Ballet des Incompatibles (MOLIÈRE)

Dansé à Montpellier, en 1654, devant le Prince et le Princesse de Conti.

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

Récit

 

LA NUIT

 

Dans le vaste sein de Neptune,

Laisse vite tomber ta lumière importune,

Ô jour trop envieux qui retardes mes pas ;

C’est aux vœux de ta sœur opposer trop d’obstacles :

Un grand prince aujourd’hui m’appelle à des spectacles

Où l’on ne te veut pas.

Après que ses faits pleins de gloire

T’ont rendu le témoin d’une illustre victoire,

Dont l’orgueil de l’Espagne a poussé des soupirs,

Dans cet empire égal que le sort nous partage,

À mes feux maintenant ne plains pas l’avantage

D’éclairer ses plaisirs.

 

 

Première entrée

 

LA DISCORDE

 

Représentée par le sieur LA PIERRE.

En me voyant si bien danser

Et charmer par mes airs l’esprit le plus sauvage,

On peut dire sans m’offenser

Que je fais mal mon personnage.

 

 

Seconde entrée

 

LES QUATRE ÉLÉMENTS

 

M. LE MARQUIS DE BELLEFONDS, représentant LE FEU.

Sous les astres plus hauts j’aspire à m’élever.

Peu savent mieux que moi les moyens d’arriver

À cette lumineuse sphère ;

Mais si je sens des feux, c’est pour Mars seulement,

Car pour ceux de l’Amour, quoiqu’il le fallût taire,

Ce n’est pas là mon élément.

M. LE VICOMTE DE LARBOUST, représentant L’EAU.

Je suis de nature inconstante ;

Mon humeur est toujours flottante ;

Les autres éléments se déterminent mieux.

Mon inquiétude est extrême,

Et loin d’être toujours bien d’accord avec eux,

Je ne suis pas toujours d’accord avec moi-même.

M. LE MARQUIS DE VILLARS, représentant L’AIR.

Le lieu que je remplis est le plus éclairé ;

Un astre des lus grands, digne d’être adoré,

Me laisse à tous moments jouir de la lumière ;

L’étage que j’occupe est par là le plus clair,

Mais, quoiqu’en me voyant ma mine semble fière,

Je suis pourtant plus doux qu’on ne juge à mon air.

M. DE FOURQUES, représentant LA TERRE.

En voyant de mes pieds le juste mouvement

N’être jamais hors de cadence,

Je crois que personne ne pense

Que je sois un lourd élément.

 

 

Troisième entrée

 

LA FORTUNE et LA VERTU

 

M. LE MARQUIS DE CANAPLES, représentant LA FORTUNE.

Cette déesse et moi ne nous trouvons ensemble

Que quand un ballet nous assemble,

Quoique pour la chercher mes soins soient assidus.

J’ai beau courre les mers pour suivre la cruelle,

J’ai beau même danser pour elle,

Ce ne sont que des pas perdus.

Quoiqu’elle et moi soyons ici la même chose,

Jamais d’elle je ne dispose.

Son cœur de mes appas ne peut être enflammé ;

Qui me croirait ainsi traité de ce que j’aime ?

Je suis amoureux de moi-même,

Et je n’en saurais être aimé.

M. LE MARQUIS DE REBÉ, représentant LA VERTU.

L’éclat dont je suis revêtu

Emprunte de mon nom une clarté nouvelle :

Et pour sembler à la vertu

Il faut dans ma famille en prendre le modèle.

 

 

Quatrième entrée

 

UN VEILLARD et DEUX JEUNES HOMMES

 

Pour le sieur MONTAIGNE, représentant UN VIEILLARD.

Avec ces jeunes gens je suis incompatible,

Nous n’avons rien en nous qui ne soit opposé :

Leurs corps sont agissants, et le mien presque usé

Ne peut de leurs plaisirs se rendre susceptible.

À nous voir en public, d’un même mouvement,

Disposer de nos pieds assez également,

À peine de nos ans fait-on la différence ;

Mais on juge aisément, quand on ne les voit pas,

Qu’il est certains endroits qu’ils passent en cadence,

Où je ne puis faire un seul pas.

M. LE MARQUIS DE LAVARDIN, représentant UN JEUNE HOMME.

Aucun souci ne me travaille.

J’aime tous les plaisirs et je les sais goûter ;

Et je suis, sans trop me flatter,

Un jeune homme de belle taille.

M. CASTEL, représentant UN JEUNE HOMME.

Peu susceptible de tristesse,

Pour me bien divertir, je ne plains point mes pas,

Et quelquefois j’ai tant d’affaires sur les bras

Qu’alors j’ai bien besoin de toute ma jeunesse.

 

 

Cinquième entrée

 

DEUX PHILOSOPHES et TROIS SOLDATS

 

Pour M. DUBUISSON, représentant UN PHILOSOPHE.

