Le Roi de Cocagne (Marc-Antoine LEGRAND)

Comédie en un trois actes et un prologue, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 31 décembre 1718.

 

Personnages du Prologue

 

THALIE, Muse de la Comédie

LA MUSE TRIVIALE

GENIOT

LA FARINIÈRE, auteurs

PLAISANTINET, auteurs

 

La Scène est au pied du Mont Parnasse.

 

Personnages de la Comédie

 

LE ROI DE COCAGNE

BOMBANCE, Ministre

RIPAILLE, Ministres

FÉLICINE, Dame de la Cour

FORTUNAT, Dame de la Cour

ALQUIF, Enchanteur

PHILANDRE, Chevalier Errant

LUCELLE, Infante de Trébizonde

ZACORIN, Valet de Philandre

GUILLOT, Nourricier de Lucelle

HORTULAN, Jardinier du Roi

FLORIBEL, Jardinier du Roi

Plusieurs Nymphes sous la couleur des Fleurs du Parterre du Roi :

LA ROSE, Fleur de la difficulté

LA RENONCULE, Fleur de la fierté

LE PAVOT, Fleur du sommeil

LE SOUCI, Fleur du tourment

LA VIOLETTE, Fleur de l’innocence

LA JONQUILLE, Fleur de la jouissance

Troupe de peuples Élémentaires :

LES SILPHES, Habitants de l’Air

LES SALAMANDRES, Habitants du Feu

LES ONDAINS, Habitants de l’Eau

LES GNOMES, Habitants de la Terre

TROUPE DE COCANIENS

TROUPE D’ÉTRANGERS DE PLUSIERS NATIONS

GARDES DU ROI

 

La Scène est au Pays de Cocagne.

 

 

À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MONSEIGNEUR LE DUC

 

Monseigneur,

 

Le désir ardent que j’ai toujours eu de trouver un Accès favorable auprès de Votre Altesse Sérénissime, et de lui procurer quelques amusements, m’avait fait naître l’idée de la Comédie que j’ai l’honneur de lui présenter.

Le sujet me parut très propre à amener des Fêtes, aussi nouvelles que galantes, dans l’aimable séjour de Chantilly ; séjour où les plus grands Princes que la France compte parmi ses Héros, et les Muses parmi leurs Protecteurs, venaient autrefois se délasser de leurs glorieux travaux.

C’était ce lieu, Monseigneur, que j’avais choisi pour celui de ma Scène, persuadé que quelques merveilles que le Peuple Élémentaire eût pu inventer, l’ordre et l’abondance qu’on y voit régner plus que jamais, en auraient rendu l’exécution facile.

Mais malheureusement cette Pièce ne s’étant pas trouvée assez tôt prête il a fallu me contenter de donner au Public un léger crayon de la magnificence qui l’aurait accompagnée.

Votre Altesse Sérénissime l’a honorée plusieurs fois de sa présence, et m’a témoigné avec beaucoup de bonté qu’elle en était contente.

C’est ce qui me fait prendre la liberté de lui dédier un Ouvrage que je n’avais fait que pour elle, en attendant que mon imagination secondée de mon zèle me puisse fournir un Sujet digne de contribuer aux plaisirs d’un si grand Prince, je suis avec un profond respect,

 

Monseigneur,

 

De votre Altesse Sérénissime,

            Le très humble et très obéissant Serviteur,

 

LEGRAND.

 

 

PROLOGUE

 

Le Théâtre représente le Mont Parnasse entouré d’un bourbier.

 

 

Scène première

 

GENIOT, LA MUSE TRIVIALLE

 

GENIOT.

À la fin je me vois au pied du Mont Parnasse.

Courage, il ne me reste plus,

Rempli des préceptes d’Horace,

Qu’à tâcher de monter dessus.

Je crains de me noyer

Dans ce maudit bourbier,

Où quantité d’Auteurs ont déjà fait naufrage.

La Muse Trivialle sort du bourbier.

Ô Dieux ! quel monstre en sort !

LA MUSE TRIVIALLE.

Un monstre, parlez mieux,

Je suis la Muse trivialle,

Qui du beau milieu de la halle,

N’ai fait qu’un saut jusqu’en ces lieux.

GENIOT.

Ah ! Madame la Muse,

Je vous demande excuse,

Ma foi je ne vous connais pas ;

Et même plus je vous regarde,

Plus je vous crois Muse bâtarde.

LA MUSE.

Tout ce qu’il vous plaira, mais j’ai fait du fracas ;

Pour moi l’on a souvent abandonné la Scène

De Talie et de Melpomène ;

Et même en dépit d’Apollon,

Je me suis établie au pied de ce vallon.

GENIOT.

Hé, par quelle assistance

Avez-vous acquis tant d’honneurs ?

LA MUSE.

Ne parlons point d’honneurs, j’en ai fort peu, je pense,

Je ne dois même ma naissance

Qu’à certaine espèce d’Auteurs,

Qui n’ayant jamais pu jouir des avantages

De voir achever leurs ouvrages

Sur un Théâtre réglé,

Du bon goût du public ont enfin appelle

Au Tribunal peu sévère

De la Scène forestière :

C’est là que sans peur des sifflets,

Ils ont su se donner carrière,

Et se dédommager de leur mauvais succès,

D’une manière libre autant qu’extravagante...

Mais je vois un de mes Héros.

 

 

Scène II

 

LA MUSE TRIVIALLE, GENIOT, PLAISANTINET

 

LA MUSE.

Ah ! vous venez fort à propos,

Monsieur Plaisantinet, je suis votre servante.

PLAISANTINET.

Bonjour, Muse charmante,

Oh, parbleu cette fois je me suis surpassé,

Et de moi vous serez contente.

J’ai dans mon sottisier avec soin ramassé

Proverbes, colibet ; contes du temps passé,

Donc j’ai su composer une pièce plaisante.

Pour le coup le Cothurne en sera terrassé.

GENIOT.

Je le veux soutenir ce Cothurne, et ma veine...

PLAISANTINET.

Ma foi, mon pauvre ami, vous aurez de la peine.

Sur le Théâtre où vous voulez monter,

Pour attirer du public les suffrages

Il ne faut que de bons ouvrages,

La médiocrité ne le peut contenter.

GENIOT.

Comment donc une pièce un tant soit peu passable ?

PLAISANTINET.

Tout cela ne vaut pas le Diable.

GENIOT.

De la façon dont vous m’en parlez-là,

Le public a peu d’indulgence,

Et pour le contenter il faut que la science

Égale le génie. Où rencontrer cela ?

Où trouver un Auteur qui puisse...

 

 

Scène III

 

LA MUSE TRIVIALLE, GENIOT, PLAISANTINET, LA FARINIÈRE

 

LA FARINIÈRE.

Le voilà.

PLAISANTINET.

Comment vous prétendez, Monsieur la Farinière.

LA FARINIÈRE.

J’ai surpassé Corneille, et Racine, et Molière,

J’ai traduit des Auteurs pleins de difficultés,

Et mon savoir portant leurs ouvrages aux nues,

J’ai fait dans leurs Écrits voir cent mille beautés,

Qu’ils n’avaient pas, peut-être eux-mêmes bien connues ;

Enfin pour éviter un discours superflu,

Vous voyez le Phœnix, le seul auteur illustre

Qui puisse au Théâtre abattu,

Rendre aujourd’hui son premier lustre.

GENIOT.

Ma foi vous vous moquez de nous,

Depuis plus de trente ans vous tenez ce langage,

Sans que jusqu’à présent il ait paru de vous

Sur le Théâtre aucun ouvrage.

LA FARINIÈRE.

Hé, c’est la faute des Acteurs,

De qui l’envie, ou la malice,

Ou l’ignorance, ou l’injustice,

Écarte tous les bons Auteurs.

GENIOT.

Pour qu’en votre faveur le public s’intéresse,

Et puisse être contre eux justement indigné,

Faites imprimer quelque pièce,

Voila votre Procès gagné.

LA FARINIÈRE.

Hé, ne connaît-on pas aussi la fantaisie

Des injustes approbateurs ?

Qui ne sait que leur jalousie

Passe encore celle des Acteurs ?

Ils appréhendent tous qu’un sublime génie

Ne s’élève au dessus de leurs productions,

Et le trouvant en moi, poussent leur tyrannie

Jusqu’à me refuser leurs approbations.

Je veux escalader aujourd’hui le Parnasse,

Et demander justice au divin Apollon.

Il n’appartient qu’à lui de me donner la place,

Qui m’est due au sacré vallon.

Oui, c’est à toi que j’en appelle,

Souverain protecteur du mérite affligé,

Tu ne peux mieux montrer ta puissance immortelle,

Qu’en faisant que je sois vengé.

LA MUSE.

Il faut qu’en ton calcul, mon ami, tu t’abuses,

Si tu nous disais vrai, crois-moi,

Tu verrais dans l’instant Apollon et les Muses,

Accourir au devant de toi.

Que dis-je ! on me verrait moi-même

Rentrer dans mon bourbier pour te laisser monter ;

Car ma faiblesse extrême

Au merveilleux, au bon ne saurait résister.

Et s’il se peut trouver, comme l’on m’en menace,

Quelque génie heureux dont les productions

Attirent du public les approbations,

On me verra bientôt abandonner la place.

Mais que vois-je ? Thalie, ah ! pour le coup ma foi,

Je pense que c’est fait de moi.

Elle a l’air enjoué plus qu’à son ordinaire,

Sans doute qu’elle en a sujet,

Un noir pressentiment me dit qu’elle va plaire,

Au secours. Je ne puis soutenir son aspect.

PLAISANTINET.

Madame, d’où vous vient cette terreur panique.

LA MUSE s’enfonce dans le bourbier.

La voix me manque ; adieu je tombe, c’en est fait.

PLAISANTINET.

Je n’ai plus désormais qu’à fermer la boutique,

Que vais-je devenir hélas !

De quel côté tourner mes pas !

 

 

Scène IV

 

THALIE, GENIOT, LA FARINIÈRE, PLAISANTINET

 

LA FARINIÈRE.

À votre seule approche, adorable Thalie,

Vous avez fait rentrer ce monstre en son néant.

Sans doute que la Comédie

Va reprendre le pas qu’elle avoir ci-devant.

THALIE.

Je ne puis tout d’un coup lui rendre tous les charmes

Qui l’accompagnaient autrefois ;

Cette Muse au Parnasse a causé mille alarmes ;

Il faut, si nous voulons la réduire aux abois,

La battre de ses propres armes,

Je veux la repousser avec ses propres traits,

Il me faut pour cela quelque pièce bouffonne,

Qui soit dans le goût à peu près

De celles qu’elle donne.

Le public la prendra comme un amusement,

En attendant qu’on lui présente

Quelque pièce excellente,

Digne de mériter son applaudissement.

PLAISANTINET.

Hé bien, prenez la mienne, elle est réjouissante

Et dans le goût qu’il faut pour réveiller l’esprit.

THALIE.

En retrancheras-tu ces mots à double entente,

Pont le bon goût murmure, et la pudeur rougit ?

Je suis Muse enjouée, mais non pas insolente.

PLAISANTINET.

Pourquoi les retrancher ? ce qui vous épouvante,

De mes pièces fait la beauté ;

Et quoi que vous en puissiez dire,

Pour exciter la curiosité,

C’est la bonne façon d’écrire.

THALIE.

Comment tu ne peux faire rire

Sans offenser l’honnêteté ?

Tu ne peux composer une pièce amusante,

Enjouée et divertissante,

Sans grossière équivoque et sans obscénité ?

PLAISANTINET.

