu’il mérite. – Ah ! s’il m’offrait loyalement la moitié du marche, me ferais scrupule de lui souffler l’affaire; mais un sixième ! c’est trop peu, monsieur le baron, tant pis pour vous ! vous n’aurez rien. Cent cinquante mille livres de rente au fils de mon père ! c’est à crever de rire !

NAVARETTE.

Vous ne me demandez même pas le nom et l’adresse de l’acquéreur ?

ANDRÉ.

Que ce soit le diable en personne.

NAVARETTE.

Encore faut-il vous aboucher avec lui.

ANDRÉ.

Eh bien ?

NAVARETTE.

Sir James Lindsay.

ANDRÉ.

Lindsay ? J’aurais du m’en douter... Ah ! mille millions de tonnerres !

NAVARETTE.

Qu’est-ce qui vous prend ?

ANDRÉ.

Est-ce que je peux vendre aux Anglais ?... Ces choses-là sont faites pour moi.

NAVARETTE.

Mais que ce soit vous qui vendiez ou d’Estrigaud...

ANDRÉ.

Ce ne sera ni lui ni moi, pardieu !

NAVARETTE, à part.

Cela me suffit.

ANDRÉ.

C’était bien la peine de me mettre l’eau à la bouche...

NAVARETTE.

En tout cas, ne me compromettez pas... J’ai votre parole ! chut !

 

 

Scène III

 

NAVARETTE, ANDRÉ, D’ESTRIGAUD

 

NAVARETTE.

À la rescousse, baron ! M. de Lagarde ne veut rien entendre. Il tient à attacher son nom au canal... la gloire !

D’ESTRIGAUD, froidement.

Va me remplacer au jeu.

NAVARETTE, à part.

Si tu défais mon petit travail, tu seras fin.

Elle sort.

D’ESTRIGAUD, à part, allumant cigarette.

Les grands moyens.

Haut.

Les femmes n’entendent rien aux affaires et elles ont la manie de s’en mêler. Je parie que Navarette vous aura expliqué les choses tout de travers ?

ANDRÉ.

Mais non... j’ai parfaitement compris.

D’ESTRIGAUD.

Et vous préférez la gloire, comme elle dit, à quinze cent mille francs ?

ANDRÉ.

Quinze cents ?...

D’ESTRIGAUD.

Oui ; quel chiffre vous avait-elle annoncé ?

ANDRÉ.

Cinq cents.

D’ESTRIGAUD.

Vous voyez bien...

Il jette sa cigarette.

Écoutez, je suis très carré en affaires et je joue cartes sur table ; je trouve trois millions de votre concession ; je vous offre le partage par moitié.

ANDRÉ.

Au moins est-ce loyal.

D’ESTRIGAUD.

Marché conclu ?

ANDRÉ.

Non.

D’ESTRIGAUD.

Qui vous arrête ?

ANDRÉ, avec embarras.

Mais... je ne peux rien conclure sans savoir le nom de l’acquéreur.

D’ESTRIGAUD.

Pourquoi ?

ANDRÉ.

Dame ! j’ai une responsabilité envers le gouvernement espagnol, et j’ai besoin de savoir à qui je vends.

D’ESTRIGAUD.

Vous vendez au baron d’Estrigaud, qui endosse votre responsabilité et vous en décharge. N’en demandez pas davantage.

ANDRÉ.

Au fait, c’est assez vrai. Le surplus ne me regarde pas ; tant pis pour vous si... Eh bien, non ! C’est une capitulation de conscience inacceptable ! Je sais à qui vous vendez, et toutes les escobarderies du monde ne feront pas que je l’ignore.

D’ESTRIGAUD.

Qui vous l’a dit ?

ANDRÉ.

Personne ! mais c’est bien difficile à deviner ! Qui peut offrir trois millions de ma concession, sinon sir James Lindsay ?

D’ESTRIGAUD.

Sir James Lindsay ?

ANDRÉ, vivement.

N’est-ce pas lui ? Je serais bien enchanté qu’il y eût erreur, et si vous me donnez seulement votre parole d’honneur...

D’ESTRIGAUD.

C’est lui. – Que vous importe ?

ANDRÉ.

Eh ! morbleu ! ce qu’il veut acheter, n’est-ce pas évidemment le moyen de faire avorter l’entreprise ?

D’ESTRIGAUD.

Sans doute ! Après ?

ANDRÉ.

Comment, après ? Cet argent-là me brûlerait les doigts.

D’ESTRIGAUD.

Vous êtes un enfant. Votre canal ne se fera pas, quoiqu’il arrive. J’ai vu sir James Lindsay. Il a ordre de s’emparer de l’affaire à tout prix. Le moyen le moins coûteux est d’acheter votre concession et de créer une compagnie fictive qui tombera d’elle-même dans un temps donné. Si vous refusez, il dépensera dix millions au lieu de trois, et vous n’aurez pas un rouge liard, voilà tout.

ANDRÉ.

Si j’en étais bien sûr... ce serait différent. Et encore non, cela ne change rien à ma situation. Un devoir stérile n’en est pas moins un devoir. – Ah ! les parents pauvres ont bien besoin de tant raffiner la conscience de leurs enfants !... Comme si nous n’avions déjà pas assez d’obstacles devant nous

D’ESTRIGAUD.

Ainsi vous refuser ?

ANDRÉ.

Il le faut bien !

D’ESTRIGAUD.

Eh bien, non, il ne le faut pas ! Je dirai plus, vous n’en avez pas le droit. Je vais être brutal, tant pis ; c’est vous qui m’y forcez. Il faut absolument votre sœur une dot de cinq cent mille francs.

ANDRÉ.

Pourquoi ?

D’ESTRIGAUD.

Parce que le père Tenancier ne donnera pas son fils à moins, et que ce mariage est devenu nécessaire.

