Ésope à la Cour (Edme BOURSAULT)

Comédie héroïque en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 16 décembre 1701.

 

Personnages

 

CRÉSUS, Roi de Lydie

ÉSOPE, Ministre d’État

TIRRÈNE, du Conseil de Crésus, secret ennemi d’Ésope

TRASIBULE, du Conseil de Crésus, secret ennemi d’Ésope

IPHIS, Favori disgracié

ARSINOÉ, Princesse, Parente et Maîtresse de Crésus

LAÏS, Confidente d’Arsinoé

PLEXIPE, fade Courtisan

RHODOPE, Maîtresse d’Ésope

LÉONIDE, Esclave de Thrace, Mère de Rhodope

IPHICRATE, vieux Général d’Armée

CLÉON, jeune Colonel

M. GRIFFET, Financier

ATIS, Capitaine des gardes de Crésus

LICAS, Domestique d’Ésope

GARDES

 

La scène est à Sardis, Ville Capitale de Lydie.

 

 

À MADAME DE VILLEQUIÈRE

 

Madame,

 

Voici les derniers hommages d’un Auteur que vous avez honoré de votre estime pendant sa vie, et de vos regrets à sa mort : et je ne saurais rien faire de plus glorieux pour sa mémoire, que de remplir ses souhaits en exécutant le dessein qu’il avait formé, de mettre sous l’honneur de votre protection, Madame, celui de tous ses Ouvrages qu’il en eût cru le moins indigne, s’il avait eu le temps d’y donner toute sa perfection. C’est donc Ésope qui cherche à paraître sous un aussi beau Nom que le votre, pour faire, s’il est possible, un peu oublier sa laideur. À qui pouvait-il mieux consacrer ses maximes de vertu qu’à une Femme si vertueuse ? Quelle plus juste preuve de toute sa morale que toute votre conduite ? Et qui peut mieux enfin autoriser ses Fables a la Cour, que vous, Madame, qui en êtes et l’ornement et l’exemple ? Ne l’allez-vous point déjà imposer silence, Vous, Madame, qui n’avez à la fin accepté qu’à de si rigoureuses lois l’hommage que feu Monsieur Boursault avait pris la liberté de vous destiner ? Je vous avoue que je ne pus alors ni empêcher de murmurer un peu de cette modestie que j’avais admirée tant de fois ; et que je vous trouvai bien injuste, d’être si ennemie des louanges et de les mériter si bien. Sans vous, Madame, sans vos défenses, que n’aurais-je pas dit de ce Mérite encore supérieur à votre Rang ; de cette grandeur d’Âme qui vous élève si fort au-dessus de votre Sexe ; de cette Beauté si éclatante, et en même temps si modeste, qui ne veut inspirer que du respect ; de cette Majesté répandue sur toute votre Personne, sur toutes vos actions ; de cette douceur prévenante ; de cette aimable égalité qui vous gagne tous les cœurs ; de cette bonté naturelle qui laisse un si libre accès à tous ceux qui y ont recours ; de cette pénétration d’esprit ; de cette élévation de sentiments ; de ce discernement si juste ; de cette solidité si rare... Mais pourquoi faut-il retenir mon zèle ? Est-ce ma faute, Madame, s’il me trahit malgré moi ? Est-il si facile de ne pas s’oublier auprès de vous ? Et en faveur de tant de respect, ne me passerez-vous point un peu de désobéissance ? Que vous ai-je dit au prix de tout ce que j’aurais à vous dire, au prix de tout ce que je ressens ? L’effort que je me fais pour me taire est encore assez grand pour mériter que vous m’en teniez un peu compte, et que vous daigniez accepter les témoignages respectueux et sincères de la profonde vénération avec laquelle je suis,

 

Madame,

 

Votre très humble et très obéissante servante,

 

M. MILLEY BOURSAULT.

 

 

AVIS AU LECTEUR

 

On n’a pas donné cet Ouvrage au Public comme une Pièce sort exacte dans toutes les régies du Théâtre, mais comme d’excellents traits de morale, et de parfaitement beaux Vers qu’avait composés feu Monsieur Boursault, en attendant qu’il y donnât lui-même tout le jeu et toute la liaison qui y étaient nécessaires. La mort l’a empêché d’y mettre la dernière main : et c’est ce qui y a laissé quantité d’endroits, auxquels il n’eût pas manqué de donner toute une autre forme. On sait assez quel était son heureux génie et sa facilité à mettre ses Ouvrages dans le point qu’il faut pour plaire : et cela suffit pour le justifier, et pour faire passer les bons esprits surtout ce qui a arrêté les esprits critiques et difficiles. On ne dit rien ici de plus ni sur l’Ouvrage, ni sur l’Auteur, dont le Public connait tout le mérite ; on avertit seulement que la troisième Scène du troisième Acte n’est imprimée avec des guillemets, que parce qu’on ne la joue pas sur le Théâtre ; n’y étant pas tout-à-fait convenable. Il faut pourtant avouer que cette Scène est très bonne en foi : et que le motif sur lequel Ésope presse son Athée de croire, s’il n’est pas bien convainquant, est du moins très raisonnable. Il ne s’agissait pas ici de convaincre un Philosophe sur l’existence des Dieux ; mais de combattre dans un Courtisan un défaut commun à la Cour, de n’y pas croire grand’chose : Or il est constant que la plupart des gens de ce caractère ne doutent pas avec fondement, mais seulement par libertinage, Se parce qu’ils veulent douter, et qu’ils n’envisagent la mort que comme sort éloignée. L’expérience fait assez voir que rien au monde n’est plus faible dans le péril et à la vue d’une mort prochaine, que la plupart de ces Esprits forts : C’en est allez pour autoriser Ésope à leur faire des reproches, de ce qu’ils ne veulent pas croire dans leur vie ces mêmes Dieux qu’ils invoquent à la mort.

 

 

PROLOGUE

 

UN PETIT GÉNIE.

Que direz-vous, Messieurs, à moins d’être indulgents,

De voir d’abord paraître un marmot sur la Scène ?

Est-il à présumer que je vaille la peine

D’amuser tant d’honnêtes gens ?

Au bonheur d’être grand j’aurais tort de prétendre ;

C’est un bien qui m’est interdit :

L’auteur pour son génie ayant voulu me prendre,

Se faut-il étonner que je sois si petit ?

Je laisse aux grands esprits à choisir dans l’Histoire

Des événements de grand poids ;          

C’est un si vaste champ que le champ de la Gloire,

Qu’on y peut arriver par différents endroits.

Les Grecs et les romains ont épuisé les veilles

Des Racines et des Corneilles :

Molière a critiqué les habits et les mœurs ;

Et je souhaiterais, avec l’aide d’Ésope,

Pouvoir déraciner des cœurs

Les vices qu’on y développe.

 

« Quel petit génie est-ce là ?

Diront ceux qui sont las des Fables :

« Pour qui nous croit-il prendre, en débitant cela,

Pour qui ? Pour des gens raisonnables ;

Pour des gens de bon goût, qui, loin d’être l’appui

Des impertinences d’autrui,

Sont ravis de les voir pour s’empêcher d’en faire.

Les plus judicieux conseils

À nous porter au bien servent moins d’ordinaire

Que les fautes de nos pareils.

 

Ne vous attendez pas à des éclats de rire

Dans ce qu’on va représenter :

L’intention de la Satyre

Est d’instruire et non de flatter.

Quoique depuis Ésope, il plaise aux Destinées

Avoir fait écouler plus de deux mille années,

(Ou la chronologie a tort ;)           

Tous les Hommes étant des Hommes,

Ceux des siècles passés et du temps où nous sommes

Ont toujours eu quelque rapport.

 

Si quelqu’un, par hasard, d’un mauvais caractère

S’y trouve si bien peint qu’il soit presque parlant ;

Il ne tient qu’à lui de bien faire,

Il ne sera plus ressemblant.

 

Je ne vous dis rien de l’ouvrage ;

S’il mérite votre suffrage,

Sans vous le demander, il est sûr de l’avoir.

Mon but, en le faisant, fut l’honneur de vous plaire :

C’est le plus digne salaire

Que j’en puisse recevoir.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

TIRRÈNE, TRASIBULE

 

TIRRÈNE.

Non, je ne puis garder plus longtemps le silence :

Ma haine pour Ésope a trop de violence.

Crésus infatué d’un objet si hideux,

Le voyant de retour nous néglige tous deux.

Notre zèle est suspect, quelque pur qu’il puisse être :

De l’esprit de ce prince il s’est rendu le maître :

Pour l’obséder lui seul il l’éloigne de nous :

Et prêt à l’abîmer vous hésitez.

TRASIBULE.

Moi ?

TIRRÈNE.

Vous.

Quel sujet vous oblige à différer sa perte ?

Prenons l’occasion qui nous en est offerte.

Nous avons de sa fourbe un fidèle témoin,

À détromper Crésus appliquons notre soin.

Qu’attendez-vous ?

TRASIBULE.

J’attends que nous lui voyions faire

Ce qu’avant son voyage il faisait d’ordinaire.

Ébloui d’un Trésor qu’il ne pouvait trop voir,

Il l’allait visiter le matin et le soir.

Ne le détournons point de sa première route ;

Et craignons qu’en ce lieu quelqu’un ne nous écoute,

Des États de Crésus ayant fait tout le tour,

Avec un bien immense il en est de retour.

Et son Trésor grossi grossira la tempête

Qui demain, au plus tard, doit écraser sa tête.

Soyez dans votre haine aussi ferme que moi,

Et croyez...

TIRRÈNE.

Parlez bas : il vient avec le Roi.

Du retour de ce traître il a l’âme charmée.

 

 

Scène II

 

CRÉSUS, TIRRÈNE, TRASIBULE, ÉSOPE, IPHIS, SUITE

 

CRÉSUS, à Tirrène et à Trasibule.

Trouvez-vous au Conseil à l’heure accoutumée.

Allez. Demeure, Ésope. Et vous, Iphis, sortez.

IPHIS.

Eh ! Seigneur, se peut-il qu’après tant de bontés ?

CRÉSUS.

Mon ordre est une Loi : c’est moi qui vous l’annonce :

Sortez. Je ne veux point d’inutile réponse.

IPHIS.

Si mon zèle...

CRÉSUS.

Je hais les discours superflus.

Iphis, sortez, vous dis-je, et ne me voyez plus.

 

 

Scène III

 

CRÉSUS, ÉSOPE

 

CRÉSUS.

Pour toi, mon cher Ésope, il faut que je t’avoue,

Que de ton équité tout le monde se loue.

Il n’est grands ni petits des endroits d’où tu viens,

Qui ne fassent des vœux pour mes jours et les tiens.

Après avoir été par l’ordre de ton Prince,

Réformer les abus de Province en Province,

Il ne te restait plus qu’à hâter ton retour,

Pour venir réformer les abus de ma Cour.

Rends les vices affreux à tout ce que nous sommes ;

Tous les hommes en ont, et les Rois sont des hommes.

Le ciel qui les choisit les élève assez haut

Pour faire voir en eux jusqu’au moindre défaut.

Loin de flatter les miens dans ce degré suprême,

À corriger ma Cour commence par moi-même :

Règle ce que je dois suivant ce que je puis ;

Et rends-moi digne, enfin, d’être ce que je suis.

ÉSOPE.

Seigneur, vous obéir est ma plus forte envie :

C’est à vous que mon zèle a consacré ma vie :

Mais dans l’heureux état où vos bontés m’ont mis,

Ne me commandez rien qui ne me soit permis.          

Il est beau qu’un Monarque aussi grand que vous l’êtes,

Pour s’immortaliser, fasse ce que vous faites :

Qu’au gré de la justice il règle son pouvoir ;

Et qu’exempt de défauts il ait peur d’en avoir.

Mais si vous en aviez, quel homme en votre Empire

Serait assez hardi pour oser vous le dire ?

Ce n’est point pour les Rois qu’est la sincérité :

Tout se farde à la Cour, jusqu’à la vérité.

L’encens fait un plaisir dont l’âme extasiée

Jamais jusqu’à ce jour ne s’est rassasiée ;

Et l’on étale aux Rois d’un plus tranquille front

Les vertus qu’ils n’ont pas que les défauts qu’ils ont.

CRÉSUS.

Et c’est, mon cher Ésope, à quoi, s’il est possible,

Tu me dois empêcher d’avoir le cœur sensible.

Quel Monarque a-t-on vu, pendant qu’il a régné,

Qui de mille vertus ne fût accompagné ?

Les Rois qui sur ma tête ont transmis la Couronne

Ont eu, quand ils régnaient, tous les noms qu’on me donne ;

Et ceux, après ma mort, qui me succéderont,

Les auront à leur tour pendant qu’ils régneront.

Par là je m’aperçois, ou du moins je soupçonne

Qu’on encense la place autant que la personne ;

Qu’on me rend des honneurs qui ne sont pas pour moi ;

Et que le trône enfin l’emporte sur le Roi.

Si tu veux que ta foi ne me soit point suspecte,

Ne souffre dans ma Cour nul flatteur qui l’infecte :

L’équité, qui partout semble emprunter ta voix,

Est ce qu’on s’étudie à déguiser aux Rois.

Pour me la faire aimer, fais-la-moi bien connaître ;

Je t’en prie, en ami ; je te l’ordonne, en Maître.

Je suis jeune, et peut-être assez loin du tombeau ;

Mais que sert un long règne, à moins qu’il ne soit beau ?

De ton zèle pour moi, donne-moi tant de marques,

Que je ressemble un jour à ces fameux Monarques,

Qui pour veiller, défendre et régir leurs États,

En sont également l’œil, l’esprit et le bras.

Guide mes pas toi-même au chemin de la Gloire.

ÉSOPE.

Les Rois presque toujours y vont par la victoire :

Leurs plus nobles travaux sont les travaux guerriers.

Eh ! quel Prince a-t-on vu plus couvert de lauriers !

Après avoir deux fois vu Samos dans vos chaînes,

Vaincu cinq Rois voisins, et fait trembler Athènes,

Pour en vaincre encore un, qui les surpasse tous,

Vous n’avez plus, Seigneur, à surmonter que vous.

Sans être conquérant, un Roi peut être Auguste.

Pour aller à la gloire, il suffit d’être juste.

Dans le sein de la paix faire de toutes parts

Dispenser la Justice et fleurir les beaux Arts ;

Protéger votre Peuple autant qu’il vous révère,

C’est en être, Seigneur, le véritable Père ;

Et Père de son Peuple est un titre plus grand

Que ne le fut jamais celui de Conquérant.

Je vous parle, Seigneur, en serviteur fidèle.

CRÉSUS.

Eh ! qui sait mieux que moi la grandeur de ton zèle ?

Poursuis. N’interromps point des avis si prudents :

Et des soins du dehors passe à ceux du dedans.

Examine ma Cour, et n’y souffre aucun vice :

Bannis-en les abus : chasses-en l’injustice :

Ta bonté pour le Peuple a pris des soins si grands...

ÉSOPE.

Que le Peuple et la Cour, Seigneur, sont différents !

Quoiqu’on nomme le Peuple un Monstre à plusieurs têtes,

Si les uns sont grossiers, les autres sont honnêtes.

Dans les moins délicats j’ai trouvé tant de foi,

Qu’une seule parole est pour eux une Loi.

La Cour, en apparence, a bien plus de justesse :

C’est le séjour de l’art et de la politesse :

Mais combien de chagrins y faut-il essuyer ;

Et sur quelle parole ose-t-on s’appuyer :

Tout rares qu’ils y sont, les amis s’embarrassent :

Tels voudraient s’étouffer que l’on voit qui s’embrassent :

Pour un dont la vertu trouve un heureux destin,

Mille vont à leur but par un autre chemin :

L’un qui pour s’élever n’a qu’un faible mérite,

Sous un dehors zélé cache un cœur hypocrite :

L’autre met son étude à vous donner des soins,

Quand il sait que vos yeux en seront les témoins :

Celui-ci fait du jeu sa capitale affaire :

Cet autre en plaisantant devient sexagénaire :

Et l’on arrive ainsi, presqu’en toutes les Cours

D’un pas imperceptible à la fin de son cours.

On est si dissipé qu’avant que de connaître

Ce que c’est que d’être homme, on y cesse de l’être :

Et ceux qui de leur temps examinent l’emploi,

Trouvent qu’ils ont vécu, sans qu’ils sachent pourquoi.

CRÉSUS.

Je reconnais ma Cour, je ne puis te le taire,

Au fidèle tableau que tu me viens de faire :

Mais un trait important que tes soins ont omis,

Un Roi ne sait jamais s’il a de vrais amis.

De tant de Courtisans, qui toujours sur mes traces

N’accompagnent mes pas que pour avoir des grâces,

Je ne puis distinguer au rang où je me voi

Ceux qui m’aiment pour eux, ou qui m’aiment pour moi.

Je voudrais quelquefois, pour savoir si l’on m’aime,

Pendant un mois ou deux me voir sans Diadème :

Et dans mon premier rang être ensuite remis

Pour ne me plus méprendre au choix de mes amis.

Que sais-je qui me flatte ou qui me rend justice ?

Je ne dis pas un mot, que chacun n’applaudisse :

Et si l’on prévoyait ce que je dois penser,

On m’applaudirait même avant de m’énoncer.

Je confonds le faux zèle avec le véritable.

ÉSOPE.

Permettez-moi, Seigneur, de vous dire une Fable.

Jamais la vérité n’entre mieux chez les Rois

Que lorsque de la Fable elle emprunte la voix.

 

LE LION, L’OURS, LE TIGRE ET LA PANTHÈRE

 

Par cent fameux exploits un Lion renommé,

Ayant su d’un vieux Cerf, qu’il connaissait fidèle,

Que souvent tels et tels, dont il était charmé

Payaient ses bontés d’un faux zèle,

En voulut par lui-même être mieux informé.

Il fait venir un Tigre, un Ours, une Panthère,

Après à la curée, et qui, sans hésiter,

Quand de quelque désordre ils pouvaient profiter,

De la peine d’autrui ne s’inquiétaient guère.

« Mes Amis, leur dit-il, à qui j’ai si souvent

« Confié le soin de ma gloire,

« Je crois, sans me flatter d’un espoir décevant,

« Avoir un sûr moyen de vivre dans l’Histoire.

Alors faisant semblant d’être encor dans l’erreur

D’ignorer leur artifice,

Il leur propose une injustice,

Dont lui-même avait de l’horreur.

« Pesez bien, leur dit-il, ce que je vous propose,

« Et surtout que ma gloire aille avant toute chose,

« Je n’ai rien de plus important.

« Ce que vous proposez est juste et nécessaire,

Répond tout d’une voix la troupe mercenaire ;

« Et rien ne le fut jamais tant.

