Le Mariage de Figaro (BEAUMARCHAIS)

Sous-titre : le mariage de Figaro

Comédie en cinq actes et en prose.

Représentée pour la première fois par les Comédiens Français ordinaires du Roi, le Mardi 27 Avril 1784.

 

Personnages

 

LE COMTE ALMAVIVA, grand Corrégidor d’Andalousie

LA COMTESSE, sa femme

FIGARO, valet de chambre du Comte et concierge du château

SUZANNE, première camariste de la Comtesse, et fiancée de Figaro

MARCELINE, femme de charge

ANTONIO, jardinier du château, oncle de Suzanne et père de Fanchette

FANCHETTE, fille d’Antonio

CHÉRUBIN, premier page du Comte

BARTHOLO, médecin de Séville

BAZILE, maître de clavecin de la Comtesse

DON GUSMAN BRID’OISON, lieutenant du siège

DOUBLE-MAIN, greffier, secrétaire de Don Gusman

UN HUISSIER-AUDIENCIER

GRIPE-SOLEIL, jeune pastoureau

UNE JEUNE BERGÈRE

PÉDRILLE, piqueur du Comte

TROUPE DE VALETS, personnages muets

TROUPE DE PAYSANES, personnages muets

TROUPE DE PAYSANS, personnages muets

 

La Scène est au château d’Aguas-Frescas, à trois lieues de Séville.

 

Caractères et habillements de la pièce.

 

LE COMTE ALMAVIVA doit être joué très noblement, mais avec grâce et liberté. La corruption du cœur ne doit rien ôter au bon ton de ses manières. Dans les mœurs de ce temps-là les grands traitaient en badinant toute entreprise sur les femmes. Ce rôle est d’autant plus pénible à bien rendre que le personnage est toujours sacrifié. Mais joué par un comédien excellent (M. Molé), il a fait ressortir tous les rôles, et assuré le succès de la pièce.

Son vêtement du premier et second actes, est un habit de chasse avec des bottines à mi-jambe, de l’ancien costume espagnol. Du troisième acte jusqu’à la fin, un habit superbe de ce costume.

LA COMTESSE agitée de deux sentiments contraires, ne doit montrer qu’une sensibilité réprimée, ou une colère très modérée ; rien surtout qui dégrade aux yeux du spectateur, son caractère aimable et vertueux. Ce rôle, un des plus difficiles de la pièce, a fait infiniment d’honneur au grand talent de Mlle Saint-Val, cadette.

Son vêtement du premier, second et quatrième actes, est une lévite commode, et nul ornement sur la tête : elle est chez elle, et censée incommodée. Au cinquième acte elle a l’habillement et la haute coiffure de Suzanne.

FIGARO. L’on ne peut trop recommander à l’acteur qui jouera ce rôle, de bien se pénétrer de son esprit, comme l’a fait M. Dazincourt. S’il y voyait autre chose que de la raison assaisonnée de gaîté et de saillies, surtout s’il y mettait la moindre charge, il avilirait un rôle que le premier comique du théâtre, M. Préville, a jugé devoir honorer le talent de tout comédien qui saurait en saisir les nuances multipliées, et pourrait s’élever à son entière conception.

Son vêtement comme dans le Barbier de Séville.

SUZANNE. Jeune personne adroite, spirituelle et rieuse, mais non de cette gaîté presqu’effrontée de nos soubrettes corruptrices ; son joli caractère est dessiné dans la préface, et c’est-là que l’actrice, qui n’a point vu Mlle Contat, doit l’étudier pour le bien rendre.

Son vêtement des quatre premiers actes, est un juste blanc à basquines, très élégant, la jupe de même, avec une toque, appelée depuis par nos marchandes, à la Suzanne. Dans la fête du quatrième acte, le comte lui pose sur la tête une toque à long voile, à hautes plumes, et à rubans blancs. Elle porte au cinquième acte la lévite de sa maîtresse, et nul ornement sur la tête.

MARCELINE est une femme d’esprit, née un peu vive, mais dont les fautes et l’expérience ont réformé le caractère. Si l’actrice qui le joue s’élève avec une fierté bien placée, à la hauteur très morale qui suit la reconnaissance du troisième acte ; elle ajoutera beaucoup à l’intérêt de l’ouvrage.

Son vêtement est celui des duègnes espagnoles, d’une couleur modeste, un bonnet noir sur la tête.

ANTONIO ne doit montrer qu’une demi-ivresse, qui se dissipe par degrés ; de sorte qu’au cinquième acte on n’en aperçoive presque plus.

Son vêtement est celui d’un paysan espagnol, où les manches pendent par derrière ; un chapeau et des souliers blancs.

FANCHETTE est une enfant de douze ans, très naïve. Son petit habit est un juste brun avec des gances et des boutons d’argent, la jupe de couleur tranchante, et une toque noire à plumes sur la tête. Il sera celui des autres paysannes de la noce.

CHÉRUBIN. Ce rôle ne peut être joué, comme il l’a été, que par une jeune et très jolie femme ; nous n’avons point à nos théâtres de très jeune homme assez formé, pour en bien sentir les finesses. Timide à l’excès devant la comtesse, ailleurs un charmant polisson ; un désir inquiet et vague est le fond de son caractère. Il s’élance à la puberté, mais sans projet, sans connaissances, et tout entier à chaque événement ; enfin il est ce que toute mère, au fond du cœur voudrait peut-être que fût son fils, quoiqu’elle dût beaucoup en souffrir.

Son riche vêtement, au premier et second actes, est celui d’un page de cour espagnol, blanc et brodé d’argent ; le léger manteau bleu sur l’épaule, et un chapeau chargé de plumes. Au quatrième acte il a le corset, la jupe et la toque des jeunes paysannes qui l’amènent. Au cinquième acte, un habit uniforme d’officier, une cocarde et une épée.

BARTHOLO. Le caractère et l’habit comme dans le Barbier de Séville ; il n’est ici qu’un rôle secondaire.

BAZILE. Caractère et vêtement comme dans le Barbier de Séville ; il n’est aussi qu’un rôle secondaire.

BRID’OISON doit avoir cette bonne et franche assurance des bêtes, qui n’ont plus leur timidité. Son bégaiement n’est qu’une grâce de plus, qui doit-être à peine sentie, et l’acteur se tromperait lourdement et jouerait à contre-sens, s’il y cherchait le plaisant de son rôle. Il est tout entier dans l’opposition de la gravité de son état au ridicule du caractère ; et moins l’acteur le chargera, plus il montrera de vrai talent.