ANDRÉ, très ému.

Que voulez-vous dire, monsieur ?

D’ESTRIGAUD.

Rien qui puisse porter atteinte à mademoiselle Aline. Elle est parfaitement pure... mais parfaitement compromise. Elle aime Lucien, ce n’est un secret pour personne.

ANDRÉ.

Ce n’est pas vrai, c’est une indigne calomnie.

D’ESTRIGAUD.

Pas d’émotion. Le mal fût-il plus grand qu’il n’est, le mariage répare tout.

ANDRÉ, à lui-même.

Effectivement.

D’ESTRIGAUD.

Et, s’il ne tient qu’à vous de marier votre sœur à Lucien, vous avez là un devoir qui prime tous les autres, vous en conviendrez.

ANDRÉ, avec un demi-sourire.

Oui... s’il n’y a pas d’autre salut pour ma sœur.

D’ESTRIGAUD.

Il n’y en a pas.

ANDRÉ.

Vraiment ?... Mais encore que dit-on ? que suppose-t-on ?

D’ESTRIGAUD.

Votre sœur a écrit à Lucien.

ANDRÉ.

Écrit !... Cela devient grave, en effet... Comment le savez-vous ?...

D’ESTRIGAUD.

Par Aurélie, qui a dérobé la lettre.

ANDRÉ.

Une lettre de ma sœur en de pareilles mains !... Est-elle très... significative ?

D’ESTRIGAUD.

Je ne l’ai pas lue... Aurélie n’a voulu me montrer que la signature. D’ailleurs, elle ne sait pas que c’est de votre sœur, et je n’ai eu garde de le lui dire, mais elle peut le découvrir d’un moment à l’autre, et alors un esclandre !...

ANDRÉ.

Oui, vous aviez raison... il n’y a plus place à l’hésitation. Mon premier devoir est de sauver ma sœur.

D’ESTRIGAUD.

C’est ce que je pense.

ANDRÉ.

Je ne suis pas un Brutus, moi... Si j’étais seul en cause, je ferais le sacrifice... tout inutile, tout absurde qu’il est... Je le faisais, vous en êtes témoin ! Mais, diable je n’ai pas le droit de sacrifier ma sœur à mon chauvinisme. N’est-ce pas votre avis, à vous qui êtes un homme d’honneur ?

D’ESTRIGAUD.

Complètement.

ANDRÉ.

D’ailleurs, ce marché... qui ne fait de tort à personne, il faut bien le reconnaître ! ce n’est pas même moi qui le conclus, c’est vous !

D’ESTRIGAUD.

Parbleu ! – Enfin, si cet argent doit vous brûler les doigts, il y a une chose bien simple : ne prenez que la dot de votre sœur et laissez-moi le reste.

ANDRÉ, embarrassé.

Oh ! mon Dieu !...

D’ESTRIGAUD.

À tant faire que mettre les doigts au feu, vous préférez en retirer les marrons, n’est-ce pas ?

ANDRÉ.

Que feriez-vous à ma place ?

D’ESTRIGAUD.

Je ne déclamerais plus.

ANDRÉ.

Oh ! c’est bien fini !

 

 

Scène IV

 

ANDRÉ, D’ESTRIGAUD, VALENTINE, AURÉLIE, NAVARETTE, CANTENAC, LUCIEN, DEUX JEUNES GENS et DEUX FEMMES

 

VALENTINE, à André, lui montrant ses mains pleines d’or et de billets de banque.

Que vous disais-je, monsieur de Lagarde ? Votre argent a fructifié ; prenez votre part.

ANDRÉ, lui baisant la main près du coude.

La voilà ! – Mesdames et messieurs, je vous invite tous à dîner demain à la Maison d’Or, et, en sortant de table, je vous taillerai une banque à faire dresser les cheveux sur la tête.

LUCIEN.

Qu’est-ce qui te prend ?

ANDRÉ.

C’est la fleur de l’aloès qui éclate ! J’ai assez vécu comprimé dans ma coque ! De l’air, morbleu ! du bruit ! du bruit nocturne surtout ! Décrochons les enseignes des bourgeois et rossons le guet !

LUCIEN.

Il est gris, Dieu me pardonne !

D’ESTRIGAUD, à part.

Je l’ai grisé.

ANDRÉ.

Ah ! belle Valentine, puisse ce banquet être le repas des accordailles. Je vous adore !

VALENTINE.

Est-ce bien vrai ?...

ANDRÉ.

Demandez à Navarette.

À Lucien.

Présente-mot donc à ces messieurs et à ces dames que je n’ai pas l’honneur de connaître.

NAVARETTE, bas, à d’Estrigaud.

Vous êtes d’accord ?

D’ESTRIGAUD.

Oui... à quinze cent mille francs.

NAVARETTE, à part, regardent André.

Quel imbécile !

VALENTINE, à Aurélie.

Eh bien, mademoiselle, que dites-vous maintenant de votre fétiche ?

AURÉLIE.

Je dis qu’il est usé, voilà tout.

LUCIEN.

Il faut t’en procurer un autre.

AURÉLIE.

Ne me parlez pas, vous ! ou plutôt... nous allons avoir une petite explication. Voilà quinze jours que vous me trompez grossièrement, j’en ai la preuve.

LUCIEN.

Quinze jours ! et tu n’as pas encore éclaté ?

AURÉLIE.

Tiens ! tant que je gagnais !

LUCIEN.

Puisque tu as tant fait, patiente encore une heure, sois gentille... en public.

AURÉLIE.

Je ne serai pas gentille ! – Ah ! il faut à monsieur des femmes du monde !

LUCIEN.

Tu as ton accès ?

AURÉLIE.

