Mahomet second (MARIVAUX)

Tragédie en cinq actes, en prose.

 

 

ACTE I

 

 

 

Scène première

 

IBRAHIM, IRÈNE

 

IRÈNE.

Que me demandez-vous ? quel motif d’entretien peut-il y avoir entre vous et moi ?

IBRAHIM.

Eh quoi ! Madame, l’aimable Irène ne me connaît-elle plus ?

IRÈNE.

Avant les malheurs de ma patrie, je connaissais un prince qui s’appelait Comnène, et qui sortait d’un sang illustre à qui le mien était allié, mais je ne le reconnais plus dans le favori de Mahomet, dans un homme infidèle à son Dieu, et qui a pu se résoudre à l’ignominie de s’appeler Ibrahim.

IBRAHIM.

Il est vrai, Madame, ma condition est changée ; devenu prisonnier de Mahomet, réduit au triste choix de l’esclavage ou du turban, accablé de la misère de ma situation, sans espérance d’en sortir, entouré des ruines de notre Empire, dont il ne reste plus que Constantinople qu’on assiège et qui va tomber à son tour ; je l’avoue, Madame, j’ai succombé, j’ai cédé aux offres du Sultan, je suis devenu Ibrahim, et vous me méprisez. Je n’ai rien à vous répondre ; vous voici dans l’état où j’étais. Captive du Sultan comme moi, exposée à des fers encore plus tristes ; je ne parle point du péril d’une mort sanglante ; dans le cas où vous êtes, nos pareils la demanderaient en grâce, et l’on nous la refuse ; nous ne pouvons la trouver que dans les langueurs de la servitude, et l’on ne nous fait expirer qu’en nous abandonnant au supplice de vivre. C’est à cette épreuve où je vous attends, Madame, elle a rebuté mon courage ; si le vôtre la soutient, vous aurez meilleure grâce à me trouver méprisable.

IRÈNE.

Allez Ibrahim, ne travaillez point à m’épouvanter, vous avez quitté votre Dieu, ne soyez point son ennemi jusqu’à le poursuivre dans les autres, ne lui enviez point les cœurs qu’il se réserve ; pourquoi me tentez-vous ? pourquoi m’exagérer le péril ? votre crime vous fait-il haïr mon innocence ? je ne vous crois encore que coupable, auriez-vous le malheur d’être devenu méchant ?

IBRAHIM.

Votre zèle est injuste, Madame, et cet emportement que je ne mérite pas…

IRÈNE.

Dans l’état odieux où je vous vois, quand je ne fais que vous soupçonner, je vous épargne. Finissons, vous êtes venu pour me parler, est-ce-là tout ce que vous aviez à me dire ?

IBRAHIM.

Vous avez touché le cœur du Sultan, Madame ; son amour, si vous le ménagez, peut vous donner le rang d’épouse, que ses pareils n’accordent à personne, et dans l’espérance que j’en conçois moi-même, je n’ai pu lui refuser de vous prévenir sur ses sentiments, et de lui rapporter les vôtres.

IRÈNE, à part.

Juste Ciel !

IBRAHIM.

Que voulez-vous que je lui réponde ?

IRÈNE.

Rien ; je ne saurais me résoudre à vous charger de ma réponse.

IBRAHIM.

Quel est donc le motif qui vous arrête, Madame ?

IRÈNE.

La pitié qui me saisit pour vous ; je ne saurais me prêter à l’avilissement où Mahomet vous plonge, vous n’êtes point fait pour servir ses amours, et mon indignation même vous refuse la flétrissure que vous me demandez.

IBRAHIM.

De quel avilissement, de quel déshonneur est-il donc question pour moi, Madame ? je ne dois sentir ici que l’injure que vous me faites ; quand je vous apprends que le Sultan vous aime, je vous l’ai déjà dit, c’est qu’il peut vous offrir sa main, du moins je le crois, et c’est dans cet esprit que je vous parle, je ne viens que pour vous consoler.

IRÈNE.

Me consoler, moi, Comnène ? eh ! d’où mon cœur pourrait-il recevoir la moindre joie ? que peut-il désormais arriver qui me regarde ? la désolation de ma patrie est-elle un songe ? mon père et mon frère n’ont-ils pas péri ? les morts sortent-ils du tombeau ? à quoi donc puis-je encore m’intéresser sur la terre ? biens, honneurs, liberté, parents, amis, tout y a disparu pour moi, tout y est étranger pour Irène.

IBRAHIM.

Ce que vous avez de plus cher y reste peut-être encore.

IRÈNE.

Je n’y vois plus qu’un tyran qui m’y tient captive, que des barbares qui m’environnent, et qu’un Ibrahim qui rit de ma douleur.