Je n’y trouverais pas mon compte.

THALIE.

Va, tu devrais mourir de honte.

PLAISANTINET.

Je vous le dis tout net,

Ce n’est pas là mon fait,

J’aime la gaillardise.

THALIE.

Ou plutôt la sottise.

Va donc chercher fortune ailleurs,

Je trouverai d’autres Auteurs.

 

 

Scène V

 

THALIE, GENIOT, LA FARINIÈRE

 

THALIE.

Allons, mes chers enfants, courage,

Voyons qui pourra de vous deux

Entreprendre ce que je veux.

Laissez le soin d’un grand ouvrage

Aux esprits d’un plus haut étage.

LA FARINIÈRE, enfonçant fièrement son Chapeau.

En est-il au dessus de moi ?

Cherchez pour un tel badinage

Des esprits du plus bas aloi,

Composer dans ce batelage

N’appartient qu’à des Auteurs fous.

THALIE.

Je croyais ne pouvoir mieux m’adresser qu’à vous.

GENIOT.

Allez, Muse, laisse-le dire,

Il suffit, j’entreprends ce que vous demandez :

Et sans faire rougir, j’espère faire rire

Si vous me secondez,

Je vais donc m’égayer dans le goût de la Foire,

Je pourrai l’attraper, du moins j’ose le croire,

Dussai-je voir nos grands et sérieux esprits

Accoutumés à contredire,

Me demander raison de les avoir fait rire,

J’aurais toujours rempli le projet entrepris.

J’avais déjà formé l’extravagante idée

D’un sujet qui peut être aurait pu réussir.

THALIE.

Quel ?

GENIOT.

Le Roi de Cocagne.

THALIE.

Il peut faire plaisir.

Car je suis très persuadée

Qu’il fournira de plaisants traits.

GENIOT.

Pour ne point perdre temps et hâter mon ouvrage,

J’emprunterai félon l’usage,

Par-ci par-là des vers tous faits

Ou dans Racine, ou dans Corneille,

Pour le Roi de Cocagne ils viendront à merveille.

LA FARINIÈRE.

Mais quelle intrigue, quels portraits ?

Quelles mœurs et quels caractères

Peuvent jamais entrer dans de pareils sujets ?

GENIOT.

Quelles mœurs ? des mœurs étrangères.

LA FARINIÈRE.

Ah ! les mœurs de Cocagne, à de petits enfants

Ces contes bleus sont bons à faire ;

Mais je ne pense pas qu’à nos honnêtes gens

Ces fadaises-là puissent plaire.

THALIE.

Les beaux esprits assez souvent

Se sont fait reconnaître en une bagatelle.

LA FARINIÈRE.

Parbleu vous me la donnez belle,

Monsieur, un bel esprit, c’est un demi-savant.

Traiter de beaux esprits les gens de son espèce,

C’est aux mouches à miel égaler les frelons ;

Ou s’il faut m’expliquer avec plus de justesse,

C’est au rang des oiseaux mettre les hannetons.

GENIOT.

À tous ces sots discours je ne daigne répondre,

Tu n’as pas l’ombre du bon sens,

Et la pièce que j’entreprends

Va suffire pour te confondre.

LA FARINIÈRE.

Si cela réussit, vous allez voir beau jeu.

Pour mettre au désespoir Thalie,

Pour désoler la Comédie,

Pour punir le public, je vais jeter, morbleu.

Toutes mes pièces dans le feu.

 

 

Scène VI

 

THALIE, GENIOT

 

THALIE.

Elles seront mieux là que sur notre Théâtre.

GENIOT.

Allons, Muse, il est temps, ne m’abandonnez pas,

Déjà vous m’inspirez du badin, du folâtre,

Du bouffon.

THALIE.

Garde-toi de tomber dans le bas,

Tiens toujours Pégase en haleine,

Bride en main.

GENIOT.

Par ma foi j’aurai bien de la peine,

Le bas et le bouffon se ressemblent assez,

Et je crains fort dans ma carrière

Si quand je broncherai vous ne me redressez,

D’aller donner dans quelque ornière.

THALIE.

Si le hasard t’y fait tomber,

Ne t’y laisse pas embourber,

Relève-toi tout au plus vite.

GENIOT.

Oui, mais pendant ce temps, si le public s’irrite.

Et si je ne me puis assez tôt relever ?

THALIE.

Va, le public est bon, il s’attend de trouver

Dans ce qu’on lui promet une pièce un peu folle :

Le pis qu’il en puisse arriver

Sera d’avoir tenu parole.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente le Pays de Cocagne.

 

 

Scène première

 

ALQUIF, PHILANDRE, LUCELLE, ZACORIN, GUILLOT

 

PHILANDRE.

Enfin après avoir traversé tant de mers,

Essuyé tour à tour mille périls divers,

De une de fiers Géants combattu la puissance,

Nous sommes arrivés dans ce lieu de plaisance,

C’est pour vous, sage Alquif, divin Magicien...

ALQUIF.

Sans moi votre valeur ne vous servait de rien.

J’ai su calmer les flots, dissiper les tempêtes ?

Qu’un Démon malfaisant déchaînait sur vos têtes.

Je vous ai conservé, me voilà satisfait.

PHILANDRE.

Qui pourra vous payer d’un si rare bienfait ?

ALQUIF.

Le plaisir d’avoir pu vous rendre ce service.

Votre bras vous a su tirer du précipice,

Où ces maudits Géants vous avaient entraîne,

Mais enfin sur la mer le courage est borné ;

La valeur ne met point à l’abri d’un orage.

Mon art seul vous pouvait garantir du naufrage,

Il l’a fait ; et le prix de ce puissant secours

Je le trouve à pouvoir couronner vos amours :

Vivez heureux, Philandre, avec votre Lucelle,

Elle toujours confiante, et vous toujours fidèle

Dans cette Île goûtez les plaisirs les plus doux.

ZACORIN.

Oui, mais par parenthèse, en quels lieux sommes-nous ?

J’ai vu de beaux Châteaux, une belle Campagne.

ALQUIF.

Vous êtes, mes amis, au Pays de Cocagne.

ZACORIN.

Au Pays de Cocagne ! allons vite manger,

Dans quelque bon endroit cherchons à nous loger.

GUILLOT.

Oui morgue, c’est bien dit, cherchons notre pitance,

Je crevons tous de faim.

ALQUIF.

Un peu de patience.

ZACORIN.

Depuis près de deux jours je n’ai mangé ni bu,

Mon estomac en gronde, et veut être repu.

PHILANDRE.

Sommes-nous mieux que vous ?

GUILLOT.

Vous nous la baillez belle,

Votre amour vous nourrit avec votre Lucelle.

PHILANDRE.

Comment.

ZACORIN.

Il a raison, dans tous vos déplaisirs,

Vous avalez des pleurs, vous gobez des soupirs,

Vous croquez des baisers, et dans tous le voyage.

Mais que demande ici ce grotesque visage ?

PHILANDRE.

Voyons.

 

 

Scène II

 

ALQUIF, PHILANDRE, LUCELLE, BOMBANCE, ZACORIN, GUILLOT

 

BOMBANCE.

Je viens savoir qui vous amène ici.

ZACORIN.

La faim, et le plaisir de vous y voir aussi.

BOMBANCE.

Vous êtes bien tombés, nous vous serons grand’chère ;

Quelles gens êtes-vous, il ne me faut rien taire.

PHILANDRE.

Je fais profession de chevalier errant.

Ayant pour cette Dame eu quelque différent,

Et dans l’occasion embrassé sa querelle,

Je me suis vu contraint de partir avec elle.

Après bien des périls, un destin plus heureux,

Nous a conduit enfin dans ces aimables lieux.

BOMBANCE.

Vous ne pouviez choisir un séjour plus tranquille,

Le Roi sera ravi de vous donner asile,

Il le faut avouer, ma foi c’est un bon Roi,

Joyeux, de bonne humeur, à peu près comme moi.

PHILANDRE.

A-t-il bien des Sujets ?

BOMBANCE.

Pas trop, car son Empire

A fort peu d’étendue.

LUCELLE.

Et ce qu’on entend dire

De ce charmant Pays, est-ce une vérité ?

BOMBANCE.

Oui, l’on le peut nommer un séjour enchanté,

Et je doute qu’au monde il en soit un semblable.

ZACORIN.

Est-il vrai qu’on y passe et jour et nuit à table,

Qu’on y marche en tout temps sans crainte des voleurs,

Qu’on n’y souffre Avocats, Sergents ni Procureurs,

Que l’on n’y plaide point, qu’on n’y fait point la guerre,

Que sans y rien semer, tout y vient dessus la terre,

Que le travail consiste à former des souhaits,

Que l’on y rajeunit, et que de nouveaux traits...

BOMBANCE.

Il n’est rien de plus vrai, mais prêtez-moi l’oreille,

Je vais vous raconter merveille sur merveille.

Quand on veut s’habiller, on va dans les forêts ;

Où l’on trouve à choisir des vêtements tous prêts ;

Veut-on manger ? les mets sont éparts dans nos plaines,

Les vins les plus exquis coulent de nos fontaines,

Les fruits naissent confits dans toutes les saisons

Les Chevaux tout scellés entre dans nos maisons,

Le pigeonneau farci, l’alouette rôtie,

Nous tombent ici bas du Ciel comme la pluie,

Dès qu’on ouvre la bouche, un morceau succulent...

ZACORIN.

Ma foi j’ai beau l’ouvrir, il n’y vient que du vent.

BOMBANCE.

L’heure n’est pas venue, attends que le Roi dîne.

ZACORIN.

Ils sont longtemps là-haut à faire la cuisine,

En attendant le Roi, ne nous pourriez-vous pas

Faire pleuvoir toujours ici deux ou trois plats ?

BOMBANCE.

Il n’est pas encor temps, le peuple Élémentaire.

Qui sans se faire voir met ses soins à nous plaire,

À son heure réglée à travailler pour nous.

PHILANDRE.

Un Peuple élémentaire a commerce avec vous ?

Et quel est-il ce Peuple ?

BOMBANCE.

Un Peuple ami des hommes,

Les Sylphes, les Undains, les Salmandres, les Gnomes.

LUCELLE.

Comment ! vous prétendez que dans chaque élément

Il soit un Peuple ?

BOMBANCE.

Oui.

ZACORIN.

Quoi dans l’air ?

BOMBANCE.

Oui vraiment,

Les Sylphes, par exemple, entourés d’une nue...

ZACORIN.

Ils ont pour promenade une belle étendue.

GUILLOT.

Mais morgué dans le feu ?

BOMBANCE.

Les Salmandres y sont.

GUILLOT.

Au diable qui voudrait avoir le chaud qu’ils ont.

BOMBANCE.

Les Undains sont dans l’eau, les Gnomes dans la terre ;

Et quoiqu’entr’eux souvent ils se fassent la guerre,

Ils savent s’accorder pour nous faire plaisir,

Et nous servir ici selon notre désir.

Les habitants de l’air vont pour nous à la chasse,

Les Undains font entrer les poissons dans la nasse ;

Et quand les Gnomes ont préparés ces mets-là,

Les habitants du feu sont rôtir tout cela.

Mais le Roi va venir, il est dans son parterre

À parcourir les fleurs qu’y fait naître la terre.

Savez-vous quelles fleurs ?

ZACORIN.

Non.

BOMBANCE.

De jeunes beautés,

Des Nymphes dont l’aspect rend les sens enchantés.

Elles prennent la forme, ou des lis ou des roses,

Ou d’autres belles fleurs nouvellement écloses,

Elles en ont l’odeur, l’attribut, les couleurs.