Non, monsieur, je reste calme et digne, j’ai toute ma raison. – Vous devriez au moins vider vos poches pour venir chez moi.

LUCIEN.

Mes poches ?

ANDRÉ, bas, à Lucien.

Emmène-la donc !

LUCIEN, à Aurélie.

Tu achèveras ta scène en voiture, filons !

Il l’entraîne.

AURÉLIE.

Pas de brutalités... Quelqu’un de vous, messieurs, connaît-il une dame qui s’appelle Aline de son petit nom ?

LUCIEN, s’arrêtant.

Aline ?

ANDRÉ, à part.

Il était temps de lui trouver une dot.

CANTENAC.

Nous avons bien un opéra-comique de ce nom.

LUCIEN.

Ne plaisantons pas, messieurs !

À Aurélie.

C’est plus grave que tu ne penses. Explique-toi.

ANDRÉ, bas, à Lucien.

Ne la pousse pas à bout ; elle a une lettre.

LUCIEN, à Aurélie.

Tu as une lettre signée Aline ?

AURÉLIE.

Parfaitement ! C’est mon fétiche... pauvre femme trompée que je suis !

LUCIEN.

C’est impossible !

AURÉLIE.

Je l’ai trouvée dans la poche de votre redingote.

LUCIEN.

Donne-la-moi.

AURÉLIE.

Non.

LUCIEN.

Je vous demande pardon de cette scène, messieurs ; mais Aline est le nom d’une personne à qui tous nos respects sont dus, et sur la réputation de laquelle il ne doit pas planer une ombre... de mademoiselle Lagarde.

AURÉLIE, à André.

Ah ! monsieur, si j’avais su !

LUCIEN.

Voyons la lettre.

Aurélie la lui donne. Il l’ouvre et éclate de rire.

Parbleu ! elle est bonne ! C’est la lettre à papa.

D’ESTRIGAUD.

Quelle lettre à papa ?

LUCIEN.

Une vieille lettre d’amour que j’ai trouvée il y a quinze jours, que je me réservais de réintégrer respectueusement dans la poche de mon auteur, sans la lire, et dont la jalouse Aurélie s’est emparée. Je la croyais bien perdue.

D’ESTRIGAUD, bas, à André.

J’ai toujours votre parole ?

ANDRÉ, de même.

Oui... Tant pis !

LUCIEN, regardant la lettre.

C’est, en effet, signé Aline.

ANDRÉ, avec un rire forcé.

Mais une Aline à ton père, ce doit être la reine de Golconde.

LUCIEN.

Je le croirais... vu la pâleur de l’encre et la jaunisse du papier. Tiens !

Il lui donne la lettre.

VALENTINE.

Dites donc, Lucien, je ne me représente pas nettement le père Chellebois en bonne fortune.

AURÉLIE.

Ni moi.

ANDRÉ, à part, atterré, tes yeux sur la lettre.

Ma mère !

AURÉLIE, à Lucien.

Abuserais-tu de ma candeur ?

LUCIEN.

Comment as-tu pu être jalouse de ce papyrus ?

ANDRÉ, à part, fermant les yeux, et comme foudroyé.

Ma mère !

La lettre s’échappe de ses mains.

AURÉLIE, à Lucien.

Ne détourne pas la question.

LUCIEN, ramassant la lettre.

Tiens, est-ce assez jaune ?

AURÉLIE, lui sautant au cou.

Tu es un amour... Je m’étonnais aussi... car elle est d’un beau bleu, cette épître ! Écoutez-moi ça, mesdames.

LUCIEN.

Je te défends !...

AURÉLIE, passant la lettre à Valentine.

Lisez, Valentine, je le tiens.

TOUS.

Lisez, lisez ! à la tribune !

LUCIEN.

C’est absurde !

On se groupe autour de Valentine.

TOUS.

Chut !

André rouvre les yeux et les promène autour de lui.

VALENTINE, lisant.

« Oui, ami, je vous aime... »

ANDRÉ, bondissant.

Oh ! cette fille !

Il lui arrache la lettre des mains. À Lucien.

Tu laisses faire cela, toi ? tu laisses traîner les secrets de famille dans les ruisseaux ? Qui te dit qu’il n’y a pas là dedans l’âme d’une honnête femme, égarée ? Qui te dit qu’elle n’a pas expié dans les larmes, qu’elle n’est pas descendue dans la tombe avant l’heure, blêmie par le repentir ? et que ses enfants ne rachèteront pas sa faute à force d’œuvres et de loyauté ?

D’ESTRIGAUD.

Ma foi, mon cher, il s’agirait de votre propre mère...

ANDRÉ, regardant tout le monde avec un geste terrible.

Qui parle de ma mère, ici ?

CANTENAC.

Mais, monsieur de Lagarde...

ANDRÉ.

Je m’appelle Lagarde tout court, comme mon père.

À d’Estrigaud.

Le marché que vous me proposiez et auquel j’avais la lâcheté de prêter l’oreille est une immonde trahison !

D’ESTRIGAUD.

Monsieur

ANDRÉ.

Je le refuse !

D’ESTRIGAUD.

Êtes-vous ivre ?

ANDRÉ.

Mon refus vous étonne, n’est-ce pas ? Vous pensiez bien avoir mis la gangrène dans mon honneur... Mais votre piqûre se guérit comme les autres... avec le fer rouge. – Adieu, messieurs ! Conscience, devoirs, famille, faites litière de tout ce qu’on respecte !... Il vient un jour où les vérités bafouées s’affirment par des coups de tonnerre. Adieu, je ne suis pas des vôtres !

Il sort.

 

 

Scène V

 

D’ESTRIGAUD, VALENTINE AURÉLIE, NAVARETTE, CANTENAC, LUCIEN, DEUX JEUNES GENS et DEUX FEMMES

 

CANTENAC, d’Estrigaud qui s’élance sur les pas d’André.

