La Thébaïde (Jean RACINE)

Tragédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 20 juin 1664.

 

Personnages

 

ÉTÉOCLE, Roi de Thèbes

POLYNICE[1], frère d’Étéocle

JOCASTE[2], mère de ces deux princes et d’Antigone

ANTIGONE, sœur d’Étéocle et de Polynice

CRÉON, oncle des princes et de la princesse

HÉMON, fils de Créon, amant d’Antigone

OLYMPE, confidente de Jocaste

ATTALE, confident de Créon

UN SOLDAT de l’armée de Polynice[3]

GARDES[4]

 

La scène est à Thèbes, dans une salle du palais.

 

 

ÉPÎTRE À MONSEIGNEUR LE DUC DE SAINT-AIGNAN[5], PAIR DE FRANCE2

 

            Monseigneur,

 

[6]Je vous présente un ouvrage qui n’a peut-être rien de considérable que l’honneur de vous avoir plu. Mais véritablement cet honneur est quelque chose de si grand pour moi que, quand ma pièce ne m’aurait produit que cet avantage, je pourrais dire que son succès aurait passé mes espérances. Et que pouvais-je[7] espérer de plus glorieux que l’approbation d’une personne qui sait donner aux choses un juste prix[8], et qui est lui-même l’admiration de tout le monde ? Aussi, Monseigneur, si la Thébaïde a reçu quelques applaudissements, c’est sans doute qu’on n’a pas osé démentir le jugement que vous avez donné en sa faveur ; et il semble que vous lui ayez communiqué ce don de plaire qui accompagne toutes vos actions. J’espère qu’étant dépouillée des ornements du théâtre, vous ne laisserez pas de la regarder encore favorablement. Si cela est, quelques ennemis qu’elle puisse avoir, je n’appréhende rien pour elle, puisqu’elle sera assurée d’un protecteur que le nombre des ennemis n’a pas accoutumé d’ébranler. On sait, Monseigneur, que si vous avez une parfaite connaissance des belles choses, vous n’entreprenez pas les grandes avec un courage moins élevé[9], et que vous avez réuni en vous ces deux excellentes qualités qui ont fait séparément tant de grands hommes. Mais je dois craindre que mes louanges ne vous soient aussi importunes que les vôtres m’ont été avantageuses : aussi bien, je ne vous dirais que des choses qui sont connues de tout le monde, et que vous seul voulez ignorer. Il suffit que vous me permettiez de vous dire, avec un profond respect, que je suis,

 

Monseigneur, 

Votre très humble et très obéissant serviteur,

 

RACINE.

 

 

PRÉFACE[10]

 

Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus d’indulgence pour cette pièce que pour les autres qui la suivent ; j’étais fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j’avais faits alors tombèrent par hasard entre les mains de quelques personnes d’esprit. Ils[11] m’excitèrent à faire une tragédie, et me proposèrent le sujet de la Thébaïde. Ce sujet avait été autrefois traité par Rotrou, sous le nom d’Antigone. Mais il faisait mourir les deux frères dès le commencement de son troisième acte[12]. Le reste était, en quelque sorte, le commencement d’une autre tragédie, où l’on entrait dans des intérêts tout nouveaux ; et il avait réuni en une seule pièce deux actions différentes, dont l’une sert de matière aux Phéniciennes d’Euripide[13], et l’autre à l’Antigone de Sophocle. Je compris que cette duplicité d’actions[14] avait pu nuire à sa pièce qui, d’ailleurs, était remplie de quantité de beaux endroits. Je dressai à peu près[15] mon plan sur les Phéniciennes d’Euripide. Car pour la Thébaïde qui est dans Sénèque, je suis un peu de l’opinion d’Heinsius[16], et je tiens, comme lui, que non seulement ce n’est point une tragédie de Sénèque, mais que c’est plutôt l’ouvrage d’un déclamateur qui ne savait ce que c’était que tragédie.

La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante. En effet, il n’y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin. Mais aussi c’est la Thébaïde. C’est-à-dire[17] le sujet le plus tragique de l’antiquité.

L’amour, qui a d’ordinaire tant de part dans les tragédies, n’en a presque point ici ; et je doute que je lui en donnasse davantage si c’était à recommencer, car il faudrait, ou que l’un des deux frères fût amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d’autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers ? Ou bien il faut jeter l’amour sur un des seconds personnages, comme j’ai fait ; et alors cette passion, qui devient comme étrangère au sujet, ne peut produire que de médiocres effets. En un mot, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides, et toutes les autres horreurs qui composent l’histoire d’Œdipe et de sa malheureuse famille.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

JOCASTE, OLYMPE

 

JOCASTE.

Ils sont sortis[18], Olympe ? Ah, mortelles douleurs !

Qu’un moment de repos me va coûter de pleurs !

Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes[19],

Et le sommeil les ferme en de telles alarmes ?

Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais,

Et m’empêcher de voir le plus noir des forfaits[20] !

Mais en sont-ils aux mains ?

OLYMPE.

Du haut de la muraille,

Je les ai vus déjà tous rangés en bataille ;

J’ai vu déjà le fer briller de toutes parts ;

Et pour vous avertir, j’ai quitté les remparts.

J’ai vu, le fer en main, Étéocle lui-même ;

Il marche des premiers ; et d’une ardeur extrême,

Il montre aux plus hardis à braver le danger.

JOCASTE.

N’en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger.

Que l’on coure avertir et hâter la princesse[21],

Je l’attends. Juste ciel, soutenez ma faiblesse !

Il faut courir, Olympe, après ces inhumains[22] ;

Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains[23].

Nous voici donc, hélas ! à ce jour détestable[24]

Dont la seule frayeur me rendait misérable !

Ni prières, ni pleurs ne m’ont de rien servi,

Et le courroux du sort voulait être assouvi.

Ô toi, soleil, ô toi, qui rends le jour au monde[25],

Que ne l’as-tu laissé dans une nuit profonde !

À de si noirs forfaits, prêtes-tu tes rayons ?

Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons ?

Mais ces monstres[26], hélas ! ne t’épouvantent guères :

La race de Laïus[27] les a rendus vulgaires[28] ;

Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,

Après ceux que le père et la mère ont commis.

Tu ne t’étonnes pas si mes fils sont perfides,

S’ils sont tous deux méchants, et s’ils sont parricides :

Tu sais qu’ils sont sortis d’un sang incestueux,

Et tu t’étonnerais s’ils étaient vertueux[29].

 

 

Scène II

 

JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPE

 

JOCASTE.

Ma fille avez-vous su l’excès de nos misères ?

ANTIGONE.

Oui, Madame, on m’a dit la fureur de mes frères.

JOCASTE.

Allons, chère Antigone, et courons de ce pas[30]

Arrêter, s’il se peut, leur parricide bras.

Allons leur faire voir ce qu’ils ont de plus tendre ;

Voyons si contre nous ils pourront se défendre,

Ou s’ils oseront bien dans leur noire fureur,

Répandre notre sang pour attaquer le leur.

ANTIGONE.

Madame, c’en est fait, voici le Roi lui-même.

 

 

Scène III

 

JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, OLYMPE

 

JOCASTE.

Olympe, soutiens-moi ; ma douleur est extrême.

ÉTÉOCLE.

Madame qu’avez-vous ? et quel trouble...

JOCASTE.

Ah ! mon fils[31],   

Quelles traces de sang vois-je sur vos habits ?

Est-ce du sang d’un frère ? ou n’est-ce point du vôtre[32] ?

ÉTÉOCLE.

Non, Madame, ce n’est ni de l’un ni de l’autre.[33]

Dans son camp jusqu’ici Polynice arrêté[34],

Pour combattre, à mes yeux ne s’est point présenté.

D’Argiens seulement une troupe hardie

M’a voulu de nos murs disputer la sortie :

J’ai fait mordre la poudre à ces audacieux,

Et leur sang est celui qui paraît à vos yeux.

JOCASTE.

Mais que prétendiez-vous ? et quelle ardeur soudaine        

Vous a fait tout à coup descendre dans la plaine[35] ?

ÉTÉOCLE.

Madame, il était temps que j’en usasse ainsi,

Et je perdais ma gloire à demeurer ici[36].

Le peuple à qui la faim se faisait déjà craindre,

De mon peu de vigueur commençait à se plaindre,

Me reprochant déjà qu’il m’avait couronné,

Et que j’occupais mal le rang qu’il m’a donné.

Il le faut satisfaire ; et quoi qu’il en arrive,

Thèbes dès aujourd’hui ne sera plus captive :

Je veux, en n’y laissant aucun de mes soldats,

Qu’elle soit seulement juge de nos combats.

J’ai des forces assez pour tenir la campagne ;

Et si quelque bonheur nos armes accompagne,

L’insolent Polynice et ses fiers alliés[37]

Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds.

JOCASTE.

Vous pourriez d’un tel sang, ô ciel ! souiller vos armes[38] ?

La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes[39] ?

Si par un parricide il la fallait gagner,

Ah ! mon fils ! à ce prix voudriez-vous régner ?

Mais il ne tient qu’à vous si l’honneur vous anime,

De nous donner la paix, sans le secours d’un crime,

Et, de votre courroux triomphant aujourd’hui[40],

Contenter votre frère, et régner avec lui.

ÉTÉOCLE.

Appelez-vous régner partager ma couronne,

Et céder lâchement ce que mon droit me donne ?

JOCASTE.

Vous le savez, mon fils, la justice et le sang[41]

Lui donnent comme à vous sa part à ce haut rang.

Œdipe en achevant sa triste destinée,

Ordonna que chacun régnerait son année ;

Et n’ayant qu’un État à mettre sous vos lois,

Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois[42].

À ces conditions vous daignâtes souscrire.

Le sort vous appela le premier à l’empire,

Vous montâtes au trône ; il n’en fut point jaloux :

Et vous ne voulez pas qu’il y monte après vous ?

ÉTÉOCLE.

Non, Madame, à l’empire il ne doit plus prétendre[43] ;

Thèbes à cet arrêt n’a point voulu se rendre[44],

Et lorsque sur le trône il s’est voulu placer,

C’est elle et non pas moi qui l’en a su chasser.

Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance,

Après avoir six mois senti sa violence ?

Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain,

Qui vient d’armer contre elle et le fer et la faim ?

Prendrait-elle pour Roi l’esclave de Mycène,

Qui pour tous les Thébains n’a plus que de la haine,

Qui s’est au Roi d’Argos indignement soumis[45],

Et que l’hymen attache à nos fiers ennemis ?

Lorsque le Roi d’Argos l’a choisi pour son gendre,

Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre ;

L’amour eut peu de part à cet hymen honteux,

Et la seule fureur en alluma les feux.

Thèbes m’a couronné pour éviter ses chaînes ;

Elle s’attend par moi de voir finir ses peines :

Il la faut accuser si je manque de foi ;

Et je suis son captif, je ne suis pas son Roi[46].

JOCASTE.

Dites, dites plutôt, cœur ingrat et farouche,

Qu’auprès du diadème il n’est rien qui vous touche.

Mais je me trompe encor : ce rang ne vous plaît pas,

Et le crime tout seul a pour vous des appas.

Hé bien ! puisqu’à ce point vous en êtes avide,

Je vous offre à commettre un double parricide :

Versez le sang d’un frère ; et, si c’est peu du sien,

Je vous invite encore à répandre le mien.

Vous n’aurez plus alors d’ennemis à soumettre,

D’obstacle à surmonter, ni de crime à commettre ;

Et, n’ayant plus au trône un fâcheux concurrent,

De tous les criminels vous serez le plus grand.

ÉTÉOCLE.

Hé bien, Madame, hé bien, il faut vous satisfaire[47] :

Il faut sortir du trône et couronner mon frère :

Il faut[48], pour seconder votre injuste projet

De son Roi que j’étais, devenir son sujet ;

Et, pour vous élever au comble de la joie,

Il faut à sa fureur que je me livre en proie ;

Il faut par mon trépas...

JOCASTE.

Ah ciel ! quelle rigueur !

Que vous pénétrez mal dans le fond de mon cœur !

Je ne demande pas que vous quittiez l’empire :

Régnez toujours, mon fils, c’est ce que je désire.

Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié,

Si pour moi votre cœur garde quelque amitié,

Et si vous prenez soin de votre gloire même,

Associez un frère à cet honneur suprême.

Ce n’est qu’un vain éclat qu’il recevra de vous ;

Votre règne en sera plus puissant et plus doux.

Les peuples admirant cette vertu sublime,

Voudront toujours pour prince un Roi si magnanime ;        

Et cet illustre effort, loin d’affaiblir vos droits,

Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois ;

Ou, s’il faut que mes vœux vous trouvent inflexible,

Si la paix à ce prix vous paraît impossible,

Et si le diadème a pour vous tant d’attraits[49],

Au moins consolez-moi de quelque heure de paix[50].

Accordez cette grâce aux larmes d’une mère[51],

Et cependant, mon fils, j’irai voir votre frère :

La pitié dans son âme aura peut-être lieu,

Ou du moins pour jamais j’irai lui dire adieu.

Dès ce même moment permettez que je sorte :

J’irai jusqu’à sa tente, et j’irai sans escorte ;

Par mes justes soupirs j’espère l’émouvoir[52].

ÉTÉOCLE.

Madame, sans sortir vous le pouvez revoir[53] ;

Et si cette entrevue a pour vous tant de charmes,

Il ne tiendra qu’à lui de suspendre nos armes.

Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhaits,

Et le faire venir jusque dans ce palais.

J’irai plus loin encore : et, pour faire connaître[54]

Qu’il a tort en effet de me nommer un traître,

Et que je ne suis pas un tyran odieux,

Que l’on fasse parler et le peuple et les Dieux.

Si le peuple y consent, je lui cède ma place[55] ;

Mais qu’il se rende enfin si le peuple le chasse[56].

Je ne force personne, et j’engage ma foi

De laisser aux Thébains à se choisir un Roi.

 

 

Scène IV

 

JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CRÉON, OLYMPE

 

CRÉON[57].

Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes :

Thèbes, qui croit vous perdre, est déjà toute en larmes :

L’épouvante et l’horreur règnent de toutes parts,

Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts.

ÉTÉOCLE.

Cette vaine frayeur sera bientôt calmée.

Madame, je m’en vais retrouver mon armée ;

Cependant vous pouvez accomplir vos souhaits,

Faire entrer Polynice, et lui parler de paix.

Créon, la Reine ici commande en mon absence ;

Disposez tout le monde à son obéissance ;

Laissez, pour recevoir et pour donner ses lois,

Votre fils Ménecée, et j’en ai fait le choix.

Comme il a de l’honneur autant que de courage[58],

Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage,

Et sa vertu suffit pour les rendre assurés.

Commandez-lui, Madame.

À Créon.

Et vous, vous me suivrez.

CRÉON.

Quoi ? Seigneur...

ÉTÉOCLE.

Oui, Créon, la chose est résolue.

CRÉON.

Et vous quittez ainsi la puissance absolue ?

ÉTÉOCLE.

Que je la quitte ou non ne vous tourmentez pas :

Faites ce que j’ordonne, et venez sur mes pas.

 

 

Scène V

 

JOCASTE, ANTIGONE, CRÉON, OLYMPE

 

CRÉON.

Qu’avez-vous fait, Madame ? et par quelle conduite

Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite ?

Ce conseil va tout perdre.

JOCASTE.

Il va tout conserver ;

Et par ce seul conseil Thèbes se peut sauver.

CRÉON.

Eh quoi, Madame, eh quoi ? dans l’état où nous sommes,

Lorsqu’avec un renfort de plus de six mille hommes,

La fortune promet toute chose aux Thébains,

Le Roi se laisse ôter la victoire des mains ?

JOCASTE.

La victoire, Créon, n’est pas toujours si belle :

La honte et les remords vont souvent après elle.

Quand deux frères armés vont s’égorger entre eux,

Ne les pas séparer, c’est les perdre tous deux.

Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire,

Que lui laisser gagner une telle victoire ?

CRÉON.

Leur courroux est trop grand...

JOCASTE.

Il peut être adouci.

CRÉON.

Tous deux veulent régner.

JOCASTE.

Ils régneront aussi.

CRÉON.

On ne partage point la grandeur souveraine[59] ;

Et ce n’est pas un bien qu’on quitte et qu’on reprenne.

JOCASTE.

L’intérêt de l’État leur servira de loi.

CRÉON.

L’intérêt de l’État est de n’avoir qu’un Roi,

Qui d’un ordre constant gouvernant ses provinces,

Accoutume à ces lois et le peuple et les princes.

Ce règne interrompu de deux rois différents,

En lui donnant deux rois lui donne deux tyrans.

Par un ordre souvent l’un à l’autre contraire[60]

Un frère détruirait ce qu’aurait fait un frère ;

Vous les verriez toujours former quelque attentat,

Et changer tous les ans la face de l’État.

Ce terme limité que l’on veut leur prescrire,

Accroît leur violence en bornant leur empire.

Tous deux feront gémir les peuples tour à tour[61] :

Pareils à ces torrents qui ne durent[62] qu’un jour,

Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage,

Et d’horribles dégâts signalent leur passage[63].

JOCASTE.

On les verrait plutôt par de nobles projets,

Se disputer tous deux l’amour de leurs sujets.

Mais avouez, Créon, que toute votre peine

C’est de voir que la paix rend votre attente vaine[64] ;

Qu’elle assure à mes fils le trône où vous tendez,

Et va rompre le piège où vous les attendez[65].

Comme après leur trépas le droit de la naissance[66]

Fait tomber en vos mains la suprême puissance,

Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils,

Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis ;

Et votre ambition qui tend à leur fortune,

Vous donne pour tous deux une haine commune.

Vous inspirez au Roi vos conseils dangereux,

Et vous en servez un pour les perdre tous deux.

CRÉON.

Je ne me repais point de pareilles chimères :

Mes respects pour le Roi sont ardents et sincères ;

Et mon ambition est de le maintenir

Au trône où vous croyez que je veux parvenir.

Le soin de sa grandeur est le seul qui m’anime ;

Je hais ses ennemis, et c’est là tout mon crime :

Je ne m’en cache point. Mais à ce que je voi,

Chacun n’est pas ici criminel comme moi.

JOCASTE.

Je suis mère, Créon ; et si j’aime son frère[67],

La personne du Roi ne m’en est pas moins chère.

De lâches courtisans peuvent bien le haïr ;

Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.

ANTIGONE.

Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres,

Les ennemis du Roi ne sont pas tous les vôtres ;

Créon, vous êtes père, et dans ces ennemis,

Peut-être songez-vous que vous avez un fils.  

On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice.

CRÉON.

Oui, je le sais, Madame, et je lui fais justice[68] :

Je le dois en effet distinguer du commun,

Mais c’est pour le haïr encor plus que pas un ;

Et je souhaiterais, dans ma juste colère,            

Que chacun le haït comme le hait son père.

ANTIGONE.

Après tout ce qu’a fait la valeur de son bras,

Tout le monde en ce point ne vous ressemble pas.

CRÉON.

Je le vois bien, Madame, et c’est ce qui m’afflige ;

Mais je sais bien à quoi sa révolte m’oblige[69] ;            

Et tous ces beaux exploits qui le font admirer,

C’est ce qui me le fait justement abhorrer.

La honte suit toujours le parti des rebelles ;

Leurs grandes actions sont les plus criminelles :

Ils signalent leur crime en signalant leur bras,

Et la gloire n’est point où les rois ne sont pas[70].

ANTIGONE.

Écoutez un peu mieux la voix de la nature.

CRÉON.

Plus l’offenseur m’est cher, plus je ressens l’injure.

ANTIGONE.

Mais un père à ce point doit-il être emporté ?

Vous avez trop de haine.

CRÉON.

Et vous trop de bonté.

C’est trop parler, Madame, en faveur d’un rebelle.

ANTIGONE.

L’innocence vaut bien que l’on parle pour elle.

CRÉON.

Je sais ce qui le rend innocent à vos yeux.

ANTIGONE.

Et je sais quel sujet vous le rend odieux.

CRÉON.

L’amour a d’autres yeux que le commun des hommes.

JOCASTE.

Vous abusez, Créon, de l’état où nous sommes ;

Tout vous semble permis ; mais craignez mon courroux :

Vos libertés enfin retomberaient sur vous[71].

ANTIGONE.