IBRAHIM.

Rassurez-vous, Madame, ce père et son fils que vous pleurez…

IRÈNE.

Ah Ciel ! achevez, Comnène, expliquez-vous, il serait cruel de me tromper.

IBRAHIM.

Si le Ciel vous les avait conservés ?

IRÈNE.

Quoi ! Comnène, ils vivraient ? Serait-il possible ? ils vivraient ? les avez-vous vus ? me sera-t-il permis de les voir ?

IBRAHIM.

L’Empereur ne m’en a pas appris davantage, et sans doute il n’est permis qu’à lui de vous dire le reste.

IRÈNE.

Eh bien, Comnène, courez lui parler, conjurez-le de hâter ma joie, qu’il me les montre, qu’il se rende à mon impatience ; je lui pardonne tout, si je les vois paraître : quelqu’un vient, je me retire, soyez sensible à mon inquiétude, et revenez m’en tirer, si vous ne m’abusez pas.

IBRAHIM.

Vous n’attendrez pas longtemps, Madame.

 

 

Scène II

 

IBRAHIM, MAHOMET, ROXANE

 

MAHOMET.

C’est Irène que vous quittez, Ibrahim ?

IBRAHIM.

Oui, Seigneur, elle sait que vous l’aimez, et m’a paru l’apprendre sans colère ; je ne dis pas que son cœur se promette encore au vôtre, mais elle est dans la douleur, elle est chrétienne, elle gémit d’une infortune qu’elle doit à vos victoires, et cependant elle est tranquille au récit de votre amour. Je ne dis pas assez ; quand je lui ai fait espérer qu’on pouvait lui rendre ce père et ce frère qu’elle regrette, sa reconnaissance pour ce bienfait m’a surpris, on eût dit qu’elle était charmée d’y trouver un motif de ne vous plus haïr ; j’oublie tout, je lui pardonne tout, s’est-elle écriée dans le transport d’un cœur qui se réconciliait avec vous, et je me suis chargé de l’avertir quand elle pourrait les voir.

MAHOMET.

Ne tardez donc pas, Ibrahim, allez lui assurer qu’ils vivent et qu’ils me sont chers, et dites qu’on les amène ici dans l’instant qu’Irène y sera venue.

IBRAHIM.

Seigneur, ils étaient dans les fers, quand je les ai reconnus ; est-ce dans cet état que vous ordonnez qu’on les amène ?

MAHOMET.

Oui, je veux qu’Irène les en délivre elle-même, c’est un plaisir que je réserve à sa tendresse.

IBRAHIM.

Je cours exécuter vos ordres, mais, Seigneur, pendant que vos faveurs se répandent sur eux, daignez vous ressouvenir qu’à mon tour j’attends mon bonheur de vous, qu’il en est un que vous avez promis de m’obtenir de cette princesse, et que mon cœur...

ROXANE.

J’ignore les promesses que l’Empereur vous a faites, mais si j’y suis intéressée, j’espère qu’il ne les remplira pas sans mon aveu, et c’est sa bonté qui m’en assure.

MAHOMET.

Ibrahim, vous savez que je vous aime, et ma faveur vous doit suffire, je hais les désirs importuns ; allez, laissez-moi le soin de vous rendre heureux, et ne prétendez pas me gêner dans les grâces que je vous destine.

 

 

Scène III

 

MAHOMET, ROXANE

 

ROXANE.

Je vous l’avoue, Seigneur, le discours d’Ibrahim m’effraye ; daignez m’instruire de ce qu’il ose attendre.

MAHOMET.

J’avais dessein de vous le proposer pour époux ; je viens de soumettre les chrétiens à mon Empire, j’en ai triomphé par les armes, mais tout vainqueur que j’en suis, je ne les regarde pas comme des sujets, ce ne sont encore que des ennemis vaincus, à qui ma victoire donne un tyran qu’ils craignent, et non pas un maître qu’ils respectent. Ils m’obéissent dans un effroi sauvage qui a toujours inspiré la révolte, et je voulais les rassurer par l’honneur que j’aurais fait à Comnène ; il est, dit-on, d’un sang qu’ils estiment, mais j’ai changé d’avis sans m’écarter de mon projet. Non, ce n’est plus à lui, Roxane, qu’il faut que votre cœur s’accorde, et votre frère aujourd’hui vous le demande pour un autre.

ROXANE.

Mon cœur se refusait à Ibrahim, mais ma main serait à lui si vous l’ordonniez ; c’est vous dire que vous pouvez en disposer à votre gré ; après cela, Seigneur, puis-je savoir à qui vous voulez que je la donne ?