ZACORIN.

Quoi ! le jardin du |loi produit de telles fleurs ?

Je veux y labourer. Ces Roses féminines

Malgré tous leurs appas peut-être ont des épines ;

Mais quand j’aurai mangé, j’irai tantôt sans bruit

Cueillir dans ce jardin quelque belle de nuit ;

Le tout pour éprouver si ce n’est point mensonge ;

Car tout ce que j’entends ne me paraît qu’un songe.

On entend une symphonie.

Mais d’où peuvent venir ces sons harmonieux ?

BOMBANCE.

Sans doute, c’est le Roi qui rentre dans ces lieux,

Il ne marche jamais qu’il n’ait de la musique,

Jusques aux animaux, chacun ici s’en pique.

GUILLOT.

Le biau charivari. Quoi les chats et les chiens...

BOMBANCE.

Les ânes même ?

ZACORIN.

Ils sont ici musiciens,

Les ânes !

BOMBANCE.

Oui vraiment ; ils ont certains organes.

ZACORIN.

Et les Musiciens parmi nous sont des ânes ;

Voyez la différence.

BOMBANCE.

Allez quelques moments

Admirer la beauté de nos appartements.

Je préviendrai le Roi ; je l’entends qui s’avance.

Il va tenir conseil, et donner audience.

GUILLOT.

Quoi bailler audience au milieu de ce champ !

BOMBANCE.

Les Gnomes vont bâtir une Palais à l’instant.

Le Théâtre change, et il s’élève un Palais bâti de sucre, dont les Colonnes sont de sucre d’orge, et les ornements de fruits confits.

Hé bien, qu’avais-je dit ?

GUILLOT.

La plaisante méthode !

Morgué je n’ai jamais rien vu de plus commode.

PHILANDRE.

J’admire ce Palais.

ZACORIN.

Il me paraît galant.

BOMBANCE.

Mais le meilleur de tout, c’est qu’il est excellent,

Il est bâti de sucre, orné de confitures.

GUILLOT.

Morguenne, que j’allons manger d’Architectures.

BOMBANCE.

Le blanc que vous voyez, c’est du sucre candi.

ZACORIN.

Allons, mon cher Guillot, au plutôt goûtons y.

BOMBANCE.

Et ces Colonnes sont faites de sucre d’orge.

GUILLOT.

Morgué ça me vient bien, car j’ai mal à la gorge.

BOMBANCE.

Tout doux, dans ce Palais n’allez rien ravager,

Ce n’est qu’en le quittant qu’on le pourra manger.

GUILLOT.

Moquons-nous de cela, morgue vaille qui vaille.

BOMBANCE.

Arrêtez, vous ferez fondre notre muraille,

Peste soit des coquins, ils vont tout écorner.

ZACORIN.

Hélas à notre faim vous devez pardonner...

BOMBANCE.

Vous mangerez tantôt. Voyez quelle insolence,

Gruger notre Palais ! Le Roi... Mais il s’avance.

 

 

Scène III

 

LE ROI, BOMBANCE, RIPAILLE, SUITE DE COURTISANS

 

Le Roi entre au bruit de la Symphonie.

LE ROI.

Que chacun se retire, et qu’aucun n’entre ici.

Bombance, demeurez, et vous, Ripaille aussi.

Cet Empire envié par le reste du monde,

Ce pouvoir qui s’étend une lieue à la ronde,

N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit,

Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit.

Je ne suis pas heureux tant que vous pourriez croire.

Quel diable de plaisir, toujours manger et boire ?

Dans la profusion le goût se ralentit,

Il n’est, mes chers amis, viande que d’appétit.

Je me lasse surtout, amant de tant de belles,

De ne pouvoir trouver quelques beautés cruelles,

De ces cœurs de rochers qui s’arment de rigueurs,

Qui par leur résistance excitent les ardeurs,

Et dont on n’obtient rien à moins qu’on ne le vole,

On dit que de l’amour c’est là la rocambole.

Je suis donc résolu, si vous le trouvez bon,

De laisser pour un temps le Trône à l’abandon.

Le Trône cependant est une belle place,

Qui la quitte, la perd. Que faut-il que je fasse ?

Je m’en rapporte à vous, et par votre moyen,

Je veux être Empereur, ou simple Citoyen.

BOMBANCE.

Sire, je l’avouerai, c’est une triste vie

De voir à tous moments prévenir son envie,

Et des plus friands mets, l’estomac toujours plein,

N’avoir pas le loisir d’avoir ni soif ni faim,

Les plaisirs ne sont doux qu’après un peu de peine.

Quittez donc pour un temps la grandeur souveraine,

Par trop d’oisiveté vos membres vous sont vains :

Servez-vous de vos pieds, faites agir vos mains,

Et pour trouver du goût à faire bonne chère

Jeûnez deux ou trois jours, ce n’est pas une affaire

Si le trop de santé vous cause des dédains,

Souffrez dans vos États deux ou trois Médecins,

Ils vous la détruiront, je me le persuade :

Voilà mon sentiment. À vous, mon camarade.

RIPAILLE.

Oui, je crois que le Roi ferait fort sagement

De pouvoir quelquefois manger moins goulûment ;

Ne point laisser ses pieds, ses mains en léthargie,

Mais quitter son pouvoir, c’est ce que je dénie.

Ah ! qu’il est beau de voir un peuple à ses genoux,

Pouvez-vous vous lasser de n’obéir qu’à vous ?

Comment ! vous vous plaignez que tout va par écuelle ?

Et que la mariée est, comme on dit, trop belle ?

Gardez votre Couronne, elle vous va trop bien,

Vous seriez bien penaud si vous n’étiez plus rien.

Que l’amour du Pays, que la pitié vous touche,

Cocagne à vos genoux vous parle par ma bouche,

Et pour mieux assurer le bien commun de tous,

Donnez un successeur qui soit digne de vous.

LE ROI.

N’en délibérons plus ; après tout quand j’y pense,

J’allais faire le sot, de quitter ma puissance ;

Peut-être dans deux jours je m’en mordrais les doigts,

Un sage Conseiller eu le bonheur des Rois.

À force de choisir on prend souvent le pire.

Ripaille, je vous crois, et retiendrai l’Empire :

Et pour récompenser ce conseil à l’instant,

Je prétends vous donner dix mille écus comptant.

Quoique l’argent ici soit fort peu nécessaire,

Il en faut pour jouer. Voyez mon Secrétaire,

Faites en dresser l’ordre, et je le signerai.

Allez.

BOMBANCE.

Ce n’est pas tout, Sire, je vous dirai

Que quelques Étrangers arrivés dans cette Île,

Viennent vous supplier de leur donner asile.

LE ROI.

Volontiers, où sont-ils ?

BOMBANCE.

Je m’en vais les chercher.

LE ROI.

Fort bien. Mais cependant qu’on me fasse approcher,

Les Fleurs qu’en mon parterre aujourd’hui j’ai choisies.

Elles méritent bien l’honneur d’être cueillies ;

Qu’on ouvre le jardin.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, HORTULAN, FLORIBEL, PLUSIEURS FLEURS de différentes espèces

 

Le Théâtre change, et représente un jardin magnifique ; plusieurs Nymphes y sont sous la figure des Fleurs.

LE ROI continue.

Les brillantes couleurs !

Je ne me souviens plus du blason de ces Fleurs.

HORTULAN.

Nous allons l’expliquer, mais à notre manière,

Qu’on trouvera peut-être assez particulière.

Les Fleurs par leur symbole, expriment tour à tour

Les plaisirs, les tourments qu’on éprouve en amour...

Le Prime vert est espérance ;

Et l’Hyacinthe, amour chagrin ;

La Marguerite, patience ;

Et l’Immortelle, amour sans fin.

FLORIBEL.

La Fleur d’Iris est inconstante ;

L’Héliotrope, attachement ;

Chèvrefeuille, concupiscence ;

Et la Pensée, amusement.

HORTULAN.

Le Muguet, est coquetterie ;

Et la Renoncule, fierté ;

La Marjolaine, tromperie ;

Et le Barbeau, fidélité.

FLORIBEL.

Anémone est persévérance ;

Fleur de Laurier, ardent désir ;

Jonquille enfin est jouissance ;

Et Fleur de Pommier, repentir.

HORTULAN.

Tubéreuse est dédain. Mais dans leurs chansons, Sire,

De tous leurs attributs elles vont vous instruire.

Entrée des Fleurs.

HORTULAN chante.

Charmantes Fleurs, qui tour à tour

Naissant dans le jardin d’Amour,

De ce Dieu marquez la puissance,

De vos divers beautés

Nos yeux sont enchantés,

Nous ne savons à qui donner la préférence ;

Étalez nous vos qualités,

Nous en ferons la différence.

Entrée des Fleurs.

LA ROSE, Fleur de la difficulté.

Entre mille Fleurs nouvelles

L’Aurore a pris le soin de m’embellir,

Plus mes épines sont cruelles,

Plus il est doux de me cueillir.

LA RENONCULE, Fleur de la fierté.

Pour des fleurettes,

De feintes douceurs,

Nous n’avons que rigueurs.

Avec nous point d’amourettes,

Point de faveurs

Pour des fleurettes.

Ne livrons nos cœurs

Qu’à des ardeurs parfaites.

Dans nos retraites,

Amants trompeurs,

N’espérez pas cueillir des Fleurs

Pour des fleurettes.

Entrée des Roses et des Renoncules.

LE PAVOT, Fleur du sommeil.

Amants maltraités de vos belles,

Ayez recours à mes pavots,

Dans les charmes du repos

Où ne trouve point de cruelles.

Les songes amoureux

Que mon pouvoir fait naître,

Par des douces erreurs sauront combler vos vœux,

On n’est jamais, plus heureux

Que quand on le croit être.

LE SOUCI, Fleur du tourment.

Sans souci, sans tourment,

Sans chagrin, sans martyre,

Sans souci, sans tourment,

Nul plaisir en aimant.

Un cœur toujours content dans l’amoureux empire,

Ne connaît pas le prix d’un fortuné moment,

Un tendre amant qui se plaint, qui soupire,

Quand il obtient, ce qu’il désire,

Trouve son bonheur plus charmant.

Sans souci, sans tourment,

Sans chagrin, sans martyre,

Sans souci, sans tourment,

Nul plaisir en aimant.

LA VIOLETTE, Fleur de l’innocence.

Je suis la simple Violette,

Je fais le plaisir de nos champs,

Je badine, je suis follette,

Profitez-en, jeunes amants.

Ne perdez pas ces doux instants,

Gardez-vous bien d’attendre.

Pour me cueillir il n’est qu’un temps,

Heureux qui le sait prendre.

Entrée des Violettes.

LA JONQUILLE, Fleur de la jouissance.

Non ce n’est plus le temps

De la persévérance,

Non ce n’est plus le temps

Des fidèles amants.

Je couronne leurs feux, je finis leurs souffrances,

Je mets enfin le comble à leurs contentements.

De mes faveurs quelle est la récompense ?

Je suis le prix de la confiance,

Et fais souvent des inconstants.

Non ce n’est plus le temps

De la persévérance,

Non ce n’est plus le temps

Des fidèles amants.

Entrée de toutes les Fleurs.

LE ROI.

Mais parmi tant de Fleurs qui brillent à nos yeux,

Dis-moi ton sentiment, laquelle ce plaît mieux.

FLORIBEL chante.

La jalouse Amaranthe,

Et l’Iris inconstante

Causent trop de tourment,

La dédaigneuse

Tubéreuse

A trop d’entêtement ;

À la peine je succombe

Lorsqu’il faut les arracher

J’aime mieux la Fleur de Pêcher

Qui du premier vent tombe.