« Pensez-y deux fois plutôt qu’une,

Reprit doucement le Lion ;

« Et, si je vous suis cher, ayez soin de mon nom :

« Les Rois ont moins besoin d’augmenter leur fortune,

« Que de voir croître leur renom.

« Seigneur, répond encor la bande insatiable,

« Quelque dessein que vous ayez,

« Pour rendre une chose équitable,

« Il suffit que vous la vouliez.

« Dangereux Conseillers, Adulateurs infâmes,

Dit le Lion terrible en élevant sa voix ;

« Je trouve de si basses âmes

« Indignes d’approcher des Rois.

« Fuyez loin de moi, troupe avide,

« Qui des faibles Agneaux et du Chevreuil timide

« Êtes si justement l’effroi :

« C’est votre intérêt qui vous guide,

« Ce n’est point la gloire du Roi.

D’un exil éternel ayant puni l’audace

De leurs conseils pernicieux,

Il menaça de la même disgrâce

Les Animaux qui briguèrent leur place,

S’ils ne la remplissaient pas mieux.

 

Une mémorable victoire,

Que sur trois Léopards il eut le même jour ;

À l’éclat de sa vie ajouta moins de gloire

Que de s’être défait de ces pestes de Cour.

 

Pour expliquer l’Énigme et dévoiler l’Emblème,

Croyez-vous qu’un Monarque aussi grand que vous-même

Ne fît pas une belle et louable action

D’imiter quelquefois l’adresse du Lion ?

De ce trait d’équité plus que d’une Victoire

Vos sujets dans leur cœur garderaient la mémoire :

Et ceux qui sont admis dans le Conseil des Rois,

En donnant leur avis y penseraient deux fois.

Peut-être m’expliquai-je avec trop de franchise.

C’est une liberté que vous m’avez permise.

Je ne sais ce que c’est que de rien déguiser.

CRÉSUS.

Qui ne m’offense point ne doit point s’excuser.

Charmé de tes avis, pénétré de ton zèle,

Et par tant de raisons sûr que tu m’es fidèle,

Je confie à ta foi comme deux grands dépôts,

Et les soins de ma gloire, et ceux de mon repos.

D’Iphis, qui s’est lui-même attiré sa disgrâce,

De l’orgueilleux Iphis je te donne la place.

ÉSOPE.

À moi, Seigneur ?

CRÉSUS.

Sur qui puis-je jeter les yeux

Qui me soit plus fidèle, et qui me serve mieux ?

Qui peut plus sagement gouverner mes finances

Que toi qui fuis le bien et qui hais les dépenses ?

En quelle occasion les peux-tu dissiper ?

Est-ce au superbe train que tu fais équiper ?

Pour contenter ton goût de diverses manières

Te voit-on dépeupler les Airs et les Rivières ?

Et pour éterniser tes desseins fastueux

Enchérir sur ton Maître en Palais somptueux ?

Loin qu’un zèle si pur ait rien que j’appréhende,

Sur quoi que ce puisse être où mon pouvoir s’étende,

Récompenses, honneurs, charges, bienfaits, emplois,

Tu peux de toute chose ordonner à ton choix ;

À ta fidélité tout entier je me livre.

Arsinoé qui vient m’empêche de poursuivre ;

J’ai depuis quelques jours quelques soupçons légers

D’où viennent ses froideurs pour deux Rois étrangers.

Peut-être je me trompe ; et qui soupçonne doute :

Elle prend tes avis, te consulte, t’écoute ;

Sans trahir son secret, ni blesser ton devoir,

Si mon repos t’est cher, tâche de le savoir.

 

 

Scène IV

 

ÉSOPE, ARSINOÉ, LAÏS

 

ARSINOÉ.

Quoi ! le Seigneur Ésope en croit donc être quitte,

Pour m’avoir en passant daigné rendre visite ;

Et son zèle se borne à me voir une fois

Après s’être éclipsé pendant cinq ou six mois ?

Quoique pour lui parler tout le monde l’assiège,

Mon Sexe et ma naissance ont quelque privilège.

Quand j’estime quelqu’un je le vois plus souvent.

ÉSOPE.

Vos bienfaits dans mon cœur sont gravés trop avant

Pour ne pas avouer, si je suis quelque chose,

Que vous seule aujourd’hui vous en êtes la cause.

Le poste où je me vois, n’est-il pas votre don ?

Et cependant, Madame, à quoi vous suis-je bon ?

Ne puis-je à votre gloire être d’aucun usage ?

ARSINOÉ.

À quoi m’étiez-vous bon avant votre voyage ?

J’écoutais vos avis estimés de chacun.

ÉSOPE.

Vous les écoutiez tous, et n’en suiviez aucun.

LAÏS.

Il a raison, Madame, et je ne puis m’en taire.

Vous n’avez pas au monde un Ami plus sincère,

Il ne donne jamais que d’utiles avis ;

Et vous auriez bien fait de les avoir suivis.

ARSINOÉ.

Il me prenait peut-être en de méchantes heures ;

Où mes raisons, Laïs, me semblaient les meilleures.

LAÏS.

Je ne sais ; mais enfin vous avez des appas

Qu’on aurait mis en œuvre, au lieu qu’ils n’y sont pas ;

Vous seriez mariée, et contente.

ARSINOÉ.

Peut-être ;

Lorsque je le voudrai, ne le puis-je pas être ?

LAÏS.

Oui, sans doute, et choisir dans le rang le plus haut ;

Mais vous l’auriez été deux ou trois ans plus tôt.

La jeunesse est, Madame, une saison bien chère ;

Et les moments qu’on perd ne se recouvrent guère.

Quelque beau petit Prince, au Trône destiné,

Pour aller à la gloire, aurait l’heur d’être né ;

Et c’est pour un État un bien si nécessaire,

Qu’on l’aimerait mieux fait que d’être encore à faire.

ARSINOÉ.

Ces plausibles raisons pour le bien des États

Souvent avec le cœur ne s’accommodent pas.

J’aime mieux un Époux qui m’aime et qui me plaise,

Que le Trône d’Argos et que celui d’Éphèse.

Sans en savoir la cause, un mouvement secret

Me fait de ma Patrie éloigner à regret.

Il me semble qu’ailleurs je serais transplantée.           

ÉSOPE.

Vous, Madame ? Partout vous serez respectée.

En quelque lieu du monde où l’on vous puisse voir,

Vous aurez sur les cœurs un absolu pouvoir :

Argos pour le mérite a de l’idolâtrie ;

Et de tous vos pareils le Trône est la Patrie.

Vous seriez Étrangère en un degré plus bas.

LAÏS.

L’amour seul du pays ne vous arrête pas :

Pour monter sur un Trône il n’est rien qu’on ne quitte.

Parlons juste, Crésus est d’un si haut mérite...

ARSINOÉ.

Laïs !

LAÏS.

Serait-ce un mal qu’un si grand Roi vous plût ?

C’est un Prince accompli, si jamais il en fut,

Que dans tous ses projets accompagne la gloire,

Et qui semble à sa suite enchaîner la victoire.

Le Roi d’Argos est laid : celui d’Éphèse  vieux :

Ne dissimulons point, Crésus vous siérait mieux.

Comme il est jeune et beau, vous êtes jeune et belle :

Et vous seriez un couple à servir de modèle.

Vous voyez que je songe à vous fixer ici.

ARSINOÉ.

Hé ! qui t’a commandé de t’expliquer ainsi ?

LAÏS.

Quand je puis obliger ma joie est assez grande          

Pour n’attendre jamais que l’on me le commande.

Lui, comblé de vertus, vous, brillante d’appas,

Cet Hymen à tous deux ne vous déplairait pas.

Qui pourrez-vous trouver, vous et lui, qui vous vaille ?

ÉSOPE.

Je réponds du succès pour peu que j’y travaille ;

Madame ; obligez-moi de me le commander.

Votre gloire est d’un prix à ne point hasarder :

Et je vous dois assez pour oser vous promettre

Que me la confier ce n’est point la commettre.

Est-il un sort plus beau que d’asservir trois Rois !

Croyez-moi, hâtez-vous de choisir un des trois.

L’ordinaire destin des Beautés difficiles,

Est d’avoir des retours de chagrins inutiles :

Qui ne veut point d’un bien quand il le peut avoir,

Ne l’a pas quand il veut, comme vous allez voir.

 

LE HÉRON ET LES POISSONS

 

Il me semble avoir lu dans beaucoup de Volumes

Que lorsqu’on veut trop prendre, on est soi-même pris.

Un Héron, glorieux de voir que de ses plumes

On faisait pour les Rois des aigrettes de prix,

Ne trouvait dans les eaux, hors la Perche et la Truite,

Aucun autre Mets qui lui plût :

Brochet, Carpe, Tanche, et la suite

Étaient pour son gosier des Poissons de rebut.

Un jour d’Été, dès les quatre heures

Que le poisson rentre en ses trous,

Les plus jolis Brochets, les Carpes les meilleures,

À sa discrétion se livraient presque tous ;

Mais ce n’est pas là ce qu’il cherche :

N’ayant pas si matin l’appétit bien ouvert,

Et ne voyant Truite, ni Perche,

Il ne fit pas semblant d’avoir rien découvert.

Sept heures sonnent ; huit ; et son appétit s’ouvre ;

Alors dans la Rivière il fait divers plongeons ;

Et pour tout bien il ne découvre

Qu’une Écrevisse et deux Goujons.

Pour un Oiseau si vain, une si mince proie,

Loin de le contenter, redoubla son dédain.

Cependant le temps passe, et durant qu’il tournoie,

L’exercice augmente sa faim.

Qui le croirait ? Le Héron difficile,

Qui méprisa tant de si beau Poisson,

Sur le Midi, fatigué, las, débile,

Fut bien heureux d’avoir un Limaçon.

 

Du Héron dédaigneux la peinture naïve

Ne nous expose rien qui tous les jours n’arrive :

Des Amants les mieux faits et les plus vertueux,

Une fille à seize ans souffre à peine les vœux :

Son orgueil en rebute autant qu’il s’en présente,

Et tout lui paraît bon quand elle en a quarante.

Sans faire des Amants un si long examen,

Il faut aller au but, et le but est l’Hymen.

L’âge que vous avez est le temps où l’on charme.

Pensez-y.

ARSINOÉ.

Franchement, votre Héron m’alarme :

Et mon cœur inquiet, depuis cette leçon,

A peur d’être réduit au sort du Limaçon.

Plus j’entends vos raisons, plus je les trouve bonnes.

Il est beau de donner des appuis aux Couronnes.

Je suivrai vos avis.

LAÏS.

Le plus tôt vaut le mieux :

Une plante stérile est maudite des Dieux.

Qu’est-ce qu’une Princesse et vertueuse et belle

Peut faire de meilleur qu’une Fille comme elle,

Qui suive son exemple et qui puisse à son tour

Pour un futur Monarque, en mettre une autre au jour ?

On ne peut du beau temps faire un trop bon usage.

ARSINOÉ.

Je ne l’écoute pas : Elle est folle.

ÉSOPE.

Elle est sage,

Et raisonne si bien sur ce que nous disons,

Que j’entre avec plaisir dans toutes ses raisons.

Quand pour faire des Rois le Ciel veut que l’on vive,

C’est offenser les Dieux de demeurer oisive.

Et chacun dans l’Automne a des remords cuisants

D’avoir en bagatelle employé le Printemps.

Pardon. J’ai le malheur d’être un peu trop sincère.

ARSINOÉ.

Est-il une vertu qui soit plus nécessaire ?

Plût au Ciel qu’à la Cour chacun vous ressemblât,

Et que ce fût ainsi que le monde y parlât !

Je vous trouve si juste en tout ce que vous faites,

(Vertu sublime et rare en la place où vous êtes)

Que pour vous faire voir quelle foi j’ai pour vous,

Je vous laisse le soin de choisir mon Époux.

À ce que vous ferez je suis prête à souscrire.

Après cette assurance, adieu ; je me retire.

Songez à votre Fable en faisant un tel choix.

ÉSOPE.

Oui, Madame : et de plus à ce que je vous dois.

LAÏS, à Ésope.

Comme il s’en faut beaucoup que je ne sois si belle,

Aussi ne suis-je pas si difficile qu’elle.

En lui cherchant son fait si vous trouviez le mien,

Vous n’obligeriez pas une ingrate.

ÉSOPE.

Fort bien.

 

 

Scène V

 

PLEXIPE, ÉSOPE

 

PLEXIPE.

Ah, Monsieur, que de joie, après six mois d’absence

Dans les murs de Sardis cause votre présence !          

Chacun faisant des vœux pour votre heureux retour,

Avec impatience aspirait à ce jour.

Moi, qui de vos vertus adorateur sincère,

Ne puis trop vous marquer combien je vous révère,

Pour vous en assurer, j’ai saisi ce moment.

ÉSOPE.

Je suis bien redevable à votre empressement.

À quoi dans vos desseins puis-je vous être utile ?

PLEXIPE.

Que l’on est médisant dans cette grande Ville !

Je n’aurais jamais cru qu’on en fût venu là.

ÉSOPE.

Comment ? à quel propos me dites-vous cela ?          

PLEXIPE.

Êtes-vous assuré qu’aucun ne nous entende ?

ÉSOPE.

Que de précaution votre secret demande !

Le bonheur de Crésus lui fait-il des jaloux ?

Quelqu’un...

PLEXIPE.

En votre absence on a médit de vous.

ÉSOPE.

De moi ?

PLEXIPE.

De vous. Trois fois j’ai pensé vous l’écrire.

ÉSOPE.

On peut dire de moi bien du mal sans médire,

Je vous l’apprends.

PLEXIPE.

Des gens, que vous comblez de biens,

Blâment votre conduite en tous leurs entretiens.

Et comme apparemment aucun ne les soupçonne,

Ce sont...

ÉSOPE.

Gardez-vous bien de me nommer personne.

Peut-être faible et prompt chercherais-je un moyen

De leur faire du mal quand ils me font du bien.

Je ne veux point savoir qui sont ceux qui médisent ;

Mais je veux, si je puis, que leurs plaintes m’instruisent ;

Qu’ils me rendent service, en croyant m’outrager,

Et que leur médisance aide à me corriger.

Dites-moi sur quels points ils blâmaient ma conduite.

PLEXIPE.

On tenait des discours, et sans ordre, et sans suite...

Soit qu’on eût de la haine ou qu’on fût en courroux...

Je sais confusément qu’on médisait de vous.

Je ne sais rien de plus dont je vous puisse instruire.

ÉSOPE.

Si vous ne savez rien, que me venez-vous dire ?

Pourquoi de mes amis me donner du soupçon ?

Croyez-vous ne manquer que de mémoire ?

PLEXIPE.

Eh ! non.

Je suis fait comme un autre, et je ne puis comprendre

Ce qui me peut manquer.

ÉSOPE.

Je m’en vais vous l’apprendre.

 

LA MARCHANDISE DE MAUVAIS DÉBIT

 

Apollon et Mercure, étant brouillés là-haut

Ne savaient ici bas où donner de la tête :

Ils n’avaient point d’argent, et c’est un grand défaut :

Jamais de l’indigence on n’a chômé la fête.

« Que deviendrons-nous, dirent-ils,

« Si Jupiter ne nous rappelle ?

Faire des tours de main, aussi prompts que subtils

Est un Art où Mercure excelle :

Mais il craignait les Algouazils,

Et s’il se rencontrait sous leur patte cruelle,

De mettre en œuvre les outils

De la Justice criminelle.

L’ingénieuse pauvreté

Qui pour vivre de rien, rêve, invente, s’exerce,

Leur fit voir plus de sûreté

À faire un louable Commerce :

Mais comment ? Ils n’ont rien, argent, fonds, ni crédit.

Pendant cet embarras il arrive une Foire ;

Apollon s’avisa de vendre de l’esprit,

Et Mercure de la mémoire.

Après s’être postés dans l’endroit le plus beau

Pour attirer du Peuple et de la Chalandise,

Chacun dans un écriteau

Étala sa marchandise.

Mais à peine Mercure a-t-il planté le sien

Que de toute la foire il attire la foule :

Le Monde vient, s’en va, puis revient et s’écoule,

Sans diminuer en rien.

Le Marchand de mémoire en fournit la Contrée :

Mais le Marchand d’esprit à peine fut-il vu ;

Il vendait une Denrée

Dont le plus Idiot croit être assez pourvu.

Il s’écrie, il s’emporte, il se rompt la cervelle :

« Messieurs, dit-il, Messieurs, tournez ici vos pas :

« De quoi la mémoire sert-elle,

« Quand l’esprit, par malheur, ne l’accompagne pas ?

Il eut beau faire et beau dire,

Beau se plaindre et fulminer,

Apollon, avec sa Lyre

S’en alla sans étrenner.

Il n’est pas mal aisé de croire

Que de sa Marchandise, il n’eut point de débit ;

On dit à tout moment, qu’on n’a point de mémoire ;

Et l’on ne dit jamais que l’on n’a point d’esprit.

 

Si l’on tenait encore une pareille Foire,

Vous iriez à grands pas vous fournir de mémoire :

Et quelque bon marché qu’Apollon vous offrit,

Vous n’en feriez pas un pour avoir de l’esprit.

Est-ce en avoir une once et le mettre en usage,

Que de faire à la Cour un si bas Personnage ?

Ceux dont vous observez les discours et les pas,

Ou sont vos ennemis, ou bien ne le sont pas :

S’ils sont vos ennemis, la passion vous guide ;

Si ce sont vos Amis, c’est leur être perfide ;

Et de tous les emplois le plus lâche aujourd’hui,

Est d’être l’espion des paroles d’autrui.

Plus sincère que vous, je dis ce que je pense.

PLEXIPE.

J’attendais de mon zèle une autre récompense.

ÉSOPE.

Quand j’aurais un Trésor à mettre en votre main,

Vous manquez de mémoire, et l’oublieriez demain.

C’est perdre ses bienfaits que de les mal répandre.

 

 

Scène VI

 

ÉSOPE, PLEXIPE, LICAS

 

LICAS.

Dans votre appartement Rhodope va se rendre.

Elle m’envoie ici vous le faire savoir.

ÉSOPE, à Plexipe.

Adieu. J’ai du regret de trahir votre espoir.

Fassent les Médisants tout ce qu’ils pourront faire :

Je sais par quel moyen on les force à se taire ;

Et pour me venger d’eux je vais vivre si bien,

Qu’ils auront de la peine à me reprocher rien.

 

 

ACTE II

 

 

Scène premier

 

ÉSOPE, RHODOPE

 

ÉSOPE.

Vous me suivez en vain. Souffrez que je respire.

Ne vous ai-je pas dit ce que j’avais à dire ?

Je n’ai rien oublié, dans mon juste courroux,

Des sujets de chagrin que j’avais contre vous.

C’est dans ce lieu, vous dis-je, où le Conseil s’assemble.

Et je ne prétends pas qu’on nous y trouve ensemble.

J’ai mes raisons.