S’il vous faut un témoin, mon cher, je suis là.

D’Estrigaud s’arrête, les yeux fixés sur Cantenac.

LUCIEN.

Un témoin ? Pour quoi faire ?

CANTENAC.

Dame ! il a été insulté assez carrément... trahison immonde !

LUCIEN.

André est gris, et je suis sûr qu’il sera le premier à regretter sa ridicule algarade.

CANTENAC.

Il faudra des excuses fièrement explicites alors.

LUCIEN.

Mêlez-vous de vos affaires, Cantenac. André n’est pas un pilier de salle d’armes comme vous. Je parierais qu’il n’a pas touché une épée depuis l’École. Raoul n’a donc pas lieu de se montrer rigoureux, d’autant qu’il a fait ses preuves.

CANTENAC.

On ne les a jamais assez faites.

D’ESTRIGAUD, s’avançant lentement vers Cantenac.

Ainsi, à votre avis, mon cher Cantenac, ma réputation a encore besoin d’une petite affaire ?

CANTENAC.

Dame !

D’ESTRIGAUD, lui donnant une chiquenaude sur le nez.

Eh bien, la voilà !

CANTENAC, furieux, mais retenu par Lucien.

Vous êtes fou, monsieur !

NAVARETTE, à part.

Je suis baronne ! – Pauvre Cantenac !

 

 

ACTE V

 

Chez d’Estrigaud. Même décoration qu’au troisième acte.

 

 

Scène première

 

NAVARETTE, QUENTIN

 

QUENTIN.

Madame a sonné ?

NAVARETTE, assise à la table et écrivant.

Envoyez chez moi dire à ma femme de chambre qu’elle mette dans mes caisses les effets dont j’écris la liste et qu’elle les fasse porter ici. Vous préparerez vous-même les malles de M. le baron et la vôtre.

QUENTIN.

Nous allons donc voyager ?

NAVARETTE, sans cesser d’écrire.

Très probablement : un voyage de quelques mois. Vous ferez charger les bagages sur la chaise de poste et vous commanderez des chevaux pour midi.

QUENTIN.

Pardon, madame, si je suis indiscret... C’est l’intérêt que je porte à mon maître. Il est sorti ce matin en fiacre avec des épées, accompagné de deux amis et du neveu de madame, le docteur Bragelard ; j’ai supposé qu’il avait encore une affaire.

NAVARETTE, écrivant toujours.

Vous êtes plein de sagacité, monsieur Quentin.

QUENTIN.

Cela m’inquiéterait médiocrement sans la circonstance de ce départ ; mais on dirait que M. le baron songe à se mettre à l’abri des poursuites.

NAVARETTE.

Peut-être bien.

QUENTIN.

L’affaire est donc plus sérieuse qu’à l’ordinaire ? Si je me permets de demander cela à madame, je la prie de croire...

NAVARETTE.

Que votre place vous est chère ? Oui, Quentin, l’affaire est très sérieuse.

QUENTIN.

Que Dieu protège M. le baron !

NAVARETTE,
se levant et donnant à Quentin la liste qu’elle vient d’écrire.

Pas un mot là-dessus aux autres domestiques, vous entendez ?

QUENTIN.

Madame me méconnaît...

Fasse sortie.

Madame emmènera-t-elle sa femme de chambre ?

NAVARETTE.

J’oubliais... Qu’on lui dise de faire son paquet et de venir ici avec mes caisses.

QUENTIN.

Je remercie madame.

Il sort.

 

 

Scène II

 

NAVARETTE, seule

 

Je suis là, moi, à tout préparer comme si l’issue du combat n’était pas douteuse ! Et si la chance des armes tournait contre mon pauvre Raoul, au lieu de tourner contre mon pauvre Cantenac ?... Apres tout, je n’ai pas encore donné ma signature... Mais ne prévoyons pas le malheur, ça l’attire. Demain, nous serons à Bruxelles ; j’enverrai ma procuration à l’agent de change de Raoul, le bruit de ma belle conduite courra comme une traînée de poudre, et, dans un mois, la nouvelle de notre mariage trouvera les esprits tout disposés. À notre retour, vertueuse Galéotti, j’entrerai dans le monde à votre bras... que vous n’oserez pas me refuser.

QUENTIN, rentrant.

Il y a là un vieux monsieur qui veut absolument parler à madame ; voici sa carte.

NAVARETTE.

M. Tenancier ! Faites entrer.

Seule un moment.

Un important auxiliaire à gagner, ce bonhomme ! Allons, toutes voiles dehors.

 

 

Scène III

 

NAVARETTE, TENANCIER

 

TENANCIER.

Excusez-moi, madame, de vous importuner jusqu’ici ; j’avais hâte de causer avec vous ; on m’a dit chez vous que je vous trouverais chez le baron, et, malgré ma répugnance à me rencontrer avec lui...

NAVARETTE.

Il est sorti, monsieur.

TENANCIER.

C’est ce que j’ai su en bas et ce qui m’a tout à fait décidé à monter. Ma fille m’a raconté la scène d’hier, l’odieux guet-apens dans lequel on l’avait attirée, votre admirable conduite, madame.

NAVARETTE.

Ce que j’ai fait, monsieur, toute honnête femme l’eût fait à ma place, et j’ai la prétention d’être une honnête femme... N’est-ce pas notre seule réconciliation possible avec l’honneur, pauvres déclassées que nous sommes ?

TENANCIER.

Ma fille vous tient en haute estime, madame, et je vois qu’elle a raison... Mais parmi les vertus viriles, il en est une, permettez-moi de vous le dire, dont la pratique vous sera peut-être difficile... la discrétion ; et vous comprenez quel tort ferait à ma fille la scène d’hier, racontée même à son avantage.