LE ROI.

Ce n’est pas là mon goût, j’aime les Fleurs bizarres,

Et j’en voudrais trouver quelques-unes plus rares.

 

 

Scène V

 

LE ROI, HORTULAN, FLORIBEL, LES FLEURS, BOMBANCE, SUITE, etc., ALQUIF, PHILANDRE, LUCELLE, ZACORIN, GUILLOT

 

BOMBANCE.

Voici ces Étrangers.

LE ROI.

Ah ! qu’est-ce que je vois !

L’aimable Fleur ! je sens certain je ne sais quoi.

Un frisson... une ardeur... un... je me donne au diable,

Si jamais j’ai encore senti rien de semblable.

PHILANDRE.

Permettez-nous, Grand Roi, qu’embrassant vos genoux,

Nous venions en ces lieux vous prier...

LE ROI.

Levez-vous.

PHILANDRE.

Sire, des Étrangers que le destin contraire

A poursuivis longtemps...

LE ROI.

Il ne m’importe guères,

Tout ce qu’il vous plaira, laissez-moi seulement

Faire à cette beauté mon petit compliment.

Vous brillez seule en cette terre,

Vous effacez la beauté de Vénus,

Les Roses de notre parterre

Près de vous sont des Gratte-culs.

Toutes les Fleurs s’en vont.

PHILANDRE.

Je tremble. Que veut-il par là lui faire entendre ?

LE ROI.

Dites-moi, ma dondon, avez-vous le cœur tendre ?

Êtes-vous bien facile à vous laisser charmer ?

LUCELLE.

Sire, cette demande a de quoi m’alarmer.

À connaître mon cœur, quel soin vous intéresse ?

LE ROI.

Je cherche une beauté qui soit un peu tigresse.

Je suis las qu’on vienne au devant de mes vœux,

Et je voudrais languir du moins un jour ou deux.

Parlez, de cet effort vous sentez vous capable ?

LUCELLE.

Ah ! Seigneur, à quoi tend ce discours qui m’accable ?

LE ROI.

À vous marquer d’abord par l’offre de mon cœur...

En un mot je vous aime.

LUCELLE.

Ah pour moi quel malheur !

LE ROI.

Où donc est ce malheur, s’il vous plaît ? Ma personne

Qui de tous les côtés tant de grâces environne,

Qui fait tous les plaisirs d’une brillante Cour,

Pourrait vous révolter en vous parlant d’amour.

LUCELLE.

Oui, Seigneur, et malgré toute votre puissance...

LE ROI.

Bon, voilà qui me plaît, un peu de résistance,

Cela m’était nouveau. Du chagrin, du dépit,

C’est de quoi justement m’aiguiser l’appétit.

Comment vous nomme-t-on ?

LUCELLE.

Sire, j’ai nom Lucelle.

LE ROI.

Lucelle. Le beau nom ! il rime avec cruelle.

Or ça, Lucelle donc, grâce à votre rigueur,

Vous aurez aujourd’hui ma Couronne et mon cœur.

LUCELLE.

Sire, cette offre est vaine et n’a rien qui me tente.

LE ROI.

Plus elle me rebute, et plus mon feu s’augmente ;

Jamais objet ne fut plus digne de mes vœux.

Vous, qui raccompagnez, que vous êtes heureux !

Votre fortune est faite ; et d’abord je commence

Par vous donner à tous des Charges d’importance.

À Zacorin.

Je vous fais Échanson,

À Filandre.

et vous mon Écuyer.

À Alquif.

Vous, mon grand Chambellan,

À Guillot.

et toi mon Trésorier.

GUILLOT.

Trésorier ; ah morgué que cette Charge est bonne !

Je recevrai l’argent et ne payerai personne.

LE ROI.

Oui, Monsieur le Manant, vous êtes un fripon ?

Au lieu de Trésorier, soyez Porte-coton.

GUILLOT.

Porte-coton ! morgué ce nom-là m’effarouche,

Quelle Charge est-ce-là ?

ZACORIN.

Ce n’est pas de la bouche.

PHILANDRE.

Sire, je ne saurais me taire plus longtemps,

Vous nous comblez de biens sans nous rendre contents ;

Retirez vos biens-faits, et me laissez Lucelle.

Le Ciel fit naître en nous une ardeur mutuelle,

Je l’adore, elle m’aime, et je perdrai le jour

Plutôt que de quitter l’objet de mon amour.

LE ROI.

En voici bien d’un autre. Osez-vous, téméraire,

Me parler d’un amour à mon amour contraire ?

PHILANDRE.

Quoi, Sire ?...

LE ROI.

Taisez-vous. Si vous me raisonnez,

Je vous appliquerai du sceptre sur le nez ;

Et je vous apprendrai, chétive créature,

Si je suis en ces lieux un Monarque en peinture.

PHILANDRE.

Mais enfin...

LE ROI.

Je vous trouve un plaisant étourneau,

Vous me prenez, je crois, pour un Roi de carreau.

PHILANDRE.

Je ne me connais plus en perdant ce que j’aime,

Et j’ose ici braver et sceptre et diadème.

LE ROI.

Ah ! tu fais le mutin, va, sors de mes États,

Et que la fin du jour ne t’y retrouve pas.

Il est bientôt midi, tu n’as plus que six heures,

Et si dans mon pays plus longtemps tu demeure...

PHILANDRE.

Le temps ne me fait rien, quand je voudrai partir,

Il ne faut qu’un quart d’heure au plus pour en sortir ;

Mais je n’en sortirai que suivi de Lucelle,

La mort, la seule mort peut me séparer d’elle.

LE ROI.

Oh parbleu c’en est trop. Holà ; Gardes, à moi ;

Qu’on le mène en prison.

LUCELLE.

Que faites-vous, grand Roi ?

LE ROI.

Je soutiens comme il faut la grandeur souveraine.

Dans mon appartement menez cette inhumaine.

Et ce drôle au cachot.

ALQUIF.

Allez sans murmurer,

Je sais bien le moyen de vous en retirer.

PHILANDRE.

Vos ordres, cher Alquif, arrêtent mon courage.

LE ROI.

Gardes, obéissez sans tarder davantage.

Suivons cette cruelle, employons tout. Morbleu,

Si je n’en obtiens rien, nous allons voir beau jeu.

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre change, et représente un Salon magnifique.

 

 

Scène première

 

ALQUIF, ZACORIN

 

ALQUIF.

Qu’en dis-tu, Zacorin ?

ZACORIN.

Sans battre la campagne,

Je dirai franchement que ce Roi de Cocagne

A la tête un peu chaude, et n’entend pas raison ;

Mais voilà cependant mon cher Maître en prison.

ALQUIF.

Pour l’en faire sortir, je sais ce qu’il faut faire ;

Et même ton secours m’y sera nécessaire.

ZACORIN.

Vous n’avez qu’à parler, servez-vous de mon bras

Pour détrôner le Roi, ravager ses États.

ALQUIF.

Comme Diable tu vas, laisse-là ta vaillance,

Nous n’avons pas besoin d’une telle vengeance.

Le Peuple Elémentaire est déclaré pour lui,

Et nous ne serions pas les plus fort aujourd’hui.

Je ne veux seulement que jouer une pièce

À ce plaisant Monarque unique en son espèce.

Il s’agit de tirer ton Maître de prison,

Je ferai que le Roi perdra toute raison.

J’ai parmi mes joyaux trouvé par aventure,

Cette bague enchantée ; elle est de la figure

De celle qui tantôt brillait au doigt du Roi ;

Il s’y pourra tromper aisément.

ZACORIN.

Je le croi,

Mais la difficulté c’est de faire l’échange.

ALQUIF.

Il se lave les mains peut-être avant qu’il mange.

Ôtant son Diamant pour ne le pas ternir,

Il te le donnera dans ce temps à tenir,

Et toi substituant cette bague à la place,

Tu pourras...

ZACORIN.

Je comprends ce qu’il faut que je fasse.

Je sais escamoter, reposez-vous sur moi ;

Mais sera-ce pour moi le diamant-du Roi ?

ALQUIF.

Ne t’embarrasse point quel sera ton salaire,

Et songe seulement à bien mener l’affaire.

ZACORIN.

De votre diamant quel est donc le pouvoir ?

ALQUIF.

Tout aussitôt qu’au doigt le Roi pourra l’avoir,

Il perdra la mémoire ; une espèce d’ivresse

Lui fera méconnaître amis, parents, maîtresse.

Il sera comme un fou...

ZACORIN.

Mais je crois que déjà

Il n’a pas grand chemin à faire jusques-là ;

Trouvez-vous entre-nous ce Monarque fort sage ?

ALQUIF.

S’il est fou, je prétends qu’il le soit davantage.

ZACORIN.

Mais si perdant le peu qu’on lui voit de raison,

Il faisait par plaisir pendre son Échanson ?

ALQUIF.

Ah ! s’il osait commettre une action si noire.

Tu serais bien vengé.

ZACORIN.

C’est ce que je veux croire,

Mais je serais pendu toujours en attendant.

ALQUIF.

Tu n’aurais que le mal ; car dans le même instant

Te coupant par morceaux je te rendrais la vie.

Tu connais mon pouvoir.

ZACORIN.

Au diable qui s’y fie.

ALQUIF.

Nous n’en viendrons pas là.

ZACORIN.

J’y compte vraiment bien.

ALQUIF.

Va toujours ton chemin, et n’appréhende rien,

Garde bien le secret sur tout, et que Lucelle

Ignore, ainsi que tous, ce que je fais pour elle.

ZACORIN.

C’est bien dit, elle est fille, elle pourrait jaser,

Mon Maître du secret pourrait même abuser ;

Il ne manquerait pas par excès de tendresse,

D’en faire confidence à sa chère Maîtresse.

Je connais les Amants : tous deux n’en sauront rien,

Et le tout se fera de vous à moi.

ALQUIF.

Fort bien.

Tiens, prend donc cette bague.

ZACORIN.

Et si par sa puissance

J’allais devenir fou moi-même par avance ?

Les moqueurs sont moqués, souvent cela se voit.

ALQUIF.

Tout le charme n’agit que quand elle est au doigt.

Adieu, je vais de l’œil conduire toute chose,

Afin qu’à nos projets ici rien ne s’oppose.

 

 

Scène II

 

ZACORIN, seul

 

Zacorin met la bague enchantée sans y penser, et s’apercevant que la tête lui tourne, il l’ôte de son doigt en faisant plusieurs tours de théâtre.

Ma foi dans tout ceci je crains fort pour mes os,

Je vois que je m’embarque un peu mal-à-propos ;

Si le Roi s’aperçoit du changement de bague,

Ou si ses Courtisans voyant qu’il extravague...

Mais il est inutile à présent d’en parler,

Je suis trop avancé pour oser reculer.

Quelqu’un vient, taisons-nous.

 

 

Scène III

 

RIPAILLE, ZACORIN

 

RIPAILLE.

Grande, grande nouvelle ;

Le Roi va triompher de la fière Lucelle,

Elle va l’épouser pour sauver son Amant,

Et tout pour leur hymen s’apprête en ce moment.

Voici pour le festin la salle préparée,

Le Ciel y va bientôt envoyer sa rosée,

Les plus rares parfums y seront répandus,

Les concerts les plus doux y seront entendus,

Et ce qui peut charmer le toucher et la vue...

ZACORIN.

À quoi bon pour passer les cinq sens en revue,

Tout ce grand verbiage ? Il faut dire on verra,

Entendra, goûtera, sentira, touchera.