L’intérêt du public agit peu sur son âme,

Et l’amour du pays nous cache une autre flamme.

Je le sais ; mais, Créon, j’en abhorre le cours,

Et vous ferez bien mieux de la cacher toujours.

CRÉON.

Je le ferai, Madame ; et je veux par avance

Vous épargner encor jusques à ma présence.

Aussi bien mes respects redoublent vos mépris[72] ;

Et je vais faire place à ce bienheureux fils.

Le Roi m’appelle ailleurs, il faut que j’obéisse[73].

Adieu : faites venir Hémon et Polynice.

JOCASTE.

N’en doute pas, méchant, ils vont venir tous deux ;

Tous deux ils préviendront tes desseins malheureux.

 

 

Scène VI

 

JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPE

 

ANTIGONE.

Le perfide ! À quel point son insolence monte !

JOCASTE.

Ses superbes discours tourneront à sa honte.

Bientôt, si nos désirs sont exaucés des cieux,

La paix nous vengera de cet ambitieux[74].

Mais il faut se hâter, chaque heure nous est chère :

Appelons promptement Hémon et votre frère[75] ;

Je suis pour ce dessein, prête à leur accorder

Toutes les sûretés qu’ils pourront demander.

Et toi, si mes malheurs ont lassé ta justice,

Ciel, dispose à la paix le cœur de Polynice,

Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs,

Et comme il faut enfin, fais parler mes douleurs.

ANTIGONE, demeurant un peu après sa mère.[76]

Et si tu prends pitié d’une flamme innocente,

Ô ciel, en ramenant Hémon à son amante,

Ramène-le fidèle ; et permets, en ce jour,

Qu’en retrouvant l’amant je retrouve l’amour !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première[77]

 

ANTIGONE, HÉMON

 

HÉMON.

Quoi, vous me refusez votre aimable présence[78]

Après un an entier de supplice et d’absence ?

Ne m’avez-vous, Madame, appelé près de vous,

Que pour m’ôter sitôt un bien qui m’est si doux ?

ANTIGONE.

Et voulez-vous sitôt que j’abandonne un frère ?

Ne dois-je pas au temple accompagner ma mère ?

Et dois-je préférer, au gré de vos souhaits,

Le soin de votre amour à celui de la paix ?

HÉMON.

Madame, à mon bonheur c’est chercher trop d’obstacles :

Ils iront bien sans nous consulter les oracles.

Permettez que mon cœur en voyant vos beaux yeux,

De l’état de son sort interroge ses Dieux.

Puis-je leur demander sans être téméraire,

S’ils ont toujours pour moi leur douceur ordinaire ?

Souffrent-ils sans courroux mon ardente amitié ?

Et du mal qu’ils ont fait ont-ils quelque pitié ?

Durant le triste cours d’une absence cruelle,

Avez-vous souhaité que je fusse fidèle ?

Songiez-vous que la mort menaçait loin de vous,

Un amant qui ne doit mourir qu’à vos genoux ?

Ah ! d’un si bel objet quand une âme est blessée,

Quand un cœur jusqu’à vous élève sa pensée,

Qu’il est doux d’adorer tant de divins appas !

Mais aussi que l’on souffre en ne les voyant pas !

Un moment, loin de vous, me durait une année ;

J’aurais fini cent fois ma triste destinée,

Si je n’eusse songé jusques à mon retour,

Que mon éloignement vous prouvait mon amour,

Et que le souvenir de mon obéissance

Pourrait en ma faveur parler en mon absence[79],

Et que pensant à moi, vous penseriez aussi

Qu’il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi.

ANTIGONE.

Oui, je l’avais bien cru qu’une âme si fidèle[80]

Trouverait dans l’absence une peine cruelle ;

Et, si mes sentiments se doivent découvrir,

Je souhaitais, Hémon, qu’elle vous fît souffrir,

Et qu’étant loin de moi, quelque ombre d’amertume

Vous fît trouver les jours plus longs que de coutume.

Mais ne vous plaignez pas : mon cœur chargé d’ennui

Ne vous souhaitait rien qu’il n’éprouvât en lui,

Surtout depuis le temps que dure cette guerre,

Et que de gens armés vous couvrez cette terre.

Ô Dieux ! à quels tourments mon cœur s’est vu soumis,

Voyant des deux côtés ses plus tendres amis[81] !

Mille objets de douleur déchiraient mes entrailles ;

J’en voyais et dehors et dedans nos murailles ;

Chaque assaut à mon cœur livrait mille combats ;

Et mille fois le jour je souffrais le trépas.

HÉMON.

Mais enfin qu’ai-je fait, en ce malheur extrême,

Que ne m’ait ordonné ma princesse elle-même ?

J’ai suivi Polynice, et vous l’avez voulu :

Vous me l’avez prescrit par un ordre absolu.

Je lui vouai dès lors une amitié sincère ;

Je quittai mon pays, j’abandonnai mon père ;

Sur moi, par ce départ, j’attirai son courroux ;

Et pour tout dire, enfin, je m’éloignai de vous.

ANTIGONE.

Je m’en souviens, Hémon, et je vous fais justice :

C’est moi que vous serviez en servant Polynice ;

Il m’était cher alors comme il est aujourd’hui,

Et je prenais pour moi ce qu’on faisait pour lui[82].

Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance,

Et j’avais sur son cœur une entière puissance ;

Je trouvais à lui plaire une extrême douceur,

Et les chagrins du frère étaient ceux de la sœur.

Ah ! si j’avais encor sur lui le même empire[83],

Il aimerait la paix, pour qui mon cœur soupire.

Notre commun malheur en serait adouci :

Je le verrais, Hémon ; vous me verriez aussi.

HÉMON.

De cette affreuse guerre il abhorre l’image :

Je l’ai vu soupirer de douleur et de rage,

Lorsque pour remonter au trône paternel,

On le força de prendre un chemin si cruel.

Espérons que le ciel touché de nos misères,

Achèvera bientôt de réunir les frères.

Puisse-t-il rétablir l’amitié dans leur cœur,

Et conserver l’amour dans celui de la sœur[84] !

ANTIGONE.

Hélas ! ne doutez point que ce dernier ouvrage

Ne lui soit plus aisé que de calmer leur rage.

Je les connais tous deux, et je répondrais bien

Que leur cœur, cher Hémon, est plus dur que le mien.

Mais les Dieux quelquefois font de plus grands miracles.

 

 

Scène II

 

ANTIGONE, HÉMON, OLYMPE

 

ANTIGONE.

Hé bien ? apprendrons-nous ce qu’ont dit les oracles ?

Que faut-il faire ?

OLYMPE.

Hélas !

ANTIGONE.

Quoi ? Qu’en a-t-on appris ?

Est-ce la guerre, Olympe ?

OLYMPE.

Ah ! c’est encore pis !

HÉMON.

Quel est donc ce grand mal que leur courroux annonce ?

OLYMPE.

Prince pour en juger écoutez leur réponse :

« Thébains pour n’avoir plus de guerres,

« Il faut par un ordre fatal,

« Que le dernier du sang royal,

« Par son trépas ensanglante vos terres[85]. »

ANTIGONE.

Ô Dieux, que vous a fait ce sang infortuné,

Et pourquoi tout entier l’avez-vous condamné ?

N’êtes-vous pas contents de la mort de mon père ?

Tout notre sang doit-il sentir votre colère[86] ?

HÉMON.

Madame, cet arrêt ne vous regarde pas ;

Votre vertu vous met à couvert du trépas :

Les Dieux savent trop bien connaître l’innocence...

ANTIGONE.

Et ce n’est pas pour moi que je crains leur vengeance.

Mon innocence, Hémon, serait un faible appui ;         

Fille d’Œdipe, il faut que je meure pour lui.

Je l’attends, cette mort, et je l’attends sans plainte[87] ;

Et, s’il faut avouer le sujet de ma crainte,

C’est pour vous que je crains ; oui, cher Hémon, pour vous.

De ce sang malheureux vous sortez comme nous ;

Et je ne vois que trop que le courroux céleste

Vous rendra comme à nous cet honneur bien funeste,

Et fera regretter aux princes des Thébains

De n’être pas sortis du dernier des humains.

HÉMON.

Peut-on se repentir d’un si grand avantage ?

Un si noble trépas flatte trop mon courage ;

Et du sang de ses rois il est beau d’être issu,

Dût-on rendre ce sang sitôt qu’on l’a reçu.

ANTIGONE.

Et quoi ! si parmi nous on a fait quelque offense,

Le ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance ?

Et n’est-ce pas assez du père et des enfants,

Sans qu’il aille plus loin chercher des innocents ?

C’est à nous à payer pour les crimes des nôtres :

Punissez-nous, grands Dieux, mais épargnez les autres.

Mon père, cher Hémon, vous va perdre aujourd’hui ;

Et je vous perds peut-être encore plus que lui.

Le ciel punit sur vous, et sur votre famille,

Et les crimes du père et l’amour de la fille ;

Et ce funeste amour vous nuit encore plus

Que les crimes d’Œdipe et le sang de Laïus.

HÉMON.

Quoi ? mon amour, Madame ? Et qu’a-t-il de funeste ?

Est-ce un crime qu’aimer une beauté céleste ?

Et puisque sans colère il est reçu de vous,

En quoi peut-il du ciel mériter le courroux ?

Vous seule en mes soupirs êtes intéressée,

C’est à vous à juger s’ils vous ont offensée :

Tels que seront pour eux vos arrêts tout-puissants,

Ils seront criminels ou seront innocents.[88]

Que le ciel à son gré de ma perte dispose,

J’en chérirai toujours et l’une et l’autre cause,

Glorieux de mourir pour le sang de mes rois,

Et plus heureux encor de mourir sous vos lois.

Aussi bien que ferais-je en ce commun naufrage[89] ?

Pourrais-je me résoudre à vivre davantage ?

En vain les Dieux voudraient différer mon trépas,

Mon désespoir ferait ce qu’ils ne feraient pas.

Mais peut-être après tout notre frayeur est vaine[90] ;

Attendons... Mais voici Polynice et la Reine.

 

 

Scène III[91]

 

JOCASTE, POLYNICE, ANTIGONE, HÉMON

 

POLYNICE.

Madame, au nom des Dieux, cessez de m’arrêter :

Je vois bien que la paix ne peut s’exécuter.

J’espérais que du ciel la justice infinie

Voudrait se déclarer contre la tyrannie,

Et que lassé de voir répandre tant de sang[92],

Il rendrait à chacun son légitime rang ;

Mais puisque ouvertement il tient pour l’injustice,

Et que des criminels il se rend le complice,

Dois-je encore espérer qu’un peuple révolté,

Quand le ciel est injuste, écoute l’équité ?

Dois-je prendre pour juge une troupe insolente,

D’un fier usurpateur ministre violente,

Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt,

Et qu’il anime encor tout éloigné qu’il est ?

La raison n’agit point sur une populace :

De ce peuple déjà j’ai ressenti l’audace ;

Et, loin de me reprendre après m’avoir chassé,

Il croit voir un tyran dans un prince offensé.

Comme sur lui l’honneur n’eut jamais de puissance,

Il croit que tout le monde aspire à la vengeance.

De ses inimitiés rien n’arrête le cours :

Quand il hait une fois, il veut haïr toujours.

JOCASTE.

Mais s’il est vrai, mon fils, que ce peuple vous craigne,

Et que tous les Thébains redoutent votre règne,

Pourquoi par tant de sang cherchez-vous à régner

Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner[93] ?

POLYNICE.

Est-ce au peuple, Madame, à se choisir un maître ?

Sitôt qu’il hait un Roi doit-on cesser de l’être ?

Sa haine ou son amour sont-ce les premiers droits,

Qui font monter au trône ou descendre les rois ?

Que le peuple à son gré nous craigne ou nous chérisse,

Le sang nous met au trône, et non pas son caprice :

Ce que le sang lui donne, il le doit accepter ;

Et s’il n’aime son prince, il le doit respecter.

JOCASTE.

Vous serez un tyran haï de vos provinces.

POLYNICE.

Ce nom ne convient pas aux légitimes princes ;

De ce titre odieux mes droits me sont garants :

La haine des sujets ne fait pas les tyrans.

Appelez de ce nom Étéocle lui-même.

JOCASTE.

Il est aimé de tous.

POLYNICE.

C’est un tyran qu’on aime,

Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir

Au rang où par la force il a su parvenir ;

Et son orgueil le rend, par un effet contraire,

Esclave de son peuple et tyran de son frère.

Pour commander tout seul il veut bien obéir,

Et se fait mépriser pour me faire haïr.

Ce n’est pas sans sujet qu’on me préfère un traître :

Le peuple aime un esclave, et craint d’avoir un maître ;

Mais je croirais trahir la majesté des rois,

Si je faisais le peuple arbitre de mes droits[94].

JOCASTE.

Ainsi donc la discorde a pour vous tant de charmes ?

Vous lassez-vous déjà d’avoir posé les armes ?

Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs,

Vous de verser du sang, moi de verser des pleurs ?

N’accorderez-vous rien aux larmes d’une mère ?

Ma fille, s’il se peut, retenez votre frère :

Le cruel pour vous seule avait de l’amitié.

ANTIGONE.

Ah ! si pour vous son âme est sourde à la pitié,

Que pourrais-je espérer d’une amitié passée,

Qu’un long éloignement n’a que trop effacée[95] ?

À peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang ;

Il n’aime, il ne se plaît qu’à répandre du sang[96].

Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime,

Ce prince qui montrait tant d’horreur pour le crime[97],

Dont l’âme généreuse avait tant de douceur,

Qui respectait sa mère et chérissait sa sœur :

La nature pour lui n’est plus qu’une chimère ;

Il méconnaît sa sœur, il méprise sa mère ;

Et l’ingrat, en l’état où son orgueil l’a mis,

Nous croit des étrangers ou bien des ennemis[98].

POLYNICE.

N’imputez point ce crime à mon âme affligée ;

Dites plutôt, ma sœur, que vous êtes changée ;

Dites que de mon rang l’injuste usurpateur[99]

M’a su ravir encor l’amitié de ma sœur.

Je vous connais toujours et suis toujours le même[100].

ANTIGONE.

Est-ce m’aimer, cruel, autant que je vous aime,

Que d’être inexorable à mes tristes soupirs,

Et m’exposer encore à tant de déplaisirs ?

POLYNICE.

Mais vous-même, ma sœur, est-ce aimer votre frère,

Que de lui faire ici cette injuste prière[101],

Et me vouloir ravir le sceptre de la main ?

Dieux ! qu’est-ce qu’Étéocle a de plus inhumain[102] ?

C’est trop favoriser un tyran qui m’outrage.

ANTIGONE.

Non, non, vos intérêts me touchent davantage.

Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point :

Avec vos ennemis ils ne conspirent point.

Cette paix que je veux me serait un supplice,

S’il en devait coûter le sceptre à Polynice ;

Et l’unique faveur, mon frère, où je prétends,

C’est qu’il me soit permis de vous voir plus longtemps.

Seulement quelques jours souffrez que l’on vous voie ;

Et donnez-nous le temps de chercher quelque voie

Qui puisse vous remettre au rang de vos aïeux,

Sans que vous répandiez un sang si précieux.

Pouvez-vous refuser cette grâce légère

Aux larmes d’une sœur, aux soupirs d’une mère ?

JOCASTE.

Mais quelle crainte encor vous peut inquiéter ?

Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter ?

Quoi ce jour tout entier n’est-il pas de la trêve[103] ?

Dès qu’elle a commencé faut-il qu’elle s’achève ?

Vous voyez qu’Étéocle a mis les armes bas ;

Il veut que je vous voie, et vous ne voulez pas[104].

ANTIGONE.

Oui, mon frère, il n’est pas comme vous inflexible.

Aux larmes de sa mère il a paru sensible[105] ;

Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd’hui,

Vous l’appelez cruel, vous l’êtes plus que lui[106].

HÉMON.

Seigneur, rien ne vous presse ; et vous pouvez sans peine

Laisser agir encor la princesse et la Reine :

Accordez tout ce jour à leur pressant désir ;

Voyons si leur dessein ne pourra réussir.

Ne donnez pas la joie au prince votre frère

De dire que sans vous la paix se pouvait faire.

Vous aurez satisfait une mère, une sœur,

Et vous aurez surtout satisfait votre honneur.

Mais que veut ce soldat ? Son âme est toute émue[107] !

 

 

Scène IV[108]

 

JOCASTE, POLYNICE, ANTIGONE, HÉMON, UN SOLDAT

 

UN SOLDAT.

Seigneur, on est aux mains, et la trêve est rompue.

Créon et les Thébains, par l’ordre de leur Roi[109],

Attaquent votre armée, et violent leur foi.

Le brave Hippomédon[110] s’efforce, en votre absence,

De soutenir leur choc de toute sa puissance.

Par son ordre, Seigneur, je vous viens avertir.

POLYNICE.

Ah ! les traîtres ! Allons, Hémon, il faut sortir.

À la Reine.

Madame, vous voyez comme il tient sa parole ;

Mais il veut le combat, il m’attaque, et j’y vole.

JOCASTE.

Polynice ! mon fils... Mais il ne m’entend plus :

Aussi bien que mes pleurs mes cris sont superflus.

Chère Antigone, allez, courez à ce barbare :

Du moins, allez prier Hémon qu’il les sépare.

La force m’abandonne, et je n’y puis courir[111] ;

Tout ce que je puis faire, hélas ! c’est de mourir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

JOCASTE, OLYMPE

 

JOCASTE.

Olympe, va-t-en voir ce funeste spectacle :

Va voir si leur fureur n’a point trouvé d’obstacle,

Si rien n’a pu toucher l’un ou l’autre parti.

On dit qu’à ce dessein Ménecée[112] est sorti.

OLYMPE.

Je ne sais quel dessein animait son courage :

Une héroïque ardeur brillait sur son visage ;

Mais vous devez, Madame, espérer jusqu’au bout.

JOCASTE.

Va tout voir, chère Olympe, et me viens dire tout :

Éclaircis promptement ma triste inquiétude.

OLYMPE.

Mais vous dois-je laisser en cette solitude ?

JOCASTE.

Va : je veux être seule en l’état où je suis,

Si toutefois on peut l’être avec tant d’ennuis[113] !

 

 

Scène II

 

JOCASTE, seule

 

Dureront-ils toujours ces ennuis si funestes ?

N’épuiseront-ils point les vengeances célestes ?

Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas,

Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ?

Ô ciel, que tes rigueurs seraient peu redoutables,

Si la foudre d’abord accablait les coupables !

Et que tes châtiments paraissent infinis,

Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis !

Tu ne l’ignores pas, depuis le jour infâme

Où de mon propre fils je me trouvai la femme,

Le moindre des tourments que mon cœur a soufferts

Égale tous les maux que l’on souffre aux enfers.

Et toutefois, ô Dieux, un crime involontaire

Devait-il attirer toute votre colère ?

Le connaissais-je, hélas ! ce fils infortuné ?

Vous-mêmes dans mes bras vous l’avez amené[114].

C’est vous dont la rigueur m’ouvrit ce précipice.

Voilà de ces grands Dieux la suprême justice !

Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas ;

Ils nous le font commettre, et ne l’excusent pas !

Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables,

Afin d’en faire après d’illustres misérables ?

Et ne peuvent-ils point quand ils sont en courroux,

Chercher des criminels à qui le crime est doux[115] ?

 

 

Scène III

 

JOCASTE, ANTIGONE1

 

JOCASTE.

[116]Hé bien ! en est-ce fait ? L’un ou l’autre perfide      

Vient-il d’exécuter son noble parricide[117] ?

Parlez, parlez, ma fille[118].

ANTIGONE.

Ah, Madame ! en effet

L’oracle est accompli, le ciel est satisfait.

JOCASTE.

Quoi ! mes deux fils sont morts ?

ANTIGONE.

Un autre sang, Madame,

Rend la paix à l’État et le calme à votre âme ;

Un sang digne des rois dont il est découlé,

Un héros pour l’État s’est lui-même immolé[119].

Je courais pour fléchir Hémon et Polynice[120] ;

Ils étaient déjà loin avant que je sortisse :

Ils ne m’entendaient plus, et mes cris douloureux[121]

Vainement par leur nom les rappelaient tous deux.