RHODOPE.

Et moi, j’ai les miennes aussi

Pour ne me pas résoudre à vous quitter ainsi.

Il est juste à mon tour que je vous entretienne.

ÉSOPE.

Le Roi dans un moment vient ici.

RHODOPE.

Qu’il y vienne ;

Jusqu’à ce qu’il y soit, je ne vous quitte pas.

ÉSOPE.

Vous croyez m’éblouir par vos trompeurs appas.

Tout difforme et hideux que vous paraisse Ésope,

Ne vous en flattez pas, infidèle Rhodope,

Vos yeux n’ont plus sur moi le pouvoir qu’ils ont eu :

Je vous abuserais, si je vous l’avais tu :

Honteux d’avoir vécu dans votre indigne chaîne,

Plus j’eus d’amour pour vous, plus j’ai pour vous de haine.

Je ne sais point de terme à pouvoir l’exprimer.

RHODOPE.

Vous me haïssez trop, pour ne me plus aimer.

ÉSOPE.

Non ; Vos charmes pour moi n’ont plus aucune amorce.

RHODOPE.

Vos remords seront vains si nous faisons divorce ;

Pensez-y bien, de grâce, avant d’en venir là ;

Et si vous m’en croyez, n’éprouvez point cela.

Suivons aveuglément la route accoutumée :

Je suis ce que j’étais quand vous m’avez aimée.

J’en jure...

ÉSOPE.

Épargnez-vous des serments superflus :

Vous étiez vertueuse, et vous ne l’êtes plus.

Pendant cinq ou six mois qu’a duré mon absence,

Vous avez tout perdu, foi, pudeur, innocence ;

Et les honteux attraits qui vous sont demeurés,

Par l’emploi qu’ils ont eu sont tous défigurés.

RHODOPE.

Si c’est là mon portrait, et que je lui ressemble,

Je ne m’étonne pas de nous voir mal ensemble.

Sur quelle conjecture avez-vous ces soupçons ?

J’aurais fait un beau fruit de toutes vos leçons !

Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai su vous le dire,

J’aime à me divertir, à folâtrer, à rire ;

Et partout où je vais, les filles que je voi,

À peu près de même âge, ont même goût que moi.

C’est de vous que je tiens qu’une fille avisée

Doit avoir un air libre, une manière aisée ;

Et qu’il n’est presque rien dont on ne vienne à bout

Lorsqu’avec bienséance on s’accommode à tout.

De quoi vous plaignez-vous ? Je suis votre doctrine.

Veut-on rire ? Je ris. Badiner ? Je badine.

Mais dans tous les plaisirs dont je vous fais l’aveu,

Ce n’est qu’amusement, qu’innocence, que jeu.

ÉSOPE.

Ah ! Rhodope, Rhodope, à qui j’avais envie

De donner les moments les plus chers de ma vie,

Mon cœur, qui sans tendresse aurait moins de courroux,

Préviendrait vos raisons, s’il en était pour vous.

Je ne me souviens point de vous avoir instruite

À vivre sans égards, sans pudeur, sans conduite :

Mais je me souviens bien de vous avoir appris

Qu’un orgueil ridicule attirait du mépris ;

Qu’un air libre, enjoué seyait bien à votre âge ;

Mais, Rhodope, un air libre est-ce un libertinage ?

Et dans ce que je fais, ni dans ce que j’écris,

Me voit-on d’aucun vice infecter les esprits ?

Si d’un remords, au moins, vous vous sentez capable,

Profitez des leçons que contient cette Fable :

Et voyez à quel point on doit être confus,

D’avoir eu de l’honneur et de n’en avoir plus.

 

LE JARDINIER ET L’ÂNE

 

L’âne d’un Jardinier fleuriste

Ayant pour le Marché des Paniers pleins de fleurs,

Pour en savourer les douceurs

Une foule de Gens le suivaient à la piste.

Mais il trouve au retour un contraire destin ;

Pour se faire maudire il suffit qu’il se montre :

Ceux qui le suivaient le matin

Le soir évitent sa rencontre.

« Ne t’en étonne pas, lui dit le Jardinier ;

« Ces effets différents ont différentes causes :

« Ce matin tu portais des Roses,

« Ce soir tu portes du fumier :

« Qui suivait ce matin ta senteur agréable,

« Ce soir fuit ta puanteur.

Tant on devient effroyable

Quand on perd sa bonne odeur !

 

Vous reconnaissez-vous, Rhodope, en cette Fable ?

RHODOPE.

Non. L’application n’en est pas raisonnable.

Je veux bien ressembler à l’Âne du matin ;

Mais à celui du soir, j’en aurais du chagrin.

J’ai retenu de vous mille agréables choses

D’une aussi bonne odeur que les Paniers de Roses ;

Mais on ne m’a point vue, oubliant mon devoir,

Le matin vertueuse, et coupable le soir.

Je hais l’honneur féroce et la vertu chagrine :

Je vous l’ai déjà dit, je ris, chante, badine ;

Et croyant ma conduite exempte de remords

Je ne prends aucun soin de sauver les dehors.

Il est vrai qu’on en parle, et que de vieilles Dames

Dont le cœur est encor susceptible de flammes,

Faciles à remplir les désirs d’un Amant,

Ne peuvent présumer qu’on rie innocemment ;

Et jamais à l’Amour n’ayant été rebelles,

Elles jugent de moi comme elles jugent d’elles.

Rien n’est plus dangereux, dans leurs petits complots

Que ces Femmes de bien qui le sont à huis clos :

Qui des moindres plaisirs condamnent l’innocence ;

Et trouvent tout permis, en sauvant l’apparence.

Pour moi, qui marche droit, je ne me contrains pas.

ÉSOPE.

Que vous avez, traîtresse et d’esprit et d’appas !

Quand le Ciel vous forma sur un si beau modèle :

Que ne vous faisait-il aussi sage que belle !

Il vous a dénié le plus grand bien de tous :

Et je vais être faible autant et plus que vous.

Me trompé-je ? Êtes-vous fidèle à votre gloire ?

Tachez, s’il est possible, à me le faire croire :

Vous aurez peu de peine à me persuader ;

Mon cœur à se trahir demande à vous aider ;

Vous le verrez se rendre à la plus faible excuse.

Parlez.

RHODOPE.

Méritez-vous que je vous désabuse ?

Combien d’injures...

ÉSOPE.

Trop pour d’innocents appas.

Trop peu, si j’ai raison et qu’ils ne le soient pas.

Mais, adieu, le Roi vient. Retirez-vous, de grâce.

Soit que je vous épouse, ou qu’un autre le fasse,

S’il en est temps encor, faites que votre Époux

N’ait aucune raison de se plaindre de vous ;

Et portez-lui pour dot, comme une rare offrande

Toute l’intégrité que l’Hymen vous demande.

 

 

Scène II

 

CRÉSUS, ÉSOPE, TIRRÈNE, TRASIBULE

 

CRÉSUS.

Asseyez-vous.

ÉSOPE.

Seigneur, je ne suis pas d’un Sang...

CRÉSUS.

Ton mérite y supplée, et vaut le plus haut rang.

Assieds-toi, je le veux. Depuis plus d’une année

Mes sujets de leur Roi souhaitent l’Hyménée ;

Et tous contents de moi, comme je le suis d’eux,

S’ils me voyaient un Fils s’estimeraient heureux.

Cotis, Père d’Argie, épuisé par les guerres,

Qui fatiguent son Peuple et désolent ses terres,

Pour nous unir ensemble, à ne rompre jamais,

Me fait offrir sa Fille, et demander la Paix.

Sa Couronne, lui mort, appartient à sa Fille :

Mais en vain à mes yeux cette Couronne brille.

Arsinoé, soumise à tout ce que je veux,

A trouvé le secret de s’attirer mes vœux :

En s’assujettissant à mon pouvoir suprême,

Elle m’a d’un coup d’œil assujetti moi-même.

Le Trône de Phrygie à mon Trône étant joint,

Sans doute ma puissance irait au plus haut point ;

Pour balancer mon choix cette raison est forte :

Mais enfin sur mon cœur Arsinoé l’emporte ;

Et j’attends de vos soins une décision

En faveur de l’Amour ou de l’Ambition.

Parlez-moi librement, et qu’un pur zèle éclate.

TIRRÈNE.

Seigneur, cette matière est un peu délicate.

Vous aimez. Il faudrait, pour vous faire ma cour,

Approuver votre choix et flatter votre amour.

Une si vertueuse et si belle Princesse

D’un Monarque si grand mérite la tendresse :

Mais les raisons d’État qui par d’austères lois

Sont toujours les raisons les plus fortes des Rois,

M’obligent à vous dire, avec un cœur sincère,

Qu’à l’Hymen d’un grand Roi l’Amour n’assiste guère ;

Que ses plus dignes soins sont ceux de sa Grandeur ;

Et qu’il doit à sa gloire immoler son ardeur.

Arsinoé pour dot a des yeux qui vous charment,

Des attraits si touchants qu’ils émeuvent, désarment ;

Mais des yeux si charmants et des attraits si doux,

Perdront bien de leur prix quand ils seront à vous.

Cinq ou six mois d’Hymen ralentissent les flammes :

Et la vertu des Grands n’est pas d’aimer leurs Femmes.

Quelque appât que pour vous ait un Amour naissant,

Seigneur, une Couronne en est un plus puissant :

En devenant l’Époux de la Princesse Argie,

À de vastes États vous joignez la Phrygie :

Et quels jaloux voisins oseront vous troubler,

Qu’avec tant de pouvoir vous ne fassiez trembler.

TRASIBULE.

J’ose ajouter, Seigneur, à ce qu’a dit Tirrène,

Que c’est de vos sujets rendre l’attente vaine ;

Et que las de la Guerre et des maux qu’elle a faits,

Avec impatience ils attendent la Paix.

Quoique par vos exploits on ait vu la Phrygie

Du sang de ses enfants assez souvent rougie,

Les succès les plus beaux et les plus glorieux

Ne sont pas sans chagrin pour les victorieux.

Si l’un s’en réjouit, l’autre s’en désespère :

Tel embrasse son Fils, qui regrette son Frère ;

Et la Guerre après soi traîne tant de malheurs,

Qu’il est peu de Lauriers qui ne coûtent des pleurs.

Ceux qu’élève le Ciel aux Dignités suprêmes,

Maîtres de tant d’États, ne le sont pas d’eux-mêmes ;

Et lorsque de l’Hymen ils subissent les Lois,

C’est à la Politique à leur prescrire un choix.

Seigneur, Arsinoé fût-elle encor plus belle,

La Phrygie et la Paix ont plus de charmes qu’elle.

L’intérêt de l’État me fait parler ainsi.

Voilà mon sentiment.

CRÉSUS, à Ésope.

Et le tien ?

ÉSOPE.

Le voici.

Pour peu qu’à l’écouter votre bonté s’applique,

Vous verrez ce que c’est qu’un hymen politique.

 

LE COQ ET LA POULETTE

 

Un jeune Coq des mieux huppés

En rodant par son voisinage,

D’une jeune Poulette, aussi belle que sage

Eut les yeux et le cœur également frappés.

Le Coq étant fort beau, comme elle était fort belle,

Elle sentit pour lui ce qu’il sentait pour elle :

Leurs cœurs des mêmes traits furent tous deux blessés ;

Et tous deux, pénétrés de la même tendresse,

Du matin jusqu’au soir ils se voyaient sans cesse ;

Et ne se voyaient pas assez.

Pendant que l’un et l’autre à l’amour s’abandonnent,

Et qu’ils jurent si tendrement

De s’aimer éternellement,

Leurs sévères Parents autrement en ordonnent.

Le Père du Coq le contraint

À quitter sa chère Poulette :

En vain de sa rigueur il gémit et se plaint,

Il faut qu’il obéisse ou qu’il fasse retraite.

D’abord, il va percher sur le toit le plus haut

De la plus déserte Cabane,

Mais faute d’aliment, il lui fallut bientôt

Épouser, en pestant, une Poule Faisane ;

Ces Époux, dès le premier jour

Empêchés de leur contenance,

S’étant mariés sans amour,

Se traitèrent sans complaisance.

Outre qu’ils négligeaient le soin

De se dire des yeux quelque chose de tendre,

Leur langage à tous deux était un baragouin

Que chacun ne pouvait entendre.

Quand le Coq chantait ou parlait,

Sa Faisane eût juré que c’étaient des murmures :

Quand la Faisane l’appelait,

Il croyait ouïr des injures.

En un mot, leur destin ne fit point d’envieux.

Il faut que pour bien vivre ensemble

L’Amour ait soin d’unir ce que l’Hymen assemble :

Il est sûr qu’on s’entend bien mieux.

 

Qu’à vos désirs, Seigneur, Arsinoé réponde,

N’êtes-vous pas le Roi le plus heureux du monde ?

Sans un besoin pressant, qu’à peine je conçois,

Pourquoi chercher ailleurs ce que l’on a chez soi ?

Les différentes mœurs, le différent langage

Ne sont pas des liens par où le cœur s’engage ;

Et sur celui des Rois c’est faire un attentat,

Que de l’assujettir aux maximes d’État.

Pour contenter le Peuple et le Roi de Phrygie,

Accordez-lui la Paix sans épouser Argie.

Vous auriez elle et vous des chagrins infinis :

Vos États seraient joints, et vos cœurs désunis.

Jamais félicité n’eût été plus parfaite,

Que le bonheur du Coq s’il eût eu sa Poulette :

Sans cesse de l’Hymen il se serait loué,

Comme fera Crésus avec Arsinoé ;

Sa vertu vous répond d’un bonheur infaillible.

CRÉSUS.

Que tu me touches bien par où je suis sensible !

Pressé par tes raisons, je vais mettre à ses pieds

Tout ce qu’a d’éclatant le Trône où je me sieds ;

Et lui faire savoir par un récit fidèle,

Avec quelle chaleur tu m’as parlé pour elle.

 

 

Scène III

 

TIRRÈNE, TRASIBULE, ÉSOPE

 

TIRRÈNE.

Crésus à nos conseils préfère vos avis ;

Loin d’en être jaloux, nous en sommes ravis :

Il ne saurait pour vous faire voir trop d’estime.

TRASIBULE.

Quel Ministre a-t-il eu d’un esprit plus sublime ?

Vous le servez si bien, que d’un commun aveu,

Quoi qu’il fasse pour vous, il fait encor trop peu.

TIRRÈNE.

Combien ai-je d’Iphis souhaité la disgrâce,

Pour avoir le plaisir de vous voir en sa place ?

Il en était indigne, et vous la méritez.

TRASIBULE.

C’était un misérable en proie aux lâchetés :

Qui pour toutes raisons écoutait ses caprices,

Et qui pour s’enrichir faisait mille injustices.

TIRRÈNE.

Il était violent, vindicatif, brutal,

Lent à faire du bien, prompt à faire du mal ;

Faisant tout son bonheur de traverser le vôtre ;

Et n’obligeant quelqu’un que pour nuire à quelqu’autre :

Un esprit inégal, un discernement faux.

TRASIBULE.

Je vais en un seul mot dire tous ses défauts.

Crésus avec raison l’extermine et l’assomme :

Il n’est pas sur la terre un plus malhonnête homme :

À vous en défier vous avez intérêt.

Il est fourbe, méchant...

ÉSOPE.

Dites-moi, s’il vous plaît,

Vous ferais-je plaisir de vous dire une Fable,

Sur le coup imprévu dont la rigueur l’accable ?

Sa peinture et la vôtre y sont en raccourci.

TIRRÈNE.

Je vous en prie.

TRASIBULE.

Et moi, je vous en prie aussi.

J’en conçois, par avance, une idée agréable.

ÉSOPE.

N’en perdez pas un mot. Tout en est profitable.

 

LE FIGUIER FOUDROYÉ

 

Près de Lesbos fut jadis un Figuier

Qui rapportait le plus beau fruit du monde ;

Planté sur le bord d’un Vivier,

Il se lavait les pieds dans l’onde.

Tous les Oiseaux d’alentour

Se donnaient rendez-vous sous son épais feuillage,

Et tant que durait le jour

Ils y chantaient leur Amour,

Et bénissaient son ombrage.

Mais, comme dans le monde il n’est rien de certain,

Et que c’est une Mer qui n’est point sans naufrage ;

Après un temps calme et serein

Il survint tout à coup un furieux orage.

Les Vents en un moment agitèrent les Airs ;

Il semblait que la pluie inonderait la terre :

Enfin, après beaucoup d’Éclairs

Le Figuier malheureux fut frappé du Tonnerre.

Les Oiseaux, effrayés d’entendre un si grand bruit,

Dans le Hameau prochain vont chercher un asile :

Et l’orage passé chacun d’eux s’entresuit

Pour venir habiter son premier domicile.

Mais l’Arbre qui pour eux avait eu tant d’appas,

Accablé sous le faix d’une telle disgrâce,

Avait si fort changé de face

Qu’on ne le reconnaissait pas.

Les premiers qui le reconnurent

Furent un Milan, un Autour,

Qui l’insultèrent tour à tour ;

Et pour ne le point voir à l’instant disparurent.

« Suivez-nous, et vous ferez bien,

Dirent-ils aux Oiseaux qu’ils crurent pitoyables.

« Ce Figuier désormais au rang des misérables,

« Ne peut plus nous servir à rien.

« Pour moi, dit une Tourterelle,

Connue aux environs pour un Oiseau d’honneur,

« Je prétends partager sa fortune cruelle,

« Puisque j’ai partagé ce qu’il eut de bonheur ;

« Il m’a tant fait de bien, reprit une Colombe

« Que je m’en souviendrai toujours ;

« Je veux être avec lui le reste de mes jours

« Dans quelque disgrâce qu’il tombe.

« Plût au Ciel pouvoir par mes chants,

Ajouta tendrement un Rossignol habile,

« Lui rendre ses attraits, et forcer les méchants

À revenir un jour lui demander asile !

Combien au Tableau qui paraît

En voit-on qui sont tout semblables ?

C’est ainsi que l’on reconnaît

Les faux amis des véritables.

 

Jamais votre portrait ne fut mieux en son jour ;

Vous êtes, vous et lui, le Milan et l’Autour,

Qui voyant du Figuier le destin déplorable,

Dès qu’il fut malheureux le trouvèrent coupable.

Tel paraît à vos yeux Iphis disgracié :

Votre infidèle cœur, qui le voit foudroyé,

Oubliant ses bienfaits, dans cette humble posture,

Ne le reconnaît plus que pour lui faire injure.

Si du sort inconstant j’éprouvais le courroux,

Que diriez-vous de moi qui ne fais rien pour vous ?

Iphis... Mais je me trompe, ou c’est lui  s’approche.

Adieu : De sa présence évitez le reproche.

Son faux discernement se connaît assez bien,

Puisqu’il s’est pu résoudre à vous faire du bien.