Voilà, ce qui s’appelle un style laconique.

Et c’est de la façon que j’aime qu’on s’explique.

Mais avant de goûter ces plaisirs plus qu’humains

(Instruirez-moi.) Le Roi lavera-t-il ses mains ?

RIPAILLE.

Plaisante question ! S’il en a fantaisie.

ZACORIN.

Je l’en avertirai de peur qu’il ne l’oublie.

RIPAILLE.

Et de quoi votre esprit est-il inquiété ?

ZACORIN.

Je suis son Échanson, j’aime la propreté.

RIPAILLE.

Hé qu’il les lave, ou non, allez, laissez le faire ;

Mais adieu, je m’en vais trouver le Secrétaire,

Pour lui faire dresser l’Ordonnance à l’instant,

Qui me fera payer dix mille écus comptant.

 

 

Scène IV

 

ZACORIN, seul

 

Comme le sexe change ! Ô Ciel est-il possible

Que pour un autre amant Lucelle soit sensible ?

Philandre, mon cher Maître, hélas ! que je ce plains,

Si le Roi par hasard ne lavait point ses mains,

Tu verrais dans ses bras la perfide Lucelle,

Et malgré ton amour... Mais voici l’infidèle.

 

 

Scène V

 

LUCELLE, ZACORIN

 

LUCELLE.

C’est toi, cher Zacorin.

ZACORIN.

Et oui vraiment, c’est moi,

Qui raisonnais tout seul sur votre peu de foi ;

Après tant de serments, allez le tour est traître.

LUCELLE.

Voulais-tu qu’à mes yeux on immolât ton Maître ?

Le Roi me menaçait de le faire mourir

Quand je puis le sauver, l’aurais-je vu périr ?

ZACORIN.

Chansons que tout cela, vous voulez être Reine.

LUCELLE.

Ah ! par de tels discours n’augmente pas ma peine,

Pour te désabuser écoute mon projet,

J’espère que bientôt il aura son effet.

Tu vois bien que le Roi veut des beautés cruelles,

Parce qu’en son Pays il en est peu de telles,

Mes refus ne feraient que redoubler ses feux,

Et je prends le parti de répondre à ses vœux.

De le feindre, du moins ; me trouvant si traitable,

Il pourra se guérir de son amour.

ZACORIN.

Du diable,

Allez avant ce temps, Zacorin pourra bien...

Mais quelqu’un vient ici, quittons cet entretien.

 

 

Scène VI

 

LUCELLE, FORTUNATE, FÉLICINE, BOMBANCE, ZACORIN

 

BOMBANCE.

Grande Reine, je viens de la part de mon Maître

Vous dire que bientôt vous le verrez paraître ;

En attendant voici deux Dames de sa Cour,

Qu’il honore du nom de vos Dames d’atour ;

Et comme toutes deux sont sages et prudentes,

Elles vous serviront aussi de Gouvernantes.

 

 

Scène VII

 

LUCELLE, FÉLICINE, FORTUNATE, ZACORIN

 

LUCELLE.

Quoi ! pour me gouverner il choisit des enfants ?

FÉLICINE.

Des enfants dites-vous ? nous avons cinquante ans.

ZACORIN.

Cinquante ans ? hé comment cela se peut-il faire ?

Vous en paraissez dix.

FÉLICINE.

Il faut te satisfaire,

Et contenter ici ta curiosité.

Comme après cinquante ans se passe la beauté,

Les femmes du Pays ayant atteint cet âge,

N’en ont point de dépit. Elles ont l’avantage

De retourner soudain à l’âge de dix ans,

Et rentrent, sans hiver, de l’automne au printemps.

ZACORIN.

Si nos Dames savaient de ce Pays l’usage,

Combien entreprendraient dès demain le voyage ?

LUCELLE.

De mon étonnement je ne puis revenir !

FORTUNATE.

Ici on ne craint point un fâcheux avenir ;

Et comme on rajeunit sans perdre la mémoire,

Dès cinquante ans passés on rappelle l’histoire,

On prévient les périls on sait se dérober

Des pièges des amants où l’on a pu tomber.

ZACORIN.

Quelques uns autrefois vous ont-ils attrapée ?

FORTUNATE.

Oh que oui, mon enfant, j’ai tant été trompée ;

Mais je suis aguerrie ; et pour tout dire enfin,

Qui voudra m’attraper se lèvera matin.

ZACORIN.

Si bien donc désormais que vous serez plus fine,

Et vendrez votre son mieux que votre farine.

Si de votre mémoire il n’est point effacé,

Faites-nous un récit de votre temps passé.

FORTUNATE.

Volontiers. À quinze ans je fus trop innocente,

Je pris ce qui s’offrait d’une ardeur imprudente,

C’était un écolier, jeune, joli, bien fait,

Mais le petit fripon était un indiscret.

À vingt ans j’en pris un qui me parut plus sage,

Mais il était jaloux, jaloux jusqu’à la rage.

À trente ans je fis choix d’un vieillard amoureux,

Il s’efforçait en tout de prévenir mes vœux,

Le bonhomme faisait tout ce qu’il pouvait faire,

Mais tout ce qu’il pouvait n’avait pas de quoi plaire.

Enfin sur mes vieux jours voulant goûter de tout,

Et des vieilles du temps me conformer au goût,

Je pris un petit Maître. Ah la maudite engeance !

Qu’il m’a fait de chagrin et causé de dépense !

Pour me récompenser de mes soins bienfaisants,

Il en entretenait une autre à mes dépens.

ZACORIN.

À présent des amants connaissant le manège,

Bien huppé qui pourra vous attraper au piège.

Et vous, ma belle Dame, à votre air sérieux,

On pourrait présumer que vous avez fait mieux.

FÉLICINE.

Encore pis. En prenant un chemin tout contraire,

Jusques à quarante ans je fus prude et sévère,

J’accablai de rigueurs les plus tendres amants,

Je méprisai leurs soins, leurs doux empressements,

À la fin se lassant de me voir inhumaine,

Ils désertèrent tous et brisèrent leur chaîne,

J’en fus piquée au vif, à ne vous rien celer,

Et voulus, mais trop tard, enfin les rappeler,

J’avais leur amour, eux mon indifférence,

Leurs yeux étaient ouverts, et les miens sans puissance.

Lorsque je me vis seule et sans adorateurs,

Que je me repentis de contais mes rigueurs !

ZACORIN.

Dieu sait si vous allez, après cette aventure,

Vous bien dédommager ?

FÉLICINE.

Oh ! je vous en assure.

FORTUNATE.

Il faudra désormais nous conduire avec art,

Je fus trop tôt coquette, et vous un peu trop tard.

ZACORIN.

Pour n’être point la dupe en quoi qu’on se propose,

Ma foi l’expérience est une belle chose.

FÉLICINE, à Lucelle.

Réglez-vous là-dessus, mon enfant, évitez

En toutes occasions les deux extrémités.

ZACORIN.

Suivez bien les avis de vos deux Gouvernantes,

Qu’un long âge et l’épreuve ont faites si savantes.

LUCELLE.

Quand j’épouse le Roi qu’ai-je besoin de vous ?

FORTUNATE.

Hé ! nous vous instruirons à mener un époux.

Vous apprendrez par nous à le rendre fidèle,

À faire qu’à ses yeux vous soyez toujours belle,

Et que de vos liens il ne puisse échapper ;

Nous vous apprendrons coût, et même à le tromper.

ZACORIN.

Comment ? à le tromper lors qu’à vous on se fie ?

FÉLICINE.

C’est façon de parler, pour lui prouver l’envie

Qu’on a de la servir.

ZACORIN.

C’est fort bien fait vraiment.

Mais sous terre, je sens un certain mouvement.

FÉLICINE.

Ce que vous allez voir, c’est l’ouvrage des Gnomes,

Habitants de la terre invisibles aux hommes.

Les habitants de l’onde, et de l’air et du feu,

Pour apporter les mets arriveront dans peu.

FORTUNATE.

Le Roi vient, paraissez moins triste, je vous prie,

Nous allons donner ordre à la cérémonie.

Quand vous aurez dîné, le Roi vous conduira

Au Temple de Cornus où l’on vous mariera.

Du Temple sur un Trône et magnifique et leste,

Du Trône... Adieu tantôt on vous dira le reste.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, LUCELLE, BOMBANCE, ZACORIN, OFFICIERS DE LA BOUCHE, GUILLOT

 

LE ROI.

Ma charmante, je touche au bienheureux moment ;

Qui va mettre le comble à mon contentement.

LUCELLE, à part.

Philandre, cher Philandre ! Ô tristesse mortelle !

Pour te sauver le jour faut-il être infidèle ?

ZACORIN, présentant un bassin au Roi.

Sire...

LE ROI.

Que voulez-vous ? Tous ces apprêts sont vains.

ZACORIN.

Quoi ?...

LE ROI.

Je viens là-dedans de me laver les mains.

ZACORIN.

Et ne voulez-vous pas les laver davantage ?

LE ROI.

Et par quelle raison les laver, dis ?

ZACORIN, à part.

J’enrage.

Au Roi.

Sire, dans nos climats, la coutume des Rois

Est de laver leurs mains toujours deux ou trois fois,

Et si vous vouliez...

LE ROI.

Non. Vous êtes bien étrange !

ZACORIN.

Je vous les laverais à l’eau de fleurs d’orange.

LE ROI.

Il n’en est pas besoin, votre importunité...

ZACORIN.

Tout ce qu’il vous plaira ; pourtant la propreté...

Et surtout dans les Rois, quand ils ont les mains nettes,

Les présents qu’ils nous sont...

LE ROI.

Finirez vos sornettes.

ZACORIN, à part.

Il ne lavera pas ses mains absolument,

Et je ne ferai point le troc du diamant.

LE ROI.

Venez, Reine, il est temps de nous placer à table.

ZACORIN.

Ah ! le beau diamant !

LE ROI.

Il est assez passable.

ZACORIN l’examine et éternue sur la main du Roi.

Que je le voie un peu.

LE ROI, prenant une serviette, s’essuie la main.

Peste soit du vilain,

Du mal propre qui vient de cracher sur ma main.

ZACORIN.

Sire, c’est mon défaut, et toujours j’éternue

Lorsqu’un beau diamant vient m’éblouir la vue.

LE ROI.

Ton impudence enfin commence à m’ennuyer.

ZACORIN.

Donnez-moi ce diamant, je m’en vais l’ennuyer,

Et vous lavant les mains...

LE ROI.

Encor, va-t-en au diable,

Et laisse-moi, maraud, enfin me mettre à table.

Que l’on serve au plutôt.

ZACORIN, à part.

Tous mes efforts sont vains,

Rien ne peut l’obliger à se laver les mains.

On entend un air de symphonie sur lequel les Silphes et les Salmandres descendent du Ciel, et apportent les mets que les Undains et les Gnomes servent sur table. Plusieurs fontaines de vin coulent au buffet, et tombent dans des cuvettes.

ZACORIN continue.

Quelle profusion, l’agréable mélange !

Allons, buvons toujours, attendant que je mange.

LE ROI, se mettant à table avec Lucelle.

À Boire.

BOMBANCE.

À boire au Roi.

ZACORIN.

Bon, c’est là mon emploi.

Goûtons à tous les vins.

BOMBANCE.

À boire, à boire au Roi.

GUILLOT.

À boire au Roi.

ZACORIN, au buffet.

Parbleu, donnez-vous patience,

Il faut bien des vins faire la différence,

Pour que sa Majesté boive au moins du meilleur.

Il présente une coupe au Roi.

Sire, en voilà du goût de votre serviteur.

LE ROI.