Ils ont tous deux volé vers le champ de bataille ;

Et moi, je suis montée au haut de la muraille[122],

D’où le peuple étonné regardait comme moi,

L’approche d’un combat qui le glaçait d’effroi.

À cet instant fatal, le dernier de nos princes,

L’honneur de notre sang, l’espoir de nos provinces,

Ménecée en un mot, digne frère d’Hémon,

Et trop indigne aussi d’être fils de Créon[123],

De l’amour du pays montrant son âme atteinte,

Au milieu des deux camps s’est avancé sans crainte[124] ;

Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains[125] :

« Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez inhumains ! »

Ces mots impérieux n’ont point trouvé d’obstacle :

Les soldats étonnés de ce nouveau spectacle,

De leur noire fureur ont suspendu le cours ;

Et ce prince aussitôt poursuivant son discours :

« Apprenez, a-t-il dit, l’arrêt des destinées,

Par qui vous allez voir vos misères bornées.

Je suis le dernier sang de vos rois descendu,

Qui par l’ordre des Dieux doit être répandu.

Recevez donc ce sang que ma main va répandre ;

Et recevez la paix, où vous n’osiez prétendre[126]. »

Il se tait, et se frappe en achevant ces mots ;

Et les Thébains, voyant expirer ce héros,

Comme si leur salut devenait leur supplice,

Regardent[127] en tremblant ce noble sacrifice.

J’ai vu le triste Hémon abandonner son rang,

Pour venir embrasser ce frère tout en sang.

Créon, à son exemple, a jeté bas les armes,

Et vers ce fils mourant est venu tout en larmes ;

Et l’un et l’autre camp, les voyant retirés,

Ont quitté le combat, et se sont séparés.

Et moi le cœur tremblant, et l’âme toute émue,

D’un si funeste objet j’ai détourné la vue[128],

De ce prince admirant l’héroïque fureur.

JOCASTE.

Comme vous je l’admire, et j’en frémis d’horreur.

Est-il possible, ô Dieux, qu’après ce grand miracle,

Le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle ?

Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer,

Puisque même mes fils s’en laissent désarmer ?

La refuserez-vous cette noble victime ?

Si la vertu vous touche autant que fait le crime,

Si vous donnez les prix comme vous punissez,

Quels crimes par ce sang ne seront effacés ?

ANTIGONE.

Oui, oui cette vertu sera récompensée :

Les Dieux sont trop payés du sang de Ménecée ;

Et le sang d’un héros auprès des immortels,

Vaut seul plus que celui de mille criminels[129].

JOCASTE.

Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale :

Toujours à ma douleur il met quelque intervalle ;

Mais hélas ! quand sa main semble me secourir,

C’est alors qu’il s’apprête à me faire périr.

Il a mis cette nuit quelque fin à mes larmes[130],

Afin qu’à mon réveil je visse tout en armes.

S’il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix,

Un oracle cruel me l’ôte pour jamais.

Il m’amène mon fils ; il veut que je le voie ;

Mais hélas ! combien cher me vend-il cette joie[131] !

Ce fils est insensible, et ne m’écoute pas ;

Et soudain il me l’ôte, et l’engage aux combats.

Ainsi, toujours cruel et toujours en colère,

Il feint de s’apaiser, et devient plus sévère :

Il n’interrompt ses coups que pour les redoubler,

Et retire son bras pour me mieux accabler.

ANTIGONE.

Madame, espérons tout de ce dernier miracle.

JOCASTE.

La haine de mes fils est un trop grand obstacle[132].

Polynice endurci n’écoute que ses droits ;

Du peuple et de Créon l’autre écoute la voix,

Oui, du lâche Créon ! Cette âme intéressée

Nous ravit tout le fruit du sang de Ménecée[133] ;

En vain pour nous sauver ce grand prince se perd :

Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert.

De deux jeunes héros cet infidèle père...

ANTIGONE.

Ah ! le voici, Madame, avec le Roi mon frère.

 

 

Scène IV[134]

 

JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CRÉON

 

JOCASTE.

Mon fils, c’est donc ainsi que l’on garde sa foi ?

ÉTÉOCLE.

Madame, ce combat n’est point venu de moi,

Mais de quelques soldats tant d’Argos que des nôtres[135],

Qui s’étant querellés les uns avec les autres,

Ont insensiblement tout le corps ébranlé,

Et fait un grand combat d’un simple démêlé.

La bataille sans doute allait être cruelle,

Et son événement vidait notre querelle,

Quand du fils de Créon l’héroïque trépas

De tous les combattants a retenu le bras[136].

Ce prince, le dernier de la race royale,

S’est appliqué des Dieux la réponse fatale ;

Et lui-même à la mort il s’est précipité,

De l’amour du pays noblement transporté.

JOCASTE.

Ah ! si le seul amour qu’il eut pour sa patrie

Le rendit insensible aux douceurs de la vie,

Mon fils ce même amour ne peut-il seulement,

De votre ambition vaincre l’emportement ?

Un exemple si beau vous invite à le suivre.

Il ne faudra cesser de régner ni de vivre :

Vous pouvez, en cédant un peu de votre rang,

Faire plus qu’il n’a fait en versant tout son sang.

Il ne faut que cesser de haïr votre frère :

Vous ferez beaucoup plus que sa mort n’a su faire.

Ô Dieux ! aimer un frère est-ce un plus grand effort

Que de haïr la vie et courir à la mort ?

Et doit-il être enfin plus facile en un autre

De répandre son sang, qu’en vous d’aimer le vôtre ?

ÉTÉOCLE.

Son illustre vertu me charme comme vous,

Et d’un si beau trépas je suis même jaloux ;

Et toutefois, Madame, il faut que je vous die

Qu’un trône est plus pénible à quitter que la vie :

La gloire bien souvent nous porte à la haïr ;

Mais peu de souverains font gloire d’obéir.

Les Dieux voulaient son sang ; et ce prince, sans crime

Ne pouvait à l’État refuser sa victime ;

Mais ce même pays qui demandait son sang,

Demande que je règne et m’attache à mon rang.

Jusqu’à ce qu’il m’en ôte, il faut que j’y demeure :

Il n’a qu’à prononcer, j’obéirai sur l’heure ;

Et Thèbes me verra, pour apaiser son sort,

Et descendre du trône, et courir à la mort.

CRÉON.

Ah ! Ménecée est mort, le ciel n’en veut point d’autre :

Laissez couler son sang sans y mêler le vôtre[137] ;

Et, puisqu’il l’a versé pour nous donner la paix,

Accordez-la, Seigneur, à nos justes souhaits.

ÉTÉOCLE.

Eh quoi ? même Créon pour la paix se déclare ?

CRÉON.

Pour avoir trop aimé cette guerre barbare,

Vous voyez les malheurs où le ciel m’a plongé :

Mon fils est mort, Seigneur.

ÉTÉOCLE.

Il faut qu’il soit vengé.

CRÉON.

Sur qui me vengerais-je en ce malheur extrême ?

ÉTÉOCLE.

Vos ennemis, Créon, sont ceux de Thèbes même ;

Vengez-la, vengez-vous.

CRÉON.

Ah ! dans ses ennemis[138]

Je trouve votre frère, et je trouve mon fils !

Dois-je verser mon sang, ou répandre le vôtre ?

Et dois-je perdre un fils pour en venger un autre ?

Seigneur, mon sang m’est cher, le vôtre m’est sacré :

Serai-je sacrilège, ou bien dénaturé ?

Souillerai-je ma main d’un sang que je révère ?

Serai-je parricide, afin d’être bon père ?

Un si cruel secours ne me peut soulager,

Et ce serait me perdre au lieu de me venger.

Tout le soulagement où ma douleur aspire,

C’est qu’au moins mes malheurs servent à votre empire.

Je me consolerai si ce fils que je plains

Assure par sa mort le repos des Thébains.

Le ciel promet la paix au sang de Ménecée ;

Achevez-la, Seigneur, mon fils l’a commencée ;

Accordez-lui ce prix qu’il en a prétendu ;

Et que son sang en vain ne soit pas répandu.

JOCASTE.

Non, puisqu’à nos malheurs vous devenez sensible,

Au sang de Ménecée il n’est rien d’impossible.

Que Thèbes se rassure après ce grand effort :

Puisqu’il change votre âme, il changera son sort.

La paix dès ce moment n’est plus désespérée :

Puisque Créon la veut je la tiens assurée.

Bientôt ces cœurs de fer se verront adoucis :

Le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes fils.

À Étéocle.

Qu’un si grand changement vous désarme et vous touche ;

Quittez, mon fils, quittez cette haine farouche ;

Soulagez une mère, et consolez Créon ;

Rendez-moi Polynice, et lui rendez Hémon.

ÉTÉOCLE.

Mais enfin, c’est vouloir que je m’impose un maître ;

Vous ne l’ignorez pas, Polynice veut l’être :

Il demande surtout le pouvoir souverain,

Et ne veut revenir que le sceptre à la main[139].

 

 

Scène V

 

JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CRÉON, ATTALE

 

ATTALE[140].

Polynice, Seigneur, demande une entrevue :

C’est ce que d’un héraut nous apprend la venue.

Il vous offre, Seigneur, ou de venir ici[141],

Ou d’attendre en son camp.

CRÉON.

Peut-être qu’adouci,

Il songe à terminer une guerre si lente,

Et son ambition n’est plus si violente.

Par ce dernier combat il apprend aujourd’hui

Que vous êtes au moins aussi puissant que lui.

Les Grecs mêmes sont las de servir sa colère ;

Et j’ai su, depuis peu que le Roi son beau-père,

Préférant à la guerre un solide repos,

Se réserve Mycène, et le fait Roi d’Argos.

Tout courageux qu’il est, sans doute il ne souhaite,

Que de faire en effet une honnête retraite.

Puisqu’il s’offre à vous voir[142], croyez qu’il veut la paix.

Ce jour la doit conclure, ou la rompre à jamais.

Tâchez dans ce dessein de l’affermir vous-même ;

Et lui promettez tout hormis le diadème.

ÉTÉOCLE.

Hormis le diadème il ne demande rien.

JOCASTE.

Mais voyez-le du moins.

CRÉON.

Oui, puisqu’il le veut bien :

Vous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire ;

Et le sang reprendra son empire ordinaire.

ÉTÉOCLE.

Allons donc le chercher.

JOCASTE.

Mon fils, au nom des Dieux,

Attendez-le plutôt. Voyez-le dans ces lieux[143].

ÉTÉOCLE.

Hé bien, Madame, hé bien ! qu’il vienne, et qu’on lui donne

Toutes les sûretés qu’il faut pour sa personne.

Allons.

ANTIGONE.

Ah ! si ce jour rend la paix aux Thébains,

Elle sera, Créon, l’ouvrage de vos mains.

 

 

Scène VI

 

CRÉON, ATTALE

 

CRÉON.

L’intérêt des Thébains n’est pas ce qui vous touche,

Dédaigneuse princesse ; et cette âme farouche,

Qui semble me flatter après tant de mépris,

Songe moins à la paix qu’au retour de mon fils.

Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone

Aussi bien que mon cœur dédaignera le trône ;

Nous verrons quand les Dieux m’auront fait votre Roi,

Si ce fils bienheureux l’emportera sur moi.

ATTALE.

Et qui n’admirerait un changement si rare ?

Créon même, Créon pour la paix se déclare[144] !

CRÉON.

Tu crois donc que la paix est l’objet de mes soins ?

ATTALE.

Oui, je le crois, Seigneur, quand j’y pensais le moins ;

Et voyant qu’en effet ce beau soin vous anime,

J’admire à tous moments cet effort magnanime

Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau.

Ménecée, en mourant, n’a rien fait de plus beau ;

Et qui peut immoler sa haine à sa patrie

Lui pourrait bien aussi sacrifier sa vie.

CRÉON.

Ah ! sans doute qui peut d’un généreux effort

Aimer son ennemi, peut bien aimer la mort.

Quoi ? je négligerais le soin de ma vengeance[145],

Et de mon ennemi je prendrais la défense ?

De la mort de mon fils Polynice est l’auteur,

Et moi je deviendrais son lâche protecteur ?

Quand je renoncerais à cette haine extrême,

Pourrais-je bien cesser d’aimer le diadème ?

Non, non : tu me verras d’une constante ardeur

Haïr mes ennemis et chérir ma grandeur.

Le trône fit toujours mes ardeurs les plus chères :

Je rougis d’obéir où régnèrent mes pères ;

Je brûle de me voir au rang de mes aïeux[146],

Et je l’envisageai dès que j’ouvris les yeux.

Surtout depuis deux ans ce noble soin m’inspire ;

Je ne fais point de pas qui ne tende à l’empire.

Des princes mes neveux j’entretiens la fureur,

Et mon ambition autorise la leur.

D’Étéocle d’abord j’appuyai l’injustice ;

Je lui fis refuser le trône à Polynice[147].

Tu sais que je pensais dès lors à m’y placer ;

Et je l’y mis, Attale, afin de l’en chasser[148].

ATTALE.

Mais, Seigneur, si la guerre eut pour vous tant de charmes,

D’où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ?

Et puisque leur discorde est l’objet de vos vœux,

Pourquoi par vos conseils vont-ils se voir tous deux[149] ?

CRÉON.

Plus qu’à mes ennemis la guerre m’est mortelle,

Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle :

Il s’arme contre moi de mon propre dessein ;

Il se sert de mon bras pour me percer le sein.

La guerre s’allumait, lorsque pour mon supplice,

Hémon m’abandonna pour servir Polynice[150] ;

Les deux frères par moi devinrent ennemis ;

Et je devins, Attale, ennemi de mon fils.

Enfin, ce même jour, je fais rompre la trêve,

J’excite le soldat, tout le camp se soulève,

On se bat ; et voilà qu’un fils désespéré,

Meurt et rompt un combat que j’ai tant préparé.

Mais il me reste un fils et je sens que je l’aime,

Tout rebelle qu’il est, et tout mon rival même.

Sans le perdre, je veux perdre mes ennemis :

Il m’en coûterait trop, s’il m’en coûtait deux fils.

Des deux princes d’ailleurs la haine est trop puissante :

Ne crois pas qu’à la paix jamais elle consente.

Moi-même je saurai si bien l’envenimer,

Qu’ils périront tous deux plutôt que de s’aimer.

Les autres ennemis n’ont que de courtes haines ;

Mais quand de la nature on a brisé les chaînes,

Cher Attale, il n’est rien qui puisse réunir

Ceux que des nœuds si forts n’ont pas su retenir :

L’on hait avec excès lorsque l’on hait un frère[151].

Mais leur éloignement ralentit leur colère :

Quelque haine qu’on ait contre un fier ennemi[152],      

Quand il est loin de nous on la perd à demi.

Ne t’étonne donc plus si je veux qu’ils se voient :

Je veux qu’en se voyant leurs fureurs se déploient ;

Que, rappelant leur haine au lieu de la chasser,

Ils s’étouffent, Attale, en voulant s’embrasser.

ATTALE.

Vous n’avez plus, Seigneur, à craindre que vous-même :

On porte ses remords avec le diadème.

CRÉON.

Quand on est sur le trône on a bien d’autres soins ;

Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins.

Du plaisir de régner une âme possédée

De tout le temps passé détourne son idée ;

Et de tout autre objet un esprit éloigné

Croit n’avoir point vécu tant qu’il n’a point régné.

Mais allons : le remords n’est pas ce qui me touche,

Et je n’ai plus un cœur que le crime effarouche :

Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts ;

Mais, Attale, on commet les seconds sans remords.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ÉTÉOCLE, CRÉON

 

ÉTÉOCLE.

Oui, Créon, c’est ici qu’il doit bientôt se rendre,

Et tous deux en ce lieu nous le[153] pouvons attendre.

Nous verrons ce qu’il veut ; mais je répondrais bien,

Que par cette entrevue on n’avancera rien.

Je connais Polynice et son humeur altière[154] ;

Je sais bien que sa haine est encor toute entière ;

Je ne crois pas qu’on puisse en arrêter le cours ;

Et, pour moi, je sens bien que je le hais toujours.

CRÉON.

Mais s’il vous cède enfin la grandeur souveraine,

Vous devez, ce me semble apaiser votre haine.

ÉTÉOCLE.

Je ne sais si mon cœur s’apaisera jamais :

Ce n’est pas son orgueil, c’est lui seul que je hais.

Nous avons l’un et l’autre une haine obstinée ;

Elle n’est pas, Créon, l’ouvrage d’une année ;

Elle est née avec nous ; et sa noire fureur,

Aussitôt que la vie, entra dans notre cœur.

Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance ;

Que dis-je ? nous l’étions avant notre naissance[155].

Triste et fatal effet d’un sang incestueux !

Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,

Dans les flancs de ma mère une guerre intestine

De nos divisions lui marqua l’origine.

Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau,

Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.

On dirait que le ciel par un arrêt funeste,

Voulut de nos parents punir ainsi l’inceste[156] ;

Et que dans notre sang il voulut mettre au jour

Tout ce qu’ont de plus noir et la haine et l’amour[157].

Et maintenant, Créon, que j’attends sa venue,

Ne crois pas que pour lui ma haine diminue :

Plus il approche, et plus il me semble odieux[158] ;

Et sans doute il faudra qu’elle éclate à ses yeux.

J’aurais même regret qu’il me quittât l’empire :

Il faut, il faut qu’il fuie, et non qu’il se retire.

Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié ;

Et je crains son courroux moins que son amitié.

Je veux, pour donner cours à mon ardente haine,

Que sa fureur au moins autorise la mienne ;

Et puisqu’enfin mon cœur ne saurait se trahir,

Je veux qu’il me déteste afin de le haïr.

Tu verras que sa rage est encore la même,

Et que toujours son cœur aspire au diadème ;

Qu’il m’abhorre toujours, et veut toujours régner ;

Et qu’on peut bien le vaincre et non pas le gagner.

CRÉON.

Domptez-le donc, Seigneur, s’il demeure inflexible.

Quelque fier qu’il puisse être il n’est pas invincible ;

Et puisque la raison ne peut rien sur son cœur,

Éprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.

Oui, quoique dans la paix je trouvasse[159] des charmes,

Je serai le premier à reprendre les armes ;

Et si je demandais qu’on en rompît le cours,

Je demande encor plus que vous régniez toujours.

Que la guerre s’enflamme et jamais ne finisse,

S’il faut, avec la paix, recevoir Polynice[160].

Qu’on ne nous vienne plus vanter un bien si doux ;

La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous.

Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche ;

Ne le soumettez pas à ce prince farouche :

Si la paix se peut faire, il la veut comme moi ;

Surtout, si vous l’aimez, conservez-lui son Roi.

Cependant écoutez le prince votre frère,

Et, s’il se peut, Seigneur, cachez votre colère ;

Feignez... Mais quelqu’un vient.

 

 

Scène II

 

ÉTÉOCLE, CRÉON, ATTALE

 

ÉTÉOCLE.

Sont-ils bien près d’ici[161] ?

Vont-ils venir, Attale ?

ATTALE.

Oui, Seigneur, les voici.

Ils ont trouvé d’abord la princesse et la Reine,

Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine.

ÉTÉOCLE.

Qu’ils entrent. Cette approche excite mon courroux.

Qu’on hait un ennemi quand il est près de nous !

CRÉON[162].

Ah ! le voici. Fortune achève mon ouvrage,

Et livre-les tous deux aux transports de leur rage !

 

 

Scène III[163]

 

JOCASTE, ÉTÉOCLE, POLYNICE, ANTIGONE, CRÉON, HÉMON

 

JOCASTE[164].

Me voici donc tantôt au comble de mes vœux,

Puisque déjà le ciel vous rassemble tous deux.

Vous revoyez un frère, après deux ans d’absence,

Dans ce même palais où vous prîtes naissance ;

Et moi, par un bonheur où je n’osais penser,

L’un et l’autre à la fois je vous puis embrasser.

Commencez donc, mon fils[165], cette union si chère ;

Et que chacun de vous reconnaisse son frère.

Tous deux dans votre frère envisagez vos traits ;

Mais, pour en mieux juger, voyez-les de plus près.

Surtout que le sang parle et fasse son office.

Approchez Étéocle ; avancez Polynice...

Hé quoi ? loin d’approcher, vous reculez tous deux ?

D’où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux[166] ?