 

 

Scène IV

 

IPHIS, TIRRÈNE, TRASIBULE, ÉSOPE

 

IPHIS.

Jamais vit-on disgrâce et plus prompte et plus forte ?

Que mon sort, cher Tirrène, est cruel !

TIRRÈNE.

Que m’importe ?

IPHIS.

Qu’entends-je ? Trasibule aura plus de bonté.

TRASIBULE.

Votre fort, quel qu’il soit vous l’avez mérité.

IPHIS.

Juste ciel ! Trasibule et Tirrène me fuient !

Que d’affronts, à la Cour les malheureux essuient !

 

 

Scène V

 

IPHIS, ÉSOPE

 

IPHIS.

Monsieur, je viens ici, par un ordre du Roi

Déposer mon crédit, ma faveur, mon emploi ;

En de plus dignes mains je ne puis m’en démettre.

ÉSOPE.

Moi je vais le prier de ne le pas permettre.

Au chagrin de Crésus dussé-je m’exposer,

J’aime mieux le souffrir que de vous en causer.

Loin qu’à votre pouvoir je veuille rien prétendre,

Je vous offre le mien pour vous le faire rendre.

Voyez auprès du Roi ce que je puis pour vous ?

IPHIS.

Respect, zèle, remords, tout aigrit son courroux.

Si pour moi tant de fois sa bonté fut extrême,

Contre moi sa colère est aujourd’hui de même.

Mais ce qui m’est sensible en un tel changement,

Ceux qui me doivent tout m’insultent lâchement :

Pendant que de vos soins vous m’offrez l’assistance,

Vous, qui ne me devez que de l’indifférence.

En voulant me servir vous déplairiez au Roi.

ÉSOPE.

Eh ! qui soupçonnez-vous de vous avoir nui ?

IPHIS.

Moi.

Ce qu’a de plus horrible une chute si haute,

Je ne puis qu’à moi seul en imputer la faute :

Un destin plus cruel me fût-il préparé,

C’est moi qui, sans raison, me le suis attiré :

De ma témérité je reçois le salaire.

ÉSOPE.

Crésus est trop bon Roi pour garder sa colère.

Votre crime envers lui n’est pas grand, que je crois.

IPHIS.

En fait-on de petits quand on déplaît aux Rois ?

Hier, dans un festin, dont j’eus le malheur d’être,

Crésus ayant mis bas la qualité de Maître,

Et nous regardant tous ainsi que ses égaux,

Voulut qu’en liberté l’on se dit ses défauts.

Quand pour se divertir il nous eut dit les nôtres,

Voulant être traité comme il traitait les autres,

J’eus l’indiscrétion, en lui disant les siens,

De les trouver plus grands qu’il n’avait fait les miens.

Je lui dis qu’un grand Roi, qui veut qu’on le renomme,

Jusque dans ses défauts doit avoir du Grand Homme :

Et qu’avoir pour le vin plus d’amour qu’il ne faut,

Est un vice trop bas dans un degré si haut.

« Pour vous montrer, dit-il d’un air fier, mais auguste,

« Que jamais dans le vin je ne fais rien d’injuste,

« Lorsqu’un Sujet s’oublie et trahit son devoir,

« Je reprends mes bontés et ne veux plus le voir.

« Boire comme je fais n’est pas un trop grand vice,

« Puisqu’après avoir bu je rends si bien justice.         

« Retirez-vous.

ÉSOPE.

Hé quoi ? Pour un vieux Courtisan,

Vous-même de vos maux vous êtes l’artisan ?

Pour reprendre les Rois, sans craindre leurs murmures,

Il faut bien d’autres soins et bien d’autres mesures.

C’est un sentier étroit qui, de chaque côté

Présente un précipice à la sincérité.

Les Rois et les flatteurs étant de même date

Il n’est dans l’Univers aucun Roi qu’on ne flatte,

Et qui dans leurs plaisirs a l’honneur d’avoir part,

S’il reprend leurs défauts, le doit faire avec art.          

Il faut, plein du respect que leur présence inspire,

Les leur faire sentir, et non pas les leur dire ;

Et prendre garde encore, en risquant ces leçons,

Qu’ils ne connaissent pas que nous les connaissons.

Il n’est rien près du Roi que pour vous je ne fasse :

Mais n’oubliez jamais, si j’obtiens votre grâce,

Qu’eussions-nous l’un et l’autre encor plus de pouvoir,

Nous sommes des jetons que le Roi fait valoir :

Comme souverain Maître, à qui tout est facile,

Il nous fait valoir un, ou nous fait valoir mille ;          

Et suivant que son choix nous poste mal ou bien,

Nous sommes quelque chose, ou nous ne sommes rien :

Surtout, souvenez-vous, dans tout ce que vous faites

De n’abuser jamais de la place où vous êtes :

La Fortune en aveugle ouvre ou ferme la main,

Et puissant aujourd’hui, l’on ne l’est pas demain.

Pour vous rendre sensible aux raisons que j’étale,

J’y vais d’un Apologue ajouter la Morale.

 

LA GUENON ET SON MAÎTRE

 

Un grand Seigneur avait une Guenon

Qui lui semblait si jolie,

Qu’il l’aimait à la folie :

À ce qu’elle voulait on n’osait dire non.

Elle lui demanda s’il aurait agréable,

Qu’elle s’assît sur un coin de sa table :

« Oui, dit-il, ce plaisir me semblera bien doux.

« Trouverez-vous bon, lui dit-elle,

« Que, donnant l’essor à mon zèle

« Je saute quelquefois sur vous ?

Pour laisser un champ libre à ses badineries

Il consentit sans peine à ce manège-là.

Je ne vous dirai point combien de singeries

Elle fit après cela.

Je dirai seulement que flattée, applaudie,

Qu’elle eût tort ou qu’elle eût raison,

La Guenon, un peu trop hardie

Oublia qu’elle était Guenon.

Loin d’avoir pour son maître une sincère attache,

Devenue orgueilleuse à le voir complaisant,

Un matin, en le baisant

Elle arracha la moustache

D’un maître si bienfaisant.

« Ah ! Perfide, dit-il, qui t’oses méconnaître ;

« J’ai pour ton insolence un châtiment tout prêt :

« Dans un moment tu sauras ce que c’est

« Que d’abuser des bontés de son Maître.

Elle eut beau de son crime étaler les remords,

Et pour rentrer en grâce employer les prières :

Après vingt coups d’étrivières

Elle fut mise dehors.

Comme en toute rencontre elle était malhonnête,

Chacun avec plaisir la vit humilier.

Tel est auprès des Rois où la Grandeur entête,

Le sort des favoris qui s’osent oublier.

 

Quelque soumission que cette fable inspire,

J’aurais sur ce sujet encor beaucoup à dire :

Mais comme votre grâce est mon plus doux espoir,

Je vais trouver Crésus et faire mon devoir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CRÉSUS, GARDES

 

CRÉSUS.

Ésope ne suit pas ?

UN GARDE.

Non, Seigneur.

CRÉSUS.

Qu’on l’appelle ;

Quel Ministre à son Roi fut jamais plus fidèle ?

Quelque prix de ses soins qu’il exige aujourd’hui,

Il fait bien plus pour moi que je ne fais pour lui.

Le voici. Laissez-nous.

 

 

Scène II

 

CRÉSUS, ÉSOPE

 

CRÉSUS.

Mon aspect t’embarrasse ;

De l’indiscret Iphis tu demandes la grâce.

Je sais que la clémence est la vertu des Rois,

Et tu me l’as toi-même appris assez de fois.

Mais après les bienfaits dont il m’est redevable,

L’injure qu’il m’a faite est-elle pardonnable ;

Et sans te prévenir, si tu veux y penser,

Puis-je lui faire grâce, et peux-tu m’en presser ?

ÉSOPE.

Je ne veux point, Seigneur, pour avoir cette grâce,

Par de vaines raisons excuser son audace :

Je vous l’ai déjà dit, c’est avec équité

Que vous l’avez puni de sa témérité.

Mais quand votre justice a ce qu’elle souhaite,

Votre bonté, Seigneur, est-elle satisfaite ?

Le trouble où je vous vois, me fait connaître assez

Que vous pardonnez mieux que vous ne punissez ;

Quel plaisir ont les Rois de pouvoir faire grâce !

CRÉSUS.

Songes-tu que d’Iphis je t’ai donné la place ?

Puis-je lui pardonner sans la lui rendre ?

ÉSOPE.

Non.

Je remets en vos mains un si précieux don.

Plus on est élevé, plus on cause d’ombrage.

Un Vaisseau trop chargé n’est pas loin du naufrage,

Au lieu qu’il vogue à l’aise et ne craint nul assaut

Quand il n’a justement que le poids qu’il lui faut.

« Les bienfaits excessifs font souvent qu’on raisonne

« Contre qui les reçoit, et contre qui les donne,

« Et si j’osais, Seigneur, prendre la liberté

« De donner tout son lustre à cette vérité,

« Je vous rapporterais un petit trait d’histoire,

« Digne qu’un grand Monarque en garde la mémoire.

« Peut-être à ce sujet cadre-t-il assez bien.

CRÉSUS.

« Parle. J’écoute tout d’un zèle égal au tien.

ÉSOPE.

« En été, que la pluie est chaude et passagère,

« Un des Rois vos Aïeux, chassant avec sa Cour,

« Vit pleuvoir dans une Rivière,

« Et ne vit point pleuvoir aux endroits d’alentour.

« Comme il en témoignait une surprise extrême ;

« Seigneur, dit à ce Prince un de ses Courtisans,

« Voilà comme sont vos présents :

« C’est de l’eau qui tombe en l’eau même.

« Ceux sur qui tous les jours vous versez vos bienfaits,

« Semblent être accablés sous ce précieux faix :

« Ils en sont si chargés, qu’ils n’en savent que faire :

« Pendant que tant de malheureux,

« À qui votre bonté serait si nécessaire,

« Avec un zèle égal n’attirent rien sur eux.

« J’ai tort, lui dit le Roi, d’en user de la sorte :

« Cet avis est utile, et je veux m’en servir.

« Vers qui que ce puisse être où mon penchant m’emporte,

« Je veux les contenter, et non les assouvir.

« En suivant des conseils aussi bons que les vôtres,

« Mes bienfaits partagés deviendront plus communs.

« J’en veux faire un peu moins aux uns.

« Pour en faire un peu plus aux autres.

« Seigneur, vos sentiments sont conformes aux siens :

« Non content d’enrichir, vous accablez de biens.

« Par des soins prévenants, votre âme bienfaisante

« En répand sur un seul de quoi suffire à trente ;

« Et ce qu’un seul obtient répandu sur chacun,

« Vous feriez trente heureux, et vous n’en faites qu’un,

« Qui de vos propres biens, riche comme vous l’êtes,

« Ne prend plus aucun goût à ceux que vous lui faites.

« Par exemple, Seigneur, trente braves guerriers,

« Qu’on a vus de leur sang arroser vos Lauriers,

« Au sentier de la gloire encor prêts à vous suivre,

« D’un seul de vos bienfaits auraient tous de quoi vivre.

« Par vos ordres exprès je vous parle sans fard.

« Vous le voulez ?

CRÉSUS.

« Pourquoi t’ai-je connu si tard ?

« Qu’un Monarque est heureux, quand un ami fidèle

« Joint un si grand respect avec un si grand zèle !

« Mais l’insolent Iphis avec un ton brutal...

ÉSOPE.

« Peut-être à sa manière a-t-il un zèle égal.

« Il n’est pas à la Cour le premier qui s’oublie,

« Et qui devienne sage après une folie.

Combien en a-t-on vus, de toutes qualités,

Qui pendant leur jeunesse imprudents, emportés,

Dans un âge plus mûr, dépouillés de tous vices,

Vous ont rendu, Seigneur, de signalés services ?

Rendez-lui vos bontés : Sensible à ce bienfait

Il vous rendra service encor mieux qu’il n’a fait.

Le Ciel, à ce propos, me suggère une Fable,

Qui peut-être à mes vœux vous rendra favorable :

Pour fléchir votre cœur c’est mon dernier moyen :

Ce que je vous demande est de l’écouter bien.

Je ne dirai plus rien, si ma fable est frivole.

CRÉSUS.

J’écoute ; souviens-toi de me tenir parole.

ÉSOPE.

 

LE LION ET LE RAT

 

Un Lion endormi s’éveillant en sursaut

Rencontre un Rat sous sa patte ;

Comme un Lion est fier et qu’il a le sang chaud,

Il fulmine, tonne, éclate.

Pour apaiser son courroux,

Le Rat, que la crainte glace,

Se prosterne à ses genoux,

Et, d’un ton suppliant, lui demande sa grâce.

« L’intervalle est si grand, dit-il, de vous à moi,

« Qu’en me faisant périr vous auriez peu de gloire ;

« Et la clémence d’un Roi

« Éternise sa mémoire.

« Si vous avez la bonté

« De me conserver la vie,

« La prodiguer partout pour votre Majesté

« Sera ma plus forte envie.

Le Lion généreux, mettant la griffe bas,

Sensible à cette requête

Fit grâce à la pauvre bête,

Et ne s’en repentit pas.

En poursuivant une proie

Trois ou quatre jours après,

Le Lion pris en des Rets,

Pour s’en débarrasser ne trouve aucune voie.

Par des efforts vigoureux

Il tâche à rompre sa chaîne ;

Mais plus il y prend de peine,

Plus il en serre les nœuds.

De chaque animal qui passe,

En vain dans ce péril il attend du secours :

Quand le Destin nous menace

Nos meilleurs Amis sont sourds.

Le Rat seul, d’un pas agile,

L’ayant entendu rugir,

Vient voir à quel usage il lui peut être utile,

Et sans beaucoup parler cherche à beaucoup agir.

Il s’attache avec soin à ronger une corde,

Qui de tout l’attirail est le nœud Gordien :

Et par bonheur tout succède si bien,

Tant de fortune à son zèle s’accorde,

Que du Lion captif il brise le lien,

Pour le récompenser de sa miséricorde.

 

Princes, qui, pouvant tout, vous croyez tout permis,

Aux malheureux soyez toujours propices.

Tels que l’on croit d’inutiles amis,

Dans le besoin rendent de bons services.

 

Hé bien, Seigneur, mes vœux seront-ils exaucés ?

Vous ne répondez rien !

CRÉSUS.

C’est te répondre assez.

Le Lion me prescrit ce qu’il faut que je fasse :

Je dois, Roi comme lui, comme lui faire grâce.

Qu’Iphis de mon courroux n’appréhende plus rien ;

Puisqu’il est ton Ami, je veux être le sien.

ÉSOPE.

Seigneur !...

CRÉSUS.

Je te défends d’oser ouvrir la bouche

Pour me persuader que ma bonté te touche.

Le plaisir le plus grand trop longtemps attendu

Par celui qui le fait est toujours trop vendu ;

Et c’est, je te l’avoue, une tache à ma vie

D’avoir été si lent à remplir ton envie.

« Fais-moi, je t’en conjure, un plaisir à ton tour.

« Iphicrate, autrefois l’ornement de la Cour,

« Qui se fait estimer de tous ceux qui le voient,

« Va te rendre visite, et les dieux te l’envoient.

« Jamais plus honnête homme à tes yeux n’a paru :

« Mais apprends sa faiblesse, il n’a jamais rien cru.

« C’est le cœur le mieux fait que le ciel ait vu naître ;

« L’ami le plus ardent que l’on puisse connaître ;

« Généreux, magnifique, affable, officieux ;

« Pour tout dire, accompli, s’il pouvait croire aux Dieux.

« Il vient ; de son erreur fais-lui voir l’injustice.

« Je l’aime ; et c’est à moi que tu rendras service.

 

 

Scène III

 

IPHICRATE, ÉSOPE

 

IPHICRATE.

« Monsieur, de vos vertus le bruit s’étend si loin

« Qu’on ne peut pour vous voir se donner trop de soin.

« Après un long service, en différentes guerres,

« Relégué, par la paix, dans une de mes Terres,

« Où, sans ambition, sans amour, sans désir,

« Je préfère l’étude à tout autre plaisir ;

« Tout ce que j’ai d’amis, qui m’y rendent visite

« M’ont tant parlé de vous et de votre mérite,

« Qu’ayant vu ce matin qu’il faisait un beau jour,

« J’ai quitté pour vous voir mon tranquille séjour :

« Et je suis si content d’avoir cet avantage,

« Que mon plaisir paraît jusque sur mon visage.

ÉSOPE.

« Si vous en exceptez la rareté du fait,

« J’ignore quel plaisir ma figure vous fait ;

« Pour me bien définir je ne sais point de phrase.

IPHICRATE.

« Je viens pour la Liqueur, et non pas pour le Vase.

« Le corps, quel qu’il puisse être, est l’ouvrage d’autrui ;

« Mais la vertu d’un homme est son ouvrage à lui :

« Et je croirais lui faire une injustice extrême

« Si je ne le voyais par son mérite même.

ÉSOPE.

« Quand j’aurais un mérite à vous frapper les yeux,

« Ne le devrais-je pas à la bonté des Dieux ?

IPHICRATE.

« Des dieux ? bon !

ÉSOPE.

Comment bon ?

IPHICRATE.

Eh quoi ! vous qu’on renomme,

« Vous avez la faiblesse et l’erreur d’un autre homme !

« Vous croyez donc devoir votre mérite aux Dieux ?

ÉSOPE.

« Avant que vous et moi nous nous expliquions mieux,

« Avec qui, s’il vous plaît, ai-je ici l’honneur d’être ?

IPHICRATE.

« On me nomme Iphicrate : et vous m’allez connaître ;

« Je ne sais ici-bas d’autre félicité

« Que dans une flatteuse et douce volupté.

« Non dans la volupté dont le peuple s’entête ;

« Qu’on évite avec soin, pour peu qu’on soit honnête :

« Et qui pour des plaisirs peu durables et faux,         

« Cause presque toujours de véritables maux.

« J’appelle volupté proprement ce qu’on nomme

« Ne se reprocher rien et vivre en honnête homme :

« Appuyer l’innocent contre l’iniquité :

« Briller moins par l’esprit que par la probité :

« Du mérite opprimé réparer l’injustice :

« Ne souhaiter du bien que pour rendre service :

« Être accessible à tous par son humanité :

« Non, rien n’est comparable à cette volupté.

ÉSOPE.

« Votre plaisir est grand, je n’en fais point de doute,

« À suivre une si juste et si charmante route.

« Je ne vous cèle point que je suis enchanté

« De cette délicate et pure volupté ;

« Je rends grâces aux Dieux...

IPHICRATE.

Eh quoi ! les Dieux encore ?

« Laissez-là ces beaux noms, que le vulgaire adore ;

« Peut-on être si faible avec tant de raison ?

ÉSOPE.

« Vous ne croyez donc pas qu’il soit des Dieux ?