NAVARETTE.

Oui ! j’entends d’ici les malignes condoléances auxquelles la marquise serait en butte. Quand par hasard une femme échappe à la calomnie après une aventure pareille, elle n’échappe pas à un peu de ridicule ; car, si le monde n’a qu’une vengeance contre le vice, il en a plusieurs contre la vertu. Mais nous valons mieux que lui, nous autres... lorsque nous valons quelque chose ; nous avons pour l’honnêteté vraie un respect qui ressemble à de la dévotion. Pour moi, quand je rencontre une mère de famille digne de ce nom, je suis toujours tentée de me signer, et c’est le sentiment que m’inspire madame la marquise Galéotti. Êtes-vous rassuré ?

TENANCIER.

Complètement, et plus étonné encore.

NAVARETTE.

De quoi ? de trouver un peu de cœur chez une femme dans ma position ?

TENANCIER.

Non, certes ! mais je suis un bon bourgeois plein de préjugés, et je ne m’attendais pas, je l’avoue, à une telle élévation de sentiments, à une intelligence si fine des choses de notre monde.

NAVARETTE, allant s’assoir près de la table.

C’est peut-être une comédie que je vous joue !... Vous n’en jureriez pas, convenez-en.

TENANCIER.

Oh ! madame ! pouvez-vous croire ?...

NAVARETTE, avec une amertume mélancolique.

Hélas ! je n’aurais pas le droit de m’en plaindre ! Ne nous interdit-on pas, je ne dis pas même un retour, mais une aspiration au bien ? Et quand vous avez vous-même entendu raconter quelque bonne action d’une de nous, ne vous êtes-vous pas demandé : « Qu’est-ce que ça lui peut donc rapporter ? »

TENANCIER.

Mon Dieu, madame, je conviens qu’avant de vous connaître...

NAVARETTE.

Ce que ça nous rapporte ? Rien et tout... un peu de notre propre pardon !... Croyez à ma sincérité ou n’y croyez pas, peu m’importe ! Ce n’est pas votre estime que je cherche, c’est la mienne.

TENANCIER.

J’y crois, madame ; j’y crois si bien, que je n’ose plus vous dire le but de ma démarche... sinon pour vous en offrir mes très humbles excuses. Mais l’aveu de l’injure que je vous faisais en sera le châtiment. Je venais brutalement, stupidement, acheter votre silence...

NAVARETTE, se levant vivement.

Est-ce la marquise qui vous envoyait ?

TENANCIER.

Ah ! grand Dieu, non ! elle a de vous une opinion... que je partage désormais.

NAVARETTE, sonnant.

Eh bien, payez-moi ma discrétion, je le veux bien... en me donnant une poignée de main comme à un brave garçon que je suis... Vous trouvez que c’est plus cher ?

TENANCIER, lui serrant la main.

Comme à un brave garçon...

La lui baisant.

et comme à une brave femme !

NAVARETTE, à part.

Il est à moi.

QUENTIN, annonçant.

M. Lagarde !

 

 

Scène IV

 

NAVARETTE, TENANCIER, ANDRÉ

 

NAVARETTE.

Le baron est sorti, monsieur.

ANDRÉ.

Je le sais, madame ; mais j’ai à lui parler de choses très importantes : je l’attendrai.

NAVARETTE.

Reviendriez-vous sur votre refus d’hier ?

ANDRÉ.

Vous ne le croyez pas. Mais il y a toute une situation à régler.

NAVARETTE.

Les affaires du baron ne me regardent pas ; il ne peut tarder à rentrer ; permettez-moi, messieurs, de surveiller quelques préparatifs.

Elle salue et sort par la droite.

 

 

Scène V

 

ANDRÉ, TENANCIER

 

ANDRÉ.

Je ne m’attendais guère à vous trouver ici.

TENANCIER, embarrassé.

Oh !... je venais... – Qu’y a-t-il de nouveau dans tes affaires ?

ANDRÉ.

Le baron ne s’en mêle plus. J’ai vu ce matin les bailleurs de fonds, et je viens en leur nom lui offrir une indemnité pour ses peines et démarches... Mais, puisque vous voilà, permettez-moi de profiter de la rencontre et de vous instruire d’un parti que j’ai pris.

TENANCIER.

À quel sujet ?

ANDRÉ.

Voilà trop longtemps que ma sœur abuse de votre hospitalité, je viens d’arrêter un logement pour elle et pour moi.

TENANCIER.

De quel air contraint tu dis cela ! Aurait-elle à se plaindre de nous ?

ANDRÉ.

Non, monsieur.

TENANCIER.

Alors, laisse-nous-la encore.

ANDRÉ.

Impossible.

TENANCIER.

Pourquoi ?

ANDRÉ.

Mon Dieu... le monde est méchant... La place d’une jeune fille pauvre n’est pas dans une maison où il y a un jeune homme riche.

TENANCIER, posant son chapeau sur la table.

Te serais-tu aussi aperçu de quelque chose ?

ANDRÉ.

De rien, non ! de quoi ?

TENANCIER.

Comment ! tu n’as pas compris que ces deux jeunes gens, tout en se taquinant, se querellant, ont pris, sans s’en douter, le chemin de traverse de l’amour ?

ANDRÉ.

C’est faux ! c’est absurde !

TENANCIER.

Eh ! non, ce n’est pas absurde ! c’est le contraire qui le serait ! Ils sont charmants tous les deux, ils se voient tous les jours ; comment veux-tu qu’ils ne finissent pas par s’aimer ?

ANDRÉ.

Raison de plus alors pour emmener Aline.

TENANCIER.

Pour nous la laisser ! À moins que tu ne répugnes à donner ta sœur à ton ami. Quant à moi, ce mariage comblerait tous mes vœux.

ANDRÉ.