N’est-ce point que chacun, d’une âme irrésolue,

Pour saluer son frère, attend qu’il le salue ;

Et qu’affectant l’honneur de céder le dernier,

L’un ni l’autre ne veut s’embrasser le premier ?

Étrange ambition qui n’aspire qu’au crime,

Où le plus furieux passe pour magnanime !

Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux ;

Et les premiers vaincus sont les plus généreux[167].

Voyons donc qui des deux aura plus de courage,

Qui voudra le premier triompher de sa rage...

Quoi ? vous n’en faites rien ? C’est à vous d’avancer ;

Et venant de si loin, vous devez commencer :

Commencez, Polynice, embrassez votre frère[168] ;

Et montrez...

ÉTÉOCLE.

Hé, Madame ! à quoi bon ce mystère ?

Tous ces embrassements ne sont guère à propos :

Qu’il parle, qu’il s’explique, et nous laisse en repos.

POLYNICE.

Quoi ? faut-il davantage expliquer mes pensées ?

On les peut découvrir par les choses passées :

La guerre, les combats, tant de sang répandu,

Tout cela dit assez que le trône m’est dû.

ÉTÉOCLE.

Et ces mêmes combats, et cette même guerre,

Ce sang qui tant de fois a fait rougir la terre,

Tout cela dit assez que le trône est à moi ;

Et, tant que je respire il ne peut être à toi.

POLYNICE.

Tu sais qu’injustement tu remplis cette place.

ÉTÉOCLE.

L’injustice me plaît, pourvu que je t’en chasse[169].

POLYNICE.

Si tu n’en veux sortir, tu pourras en tomber.

ÉTÉOCLE.

Si je tombe, avec moi tu pourras succomber.

JOCASTE.

Ô Dieux ! que je me vois cruellement déçue !

N’avais-je tant pressé cette fatale vue

Que pour les désunir encor plus que jamais ?

Ah, mes fils ! est-ce là comme on parle de paix ?

Quittez au nom des Dieux, ces tragiques pensées.

Ne renouvelez point vos discordes passées :

Vous n’êtes pas ici dans un champ inhumain.

Est-ce moi qui vous mets[170] les armes à la main ?

Considérez ces lieux où vous prîtes naissance :

Leur aspect sur vos cœurs n’a-t-il point de puissance ?

C’est ici que tous deux vous reçûtes le jour ;

Tout ne vous parle ici que de paix et d’amour :

Ces princes, votre sœur, tout condamne vos haines ;

Enfin, moi qui pour vous pris toujours tant de peines,

Qui, pour vous réunir immolerais... Hélas !

Ils détournent la tête, et ne m’écoutent pas !

Tous deux pour s’attendrir, ils ont l’âme trop dure ;

Ils ne connaissent plus la voix de la nature[171].

À Polynice.

Et vous que je croyais plus doux et plus soumis...

POLYNICE.

Je ne veux rien de lui que ce qu’il m’a promis :

Il ne saurait régner sans se rendre parjure.

JOCASTE.

Une extrême justice est souvent une injure[172].

Le trône vous est dû, je n’en saurais douter ;

Mais vous le renversez en voulant y monter.

Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ?

Voulez-vous sans pitié désoler cette terre,

Détruire cet empire afin de le gagner[173] ?

Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner[174] ?

Thèbes avec raison craint le règne d’un prince

Qui de fleuves de sang inonde sa province.

Voudrait-elle obéir à votre injuste loi ?

Vous êtes son tyran avant qu’être son Roi.

Dieux ! si devenant grand souvent on devient pire,

Si la vertu se perd quand on gagne l’empire,

Lorsque vous régnerez, que serez-vous, hélas !

Si vous êtes cruel quand vous ne régnez pas[175] ?

POLYNICE.

Ah ! si je suis cruel on me force de l’être ;

Et de mes actions je ne suis pas le maître.

J’ai honte des horreurs où je me vois contraint[176] ;

Et c’est injustement que le peuple me craint.

Mais il faut en effet soulager ma patrie ;

De ses gémissements mon âme est attendrie.

Trop de sang innocent se verse tous les jours ;

Il faut de ses malheurs que j’arrête le cours ;

Et, sans faire gémir ni Thèbes ni la Grèce,

À l’auteur de mes maux il faut que je m’adresse :

Il suffit aujourd’hui de son sang ou du mien[177].

JOCASTE.

Du sang de votre frère ?

POLYNICE.

Oui, Madame, du sien.

Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine.

Oui, cruel, et c’est là le dessein qui m’amène.

Moi-même à ce combat j’ai voulu t’appeler ;

À tout autre qu’à toi je craignais d’en parler ;

Tout autre aurait voulu condamner ma pensée,

Et personne en ces lieux ne te l’eût annoncée.

Je te l’annonce donc. C’est à toi de prouver

Si ce que tu ravis tu le sais conserver[178].

Montre-toi digne enfin d’une si belle proie.

ÉTÉOCLE.

J’accepte ton dessein et l’accepte avec joie[179].

Créon sait là-dessus quel était mon désir :

J’eusse accepté le trône avec moins de plaisir.

Je te crois maintenant digne du diadème,

Je te le vais porter au bout de ce fer même[180].

JOCASTE.

Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein ;

Et commencez par moi votre horrible dessein[181].

Ne considérez point que je suis votre mère,

Considérez en moi celle de votre frère.

Si de votre ennemi vous recherchez le sang,

Recherchez-en la source en ce malheureux flanc[182].

Je suis de tous les deux la commune ennemie,

Puisque votre ennemi reçut de moi la vie :

Cet ennemi, sans moi, ne verrait pas le jour.

S’il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour ?

N’en doutez point, sa mort me doit être commune ;

Il faut en donner deux, ou n’en donner pas une[183] ;

Et, sans être ni doux ni cruel à demi[184],

Il faut me perdre, ou bien sauver votre ennemi.

Si la vertu vous plaît, si l’honneur vous anime,

Barbares, rougissez de commettre un tel crime ;

Ou si le crime enfin vous plaît tant à chacun,

Barbares rougissez de n’en commettre qu’un[185].

Aussi bien ce n’est point que l’amour vous retienne[186],

Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne :

Vous vous garderiez bien, cruels, de m’épargner,

Si je vous empêchais un moment de régner.

Polynice, est-ce ainsi que l’on traite une mère ?

POLYNICE.

J’épargne mon pays.

JOCASTE.

Et vous tuez un frère.

POLYNICE.

Je punis un méchant.

JOCASTE.

Et sa mort aujourd’hui,

Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui.

POLYNICE.

Faut-il que de ma main je couronne ce traître,

Et que de cour en cour j’aille chercher un maître ;

Qu’errant et vagabond je quitte mes États,

Pour observer des lois qu’il ne respecte pas[187] ?

De ses propres forfaits serai-je la victime ?

Le diadème est-il le partage du crime ?

Quel droit ou quel devoir n’a-t-il point violé ?

Et cependant il règne et je suis exilé[188] !

JOCASTE.

Mais si le Roi d’Argos vous cède une couronne1... [189]

POLYNICE.

Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ?

En m’alliant chez lui n’aurai-je rien porté,

Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté ?

D’un trône qui m’est dû faut-il que l’on me chasse,

Et d’un prince étranger que je brigue la place ?

Non, non : sans m’abaisser à lui faire la cour,

Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.

JOCASTE.

Qu’on le tienne, mon fils, d’un beau-père ou d’un père[190],

La main de tous les deux vous sera toujours chère.

POLYNICE.

Non, non, la différence est trop grande pour moi :

L’un me ferait esclave, et l’autre me fait Roi.

Quoi ! ma grandeur serait l’ouvrage d’une femme[191] ?

D’un éclat si honteux je rougirais dans l’âme.

Le trône, sans l’amour, me serait donc fermé ?

Je ne régnerais pas, si l’on ne m’eût aimé ?

Je veux m’ouvrir le trône, ou jamais n’y paraître[192] ;

Et quand j’y monterai, j’y veux monter en maître,

Que le peuple à moi seul soit forcé d’obéir,

Et qu’il me soit permis de m’en faire haïr.

Enfin de ma grandeur je veux être l’arbitre,

N’être point Roi, Madame, ou l’être à juste titre[193] ;

Que le sang me couronne ; ou, s’il ne suffit pas,

Je veux à son secours n’appeler que mon bras.

JOCASTE.

Faites plus, tenez tout de votre grand courage :

Que votre bras tout seul fasse votre partage ;

Et dédaignant les pas des autres souverains,

Soyez, mon fils, soyez l’ouvrage de vos mains.

Par d’illustres exploits couronnez-vous vous-même :

Qu’un superbe laurier soit votre diadème ;

Régnez et triomphez, et joignez à la fois

La gloire des héros à la pourpre des rois.

Quoi ? votre ambition serait-elle bornée

À régner tour à tour l’espace d’une année ?

Cherchez à ce grand cœur que rien ne peut dompter,

Quelque trône où vous seul ayez droit de monter.

Mille sceptres nouveaux s’offrent à votre épée,

Sans que d’un sang si cher nous la voyions[194] trempée[195].

Vos triomphes pour moi n’auront rien que de doux,

Et votre frère même ira vaincre avec vous[196].

POLYNICE.

Vous voulez que mon cœur, flatté de ces chimères,

Laisse un usurpateur au trône de mes pères ?

JOCASTE.

Si vous lui souhaitez en effet tant de mal,

Élevez-le vous-même à ce trône fatal.

Ce trône fut toujours un dangereux abîme ;

La foudre l’environne aussi bien que le crime.

Votre père et les rois qui vous ont devancés,

Sitôt qu’ils y montaient s’en sont vus[197] renversés[198].

POLYNICE.

Quand je devrais au ciel rencontrer le tonnerre[199],

J’y monterais plutôt que de ramper à terre.

Mon cœur, jaloux du sort de ces grands malheureux,

Veut s’élever, Madame, et tomber avec eux[200].

ÉTÉOCLE.

Je saurai t’épargner une chute si vaine.

POLYNICE.

Ah ! ta chute, crois-moi, précédera la mienne[201] !

JOCASTE.

Mon fils, son règne plaît[202].

POLYNICE.

Mais il m’est odieux.

JOCASTE.

Il a pour lui le peuple.

POLYNICE.

Et j’ai pour moi les Dieux.

ÉTÉOCLE.

Les Dieux de ce haut rang te voulaient interdire,

Puisqu’ils m’ont élevé le premier à l’empire :

Ils ne savaient que trop lorsqu’ils firent ce choix,

Qu’on veut régner toujours quand on règne une fois.

Jamais dessus le trône on ne vit plus d’un maître ;

Il n’en peut tenir deux, quelque grand qu’il puisse être :

L’un des deux tôt ou tard se verrait renversé,

Et d’un autre soi-même on y serait pressé.

Jugez donc par l’horreur que ce méchant me donne[203],

Si je puis avec lui partager la couronne.

POLYNICE.

Et moi je ne veux plus, tant tu m’es odieux,

Partager avec toi la lumière des cieux.

JOCASTE.

Allez donc, j’y consens, allez perdre la vie[204].

À ce cruel combat tous deux je vous convie.

Puisque tous mes efforts ne sauraient vous changer,

Que tardez-vous ? allez vous perdre et me venger.

Surpassez, s’il se peut, les crimes de vos pères[205] ;

Montrez, en vous tuant comme vous êtes frères[206] :

Le plus grand des forfaits vous a donné le jour ;

Il faut qu’un crime égal vous l’arrache à son tour.

Je ne condamne plus la fureur qui vous presse ;

Je n’ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse.

Votre exemple m’apprend à ne le plus chérir ;

Et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir[207].

ANTIGONE.

Madame... Ô ciel ! que vois-je ? Hélas ! rien ne les touche[208] !

HÉMON.

Rien ne peut ébranler leur constance farouche.

ANTIGONE.

Princes...

ÉTÉOCLE.

Pour ce combat choisissons quelque lieu.

POLYNICE.

Courons. Adieu, ma sœur.

ÉTÉOCLE.

Adieu, princesse, adieu.

ANTIGONE.

Mes frères, arrêtez ! Gardes, qu’on les retienne ;

Joignez, unissez tous vos douleurs à la mienne[209].

C’est leur être cruel que de les respecter.

HÉMON.

Madame, il n’est plus rien qui les puisse arrêter.

ANTIGONE.

Ah ! généreux Hémon, c’est vous seul que j’implore.

Si la vertu vous plaît, si vous m’aimez encore,

Et qu’on puisse arrêter leurs parricides mains,

Hélas ! pour me sauver, sauvez ces inhumains.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première[210]

 

ANTIGONE, seule

 

À quoi te résous-tu princesse infortunée[211] ?

Ta mère vient de mourir dans tes bras ;

Ne saurais-tu suivre ses pas,

Et finir en mourant ta triste destinée ?

À de nouveaux malheurs te veux-tu réserver ?

Tes frères sont aux mains, rien ne les peut sauver

De leurs cruelles armes.

Leur exemple t’anime à te percer le flanc ;

Et toi seule verses des larmes,

Tous les autres versent du sang.

 

Quelle est de mes malheurs l’extrémité mortelle ?

Où ma douleur doit-elle recourir ?

Dois-je vivre ? dois-je mourir ?

Un amant me retient, une mère m’appelle ;

Dans la nuit du tombeau je la vois qui m’attend.

Ce que veut la raison, l’amour me le défend

Et m’en ôte l’envie.

Que je vois de sujets d’abandonner le jour !

Mais, hélas ! qu’on tient à la vie,

Quand on tient si fort à l’amour !

 

Oui, tu retiens, amour, mon âme fugitive ;

Je reconnais la voix de mon vainqueur.

L’espérance est morte en mon cœur,

Et cependant tu vis, et tu veux que je vive.

Tu dis que mon amant me suivrait au tombeau

Que je dois de mes jours conserver le flambeau

Pour sauver ce que j’aime.

Hémon, vois le pouvoir que l’amour a sur moi :

Je ne vivrais pas pour moi-même,

Et je veux bien vivre pour toi.

 

Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle...

Mais voici du combat la funeste nouvelle.

 

 

Scène II

 

ANTIGONE, OLYMPE

 

ANTIGONE.

Hé bien, ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait ?

OLYMPE.

J’y suis courue en vain, c’en était déjà fait.

De haut de nos remparts j’ai vu descendre en larmes

Le peuple qui courait et qui criait aux armes ;

Et, pour vous dire enfin, d’où venait sa terreur,

Le Roi n’est plus, Madame, et son frère est vainqueur[212].

On parle aussi d’Hémon : l’on dit que son courage

S’est efforcé longtemps de suspendre leur rage,

Mais que tous ses efforts ont été superflus :

C’est ce que j’ai compris de mille bruits confus.

ANTIGONE.

Ah ! je n’en doute pas, Hémon est magnanime :

Son grand cœur eut toujours trop d’horreur pour le crime.

Je l’avais conjuré d’empêcher ce forfait ;

Et s’il l’avait pu faire, Olympe, il l’aurait fait.

Mais hélas ! leur fureur ne pouvait se contraindre :

Dans des ruisseaux de sang elle voulait s’éteindre.

Princes dénaturés, vous voilà satisfaits :

La mort seule entre vous pouvait mettre la paix[213].

Le trône pour vous deux avait trop peu de place ;

Il fallait entre vous mettre un plus grand espace,

Et que le ciel vous mît pour finir vos discords,

L’un parmi les vivants, l’autre parmi les morts.

Infortunés tous deux, dignes qu’on vous déplore !

Moins malheureux pourtant que je ne suis encore,

Puisque de tous les maux qui sont tombés sur vous,

Vous n’en sentez aucun, et que je les sens tous[214] !     

OLYMPE.

Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice,

Que si la mort vous eût enlevé Polynice.

Ce prince était l’objet qui faisait tous vos soins ;

Les intérêts du Roi vous touchaient beaucoup moins.

ANTIGONE.

Il est vrai, je l’aimais d’une amitié sincère ;

Je l’aimais beaucoup plus que je n’aimais son frère ;

Et ce qui lui donnait tant de part dans mes vœux[215],

Il était vertueux, Olympe, et malheureux.

Mais hélas ! ce n’est plus ce cœur si magnanime,

Et c’est un criminel qu’a couronné son crime.

Son frère plus que lui commence à me toucher :

Devenant malheureux, il m’est devenu cher.

OLYMPE.

Créon vient.

ANTIGONE.

Il est triste ; et j’en connais la cause :

Au courroux du vainqueur la mort du Roi l’expose.

C’est de tous nos malheurs l’auteur pernicieux.

 

 

Scène III

 

ANTIGONE, CRÉON, ATTALE, OLYMPE[216]

 

CRÉON.

Madame, qu’ai-je appris en entrant dans ces lieux ?

Est-il vrai que la Reine...

ANTIGONE.

Oui, Créon, elle est morte.

CRÉON.

Ô Dieux ! puis-je savoir de quelle étrange sorte

Ses jours infortunés ont éteint leur flambeau ?

OLYMPE.

Elle-même, Seigneur, s’est ouvert le tombeau ;

Et, s’étant d’un poignard en un moment saisie,

Elle en a terminé ses malheurs et sa vie.

ANTIGONE.

Elle a su prévenir la perte de son fils.

CRÉON.

Ah, Madame ! il est vrai que les Dieux ennemis...

ANTIGONE.

N’imputez qu’à vous seul la mort du Roi mon frère,

Et n’en accusez point la céleste colère.

À ce combat fatal vous seul l’avez conduit :

Il a cru vos conseils ; sa mort en est le fruit.

Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes ;

Vous avancez leur perte en approuvant leurs crimes ;

De la chute des rois vous êtes les auteurs ;

Mais les rois, en tombant entraînent leurs flatteurs.

Vous le voyez, Créon, sa disgrâce mortelle

Vous est funeste autant qu’elle nous est cruelle :

Le ciel, en le perdant, s’en est vengé sur vous,

Et vous avez peut-être à pleurer comme nous.

CRÉON.

Madame, je l’avoue ; et les destins contraires

Me font pleurer deux fils, si vous pleurez deux frères.

ANTIGONE.

Mes frères et vos fils ! Dieux ! que veut ce discours ?

Quelque autre qu’Étéocle a-t-il fini ses jours ?

CRÉON.

Mais ne savez-vous pas cette sanglante histoire ?

ANTIGONE.

J’ai su que Polynice a gagné la victoire,

Et qu’Hémon a voulu les séparer en vain.

CRÉON.

Madame, ce combat est bien plus inhumain.

Vous ignorez encor mes pertes et les vôtres ;

Mais hélas ! apprenez les unes et les autres.

ANTIGONE.

Rigoureuse Fortune, achève ton courroux.

Ah ! sans doute voici le dernier de tes coups.

CRÉON.

Vous avez vu, Madame, avec quelle furie

Les deux princes sortaient pour s’arracher la vie ;

Que d’une ardeur égale ils fuyaient de ces lieux[217],

Et que jamais leurs cœurs ne s’accordèrent mieux.

La soif de se baigner dans le sang de leur frère

Faisait ce que jamais le sang n’avait su faire :

Par l’excès de leur haine ils semblaient réunis ;

Et, prêts à s’égorger ils paraissaient amis[218].

Ils ont choisi d’abord pour leur champ de bataille,

Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille.

C’est là que reprenant leur première fureur,

Ils commencent enfin ce combat plein d’horreur.

D’un geste menaçant, d’un ?il brûlant de rage,

Dans le sein l’un de l’autre ils cherchent un passage[219] ;

Et la seule fureur précipitant leurs bras[220],

Tous deux semblent courir au devant du trépas.

Mon fils, qui de douleur en soupirait dans l’âme,

Et qui se souvenait de vos ordres, Madame,

Se jette au milieu d’eux, et méprise pour vous

Leurs ordres absolus qui nous arrêtaient tous[221].

Il leur retient le bras, les repousse, les prie,

Et pour les séparer s’expose à leur furie ;

Mais il s’efforce en vain d’en arrêter le cours ;

Et ces deux furieux se rapprochent toujours.

Il tient ferme pourtant, et ne perd point courage ;

De mille coups mortels il détourne l’orage,

Jusqu’à ce que du Roi le fer trop rigoureux,

Soit qu’il cherchât son frère, ou ce fils malheureux,

Le renverse à ses pieds prêt à rendre la vie[222].

ANTIGONE.

Et la douleur encor ne me l’a pas ravie !

CRÉON.