Allons à la sante de la future Reine.

Rasade.

ZACORIN.

Tope, Sire, elle en vaut bien la peine.

GUILLOT crie.

Le Roi boit.

BOMBANCE.

Taisez-vous, vous nous étourdissez.

Aux Musiciens.

Et vous chantez ces airs pour l’Hymen.

UN MUSICIEN.

C’est assez.

ON CHANTE.

C’est l’Amour qui t’appelle,

Hymen, viens embellir ce fortuné séjour,

Ton flambeau va briller d’une flamme nouvelle,

Les jeux, les ris, les grâces tour à tour

Vont écarter les chagrins de ta Cour ;

C’est l’Amour qui t’appelle,

Hymen, viens embellir ce fortuné séjour.

Le flambeau du jour,

Ne répand point une clarté plus belle

Que celui de l’Hymen allumé par l’Amour.

C’est l’Amour qui t’appelle,

Hymen, viens embellir ce fortuné séjour.

Vous n’avez pas encore entendu nos merveilles.

Vous, dont la voix charmante enchante les oreilles,

Assemblez par vos chants les oiseaux d’alentour,

Qu’ils viennent tous ici pour chanter notre amour.

UN MUSICIEN.

Quittez vos feuillages,

Tendres habitants des forêts,

Volez, venez en ce palais,

Y faire entendre vos ramager.

On entend le ramage de plusieurs oiseaux.

De vos chants mélodieux,

Rossignols, remplissez ces lieux.

La symphonie imite le chant des Rossignols.

Et vous, aimables Tourterelles,

Inspirez-nous

Vos ardents fidèles.

La symphonie imite le chant des Tourterelles. Ensuite un Merle siffle.

Insolents oiseaux, taisez-vous,

En vain votre voix s’apprête

À se mêler à des concerts si doux.

La symphonie imite le chant des Coucous.

Fuyez, Hiboux, fuyez, Coucous,

Vous ne serez pas de la fête.

LE ROI, se levant de table.

Ils en pourraient bien être, et mon cœur en murmure,

Ces vilains oiseaux-là sont de mauvais augure.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, BOMBANCE, RIPAILLE, LUCELLE, ZACORIN, etc.

 

RIPAILLE.

Sire pour votre hymen on a tout préparé,

Le Grand Prêtre est au Temple et l’Autel est paré.

LUCELLE, bas.

Ô Ciel ? quel coup de foudre ?

LE ROI.

Allons, charmante Reine.

RIPAILLE.

Si votre Majesté voulait prendre la peine,

Avant que de sortir, de me signer cela.

LE ROI.

Très volontiers.

RIPAILLE.

De l’encre, une plume.

ZACORIN.

En voilà.

Zacorin répand le cornet d’’encre sur la main du Roi et sur l’Ordonnance.

LE ROI.

Ah ! le maudit butor.

ZACORIN.

Sire, excusez mon zèle.

LE ROI.

Vite de l’eau. Toujours quelque frasque nouvelle.

Oh ! le plus étourdi d’entre tous les humains !

ZACORIN, apportant le bassin et l’Aiguière.

Je le savais bien, moi, qu’il laverait ses mains.

LE ROI.

Il faut que j’aie ici bien de la patience.

RIPAILLE.

Ce faquin a gâté toute mon Ordonnance,

Allons vite en dresser une autre.

 

 

Scène X

 

LE ROI, LUCELLE, BOMBANCE, ZACORIN, GUILLOT, UN GARDE

 

Ici le Roi quitte sa bague pour se laver les mains, et dans ce temps Zacorin lui présente la bague enchantée à la place de la sienne, que le Roi met à son doigt.

ZACORIN.

En vérité.

Quand il faut vous servir j’ai tant d’activité,

Sire, que fort souvent quand mon devoir m’abuse...

Enfin quoi qu’il en soit, je vous demande excuse.

LE ROI, ayant au doigt la bague enchantée.

D’où me vient tout à coup cet éblouissement ?

Je ne sais où je suis. Quel soudain changement !...

ZACORIN, à part.

La bague va jouer son jeu, laissons-là faire.

LE ROI, extravagant.

Que faites-vous ici, femelle téméraire ?

BOMBANCE.

C’est la Reine, Seigneur.

LE ROI, extravagant.

Reine ! de quel Pays ?

BOMBANCE.

De Cocagne.

LE ROI, extravagant.

Comment, mes États envahis

Auraient donc tout d’un coup ainsi changé de maître ?

BOMBANCE.

Que veut dire le Roi ? je n’y puis rien connaître.

LUCELLE.

Il paraît en effet qu’il perd le jugements

Bas.

Serais-je assez heureuse en cet événement ?

BOMBANCE.

L’amour aurait-il pu lui troubler la cervelle ?

Quoi, Sire, dans le temps que l’aimable Lucelle

Doit être votre épouse, et qu’un nœud glorieux ?...

LE ROI, extravagant.

Comment donc mon épouse ? ôtez-vous de mes yeux,

Bombance sort.

Je vous trouve plaisant.

GUILLOT.

Sa bile se remue,

S’il lui prenait envie... Ôtons nous de sa vue.

Il sort.

LE ROI, extravagant.

Et vous aussi y ma mie au plutôt détalons,

Cherchez fortune ailleurs, tournez-moi les talons.

LUCELLE.

Que je conçois d’espoir de cette frénésie !

Lui puisse-t-elle, hélas, durer toute la vie.

Cependant délivrons Philandre si je puis.

Elle sort.

LE ROI, extravagant.

Gardes.

UN GARDE.

Seigneur ?

LE ROI, extravagant.

Voyez là-dedans si j’y suis.

 

 

Scène XI

 

LE ROI, ZACORIN

 

LE ROI, dans sa folie.

Ah ! Prince, demeurez, vous m’êtes nécessaire.

ZACORIN.

Moi, Prince ? voici bien encore une autre affaire !

LE ROI, dans sa folie.

Je vous avais prié de dîner avec moi,

Mais vous voyez.

ZACORIN.

Je vois que nous avons de quoi.

Zacorin se met à table avec le Roi.

Allons, dînons, Seigneur.

LE ROI, dans sa folie.

Contez-moi quelque histoire.

ZACORIN.

Une histoire à présent ? ma foi, parlons de boire,

Ou plutôt de manger.

LE ROI, dans sa folie.

Agissez sans façon,

Serait-ce votre avis, dites-moi, Prince ?...

ZACORIN, la bouche pleine.

Non.

LE ROI, dans sa folie.

Qu’oubliant tous les soins que je dois à l’Empire,

Je prisse une moitié, qui comme un diable...

ZACORIN.

Pire.

LE ROI, dans sa folie.

Me causerait peut-être un chagrin inouï.

Vous connaissez le sexe, il est bien mauvais...

ZACORIN.

Oui.

LE ROI, dans sa folie.

Je n’en ferai donc rien, et je veux vous en croire,

Prince, votre conseil mérite bien...

ZACORIN.

À boire.

 

 

Scène XII

 

LE ROI, RIPAILLE, ZACORIN

 

LE ROI, dans sa folie.

Que voulez-vous ?

RIPAILLE.

Seigneur, c’est un autre papier.

LE ROI, dans sa folie.

Quoi ? quelque livre encor qu’on me veut dédier ?

RIPAILLE.

Me prendre pour auteur, sa Majesté se raille.

Quoi ! méconnaissez-vous le fidèle Ripaille,

Sire ?

LE ROI, dans sa folie.

Ripaille soit. Que voulez-vous, voyons ?

RIPAILLE.

Vous prier de signer l’Ordonnance.

LE ROI, lisant.

Lisons

Que l’on paye à Ripaille en espèces valables

Dix mille écus comptant... Allez à tous les Diables.

Comment dix mille écus seraient ainsi donnés ?

Seigneur, qu’en dites-vous ?

ZACORIN.

Oui dà, c’est pour son nez.

Ah voyez donc, c’est bien ainsi qu’on vous amboise ?

Allons, tirez.

 

 

Scène XIII

 

LE ROI, ZACORIN

 

ZACORIN.

À vous, Majesté Cocagnoise.

LE ROI, dans sa folie.

Oui dà, tope.

 

 

Scène XIV

 

LE ROI, LUCELLE, ZACORIN

 

LUCELLE.

Seigneur, je reviens sur mes pas,

Vos ordres rigoureux vont causer mon trépas.

De la triste prison où Philandre respire,

On m’interdit l’approche, et j’ose ici vous dire...

LE ROI, dans sa folie.

Qui l’a mis en prison ?

LUCELLE.

Votre commandement.

LE ROI, dans sa folie.

Vous êtes folle ou moi ; Pourquoi ? Quand ? Et comment ?

LUCELLE.

Sire, je ne dis rien que de très véritable.

ZACORIN.

Sire, il faut des prisons tirer ce pauvre Diable.

LE ROI, dans sa folie.

Tenez voilà ma bague, allez l’en retirer,

Le Geôlier la voyant vous le va délivrer.

LUCELLE.

Seigneur, que de bontés !

 

 

Scène XV

 

LE ROI, ZACORIN

 

LE ROI, ayant quitté sa bague rentre dans son bon sens.

N’est-ce point rêverie ?

Il me semble sortir de quelque léthargie,

Je suis tout ébloui de tout ce que je voi,

Je ne puis faire un pas, tout tourne devant moi.

Holà, l’ami, dis-moi n’as-tu point vu Lucelle ?

ZACORIN, ivre.

Lucelle ! palsembleu vous me la donnez belle ?

Vous l’avez envoyée auprès de son Amant.

LE ROI, dans son bon sens.

Tu te moques de moi.

ZACORIN.

Diable emporte qui ment.

LE ROI, dans son bon sens.

Tout mon cerveau troublé par des vapeurs malignes,

Où suis-je ?

ZACORIN.

Par ma foi, vous êtes dans les vignes.

LE ROI, dans son bon sens.

D’où peut venir cela ?

ZACORIN.

C’est que vous avez bu.

Tenez, à vos discours je l’ai d’abord connu.

Sire, allez-vous coucher, vous ne sauriez mieux faire.

LE ROI, dans son bon sens.

Ah, voilà pour ma noce un beau préliminaire.

Que va dire Lucelle ? Ah, Prince malheureux !

Qu’en dira l’avenir ? Qu’en diront nos neveux ?

ZACORIN.

Adieu, mon cher ami, mon cher Roi de Cocagne,

Que dans tous vos malheurs Bacchus vous accompagne.

LE ROI, dans son bon sens.

Comment donc ? conduis-moi.

ZACORIN.

Volontiers, je le veux.

Mais si vous m’en croyez, conduisons-nous tous deux.

Pour moi comme pour vous également je tremble ;

Du moins si nous tombons, nous tomberons ensemble.

Je suis tout-à-fait ivre, et vous ivre à demi ;

Il n’y paraîtra plus, quand nous aurons dormi.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ALQUIF, ZACORIN

 

ZACORIN.

Mon Maître est libre enfin mais Lucelle extravague,

Du moment qu’à son doigt elle a mis votre bague.

J’ai fait de vains efforts pour l’en pouvoir ôter,

Toujours elle s’obstine à la vouloir porter ;

À la fin alarmé de son extravagance,

Je me voyais tout prêt à rompre le silence,

Lorsque prenant sa course et fuyant vers ces lieux.

Elle s’est tout à coup dérobée à mes yeux.

Philandre suit ses pas, pleure, se désespère,

Et moi je suis venu vous raconter l’affaire,

Pour voir si vous pourriez nous tirer d’embarras.

ALQUIF.