MAHOMET.

Ce qui va se passer vous l’apprendra, Roxane, mais tandis que nous sommes seuls, ne me dissimulez rien. Vous étiez avec moi quand on m’a présenté les deux chrétiens, dont l’un, à ce qu’on assure, est le père d’Irène, et l’autre son frère ; que pensez-vous du dernier ? je vis vos yeux s’attacher sur lui.

ROXANE.

Son sort me touchait, Seigneur, je le plaignais d’être si jeune et déjà captif.

MAHOMET.

Répondez avec franchise ; il joint aux grâces de la jeunesse une physionomie noble et touchante, et vous l’avez remarqué.

ROXANE.

Vous lui parliez, Seigneur, et j’écoutais.

MAHOMET.

Ce n’est pas tout, ses regards à lui-même se fixaient sur vous, il était sensible à vos charmes.

ROXANE.

J’ignore à quoi tend ce discours qui m’embarrasse.

MAHOMET.

Vous rougissez, je ne vous presse point de m’en avouer davantage, c’est assez que vous m’entendiez là-dessus, et voici ce qui me reste à vous dire. Jusqu’ici je n’avais point connu l’amour ; le féroce orgueil de vaincre, l’honneur d’effrayer des peuples et de subjuguer des États, le plaisir tumultueux de la guerre et du carnage, et tout ce que la gloire des héros porte avec elle de redoutable, voilà les douceurs qui me flattaient ; je n’en voyais point de plus dignes de charmer une âme qui nous vient du Ciel, et dont, à mon gré, les inclinations devaient être aussi superbes que son origine. Dieu même est appelé le Dieu des combats ; on l’a peint la foudre à la main ; rien ne nous frappe tant que sa puissance, et je croyais qu’à son exemple, pour être le plus heureux de tous les hommes, il fallait en être le plus terrible. Je me trompais, Roxane ; Irène m’a désabusé. Le vrai bonheur ne se trouve ni dans la victoire ni dans la terreur qu’on répand après elle. Ce sang dont nos lauriers sont teints, ces ravages dont nous consternons la terre, et les gémissements des peuples, mêlent à nos plaisirs je ne sais quoi d’inquiet et de funeste qui les corrompt. J’ai senti quelquefois en moi-même la nature s’attrister de ma lugubre gloire, et condamner la joie que mon orgueil osait en prendre. Que le plaisir d’aimer est différent, Roxane ! quelle douce sympathie entre l’amour et nous ! on dirait que nos cœurs, quand ils aiment, ont trouvé leur véritable bonheur. J’ai senti des bornes à tous les autres plaisirs, aucun ne m’a pénétré tout entier. Le fond de mon cœur leur a toujours été inaccessible, ils l’ont toujours laissé solitaire. L’amour seul m’a rempli, lui seul a versé dans mon âme des douceurs aussi intarissables que mes désirs. Depuis que j’aime, je ne me reconnais plus moi-même, j’ai perdu cette fierté farouche qui me rendait si formidable ; je me voyais seul au milieu des hommes ; l’humanité tremblante ne laissait autour de moi que des esclaves, et ne m’accordait pas un cœur qui voulût s’associer au mien ; j’étais comme exilé sur le trône. Tout a changé, Roxane ; il semble que mon amour ait fait ma paix avec tous les cœurs, ils se rapprochent, ils me pardonnent ; c’est ainsi que je le sens, enfin tout me paraît aimable, et je crois l’être devenu moi-même. Ah ! Roxane, si tel est mon sort à présent que j’aime : quel serait-il donc si j’étais aimé.

ROXANE.

Aimé, Seigneur ! eh comment ne le seriez-vous pas, vous qui dans l’âge le plus aimable, nous montrez déjà le plus grand des hommes, vous que l’univers honore de son respect et de son admiration ? Vos pareils n’ont qu’à se déclarer, Seigneur, il n’est point de fierté que le don de leur cœur ne confonde, et si votre choix est tombé sur Irène…

MAHOMET.