Je ne puis devenir ni disciple ni maître,

Je suis de ces barbons le très humble valet,

Et quand ils me fondraient, je ne puis jamais être

Qu’un philosophe de ballet.

Pour M. LE CHEVALIER DE GUILLERAGUE, représentant UN SOLDAT.

Il n’en est pas, dans le métier,

De plus déterminé pour faire une conquête,

Et quand j’ai l’amour en tête,

Je ne fais point de quartier.

M. LE BARON DE GANGE, représentant UN SOLDAT.

Quand j’ai quelque passion,

Jamais soldat n’a su mieux pousser sa fortune,

Et je suis pour la blonde ainsi que pour la brune

Fort chaud dans l’occasion.

M. CAPON, soldat.

 

 

Sixième entrée

 

L’ARGENT, UN PEINTRE, UN POÈTE et UN ALCHIMISTE

 

M. DE VITRAC, représentant L’ARGENT.

Philosophes fameux, qui, d’une ardeur si pure,

De ce vaste univers recherchez les secrets,

Demeurez tous d’accord qu’avec notre peinture,

Nos vers ingénieux et nos divins creusets,

S’il est du vide en la nature,

Il faut qu’il soit en nos goussets.

                Le sieur MOLIÈRE, le poète, le sieur BÉJARRE (sic), le peintre et le sieur JOACHIM, l’alchimiste.

 

 

Septième entrée

 

UN CHARLATAN ET LA SIMPLICITÉ, représentée par UN VIEUX PAYSAN

 

Pour M. DE VAUVERT, représentant UN CHARLATAN.

Je suis ce grand Orviatan,

Dont le contrepoisons a fait tant de merveilles ;

Si je voulais parler des vertus nonpareilles

De mes autres secrets, je serais charlatan.

Les malades guéris me prennent pour un ange ;

Les œuvres que je fais étonnent les humains ;

Je m’arrête aux effets et je fuis les paroles ;

Qu’un incurable vienne avecque des pistoles,

Il verra ce que font mes mains.

Pour M. LA VALETTE, représentant LA SIMPLICITÉ, parlant du charlatan.

Que mes yeux sont heureux de voir ce personnage

Dont les divins secrets nous sauvent de la mort !

Peut-on douter, par cet ouvrage,

Qu’il ne soit quelque dieu qui gouverne le sort ?

Mais aussi je vois que sa vie,

Comme celle de l’homme, est aux maux asservie !

Il est goutteux, dispos et vert ;

Ceci n’est du dieu ni de l’homme.

Ma foi ! je l’irai à Rome,

S’il n’est le diable de Vauvert !

 

 

SECONDE PARTIE

 

 

Récit

 

LE DIEU DU SOMMEIL

 

Qui m’a pu réveiller ? Quel dieu ? quelle déesse,

Des célestes vertus d’une grande princesse,

Malgré tous mes pavots, me vient entretenir ?

Mon sommeil cède enfin à toutes ses merveilles ;

Au bruit que font partout ses grâces nonpareilles,

Je ne saurais dormir.

Ô bienheureuse Nuit, qui te vois éclairée

D’un astre plus brillant que n’est tout l’Empyrée,

Au mépris de nos lois, je te veux conseiller :

Cessons d’assujettir tout le monde au silence,

Et de cette clarté publiant la puissance,

Allons tout éveiller.

 

 

Première entrée

 

L’AMBITION

 

L’AMBITION, représentée par M. LE BARON DE FOURQUES.

Quand mon esprit a quelque passion,

Il a bien peine à s’en défaire ;

En mes amours j’ai su me satisfaire :

Je ne veux plus penser qu’à mon ambition.

 

 

Seconde entrée

 

LA DISSIMULATION et DEUX IVROGNES

 

Le sieur LA BRUGUIÈRE, représentant LA DISSIMULATION.

Fuyez bien loin, gens à double visage,

Dont le penser est contraire au langage

Et qui trompez comme de faux écus ;

On sait bien entre nous faire la différence ;

Car, dans la cour du bon prince Bacchus,

Le meilleur courtisan y dit tout ce qu’il pense.

Pour M. D’ANGERVILLE, représentant UN IVROGNE.

Une aventure assez jolie

Me fait héros de comédie,

Et moi qui suis toujours sobre en amour,

Par une étrange destinée,

J’en donnai tant un certain jour

Qu’une fille en fut enivrée.

Le sieur BÉJAR (sic), un ivrogne.

 

 

Troisième entrée

 

L’ÉLOQUENCE et UNE HARENGÈRE

 

Pour M. LE BARON DE FERRALS, représentant L’ÉLOQUENCE.

À mettre les choses au pire,

Et sans avoir ici dessein de me flatter,

On connaît aussitôt, en me voyant sauter,

Que je fais encor mieux que je ne saurais dire.

Pour le sieur MOLIÈRE, représentant UNE HARENGÈRE.