Cela me fâche un peu, je ne le cèle pas,

Il faut, cher Zacorin, employer l’artifice,

Pour que du diamant le Roi se ressaisisse,

Il serait bien plus fou que la première fois,

À l’hymen de Philandre il donnerait sa voix.

Son amour s’éteindrait pour ne jamais renaître,

Attends ici Lucelle, elle y viendra peut-être ;

Je vais de mon côté tâcher de la trouver,

J’ai trop bien commencé pour ne pas achever.

 

 

Scène II

 

ZACORIN, seul

 

Notre Roi de Cocagne en ce moment sommeille,

Et nous pourrons fort bien avant qu’il se réveille

Partir d’ici sans bruit. Mais non n’en faisons rien.

Pourquoi quitter des lieux où nous femmes si bien ?

Lucelle... Ah ! la voici.

 

 

Scène III 

 

LUCELLE, ZACORIN

 

LUCELLE, folle.

Voyez quelle insolence,

Ah ! je vous montrerai si je suis en démence,

Mesdames les Guenons. Hé vous voilà, mon cher ?

Depuis une heure et plus je suis à vous chercher,

Et bien donc à propos à quand notre hyménée ?

Quelle raison en peut retarder la journée,

Ou plutôt le moment ? Car enfin nos amours...

Mais pour en revenir à mes premiers discours,

J’ai donné le fouet à mes deux Gouvernantes,

Qui voulaient avec moi faire les insolentes,

Et me traitaient de folle.

ZACORIN.

Il est parbleu bon là.

Ces Dames avaient bien affaire de cela.

Mais quittez cette bague, elle est cause, Madame,

Que vous extravaguez.

LUCELLE.

Qu’as-tu fait de ta flamme ?...

Objet de mes désirs. Mon amour...

ZACORIN.

Oh parbleu,

Madame, finissons au plutôt tout ce jeu.

LUCELLE.

Allons, courons, volons dans quelque Île déserte,

Que ta vue à la mienne à tous moments offerte,

Puisse par ses rayons répondre à cette ardeur,

Que des traits si charmants allument dans mon cœur.

ZACORIN.

Quel galimatias ! Si sa folie augmente,

Je crains bien qu’à la fin le diable ne me tente.

Nous sommes ici seuls, personne ne nous voit ;

Par ma foi laissons lui le diamant au doigt,

Et voyons en la suite.

LUCELLE.

Achève ton ouvrage

Amour, jadis tes mains pétrirent ce visage,

Rends sensible son cœur.

ZACORIN.

Courage, Zacorin

Il ne faut pas rester dans un si beau chemin ;

Et sans considérer où tout ceci m’embarque...

Il veut l’embrasser.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, LUCELLE, ZACORIN

 

LE ROI, dans son bon sens.

Ah ! je vous y prends donc.

ZACORIN.

Peste soit du Monarque,

Il vient mal à propos.

LE ROI.

Me faire un tel affront ?

Quoi me vouloir planter des cornes sur le front ?

Quoi sur un front royal orné du diadème.

ZACORIN.

Ce n’était que pour rire.

LE ROI.

Ah quelle audace extrême ?

Comment m’oser trahir par telles actions ?

ZACORIN.

On trahirait son père en ces occasions.

LE ROI.

Et vous, qui dans l’abord faisiez tant la farouche,

Vous que je destinais au plaisir de ma couche,

Vous n’auriez pas, je pense, appelle du secours.

LUCELLE.

Quel es-tu pour tenir de semblables discours ?

Est-ce à toi de régler mon amour ou ma haine ?

J’aime ce Cavalier, n’en vaut-il pas la peine ?

Qui peut en murmurer ? Je suis Reine, je croi.

LE ROI.

Pas tout-à-fait encor, mais pour moi je suis Roi,

Et quand il me plaira vous deviendrez sujette.

LUCELLE.

Le joli Roitelet.

LE ROI.

La plaisante Reinette.

LUCELLE.

Oui, vous avez beau dire et vous mettre en courroux,

Je l’aime et je prétends en faire mon Époux.

LE ROI.

Elle est ensorcelée ; aimer cette figure ?

ZACORIN.

Hélas ! c’est malgré moi, Sire, je vous assure ;

Et je voudrais pouvoir vous donner mes attraits,

Pour que vous puissiez plaire autant que je lui plais.

LE ROI.

Ah ! vous lui plaisez donc, vieux masque de satyre,

Et vous avez encor le front de me le dire.

Nous allons voir cela. Madame, en ce moment

Renoncez pour jamais à cette indigne amant,

Ou bien il va périr.

LUCELLE.

Hé bien à la bonne heure ;

Je l’aimerai toujours.

ZACORIN.

Quoi souffrir que je meure ?

Haïssez-moi plutôt.

LUCELLE.

Ah ! ne l’espérez pas ;

Je prétends vous aimer au delà du trépas.

Mourez et soyez sûr.

ZACORIN.

Le diable vous emporte,

Je me passerai bien d’être aimé de la force.

LE ROI.

Holà, Gardes.

ZACORIN.

Seigneur, on va vous obéir.

Je vais tout employer pour me faire haïr.

Je vais lui chanter pouille, et je me persuade

Que vous serez content : la laide ; la maussade,

La vieille, la guenon.

LUCELLE.

Que ce transport m’est doux !

Il part, je le vois bien, d’un mouvement jaloux,

Et je t’en aime encor mille fois davantage.

ZACORIN.

Ce n’est pas un amour, parbleu c’est une rage.

LE ROI.

Puisqu’il n’avance rien, qu’on l’ôte de mes yeux.

LUCELLE.

Ah ! laissez-moi du moins recevoir ses adieux.

ZACORIN.

Morbleu retirez-vous. Seigneur, un mot, de grâce.

LE ROI.

Non c’en est fait.

ZACORIN.

Ô Ciel ! que faut-il que je fasse ?

Arrachons-lui la bague, il n’est que ce moyen.

 

 

Scène V

 

LE ROI, PHILANDRE, LUCELLE, ZACORIN

 

PHILANDRE.

Dans l’état où je suis, non je n’écoute rien,

Sire, me retirant d’une prison affreuse,

Vous me rendez la vie encor plus malheureuse,

Je renonce à ma grâce, et je viens en ces lieux,

Puisque je perds Lucelle, expirer à vos yeux.

LE ROI.

Que diable celui-ci vient-il encor me dire ?

Tout ce qu’il te plaira, vis, meurs, respire, expire,

Crève, si tu le veux, je le trouverai bon ;

Mais, dis-moi, qui t’a pu tirer de ta prison ?

PHILANDRE.

C’est vous-même, Seigneur.

LE ROI.

En voilà bien d’un autre.

PHILANDRE.

Je n’ai pour en sortir, eu d’ordre que le vôtre.

LE ROI.

Tu te moques de moi, je n’y songeai jamais ;

Mais puisque s’en est fait, sois sage désormais.

PHILANDRE.

Ah ! laissez-moi du moins m’adresser à Lucelle.

Après tant de serments, cœur volage, infidèle.

LUCELLE.

Que me demandez-vous ? que vous ai-je promis ?

Je veux perdre le jour, si jamais je vous vis.

PHILANDRE.

Dieux, quelle cruauté ! quoi la parjure oublie,

Qu’elle doit à mon bras son honneur et sa vie !

LUCELLE.

Moi, je ne vous dois rien ; c’est à ce cher amant,

Qui va pour moi mourir dans ce même moment.

ZACORIN.

Ah la maudite bague !

LUCELLE.

En un mot je l’adore.

Ce charmant Cavalier.

PHILANDRE.

Ô Ciel ! qu’entends-je encore !

Lucelle perd l’esprit, il n’en faut plus douter.

Tantôt à ses chagrins se laissant emporter,

Ses sens se sont troublés ; ma prison en est cause.

ZACORIN.

Seigneur, permettez-moi de vous dire la chose.

PHILANDRE.

Je ne veux rien entendre, et dans un tel malheur

Je veux m’abandonner à toute ma douleur.

Au Roi.

C’est vous, cruel.

LE ROI.

Comment ; quel est donc ce langage ?

Je joue ici, me semble, un plaisant personnage.

Quoi traiter de la sorte un amant couronné ?

Qui de mille vertus se trouve assaisonné.

ZACORIN.

Il faut finir ce trouble. Enfin, belle Lucelle,

Vous vous obstinez donc à demeurer fidèle ?

Hé bien il faut mourir ; mais avant ce moment,

Ne me refusez pas du moins ce diamant ;

Il me rappellera votre charmante idée

Jusqu’au dernier soupir.

LUCELLE.

J’en suis persuadée,

Cher amant, le voilà.

Lui donnant le diamant.

LE ROI.

Que veut dire ceci ?

Comment ? mon diamant ?

ZACORIN, rendant le diamant au Roi.

Ah ! Sire le voici.

Je respire, et n’ai plus à craindre pour ma vie.

Le Roi va Dieu merci rentrer dans sa folie.

LUCELLE, dans son bon sens.

Que vois-je ? quel objet se vient offrir à moi !

Philandre, cher Philandre, est-ce vous que je voi ?

Hélas ! d’où sortez-vous, et d’où viens-je moi-même ?

PHILANDRE.

Elle me reconnaît. Ah ma joie est extrême !

Lucelle en son bon sens, quel heureux changement ?

Qui pouvait lui causer ce triste égarement ?

ZACORIN.

La bague qu’à l’instant le Roi vient de reprendre ;

Mais ce sont des secrets qu’on saura vous apprendre.

PHILANDRE.

Quoi ? ne puis-je savoir en peu de mots ?...

ZACORIN.

Hé bien,

C’est un tour qu’a joué notre Magicien.

LE ROI, dans sa folie.

Où suis-je ? quels transports ? c’est l’enfer qui m’appelle ;

Non, c’est la jalousie. Hé bien que me veut-elle ?

Me voilà. Quels démons par leur brulante ardeur

Me dévorent ?... Je sens tout l’enfer dans mon cœur.

PHILANDRE.

Allons trouver Alquif, il saura nous instruire

Comment dans tout ceci nous devons nous conduire.

Toi reste, Zacorin, pour observer le Roi.

Dans un moment d’ici nous revenons à toi.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, ZACORIN

 

LE ROI, dans sa folie.

Oui le Sceptre me pèse, il faut que je le quitte,

Il traîne trop de soins, trop d’ennuis à sa suite.

Oui je le quitterai, tous vos efforts sont vains,

Mais je le veux du moins remettre en bonnes mains,

Choisir pour successeur un Prince débonnaire,

Sage, bienfait, prudent. Ah voici mon affaire.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, ZACORIN, GUILLOT

 

LE ROI.

Seigneur, montez au Trône, et commandez ici.

GUILLOT.

Connaissez-vous Guillot pour lui parler ainsi.

ZACORIN.

Je ne m’attendais pas à ce trait de folie ;

Mais il faut l’appuyer.

LE ROI.

Allons donc, je vous prie

Régnez, je vous remets mon Trône et mes États.

GUILLOT.

Vous vous gaussez de moi, je ne les prendrai pas.

ZACORIN.

Quoi ! tu peux refuser l’offre d’une Couronne ?

GUILLOT.

C’est pour se goberger, morgué, qu’il me la donne.

ZACORIN.

Non vraiment, c’est le sort qui décide pour toi,

Chacun dans ce Pays à son tour devient Roi,

Voilà ton tour venu.

GUILLOT.

Ça pourrait-il bien être ?

Mais dès demain possible on va m’envoyer paître.

ZACORIN.

Et quand cela ferait, que t’importe, innocent,

Il est beau de régner, ne fût-ce qu’un instant.

GUILLOT.