Son habit est une robe de juge espagnol, moins ample que celle de nos procureurs, presque une soutane ; une grosse perruque, une gonille, ou rabat espagnol au col, et une longue baguette blanche à la main.

DOUBLE-MAIN. Vêtu comme le juge ; mais la baguette blanche plus courte.

L’HUISSIER ou ALGUAZIL. Habit, manteau, épée de Crispin, mais portée à son côté sans ceinture de cuir. Point de bottines, une chaussure noire, une perruque blanche naissante et longue à mille boucles, une courte baguette blanche.

GRIPE-SOLEIL. Habit de paysan, les manches pendantes, veste de couleur tranchée, chapeau blanc.

UNE JEUNE BERGÈRE. Son vêtement comme celui de Fanchette.

PÉDRILLE. En veste, gilet, ceinture, fouet, et bottes de poste, une récille sur la tête, chapeau de courrier.

PERSONNAGES MUETS, les uns en habits de juges, d’autres en habits de paysans, les autres en habits de livrée.

 

Placement des acteurs.

 

Pour faciliter les jeux du théâtre, on a eu l’attention d’écrire au commencement de chaque scène, le nom des personnages dans l’ordre où le spectateur les voit. S’ils font quelque mouvement grave dans la scène, il est désigné par un nouvel ordre de noms, écrit en marge à l’instant qu’il arrive. Il est important de conserver les bonnes positions théâtrales ; le relâchement dans la tradition donnée par les premiers acteurs, en produit bientôt un total dans le jeu des pièces, qui finit par assimiler les troupes négligentes aux plus faibles comédiens de société.

 

 

PRÉFACE

 

En écrivant cette préface, mon but n’est pas de rechercher oiseusement si j’ai mis au théâtre une pièce bonne ou mauvaise ; il n’est plus temps pour moi : mais d’examiner scrupuleusement, et je le dois toujours, si j’ai fait une œuvre blâmable.

Personne n’étant tenu de faire une comédie qui ressemble aux autres ; si je me suis écarté d’un chemin trop battu, pour des raisons qui m’ont paru solides, ira-t-on me juger, comme l’ont fait MM. Tels, sur des règles qui ne sont pas les miennes ? imprimer puérilement que je reporte l’art à son enfance, parce que j’entreprends de frayer un nouveau sentier à cet art dont la loi première, et peut-être la seule, est d’amuser en instruisant ? Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Il y a souvent très loin du mal que l’on dit d’un ouvrage à celui qu’on en pense. Le trait qui nous poursuit, le mot qui importune reste enseveli dans le cœur, pendant que la bouche se venge en blâmant presque tout le reste : de sorte qu’on peut regarder comme un point établi au théâtre, qu’en fait de reproche à l’auteur, ce qui nous affecte le plus est ce dont on parle le moins.

Il est peut-être utile de dévoiler, aux yeux de tous, ce double aspect des comédies, et j’aurai fait encore un bon usage de la mienne, si je parviens, en la scrutant, à fixer l’opinion publique sur ce qu’on doit entendre par ces mots : Qu’est-ce que LA DÉCENCE THEÂTRALE ?

À force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, et d’affecter, comme j’ai dit autre part, l’hypocrisie de la décence auprès du relâchement des mœurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s’amuser et de juger de ce qui leur convient : faut-il le dire enfin ? des bégueules rassasiées qui ne savent plus ce qu’elles veulent, ni ce qu’elles doivent aimer ou rejeter. Déjà ces mots si rebattus, bon ton, bonne compagnie, toujours ajustés au niveau de chaque insipide coterie, et dont la latitude est si grande qu’on ne sait où ils commencent et finissent, ont détruit la franche et vraie gaîté qui distinguait de tout autre, le comique de notre nation.

Ajoutez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots décence et bonnes mœurs, qui donnent un air si important, si supérieur, que nos jugeurs de comédies seraient désolés de n’avoir pas à les prononcer sur toutes les pièces de théâtre, et vous connaîtrez à peu près ce qui garrotte le génie, intimide tous les auteurs, et porte un coup mortel à la vigueur de l’intrigue, sans laquelle il n’y a pourtant que du bel esprit à la glace, et des comédies de quatre jours.

Enfin, pour dernier mal, tous les états de la société sont parvenus à se soustraire à la censure dramatique : on ne pourrait mettre au théâtre les Plaideurs de Racine, sans entendre aujourd’hui les Dandins et les Brid’oisons, même des gens plus éclairés, s’écrier qu’il n’y a plus ni mœurs, ni respect pour les magistrats.

On ne ferait point le Turcaret, sans avoir à l’instant sur les bras, fermes, sous fermes, traites et gabelles, droits réunis, tailles, taillons, le trop plein, le trop bu, tous les impositeurs royaux. Il est vrai qu’aujourd’hui Turcaret n’a plus de modèles. On l’offrirait sous d’autres traits ; l’obstacle resterait le même.

On ne jouerait point les Fâcheux, les Marquis, les Emprunteurs de Molière, sans révolter à la fois la haute, la moyenne, la moderne et l’antique noblesse. Ses Femmes savantes irriteraient nos féminins bureaux d’esprit ; mais quel calculateur peut évaluer la force et la longueur du levier qu’il faudrait, de nos jours, pour élever jusqu’au théâtre l’œuvre sublime du Tartuffe ? Aussi l’auteur qui se compromet avec le public pour l’amuser, où pour l’instruire, au lieu d’intriguer à son choix son ouvrage, est-il obligé de tourniller dans des incidents impossibles, de persiffler au lieu de rire, et de prendre ses modèles hors de la société, crainte de se trouver mille ennemis, dont il ne connaissait aucun en composant son triste drame.

J’ai donc réfléchi que si quelque homme courageux ne secouait pas toute cette poussière, bientôt l’ennui des pièces françaises porterait la nation au frivole opéra-comique, et plus loin encore, aux boulevards, à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté bannie du théâtre français, se change en une licence effrénée ; où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses mœurs, le goût de la décence et des chefs-d’œuvre de nos maîtres. J’ai tenté d’être cet homme, et si je n’ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s’est-elle manifestée dans tous.