IPHICRATE.

Moi ? non.

« Et vous ne le croyez non plus que moi, je pense.

ÉSOPE.

« Vous le conjecturez avec peu d’apparence.

« Sur quoi vous fondez-vous pour n’en pas croire ?

IPHICRATE.

Moi ?

« Sur quoi vous fondez-vous pour en croire ?

ÉSOPE.

Sur quoi ?

« J’ai, vous n’en doutez point, pour moi le plus grand nombre.

IPHICRATE.

« Il est vrai ; mais qui marche à tâtons et dans l’ombre ;

« Qui bronche à chaque pas, chancèle à chaque point ;

« Et qui les craint si peu, que c’est n’en croire point.

« Les Dieux doivent leur être aux faiblesses des hommes.

ÉSOPE.

« Ne convenez-vous pas que vous et moi nous sommes ?

IPHICRATE.

« Sans doute.

ÉSOPE.

Croyez-vous que nous venions de rien ?

« Mon père avait son père, et son père le sien :

« Et que nous parcourions mes aïeux ou les vôtres,

« Il en faut un premier d’où soient venus les autres.

« Vous êtes trop prudent pour me nier cela.

« Hé qui donc, je vous prie, a fait ce premier-là ?

« Voilà sur quel article il faut qu’on me réponde.

IPHICRATE.

« Je crois l’homme éternel de même que le monde.

ÉSOPE.

« Peut-il être éternel et sujet au trépas ?

« Il commence et finit, vous ne l’ignorez pas :

« Tout être dépendant vient d’un être suprême ;

« Et ce que nous voyons ne s’est point fait soi-même.

« Jetez les yeux partout, l’air, la terre, les eaux,           

« Le Ciel, où jour et nuit brillent des Feux si beaux,

« L’ordre toujours égal des Saisons, des Planètes,

« Prouvent par quelles mains elles ont été faites.

« Vous qui paraissez être homme ferme, esprit fort,

« Parce que d’un peu loin vous croyez voir la mort ;

« Si par quelque accident, maladie ou blessure,

« Dans une heure, au plus tard, votre mort était sûre,

« Penseriez-vous des Dieux ce que vous en pensez ?

« Et pour n’y croire pas seriez-vous ferme assez ?

« Parlez de bonne foi sur le fait que je pose.

IPHICRATE.

« Si je devais mourir dans une heure ?

ÉSOPE.

Oui.

IPHICRATE.

La chose

« Est un peu délicate, et je ne sais pas bien...

ÉSOPE.

« Croiriez-vous quelque chose, ou ne croiriez-vous rien ?

« Vous, et tous vos pareils, qui semblez intrépides,

« À l’aspect de la mort vous êtes si timides,

« Que, pour un insensé qui craint d’ouvrir les yeux,

« Mille de cris perçants importunent les Dieux.

« S’il vous fallait mourir, que croiriez-vous ?

IPHICRATE.

Peut-être

« Que mon cœur combattu par la peur du non-être...

ÉSOPE.

« Eh ! Monsieur, le non-être est ce qu’on craint le moins :

« La peur d’être toujours cause bien d’autres soins :

« Le passé fait trembler, l’avenir embarrasse.

« Mais sans nous écarter, répondez-moi, de grâce.

« Si vous deviez mourir dans une heure, au plus tard,

« Que croiriez-vous ? Parlez sans énigme et sans fard.

IPHICRATE.

« Sans énigme et sans fard ! Je ne suis pas un homme

« Qui par le nom d’Athée aime qu’on me renomme.

« Je ne dispute point pour vouloir disputer,

« Je cherche à m’éclaircir, et non pas à douter.

« Loin d’avoir du plaisir, j’ai de l’inquiétude

« À flotter dans le trouble, et dans l’incertitude ;

« Et, chagrin contre moi d’avoir ainsi vécu,

« Le bonheur où j’aspire est d’être convaincu.

« J’ai vu la mort de près dans plus d’une bataille ;

« Je l’ai vue à l’assaut de plus d’une muraille ;

« Sans que dans ce péril elle ait pu m’inspirer,

« Ni de croire des Dieux, ni de les implorer.

« Peut-être ma carrière approchant de son terme,

« Que dans ces sentiments je ne suis plus si ferme ;

« Et que si dans une heure, au plus tard, je mourais,

« Plus juste ou plus craintif, je les implorerais.

« Eh ! que ne fait-on point quand il faut que l’on meure !

ÉSOPE.

« Votre raison alors sera-t-elle meilleure !

« Aurez-vous de l’esprit plus que vous n’en avez ?

« Saurez-vous sur ce point plus que vous ne savez ?

« Seront-ce d’autres Dieux, ou sera-ce un autre homme ?

« Pouvez-vous ne rien croire, et dormir d’un bon somme ?

« De la vie à la mort il s’agit d’un instant.

« Et que peut-on risquer qui soit plus important ?

« Qui dit Dieux, dit Vengeurs ; et leur foudre...

IPHICRATE.

Au contraire ;

« Qui dit Dieux, dit cléments : un remords bien sincère,

« Arrête, en expirant, leur foudre prête à choir.

ÉSOPE.

« Hé ! Ce remords sincère, est-on sûr de l’avoir ?

« Sur le point d’expirer, quoi qu’on se persuade,

« Le repentir est faible autant que le malade.

« Je vais, non vous prouver, mais vous faire entrevoir

« Qu’un espoir si tardif est un fragile espoir ;

« Et qu’aux derniers moments les beaux esprits qui doutent,

« Ne sont pas assurés que les Dieux les écoutent.

« Voulez-vous à m’entendre appliquer votre soin ?

IPHICRATE.

« Pour quel autre sujet viens-je ici de si loin ?

« Le plaisir le plus grand que vous me puissiez faire,

« C’est de m’ouvrir votre âme et de ne me rien taire.

ÉSOPE.

 

LE FAUCON MALADE

 

« Un Faucon qui croyait les Dieux muets et sourds,

« Étant à son heure dernière,

« D’un lamentable ton sollicita sa mère

« D’aller en sa faveur implorer leur secours.

« Mon Enfant, lui dit-elle en mère habile et sage,

« Pendant que tu te portais bien,

« Tu disais qu’ils ne pouvaient rien :

« Ils ne peuvent pas davantage.

 

« C’est presque ainsi que l’homme en use envers les Dieux :

« Pour en croire, il attend qu’il soit malade, ou vieux :

« Jusqu’au moment funeste où leur vengeance arrive,

« Il les croit impuissants, voyant leur foudre oisive ;

« Et pour les apaiser fait des cris éclatants

« Quand ils sont fatigués et qu’il n’en est plus temps ;

« La clémence des Dieux, dont on voit tant de preuves,

« Est semblable à peu près à ces paisibles fleuves

« Qui n’ont pu résister au temps rude et fatal

« Qui tient leurs flots captifs sous un mur de cristal ;

« Jusques à certain poids, qu’on y passe et repasse,

« On est en sûreté sur leur épaisse glace :

« Mais lorsqu’on la surcharge elle fond sous nos pas ;

« Et qui tombe dessous ne s’en retire pas.

« Voilà ce que je crois.

IPHICRATE.

Monsieur, cessons, de grâce ;

« Ce discours vous fatigue autant qu’il m’embarrasse ;

« À lutter contre vous j’applique en vain mes soins :

« Si vous ne m’abattez, vous m’ébranlez, au moins.

« Mais quel fruit, après tout, aurait votre victoire ?

« Croire comme l’on fait, par exemple, est-ce croire ?

« À parler sans contrainte et d’un cœur ingénu,

« Quel Dieu, hors la Fortune, à la Cour est connu ?

« Pour peu que l’on y prie, on est toujours en garde ;

« On observe avec soin si le Prince y regarde ;

« Et lorsque par hasard on rencontre ses yeux,

« C’est lui que l’on invoque encor plus que les Dieux.

« Adieu. Je sors d’ici plein de votre mérite.

« Souffrez que je vous rende encore une visite.

« Je crois, par les efforts que vos bontés feront,

« Si mes yeux sont fermés, qu’ils se défermeront.

« Je demande un jour fixe encor cette semaine.

ÉSOPE.

« Non, Monsieur, je saurai vous en sauver la peine ;

« Et je vous promets bien, pour vous faire ma cour,

« Que j’irai vous trouver jusqu’en votre séjour.

IPHICRATE.

« Vous, Monsieur ? Plût aux Dieux, que je commence à croire,

« Que vous me voulussiez accorder cette gloire.

« C’est un endroit riant dans la belle saison :

« Les ondes du Pactole entourent la maison :

« On y voit d’un coup d’œil le Printemps et l’Automne,

« Les richesses de Flore et les dons de Pomone ;

« Et je ne vous dis point le plaisir que j’aurai

« De vous y recevoir le mieux que je pourrai.

« Précipitez l’honneur que vous voulez me faire.

« Adieu.

 

 

Scène IV

 

ÉSOPE

 

« Que de clartés, hors la plus nécessaire !

« Et que d’honnêtes gens à la Cour aujourd’hui

« Ont la même faiblesse éclairés comme lui !

 

 

Scène V

 

LÉONIDE, ÉSOPE

 

LÉONIDE.

Bonjour, Monsieur.

ÉSOPE.

Bonjour ; que voulez-vous, Madame ?

LÉONIDE.

Eh ! Monsieur, je ne suis qu’une bien pauvre femme ;

Je n’ai point de parent, père, frère, ni sœur,

Qui jamais ait été Madame, ni Monsieur :

J’ai loué cet habit pour paraître un peu brave ;

La Thrace est mon pays, et j’y suis née esclave ;

Ce que je vous apprends montre assez, que je crois,

Qu’en m’appelant Madame, on se moque de moi.

ÉSOPE.

Hé ! bien ma bonne femme, à quoi vous suis-je utile ?

Qui vous fait de si loin venir en cette Ville ?

J’écoute les raisons, sans distinguer les rangs ;

Et je crois me devoir plus aux petits qu’aux grands :

Comme ils sont situés plus près de l’indigence,

Leur besoin plus pressant veut plus de diligence ;

Si je puis vous servir ici, je le ferai.

Y serez-vous longtemps ?

LÉONIDE.

Le moins que je pourrai.

Sans vous, de qui la vue adoucit ma disgrâce,

Je me repentirais d’avoir quitté la Thrace ;

J’ai bien pris de la peine, et bien fait du chemin,

Pour ne trouver au bout que mépris et chagrin.

ÉSOPE.

Avez-vous de quelqu’un essuyé quelque injure ?

LÉONIDE.

Oui, Monsieur ; et sans doute une qui m’est bien dure.

ÉSOPE.

Et de qui ?

LÉONIDE.

D’une main de qui mon cœur déçu

N’attendait point du tout le coup qu’il a reçu ;

De Rhodope.

ÉSOPE.

Rhodope ! Elle qui plaît, qui brille ;

Rhodope, dites-vous ?

LÉONIDE.

Eh ! bons Dieux quelle fille ?

Elle vient de me faire un si cruel affront...

ÉSOPE.

Elle ? Rhodope ?

LÉONIDE.

Un jour les Dieux l’en puniront ;

J’en conçois par avance une douleur mortelle.

ÉSOPE.

Holà ! quelqu’un.

 

 

Scène VI

 

LICAS, LÉONIDE, ÉSOPE

 

ÉSOPE, à Licas.

Voyez si Rhodope est chez elle.

Je la prie instamment de vouloir me mander

Quand je pourrai la voir, sans trop l’incommoder.

Je vous attends ici pour avoir sa réponse.

Licas sort.

 

 

Scène VII

 

LÉONIDE, ÉSOPE

 

LÉONIDE.

Cachez bien, s’il vous plaît, ce que je vous annonce,

Mon cher Monsieur ; je l’aime, et quoi qu’elle m’ait fait,

Si je lui faisais tort, j’en aurais du regret ;

Je le sens bien.

ÉSOPE.

D’où vient qu’elle vous est si chère ?

LÉONIDE.

Pour m’avoir méconnue en suis-je moins sa mère ?

ÉSOPE.

Vous, sa mère ?

LÉONIDE.

Oui, Monsieur ; Si cet aveu lui nuit,

Je consens avec joie à n’en faire aucun bruit.

Après l’avoir pleurée, et cru sa mort certaine,

Un Marchand de Sardis qui vint à Clazomène

Au bout de quatorze ans m’ayant appris son sort,

Je pars, je cours, j’arrive, et fais naufrage au port.

Pour le prix de mes soins j’ai la douleur amère

De trouver un enfant qui méconnaît sa mère,

Et contrainte à partir pour retourner si loin,

J’implore vos bontés dans le dernier besoin ;

Pardon, si jusqu’à vous ma douleur est venue.

ÉSOPE.

Rhodope est votre fille, et vous a méconnue !

Est-il bien vrai ? Vos yeux en sont-ils les témoins ?

Et n’y mêlez-vous rien, ou du plus ou du moins ?

Quelles fausses raisons colorent cet outrage ?

LÉONIDE.

Je suis pauvre, elle est riche ; en faut-il davantage ?

Elle a peur que ma vue infecte sa maison.

C’est tout.

ÉSOPE.

La pauvre femme a peut-être raison.

Rhodope n’est pas seule en sa bonne fortune

Qui d’un pauvre parent fuit la vue importune.

Il n’est pas sous le Ciel de gens plus malheureux

Que ceux dont les enfants sont plus élevés qu’eux.

Qu’un homme de Finance ait ennobli sa race,

En l’avouant pour père on croit lui faire grâce ;

Et qu’un riche Marchand fasse un fils Conseiller,

Ce fils en le voyant craint de s’encanailler.

Un mépris infaillible est le digne salaire

D’avoir plus fait pour eux que l’on ne devait faire ;

Et quoique tous les jours on éprouve cela,

On retombe sans cesse en cette faute-là.

Ce n’est pas envers vous tout à fait même chose ;

Rhodope de son sort elle seule est la cause.

Le jour qu’elle respire est votre unique don.

LÉONIDE.

Est-ce un juste sujet de ne me pas voir ?

ÉSOPE.

Non.

Elle a dû vous voyant avoir l’âme ravie :

Eh ! que ne doit-on pas à qui l’on doit la vie ?

Bientôt de ses raisons je vais être éclairci.

 

 

Scène VIII

 

LICAS, ÉSOPE, LÉONIDE

 

LICAS.

Rhodope suit mes pas, et va se rendre ici.

Je n’ai pu l’empêcher de prendre cette peine.

ÉSOPE, à Licas.

Conduisez cette femme à la chambre prochaine :

Et surtout ayez soin de la placer si bien,

Que de tous nos discours elle ne perde rien.

Allez. Ce que j’entends de Rhodope m’étonne.

 

 

Scène IX

 

ÉSOPE, RHODOPE

 

RHODOPE.

Je viens savoir de vous à quoi je vous suis bonne.

ÉSOPE.

Je m’en allais vous voir.

RHODOPE.

Et moi je vous préviens,

Sûre que vos moments sont plus chers que les miens.

Que vous plaît-il ?

ÉSOPE.

Vous dire une fable nouvelle

Que bien des courtisans m’ont paru trouver belle ;

Mais étant la plupart ou flatteurs ou jaloux,

Je veux m’en rapporter uniquement à vous.

Mon but est qu’une Fable instruise, plaise, touche ;

Et j’en crois plus le cœur que je n’en crois la bouche.

Si le vôtre s’émeut, je serai satisfait.

RHODOPE.

J’en dirai mon avis comme j’ai toujours fait :

Sans vanité pour moi, pour vous sans flatterie.          

ÉSOPE.

C’est ce que je demande et de quoi je vous prie.

 

LE FLEUVE ET SA SOURCE

 

Un Fleuve enflé d’orgueil de l’abondance d’eau

Qui de plusieurs endroits avait grossi sa course,

Avec indignité désavoua la Source

Qui l’avait en naissant fait un simple Ruisseau.

Ingrat, lui dit la Source, à qui ce coup fut rude ;

Que tu reconnais mal ma tendresse et mes soins !

Quelque injuste raison qu’ait ton ingratitude,

Sans moi, qui ne suis rien, tu serais encor moins.

 

Hé bien, de cette Fable avez-vous l’âme émue ?

Sentez-vous qu’en secret votre cœur se remue ?

Vous pleurez ?

RHODOPE.

Est-ce à tort ; je suis au désespoir :

J’ai trahi la nature ; oublié mon devoir ;

Sacrifié ma gloire à des chimères vaines ;

Et fait taire le sang qui coule dans mes veines.

Semblable au Fleuve ingrat, né d’un faible Ruisseau,

Qui méconnut sa Source, orgueilleux de son eau,

Ayant reçu le jour d’une Esclave étrangère,

Par orgueil comme lui, j’ai méconnu ma Mère.

ÉSOPE.

Vous Rhodope ?

RHODOPE.

Moi-même. Est-il rien de si bas ?

Surprise d’un accueil qu’elle n’attendait pas,

« Hé bien, m’a-t-elle dit, en versant quelques larmes,

« Rassurez-vous, Rhodope, et n’ayez point d’alarmes :

« Prête à m’aller rejoindre à mes pauvres aïeux,

« Je venais vous prier de me fermer les yeux ;

« Et croyais que le Sort lassé de me poursuivre,

« Souffrirait qu’avec vous j’achevasse de vivre.

« Puisqu’il est si contraire à mes plus doux souhaits,

« Tout ce que je demande est de mourir en paix.

« Adieu. La pauvre femme à l’instant est sortie ;

Et pour s’en retourner, est sans doute partie.

À peine de ma chambre a-t-elle été dehors,

Que pour la retrouver j’ai fait de vains efforts.

Faites, au nom des Dieux, qu’on me rende ma Mère ;

Plus elle est malheureuse et plus elle m’est chère ;

Je veux souffrir sa peine, ou me faire un honneur

De lui voir avec moi partager mon bonheur.

Calmez l’émotion où me met votre Fable.

ÉSOPE.

Ce que vous m’avez dit, Rhodope, est-il croyable ?

RHODOPE.

Non, il n’est pas croyable, à vous parler sans fard,

Qu’un Enfant pour sa Mère ait eu si peu d’égard.

Si mon crime fut grand, mon remords est extrême :

Envoyez après elle, ou bien j’y vais moi-même.

Je ne puis sans la voir demeurer plus longtemps.

ÉSOPE.

Est-ce d’un cœur touché que part ce que j’entends ?

Ne me faites-vous point une promesse vaine ?

RHODOPE.

Quel plaisir prenez-vous à prolonger ma peine ?

Les moments sont trop chers pour les perdre en discours ;

Ma Mère à qui tout manque a besoin de secours.

Je dois à sa misère une prompte assistance.

ÉSOPE.

J’entrevois dans ce zèle un peu de bienséance,

Un amour tendre et pur ne vous fait point agir ;

C’est la crainte du blâme et la peur de rougir :

Votre faute est secrète et deviendrait publique ;

Et la nature agit moins que la Politique.           