J’y cours, je le relève, et le prends dans mes bras ;

Et me reconnaissant : « Je meurs, dit-il tout bas,

Trop heureux d’expirer pour ma belle princesse.

En vain à mon secours votre amitié s’empresse :

C’est à ces furieux que vous devez courir.

Séparez-les, mon père, et me laissez mourir. »

Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle

À leur noire fureur n’apporte point d’obstacle ;

Seulement Polynice en paraît affligé :

« Attends Hémon, dit-il, tu vas être vengé. »

En effet sa douleur renouvelle sa rage,

Et bientôt le combat tourne à son avantage.

Le Roi, frappé d’un coup qui lui perce le flanc,

Lui cède la victoire, et tombe dans son sang.

Les deux camps aussitôt s’abandonnent en proie,

Le nôtre à la douleur, et les Grecs à la joie ;

Et le peuple, alarmé du trépas de son roi,

Sur le haut de ses tours témoigne son effroi.

Polynice, tout fier du succès de son crime,

Regarde avec plaisir expirer sa victime ;

Dans le sang de son frère il semble se baigner :

« Et tu meurs, lui dit-il, et moi je vais régner.

Regarde dans mes mains l’empire et la victoire[223] ;

Va rougir aux enfers de l’excès de ma gloire ;

Et pour mourir encor avec plus de regret,

Traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet[224]. »

En achevant ces mots d’une démarche fière

Il s’approche du Roi couché sur la poussière,

Et pour le désarmer il avance le bras.

Le Roi, qui semble mort, observe tous ses pas :

Il le voit, il l’attend, et son âme irritée

Pour quelque grand dessein semble s’être arrêtée[225].

L’ardeur de se venger flatte encor ses désirs,

Et retarde le cours de ses derniers soupirs.

Prêt à rendre la vie il en cache le reste,

Et sa mort au vainqueur est un piège funeste[226] ;

Et dans l’instant fatal que ce frère inhumain

Lui veut ôter le fer qu’il tenait à la main,

Il lui perce le cœur ; et son âme ravie,

En achevant ce coup abandonne la vie.

Polynice frappé pousse un cri dans les airs,

Et son âme en courroux s’enfuit dans les enfers[227].

Tout mort qu’il est, Madame, il garde sa colère ;

Et l’on dirait qu’encore il menace son frère.

Son visage, où la mort a répandu ses traits,

Demeure plus terrible et plus fier que jamais.

ANTIGONE.

Fatale ambition, aveuglement funeste[228] !

D’un oracle cruel suite trop manifeste !

De tout le sang royal il ne reste que nous ;

Et plût aux Dieux, Créon, qu’il ne restât que vous,

Et que mon désespoir, prévenant leur colère,

Eût suivi de plus près le trépas de ma mère[229] !

CRÉON.

Il est vrai que des Dieux le courroux embrasé

Pour nous faire périr semble s’être épuisé ;

Car enfin sa rigueur, vous le voyez, Madame,

Ne m’accable pas moins qu’elle n’afflige votre âme.

En m’arrachant mes fils...

ANTIGONE.

Ah ! vous régnez, Créon ;

Et le trône aisément vous console d’Hémon.

Mais laissez-moi de grâce un peu de solitude,

Et ne contraignez point ma triste inquiétude ;

Aussi bien mes chagrins passeraient jusqu’à vous ;

Vous trouverez[230] ailleurs des entretiens plus doux ;

Le trône vous attend, le peuple vous appelle ;

Goûtez tout le plaisir[231] d’une grandeur nouvelle.

Adieu. Nous ne faisons tous deux que nous gêner.

Je veux pleurer, Créon, et vous voulez régner.

CRÉON, arrêtant Antigone.

Ah ! Madame  régnez et montez sur le trône :

Ce haut rang n’appartient qu’à l’illustre Antigone.

ANTIGONE.

Il me tarde déjà que vous ne l’occupiez.

La couronne est à vous.

CRÉON.

Je la mets à vos piés.

ANTIGONE.

Je la refuserais de la main des Dieux même ;

Et vous osez, Créon, m’offrir le diadème !

CRÉON.

Je sais que ce haut rang n’a rien de glorieux,

Qui ne cède à l’honneur de l’offrir à vos yeux[232].

D’un si noble destin je me connais indigne ;

Mais si l’on peut prétendre à cette gloire insigne,

Si par d’illustres faits on la peut mériter,

Que faut-il faire enfin, Madame ?

ANTIGONE.

M’imiter.

CRÉON.

Que ne ferais-je point pour une telle grâce !

Ordonnez seulement ce qu’il faut que je fasse :

Je suis prêt...

ANTIGONE, en s’en allant.

Nous verrons.

CRÉON, la suivant.

J’attends vos lois ici.

ANTIGONE, en s’en allant.

Attendez.

 

 

Scène IV

 

CRÉON, ATTALE[233]

 

ATTALE.

Son courroux serait-il adouci ?

Croyez-vous la fléchir ?

CRÉON.

Oui, oui, mon cher Attale :

Il n’est point de fortune à mon bonheur égale,

Et tu vas voir en moi dans ce jour fortuné,

L’ambitieux au trône et l’amant couronné[234].

Je demandais au ciel la princesse et le trône :

Il me donne le sceptre, et m’accorde Antigone.

Pour couronner ma tête, et ma flamme en ce jour,

Il arme en ma faveur et la haine et l’amour ;

Il allume pour moi deux passions contraires ;

Il attendrit la sœur, il endurcit les frères ;

Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur,

Et m’ouvre en même temps et leur trône et son cœur.

ATTALE.

Il est vrai, vous avez toute chose prospère[235],

Et vous seriez heureux si vous n’étiez point père.

L’ambition, l’amour n’ont rien à désirer ;

Mais, Seigneur, la nature a beaucoup à pleurer.

En perdant vos deux fils...

CRÉON.

Oui, leur perte m’afflige :

Je sais ce que de moi le rang de père exige ;

Je l’étais ; mais surtout, j’étais né pour régner ;

Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner.

Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire :

C’est un don que le ciel ne nous refuse guère :

Un bonheur si commun n’a pour moi rien de doux :

Ce n’est pas un bonheur s’il ne fait des jaloux.

Mais le trône est un bien dont le ciel est avare ;

Du reste des mortels ce haut rang nous sépare ;

Bien peu sont honorés d’un don si précieux :

La terre a moins de rois que le ciel n’a de Dieux.

D’ailleurs tu sais qu’Hémon adorait la princesse,

Et qu’elle eut pour ce prince une extrême tendresse.

S’il vivait, son amour au mien serait fatal :

En me privant d’un fils le ciel m’ôte un rival.

Ne me parle donc plus que de sujets de joie,

Souffre qu’à mes transports je m’abandonne en proie ;

Et, sans me rappeler des ombres des enfers,

Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds.

Parle-moi de régner, parle-moi d’Antigone ;

J’aurai bientôt son cœur, et j’ai déjà le trône.

Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi :

J’étais père et sujet, je suis amant et roi.

La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes,

Que... Mais Olympe vient.

ATTALE.

Dieux ! elle est toute en larmes.

 

 

Scène V

 

CRÉON, OLYMPE, ATTALE[236]

 

OLYMPE.

Qu’attendez-vous, Seigneur ? la princesse n’est plus.

CRÉON.

Elle n’est plus, Olympe !

OLYMPE.

Ah ! regrets superflus !

Elle n’a fait qu’entrer dans la chambre prochaine,

Et du même poignard dont est morte la Reine,

Sans que je pusse voir son funeste dessein,

Cette fière princesse a percé son beau sein.

Elle s’en est, Seigneur, mortellement frappée,

Et dans son sang, hélas ! elle est soudain tombée.

Jugez à cet objet ce que j’ai dû sentir.

Mais sa belle âme enfin toute prête à sortir :

« Cher Hémon, c’est à toi que je me sacrifie, »

Dit-elle ; et ce moment a terminé sa vie.

J’ai senti son beau corps tout froid entre mes bras,

Et j’ai cru que mon âme allait suivre ses pas :

Heureuse mille fois si ma douleur mortelle

Dans la nuit du tombeau, m’eût plongée avec elle !

Elle s’en va.

 

 

Scène VI

 

CRÉON, ATTALE[237]

 

CRÉON.

Ainsi donc vous fuyez un amant odieux,

Et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux[238] !

Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j’adore ;

Et, pour ne me point voir vous les fermez encore !

Quoique Hémon vous fût[239] cher, vous courez au trépas

Bien plus pour m’éviter que pour suivre ses pas.

Mais dussiez-vous encor m’être aussi rigoureuse,

Ma présence aux enfers vous fût-elle odieuse,

Dût après le trépas vivre votre courroux,

Inhumaine, je vais y descendre après vous.

Vous y verrez toujours l’objet de votre haine ;

Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine,

Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmenter,

Et vous ne pourrez plus mourir pour m’éviter.

Mourons donc...

ATTALE, et ses Gardes[240].

Ah ! Seigneur, quelle cruelle envie !

CRÉON.

Ah ! c’est m’assassiner que me sauver la vie[241].

Amour, rage, transports, venez à mon secours ;

Venez, et terminez mes détestables jours ;

De ces cruels amis trompez tous les obstacles.

Toi justifie, ô ciel, la foi de tes oracles :

Je suis le dernier sang du malheureux Laïus ;

Perdez-moi, Dieux cruels, ou vous serez déçus.

Reprenez, reprenez cet empire funeste :

Vous m’ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste.

Le trône et vos présents excitent mon courroux ;

Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.

Ne le refusez pas à mes vœux, à mes crimes[242] ;

Ajoutez mon supplice à tant d’autres victimes.

Mais en vain je vous presse, et mes propres forfaits

Me font déjà sentir tous les maux que j’ai faits.

Polynice, Étéocle, Jocaste, Antigone[243],

Mes fils, que j’ai perdus pour m’élever au trône,

Tant d’autres malheureux dont j’ai causé les maux,

Font déjà dans mon cœur l’office de bourreaux.

Arrêtez... mon trépas va venger votre perte ;

La foudre va tomber, la terre est entr’ouverte ;

Je ressens à la fois mille tourments divers,

Et je m’en vais chercher du repos aux enfers.

Il tombe entre les mains des gardes.


[1] Les éditions imprimées du vivant de Racine écrivent Polinice.

[2] Les éditions de 1664 et 1676 ont Iocaste. Peut-être eût-il mieux valu écrire toujours ainsi, puisque c’est l’orthographe qu’il faut conserver au vers 1509 :

Polynice, Étéocle, Iocaste, Antigone.

[3] Les éditions de 1664-1687 ont : UN SOLDAT GREC.

[4] Dans l’édition de 1664 il y a : UN PAGE et DES GARDES. Voyez plus loin la note  sur la variante du vers 15. - On trouve aussi un page dans la liste des acteurs de d’Antigone de Rotrou. Dans la Thébaïde de Robelin, Étéocle règne

...en un riche palais,

Suivi de courtisans, de pages, de laquais.

[5] De toutes les éditions publiées du vivant de Racine, la première (1664) est, suivant la remarque générale faite dans l’Avertissement, la seule qui contienne cette épitre dédicatoire. C’est le texte de cette première impression que nous donnons ici. Nous l’avons comparé avec un manuscrit qui fait partie de la précieuse collection d’autographes de M. Boutron-Charlard, et qui nous a été fort obligeamment communiqué par lui. La suscription de ce manuscrit est : Pour Monseigneur le duc de Saint-Aignan. Au bas de la lettre, après la signature, se trouve la date : À Paris, le 13 novembre 1664. Cette date peut étonner, ce nous semble, car l’Achevé d’imprimer de l’édition originale est du 30 octobre 1664 ; et, nous venons de le dire, cette épître y est imprimée. Un autre sujet d’étonnement, c’est que le manuscrit est conforme non pas à l’édition de 1664, mais à celle de 1736, le premier recueil, à notre connaissance, où l’épitre ait été insérée après la mort de Racine. Sur un manuscrit semblable, voyez, la note 1 de l’Épître dédicatoire de Britannicus.

[6] François de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, pair de France, né le 30 octobre 1610, mort le 16 juin 1687. Il fut chevalier des ordres du Roi et premier gentilhomme de sa chambre. Protecteur des gens de lettres, cultivant les lettres lui-même, il entra à l’Académie française le 8 juillet 1663. On trouve de ses poésies dans le Mercure galant et dans un assez grand nombre de recueils du temps. Une tragédie-comédie de Bradamante, imprimée sans nom d’auteur en 1637, lui a été attribuée. Ce fut lui qui conçut l’idée et traça le plan des divertissements royaux, si célèbres sous le nom de Plaisirs de l’île enchantée, et donnés à Versailles au mois de mai 1664. Il y fut le collaborateur des plus beaux esprits de cette époque. Racine, qu’il avait encouragé par l’approbation donnée à son Ode de la Renommée aux Muses, devait à ce protecteur l’hommage de sa première tragédie. Personne ne reçut plus de dédicaces que le duc de Saint-Aignan. Quinault lui dédia le Fantôme amoureux ; Tristan, la Mort de Sénèque ; des Fontaines, la Véritable Sémiramis, etc., etc. Corneille, Molière et Scarron éprouvèrent souvent sa bienveillance. On a dit, mais sans vraisemblance, que Molière l’avait eu en vue dans le personnage d’Oronte de son Misanthrope.

[7] Dans l’édition de 1736 : « et que pourrais-je. »

[8] Dans l’édition de 1736 : « un juste prix ; » c’est aussi la leçon suivie par M. Aimé-Martin (5e édition, M.DCCC.XLIV).

[9] Le duc de Saint-Aignan s’était distingué au combat de Vaudrevange en Lorraine (1635), à la retraite de Mayence, au siège de Dôle et à la reprise de Corbie (1636), au siège de Landrecies (1637). Au temps de la Fronde, il avait rendu, comme lieutenant général, de grands services à la cause royale.

[10] Cette préface a paru pour la première fois dans l’édition collective de 1676.

[11] Toutes les éditions imprimées du vivant de Racine ont ils, et non pas elles, que donnent plusieurs éditions récentes, entre autres celle de M. Aimé-Martin.

[12] Le récit de leur mort se trouve dans la scène II de l’acte III d’Antigone. C’est après cette scène que Rotrou introduit la seconde action de sa tragédie.

[13] Il faut remarquer toutefois que la tragédie d’Euripide n’est pas terminée non plus après la mort d’Étéocle, de Polynice et de Jocaste. Dans une sorte d’épilogue, qui a environ trois cents vers, le poète nous montre Œdipe chassé de Thèbes par Créon, et partant pour l’exil accompagné de sa fille dévouée ; et d’un autre côté, ainsi que dans les Sept chefs d’Eschyle, Antigone résistant aux ordres de Créon, qui défend de donner la sépulture à Polynice. C’est à la fois comme une introduction à l’Œdipe à Colone et une première esquisse de l’Antigone de Sophocle. Rotrou, en ajoutant l’action de cette dernière tragédie à celle qu’il a développée jusqu’à la scène III de son IIe acte, ne s’est donc pas éloigné d’Euripide autant que Racine semble le dire.

[14] On lit actions dans toutes les anciennes impressions. C’est à tort que dans plusieurs éditions récentes on a mis le singulier action.

[15] Racine a raison de dire à peu près ; et encore cet à peu près pourrait passer pour une illusion. Il est vrai qu’il n’a pas suivi davantage le plan de la Thébaïde attribuée à Sénèque. Mais cet ouvrage sur lequel il adopte l’opinion sévère d’Heinsius est, avec celui de Rotrou, celui qu’il a le plus imité dans le détail, comme nous l’avons dit dans la Notice.

[16] Daniel Heinsius, philologue, né à Gand en 1580, mort à Leyde en 1665. Il a donné une édition de Sénèque le tragique, avec remarques, à Leyde, 1611. Les remarques sur la Thébaïde (titre souvent donné, au lieu de celui de Phéniciennes, à la tragédie qu’il examinait) commencent ainsi : « Fabula declamatoris, ideoque indigna prorsus ista laude quam non nemo e vulgo ei tribuit. » Elles contiennent dès la seconde phrase une observation dont Racine n’a pas voulu tenir compte : « Et d’abord le titre de la pièce (Thébaïde) est très impropre (inscriptio inepta est), » Heinsius fait observer que ce titre conviendrait aussi bien à l’Hercule furieux, à l’Œdipe roi, aux Bacchantes, etc. Mais Racine le trouvait adopté déjà sur la scène française.

[17] Notre ponctuation (un point devant c’est-à-dire) est celle des éditions publiées du vivant de Racine ; elle fait bien sentir le sens plus fort et plus détaché qu’avait dans l’origine cette locution. Dans la deuxième phrase de l’Épître qui est en tête d’Alexandre, les anciennes éditions mettent, comme nous faisons aujourd’hui, une simple virgule devant c’est-à-dire.

[18] Les mots « Ils sont sortis »n’ont point paru à quelques commentateurs avoir un sens assez clair. Il s’agit des Thébains qui ont fait une sortie pendant le sommeil de Jocaste. Racine avait sous les yeux la première scène de l’Antigone de Rotrou, entre Jocaste et Ismène, dont le début peut servir de commentaire aux premiers vers de la Thébaïde :

JOCASTE.

Qu’ils ont bien à propos usé de mon sommeil !

Ils n’ont pas appelé ma voix à leur conseil ;

Et lorsqu’ils ont voulu tenter cette sortie,

On a bien su garder que j’en fusse avertie.

C’est bien, ô nuit, c’est bien de tes plus noirs pavots

Que tu m’as distillé ce funeste repos.

Mais quel chef les conduit ?

ISMÈNE.

Étéocle lui-même.

[19] Cette expression : « des yeux ouverts aux larmes, » se retrouvera dans Andromaque (vers 449) :

Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes, etc.

[20] Var. Il devait bien plutôt les fermer pour jamais,

Que de favoriser le plus noir des forfaits. (1664-87)

[21] Var. Que l’on aille au plus vite avertir la princesse*. (1664)

* Ce vers, dans l’édition de 1664, est précédé de l’indication : « À un page. » – M. le marquis de la Rochefoucauld-Liancourt, dans ses Études littéraires de Racine, dit (p. 131) : « J’ai vu beaucoup d’éditions de Racine, et je n’eu ai pas vu une seule faite de son vivant, ou même imprimée les trente premières années après sa mort, qui contienne l’indication d’un page... Le plus ancien est né trente-six ans après sa mort. » M. de la Rochefoucauld se trompe en ce point, comme en beaucoup d’autres, où il croit avoir trouvé en faute les derniers éditeurs de Racine. « J’ai eu sous les yeux, dit-il (p. 127), les éditions partielles du Quærendo de Paris. » Mais il est bon d’avertir au moins une fois de ce que vaut l’autorité qu’il cite, et de ce qu’il faut entendre par ce Quærendo de Paris. Il existe une édition des Œuvres de Racine publiée en 1690, à Amsterdam, chez Wolfgang. La vignette, qui est la marque de l’imprimeur, y a pour devise : Quærendo. Le titre de chaque pièce porte : Suivant la copie imprimée à Paris. Voilà ce que M. de la Rochefoucauld veut appeler le Quærendo de Paris. Il répète en plusieurs passages de son livre que cette édition d’Amsterdam a été faite par Racine lui-même. C’est, entre toutes, celle qui pour lui fait loi. Comme on y lit, au titre des pièces : Tragédie ou Comédie par M. de Racine, il dit (p. 129) que les éditions que Racine faisait faire de chacune de ses pièces, après les premières représentations, portaient : Tragédie de M. de Racine ; ce qui ne se trouve au contraire que dans les éditions d’Amsterdam.

[22] Var.  Il faut, il faut courir après ces inhumains. (1664-87)

[23] Ces vers paraissent avoir été inspirés par le passage suivant des Phéniciennes (autrement dit Thébaïde) de Sénèque, dont le mouvement se retrouve surtout dans la variante : « Il faut, il faut courir... »

Ibo, ibo, et armis obvium opponam caput.

Stabo inter arma : petere qui fratrem volet,

Petat ante matrem...

(Vers 407-409.)

Imitant de plus près Sénèque, le vieux poète Garnier fait ainsi parler Jocaste, dans la scène Ire de l’acte II de son Antigone :

J’iray, j’iray soudaine, et seray toute preste

D’affronter leurs cousteaux et leur tendre la teste,

Leur tendre la poitrine, afin que celuy d’eux

Qui meurtrira son frère, en puisse meurtrir deux.