J’ai pensé, je pense encore, qu’on n’obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théâtre, sans des situations fortes, et qui naissent toujours d’une disconvenance sociale, dans le sujet qu’on veut traiter. L’auteur tragique, hardi dans ses moyens, ose admettre le crime atroce ; les conspirations, l’usurpation du trône, le meurtre, l’empoisonnement, l’inceste dans Œdipe et Phèdre ; le fratricide dans Vendôme ; le parricide dans Mahomet ; le régicide dans Macbeth, etc. etc. La comédie, moins audacieuse, n’excède pas les disconvenances, parce que ses tableaux sont tirés de nos mœurs ; ses sujets, de la société. Mais comment frapper sur l’avarice, à moins de mettre en scène un méprisable avare ? démasquer l’hypocrisie, sans montrer, comme Orgon dans le Tartuffe, un abominable hypocrite, épousant sa fille et convoitant sa femme ? un homme à bonnes fortunes, sans le faire parcourir un cercle entier de femmes galantes ? un joueur effréné, sans l’envelopper de fripons, s’il ne l’est pas déjà lui-même ?

Tous ces gens-là sont loin d’être vertueux ; l’auteur ne les donne pas pour tels : il n’est le patron d’aucun d’eux ; il est le peintre de leurs vices. Et parce que le lion est féroce, le loup vorace et glouton, le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité ? quand l’auteur la dirige contre un sot que la louange enivre, il fait choir du bec du corbeau le fromage dans la gueule du renard, sa moralité est remplie : s’il la tournait contre le bas flatteur, il finirait son apologue ainsi : le renard s’en saisit, le dévore ; mais le fromage était empoisonné. La fable est une comédie légère, et toute comédie n’est qu’un long apologue : leur différence est, que dans la fable les animaux ont de l’esprit ; et que dans notre comédie les hommes sont souvent des bêtes, et qui pis est, des bêtes méchantes.

Ainsi, lorsque Molière, qui fut si tourmenté par les sots, donne à l’Avare un fils prodigue et vicieux qui lui vole sa cassette, et l’injurie en face ; est-ce des vertus ou des vices qu’il tire sa moralité ? Que lui importent ses fantômes ? c’est vous qu’il entend corriger. Il est vrai que les afficheurs et balayeurs littéraires de son temps, ne manquèrent pas d’apprendre au bon public combien tout cela était horrible ! Il est aussi prouvé que des envieux très importants, ou des importants très envieux, se déchaînèrent contre lui. Voyez le sévère Boileau dans son épître au grand Racine, venger son ami qui n’est plus, en rappelant ainsi les faits :

L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
Le Commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le Vicomte indigné, sortait au second acte :
L’un, défenseur zélé des dévots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots, le condamnait au feu ;
L’autre, fougueux Marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la cour immolée au parterre.

On voit même dans un placet de Molière à Louis XIV qui fut si grand en protégeant les arts, et sans le goût éclairé duquel notre théâtre n’aurait pas un seul chef-d’œuvre de Molière ; on voit ce philosophe auteur se plaindre amèrement au roi, que pour avoir démasqué les hypocrites, ils imprimaient partout qu’il était un libertin, un impie, un athée, un démon vêtu de chair, habillé en homme ; et cela s’imprimait avec APPROBATION ET PRIVILÈGE de ce roi qui le protégeait : rien là-dessus n’est empiré.

Mais, parce que les personnages d’une pièce s’y montrent sous des mœurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène ? Que poursuivrait-on au théâtre ? les travers et les ridicules ? cela vaut bien la peine d’écrire ! ils sont chez nous comme les modes ; on ne s’en corrige point, on en change.

Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes sous le masque des mœurs dominantes : leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l’homme qui se voue au théâtre. Soit qu’il moralise en riant, soit qu’il pleure en moralisant : Héraclite ou Démocrite, il n’a pas un autre devoir ; malheur à lui, s’il s’en écarte. On ne peut corriger les hommes qu’en les faisant voir tels qu’ils sont. La comédie utile et véridique, n’est point un éloge menteur, un vain discours d’Académie.

Mais gardons-nous bien de confondre cette critique générale, un des plus nobles buts de l’art, avec la satire odieuse et personnelle : l’avantage de la première est de corriger sans blesser. Faites prononcer au théâtre par l’homme juste, aigri de l’horrible abus des bienfaits, tous les hommes sont des ingrats : quoique chacun soit bien près de penser comme lui, personne ne s’offensera. Ne pouvant y avoir un ingrat, sans qu’il existe un bienfaiteur, ce reproche même établit une balance égale entre les bons et mauvais cœurs ; on le sent, et cela console. Que si l’humoriste répond qu’un bienfaiteur fait cent ingrats ; on répliquera justement, qu’il n’y a peut-être pas un ingrat qui n’ait été plusieurs fois bienfaiteur : et cela console encore. Et c’est ainsi qu’en généralisant, la critique la plus amère porte du fruit, sans nous blesser ; quand la satire personnelle, aussi stérile que funeste, blesse toujours et ne produit jamais. Je hais partout cette dernière, et je la crois un si punissable abus, que j’ai plusieurs fois d’office invoqué la vigilance du magistrat, pour empêcher que le théâtre ne devînt une arène de gladiateurs, où le puissant se crût en droit de faire exercer ses vengeances par les plumes vénales, et malheureusement trop communes, qui mettent leur bassesse à l’enchère.

N’ont-ils donc pas assez, ces Grands, des mille et un feuillistes, faiseurs de bulletins, afficheurs, pour y trier les plus mauvais, en choisir un bien lâche, et dénigrer qui les offusque ? On tolère un si léger mal, parce qu’il est sans conséquence, et que la vermine éphémère démange un instant et périt ; mais le théâtre est un géant qui blesse à mort tout ce qu’il frappe. On doit réserver ses grands coups pour les abus et pour les maux publics.

Ce n’est donc ni le vice ni les incidents qu’il amène, qui font l’indécence théâtrale ; mais le défaut de leçons et de moralité. Si l’auteur, ou faible ou timide, n’ose en tirer de son sujet, voilà ce qui rend sa pièce équivoque ou vicieuse.

Lorsque je mis Eugénie au théâtre (et il faut bien que je me cite, puisque c’est toujours moi qu’on attaque), lorsque je mis Eugénie au théâtre, tous nos jurés-crieurs à la décence, jetaient des flammes dans les foyers sur ce que j’avais osé montrer un seigneur libertin, habillant ses valets en prêtres, et feignant d’épouser une jeune personne qui paraît enceinte au théâtre, sans avoir été mariée.

Malgré leurs cris, la pièce a été jugée, sinon le meilleur, au moins le plus moral des drames, constamment jouée sur tous les théâtres, et traduite dans toutes les langues. Les bons esprits ont vu que la moralité, que l’intérêt y naissaient entièrement de l’abus qu’un homme puissant et vicieux fait de son nom, de son crédit, pour tourmenter une faible fille, sans appui, trompée, vertueuse et délaissée. Ainsi tout ce que l’ouvrage a d’utile et de bon, naît du courage qu’eut l’auteur d’oser porter la disconvenance sociale au plus haut point de liberté.