RHODOPE.

Mon cœur de vos mépris, désespéré, confus,

Quelque rudes qu’ils soient, en mérite encor plus.

Soupçonnez d’artifice un repentir sincère,

Je ne me plains de rien que des maux de ma Mère ;

Loin que notre dispute en termine le cours,

Pendant que nous parlons, ils augmentent toujours ;

Ce que je sens pour elle est si pur, que je jure

De ne prendre jamais repos ni nourriture,

Que nous ne partagions, pour tout dire en deux mots,

La même nourriture et le même repos.

J’aime mieux devancer que voir ses funérailles.

Adieu.

 

 

Scène X

 

LÉONIDE, RHODOPE, ÉSOPE, LICAS

 

LÉONIDE, à part.

Ce que j’entends me perce les entrailles.

Mon cœur est pénétré des plus sensibles coups.

Haut.

Venez, ma chère Fille...

RHODOPE.

Eh ! ma Mère, est-ce vous ?

Après ce que j’ai fait, puis-je vous être chère ?

Et reconnaissez-vous qui méconnaît sa Mère ?

Quel prix vous recevez de m’avoir mise au jour !

ÉSOPE.

Je vous ai fait pleurer, et je pleure à mon tour.

Consolez-vous, Rhodope ; une si belle faute

Vous donne plus d’éclat qu’elle ne vous en ôte ;

Ce que je viens de voir m’a si fort satisfait,

Que je vous aime plus que je n’ai jamais fait.

Dans votre appartement conduisez-la vous-même.

À Léonide.

Ayez pour votre fille une tendresse extrême.

À Rhodope.

Et vous, à l’avenir, soumise à son aspect,

Ayez pour votre Mère un extrême respect.

Pour être un des premiers à lui montrer mon zèle,

Ce soir je vous convie à souper avec elle.

Satisfait de l’entendre et ravi de la voir,

Je ferai mes efforts pour la bien recevoir.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ARSINOÉ, LAÏS

 

LAÏS.

Au plus riche des Rois vous voilà presqu’unie ;

Il n’y manque plus rien que la cérémonie ;

Et dans un beau fauteuil, assise à son côté,

Votre Altesse demain deviendra Majesté.

Le Ciel à votre sang devait ce privilège.           

Mais moi, Madame, moi, demain, que deviendrai-je ?

Je voudrais bien...

ARSINOÉ.

J’entends ce que tu voudrais bien,

Et ton bonheur, Laïs, suivrait de près le mien.

Mais j’y vois un obstacle...

LAÏS.

Hé ! quel est-il ?

ARSINOÉ.

Rhodope.

Elle a fait ce matin sa paix avec Ésope ;

Tu sais en quelle estime il est auprès du Roi ;

Et je songeais à lui pour l’attacher à toi.

LAÏS.

Qui ? Lui, Madame ?

ARSINOÉ.

Ésope est né dans l’indigence,

Mais, Laïs, ses vertus corrigent sa naissance.

Quel honneur n’a-t-il point de ne devoir qu’à lui

Le poste glorieux qu’il occupe aujourd’hui ?

Ésope sans naissance est dans une posture...

LAÏS.

Avez-vous parcouru sa bizarre figure ?

Je renonce à vos biens, si le plus grand de tous

Consiste à me donner Ésope pour Époux :

Je n’en veux vraiment point.

ARSINOÉ.

Connais-tu bien Ésope ?

LAÏS.

Il ne faut pour le voir prendre aucun Microscope.

De son hideux aspect on est d’abord frappé.

Hors l’esprit qu’il a droit, il a tout éclopé ;

Et quoique sa Morale ait des traits admirables,          

L’hymen n’est pas un Dieu qu’on repaisse de Fables.

En un mot, quelque Époux qui me soit destiné,

Je le veux, si je puis, bien conditionné ;

Que rien n’y manque.

ARSINOÉ.

Ésope a l’esprit net, affable.

LAÏS.

L’esprit net, il est vrai ; le corps indéchiffrable.           

C’est d’une fort belle âme un fort vilain étui.

Que ferait-il de moi ? Que ferais-je de lui ?

Pardon si ma pensée est contraire à la vôtre,

Mais il faut pour s’aimer être faits l’un pour l’autre ;

Si l’Époux que l’on prend n’a le don de toucher,

La vertu de la Femme est facile à broncher.

La mienne jusqu’ici ne s’est point démentie :

De la contagion elle s’est garantie ;

Je veux, s’il m’est possible, être Femme de bien ;

Et si je suis à lui, je ne réponds de rien.

Préservez ma pudeur, qu’il rendrait chancelante,

D’une tentation qui serait violente.

Le voici. Justes Dieux, détournez un tel coup !

J’aime mieux mourir fille, et c’est dire beaucoup.

 

 

Scène II

 

ÉSOPE, ARSINOÉ, LAÏS

 

ÉSOPE.

Vous me voyez confus d’oser vous faire attendre,

Moi qui dois à votre ordre avec respect me rendre :

Mais enfermé, Madame, au cabinet du Roi...

ARSINOÉ.

Eh ! qui de vos bontés sait mieux le prix que moi ?

Pouvez-vous m’en donner de plus sensibles marques ?

Destinée à l’Hymen du plus grand des Monarques,

Je dois plus ce bonheur, que je n’attendais pas,

À vos soins empressés qu’à mes faibles appas.

Vous avez seul vers moi fait pencher la balance.

ÉSOPE.

Eh ! puis-je avoir pour vous trop de reconnaissance ?

La qualité de Reine est due à vos vertus ;

Mais plût aux Dieux, Madame, avoir pu faire plus !

Je n’oublierai jamais qu’à la première vue,

Crésus de ma présence eut d’abord l’âme émue ;

Et que si dans ces lieux j’éprouve un sort si doux,

Je le dois à l’appui que je reçus de vous.

Un bienfait tôt ou tard trouve un prix infaillible ;

Et vous en allez voir une preuve sensible.

 

LA COLOMBE ET LA FOURMI

 

La Colombe, qui s’égayait

Au bord d’une fontaine, où l’onde était fort belle,

Vit se démener auprès d’elle

Une Fourmi qui se noyait.

Sensible à son malheur, mais encor plus active

À lui prêter secours par quelque prompt moyen,

Elle cueille un brin d’herbe, et l’ajuste si bien,

Que la Fourmi l’attrape, et regagne la rive.

Quand elle fut hors de danger,

Sur le mur le plus près la Colombe s’envole :

Un Manant à pieds nus, qui la voit s’y ranger

Fait d’abord vœu de la manger,

Et ne croit pas son vœu frivole.

Assuré de l’arc qu’il portait,

De sa flèche la plus fidèle

Il allait lui donner une atteinte mortelle :

Mais la Fourmi, qui le guettait,

Voyant sa bienfaitrice en cet état réduite,

Le mord si rudement au pié

Que se croyant estropié,

Il fait un si grand bruit que l’Oiseau prend la fuite.

 

Par la faible Fourmi ce service rendu

À la Colombe bienfaisante,

Est une preuve suffisante,

Qu’un bienfait n’est jamais perdu.

ARSINOÉ.

Il est vrai qu’un bienfait n’est jamais sans salaire,

N’eût-on que le plaisir que l’on goûte à le faire :

Épouse de Crésus, que mon sort sera doux,

Pouvant faire du bien, de commencer par vous ;

Je viens exprès ici vous le dire moi-même.

Demain, associée à son pouvoir suprême,

Comme de votre bien usez de mon crédit.

ÉSOPE, arrêtant Laïs.

J’ai fait, belle Laïs, ce que vous m’avez dit ;

Tantôt, d’un air galant, votre main dans la mienne

Vous m’avez demandé quelqu’un qui vous convienne ;

Et sur qui que ce soit que j’arrête les yeux,

Je crois être celui qui vous convient le mieux.

Si le parti vous plaît, la main est toute prête.

LAÏS.

Moi, Monsieur, de Rhodope enlever la Conquête !

Que dirait-elle ? Non je rends grâce à vos soins :

Vous lui convenez plus, et je vous conviens moins.

J’ai pour votre mérite une estime sincère,

Pour de l’amour... tout franc, vous n’en inspirez guère ;

Et vous savez le sort de quantité d’Époux,

Qui, sans vous offenser, sont bien mieux faits que vous.

S’il vous faut, comme un autre, éprouver ce supplice,

Je vous honore trop pour en être complice.

ÉSOPE.

Allez ; c’est être sage, et l’être au dernier point,

Que de ne s’unir pas à ce qu’on n’aime point.

Je voulais éprouver quelle était votre pente.

Aimez, et qu’on vous aime, et vous vivrez contente ;

C’est le sort le plus doux.

 

 

Scène III

 

ÉSOPE, CLÉON

 

CLÉON.

Eh ! Bonjour, mon Patron ;

Baisez-moi, je vous prie, encore une fois. Bon.

Les yeux vifs, le teint frais, la face rubiconde,

Vous ferez, j’en suis sûr, l’Épitaphe du monde.

Jamais homme, à mon gré, ne se porta si bien.

ÉSOPE.

Ma santé, par malheur, ne vous est bonne à rien.

CLÉON.

Puis-je compter sur vous pour me rendre un service ?

ÉSOPE.

Pouvez-vous en douter, et me rendre justice ?

M’en offrir un moyen, c’est flatter mon désir.

Le plaisir d’obliger est mon plus grand plaisir.

Quand il faut à quelqu’un refuser quelque chose,

J’en ai plus de chagrin que ceux à qui j’en cause.

Rien ne m’est plus sensible et ne me touche tant,

Que lorsque d’avec moi l’on s’en va mécontent.

CLÉON.

J’ai tablé là-dessus, et viens vous mettre en œuvre.

Je suis homme de Guerre, et j’en sais la manœuvre,

Expert en ce métier, je distingue d’abord

D’une armée ennemie et le faible et le fort.

Chagrin contre Ariston, qui ne fait rien qui vaille,

À le couler à fond sourdement je travaille ;

Et pour m’aider, sous main, à le rendre odieux,

C’est sur vous, mon Patron, que je jette les yeux ;

Je vous préfère à tous, tant je vous crois fidèle.

ÉSOPE.

Pour le couler à fond ? La préférence est belle :

Pourquoi chercher à nuire à ce Brigadier-là ?

CLÉON.

Pour mettre un habile homme en la place qu’il a ;

J’en sais un (avec vous je m’explique sans feindre)

Qu’on ne ferait pas mieux quand on le ferait peindre :

Fier, sans être orgueilleux ; doux, sans être soumis ;

Estimé des soldats, et craint des ennemis ;

Enfin ce qu’on appelle un des plus jolis hommes,

Qu’on ait vu de longtemps à la Cour où nous sommes.

C’est le meilleur présent qu’on puisse faire au Roi.

ÉSOPE.

Hé quel est, s’il vous plaît, cet habile homme ?

CLÉON.

Moi !

ÉSOPE.

Vous ?

CLÉON.

Oui. Je vous surprends de ce que je me nomme ;

Hé ! qui sait mieux que moi que je suis habile homme ?

La modestie est belle enchâssée à propos ;

Mais hors de son endroit, c’est la vertu des sots.

Fiez-vous-en à moi ; je sais un peu la Carte :

Quand on a mes talents rarement on s’écarte :

Me proposer au Roi ce sera le ravir.

ÉSOPE.

Du meilleur de mon cœur je voudrais vous servir.

Vous ne pouvez jamais me causer plus de joie

Que de m’en procurer une équitable voie.

Mais quel tort, dites-moi, m’a fait cet Officier,

Pour obliger Crésus à le disgracier ?

Parlez-moi d’élever et non pas de détruire.

Je n’ai point de pouvoir quand il s’agit de nuire.

Ne me demandez point ce qui n’est pas permis.

CLÉON.

Il est permis, parbleu, d’obliger ses Amis.

Et je vous crois le mien, comme je suis le vôtre.

ÉSOPE.

Pour en obliger un, faut-il en perdre un autre ?          

Il n’est rien de si beau que d’être généreux.

Vous auriez du scrupule à faire un malheureux.

CLÉON.

Bon ! C’est bien à la Cour que l’on a du scrupule ?

On cherche à s’avancer, sans voir qui l’on recule.

Il n’est point de moment où l’on ne soit au guet

Pour y mettre à profit les faux pas qu’on y fait.

Et pourvu qu’à son but un Courtisan arrive,

On l’applaudit toujours, quelque route qu’il suive :

Aller à la fortune est mon unique fin.

ÉSOPE.

Allez-y, croyez-moi, par un autre chemin.

Crésus, des Potentats l’un des plus équitables,

À qui depuis un an, j’ai dédié mes Fables,

Se fait lire avec soin le matin et le soir

Celles que sans faiblesse un grand Roi peut savoir.

Et le plus lâche crime étant la calomnie,           

Pour ne pas un moment la laisser impunie,

Il s’est fait un devoir d’apprendre celle-ci.

Quel bonheur, si les Rois en usaient tous ainsi !

L’envie au désespoir honteusement réduite,

De leurs paisibles Cours prendrait bientôt la fuite.

Écoutez.

 

LE LION DÉCRÉPIT

 

Le Lion, accablé par les ans,

Et n’ayant presque plus de chaleur naturelle,

Avait autour de lui nombre de Courtisans,

Qui par grimace ou non lui témoignaient leur zèle.

Le Loup, qui ne peut faire une bonne action,

Voyant que le Renard n’était pas de la bande,

Le fit remarquer au Lion,

Qui jura de punir une audace si grande.

Mais le rusé Renard, plus adroit que le Loup,

Averti de son insolence,

Non content de parer le coup,

Résolut d’en tirer vengeance.

Il va rendre visite au Roi des Animaux,

« Et d’un ton assuré : vous voyez, dit-il, Sire,

« Des sujets de votre Empire

« Le plus sensible à vos maux.

« Pendant qu’on vous faisait des compliments stériles,

« Qui ne partent souvent que d’un zèle affecté,

« Je cherchais des secrets utiles

« Pour le soulagement de votre Majesté.

« Elle est hors de péril, et l’État hors de crainte.

« La peau d’un Loup, écorché vif,

« Est un remède aussi prompt qu’effectif

« Pour ranimer votre chaleur éteinte.

Son attente eut un plein effet.

On écorche le Loup, on en couvre le Sire :

Et ceux qui du Renard l’avaient ouï médire,

Dirent tous que c’était bien fait.

 

Messieurs les Courtisans, qui cherchez à vous nuire,

Quel plaisir prenez-vous à vous entre-détruire ?

Si par la calomnie un homme a réussi,

Cent pour un, tout au moins, s’y sont perdus aussi.

Je sais bien qu’à la Cour, au milieu des Caresses,

La jalousie immole Amis, Parents, Maîtresses ;

À qui veut s’agrandir, le cas n’est pas nouveau ;

Mais je sais bien aussi que cela n’est pas beau.

Quand d’une bonne Race on a l’honneur de naître,

On cherche à mériter le poste où l’on veut être.

Et si de vos aïeux vous avez les Vertus,

Vous irez par leur route aux Emplois qu’ils ont eus.

C’est la plus juste voie et la plus raisonnable.

CLÉON.

N’avez-vous autre chose à m’offrir qu’une Fable ?

Le bon ami !

ÉSOPE.

Meilleur que vous ne le croyez.

C’est moi qui me dois plaindre, et c’est vous qui criez :

Je ne murmure point que pour votre service,

Vous me sollicitiez à faire une injustice ;

Et vous murmurez, vous, qui me la proposez.

De ce qu’à vos désirs les miens sont opposés.

Qui de vous ou de moi mérite qu’on l’excuse,

Vous qui la demandez, ou moi qui la refuse ?

CLÉON.

Vous ne voulez donc pas me servir ?

ÉSOPE.

J’y suis prêt,

Et même, s’il le faut, contre mon intérêt.

Ne me proposez rien dont pour vous je rougisse,

Et vous verrez alors si je rends bien service.

Vous seriez mal paré des dépouilles d’autrui.

CLÉON.

Savez-vous de quel Sang j’eus l’honneur de naître ?

ÉSOPE.

Oui.

Vous avez des Aïeux dont la gloire est insigne :

Héritier de leur nom, tâchez d’en être digne ;

Tâchez...

CLÉON.

Point de leçons. Je suis, grâces aux Dieux,

Plus habile que vous, quoique je sois moins vieux.

ÉSOPE.

Je le crois. J’ai de l’âge et n’ai point de Science ;

Mais j’ai du train du monde un peu d’expérience.

À la guerre, et partout, la générosité

Est ce qui sied le mieux aux Gens de Qualité.

Et quiconque est formé d’un Sang comme le vôtre,

Doit naturellement en avoir plus qu’un autre.

CLÉON.

Parlons net. Mon dessein est de perdre Ariston.

Voulez-vous m’y servir ?

ÉSOPE.

Pour cela, Monsieur, non :

Si c’est le seul motif qui vers moi vous amène,

C’est, à vous parler net, une visite vaine.

CLÉON.

Hé ! vous figurez-vous, mon cher petit Monsieur,

Qu’un Ministre inutile ait un vrai serviteur ?

Lorsqu’à vous encenser tant de monde travaille,

Est-ce pour vos beaux yeux ou votre belle taille ?

Le présumez-vous ?

ÉSOPE.

Non. Qui ferait ce projet,

Aurait assurément grand tort sur mon sujet.

Autant que je l’ai pu pendant une heure entière,

Je vous ai combattu d’une honnête manière :

Mais les coups éloignés ne vous émeuvent point,

Il faut vous les tirer plus à brûle pourpoint.

Puis donc qu’à votre insulte il faut que je réponde,

Je n’ai pas en laideur mon pareil dans le monde,

Je le sais ; mais le Ciel, propice en mon endroit,

Dans un corps de travers a mis un esprit droit.

Quelque hommage forcé que la crainte leur rende,

Je méconnais les Grands qui n’ont pas l’âme grande,

Et je n’ai du respect pour l’éclat de leur Sang,

Que lorsque leur mérite est égal à leur rang.

Les grands et les petits viennent par même voie :

Et souvent la naissance est comme la monnaie ;

On ne peut l’altérer sans y faire du mal ;

Et le moindre alliage en corrompt le métal.

Un Soldat comme vous s’imagine peut-être...

CLÉON.

Je ne suis point soldat, et nul ne m’a vu l’être.

Je suis bon Colonel, et qui sert bien l’État.

ÉSOPE.

Monsieur le Colonel, qui n’êtes point soldat,

Je ne sais ce que c’est que de rendre service

Contre la bienséance et contre la justice.           

CLÉON.

Adieu, Monsieur : Bientôt... je ne m’explique pas.

 

 

Scène IV

 

ÉSOPE, seul

 

Peut-on être si noble, avec un cœur si bas !