Ce mariage est impossible.

TENANCIER.

Impossible ?

ANDRÉ.

Vous le savez bien.

TENANCIER.

Qu’est-ce donc qui peut s’y opposer ?

ANDRÉ.

Mon père.

TENANCIER.

Ton père ? Voyons, parle. Que sais-tu ? que crois-tu savoir ?

ANDRÉ.

Ne laissez donc pas traîner vos lettres.

Il lui donne la lettre du quatrième acte.

TENANCIER, après y avoir jeté les yeux.

Mon pauvre enfant ! comme tu dois souffrir !

ANDRÉ.

Ah ! si l’on mourait de honte et de douleur...

TENANCIER, les yeux sur la lettre.

Je te comprends !... Cette lettre serait, en effet, de la plus coupable des femmes... si elle n’était pas de la plus pure des jeunes filles !

ANDRÉ.

Que dites-vous ?

TENANCIER.

Mais oui ! J’ai du épouser ta mère. Nous avions une correspondance autorisée par nos parents, et que je n’ai pas eu le courage de restituer tout entière, je m’en accuse, lors d’une rupture dont nous pleurions tous deux... La fortune de ton grand-père avait été enlevée tout à coup par la banqueroute d’un misérable. Mon père, devant ce désastre, eut la dureté de retirer sa parole ; je m’indignais contre sa décision, je voulais passer outre ; mais elle, trop fière pour entrer par l’amour d’un jeune homme dans une famille qui la repoussait, refusa la main que je la suppliais d’accepter, et, pour m’ôter tout espoir, elle se maria. – Je la retrouvai plus tard, marié moi-même, et aimant ma femme comme elle aimait son mari ; mais le temps n’avait pas emporté le chaste parfum de nos souvenirs... il ne l’a pas même encore emporté aujourd’hui ! et notre ancien amour se transforma en une amitié dans laquelle ton noble père prit une grande place. Voilà toute notre histoire : crois-tu encore que mon fils ne peut pas épouser ta sœur ?

ANDRÉ, lui tendant la main.

Pardonnez-moi !

TENANCIER.

C’est à ta sainte mère qu’il faut demander pardon.

ANDRÉ.

Ah ! j’ai assez souffert pour qu’elle me pardonne ! Je ne souhaiterais pas à mon plus cruel ennemi deux nuits pareilles à celles que je viens de passer... Quelle joie, quel orgueil, quelle force que de se sentir fils d’une honnête femme !... Et pourtant je ne regrette pas mon horrible soupçon ! il m’a sauvé d’une chute irrémédiable.

TENANCIER.

Toi ?

ANDRÉ.

Oui, moi ! Grisé par la bonne chère, les femmes, le luxe, les paradoxes, je me laissais gagner à la contagion, je consentais à une infamie... quand cette atroce douleur m’est tombée du ciel et a réveillé mon honneur en sursaut, le frappant à l’endroit le plus tendre. Maintenant je suis sûr de moi ; j’ai refusé quinze cent mille francs, et si vous saviez comme je m’en sens heureux ! Je vous conterai cela... Le d’Estrigaud est un rusé coquin, je vous en réponds, et il a plus d’un tour dans sa gibecière.

TENANCIER.

Tu ne m’apprends rien... Chut ! on vient.

Regardant par la porte de la galerie.

Que veut dire ceci ?

ANDRÉ.

Le baron qu’on rapporte ?

TENANCIER.

Que lui est-il donc arrivé ?

 

 

Scène VI

 

ANDRÉ, TENANCIER, D’ESTRIGAUD, évanoui, porté par LUCIEN, BRAGELARD et QUENTIN

 

BRAGELARD.

Là... sur le canapé.

TENANCIER, à Lucien, pendant qu’on étend d’Estrigaud sur le canapé.

Mort ?

LUCIEN.

Hélas ! il n’en vaut guère mieux, le pauvre ami !... un coup d’épée en pleine poitrine.

BRAGELARD, à Quentin.

Où est madame ?

QUENTIN.

À la lingerie.

BRAGELARD, à Lucien.

Je vais la préparer au coup qui l’attend.

LUCIEN.

Vous abandonnez Raoul ?

BRAGELARD, haussant les épaules.

Si par hasard il reprenait connaissance, vous m’appelleriez ; au surplus, je reviens...

À Quentin.

Préparez la chambre à coucher, nous le porterons tout à l’heure sur son lit.

Il sort par la droite, Quentin par la gauche.

 

 

Scène VII

 

D’ESTRIGAUD, évanoui, LUCIEN, ANDRÉ, TENANCIER

 

TENANCIER, à Lucien.

Qui est ce monsieur ?

LUCIEN, assis.

Bragelard, un jeune chirurgien, neveu de Navarette, dont Raoul a payé l’éducation.

TENANCIER.

Il a l’œil faux.

ANDRÉ.

Avec qui s’est battu ce pauvre diable ?

LUCIEN.

Avec Cantenac... à propos de rien ! Aussi nous pensions assister à un petit duel entre amis, nous faisions déjà le menu du déjeuner... Comme Cantenac de son côté avait amené un chirurgien, Raoul dit en riant : « Nous ne manquerons pas d’écuyers tranchants... » Ça n’a pas été long de rire ! Au bout de quelques passes, d’Estrigaud est touché en pleine poitrine ; par un mouvement automatique, il envoie sa riposte, qui traverse Cantenac et le tue raide.

TENANCIER.

C’est épouvantable !

LUCIEN.

Raoul, qui se croyait atteint légèrement, nous envoie auprès du pauvre Cantenac ; mais il n’avait plus besoin de rien, celui-là ! nous le portons dans son fiacre. Quand nous revenons à d’Estrigaud, il avait perdu connaissance... et vous voyez !

TENANCIER.