Depuis, j’ai fait les Deux Amis, pièce dans laquelle un père avoue à sa prétendue nièce qu’elle est sa fille illégitime : ce drame est aussi très moral, parce qu’à travers les sacrifices de la plus parfaite amitié, l’auteur s’attache à y montrer les devoirs qu’impose la nature sur les fruits d’un ancien amour, que la rigoureuse dureté des convenances sociales, ou plutôt leur abus, laisse trop souvent sans appui.

Entre autres critiques de la pièce, j’entendis dans une loge auprès de celle que j’occupais, un jeune Important de la Cour, qui disait gaîment à des dames : « l’auteur, sans doute, est un garçon fripier qui ne voit rien de plus élevé que des commis des fermes, et des marchands d’étoffes ; et c’est au fond d’un magasin qu’il va chercher les nobles amis qu’il traduit à la scène française ! » Hélas ! Monsieur, lui dis-je en m’avançant, il a fallu du moins les prendre où il n’est pas impossible de les supposer. Vous ririez bien plus de l’auteur, s’il eût tiré deux vrais amis de l’Œil-de-bœuf ou des carrosses ? Il faut un peu de vraisemblance, même dans les actes vertueux.

Me livrant à mon gai caractère, j’ai depuis tenté, dans le Barbier de Séville, de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaîté, en l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle ; mais comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. Il semblait que j’eusse ébranlé l’État ; l’excès des précautions qu’on prit et des cris qu’on fit contre moi, décelait surtout la frayeur que certains vicieux de ce temps avaient de s’y voir démasqués. La pièce fut censurée quatre fois, cartonnée trois fois sur l’affiche, à l’instant d’être jouée, dénoncée même au Parlement d’alors ; et moi, frappé de ce tumulte, je persistais à demander que le public restât le juge de ce que j’avais destiné à l’amusement du public.

Je l’obtins au bout de trois ans, après les clameurs, les éloges ; et chacun me disait tout bas ; Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu’il n’y a plus que vous qui osiez rire en face.

Un auteur désolé par la cabale et les criards, mais qui voit sa pièce marcher, reprend courage, et c’est ce que j’ai fait. Feu M. le prince de Conti, de patriotique mémoire (car en frappant l’air de son nom, l’on sent vibrer le vieux mot Patrie), feu M. le prince de Conti, donc, me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait- il, que la pièce, et d’y montrer la famille de Figaro, que j’indiquais dans cette préface. Monseigneur, lui répondis-je, si je mettais une seconde fois ce caractère sur la scène, comme je le montrerais plus âgé, qu’il en saurait quelque peu davantage, ce serait bien un autre bruit, et qui sait s’il verrait le jour ! Cependant, par respect, j’acceptai le défi ; je composai cette Folle Journée, qui cause aujourd’hui la rumeur. Il daigna la voir le premier. C’était un homme d’un grand caractère, un prince auguste, un esprit noble et fier : le dirai-je ? il en fut content.

Mais quel piège, hélas ! j’ai tendu au jugement de nos critiques en appelant ma comédie du vain nom de Folle Journée ! mon objet était bien de lui ôter quelqu’importance ; mais je ne savais pas encore à quel point un changement d’annonce peut égarer tous les esprits. En lui laissant son véritable titre, on eût lu l’Époux suborneur. C’était pour eux une autre piste ; on me courait différemment. Mais ce nom de Folle Journée, les a mis à cent lieues de moi : ils n’ont plus rien vu dans l’ouvrage que ce qui n’y sera jamais ; et cette remarque un peu sévère sur la facilité de prendre le change, a plus d’étendue qu’on ne croit. Au lieu du nom de Georges Dandin, si Molière eût appelé son drame la Sottise des alliances, il eût porté bien plus de fruit : si Regnard eût nommé son Légataire, la Punition du célibat, la pièce nous eût fait frémir. Ce à quoi il ne songea pas, je l’ai fait avec réflexion. Mais, qu’on ferait un beau chapitre sur tous les jugements des hommes et la morale du théâtre, et qu’on pourrait intituler : de l’influence de l’Affiche !

Quoi qu’il en soit, la Folle Journée resta cinq ans au portefeuille ; les comédiens ont su que je l’avais, ils me l’ont enfin arrachée. S’ils ont bien ou mal fait pour eux, c’est ce qu’on a pu voir depuis. Soit que la difficulté de la rendre excitât leur émulation ; soit qu’ils sentissent avec le public que pour lui plaire en comédie il fallait de nouveaux efforts, jamais pièce aussi difficile n’a été jouée avec autant d’ensemble ; et si l’auteur (comme on le dit) est resté au-dessous de lui-même, il n’y a pas un seul acteur dont cet ouvrage n’ait établi, augmenté ou confirmé la réputation. Mais revenons à sa lecture, à l’adoption des comédiens.

Sur l’éloge outré qu’ils en firent, toutes les sociétés voulurent le connaître, et dès-lors il fallut me faire des querelles de toute espèce, ou céder aux instances universelles. Dès-lors aussi les grands ennemis de l’auteur ne manquèrent pas de répandre à la Cour qu’il blessait dans cet ouvrage, d’ailleurs un tissu de bêtises, la religion, le gouvernement, tous les états de la société, les bonnes mœurs, et qu’enfin la vertu y était opprimée, et le vice triomphant, comme de raison, ajoutait-on. Si les graves Messieurs qui l’ont tant répété me font l’honneur de lire cette préface, ils y verront au moins que j’ai cité bien juste ; et la bourgeoise intégrité que je mets à mes citations, n’en fera que mieux ressortir la noble infidélité des leurs.

Ainsi, dans le Barbier de Séville, je n’avais qu’ébranlé l’État ; dans ce nouvel essai, plus infâme et plus séditieux, je le renversais de fond en comble. Il n’y avait plus rien de sacré si l’on permettait cet ouvrage. On abusait l’autorité par les plus insidieux rapports ; on cabalait auprès des corps puissants ; on alarmait les dames timorées ; on me faisait des ennemis sur le prie-Dieu des oratoires : et moi, selon les hommes et les lieux, je repoussais la basse intrigue, par mon excessive patience, par la roideur de mon respect, l’obstination de ma docilité, par la raison, quand on voulait l’entendre.