Morgué ce Trône est haut, et j’en crains fort la chute,

Ne me faites pas faire au moins la culbute.

ZACORIN.

Votre seule vertu vous y fait parvenir,

Et nous mettrons nos soins à vous y maintenir.

LE ROI, ôtant sa Couronne.

Cette Couronne est due à votre auguste tête.

GUILLOT.

Ah ! mon auguste tête est, Sire, toute prête,

Morgué boutez dessus.

LE ROI.

Prenez ce Sceptre en main.

GUILLOT.

Fort bien, me voilà donc à présent Souverain ?

ZACORIN, ôtant le Manteau du Roi.

Quand ce Manteau Royal sera sur vos épaules.

GUILLOT.

Cette cérémonie est morgué des plus drôles ;

Jamais si plaisamment je ne fus habillé.

À quel jeu jouons nous ?

ZACORIN.

C’est au Roi dépouillé.

LE ROI.

Que parlez-vous de jeu ? vous croyez qu’on se raille ?

Montez, montez au Trône.

GUILLOT, montant sur le Trône.

Allons vaille que vaille.

ZACORIN.

Ce Monarque est bien fou, mais je trouve aujourd’hui,

Que le pauvre Guillot est aussi fou que lui.

LE ROI.

Votre nom ?

GUILLOT.

C’est Guillot, Sire, à votre service.

LE ROI.

Que de ce nom fameux Cocagne retentisse,

Et qu’au son de la trompe on entende crier ;

Vive le Roi Guillot, vive Guillot premier.

GUILLOT, sur le Trône.

Vous souhaitez qu’il vive, hé bien à la bonne heure.

Et moi je tâcherai d’empêcher qu’il ne meure.

Morgué que de plaisir ! te voilà Roi, Guillot,

Tu vas boire parguenne en tirelarigot,

Tu dormiras trois jours si tu veux tout de suite,

Personne n’aura rien à voir à ta conduite,

Dès que tu parleras, comme t’as de l’esprit,

Tout chacun s’écrira, morgué que c’est bian dit !

Droits comme des piquets campés dans ton passage,

Les Courtisans flateux viendront te rendre hommage.

Les beautés de la Cour s’en vont être à ton choix.

Tu n’auras qu’à chifler et remuer les doigts,

Tretoutes s’en viendront sans faire les rétives...

Morguenne que les Rois ont de prorogatives !

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, RIPAILLE, ZACORIN, GUILLOT

 

RIPAILLE.

Seigneur, que m’apprends-t-on, et qu’est-ce que je voi ?

Vous voulez nous donner un paysan pour Roi ?

D’un si bizarre choix que pouvez-vous attendre ?

GUILLOT.

Gardes, qu’on le saisisse, et qu’on me l’aille pendre.

ZACORIN.

Marchez.

RIPAILLE.

Comment ?

GUILLOT.

Oh dame ! on m’obéit ici.

Ce ne sont pas des jeux d’enfants que tout ceci ;

Apprenez qu’à présent je suis votre Monarque.

LE ROI.

Sire à votre pouvoir il manquait cette marque.

Tenez, vous, mettez-lui ce diamant au doigt.

RIPAILLE.

Non, non, ne croyez pas que jamais cela soit.

Je garde cette bague, et ma main ne la donne

Qu’au Prince à qui l’État remettra la Couronne.

LE ROI, dans son bon sens.

Dites-moi dans ces lieux qui vous assemble tous ?

Quel dessein eu le vôtre ? et que demandez-vous ?

On ne me répond point, il semble que l’on craigne.

Que fais-tu là, maraud, sur mon Trône ?

GUILLOT.

Je règne.

LE ROI.

Tu règnes, et sur qui ?

GUILLOT.

Sur les Cocagniens,

Autrefois vos sujets, et maintenant les miens.

LE ROI.

Que tout ce que je vois m’étourdit et m’étonne !

Quoi mon Manteau royal, mon Sceptre, ma Couronne ?

Ripaille, vous plaît-il de m’éclaircir ceci ?

RIPAILLE.

Apparemment Seigneur, cela vous plaît ainsi.

LE ROI.

Ils ont perdu l’esprit. Approchez-vous, Bombance.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, BOMBANCE, RIPAILLE, ZACORIN, GUILLOT

 

BOMBANCE.

Mon Roi, dans cet état que faut-il que je pense ?

Un autre revêtu du souverain pouvoir !

LE ROI.

Ma foi je le demande, et ne le puis savoir.

GUILLOT.

Paix-là, Messieurs, paix-là, s’il vous plaît, qu’on se taise,

Et qu’on me laisse ici régner tout à mon aise.

BOMBANCE.

Je vois qu’ici chacun extravague à son tour,

C’est un sort que l’on a jette sur votre Cour.

LE ROI.

Comment un sort ?

RIPAILLE.

Seigneur, permettez-moi de dire

Que vous m’avez paru deux fois dans le délire,

Et que tantôt Lucelle à tous vos Courtisans

A tenu des discours dépourvus de bons sens.

BOMBANCE.

Il faut approfondir... Au diable la musique ?

On entend des violons.

C’est bien prendre son temps, quand un pouvoir magique

GUILLOT, se réveillant en sursaut, tombe du Trône en bas, et les renverse tous.

Place, place, voilà le Roi qui va passer.

LE ROI.

Peste soit du lourdaud qui me vient fracasser,

Je crois que j’en serai du moins pour une côte.

GUILLOT.

Je suis un Roi de poids, mais ce n’est pas ma faute,

Ces maudits violons m’ont réveillé d’abord,

Je suis fâché pourtant d’être tombé si fort.

BOMBANCE.

Qui pourra nous tirer de ce désordre extrême,

Et donner un remède à tout ceci ?

 

 

Scène X

 

LE ROI, BOMBANCE, RIPAILLE, ALQUIF, PHILANDRE, ZACORIN, CUILLOT

 

ALQUIF.

Moi-même ;

Mais il faut que le Roi renonce à son amour,

Ou vous deviendrez tous insensés dans ce jour.

BOMBANCE.

Sire, il faut étouffer votre ardeur pour Lucelle.

LE ROI.

Bon, il n’en reste pas dans mon cœur étincelle ;

Mais que fait mon amour, s’il vous plaît, à ceci ?

ALQUIF.

Seigneur, vous en serez dans l’instant éclairci.

Un génie amoureux de la belle Lucelle

Est devenu jaloux de votre amour pour elle,

Et par un trait malin s’en est voulu venger,

Appliquant tous ses soins à vous faire enrager.

LE ROI.

Mais parbleu ce génie à bien peu de cervelle,

Que ne s’en prenait-il à l’amant de Lucelle ?

Mais à vous, qui vous a révélé tout cela ?

ALQUIF.

Les Enfers.

LE ROI.

Les Enfers ! C’est comme à l’Opéra.

BOMBANCE.

Vous connaissez quelqu’un dans ce Pays, sans doute ?

ALQUIF.

Oh ? ce sont des secrets où vous ne voyez goûte.

Il suffit que je veux être de vos amis,

Qu’en son premier état ici tout soit remis,

Que l’on n’y parle plus que de réjouissance,

Reprenez votre bague avec votre puissance,

Mais pour en mieux user ; et que ces deux amants

Trouvent dans votre Cour la fin de leurs tourments.

RIPAILLE.

Et cette bague-ci ?

ALQUIF.

C’est un autre mystère ;

Nous prendrons notre temps pour vous conter l’affaire.

Ici en ôte à Guillot ses ornements Royaux, pour les remettre au Roi.

GUILLOT.

Mais je veux régner, moi.

ALQUIF.

Tu sera plus heureux

En vivant avec nous en Bourgeois de ces lieux.

LE ROI.

Vous y pouvez tous vivre à votre fantaisie,

Heureux de n’avoir plus amour ni jalousie,

Je fais tous mon plaisir d’unir ces deux amants ;

Que tout s’accorde ici pour leurs contentements.

ZACORIN.

C’est bien parler cela, ce doux retour me gagne,

Hé vive le Pays et le Roi De Cocagne.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

Plusieurs Habitants de Cocagne et plusieurs Étrangers de divers Nations arrivent en dansant.

UN COCAGNIEN et UNE COCAGNIENNE.

Que chacun ici s’avance

Pour goûter mille plaisirs.

Dans la joie et l’abondance,

Tout comble ici nos désirs ;

Que chacun ici s’avance,

Pour goûter mille plaisirs.

 

Le jour fini recommence

Dans d’agréables loisirs

Que chacun ici s’avance

Pour goûter mille plaisirs.

 

Que l’on chante, que l’on danse

Loin de nous pleurs et soupirs,

Que chacun ici s’avance

Pour goûter mille plaisirs.

Entrée de Cocagniens et de Cocagniennes.

UN COCAGNIEN.

Ici tout s’empresse à nous plaire,

Les ris, les amours,

Le vin, la bonne chère

Y règne toujours.

La santé fait notre richesse,

Le plaisir prévient nos souhaits,

L’aimable jeunesse,

Y renaît sans cesse,

Soucis et regrets,

N’y naissent jamais.

Entrée des Étrangers.

Vaudeville.

UNE ÉTRANGÈRE.

Dès longtemps nous sommes en voyage,

Sans en voir finir le cours.

Nous cherchons partout un Peuple sage,

Pour y passer d’heureux jours,

Faut-il aller en Asie, en Afrique ?

Hé lon lan là

Ce n’est pas là.

Qu’on trouve cela,

Non pas même à l’Amérique.

UN ÉTRANGER.

Où trouver de la délicatesse ?

Où sert-on sans intérêts !

Où boit-on sans tomber dans l’ivresse ?

Où ne fait-on point d’excès ?

Serait-ce en Suisse ou bien en Allemagne ?

Hé lon lan là,

Ce n’est pas là,

Qu’on trouve cela,

C’est au Pays de Cocagne.

UNE ÉTRANGÈRE.

Où l’époux est-il sans défiance ?

Et le sexe en liberté ?

Où n’a-t-on nul désir de vengeance ?

Où dit-on la vérité ?

Faut-il courir l’Italie ou l’Espagne ?

Hé lon lan là,

Ce n’est pas là,

Qu’on trouve cela,

C’est au Pays de Cocagne.

UN ÉTRANGER.

Où voit-on des beautés naturelles,

Dont le teint soit sans apprêts ?

Où trouver des maîtresses fidèles,

Et des amoureux discrets ?

Vers les Français battrons-nous la campagne ?

Hé lon lan là,

Ce n’est pas là

Qu’on trouve cela,

C’est au Pays de Cocagne.

FORTUNATE.

Où trouver des Filles innocentes,

Sans finesse et sans détour ?

À quel âge en voit-on d’ignorantes

Au mystère de l’amour ?

Est-ce à quinze ans pour ne s’y pas méprendre ?

Hé lon lan là,

Ce n’est pas là

Qu’on trouve cela,

À notre âge il les faut prendre.

FÉLICINE.

Jeunes cœurs, d’aimer tout vous convie

À la fleur de vos beaux ans,

Où trouver les plaisirs de la vie,

Si ce n’est dans le Printemps ?

Après l’Automne, âgé on les souhaite,

Hé lon lan là,

Ce n’est pas là

Qu’on trouve cela

Déjà la vendange est faite.

ZACORIN.

Où trouver des connaisseurs habilles,

Qui puissent juger de tout ?

Où trouver des critiques tranquilles,

Indulgents et de bon goût ?

Est-ce sur mer, ou bien en terre ferme ?

Hé lon lan là,

Ce n’est pas là

Qu’on trouve cela,

Le Parterre les renferme. 

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