S’ils ont quelque bonté, mes pitoyables larmes

Les devront esmouvoir a mettre bas les armes ;

Mais s’ils n’en ont aucune, ils devront commencer

En moy leur parricide...

[24] Var. Sous voici donc, Olympe, à ce jour détestable. (1664-87)

[25] Var. Ô toi, qui que tu sois, qui rends le jour au monde. (1664-87)

Le prologue des Phéniciennes d’Euripide commence par une apostrophe au soleil, que le poète met également dans la bouche de Jocaste. Cette apostrophe, quoique différente et par le sens et par l’expression, a du suggérer à Racine l’idée de la sienne. La ressemblance, moins incomplète, il est vrai, que plusieurs commentateurs ont signalée entre ces vers de la Thébaïde, et les vers 677-679 de l’Hippolyte de Sénèque, nous ferait remonter à une source beaucoup plus éloignée et plus indirecte.

[26] Monstres, dans le sens du latin monstra : « ces actions monstrueuses. »

[27] Ce mot, qui revient aux vers 430 et 1499, est constamment écrit Lajus dans l’édition de 1697. Dans les éditions antérieures, il y a tantôt Laius et tantôt Lajus.

[28] Var. Le seul sang de Laïus les a rendus vulgaires. (1664-87)

[29]

ŒDIPUS.

Unde in nefanda spécimen egregium domo?...

...Aliquis est ex me pius ?

(Sénèque, Phéniciennes, vers 80 et 82.)

– Après ce vers on lit dans l’édition de 1664 :

Ce sang, en leur donnant la lumière céleste,

Leur donna pour le crime une pente funeste,

Et leurs cœurs, infectés de ce fatal poison,

S’ouvrirent à la haine avant qu’a la raison.

[30] Var. Allons, chère Antigone, allons tout de ce pas. (1664-87)

Dans les Phéniciennes d’Euripide (vers 1266-1285), Jocaste invite de même Antigone à venir avec elle séparer ses deux fils.

[31] Var.

ÉTÉOCLE.

Madame, qu’avez-vous ? Et quel mal si caché...

JOCASTE.

Ah ! mon fils, de quel sang êtes-vous là taché ? (1664)

Var.

ÉTÉOCLE.

Madame, qu’avez-vous ? Et quel mal si caché...

JOCASTE.

Ah ! mon fils, de quel sang revenez-vous taché ? (1676-87)

[32] Var. Est-ce de votre frère, ou n’est-ce point du vôtre ? (1664)

[33] Ni de l’un ni de l’autre n’est ni élégant ni harmonieux. Les quatre vers qui suivent sont bien tournés ; ils sont fort différents de ceux qui se trouvaient dans les premières éditions :

Polynice à mes jeux ne s’est point présenté

Et l’on s’est peu battu d’un et d’autre côté ;

Seulement quelques Grecs, d’un insolent courage,

M’ayant osé d’abord disputer le passage,

J’ai fait mordre la poudre, etc.

[34] Var. Polynice à mes yeux ne s’est point présenté,

Et l’on s’est peu battu d’un et d’autre côté.

Seulement quelques Grecs, d’un insolent courage,

M’ayant osé d’abord disputer le passage,

[J’ai fait mordre la poudre à ces audacieux.] (1664)

Var. Polynice à mes yeux ne s’est point présenté,

Et l’on s’est peu battu d’un et d’autre côté.

Du camp des Argieus une troupe hardie

[M’a voulu de nos murs disputer la sortie.] (1676-87)

[35] Var. Mais pourquoi donc sortir avecque votre armée ?

Quel est ce mouvement qui m’a tant alarmée ? (1664-87)

[36] Entre ce vers et le suivant on lit dans les éditions de 1664 et de 1676 :

Je n’ai que trop langui derrière une muraille ;

Je brûlais de me voir en un champ de bataille.

Lorsque l’on peut paraître au milieu des hasards,

Un grand cœur est honteux de garder les remparts.

J’étais las d’endurer que le fier Polynice

Me reprochai tout haut cet indigne exercice,

Et criât aux Thébains, afin de les gagner,

Que je laissais aux fers ceux qui me font régner.

L’édition de 1687 a également cette variante ; mais le dernier vers s’y lit ainsi :

Que je laissais périr ceux qui me font régner.

[37] Var. L’insolent Polynice et ses Grecs orgueilleux

Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes yeux. (1664)

[38] Var. Vous préserve le ciel d’une telle victoire !

Thèbes ne veut point voir une action si noire.

Laissez là son salut et n’y songez jamais ;

La guerre vaut bien mieux que cette affreuse paix.

Dure-t-elle à jamais cette cruelle guerre

Dont le flambeau fatal désole cette terre !

Prolongez nos malheurs, augmentez-les toujours,

Plutôt qu’un si grand crime en arrête le cours !

Vous-même d’un tel sang souilleriez-vous vos armes.

[La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes ?] (1664)

Les éditions de 1676 et de 1687 n’ont conservé de cette variante que les quatre premiers vers et le dernier, où l’édition de 1687 a « souillerez-vous, » au lieu de « souilleriez-vous. »

[39] Jocaste dit semblablement a Étéocle dans les Phéniciennes (vers 549 et 550).

[40] Var. Vous pouvez vous montrer généreux tout à fait,

Contenter votre frère et régner en effet.

ÉTÉOCLE.

Appelez-vous régner lui céder ma couronne,

Quand le sang et le peuple à la fois me la donne ? (1664-87)

[41] Var. Vous savez bien, mon fils, que le choix et le sang. (1664)

[42] Var. Il voulut que tous deux vous en fussiez les rois.

À ces conditions vous voulûtes souscrire. (1664-87)

[43] Var.

ÉTÉOCLE.

Il est vrai, je promis ce que voulut mon père :

Pour un trône est-il rien qu’on refuse de faire ?

On promet tout, madame, afin d’y parvenir ;

Mais on ne songe après qu’à s’y bien maintenir.

je suis son captif, je ne suis pas son roi.

J’étais alors sujet et dans l’obéissance ;

Et je tiens aujourd’hui la suprême puissance.

Ce que je fis alors ne m’est plus une loi ;

Le devoir d’un sujet n’est pas celui d’un roi :

D’abord que sur sa tête il reçoit la couronne,

Un roi sort à l’instant de sa propre personne ;

L’intérêt du public doit devenir le sien ;

Il doit tout à l’État, et ne se doit plus rien.

JOCASTE.

Au moins doit-il, mon fils, quelque chose à sa gloire,

Dont le soin ne doit pas sortir de sa mémoire :

Et quand ce nouveau rang l’affranchirait des lois,

Au moins doit-il tenir sa parole à des rois.

ÉTÉOCLE.

Polynice à ce titre aurait fort de prétendre :

Thèbes sous son pouvoir n’a point voulu se rendre ;

[Et lorsque sur le trône il s’est voulu placer.] (1664)

[44] Var. Thèbes sous son pouvoir n’a point voulu se rendre. (1676-87)

[45] Polynice avait cherché un asile auprès d’Adraste, roi de Mycènes et d’Argos, qui lui donna sa fille Argie en mariage, et se chargea de le ramener à Thèbes à la tête d’une armée argienne.

[46] Imitation évidente de Rotrou :

Sur le désir des miens mon trône se soutient.

Je lui cédais l’État, mais l’État me retient.

J’étais prêt à quitter le sceptre qu’on lui nie :

Le peuple aime mon règne et craint sa tyrannie ;

Je le possède aussi moins que je ne le sers ;

Les honneurs qu’il me rend sont d’honorables fers.

(Antigone, acte I, scène III.)

[47] Tel est le texte de toutes les éditions publiées du vivant de Racine. C’est à tort que M. Aimé-Martin a changé la construction et mis : « il vous faut satisfaire. »

[48] Voici, dans Andromaque, un passage presque semblable (acte I, scène IV, vers 364 et suivants) :

Hé bien, Madame, hé bien, il faut vous obéir :

Il faut, etc.

[49] Var. Et que le diadème ait pour vous tant d’attraits. (1664)

[50] Si pacis odium est, furere si bello placet,

Inducias te mater exiguas rogat.

(Sénèque, Phéniciennes, vers 484 et 485.)

[51] Var. Accordez quelque trêve à ma douleur amère. (1664-87)

[52] Var. Dans cette occasion rien ne peut l’émouvoir*. (1664-87)

* Cette variante a été donnée d’une manière fautive par l’édition de 1750 (Amsterdam). On y lit : l’émouvoir, au lieu de m’émouvoir. M. Aimé-Martin a reproduit cette faute.

[53] Var. Madame, sans sortir, vous le pouvez bien voir. (1664)

[54] Var. Je ferai plus encore : et, pour faire connaître*... (1664-87)

* Les éditions de 1676-97 ont connaistre, et non connoistre, à cause de la rime avec traistre.

[55] Var. Si le peuple le veut, je lui cède ma place. (1664-87)

[56] Var. Mais qu’il se rende aussi, si le peuple le chasse. (1664 et 1676)

 

[57] Var. CRÉON, au Roi. (1664)

[58] Var. Comme il a de l’honneur autant que du courage. (1664 et 1687 seulement)

[59] Voltaire s’est approprié ce vers dans sa tragédie de Rome sauvée (acte II, scène III) :

CATILINA.

Ah ! crois qu’avec César on partage sans peine.

CÉSAR.

On ne partage pas lu grandeur souveraine.

Racine a, sous plusieurs formes, reproduit cette même idée dans sa Thébaïde.

[60] Var. Vous les verriez toujours l’un à l’autre contraire

Détruire aveuglément ce qu’aurait fait un frère,

L’un sur l’autre toujours former quelque attentat. (1664-87)

[61] Il y a dans la Thébaïde de Stace un passage fort semblable à celui-ci, pour le fond des idées :

...Hancne Ogygiis, ait, aspera rebus

Fata tulere vicem, toties mutare timendos

Alternoque jugo dubitantia subdere colla ?...

(Livre I, vers 173 et suivants.)

Mais l’énergique concision de quelques-uns des vers de Racine, et le tour sentencieux de cette tirade politique, font moins songer à Stace qu’à Corneille.

[62] Il y a durant, au lieu de durent, dans l’édition de 1664. Est-ce une faute d’impression, ou bien (ce dont il y a d’anciens exemples avec la locution plus... plus) la phrase commençant par une proposition absolue, a-t-elle un double sujet : qui et ils ?

[63] Var. Et par de grands dégâts signalent leur passage. (1664)

[64] C’est Étéocle, dans l’Antigone de Rotrou (acte II, scène IV), qui exprime ces soupçons :

Votre intérêt, Créon, vous meut plus que ma gloire...

Vous savez qu’après nous le sceptre des Thébains,

Par ordre et droit de sang, doit tomber en vos mains.

Ce passage de Rotrou a bien pu donner à Racine la première idée du rôle et du caractère de Créon, tels qu’il les a conçus.

[65] Var. Et qu’en vous éloignant du trône où vous tendez,

Elle rend pour jamais vos desseins avortés. (1664)

[66] Var. Comme, après mes enfants, le droit de la naissance. (l664)

[67] Var. Tant que pour ennemi le roi n’aura qu’un frère,

Sa personne, Créon, me sera toujours chère. (1664-87)

[68] L’édition de 1750 (Amsterdam) indique ici une variante, où l’on ne pourrait voir, ce semble, qu’une tante d’impression, et que d’ailleurs nous ne trouvons nulle part ; elle reproduit un hémistiche du vers 363 :

Oui, je le sais, Madame, et je vous fais justice.

[69] On lit dans l’édition de 1689 :

Mais je sais bien à quoi ce révolté m’oblige.

[70] M. de Lamartine s’est-il souvenu de ce vers dans sa IIe Méditation : l’Homme, a Lord Byron :

La gloire ne peut être où la vertu n’est pas ?

[71] Var. Vos libertés enfin retomberont* sur vous. (1687)

* On lit aussi retomberont dans les éditions de 1681 et de 1689.

[72] Var. Aussi bien mes devoirs redoublent vos mépris. (1664-87)

[73] Var. Vous savez que le Roi m’appelle à son service. (1664)

[74] Var. La paix nous vengera de ces ambitieux. (1664)

Ce doit être une faute d’impression.

[75] Var. Appelons au plus vite Hémon et votre frère. (1664)

[76] Dans l’édition de 1736 et dans celle de M. Aimé-Martin : « ANTIGONE, seule. »

[77] Il y a une très grande ressemblance entre cette scène et la scène IV de l’acte Ier de l’Antigone de Rotrou.

[78] Var. Hé quoi ! vous me plaignez votre aimable présence. (1664-87)

[79] Dans l’édition de 1664 on lit : « eu son absence ; » dans celles de 1681 et de 1689 : « de mon absence. » Ce sont évidemment des fautes d’impression.

[80] Var. Oui, je prévoyais bien qu’une âme si fidèle. (1664)

[81] Var. [Voyant des deux côtés ses plus tendres amis !]

Lorsqu’on se sent pressé d’une main inconnue,

On la craint sans réserve, on hait sans retenue :

Dans tous ses mouvements le cœur n’est pas contraint,

Et se sent soulagé de haïr ce qu’il craint.

Mais voyant attaquer mon pays et mon frère,

La main qui l’attaquait ne m’était pas moins chère ;

Mon cœur qui ne voyait que mes frères et vous,

Ne haïssait personne, et je vous craignais tous.

[Mille objets de douleur déchiraient mes entrailles.] (1664)

[82] Antigone, dans Rotrou, dit de même à Hémon :

À moi bien plus qu’a lui vous rendiez cet office ;

Vous sauviez Antigone en sauvant Polynice.

En effet, et vos yeux peut-être eu sont témoins,

Une étroite amitié de tous temps nous a joints...

Jamais nos volontés ne faisaient qu’un parti ;

Mais je suis toujours même, et lui s’est démenti.

(Antigone, acte I, scène IV.)

[83] Var. Je le chéris toujours, encore qu’il m’oublie.

HÉMON.

Non, non, son amitié ne s’est point affaiblie :

Il vous chérit encor ; mais ses yeux ont appris

Que mon amour pour vous est bien d’un autre prix.

Quoique son amitié surpasse l’ordinaire,

Il voit combien l’amant l’emporte sur le frère,

Et qu’auprès de l’amour dont je ressens l’ardeur

La plus forte amitié n’est au plus que tiédeur.

 

ANTIGONE.

Mais enfin, si sur lui j’avais le* moindre empire,

[Il aimerait la paix, pour qui mon cœur soupire.] (1664)

* Il y a dans le texte de 1664 : « la moindre empire, » qui ne peut être qu’une faute d’impression.

[84] Nous n’avons pu suivre ici le texte de 1697, qui est également celui de 1687 :

Et conserver l’amour dans celui de sa sœur.

Les éditions de 1664 et de 1676, qui portent « la sœur, » ont seules évidemment le véritable texte. L’édition de 1741, dans une addition à l’avertissement (de 1736), fait remarquer avec raison qu’il n’est pas possible d’admettre la leçon «  sa sœur, » et signale cette variante dans l’édition de 1667 :

Et conserver l’amour dans celui de leur sœur.

Mais quelle est cette édition de 1667 ? Nous ne la trouvons nulle part ; et voilà la seule mention que nous en ayons rencontrée. On pourrait croire à une transposition de chiffres, qui aurait changé 1676 en 1667 ; mais 1676 n’a pas « leur sœur. »

[85] Dans les Phéniciennes d’Euripide, c’est Tirésias qui vient annoncer à Créon cet oracle. Il en donne une explication qu’à dessein Racine a passée sous silence, jugeant que ces traditions mythologiques seraient sans intérêt sur notre scène moderne : Mars, irrité depuis longtemps contre Cadmus voulait venger la mort du dragon enfanté par la terre, et demandait le sang d’une victime née des dents de ce dragon, le sang d’un Sparte. (Phéniciennes, vers 933-943.) Stace a dit de même :

...Codat generis quicumque novissimus exstat

Viperei : datur hoc tantum Victoria pacto.

(Thébaïde, livre X, vers 613 et 614.)

Racine, de même que Stace, dit que les Dieux demandent la mort « du dernier du sang royal » (voyez encore ci-après, vers 631, 645 et 711). Comme il reste d’autres princes du sang des rois et de la race du dragon que Ménecée, le dernier prince (novissimus dans Stace) signifie, sans doute, le dernier né, le plus jeune. Et c’est ainsi que, dans son examen de la Thébaïde de Racine, l’entend le P. Brumoy : « L’oracle, dit-il, indiquait assez clairement Ménecée, dernier fils de Créon. » Comment Antigone et Hémon croient-ils donc, dans la scène dont nous nous occupons, qu’il peut s’agir d’un autre que Ménecée ? Euripide, chez qui d’ailleurs Tirésias désigne quelqu’un (non le dernier) du sang des Spartes, Euripide explique (vers 944-948) pourquoi la victime réclamée ne saurait être ni Hémon ni l’un des enfants d’Œdipe. Mais ici rien ne semble bien clair.

[86] Var. Tout notre sang doit-il subir votre colère ? (1664-87)

[87] Var. Je l’attends, cette mort, et je l’attends sans plaintes ;

Et, s’il faut avouer le sujet de mes craintes... (1664-76)

[88] Var. [Ils seront criminels ou seront innocents.]

Aussi, quand jusqu’à vous j’osai porter ma flamme,

Vos yeux seuls imprimaient la terreur dans mon âme ;

Et je craignais bien plus d’offenser vos appas,

Que le courroux des dieux que je n’offensais pas.

ANTIGONE.

Autant que votre amour votre erreur est extrême :

Et vous les offensiez beaucoup plus que moi-même.

Quelque rigueur pour vous qui parût en mes yeux,

Hélas ! ils approuvaient ce qui fichait les dieux.

Oui, ces dieux ennemis de toute ma famille,

Aussi bien que le père en détestaient la fille,

Vous aimâtes, Hémon, l’objet de leur courroux,

Et leur haine pour moi s’étendit jusqu’à vous,

C’est là de vos malheurs le funeste principe ;

Fuyez, Hémon, fuyez de la fille d’Œdipe.

Tâchez de n’aimer plus, pour plaire aux immortels

Et la fille et la sœur de tant de criminels.

Le crime en sa famine...

HÉMON.

Ah ! madame, leur crime

Ne fait que relever votre vertu sublime,

Puisque, par un effort dont les dieux sont jaloux,

Vous brillez d’un éclat qui ne vient que de vous.

[Que le ciel à son gré de ma perte dispose...] (1664)

Les éditions de 1676-87 n’ont conservé de cette variante que les quatre premiers vers : « Aussi, quand, etc. »

[89] Var. Plût aux dieux seulement que votre amant fidèle

Pût avoir de leur haine une cause nouvelle

Et que, pour vous aimer, méritant leur courroux,

Il pût mourir encor pour être aimé de vous !

[Aussi bien que ferais-je en ce commun naufrage ?] (1664)

[90] Var. Mais peut-être, en ce point, notre frayeur est vaine. (1664)

[91] Si l’on compare cette scène avec la première entrevue de Polynice et de Jocaste dans Euripide (Phéniciennes, vers 357-442), on verra combien Racine s’est éloigné de la simplicité naïve des sentiments prêtés à Polynice par le tragique grec. Ici Polynice parle un langage tout politique et sentencieux appris à l’école de Corneille.

[92] Var. Et que lassé de voir tant répandre de sang. (1664)

[93] Ce mot est constamment écrit gaigner dans l’édition de 1664.

[94] Rotrou (Antigone, acte II, scène IV) fait parler à peu près de la même manière Jocaste et Polynice :

JOCASTE.

Mais quoi ? son règne plaît, le vôtre est redouté :

Il a gagné les cœurs.

POLYNICE.

Et moi, moins populaire,

Je tiens indifférent d’être craint ou de plaire.

[95] Antigone dit aussi à Polynice dans la tragédie de Rotrou (acte II, scène II) :

Cette tendre amitié reçoit donc un refus :

Elle a perdu son droit et ne vous touche plus.