Ce combat a duré quatre ans. Ajoutez-les aux cinq du portefeuille ; que reste-t-il des allusions qu’on s’efforce à voir dans l’ouvrage ? Hélas ! quand il fut composé, tout ce qui fleurit aujourd’hui, n’avait pas même encore germé ; c’était tout un autre univers.

Pendant ces quatre ans de débat je ne demandais qu’un censeur ; on m’en accorda cinq ou six. Que virent-ils dans l’ouvrage, objet d’un tel déchaînement ? La plus badine des intrigues. Un grand seigneur espagnol, amoureux d’une jeune fille qu’il veut séduire, et les efforts que cette fiancée, celui qu’elle doit épouser, et la femme du seigneur, réunissent pour faire échouer dans son dessein un maître absolu, que son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout-puissant pour l’accomplir. Voilà tout, rien de plus. La pièce est sous vos yeux.

D’où naissent donc ces cris perçants ? De ce qu’au lieu de poursuivre un seul caractère vicieux, comme le joueur, l’ambitieux, l’avare, ou l’hypocrite, ce qui ne lui eût mis sur les bras qu’une seule classe d’ennemis, l’auteur a profité d’une composition légère, ou plutôt a formé son plan de façon à y faire entrer la critique d’une foule d’abus qui désolent la société. Mais comme ce n’est pas là ce qui gâte un ouvrage aux yeux du censeur éclairé, tous, en l’approuvant, l’ont réclamé pour le théâtre. Il a donc fallu l’y souffrir : alors les grands du monde ont vu jouer avec scandale,

Cette Pièce où l’on peint un insolent valet
Disputant sans pudeur son épouse à son maître.

M. Gudin.

 

Oh ! que j’ai de regrets de n’avoir pas fait de ce sujet moral, une tragédie bien sanguinaire ! Mettant un poignard à la main de l’époux outragé, que je n’aurais pas nommé Figaro, dans sa jalouse fureur je lui aurais fait noblement poignarder le puissant vicieux ; et comme il aurait vengé son honneur dans des vers quarrés, bien ronflants, et que mon jaloux, tout au moins général d’armée, aurait eu pour rival quelque tyran bien horrible et régnant au plus mal sur un peuple désolé ; tout cela, très loin de nos mœurs, n’aurait, je crois, blessé personne ; on eût crié bravo ! ouvrage bien moral ! Nous étions sauvés, moi et mon Figaro sauvage.

Mais ne voulant qu’amuser nos Français et non faire ruisseler les larmes de leurs épouses, de mon coupable amant j’ai fait un jeune seigneur de ce temps là, prodigue, assez galant, même un peu libertin, à-peu-près comme les autres seigneurs de ce temps-là. Mais qu’oserait-on dire au théâtre d’un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui reprocher son trop de galanterie ? N’est-ce pas là le défaut le moins contesté par eux-mêmes ? J’en vois beaucoup d’ici, rougir modestement (et c’est un noble effort) en convenant que j’ai raison.

Voulant donc faire le mien coupable, j’ai eu le respect généreux de ne lui prêter aucun des vices du peuple. Direz-vous que je ne le pouvais pas ? que c’eût été blesser toutes les vraisemblances ? Concluez donc en faveur de ma pièce, puisqu’enfin je ne l’ai pas fait.

Le défaut même dont je l’accuse n’aurait produit aucun mouvement comique, si je ne lui avais gaîment opposé l’homme le plus dégourdi de sa nation, le véritable Figaro, qui tout eu défendant Suzanne, sa propriété, se moque des projets de son maître, et s’indigne très plaisamment qu’il ose jouter de ruse avec lui, maître passé dans ce genre d’escrime.

Ainsi, d’une lutte assez vive entre l’abus de la puissance, l’oubli des principes, la prodigalité, l’occasion, tout ce que la séduction a de plus entraînant ; et le feu, l’esprit, les ressources que l’infériorité piquée au jeu, peut opposer à cette attaque ; il naît dans ma pièce un jeu plaisant d’intrigue, où l’époux suborneur, contrarié, lassé, barrasse, toujours arrêté dans ses vues, est obligé, trois fois dans cette journée, de tomber aux pieds de sa femme qui, bonne, indulgente et sensible, finit par lui pardonner : c’est ce qu’elles font toujours. Qu’a donc cette moralité de blâmable, Messieurs ?

La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends ? Accueillez-en une plus sévère qui blesse vos yeux dans l’ouvrage, quoique vous ne l’y cherchiez pas : c’est qu’un seigneur assez vicieux pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui est subordonné, pour se jouer, dans ses domaines, de la pudicité de toutes ses jeunes vassales, doit finir comme celui-ci, par être la risée de ses valets. Et c’est ce que l’auteur a très fortement prononcé, lorsqu’eu fureur, au cinquième acte, Almaviva, croyant confondre une femme infidèle, montre à son jardinier un cabinet, en lui criant : Entres-y, toi, Antonio ; conduis devant son juge l’infâme qui m’a déshonoré ; et que celui-ci lui répond : Il y a, parguène, une bonne Providence ! Vous en avez tant fait dans le pays, qu’il faut bien aussi qu’à votre tour...

Cette profonde moralité se fit sentir dans tout l’ouvrage ; et s’il convenait à l’auteur de démontrer aux adversaires qu’à travers sa forte leçon il a porté la considération pour la dignité du coupable, plus loin qu’on ne devait l’attendre de la fermeté de son pinceau ; je leur ferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte Almaviva se voit toujours humilié, sans être jamais avili.

En effet, si la comtesse usait de ruse pour aveugler sa jalousie dans le dessein de le trahir ; devenue coupable elle-même, elle ne pourrait mettre à ses pieds son époux sans le dégrader à nos yeux. La vicieuse intention de l’épouse, brisant un lien respecté, l’on reprocherait justement à l’auteur d’avoir tracé des mœurs blâmables : car nos jugements sur les mœurs se rapportent toujours aux femmes ; on n’estime pas assez les hommes pour tant exiger d’eux sur ce point délicat. Mais, loin qu’elle ait ce vil projet, ce qu’il y a de mieux établi dans l’ouvrage, est que nul ne veut faire une tromperie au comte, mais seulement l’empêcher d’en faire à tout le monde. C’est la pureté des motifs qui sauve ici les moyens du reproche ; et de cela seul que la comtesse ne veut que ramener son mari, toutes les confusions qu’il éprouve sont certainement très morales ; aucune n’est avilissante.

Pour que cette vérité vous frappe davantage, l’auteur oppose à ce mari peu délicat, la plus vertueuse des femmes, par goût et par principes.