Le docteur n’a pas d’espoir ?

LUCIEN.

Non.

ANDRÉ.

Cependant... j’ai vu bien des accidents sur mes chantiers ! j’ai vu mourir !... Les narines ne sont pas pincées, les lèvres ne sont pas décolorées...

Tâtant le pouls de d’Estrigaud. À part.

Tiens ! tiens !... Quelle comédie joue-t-il là ?... Laissons-le s’enferrer, pardieu !

LUCIEN.

Eh bien ?

ANDRÉ, revenant à droite.

Hum ! je ne sais trop qu’en dire.

 

 

Scène VIII

 

D’ESTRIGAUD, évanoui, LUCIEN, ANDRÉ, TENANCIER, NAVARETTE, BRAGELARD

 

NAVARETTE.

Laissez-moi ! je veux le voir une dernière fois !

Se jetant sur le corps.

Raoul ! Raoul ! mon seul ami !...

D’Estrigaud échange un rapide coup d’œil avec elle.

TENANCIER.

Pauvre femme !

NAVARETTE.

Il respire encore... on peut le sauver !

À Bragelard.

Mais dis-moi donc que tu le sauveras !

BRAGELARD.

À quoi bon vous abuser ?

ANDRÉ, à part.

Est-ce un âne ou un compère ?...

Haut.

Permettez-moi, monsieur, d’examiner la blessure.

BRAGELARD, vivement.

Impossible. Lever l’appareil en ce moment, ce serait faire souffrir inutilement le blessé.

ANDRÉ, à part.

C’est un compère.

D’Estrigaud pousse quelques sons inarticulés.

NAVARETTE.

Il parle... il rouvre les yeux...

D’ESTRIGAUD, d’une voix faible.

C’est toi, mon enfant ?

NAVARETTE.

Oui, moi, ta Navarette.

D’ESTRIGAUD.

J’ai bien cru que je ne te reverrais plus.

NAVARETTE.

Nous te sauverons... tu vivras !

D’ESTRIGAUD.

Bragelard, êtes-vous là ?

BRAGELARD.

Oui, monsieur le baron.

D’ESTRIGAUD.

Dites-moi la vérité... Il ne s’agit pas de me traiter en enfant, j’ai beaucoup de choses à faire avant de mourir.

BRAGELARD.

On ne risque jamais rien de se mettre en règle.

D’ESTRIGAUD.

Compris. – Approchez-vous, messieurs ; ce que j’ai à dire doit être entendu de tout le monde et je me sens bien faible.

On se rapproche de lui.

Et d’abord je pardonne à tous ceux qui m’ont offensé, monsieur Lagarde ; et, si j’ai moi-même offensé quelqu’un à votre connaissance, messieurs, je vous prie de lui demander humblement pardon pour moi.

TENANCIER.

Tous vous pardonnent, monsieur.

D’ESTRIGAUD.

Ah ! si j’avais à recommencer !... Regrets tardifs ! – Mais au moins est-il un acte de réparation que j’ai encore le temps d’accomplir. Voici une pauvre créature dévouée qui m’a sauvé l’honneur. Je perdais hier huit cent mille francs à la Bourse, je me préparais à me faire sauter la cervelle, quand Navarette arrive chez moi, elle devine mon dessein, elle se jette à mes pieds... « Tout ce que j’ai me vient de toi, s’écrie-t-elle, reprends ton bien ! »

NAVARETTE, agenouillée près de d’Estrigaud.

Ô mon bienfaiteur ! mon ami ! mon maître ! je ne te demande que de vivre et je bénirai notre pauvreté qui te livrerait tout entier à mon dévouement.

D’ESTRIGAUD.

Vous l’entendez, messieurs ! – Que faire cependant ? La voilà ruinée, ruinée pour moi ! L’instituer ma légataire universelle ? C’est à peine acquitter ma dette d’argent ; mais qui acquittera ma dette de cœur ? Je veux au moins que la pauvre fille ait le droit de porter le deuil de l’homme qu’elle a tant aimé. Je suis sûr qu’elle sera fidèle à ma mémoire et qu’elle portera mon nom avec respect.

NAVARETTE.

Ta femme ! moi ? Non ! Raoul ! non ! Ta servante ! ta servante !

D’ESTRIGAUD.

Obéis-moi, mon enfant, pour la dernière fois... Dites, messieurs, n’est-ce pas une justice que j’accomplis ?

TENANCIER, relevant Navarette.

En vous ruinant pour lui, vous avez fait acte d’épouse devant Dieu : soyez épouse devant les hommes.

LUCIEN.

Acceptez son nom, madame, vous l’avez bien mérité.

ANDRÉ, ironique.

Oui, madame, acceptez son nom, vous le méritez bien.

NAVARETTE.

Je le porterai comme une relique.

D’ESTRIGAUD.

Merci... Bragelard, préparez tout pour un mariage in extremis...

ANDRÉ, à part.

Nous y voila!

D’ESTRIGAUD.

Hâtez-vous, car je sens que j’ai peu d’instants à moi.

BAGELARD.

Je cours à la mairie.

Il sort.

ANDRÉ.

C’est déchirant ! Quel bonheur que l’épée ait glissé sur une côte et que monsieur en soit quitte pour une bande de taffetas d’Angleterre !

TENANCIER.

André !... je ne te comprends pas !

ANDRÉ.

C’est pourtant bien clair. Madame paye les dettes de monsieur, le mariage est la condition du payement ; reste à donner à ce joli marché une tournure romanesque...

LUCIEN.

Pas un mot de plus, je t’en prie.

ANDRÉ.

Tête le pouls de monsieur comme je l’ai fait ; et, s’il bat moins de soixante-cinq pulsations, je veux payer la couronne de la mariée. – Tâte donc !