[96] Var. Et son cœur n'aime plus qu'à répandre du sang. (1664)

[97] Voilà, ce nous semble, avec le vers 1268, le seul passage où Racine marque ce caractère de Polynice. On lui a généralement reproché de n’avoir pas donné aux deux frères une physionomie distincte. Il est remarquable cependant qu’il avait noté dans les Phéniciennes d’Euripide les traits différents de Polynice et d’Étéocle. En marge de l’exemplaire du poète grec, dont nous avons parlé dans la Notice sur la Thébaïde, il fait cette remarque sur les vers 430 et 443 : « Il donne de l’honnêteté à Polynice en exprimant sa douleur. – Il donne plus de violence à Étéocle. »

[98] Var. [Nous croit des étrangers, ou bien des ennemis]

Il revient ; mais, hélas ! c'est pour notre supplice.

Je ne vois point mon frère en voyant Polynice :

En vain il se présente à mes yeux éperdus :

Je ne le connais point ; il ne me connaît plus. (1664)

[99] Var. Dites que de mon rang le lâche usurpateur. (1664-87)

[100] Var. [M’a su ravir encor l’amitié de ma sœur.]

De votre changement ce traître est le complice.

Parce qu'il me déteste, il veut* qu'on me haïsse

Aussi, sans imiter votre exemple aujourd'hui.

Votre haine ne fait que m'aigrir contre lui.

[Je vous connais toujours, et suis toujours le même.] (1664)

Antigone, dans la variante (vers 518 et suivants), a dit : « Je ne le connais point... » Polynice répond : « Je vous connais toujours. » C’est une faible imitation de ces beaux vers de Corneille :

HORACE.

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

CURIACE.

Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue.

(Horace, acte II, scène III, vers 502 et 503.)

* Et non il faut, comme on l’a imprimé dans les variantes de l’édition de M. Aimé-Martin.

[101] Var. Que de lui faire enfin cette injuste prière. (1664)

On lit dans l’édition de 1702 :

Que de lui faire ainsi cette injuste prière.

[102] L’édition de M. Aimé-Martin donne ici la variante :

Dieux ! qu’est-ce qu’Etéocle a de moins inhumain ?

Cette variante, disons mieux, cette faute, est également indiquée par d’Olivet dans l’édition de 1750 (Amsterdam) ; ou plutôt, c’est plus, au lieu de moins, que d’Olivet donne comme variante ; il y a moins dans l’édition de 1713 qu’il avait sous les yeux.

[103] Var. Ce jour-ci tout entier n'est-il pas de la trêve ? (1664)

[104] La Harpe blâme ici, comme trop familière, l’ellipse : « et vous ne voulez pas. » Dans Phèdre cependant (vers 825) il loue le vers :

...Je te l’ai prédit, et tu n’as pas voulu.

Il est vrai que dans ce dernier vers l’ellipse est plus forte encore et plus hardie, et, par cette raison, plus poétique.

[105] Mêmes reproches d’Antigone à Polynice, dans Rotrou :

Encore à la nature Étéocle défère :

Il se laisse gagner aux plaintes de ma mère ;

Il n’a pas dépouillé tous sentiments humains,

Et le fer est tout prêt à tomber de ses mains ;

Et vous, plus inhumain et plus inaccessible,

Conservez contre moi le titre d’invincible.

(Antigone, acte II, scène II.)

Dans un passage de la Thébaïde de Stace, qui peut avoir servi de modèle a Rotrou, sinon à Racine, Antigone adresse de semblables paroles a l’un de ses frères ; mais là c’est Polynice qui se laisse le plus facilement désarmer ; et c’est à l’inflexible Étéocle que sa sœur parle ainsi :

...Illum gemitu jam supplice mater

Frangit, et exsertum dimittere dicitur ensem.

(Livre XI, vers 375 et 376.)

[106] Var. Vous l'appelez tyran, vous l'êtes plus que lui. (1664-87)

[107] Ici, et plus loin, aux vers 659 et 908, il y a toute, au féminin, dans toutes les éditions publiées du vivant de Racine.

[108] Dans l’indication des acteurs de cette scène, et de même avant le vers 564, l’édition de 1664 a ; « UN SOLDAT GREC, » au lieu de : « UN SOLDAT. » Cette même scène, dans toutes les anciennes éditions, porte le n° V, par erreur, au lieu du n° IV.

[109] Var. Et les Thébains conduits par Créon et leur roi. (1664-87)

[110] Hippomédon était un des sept chefs venus avec Polynice contre Thèbes. C’est le premier guerrier argien que le vieux gouverneur montre à Antigone dans les Phéniciennes d’Euripide (vers 125 et 126). Dans l’énumération des sept chefs, Eschyle le nomme le quatrième (vers 490 des Sept contre Thèbes).

[111] Var. Le courage me manque, et je n'y puis courir. (1664-87)

[112] Racine a pris soin au premier acte (vers 177-181) d’apprendre au spectateur que Ménecée est fils de Créon. Mais la mention qu’il a faite de lui, en passant, a besoin d’être rappelée. Celui des fils de Créon qu’Euripide et Stace nomment aussi Ménecée est le même à qui Eschyle et Sophocle donnent le nom de Mégarée (Sept devant Thèbes, vers 476, et Antigone, vers 1303). Ménecée était aussi le nom du père de Créon.

[113] Var. Si pourtant on peut l'être avecque tant d'ennuis. (1664-87)

[114] Var. [Le connaissais-je, hélas ! ce fils infortuné,]

Lorsque dedans mes bras vous l'avez amené ? (1664)

[115] Voltaire a mis de semblables plaintes dans la bouche d’Œdipe. Il avait sans doute présent à la mémoire ce passage de la Thébaïde. Quelques-uns des vers de Racine ont une énergie que, dans son monologue d’Œdipe, Voltaire n’a pas égalée :

Un Dieu plus fort que moi m’entraînait vers le crime :

Sous mes pas fugitifs il creusait un abîme,

Et j’étais, malgré moi, dans mon aveuglement,

D’un pouvoir inconnu l’esclave et l’instrument.

Voilà tous mes forfaits; je n’eu connais point d’autres.

Impitoyables Dieux, mes crimes sont les vôtres,

Et vous m’en punissez !

(Œdipe, acte V, scène IV.)

[116] C’est Antigone aussi qui, dans la tragédie de Rotrou (acte I, scène II) vient annoncer à Jocaste la mort volontaire de Ménecée. La ressemblance entre la scène de Racine et celle de Rotrou est évidente jusque dans les détails, comme nous le montrerons. Dans les Phéniciennes d’Euripide, Ménecée a un rôle. C’est lui qui amène Tirésias à Créon, et c’est en sa présence que le devin révèle l’oracle. La scène est touchante. Louis Racine fait cette remarque fort juste, que dans la Thébaïde de son père « on s’intéresse peu à la mort de Ménecée, qu’on n’a pas vu. » Racine eût mieux fait de ne pas suivre Rotrou dans cette faute. L’épisode de Ménecée, dans la Thébaïde de Racine, est sans intérêt, non seulement parce que Ménecée n’est pas un des personnages de la pièce, mais aussi parce que son sacrifice paraît inutile et ne change point l’événement de cette tragédie. Dans Euripide il est dit clairement que Ménecée doit mourir pour que Thèbes ne soit pas détruite, et dans ces antiques légendes que les villes de la Grèce regardaient comme faisant partie de leur histoire, le sort des peuples était un des premiers intérêts : aussi avait-il une grande place dans les tragédies grecques. Mais sur notre théâtre, lorsqu’on y a transporté ces vieilles fables, le point de vue a changé. Racine ne parle que de la paix rendue à l’État, du repos des Thébains assuré par la mort de Ménecée. Il n’a pas songé que l’oracle, ainsi présenté, reste sans effet et sans accomplissement. Dans ses notes sur les Phéniciennes d’Euripide, Racine dit que « la mort de Ménecée méritait d’être racontée plus au long, au lieu de décrire des boucliers. »

[117]

JOCASTE.

...Comment ? ces enragés

Gisent-ils déjà morts, l’un par l’autre égorgés ?

(Rotrou, Antigone, acte I, scène II.)

[118] Var. [Vient-il d’exécuter son noble parricide ?]

D’un triomphe si beau vient-il de s’honorer ?

Qui des deux dois-je plaindre, et qui dois-je abhorrer ?

Ou n’ont-ils point tous deux, en mourant sur la plate,

Confirme par leur sang la céleste menace ?

[Parlez, parlez, ma fille.] (1664)

[119] Var. Pour l'État et pour nous s'est lui-même immolé. (1664)

[120] Var. Je sortais pour fléchir Hémon et Polynice. (1664-87)

[121] Var. Je leur criais d'attendre et d'arrêter leurs pas ;

Mais, loin de s'arrêter, ils ne m'entendaient pas.

Ils ont couru tous deux vers le champ de bataille. (1664-87)

[122]

ANTIGONE.

Je voyais de la tour le choc des deux armées,

L’une et l’autre au combat âprement animées.

(Rotrou, Antigone, acte I, scène II.)

Dans la première scène qui suit le prologue des Phéniciennes, l’Antigone d’Euripide, comme celle de Racine et de Rotrou, regarde le combat d’un lieu élevé (du toit de la maison, où elle est montée avec le Gouverneur). C’est un souvenir de l’Hélène d’Homère, lorsque du haut d’une tour elle voit l’armée des Grecs, et en fait connaître les principaux chefs a Priam et aux vieillards troyens [Iliade, chant III, vers 161-242). Mais les deux tragiques français, s’ils nous font penser à cette scène intéressante et ingénieuse, si souvent imitée par les poètes, ne l’ont point transportée sur notre théâtre plus timide. Au reste Racine, dans les notes déjà citées, fait sur les vers 1 19 et suivants des Phéniciennes une remarque qui expliquerait assez pourquoi il n’a pas cru devoir imiter cette scène : « Tout ceci n’est point de l’action ; mais le poète a voulu imiter une chose qui est belle dans Homère, l’entretien d’Hélène et de Priam sur les murs de Troie. »

[123] Dans les éditions de 1713 et de 1728 on lit :

Et très indigne aussi d’être fils de Créon.

D’Olivet indique cette prétendue variante.

[124] Var. Au milieu des deux camps est avancé sans crainte. (1664)

[125] Ce nom de Grecs, auquel les Thébains ont droit aussi, désigne ici les Argiens, l’armée des sept chefs. Plus loin Racine a plus d’une fois corrigé cette impropriété (voyez ci-après les variantes des vers 703 et 710) ; mais non partout (voyez les vers 1059 et 1354).

Tout ce passage est imité de Rotrou :

(Ménecée)

Hardi, s’étant planté sur le bord de la tour,

Et voyant sans frayeur les bas lieux d’alentour,

A regardé le camp, et d’une voix profonde

A fait tourner vers lui les yeux de tout le monde :

« Arrêtez, a-t-il dit d’un ton impérieux ;

Arrêtez, je l’ordonne, et de la part des Dieux ;

Arrêtez ! » Cette voix est à peine entendue

Que la main aux soldats demeure suspendue.

Chacun reste interdit, l’œil et le bras levé ;

Le coup demeure en l’air et n’est point achevé.

(Antigone, acte I, scène II.)

Rotrou lui-même n’était ici qu’imitateur de Stace (Thébaïde, livre X, vers 760 et suivants) :

Despexitque actes hominum, et clamore profundo

Convertit campum, jussitque silentia bello, etc.

[126] Thèbes, goûte la paix que je vais t’acheter.

(Rotrou, Antigone, acte I, scène II.)

[127] Les éditions de 1687, 1697 et 1702 ont : « Regardant, «  au lien de : « Regardent. » C’est une faute d’impression.

[128] À cet objet d’horreur, l’œil troublé, le teint blême,

J’ai demeuré longtemps plus morte que lui-même.

(Rotrou, Antigone, acte I, scène II.)

[129] Var. [Vaut seul plus que celui de mille criminels.]

Ce sont eux dont la main suspend la barbarie

De deux camps animés d'une égale furie ;

Et si de tant de sang ils n'étaient point lassés,

À leur bouillante rage ils les auraient laissés.

[JOCASTE.

Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale.] (1664)

[130] Var. Il a mis, cette nuit, quelque trêve à mes larmes. (1664-87)

[131] Var. Mais combien chèrement me vend-il cette joie ! (1664)

[132] Var. [La haine de mes fils est un trop grand obstacle.]

En vain tous les mortels s'épuiseraient le flanc,

Ils se veulent baigner dedans leur propre sang.

Tous deux voulant régner, il faut que l'un périsse :

L'un a pour lui le peuple, et l'autre la justice.

[Polynice endurci n’écoute que ses droits.] (1664)

[133] Var. Nous ôte tout le fruit du sang de Ménecée. (1664-87)

[134] Cette scène répond à la scène III de l’acte I d’Antigone. Toutefois entre la scène de Rotrou et celle de Racine il y a de grandes différences dans les détails. En outre le caractère de Créon ne s’y montre pas le même.

[135] Var. Mais de quelques soldats, tant des Grecs que des nôtres. (1664-87)

[136] Var. Quand du fils de Créon le funeste trépas.

Des Thébains et des Grecs a retenu le bras. (1664-87)

[137] Var. Faites servir son sang, sans y joindre le vôtre. (1664-76)

[138] Var.

CRÉON.

Ah ! dans ces ennemis. (1664-76)

[139] Var. Et ne reviendra pas que le sceptre à la main. (1664)

[140] Dans l’édition de 1736 : « ATTALE, à Étéocle. »

[141] Var. On ne dit pas pourquoi ; mais il s'engage aussi

De vous attendre au camp, ou de venir ici.

CRÉON.

Sans doute qu'il est las d'une guerre si lente. (1664-87)

[142] Les éditions de 17l3, 1728 et 1750 ont : « Puisqu’il offre à vous voir.

D’Olivet indique la leçon puisqu’il s’offre comme une variante.

[143] Var. Attendez-le plutôt, et voyez-le en ces lieux. (1664)

[144] Var. [Et qui n’admirerait un changement si rare,]

De voir que ce grand cœur pour* la paix se déclare ? (1664)

* M. Aimé-Martin a, dans cette variante : « à la paix, » que nous ne trouvons nulle part.

[145] Var. Et j'abandonnerais avec bien moins de peine

Le soin de mon salut que celui de ma haine.

J'assurerais ma gloire en courant au trépas.

Maison on la* perd, Attale, en ne se vengeant pas.

[Quoi ? je négligerais le soin de ma vengeance.] (1664)

* Le texte de 1664 a le, au lieu de la. C’est évidemment une faute d’impression.

[146] Var. Tout mon sang me conduit au rang de mes aïeux. (1664-87)

[147] Var. Je lui fis refuser l'empire à Polynice. (1664-87)

[148] Var. Et je le mis au tronc, afin de l'en chasser. (1664-87)

[149] Var. Pourquoi, par vos conseils, s'embrassent-ils tous deux ? (1664-87)

[150] Var. Hémon m'abandonna pour suivre Polynice. (1664-76)

[151] Le germe de ces beaux vers se trouve sans doute dans ces paroles de Polynice (Phéniciennes d’Euripide, vers 374 et 375). Racine, dans son exemplaire d’Euripide, a noté ce passage, en regard duquel il a écrit à la marge : « Haine de parents. »

[152] Var. Quelque haine qu'on ait pour un fier ennemi. (1664-76)

[153] Il y a les, au lieu de le, dans l’édition de 1664. C’est une faute évidente.

[154] Var. Je sais que Polynice est une* humeur altière. (1664)

* Et non « d’une, » comme on l’a imprimé ailleurs.

[155] Var. Et déjà nous l'étions avec que violence ;

Nous le sommes au trône aussi bien qu'au berceau,

Et le serons peut-être encor dans le tombeau.

[On dirait que le ciel, par un arrêt funeste.] (1664-87)

[156] Var. Voulut de nos parents venger ainsi l'inceste. (1664)

[157] Var. Tout ce qu’a de plus noir et la haine et l’amour. (1664-87)

[158] Var. Plus il approche, et plus il allume ses feux. (1664)

[159] Il y a treuvasse dans l’édition de 1664.

[160] Var. La paix est trop cruelle avecque Polynice :

Sa présence aigrirait ses charmes les plus doux,

Et la guerre, seigneur, nous plaît avecque vous.

La rage d'un tyran est une affreuse guerre :

Tout ce qui lui déplaît, il le porte par terre.

Du plus beau de leur sang il prive les États,

Et ses moindres rigueurs sont d'horribles combats.

[Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche.] (1664)

Les éditions de 1676-87 n’ont gardé de cette variante que les trois premiers vers. Dans le second, l’édition de 1687 a le mot puissance, au lieu de présence.

[161] Var. Mais quelqu’un vient.

ÉTÉOCLE.

Hé bien ! sont-ils bien près d’ici ? (1664)

[162] Dans l’édition de 1786 : « CRÉON, à part. »

[163] Rotrou (acte II, scène IV d’Antigone), Euripide (vers 446-637) et Sénèque (acte IV, vers 443-664) ont une scène semblable.

[164] Dans l’édition de 1736 : « JOCASTE, à Étéocle. »

[165] L’édition de 1697, que nous suivons d’ordinaire, et celles de 1702, 1713, 1736, ont dans ce vers : «  mon fils, » au lieu de : « mes fils ; » mais il est très vraisemblable que c’est une faute d’impression de 1697. Est-ce pour expliquer ce singulier que l’édition de 1736 porte en tête de ce couplet de la Reine ; « JOCASTE, à Étéocle ? » Voyez la note précédente.

[166] Var. Eh ! quel est cet abord ? Qu’il est peu gracieux !

Pourquoi sur votre frère attachez-vous les yeux ?

(Rotrou, Antigone, acte II, scène IV.)

Accède propius...

...Quo vultus refers

Acieque pavida fratris observas manum ?

(Sénèque, Phéniciennes, vers 467-474.)

Il est difficile de savoir qui Racine a imité ici. Il a pu remonter jusqu’à Euripide ; et ce qui le donnerait à penser, c’est qu’il a écrit cette note à côté des vers que nous allons citer : l’Aversion d’Étéocle contre son frère très bien marquée. Ils ne veulent point [se] regarder. »

[167] Rotrou fait dire semblablement à Jocaste :

Quelle gloire, bons Dieux ! ou plutôt quelle rage

À faillir le premier met le plus de courage !

La valeur est honteuse en pareil différend,

Et la gloire appartient à celui qui se rend.

(Antigone, acte II, scène IV.)

Sénèque avait exprimé la même pensée avec plus de concision :

Id gerere bellum cupitis in quo est optimum

Vinci.

(Phéniciennes, vers 491 et 492.)

Et Garnier, traduisant Sénèque dans son Antigone :

Vous faites une guerre où plus grande est la gloire

De se trouver vaincu que d’avoir la victoire.

(Acte II, scène II.)

[168] ...Junge complexus prior,

Qui tot labores totque perpessus mala,

Longo purentem fessus exilio vides.

(Sénèque, Phéniciennes, vers 464-466.)

[169] Racine paraît ici avoir imité directement Euripide, ce qui est rare dans cette pièce.

[170] Toutes les éditions imprimées du vivant de Racine ont : « qui vous met, » et non : « qui vous mets. »

[171] Var. [Ils ne connaissent plus la voix de la nature.]

La fière ambition qui règne dans leur cœur

N'écoute de conseil que ceux de la fureur ;

Leur sang même infecté de sa funeste haleine,

Ou ne leur parle plus, ou leur parle de haine.

[Et vous, que je croyais plus doux et plus soumis...] (1664)

[172] C’est le vieil adage latin : Summum jus summa injuria, que Voltaire a traduit plus littéralement encore dans Œdipe (acte III, scène III) :

Mais l’extrême justice est une extrême injure.

[173] Vers imités de Sénèque :

...Ne, precor, jerro erue

Patriam ac Penates, neve, quas regere expetis,

Evette Thebas. Quis tenet mentem furor ?

Patriam petendo perdis : ut fiat tua

Vis esse nullam ?

(Phéniciennes, vers 555- 559.)

[174] Var. Est-ce dessus des morts que vous voulez régner ? (1664)

[175] Autre imitation de Sénèque :

...Tam ferum et durum geris

Sævumque in iras pectus, et nondum imperas !

Quid sceptra facient ?

(Phéniciennes, vers 582-584.)

[176] Var. Si je suis violent, c'est que je suis contraint*,

[Et c'est injustement que le peuple me craint.]