Abandonnée d’un époux trop aimé, quand l’expose-t-on à vos regards ? Dans le moment critique où sa bienveillance pour un aimable enfant, son filleul, peut devenir un goût dangereux, si elle permet au ressentiment qui l’appuie, de prendre trop d’empire sur elle. C’est pour mieux faire ressortir l’amour vrai du devoir, que l’auteur la met un moment aux prises avec un goût naissant qui le combat. Oh ! combien on s’est étayé de ce léger mouvement dramatique, pour nous accuser d’indécence ! On accorde à la tragédie que toutes les reines, les princesses aient des passions bien allumées qu’elles combattent plus ou moins ; et l’on ne souffre pas que, dans la comédie, une femme ordinaire puisse lutter contre la moindre faiblesse ! Ô grande influence de l’Affiche ! Jugement sûr et conséquent ! Avec la différence du genre, on blâme ici ce qu’on approuvait là. Et cependant, en ces deux cas, c’est toujours le même principe : point de vertu sans sacrifice.

J’ose en appeler à vous, jeunes infortunées, que votre malheur attache à des Almaviva ! Distingueriez-vous toujours votre vertu de vos chagrins, si quelqu’intérêt importun, tendant trop à les dissiper, ne vous avertissait enfin qu’il est temps de combattre pour elle ? Le chagrin de perdre un mari n’est pas ici ce qui nous touche ; un regret aussi personnel est trop loin d’être une vertu. Ce qui nous plaît dans la comtesse, c’est de la voir lutter franchement contre un goût naissant qu’elle blâme, et des ressentiments légitimes. Les efforts qu’elle fait alors pour ramener son infidèle époux, mettant dans le plus heureux jour les deux sacrifices pénibles de son goût et de sa colère, on n’a nul besoin d’y penser pour applaudir à son triomphe ; elle est un modèle de vertu, l’exemple de son sexe et l’amour du nôtre.

Si cette métaphysique de l’honnêteté des scènes ; si ce principe avoué de toute décence théâtrale, n’a point frappé nos juges à la représentation ; c’est vainement que j’en étendrais ici le développement et les conséquences ; un tribunal d’iniquité n’écoute point les défenses de l’accusé qu’il est chargé de perdre ; et ma comtesse n’est point traduite au parlement de la nation : c’est une commission qui la juge.

On a vu la légère esquisse de son aimable caractère dans la charmante pièce d’Heureusement. Le goût naissant, que la jeune femme éprouve pour son petit cousin l’officier, n’y parut blâmable à personne ; quoique la tournure des scènes pût laisser à penser que la soirée eût fini d’autre manière, si l’époux ne fût pas rentré, comme dit l’auteur, heureusement. Heureusement aussi l’on n’avait pas le projet de calomnier cet auteur : chacun se livra de bonne foi à ce doux intérêt qu’inspire une jeune femme honnête et sensible, qui réprime ses premiers goûts ; et notez que dans cette pièce, l’époux ne paraît qu’un peu sot ; dans la mienne, il est infidèle ; ma comtesse a plus de mérite.

Aussi, dans l’ouvrage que je défends, le plus véritable intérêt se porte-t-il sur la comtesse ! le reste est dans le même esprit.

Pourquoi Suzanne la camariste, spirituelle, adroite et rieuse, a-t-elle aussi le droit de nous intéresser ? C’est qu’attaquée par un séducteur puissant, avec plus d’avantage qu’il n’en faudrait pour vaincre une fille de son état, elle n’hésite pas à confier les intentions du comte, aux deux personnes les plus intéressées à bien surveiller sa conduite, sa maîtresse et son fiancé. C’est que, dans tout son rôle, presque le plus long de la pièce, il n’y a pas une phrase, un mot, qui ne respire la sagesse et l’attachement à ses devoirs : la seule ruse qu’elle se permette, est en faveur de sa maîtresse, à qui son dévouement est cher, et dont tous les vœux sont honnêtes.

Pourquoi, dans ses libertés sur son maître, Figaro m’amuse-t-il, au lieu de m’indigner ? C’est que, l’opposé des valets, il n’est pas, et vous le savez, le malhonnête homme de la pièce : en le voyant forcé, par son état, de repousser l’insulte avec adresse, on lui pardonne tout, dès qu’on sait qu’il ne ruse avec son Seigneur, que pour garantir ce qu’il aime, et sauver sa propriété.

Donc, hors le comte et ses agents, chacun fait dans la pièce à-peu-près ce qu’il doit. Si vous les croyez malhonnêtes, parce qu’ils disent du mal les uns des autres, c’est une règle très fautive. Voyez nos honnêtes gens du siècle ; on passe la vie à ne faire autre chose ! Il est même tellement reçu de déchirer sans pitié les absents, que moi, qui les défends toujours, j’entends murmurer très souvent : quel diable d’homme, et qu’il est contrariant ! il dit du bien de tout le monde !

Est-ce mon page, enfin, qui vous scandalise ? et l’immoralité qu’on reproche au fond de l’ouvrage, serait-elle dans l’accessoire ? Ô censeurs délicats ! beaux esprits sans fatigue ! inquisiteurs pour la morale, qui condamnez en un clin d’œil les réflexions de cinq années ; soyez justes une fois, sans tirer à conséquence. Un enfant de treize ans, aux premiers battements du cœur, cherchant tout, sans rien démêler, idolâtre, ainsi qu’on l’est à cet âge heureux, d’un objet céleste pour lui, dont le hasard fit sa marraine, est-il un sujet de scandale ? Aimé de tout le monde au château ; vif, espiègle et brûlant, comme tous les enfants spirituels, par son agitation extrême, il dérange dix fois, sans le vouloir, les coupables projets du comte. Jeune adepte de la nature ! tout ce qu’il voit a droit de l’agiter : peut-être il n’est plus un enfant ; mais il n’est pas encore un homme : et c’est le moment que j’ai choisi, pour qu’il obtînt de l’intérêt, sans forcer personne à rougir. Ce qu’il éprouve innocemment, il l’inspire partout de même. Direz-vous qu’on l’aime d’amour ? Censeurs ! ce n’est pas là le mot : vous êtes trop éclairés pour ignorer que l’amour, même le plus pur, a un motif intéressé : on ne l’aime donc pas encore ; on sent qu’un jour on l’aimera. Et c’est ce que l’auteur a mis avec gaîté dans la bouche de Suzanne, quand elle dit à cet enfant : Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien !...