Lucien pose sa main sur le poignet de d’Estrigaud.

D’ESTRICAUD, se levant.

Finissons, messieurs ; quand d’Estrigaud daigne faire une concession au respect humain, quand il s’abaisse à jouer une comédie, il est prudent d’y accepter un rôle.

ANDRÉ.

Comment l’entendez-vous ?

D’ESTRIGAUD.

Malheur à qui surprend mes secrets ! malheur à qui me fait obstacle !

LUCIEN.

Témoin Cantenac, n’est-ce pas ?

D’ESTRIGAUD.

Eh bien, oui ! témoin Cantenac.

ANDRÉ.

Vous ne ferez peur à personne. Ni ces messieurs ni moi ne sommes gens à vous servir de complices.

D’ESTRIGAUD.

Prenez garde, monsieur, vous m’avez déjà insulté hier.

ANDRÉ.

Est-ce une provocation ?

D’ESTRIGAUD.

Et si c’en était une ?

ANDRÉ.

Avant de l’accepter, je vous demanderais la permission de convoquer un tribunal d’honneur, et, s’il se trouve un galant homme pour décider qu’on peut croiser le fer avec vous, je suis à vos ordres.

D’ESTRIGAUD.

Vraiment ? – Et que lui diriez-vous, à votre tribunal d’honneur ?

TENANCIER.

Je lui raconterais, moi, que, pour réparer vos coups de Bourse, vous n’hésitez pas, à courir la dot par le guet-apens.

LUCIEN.

Je lui raconterais, moi, que vous menez sur le terrain les gens que vous voulez tuer, en leur laissant croire qu’il s’agit d’un duel pour la forme.

ANDRÉ.

Et moi, je lui raconterais la vente de votre glorieux nom à mademoiselle Navarette, et la comédie que vous nous avez renouvelée de votre aïeul Scapin.

D’ESTRIGAUD.

Vous le voulez ? C’est une guerre à mort !

ANDRÉ.

Une guerre ? Non, une simple exécution.

NAVARETTE, s’avançant entre eux.

Pas si vite, messieurs ; vous vous hâtez trop de vous constituer exécuteurs des hautes œuvres. C’est nous qui vous tenons.

ANDRÉ.

Vous ?

NAVARETTE.

Savez-vous ce que M. Tenancier venait faire ici ? Il venait m’acheter mon silence. J’ai refusé de le lui vendre, mais, à mon tour, je lui demande le sien et le vôtre donnant, donnant.

LUCIEN.

Que dit-elle, mon père ?

TENANCIER.

Hélas ! la vérité. Cette pauvre femme attirée dans un piège, à qui je faisais tout à l’heure allusion, c’est ta sœur.

LUCIEN, à d’Estrigaud.

Misérable !...

TENANCIER, l’arrêtant.

On n’injurie pas un homme à qui on refuserait satisfaction. –D’ailleurs, sa tentative a échoué.

NAVARETTE.

Qui le croira ? J’ai surpris la marquise ici, seule avec le baron.

TENANCIER.

Elle ne pensait pas s’y trouver seule, vous le savez bien.

NAVARETTE.

Ma foi, je n’en sais rien... et je ne suis pas obligée de dire que je suis arrivée à temps. Vous voyez, messieurs, qu’il y a lieu de négocier.

LUCIEN, après un silence.

C’est bien, madame, nous nous tairons.

ANDRÉ.

Nous taire ? pactiser avec ces gens-là ? Jamais !

TENANCIER.

Songe à la réputation d’Annette...

ANDRÉ.

Doutez-vous de votre fille ?

À Lucien.

Doutes-tu de ta sœur ?

LUCIEN.

Non, certes, mais la calomnie...

ANDRÉ, s’avançant vers d’Estrigaud, les bras croisés.

On la fait reculer en la regardant en face ! – Le monde n’est pas aussi lâche que vous vous le figurez, monsieur le baron. Il prête trop volontiers à vos pareils la complicité de son indolence, et c’est là toute votre force ; mais, le jour où il est mis en demeure de vous juger, où on lui plante devant les yeux les pièces du procès, son arrêt ne se fait pas attendre ! Il est unanime, inflexible, et il vous fait rentrer sous terre.

À Tenancier.

Relevez la tête, monsieur ; vous avez soixante ans d’honneur à opposer à leurs insinuations ! qu’ils parlent, s’ils l’osent ! vous jurerez, vous, qu’ils ont menti, et ils resteront écrasés sous votre serment.

TENANCIER.

Tu as raison. Quand les honnêtes gens auront l’énergie de l’honneur, les corrompus ne tiendront pas tant de place au soleil.

À d’Estrigaud.

Vous êtes perdu, monsieur, et vos courtisans seront les premiers à vous jeter la pierre pour s’absoudre de votre amitié.

LUCIEN.

Sortons. Nous n’avons plus rien à faire ici.

ANDRÉ.

Dieu merci, non ! – Viens !

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

NAVARETTE, D’ESTRIGAUD

 

D’ESTRIGAUD, après un silence.

Passons à l’étranger.

NAVARETTE, sèchement.

Passez-y seul, mon cher ; vous n’êtes plus un parti pour moi.

D’ESTRIGAUD.

Hein ?

NAVARETTE.

Votre nom, n’ayant plus cours à l’heure qu’il est, ne vaut plus huit cent mille francs, vous en conviendrez ; j’aime autant le mien.

D’ESTRIGAUD reste un moment écrasé, puis relevant la tête.

Eh bien, à la bonne heure ! je laisse une élève. – Quand M. le maire arrivera, tu lui diras que je vais mieux et que je suis parti pour la Californie. – C’est la terre promise des hommes de ma trempe. – Adieu, mignonne !

Il lui envoie un baiser de la porte.

NAVARETTE.

Bonne chance !

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