Je ne me connais plus en ce malheur extrême ;

En m'arrachant au tronc, on m'arrache à moi-même ;

Tant que j'en suis dehors, je ne suis plus à moi :

Pour être vertueux, il faut que je sois roi.

[Mais il faut en effet soulager ma patrie.] (1664)

* Le premier vers de cette variante est ainsi donné par d’Olivet :

Si je suis violent, c’est que j’y suis contraint.

[177] Euripide fait tenir à peu près le même langage à Étéocle dans le discours que vient répéter le Messager : voyez ses Phéniciennes, vers 1227-1232.

[178] À ce vers d’Olivet indique une variante qui n’est dans aucune des éditions publiées du vivant de Racine : « tu sais le conserver, » au lieu de : « tu le sais conserver. »

[179] Étéocle répond ainsi à la provocation de Polynice dans les Phéniciennes d’Euripide (vers 623).

[180] Dans Rotrou c’est Polynice qui dit à son frère :

Et le droit que je veux est au bout de ce fer.

(Antigone, acte II, scène IV.)

Les éditions de 1702, 1713, 1728, 1736, 1730, et celle d’Aimé-Martin donnent ainsi le vers de Racine :

Je te le vais porter au bout de ce fer même.

D’Olivet et Aimé-Martin relèvent comme une variante la leçon que nous avons seule trouvée dans les éditions imprimées du vivant de l’auteur.

[181] Plongez, plongez, cruels, vos armes dans mon sein ;

Déployez contre moi votre aveugle colère.

(Rotrou, Antigone, acte II, scène IV.)

[182] Ce flanc dont vous sortez est en butte à vos coups.

(Rotrou, Antigone, acte II, scène IV.)

[183] Perdez-moi toute entière, ou conservez-moi toute.

(Rotrou, Antigone, acte II. scène IV.)

[184] Var. Et sans être ni doux ni cruels à demi. (1664-76.)

[185] Si le crime vous plaît, un plus grand s’offre à vous.

(Rotrou, Antigone, acte II, scène IV.)

Deux passages des Phéniciennes de Sénèque doivent être aussi rapprochés de cet endroit de Racine, le premier aux vers 412-414 :

...Nullum teste me fiet nefas ;

Aut si aliquod et me teste committi potest,

Non fiet unum...

et le second, aux vers 455-437 :

...Sancta si pietas placet,

Donate matrem pace ; si placuit scelus,

Majus paratum est : media se opponit parens.

[186] Var. Aussi bien ce n'est point que l'amitié vous tienne. (1664)

Après le vers : « Aussi bien ce n’est point » les éditions de 1676-87 ont un point, et, après le vers suivant, une virgule. Celle de 1664 ne décide rien sur le sens, ayant des virgules après l’un et l’autre vers.

[187] Dans l’Antigone de Rotrou, Polynice dit de même à Adraste :

Que doit plus la nature à mon frère qu’à moi,

Pour me lier les mains lorsqu’il me rompt sa foi,

Et pour vouloir que j’erre et que je me retire.

Quand mon armée arrive et m’appelle à l’empire ?

(Acte I, scène VI.)

[188] Il faut qu’un traître règne, et que je sois banni !

(Rotrou, Antigone, acte II, scène IV.)

Rotrou avait lui-même imité Sénèque :

Ut profugus errem semper ? ut patria arcear,

Opemque gentis hospes externæ sequar ?

Quid paterer aliud, si fefellissem fidem,

Si pejerassem ? fraudis alienæ dabo

Pænas ; at ille præmium scelerum feret ?

(Phéniciennes, vers 586-590.)

Garnier a rendu ainsi ces vers de Sénèque :

Seray-je donc toujours errant parmy le monde ?

Traîneray-je ma vie à jamais vagabonde ?...

Quelle peine plus dure

Eussé-je dû porter si j’eusse été parjure

Comme cet affronteur ?

(Antigone, acte II, scène II.)

[189] L’offre de cette cession a déjà été mentionnée (vers 796-798). Dans l’Antigone de Rotrou, Adraste lui-même dit à Polynice :

Si votre ambition ne va qu’à la couronne,

Je dépouille pour vous l’éclat qui m’environne.

(Acte I, scène VI.)

Racine avait d’abord, depuis le vers 1111, autrement traité ce passage :

JOCASTE.

Un exil innocent vaut mieux qu'une couronne

Que le crime noircit, que le parjure donne ;

Votre bannissement vous rendra glorieux,

Et le trône, mon fils, vous rendrait odieux.

Si vous n'y montez pas, c'est le crime d'un autre ;

Mais, si vous y montez, ce sera par le vôtre.

Conservez votre gloire.

ANTICONE.

Ah, mon frère ! en effet,

Pouvez-vous concevoir cet horrible forfait ?

Ainsi donc tout à coup l'honneur vous abandonne ?

Ô dieux ! est-il si doux de porter la couronne ?

Et pour le seul plaisir d'en être revêtu,

Peut-on se dépouiller de toute sa vertu ?

Si la vertu jamais eût régné dans votre âme,

En feriez-vous au trône un sacrifice infâme ?

Quand on l'ose immoler, on la connaît bien peu ;

Et la victime, hélas ! vaut bien plus que le dieu.

HÉMON.

Seigneur, sans vous livrer à ce malheur extrême,

Le ciel à vos désirs offre le diadème.

Vous pouvez, sans répandre une goutte de sang.

Dès que vous le voudrez, monter à ce haut rang,

Puisque le roi d'Argos vous cède une couronne.

POLYNICE.

[Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ?] (1664)

1 Var.

HÉMON.

Qu'on le tienne, seigneur, d'un beau-père ou d'un père,

[La main de tous les deux vous sera toujours chère.]

POLYNICE.

Hémon, la différence est trop grande pour moi. (1664)

[191] Polynice, dans les Phéniciennes de Sénèque (vers 590-598), répond de même à Jocaste :

...Conjugi donum datus,

Arbitria thalami dura felicis feram,

Humilisque socerum lixa dominantem sequar ?

In servitutem cadere de regno grave est.

[192] Les éditions de 1676-1697 ont paraistre, rimant avec maistre. Celle de 1664 donne paroistre.

[193] Var. Être roi, cher Hémon, et l'être à juste titre. (1664)

[194] L’édition de 1687 a voyions ; celles de 1664, 1676 et 1697 : voyons.

[195] Racine suit ici Rotrou d’assez près :

Je sais qu’à votre tête il faut une couronne ;

Mais que hors de chez vous votre main vous la donne.

Faut-il que d’un seul lieu vos desseins soient bornés ?

Et ne saurais-je avoir deux enfants couronnés ?...

Osez ce qu’ont osé tant d’autres conquérants :

Tenez tout de vous seul, et rien de vos parents.

Encore eu tiendrez-vous ce grand cœur en partage,

Ce cœur qui vous peut faire un si bel héritage,

Qui vous peut au besoin donner un si beau rang,

Sans que vous le cherchiez dans votre propre sang.

(Antigone, acte II, scène IV.)

[196] Vers imités de Sénèque (Phéniciennes, vers 619-624) :

...Melius istis viribus

Nova régna nullo scelere maculata appetes.

Quin ipse frater, arma comitatus tua,

Tibi militabit. Vade, et id bellum gere

In quo pater materque pugnanti tibi

Favere possint.

[197] L’édition de 1697 a vu, sans accord. Les précédentes portent toutes vus.

[198] Rotrou et Sénèque ont ici encore servi de modèles à Racine :

POLYNICE.

Que Thèbes lui demeure, et que je me retire !

JOCASTE.

Thèbes, vous le savez, est un fatal empire,

Et son trône est un lieu bien funeste à son roi.

Les exemples de Laye et d’Œdipe en font foi.

(Antigone, acte II, scène IV.)

POLYNICE.

...Sceleris et fraudis suæ

Pœnas nefandus frater ut nullas ferat ?

JOCASTE.

Ne metue : pœnas, et quidem solvet graves :

Regnabit...

...Sceptra Thebarum fuit

Impune nulli gerere.

(Phéniciennes, vers 643-649.)

[199] Ce cri hyperbolique de l’ambition rappelle celui qu’Euripide a mis dans la bouche d’Étéocle. C’est là sans doute que Racine a puisé son inspiration.

[200] ...Est tanti mihi

Cuni regibus jacere...

(Sénèque, Phéniciennes, vers 651 et 652.)

[201] Var. Ah ! ta chute bientôt précédera la mienne. (1664-87)

[202] Le passage de Rotrou :

Mais quoi ? son règne plaît, le vôtre est redouté,

que nous avons cité déjà au vers 498, paraît avoir été imité ici une seconde fois.

[203] D’Olivet et M. Aimé-Martin donnent cette variante, que nous n’avons rencontrée nulle part :

Jugez donc par l’horreur que ce méchant nous donne.

[204] Jocaste, dans l’Antigone de Rotrou, fait éclater son désespoir de la même manière ; elle menace également ses fils de sa mort. Le mouvement des deux morceaux est tout semblable :

Bien ! puisque ni sanglots, ni prières, ni larmes

Ne peuvent de vos mains faire tomber les armes...

Ma constance est à bout, la nature se tait...

Adieu, non plus mes fils, mais odieuses pestes...

Vous ne mourrez, pas seuls, et je suivrai vos pas.

(Acte II, scène IV.)

[205] Œdipe apostrophe ainsi ses enfants absents, dans les Phéniciennes de Sénèque (vers 334-338) :

Agite, o propago clara, generosam indolem

Prubate factis : gloriam ac laudes meas

Superate...

Sic estis orti...

[206] « Ils sont bien frères, » dit le chœur, dans les Sept chefs d’Eschyle, vers 921. Racine, qui ne paraît guère s’être souvenu d’Eschyle dans le reste de la pièce, lui a-t-il fait ici un emprunt ? Cela est d’autant plus douteux que l’idée n’est pas tout à fait la même. Il semble bien que l’expression du poète grec a un double sens : il n’en est pas de même dans Racine.

[207] Var. Après ce vers commence une scène IV dans l’édition de 1756, et dans celle de M. Aimé-Martin.

[208] Var.

CRÉON.

Heureux emportement !

ANTIGONE.

Hélas ! rien ne les touche. (1664)

[209] Var. Et n'obéissez pas à leur rage inhumaine.

C’est leur être cruels que de les contenter. (1664)

[210] Cette scène a été inspirée par celle qui, dans Rotrou, commence l’acte III, et dans laquelle Antigone, qui est seule, en deuil, dans sa chambre, récite aussi des stances. Le morceau lyrique de Rotrou n’est qu’une longue apostrophe à la Fortune, dont Antigone accuse les rigueurs.

[211] Racine, dans une lettre à l’abbé le Vasseur (décembre 1663), cite la stance suivante, qui, dit-il, était la première :

Cruelle ambition, dont la noire malice

Conduit tant de monde au trépas,

Et qui feignant d’ouvrir le trône sous nos pas,

Ne nous ouvres qu’un précipice,

Que tu causes d’égarements !

Qu’en d’étranges malheurs tu plonges tes amants !

Que leurs chutes sont déplorables !

Mais que tu fais périr d’innocents avec eux,

Et que tu fais de misérables

En faisant un ambitieux !

Il se décida avec peine à retrancher cette stance, ainsi qu’à changer toutes celles qu’il avait d’abord composées. Dans une autre lettre, adressée au même le Vasseur, et datée du même mois, il dit qu’il a tout réduit a cinq stances. Nous n’en avons plus que trois.

[212] L’idée de ce faux rapport, qui suspend la connaissance du dénouement, n’est ni dans Euripide, ni dans Sénèque, ni dans Rotrou : elle appartient à Racine ; ou plutôt, comme plusieurs critiques l’ont déjà fait remarquer, elle appartient à Corneille, qui dans Horace (acte III, scène VI) en avait fait, avant Racine, un usage si heureux.

[213] Pour la seconde fois, ou pourrait croire que l’on surprend la trace d’un emprunt fait à Eschyle [Sept devant Thèbes, vers 867 et 868). S’il n’y a qu’une rencontre fortuite, elle n’en mérite pas moins d’être signalée.

« C’est le fer qui maintenant a mis la paix entre vous. » Les anciennes éditions, les seules que Racine pouvait avoir sous les jeux, ajoutent : « Ce n’est pas cette fois l’amitié. » Ou trouve aussi plus bas, dans cette tragédie des Sept chefs (vers 922-924), la même idée exprimée.

[214] Var. [Vous n’en sentez aucun, et que je les sens tous !]

Quand on est au tombeau, tous nos tourments s'apaisent ;

Quand on est furieux, tous nos crimes nous plaisent ;

Des plus cruels malheurs le trépas vient à bout :

La fureur ne sent rien, mais la douleur sent tout.

Cette vive douleur, dont je suis la victime,

Ressent la mort de l'un, et de l'autre le crime ;

Le sort de tous les deux me déchire le cœur ;

Et, plaignant le vaincu, je pleure le vainqueur.

À ce cruel vainqueur quel accueil dois-je faire ?

S'il est mon frère, Olympe, il a tué mon frère :

La nature est confuse et se tait aujourd'hui ;

Elle n'ose parler pour lui, ni contre lui.

[OLYMPE.

Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice.] (1664)

[215] Var. Et ce qui le rendait agréable à mes yeux. (1664)

[216] À ces personnages 1736 ajoute : « GARDES. »

[217] Var. Que d'une égale ardeur ils y couraient tous deux. (1664)

[218] La même pensée est dans Stace. Polynice crie à son frère :

O mihi nunc primum longo post tempore frater,

Congredere.

(Thébaïde, livre XI, vers 394 et 395.)

[219] Voltaire dans la Henriade (chant VI, vers 251 et 252) a fait son profit de ces deux vers, du premier surtout :

D’un bras déterminé, d’un œil brûlant de rage,

Parmi ses ennemis chacun s’ouvre un passage.

Le second a trouvé place au chant VIII, vers 245 et 246 :

Mais un destin funeste enflamme leur courage ;

Dans le cœur l’un de l’autre ils cherchent un passage.

Stace avait dit :

...Ignescentia cernunt

Per galeas odia, et vultus rimantur acerbo

Lumine.

(Thébaïde, livre XI, vers 523-527.)

Et Rotrou :

Pareils à deux lions, et plus cruels encore,

Du geste chacun d’eux l’un l’autre se dévore.

Avant qu’en être aux mains, ils combattent des yeux,

Et se lancent d’abord cent regards furieux.

(Antigone, acte III, scène II.)

[220] Var. Et la seule fureur précipitant leur bras. (1664-87)

[221] Var. Leurs ordres absolus qui nous retenaient tous. (1664-87)

[222] Cette mort d’Hémon, au milieu du combat d’Étéocle et de Polynice, est de l’invention de Racine. Dans Rotrou, comme dans Euripide, Hémon survit aux deux frères. On sait qu’il joue un rôle dans l’Antigone de Sophocle, dont l’action est postérieure en date à celle de toutes ces tragédies des Frères ennemis.

[223] Racine a encore ici imité Rotrou, mais l’a surpassé :

Polynice, ravi d’une fausse victoire...

Levant les mains au ciel, s’écrie à limite voix :

« Soyez bénis, ô Dieux, justes juges des rois !

Thèbes, dessus ma tête apporte ta couronne...

Apporte, cette vue hâtera son trépas. »

(Antigone, acte III, scène II.)

Mais il serait peut-être plus juste de dire qu’ici le modèle de Racine a été le récit de Stace. Dans les paroles de joie haineuse et triomphante que Racine et Rotrou prêtent à Polynice, il est facile de reconnaître ces vers de la Thébaïde latine :

...Dum me moriens hic sceptra tenentem

Linquat, et hunc secum portet minor umbra dolorem.

(Thébaïde, livre XI, vers 507 et 508.)

[224] On peut encore rapprocher de ce passage quelques vers de Rotrou, dans la prière que Polynice, avant le combat, adresse aux Dieux :

Guidez ce bras vengeur et soutenez mon crime.

Après, pour l’expier, à moi-même inhumain,

Dedans mon propre sang je laverai ma main,

Si ce traître y peut voir le sceptre qu’il me nie,

Avant que de son corps son âme soit bannie,

Et s’il peut en mourant emporter avec soi

Le regret de savoir que je survive roi.

(Antigone, acte III, scène II.)

[225] Stace a le premier trouvé les principaux traits de cette énergique peinture :

...Hæ dicens, gressus admovit et arma...

Arma etiam spoliare cupit. Nondum ille peructis

Manibus, ultrices animam servabat in iras.

(Thébaïde, livre XI, vers 560-563.)

Rotrou a ainsi rendu les mêmes idées :

Le Roi tombe, et son sang coule sur la poussière ;

Mais en sa chute encor sa haine se soutient

Couleur ni mouvement ne reste à son visage :

Il semble que des sens il ait perdu l’usage ;

Il le réserve tout pour un dernier effort,

Et sait encor tromper dans les bras de la mort.

(Antigone, acte III, scène II.)

[226] ...Sponte ruit, fraudemque supremam

In media jam morte parat.

(Thébaïde, livre XI, vers 554 et 555.)

Rotrou raconte ainsi la ruse d’Étéocle et la mort des deux frères :

Il (Polynice) s’approche à ces mots, lui veut ôter l’épée ;

Mais sa main est à peine à cette œuvre occupée.

Que l’autre, ramassant un reste de vigueur,

Que la haine entretient a l’en tour de son cœur,

Retire un peu le bras, puis le poussant d’adresse,

Lui met le fer au sein, que mourant il y laisse.

(Antigone, acte III, scène II.)

Il faut remarquer que dans Euripide c’est Polynice qui tombe le premier, c’est Étéocle qui se croit vainqueur, et qui reçoit le coup mortel de la main de son frère, tandis qu’il s’est approché pour le dépouiller (Phéniciennes, vers 1416-1425). Mais dans Stace et dans Rotrou, comme dans Racine, les rôle sont intervertis.

[227] C’est une imitation du dernier vers de l’Énéide de Virgile :

Vitaque cum gemitus fugit indignata sub umbras.

Voltaire (Henriade, chant VIII, vers 391) a dit :

Et son âme en courroux s’envola chez les morts.

[228] Maudite ambition, abominable peste,

Monstre altéré de sang, que ton fruit est funeste !

(Rotrou, Antigone, acte I, scène III.)

[229] Antigone dit de même dans Rotrou :

Que votre mort, ma mère, est un bien que j’envie,

Et qu’il me serait doux de vous avoir suivie !

(Antigone, acte III, scène II.)

[230] Dans l’édition de 1664 : « Vous treuverez. »

[231] L’édition de M. Aimé-Martin donne : « tous les plaisirs. »

[232] Racine s’est servi dans Phèdre (vers 239 et 240) d’un tour semblable :

Et que me direz-vous qui ne cède, grands Dieux !

À l’horreur de vous voir expirer a mes yeux ?

[233] Dans l’édition de 1736 : « CRÉON, OLYMPE, ATTALE, GARDES. »

[234] Les éditions de 1713 et de 1728 donnent ce vers ainsi :

L’ambition au trône et l’amour couronné.

D’Olivet indique cette variante.

[235] Dans les éditions de 1713 et de 1728, on lit :

Il est vrai, vous avez toujours chose prospère.

[236] Dans l’édition de 1736 : « CRÉON, OLYMPE, ATTALE, GARDES. »

[237] Dans l’édition de 1736 : « CRÉON, ATTALE, GARDES. »

[238] Var. Et vous mourez ainsi, beau sujet de mes feux ! (1664)

[239] Il y a fut, a l’indicatif, dans l’édition de 1664.

[240] Dans l’édition de M. Aimé-Martin : « ATTALE, lui arrachant son épée. »

[241] Horace (Épître aux Pisons, vers 467) a dit :

Invitum qui servat idem facit occidenti ;

mais il est probable que Racine a surtout songé à cette sentence des Phéniciennes de Sénèque (vers 100) :

Occidere est, vetare cupientem mon.

[242] Var. Accordez-le à mes vœux, accordez-le à mes crimes. (1664)

[243] Dans l’édition de 1690 (Amsterdam, chez Wolfgang) on a ainsi refait ce vers :

Jocaste, Polinice, Étéocle, Antigone,

ce qui fait dire à M. de la Rochefoucauld-Liancourt (Études littéraires de Racine, p. 130) que Racine n’a jamais écrit Iocaste.

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