Pour lui imprimer plus fortement le caractère de l’enfance, nous le faisons exprès tutoyer par Figaro. Supposez-lui deux ans de plus, quel valet dans le château prendrait ces libertés ? Voyez-le à la fin de son rôle ; à peine a-t-il un habit d’officier, qu’il porte la main à l’épée aux premières railleries du comte, sur le quiproquo d’un soufflet. Il sera fier, notre étourdi ! mais c’est un enfant, rien de plus. N’ai-je pas vu nos dames dans les loges aimer mon page à la folie ? Que lui voulaient-elles ? hélas ! rien : c’était de l’intérêt aussi ; mais, comme celui de la comtesse, un pur et naïf intérêt... un intérêt... sans intérêt.

Mais est-ce la personne du page ou la conscience du Seigneur, qui fait le tourment du dernier, toutes les fois que l’auteur les condamne à se rencontrer dans la pièce ? Fixez ce léger aperçu, il peut vous mettre sur sa voie ; ou plutôt apprenez de lui, que cet enfant n’est amené que pour ajouter à la moralité de l’ouvrage, en vous montrant que l’homme le plus absolu chez lui, dès qu’il suit un projet coupable, peut être mis au désespoir par l’être le moins important, par celui qui redoute le plus de se rencontrer sur sa route.

Quand mon page aura dix-huit ans, avec le caractère vif et bouillant que je lui ai donné, je serai coupable à mon tour, si je le montre sur la scène. Mais à treize ans, qu’inspire-t-il ? quelque chose de sensible et doux, qui n’est amitié ni amour, et qui tient un peu de tous deux.

J’aurais de la peine à faire croire à l’innocence de ces impressions, si nous vivions dans un siècle moins chaste, dans un de ces siècles de calcul, où, voulant tout prématuré, comme les fruits de leurs serres chaudes, les grands mariaient leurs enfants à douze ans, et faisaient plier la nature, la décence et le goût aux plus sordides convenances, en se hâtant surtout d’arracher de ces êtres non formés, des enfants encore moins formables, dont le bonheur n’occupait personne, et qui n’étaient que le prétexte d’un certain trafic d’avantages, qui n’avait nul rapport à eux, mais uniquement à leur nom. Heureusement nous en sommes bien loin : et le caractère de mon page, sans conséquence pour lui-même, en a une relative au comte, que le moraliste aperçoit, mais qui n’a pas encore frappé le grand commun de nos jugeurs.

Ainsi, dans cet ouvrage, chaque rôle important a quelque but moral. Le seul qui semble y déroger est le rôle de Marceline.

Coupable d’un ancien égarement, dont son Figaro fut le fruit, elle devrait, dit-on, se voir au moins punie par la confusion de sa faute, lorsqu’elle reconnaît son fils. L’auteur eût pu même en tirer une moralité plus profonde : dans les mœurs qu’il veut corriger, la faute d’une jeune fille séduite, est celle des hommes et non la sienne. Pourquoi donc ne l’a-t-il pas fait ?

Il l’a fait, censeurs raisonnables ! Étudiez la scène suivante, qui faisait le nerf du troisième acte, et que les comédiens m’ont prié de retrancher, craignant qu’un morceau si sévère n’obscurcît la gaîté de l’action.

Quand Molière a bien humilié la coquette, ou coquine du Misantrope, par la lecture publique de ses lettres à tous ses amants, il la laisse avilie sous les coups qu’il lui a portés ; il a raison ; qu’en ferait-il ? Vicieuse par goût et par choix, veuve aguerrie, femme de Cour, sans aucune excuse d’erreur, et fléau d’un fort honnête homme, il l’abandonne à nos mépris, et telle est sa moralité. Quant à moi, saisissant l’aveu naïf de Marceline au moment de la reconnaissance, je montrais cette femme humiliée, et Bartholo qui la refuse, et Figaro leur fils commun, dirigeant l’attention publique sur les vrais fauteurs du désordre où l’on entraîne sans pitié toutes les jeunes filles du peuple, douées d’une jolie figure.

Telle est la marche de la scène.

 

BRID’OISON.

Parlant de Figaro qui vient de reconnaître sa mère en Marceline.

C’est clair : i-il ne l’épousera pas.

BARTHOLO.

Ni moi non plus.

MARCELINE.

Ni vous ! et votre fils ? Vous m’aviez juré...

BARTHOLO.

J’étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d’épouser tout le monde.

BRID’OISON.

E-Et si l’on y regardait de si près, pè-ersonne n’épouserait personne.

BARTHOLO.

Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !

MARCELINE, s’échauffant par degrés.

Oui, déplorable, et plus qu’on ne croit ! Je n’entends pas nier mes fautes ; ce jour les a trop bien prouvées ! Mais qu’il est dur de les expier après trente ans d’une vie modeste ! J’étais née, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt qu’on m’a permis d’user de ma raison. Mais dans l’âge des illusions, de l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant, à tant d’ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui peut-être en sa vie a perdu dix infortunées.

FIGARO.

Les plus coupables sont les moins généreux ; c’est la règle.

MARCELINE, vivement.

Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris, les jouets de vos passions, vos victimes ! c’est vous qu’il faut punir des erreurs de notre jeunesse : vous et vos magistrats si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes ; on y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe.

FIGARO.

Ils font broder jusqu’aux soldats !

MARCELINE, exaltée.

Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoire. Leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ; ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous, fait horreur ou pitié.

FIGARO.

Elle a raison.

LE COMTE, à part.

Que trop raison.

BRID’OISON.

Elle a, mon-on Dieu ! raison.

MARCELINE.

Mais que nous font, mon fils, les refus d’un homme injuste ? Ne regarde pas d’où tu viens, vois où tu vas ; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d’elle-même ; elle t’acceptera, j’en réponds : vis entre une épouse, une mère tendres, qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre et bon pour tout le monde, il ne manquera rien a ta mère.

FIGARO.

Tu parles d’or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu’on est sot, en effet ! il y a des mille et mille ans que le monde roule, et dans cet océan de durée, où j’ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j’irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois ! tant pis pour qui s’en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c’est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s’arrêtent, et qui tirent toujours, quoiqu’ils cessent de marcher. Nous attendrons.

 

J’ai bien regretté ce morceau ; et maintenant que la pièce est connue, si les comédiens avaient le courage de le restituer à ma prière, je pense que le public leur en saurait beaucoup de gré. Ils n’auraient plus même à répondre, comme je fus forcé de le faire à certains censeurs du beau monde, qui me reprochaient à la lecture, de les intéresser pour une femme de mauvaises mœurs. – Non, Messieurs, je n’en parle pas pour excuser ses mœurs, mais pour vous faire rougir des vôtres sur le point le plus destructeur de toute honnêteté publique ; la corruption des jeunes personnes ; et j’avais raison de le dire, que vous trouvez ma pièce trop gaie, parce qu’elle est souvent trop sévère. Il n’y a que façon de s’entendre.