Eh ! quelle autre qu’Irène eût pu triompher de Mahomet ? il n’était réservé de me soumettre qu’à l’objet le plus parfait dont le Ciel ait honoré la terre. Je ne l’ai vue qu’un instant parmi les captives ; sa douleur l’accablait, ses yeux étaient baignés de larmes. Dans cet état un de ses regards tomba sur moi ; ce regard étonna mon âme altière, me confondit, m’humilia, me rendit plus suppliant qu’elle. Il vengea dans mon cœur la douleur du sien, il me punit de ma victoire, me condamna comme un tyran et me laissa saisi d’un attendrissement qui n’a fini que par l’amour le plus violent qui fût jamais ; le croiriez-vous, Roxane ? Je n’ai point encore osé reparaître ; j’ai craint ses yeux qui m’ont déjà reproché leurs larmes. Chargé du crime de l’avoir affligée, je n’étais pas digne de la revoir, je me cachais à sa colère, et j’attendais que le temps m’eût rendu plus supportable à sa haine, mais enfin le moment est venu, on a découvert ces deux chrétiens qu’elle regrettait, je vais les lui remettre, et j’oserai me montrer à la faveur de ce bienfait. Vous, Roxane, qui voyez l’ardeur que j’ai de lui plaire, j’ai besoin que votre cœur m’aide à réussir ; je vois Irène qu’on nous amène, et ce que je vais faire vous instruira du service que je vous demande.

 

 

Scène IV

 

MAHOMET, ROXANE, THÉODORE, père d’Irène, LASCARIS, son frère, IBRAHIM, IRÈNE

 

Théodore et Lascaris ont encore leurs fers.

IRÈNE.

Où suis-je ? où me conduisez-vous ?

À Ibrahim.

Cruel, vous m’avez donc trompée.

Et puis voyant son père et son frère qu’on amène d’un autre côté.

Ah ciel ! ah mon père ! est-ce vous que j’embrasse ? et vous, mon frère, je vous retrouve, et tous deux languissants dans les fers ?

À Mahomet.

Ah ! Seigneur, vous qui me les rendez, pourquoi vos bontés me laissent-elles encore tant de douleur ? hélas, ils sont captifs, pourquoi mêler tant d’amertume à ma joie ?

MAHOMET, allant les délivrer.

Goûtez-la toute pure, et que leurs fers disparaissent ; venez, Irène, aidez-moi vous-même à les en délivrer, et que vos mains se joignent aux miennes pour en réparer l’outrage.

THÉODORE.

Quoi vous-même, Seigneur !

MAHOMET.

Ne m’en empêchez pas, la générosité est le droit du vainqueur, recevez tous deux ce que je fais comme un gage de mon amitié et des honneurs qu’elle vous destine ; votre Empire a passé sous mes lois, et mes victoires vous ont coûté des soupirs ; vous aviez dans vos fers la liberté de me haïr et vous l’avez encore, mais si vous êtes généreux, vous ne la garderez pas longtemps, mes bienfaits m’en répondent ; et vous, Irène, à qui je rends un père qui vous est si cher, oubliez désormais vos malheurs et daignez me suivre avec lui, venez voir Mahomet apprendre aux siens combien il veut qu’on vous honore.

À Lascaris.

Vous, jeune chrétien, sur le front de qui l’on voit empreint tant de courage et de noblesse, attendez tout de mon estime, je n’interdis nul espoir à votre cœur, je ne mets rien ici au-dessus de son audace, vous-même vous n’êtes plus à moi.

Et en lui montrant Roxane.

Cette Princesse vous a dégagé de mes fers, vous pouvez changer de maître, et je vous laisse avec elle, sortons.

 

 

Scène V

 

LASCARIS, ROXANE

 

LASCARIS.

Vous n’êtes plus à moi et je vous laisse avec elle ; que peut signifier ce discours ? je n’ose l’interpréter, Madame.

ROXANE.

L’Empereur s’est assez expliqué, vous ne lui appartenez plus.

LASCARIS.

Il m’a permis de changer de maître et je me jette à vos genoux pour obtenir que je vous appartienne. Si vous y consentez, j’aimerai mieux mon sort que celui de l’Empereur même.

ROXANE.

Levez-vous, Lascaris.

LASCARIS.

Ne vous offensez pas du transport qui m’échappe ; à l’aspect de tant de beautés, il n’est point de raison qui ne s’égare.

ROXANE.

Non, vous ne m’offensez point, je vous crois digne de moi, Lascaris, vous me paraissez vertueux, et la véritable fierté excepte de ses dédains un cœur tel que le vôtre ; je n’en méprise donc point l’hommage, vous dirai-je encore plus ? je l’estime.

LASCARIS.

Qu’entends-je ? Ah ! Princesse.

ROXANE.

Je vous ai plaint dès que je vous ai vu.

LASCARIS.

J’ai donc été dès cet instant le plus heureux de tous les hommes ; quoi ! Roxane me plaignait ?

ROXANE.

Roxane a souhaité la fin de vos infortunes, puissent-elles enfin être terminées ! puisse le Ciel exaucer mes vœux ! mais rejoignons l’Empereur ; à peine Irène vous a-t-elle vu, et sa tendresse vous attend, sans doute, avec impatience.

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