On dit que la Noblesse a la Vertu pour Mère ;

S’il est vrai, ses enfants ne lui ressemblent guère.

Et pour un qui l’imite et qui fait son devoir...

Mais quel homme important en ce lieu me vient voir ?

 

 

Scène V

 

ÉSOPE, M. GRIFFET

 

M. GRIFFET.

Vous voyez un Vieillard d’une assez bonne pâte,

Qui va voir ses Aïeux, sans pourtant avoir hâte ;

Et qui souhaiterait être assez fortuné

Pour vous entretenir, sans être détourné.

C’est pour le bien public que je vous rends visite.

ÉSOPE.

Ah ! pour le bien public il n’est rien qu’on ne quitte.

À Licas.

Holà ! s’il vient quelqu’un, on ne me parle point.

J’agirai de concert avec vous sur ce point.

Allons d’abord au fait. Point d’inutiles termes.           

M. GRIFFET.

On doit le mois prochain renouveler les Fermes ;

Et si par votre appui j’y pouvais avoir part,

Jamais homme pour vous n’aurait eu plus d’égard.

Pour me voir élever à cette place exquise,

Je me crois le mérite et la vertu requise,

Il ne me manque rien qu’un Patron obligeant.

ÉSOPE.

Et quelle est la vertu d’un Fermier ?

M. GRIFFET.

De l’argent.

Il ne fait point de cas des vertus inutiles,

Des soins infructueux et des veilles stériles.

D’une voix unanime et d’un commun accord,

Les vertus d’un Fermier sont dans son coffre-fort ;

Et son zèle est si grand pour des vertus si belles,

Qu’il en veut tous les jours acquérir de nouvelles.

La Vertu toute nue a l’air trop indigent ;

Et c’est n’en point avoir que n’avoir point d’argent.

ÉSOPE.

Fort bien. Mais croyez-vous y trouver votre compte ?

Avez-vous calculé jusques où cela monte ?

Toute charge payée, y voyez-vous du bon ?

Parlez en conscience.

M. GRIFFET.

En conscience ? Non.

Mais un homme d’esprit versé dans la Finance,

Pour n’avoir rien à faire avec sa conscience,

Fait son principal soin, pour le bien du travail,

D’être sourd à sa voix, tant que dure le Bail :

Quand il est expiré, tout le passé s’oublie ;

Avec sa conscience il se réconcilie :

Et libre de tous soins, il n’a plus que celui

De vivre en honnête homme, avec le bien d’autrui.

Si vous me choisissez, et que le Roi me nomme,

Je doute que la Ferme ait un plus habile homme.

J’ai du bien, du crédit et de l’argent comptant.

Quant au tour du bâton, vous en serez content ;

Votre peine pour moi ne sera point perdue :

Je sais trop quelle offrande à cette grâce est due :

Quoi que vous ordonniez, tout me semblera bon.

ÉSOPE.

Qu’est-ce que c’est encor que le tour du bâton ?

Je trouve cette phrase assez particulière.

M. GRIFFET.

Vous voulez m’avertir qu’elle est trop familière ;

J’ai regret avec vous de m’en être servi.

ÉSOPE.

Vous en avez regret, et moi j’en suis ravi.

Pour familière, non ; je vous en justifie.

Dites-moi seulement ce qu’elle signifie.

M. GRIFFET.

Le tour du bâton ?

ÉSOPE.

Oui.

M. GRIFFET.

C’est un certain appas...

Un profit clandestin... vous ne l’ignorez pas.

ÉSOPE.

J’ai là-dessus, vous dis-je, une ignorance extrême.

M. GRIFFET.

Pardonnez-moi.

ÉSOPE.

Vraiment, pardonnez-moi vous-même.

C’est peut-être un jargon qu’on n’entend qu’en ces lieux.

M. GRIFFET.

C’est par tout l’Univers ce qu’on entend le mieux.

Que l’on aille d’un Grand implorer une grâce,

Sans le tour du bâton je doute qu’il la fasse :

Pour avoir un emploi de quelque Financier,

C’est le tour du bâton qui marche le premier :

On ne veut rien prêter, quelque gage qu’on offre,

Si le tour du bâton ne fait ouvrir le coffre.

Il n’est point de coupable un peu riche et puissant,

Dont le tour du bâton ne fasse un innocent :

Point de femme qui joue, et s’en fasse une affaire,

Que le tour du bâton ne dispose à pis faire :

Ministres de Thémis, et Prêtres d’Apollon

Ne font quoi que ce soit sans le tour du bâton :

Et tel paraît du Roi le serviteur fidèle,

Dont le tour du bâton fait les trois quarts du zèle.

Vous êtes dans un poste à le savoir fort bien.

ÉSOPE.

Je vous jure pourtant que je n’en savais rien.

Je vois par ses effets et ses métamorphoses

Que le tour du bâton est propre à bien des choses ;

Mais je ne conçois point où l’on peut l’appliquer.

M. GRIFFET.

Pour vous faire plaisir, je vais vous l’expliquer.

Rien n’est plus nécessaire au commerce des hommes :

Et pour ne point sortir de la Ferme où nous sommes,

Lorsque l’on offre au Roi la somme qu’il lui faut,

On ne biaise point, et l’on parle tout haut ;

Cent millions, dit-on : plus ou moins, il n’importe.

On ajoute à cela, mais d’une voix moins forte,

D’un ton beaucoup plus bas, qu’on entend bien pourtant,

Et pour notre Patron une somme de tant ;

Soit par reconnaissance, ou soit par politique,

C’est l’usage commun qui partout se pratique.

Il n’est point d’intendant en de grandes Maisons

Qui n’ait le même usage et les mêmes raisons :

Quand on y fait un bail de quoi que ce puisse être,

Et qu’on ait dit tout haut ce que l’on offre au Maître,

On prend un ton plus bas pour le revenant bon ;

Et voilà ce que c’est que le tour du bâton.

Son étymologie est sensible, palpable.

ÉSOPE.

Ce n’est pas le seul tour dont vous soyez capable.

Peu de Fermiers, je crois, sont plus intelligents.

M. GRIFFET.

J’en connais quelques-uns assez habiles gens :

Mais qui ne feront point, tant ils sont débonnaires,

Ni le bien de l’État, ni leurs propres affaires.

Pour faire aller le peuple il faut être plus dur.

ÉSOPE.

Il est vrai : vous voulez le bien public, tout pur.

Vous avez l’appétit toujours bon.

M. GRIFFET.

Je dévore.

ÉSOPE.

Quel âge avez-vous bien pour travailler encore ?

Ne mentez point.

M. GRIFFET.

Lundi, j’eus quatre-vingt-deux ans.

ÉSOPE.

Vous avez des enfants et des petits-enfants ?

M. GRIFFET.

Aucun. Je suis garçon. Le Ciel m’a fait la grâce

De même qu’au Phénix d’être seul de ma race.

Avec économie ayant toujours vécu,

J’ai depuis soixante ans mis écu sur écu :

Si bien que ce matin en consultant mes livres,

J’ai trouvé de bien clair quinze cent mille livres,

Sans avoir un Parent à qui laisser un sou.

ÉSOPE.

Vous ?

M. GRIFFET.

Moi.

ÉSOPE.

Point d’enfants ?

M. GRIFFET.

Non.

ÉSOPE.

Peste soit du vieux fou :

Un homme de bon sens travaille en sa jeunesse,

Pour passer en repos une heureuse vieillesse :

Mais c’est un insensé qu’un voyageur bien las,

Qui peut se reposer, et qui ne le fait pas.

Quel indigne plaisir peut avoir l’avarice ?

Et que sert d’amasser, à moins qu’on ne jouisse ?

C’est bien être ennemi de son propre bonheur.

M. GRIFFET.

Je veux, si je le puis, mourir au lit d’honneur.

Quelque vieux que je sois, je me sens les pieds fermes.

J’ai rempli dignement tous les emplois des Fermes ;

Directeur, Réviseur, Caissier, et cætera :

Et je prétends aller jusqu’au non plus ultra ;

Être Fermier.

ÉSOPE.

Hé quoi ! N’avez-vous rien à faire

Et de plus sérieux, et de plus nécessaire ?

La mort toujours au guet, avec son attirail,

Est-elle caution que vous passiez le bail ?

Ne l’entendez-vous pas qui vous dit de l’attendre ?

Et que demain peut-être elle viendra vous prendre ?

Il faudra tout quitter quand elle arrivera :

Et vous ne songez point à ce non plus ultra.

Quel âge attendez-vous pour être raisonnable ?

Voulez-vous là-dessus écouter une Fable ?

M. GRIFFET.

Volontiers.

ÉSOPE.

Elle est longue. Aurez-vous le loisir...

M. GRIFFET.

Plus elle durera, plus j’aurai de plaisir.

Une Fable un peu longue est une double grâce.

ÉSOPE.

Vous y verrez des fous dont vous suivez la trace,

Et vous en verrez tant de toutes qualités,

Que vous réfléchirez sur vous-même. Écoutez.

 

L’ENFER

 

À l’exemple d’Hercule, un certain téméraire

S’étant fait jour jusque dans les enfers,

Voulut voir des damnés les supplices divers :

Ce n’était pas une petite affaire.

Un jeune diable, à qui Pluton

Permit ce jour-là d’être bon,

(Sans tirer à conséquence)

Conduisit l’Homme partout,

Et de l’un à l’autre bout

L’honora de sa présence.

Il trouva là des gens de toutes les façons,

Hommes, femmes, filles, garçons,

Grands, petits, jeunes, vieux, de tout rang, de tout âge :

Il n’est profession, art, négoce, métier,

Qui n’ait là-dedans son quartier,

Et qui n’y joue un personnage.

Combien trouva-t-il dans les fers

De gros Marchands Drapiers, le teint livide et jaune,

Qui par le calcul des enfers

De trois quarts et demi faisaient toujours une aune ?

Combien de Merciers du Palais

Tourmentés d’autant de méthodes

Que pour flatter le luxe ils lui prêtent d’attraits

Par la multitude des modes ?

Que de coiffeuses en lieu chaud

Pour avoir au temps où nous sommes

Coiffé les femmes aussi haut

Que les femmes coiffent les hommes ?

Que de Cabaretiers, Cafetiers et Traiteurs,

Ces premiers corrupteurs de la vie innocente,

Sont dans une chambre ardente

Au rang des empoisonneurs ?

Combien de Financiers et de teneurs de banque

Voulant compter le temps qu’ils seront encor là

Trouvent que le chiffre leur manque

Et ne peuvent nombrer cela ?

Combien de grands Seigneurs, qui d’un devoir austère,

D’une dette du jeu s’acquittaient sur le champ ;

Et qui sont morts sans satisfaire

Ni l’ouvrier ni le Marchand ?

Combien de Magistrats, l’un bourru, l’autre avare,

Que jamais la main vide on n’osait approcher,

Voyant que dans leur temps la Justice était rare,

Prenaient occasion de la vendre bien cher ?

Combien d’Avocats célèbres

Qui rendaient noir le blanc par leurs subtilités,

Maudissent dans les ténèbres

Leurs malheureuses clartés ?

Si je voulais nommer les fragiles Notaires ;

Les dangereux Greffiers, les subtils Procureurs ;

Les avides Secrétaires

Des nonchalants Rapporteurs ;

Et certains curieux, galopeurs d’Inventaires,

Qui séduisent l’Huissier pour tromper les mineurs :

Si je voulais parler de tant de Commissaires

Qui font, comme il leur plaît, avoir raison ou tort ;

Des Médecins sanguinaires

Et précurseurs de la mort ;

Enfin, si je faisais une liste fidèle

De tous les réprouvés que Pluton a chez lui,

Ce serait une Kyrielle

Qui ne finirait d’aujourd’hui.

Voici pour vous. Le jeune Diable et l’Homme

Qui voyaient de l’Enfer tous les bijoux gratis,

Après s’être bien divertis

À voir les damnés que je nomme,

Entendirent hurler des Vieillards langoureux :

Qui sont ceux-là, dit l’Homme, et quel soin les agite ?

« Nous sommes, répond l’un d’entr’eux,

« Les affligés de mort subite.

« Taisez-vous imposteur, ou parlez autrement,

Dit le jeune habitant du Pays des ténèbres ;

« Vous mentez aussi hardiment

« Qu’un faiseur d’Oraisons funèbres.

« Le plus jeune de vous a quatre-vingt-dix ans ;

« Et vous avez eu tout ce temps

« Pour penser à la mort, sans y donner une heure.

« Vieux, cassé, décrépit, la mort vient, et vous prend :

« Après un terme si grand,

« Est-il étonnant qu’on meure ?

« Dans le moment que la mort vous surprit,

« Une vétille, un rien occupait votre esprit ;

« Vous aviez l’œil à tout, jusqu’à la moindre rente :

« Et vous faisiez, quant au surplus,

« L’affaire la moins importante

« De celle qui l’était le plus.

« Allez, pour jamais, misérable,

« Pleurer d’un temps si cher l’usage si fatal.

Ne m’avouerez-vous pas que pour un jeune Diable

Il ne raisonnait pas trop mal ?

 

Examinons un peu, vous et moi, quel usage

Vous avez fait du temps pendant un si grand âge.

Vos quatre-vingt-deux ans contiennent dans leur cours

Le nombre (ou peu s’en faut) de trente mille jours :

Et de ces jours usés pour bien finir le terme,

Près d’entrer au Tombeau, vous entrez dans la Ferme !

Et pourquoi pour du bien vous donner tant de soin,

Vous, qui dans quatre jours n’en aurez plus besoin ?

Pour vous ouvrir les yeux j’ai dit ce qu’on peut dire.

Adieu. Quoique ma Fable ait su vous faire rire ;

Faites réflexion, en homme prévoyant,

Que c’est la vérité que je dis en riant.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CRÉSUS, TIRRÈNE, TRASIBULE, GARDES

 

CRÉSUS.

Ce que vous m’apprenez a si peu d’apparence,

Que je ne puis sans honte y donner de croyance.

Ésope me trahir, lui qui me sert si bien !

J’en serais assuré que je n’en croirais rien.

Je n’ai point de sujet qui me soit plus fidèle.

TIRRÈNE.

Il se peut qu’on ait tort de soupçonner son zèle :

Peut-être de l’envie est-ce un subtil poison ;

Mais il se peut aussi, Seigneur, qu’on ait raison ;

Et de qui que ce soit que cet avis puisse être,

De celui qu’on soupçonne il faut se rendre maître.

Donnez ordre, Seigneur, qu’on l’arrête.

CRÉSUS.

Qui, Moi ?

Que je sois insensible à ce que je lui doi ?

Et qu’une ingratitude odieuse, effroyable

(Vice le plus honteux dont un Roi soit capable,)

Soit l’injuste salaire et du zèle et des soins

Dont vos yeux et les miens ont été les témoins ?

Pouvez-vous m’inspirer un sentiment si lâche ?

TRASIBULE.

Seigneur, à vous servir appliqué sans relâche,

J’aurais cru faire un crime à vous dissimuler

Ce que votre intérêt me défend de celer.

J’ai dû, comme sujet et fidèle et sincère,

Vous avertir qu’Ésope, avec son air austère,

Qui semble être ennemi de l’argent et de l’or,

A dans une Cassette, en secret, un Trésor.

J’ignore le détail de ses supercheries ;

Quel argent il possède, ou quelles pierreries ;

Mais, à parler sans haine et sans prévention,

Je crois dans sa Cassette au moins un million.

TIRRÈNE.

Un million ! Seigneur, il supprime le reste :

Dans la place d’Ésope on n’est point si modeste.

Quand on peut ce qu’on veut, on étend loin ses droits :

C’est peu d’un million, il en a plus de trois :

L’ambition, Seigneur, n’a guère de limites.

CRÉSUS.

Pensez bien, l’un et l’autre, à ce que vous me dites.

Ésope criminel, quels que soient ses remords,

Je vous donne à tous deux ce qu’il a de Trésors ;

Mais Ésope innocent, par la même justice,

Je lui fais de vos biens un égal sacrifice.

La récompense est sûre, ou la punition.

TRASIBULE.

J’accepte avec plaisir cette condition.

TIRRÈNE.

Je m’y soumets aussi, Seigneur, et, par avance

Je soutiens...

CRÉSUS.

Vous direz le reste en sa présence.

Pour le rendre suspect, en vain l’on me prévient :

Je l’ai fait avertir, et je le vois qui vient.

Il faut que cette intrigue ici se développe ;

Laissez-moi lui parler ; je vous l’ordonne.

 

 

Scène II

 

CRÉSUS, ÉSOPE, TIRRÈNE, TRASIBULE, GARDES

 

CRÉSUS.

Ésope,        

On t’accuse en ce lieu de me manquer de foi.

Je t’en veux croire seul. Me trompes-tu ? Di.

ÉSOPE.

Moi,

Seigneur ? De votre part ce soupçon m’est sensible.

Je ne vous ai point dit que je fusse infaillible.

Peut-être, avec ardeur prenant vos intérêts,

Ai-je pu me tromper et vous tromper après :

Mais d’aucune action je ne me sens capable

Qui me puisse envers vous rendre un moment coupable.

CRÉSUS.

Et si je te convaincs, quand je me fie à toi,

De me faire un secret contre la bonne foi,

Que diras-tu ?

ÉSOPE.

Seigneur, ce discours m’inquiète.

Moi, des secrets pour vous !

CRÉSUS.

Et dans une Cassette

Qui dans ton cabinet conduit souvent tes pas,

N’as-tu rien de caché que je ne sache pas ?

ÉSOPE.

Eh, Bons Dieux ! se peut-il que pour si peu de chose

Vous ayez du chagrin et que j’en sois la cause ?

CRÉSUS.

Je la veux voir.

ÉSOPE.

Seigneur, daignez m’en dispenser.

J’ai mes raisons.

CRÉSUS.

Qu’entends-je ! Et que puis-je penser !

Quelles raisons as-tu que tu n’oses me dire ?

TIRRÈNE.

Hé ! n’est-ce pas, Seigneur, assez vous en instruire ?

Que voulez-vous de plus ? Interdit et contraint,

Le refus qu’il vous fait montre assez ce qu’il craint.

TRASIBULE.

Seigneur, de la parole il a perdu l’usage :

Vous faut-il de son crime un plus grand témoignage ?

S’il était innocent, pour sortir d’embarras,

Une Fable à propos ne lui manquerait pas :

Mais de sa trahison la preuve est si facile,

Qu’un si faible secours lui paraît inutile.

CRÉSUS.

On t’accuse ; on t’insulte ; et tu ne réponds rien !

ÉSOPE.

Que dirais-je, Seigneur, que vous ne sachiez bien ?

Quel que soit l’embarras où leur haine me jette,

Elle est de mon silence un mauvais interprète :

L’innocence est timide et non la trahison.

Si je ne réponds pas, en voici la raison.