Je fais d’aussi beaux vers que ceux que je récite,

Et souvent leur style m’excite

À donner à ma muse un glorieux emploi.

Mon esprit de mes pas ne suit pas la cadence.

Loin d’être incompatible avec cette Éloquence,

Tout ce qui n’en a pas l’est toujours avec moi.

 

 

Quatrième entrée

 

LA SAGESSE et DEUX AMOUREUX

 

Pour M. LE BARON DE FABRÈGUES, représentant LA SAGESSE.

À mon air et mon corsage,

Sans me donner vanité,

On peut dire, en vérité,

Que je suis grandement sage.

                M. DE THOMAS et M. LE BARON DE REYNIES, les deux amoureux.

 

 

Cinquième entrée

 

LA VÉRITÉ et QUATRE COURTISANS

 

Pour la VÉRITÉ, représentée par M. PASCAL.

Depuis longtemps je suis au fond d’un puy,

Où je crie miséricorde,

Et quelque homme de bien m’en tirait aujourd’hui,

Quand tous ces courtisans ont fait rompre la corde.

Pour LES COURTISANS,représentés par MM. LE BARON DE FLORAC, CAPON et LA BRUGUIÈRE.

Parler sincèrement n’est pas trop notre fait,

Et c’est un vrai moyen d’être peu satisfait :

Aussi cette vertu nous est fort inconnue.

Bien souvent à mentir nous passons tout le jour,

Et la vérité toute nue

Ne nous donna jamais d’amour.

Pour M. DE MANSE, représentant UN COURTISAN.

Mon industrie est admirable,

Je m’accommode au temps et m’en sais divertir :

En courtisan, je suis peu véritable ;

En amoureux, je ne saurais mentir.

 

 

Sixième entrée

 

LA SOBRIÉTÉ et QUATRE SUISSES

 

Le sieur LA PIERRE, M. DE VITRAC, M. SÉGUIN et les sieurs MARTIAL et JOACHIM.

Plutôt s’accorderaient la lumière et la nuit,

Plutôt seraient unis le silence et le bruit,

Le ciel plus aisément se joindrait à la terre,

Et le mensonge avec la vérité,

La paix s’accorderait plutôt avec la guerre,

Que nous et la sobriété.

 

 

Septième entrée

 

UNE BACCHANTE et UNE NAÏADE

 

Pour M. DE VITRAC, représentant UNE BACCHANTE.

Pour adorer Bacchus, je ne danse pas mal :

Le plus délicat s’en contente ;

Mais si j’étais toujours bacchante,

Je serais fort mal à cheval.

Pour M. LE BARON DE FOURQUES, représentant UNE NAÏADE.

Le métier que je fais n’a rien qui ne déplaise,

Et quelqu’autre que moi le pourrait trouver beau,

Mais quand on est chaud comme braise,

On passe mal son temps ayant le bec en l’eau.

 

 

Dernière entrée

 

LE DIEU DU SILENCE et SIX FEMMES

 

Pour M. LE MARQUIS DE CANAPLES, représentant LE DIEU DU SILENCE.

Je ne suis plus ce beau muet

Dont le martyre trop secret

Rendit souvent la plainte vaine :

On n’entend plus que moi quand j’en veux étaler,

Et mes yeux n’ont plus tant de peine

Maintenant que je sais parler.

 

Vous qui, me voyant sangloter,

Ne daignâtes jamais conter

Ce qui témoignait ma souffrance,

Ne vous abusez pas ici du mauvais choix.

On me fait faire le Silence,

Lorsque j’ai recouvré la voix.

Pour Mlle DU FREY.

Sans trop parler, aisément je m’explique :

Ce que j’ai dans l’esprit, on l’apprend de mes yeux ;

Ils disent mes secrets à tous les curieux,

Par un air tantôt gai, tantôt mélancolique :

Ils ne manquent jamais un cœur ;

Et leur feu se rendrait vainqueur

De la plus froide indifférence.

Qui ne m’en conte pas est mis au rang des sots,

Et les dieu même du Silence

Ne saurait s’empêcher de m’en dire deux mots.

Pour Mlle PICAR.

Mes yeux savent avec adresse

D’un esprit me rendre maîtresse,

Et sur les libertés faire mille complots ;

Ils font plus de mal qu’on ne pense,

Et le dieu même du Silence

En pourrait bien dire deux mots.

Pour Mlle D’ARGENCOURT.

Peu de beautés à nous se peuvent égaler :

On ne nous saurait voir avec indifférence.

Si nous t’entreprenons, pauvre dieu du Silence,

Nous t’apprendrons bien à parler.

Pour Mlle SOLAS et Mlle GÉRAR.

Pour nous le plus volage aurait de la constance :

Nos yeux dans tous les cœurs savent mettre le feu.

Mais comme nous parlons fort peu,

C’est assez notre fait que le dieu du Silence.

 

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