 

LA TROMPETTE ET L’ÉCHO

 

« D’où vient, dit un jour la trompette,

« Qu’il ne m’échappe rien qu’Écho ne le répète.

« Et que, pendant l’Été, quand il tonne bien fort,

« Loin de vouloir répondre, il semble qu’elle dort ?

« Le bruit est bien plus grand quand le tonnerre gronde,

« Que lorsqu’en badinant je m’amuse à sonner.

« Écho, de sa grotte profonde,

« L’entendant ainsi raisonner :

« À tort mon silence t’étonne.

« Je n’hésite jamais à répondre à tes sons :

« Mais j’ai, dit-elle, mes raisons

« Pour ne répondre pas lorsque Jupiter tonne.

« Aux suprêmes Divinités

« Jamais nos respects ne déplaisent :

« Et quand les Grands sont irrités,

« Il faut que les petits se taisent.

 

CRÉSUS.

Parle. Je ne suis point irrité contre toi ;

Tu n’as aucun ami qui le soit plus que moi.

Ta vertu soupçonnée est tout ce qui m’irrite.

TIRRÈNE.

En disant une Fable il croit en être quitte.

C’est ainsi que du peuple obsédant les esprits,

Par sa fausse Morale il en a tant surpris ;

Pendant qu’à vos sujets il débite des Fables,

Il acquiert sourdement des Trésors véritables.

Combien dans sa Cassette en va-t-on découvrir !

ÉSOPE.

Hé bien ! Seigneur, hé bien ! Il la faut faire ouvrir.

Quoique jusqu’à ce jour j’ose croire ma vie

À couvert des efforts de la plus noire envie,

J’avoue ingénument qu’il m’eût été bien doux

Que jamais ce secret n’eût été jusqu’à vous.

Vous le voulez savoir, il faut vous satisfaire.

TRASIBULE.

Seigneur, s’il y va seul, il en va tout distraire,

Détourner les moyens de sa conviction,

Et, peut-être, en Bijoux sauver un million ;

Il peut en un moment faire tout disparaître.

ÉSOPE.

Pour ne rien détourner je veux bien n’y pas être.

En garde contre vous, comme vous contre moi,

Tout ce que je demande est que ce soit le Roi,

(Lui qui de l’équité fait son plaisir suprême)

Qui la fasse apporter et qui l’ouvre lui-même.

Heureusement, Seigneur, j’en ai les Clefs ici.

La Clef du Cabinet est celle que voici :

L’autre, qu’aucun mortel n’aurait qu’avec ma vie,

Est celle du Trésor dont on a tant d’envie,

Je les mets avec joie entre vos mains.

CRÉSUS.

Holà !

Il parle bas aux gardes.

Observez bien mon Ordre, et ne touchez que là.

Je vous attends.

TIRRÈNE.

Seigneur, souvenez-vous du pacte ;

La parole des Rois jamais ne se rétracte.

CRÉSUS.

Quand il en sera temps, je m’en souviendrai bien.

Ésope criminel, c’est à vous tout son bien :

Et pour être aussi juste envers l’un qu’envers l’autre ;

Vous Calomniateurs, c’est à lui tout le vôtre.

Tu dois, s’ils m’ont dit vrai, par tes exactions

Avoir en ta puissance, au moins trois millions.

Ne me déguise point ce que je puis connaître.

Es-tu riche ?

ÉSOPE.

Moi riche ! Eh ! demandai-je à l’être ?

Loin que le bien, Seigneur, me cause aucun souci,

N’ayant besoin de rien, je ne veux rien aussi.

Si vous me retirez la main qui me protège

Tel que je suis venu, tel m’en retournerai-je ;

Et je verrai l’éclat dont sous vous j’ai brillé,

Comme on voit un beau songe après être éveillé :

Soyez content de moi, je le suis du salaire.

TRASIBULE.

Vous allez sur le champ découvrir le contraire ;

Et ce que par votre Ordre on apporte en ces lieux,

Va lui fermer la bouche et vous ouvrir les yeux,

Seigneur.

 

 

Scène III

 

LES GARDES qui reviennent, CRÉSUS, ÉSOPE, TIRRÈNE, TRASIBULE

 

CRÉSUS.

C’est ton Trésor, Ésope ; avant qu’on l’ouvre,

Et que ce qu’il renferme à mes yeux se découvre,

Fais m’en, je t’en conjure, un sincère détail.

C’est le prix de tes soins, le fruit de ton travail.

Cette épreuve t’est rude et me fait violence.

ÉSOPE.

Cette épreuve à l’envie imposera silence :

Et je ne puis, Seigneur, en être mieux vengé

Qu’en la rendant témoin de tout le bien que j’ai.

Tout ce que je dirais lui semblerait frivole.

TIRRÈNE.

Qu’attendez-vous, Seigneur, à nous tenir parole ?

De sa fausse fierté faites-le repentir.

CRÉSUS.

Hé bien ! Puisqu’on m’y force, il y faut consentir,

Ouvrons. Ciel ! Quel spectacle est-ce ici que l’on m’offre ?

Gardes.

UN GARDE.

Seigneur ?

CRÉSUS.

Voyez ce qu’enferme ce Coffre.

On n’y trouve que l’habit d’Ésope quand il était Esclave.

Est-ce là le Trésor qu’on m’oblige à chercher ?

ÉSOPE.

Oui, Seigneur ; vous voyez ce que j’ai de plus cher ;

C’est l’habit que j’avais quand par un sort propice

Il vous plut me choisir pour me rendre service.

Habit vil, mais qu’on porte avec tranquillité ;

Qu’inventa la pudeur, et non la vanité ;

Qui jamais contre moi n’eût soulevé l’envie

Si je l’eusse porté pendant toute ma vie ;

Et que je redemande à votre Majesté

Avec plus de plaisir que je ne l’ai quitté.         

Comme je n’ai rien fait pour m’attirer la haine

Dont voulaient m’accabler Trasibule et Tirrène,

C’est de mon crédit seul dont ils sont mécontents ;

Et tous deux ne font rien qu’on n’ait fait de tout temps.

Quelque soin qu’il se donne, et quelque bien qu’il fasse,

Quel Ministre est aimé pendant qu’il est en place ?

Et quand de sa carrière il a fini le cours,

Ceux qui le haïssaient le regrettent toujours.

D’un si dangereux Poste approuvez ma retraite.

Je connais, mais trop tard, la faute que j’ai faite.

Que ferais-je à la Cour, moi qui ne suis, Seigneur,

Hypocrite, Jaloux, Médisant, ni Flatteur ?

CRÉSUS.

Pour ta retraite, non. Tu m’es trop nécessaire.

Mais pourquoi cet Habit ? et qu’en voulais-tu faire ?

Quel bizarre plaisir t’obligeait à le voir ?

ÉSOPE.

L’orgueil suit de si près un extrême pouvoir ;

Que souvent dans la place où j’avais l’honneur d’être,

De ma faible raison je n’étais point le maître.

Souvent l’éclat flatteur de ce rang fortuné,

M’élevant au-dessus de ce que je suis né ;

Pour être toujours prêt à rentrer en moi-même,

Je gardais ce témoin de ma misère extrême :

Et quand l’orgueil sur moi prenait trop de crédit,

Je redevenais humble, en voyant mon habit.

Voilà tout mon trésor. Quelque peu qu’il me coûte,

Je ne m’en dédis point, c’est un trésor sans doute ;

Puisque, lorsqu’on travaille à me sacrifier,

Il vient à mon secours pour me justifier.

Si contre mon devoir c’est tout ce qu’on oppose,

Combien de gens, Seigneur, s’ils faisaient même chose,

Sachant ce qu’ils étaient, et voyant ce qu’ils sont,

Auraient à votre Cour moins d’orgueil qu’ils n’en ont.

CRÉSUS, à Tirrène.

Hé bien ! mes vrais amis, que ce succès désole,

Vous ne me pressez plus de vous tenir parole !

Je vous pardonnerais un effort plus puissant

Pour me faire trouver un coupable innocent :

Mais de vous pardonner je me sens incapable,

Lorsque d’un innocent vous faites un coupable.

Pour agir sans aigreur je suis trop irrité.

Ésope plus tranquille aura plus d’équité.

Sûr qu’il est toujours juste en tout ce qu’il ordonne,

À son ressentiment le mien vous abandonne.

Il ne peut, quoi qu’il fasse, après vos duretés,

Vous causer tant de maux que vous en méritez.

Aux gardes.

Vous, que je laisse exprès pour garder cette porte,

Que sans l’aveu d’Ésope aucun n’entre ou ne sorte :

Et que son ordre ici puisse autant que le mien.

 

 

Scène IV

 

ÉSOPE, TIRRÈNE, TRASIBULE, GARDES

 

ÉSOPE.

À votre tour, Messieurs, vous ne dites plus rien.

Tantôt vous souteniez, pour me tirer d’affaire,

Qu’une Fable, à propos, eût été nécessaire ;

Je vous ai cru. Voyons, pour vous mettre en repos

Ce que vous me direz qui puisse être à propos.

Que vous avais-je fait pour vouloir me détruire ?

TIRRÈNE.

Eh ! que vous faisons-nous en cherchant à vous nuire ?

Plus tous vos ennemis attaquent vos vertus,

Plus vous avez de gloire à les voir abattus.

Malgré tout le chagrin dont votre âme est saisie,

Vous êtes redevable à notre jalousie :

Aucun de vos amis, le fût-il à l’excès,

N’a travaillé pour vous avec tant de succès.

Quel honneur plus parfait voulez-vous qu’on vous fasse ?

ÉSOPE.

Il est vrai ! j’oubliais à vous en rendre grâce :

Je dois être content de vos bontés pour moi.

TRASIBULE.

Est-ce un crime à punir que de servir son Roi ?

Ayant su qu’un trésor, que l’on disait immense

Pouvait de ce Monarque affaiblir la puissance,

Pour ne le pas trahir, nous avons cru devoir

En fidèles Sujets, le lui faire savoir.

Par bonheur pour l’État, ce sont des impostures.

Au milieu des trésors vous avez les mains pures.

Puisse un si digne exemple un jour être à l’envi

Par tous vos successeurs exactement suivi !

Voilà le plus grand mal dont vous puissiez vous plaindre ;

Celui qui nous menace est beaucoup plus à craindre.

Par une loi sévère entre Crésus et nous

Nous ne possédons rien qui ne doive être à vous.

Mais c’est un faible appât pour une âme si haute.

ÉSOPE.

Si mon mal n’est pas grand, ce n’est pas votre faute,

De votre intention pleinement éclairci,

La mienne est d’imiter l’exemple que voici.

 

L’HOMME ET LA PUCE

 

Par un homme en courroux la Puce un jour surprise,

Touchant, pour ainsi dire, à son moment fatal,

Lui demanda sa grâce, et d’une voix soumise,

« Je ne vous ai pas fait, dit-elle, un fort grand mal.

« Ta morsure, il est vrai, me semble un faible outrage,

« Dit l’homme : Cependant n’espère aucun pardon :

« Tu m’as fait peu de mal ; mais j’en sais la raison,

« C’est que tu ne pouvais m’en faire davantage.

 

Si j’eusse été coupable et que j’eusse eu du bien,

Est-il un mal plus grand que l’eût été le mien ?          

Je dois à votre insulte une peine aussi grande.

Et mon honneur...

 

 

Scène V

 

UN GARDE, ÉSOPE, TIRRÈNE, TRASIBULE

 

UN GARDE.

Rhodope est là qui vous demande.

Nous n’avons sans votre ordre osé la faire entrer.

ÉSOPE.

J’ignore quel sujet peut ici l’attirer :

Qu’elle entre.

TIRRÈNE.

Elle a pour nous une haine mortelle.

 

 

Scène VI

 

RHODOPE, ÉSOPE, TIRRÈNE, TRASIBULE, GARDES

 

RHODOPE.

Ma Mère attend votre ordre, et je l’attends comme elle.

Vous l’avez conviée à souper avec vous :

Il est tard.

ÉSOPE.

Ce plaisir m’aurait été bien doux :

Mais qu’à la Cour, Rhodope, on est près du naufrage !

Trasibule et Tirrène, à qui je fais ombrage,

Ont voulu m’accabler de leurs injustes coups.

Si je veux me venger, je le puis.

RHODOPE.

Vengez-vous.

Tous deux dans leur patrie, et nous loin de la nôtre ;

Ma faveur les irrite aussi bien que la vôtre,

Que leur haine pour nous rejaillisse sur eux :

Une faute impunie en fait commettre deux.

D’un ruisseau qui peut nuire interrompez la course,

Et pour faire encor mieux, tarissez-en la source.

Vous avez le pouvoir ; décidez, ordonnez.

 

 

Scène VII

 

CRÉSUS, ARSINOÉ, ÉSOPE, RHODOPE, TIRRÈNE, TRASIBULE, GARDES

 

CRÉSUS.

Hé bien ! Ésope, à quoi les as-tu condamnés ?

Dans mes premiers transports me trouvant trop à craindre,

Je me suis retiré pour ne pas te contraindre.

As-tu vengé sur eux ton honneur offensé ?

Parle.

ÉSOPE.

Je n’ai, Seigneur, encor rien prononcé.

Peut-être que mon cœur pénétré de l’offense

Sous le nom de Justice userait de vengeance ;

Et que de ma rigueur, bien loin de me louer

Vous n’hésiteriez pas à me désavouer.

CRÉSUS.

Te désavouer ! moi, qui t’estime, qui t’aime,

Et qui prends à ton sort plus de part que toi-même ?

Je suis en ta faveur prêt à souscrire à tout.

ÉSOPE.

Ils n’ont rien épargné pour me pousser à bout.

Permettez qu’à mon tour, Seigneur, je les y pousse.

Un outrage est sensible, et la vengeance est douce.

CRÉSUS.

La tienne est toute juste, ou l’on n’en vit jamais.

ÉSOPE.

Me la permettez-vous ?

CRÉSUS.

Oui, je te la permets.

Venge-toi, tu le peux. Tu le dois. Je l’ordonne.

ÉSOPE.

Puisque je puis user du pouvoir qu’on me donne,

Je les condamne donc, dussé-je être trahi,

À tâcher de m’aimer autant qu’ils m’ont haï.

À l’égard de leur bien, loin d’y vouloir prétendre,

Je les condamne aussi, Seigneur, à le reprendre :

Si votre ordre contre eux avait tout son effet,

Leurs enfants souffriraient d’un mal qu’ils n’ont pas fait.

Enfin, je les condamne à n’avoir de leur vie

De l’emploi que j’occupe une imprudente envie :

Un Ministre honnête homme, et qui fait son devoir

Est lui-même accablé sous un si grand pouvoir :

Quoiqu’avant le Soleil tous les jours il se lève,

Jusqu’à ce qu’il se couche il n’a ni paix ni trêve ;

Et durant la nuit même attentif à prévoir,

Le repos de l’État l’empêche d’en avoir.

Du plus faible parti souffrez que je me range,

Et que ce soit ainsi, Seigneur, que je me venge.

Ils avaient de la joie à causer mon malheur ;

Et j’aurais du chagrin si je causais le leur.

CRÉSUS.

Non, je prétends, au moins, que leurs biens t’appartiennent.

ÉSOPE.

Que voulez-vous, Seigneur, que sans biens ils deviennent ?

Être de qualité, sans du bien, c’est un sort,

Pour peu qu’on ait de cœur, plus cruel que la mort.

Il suffit qu’à vos yeux je ne sois point coupable.

La vengeance facile est honteuse et blâmable.

C’est un honneur pour moi préférable à leur bien,

De pouvoir me venger et de n’en faire rien.

Tandis que la balance est encor suspendue,

Donnez à vos bontés toute leur étendue.

Les Rois, comme les Dieux, sont faits pour pardonner.

TIRRÈNE.

Ah ! C’en est trop, Seigneur, quoi qu’on puisse ordonner ;

Quelque punition qui suive notre crime,

La plus dure à souffrir est la plus légitime.

De la bonté d’Ésope étonnés et confus,

Nous ne pouvons tenir contre tant de vertus.

TRASIBULE.

Oui, Seigneur ; de son bien avides l’un et l’autre,

C’est à lui justement qu’appartient tout le nôtre.

Vous avez fait la loi, nous y sommes soumis.

ÉSOPE.

Non ! Laissez-moi, Seigneur, acquérir deux Amis.

Si jamais mon service eut le bien de vous plaire,

Accordez-moi, Seigneur, leur grâce pour salaire :

C’est une récompense un peu forte pour moi ;

Mais un Roi doit toujours récompenser en Roi.          

Par leur confusion, leurs remords, leurs alarmes,

Leur crime n’est-il pas expié ?

CRÉSUS.

Tu me charmes.

À remplir tes désirs je n’ai tant hésité

Que pour voir jusqu’au bout ta générosité.

Trasibule, Tirrène, Ésope vous pardonne :

Et j’aime à profiter des exemples qu’il donne.

Quel Sujet fut jamais plus utile à son Roi ?

À Arsinoé.

Mais de tous ses conseils le plus charmant pour moi,

Madame, c’est celui que son zèle me donne

De vous sacrifier Argie et sa Couronne :

Plus heureux d’être esclave en de si beaux liens,

Que de me voir un jour Maître des Phrygiens.

ARSINOÉ.

Quelle faveur pour moi qu’un pareil sacrifice !

D’Ésope à qui je dois cet important service

Faites que la fortune arrive au plus haut point.          

CRÉSUS.

Hé ! quel bien puis-je faire à qui n’en cherche point ?

Je ne sais qu’un plaisir que je lui puisse faire.

Comme à toute ma Cour, Rhodope a su lui plaire,

Et je veux que demain au même autel que nous...

ÉSOPE.

Nous avons, elle et moi, trop de respect pour vous :

Et le Ciel entre nous, Seigneur, met trop d’espace,

Pour oser accepter une pareille grâce.

Ce serait un orgueil inexcusable à moi

De joindre mon hymen à celui de mon Roi.

Quelques mois de délai, loin de fâcher Rhodope...

 

 

Scène VIII

 

CRÉSUS, ÉSOPE, TIRRÈNE, TRASIBULE, ARSINOÉ, RHODOPE, ATIS, GARDES

 

ATIS.

Seigneur, le Peuple ému demande à voir Ésope.

On répand dans Sardis des bruits confus et sourds

Que pour sa récompense on attente à ses jours.

CRÉSUS.

À ce Peuple agité viens te faire paraître ;

Du jour de ton Hymen je te laisse le maître.

Mais pour moi, c’est un terme assez long que demain.

ÉSOPE.

Unissez bien vos cœurs, en vous donnant la main.

Puissiez-vous tout un Siècle oubliés par les Parques,

De la faveur des Dieux sans cesse avoir des marques !

Et puissent vos enfants, aimés et craints de tous,

Voir un jour naître d’eux d’aussi grands Rois que Vous.

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