– Mais votre Figaro est un soleil tournant, qui brûle, en jaillissant, les manchettes de tout le monde. – Tout le monde est exagéré. Qu’on me sache gré du moins s’il ne brûle pas aussi les doigts de ceux qui croient s’y reconnaître : au temps qui court, on a beau jeu sur cette matière au théâtre. M’est-il permis de composer en auteur qui sort du collège ? de toujours faire rire des enfants, sans jamais rien dire à des hommes ? Et ne devez-vous pas me passer un peu de morale, en faveur de ma gaîté, comme on pusse aux Français un peu de folie, en faveur de leur raison ?

Si je n’ai versé sur nos sottises qu’un peu de critique badine, ce n’est pas que je ne sache en former de plus sévères : quiconque a dit tout ce qu’il sait dans son ouvrage, y a mis plus que moi dans le mien. Mais je garde une foule d’idées qui me pressent, pour un des sujets les plus moraux du théâtre, aujourd’hui sur mon chantier : la Mère coupable ; et si le dégoût dont on m’abreuve me permet jamais de l’achever ; mon projet étant d’y faire verser des larmes à toutes les femmes sensibles, j’élèverai mon langage à la hauteur de mes situations ; j’y prodiguerai les traits de la plus austère morale, et je tonnerai fortement sur les vices que j’ai trop ménagés. Apprêtez-vous donc bien, Messieurs, à me tourmenter de nouveau ; ma poitrine a déjà grondé ; j’ai noirci beaucoup de papier au service de votre colère.

Et vous, honnêtes indifférents, qui jouissez de tout sans prendre parti sur rien ; jeunes personnes modestes et timides, qui vous plaisez à ma Folle journée (et je n’entreprends sa défense que pour justifier votre goût), lorsque vous verrez dans le monde, un de ces hommes tranchants, critiquer vaguement la pièce, tout blâmer sans rien désigner, surtout la trouver indécente ; examinez bien cet homme-là ; sachez son rang, son état, son caractère ; et vous connaîtrez sur-le-champ le mot qui l’a blessé dans l’ouvrage.

On sent bien que je ne parle pas de ces écumeurs littéraires, qui vendent leurs bulletins ou leurs affiches à tant de liards le paragraphe. Ceux-là, comme l’Abbé Bazile, peuvent calomnier ; ils médiraient, qu’on ne les croirait pas.

Je parle moins encore de ces libellistes honteux qui n’ont trouvé d’autre moyen de satisfaire leur rage, l’assassinat étant trop dangereux, que de lancer du cintre de nos salles, des vers infâmes contre l’auteur, pendant que l’on jouait sa pièce. Ils savent que je les connais : si j’avais eu dessein de les nommer, ç’aurait été au ministère public ; leur supplice est de l’avoir craint, il suffit à mon ressentiment : mais on n’imaginera jamais jusqu’où ils ont osé élever les soupçons du public sur une aussi lâche épigramme ! semblables à ces vils charlatans du pont-neuf, qui, pour accréditer leurs drogues, farcissent d’ordres, de cordons, le tableau qui leur sert d’enseigne.

Non, je cite nos importants, qui blessés, on ne sait pourquoi, des critiques semées dans l’ouvrage, se chargent d’en dire du mal, sans cesser de venir aux noces.

C’est un plaisir assez piquant de les voir d’en bas au spectacle, dans le très plaisant embarras de n’oser montrer ni satisfaction ni colère ; s’avançant sur le bord des loges, prêts à se moquer de l’auteur, et se retirant aussitôt pour celer un peu de grimace ; emportés par un mot de la scène et soudainement rembrunis par le pinceau du moraliste : au plus léger trait de gaîté, jouer tristement les étonnés, prendre un air gauche en faisant les pudiques, et regardant les femmes dans les yeux, comme pour leur reprocher de soutenir un tel scandale ; puis aux grands applaudissements, lancer sur le public un regard méprisant, dont il est écrasé ; toujours prêts à lui dire comme ce courtisan dont parle Molière, lequel outré du succès de l’École des femmes, criait des balcons au public, ris donc, public, ris donc ! En vérité c’est un plaisir, et j’en ai joui bien des fois.

Celui-là m’en rappelle un autre. Le premier jour de la Folle Journée, on s’échauffait dans le foyer (même d’honnêtes plébéiens) sur ce qu’ils nommaient spirituellement, mon audace. Un petit vieillard sec et brusque, impatienté de tous ces cris, frappe le plancher de sa canne, et dit en s’en allant : Nos Français sont comme les enfants qui braillent quand on les éberne. Il avait du sens, ce vieillard ! Peut-être on pouvait mieux parler : mais pour mieux penser, j’en défie.

Avec cette intention de tout blâmer, on conçoit que les traits les plus sensés ont été pris en mauvaise part. N’ai-je pas entendu vingt fois un murmure descendre des loges à cette réponse de Figaro ?

 

LE COMTE.

Une réputation détestable !

FIGARO.

Et si je vaux mieux qu’elle ; y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ?

 

Je dis moi, qu’il n’y en a point ; qu’il ne saurait y en avoir, à moins d’une exception bien rare. Un homme obscur ou peu connu peut valoir mieux que sa réputation, qui n’est que l’opinion d’autrui. Mais de même qu’un sot en place, en paraît une fois plus sot, parce qu’il ne peut plus rien cacher ; de même un grand seigneur, l’homme élevé en dignités, que la fortune et sa naissance ont placé sur le grand théâtre, et qui, en entrant dans le monde, eut toutes les préventions pour lui, vaut presque toujours moins que sa réputation s’il parvient à la rendre mauvaise. Une assertion si simple et si loin du sarcasme, devait-elle exciter le murmure ? Si son application paraît fâcheuse aux grands peu soigneux de leur gloire, en quel sens fait-elle épigramme sur ceux qui méritent nos respects ? et quelle maxime plus juste au théâtre, peut servir de frein aux puissants, et tenir lieu de leçon à ceux qui n’en reçoivent point d’autres ?

Non qu’il faille oublier (a dit un écrivain sévère ; et je me plais à le citer, parce que je suis de son avis.) « Non qu’il faille oublier, dit-il, ce qu’on doit aux rangs élevés : il est juste au contraire, que l’avantage de la naissance soit le moins contesté de tous ; parce que ce bienfait gratuit de l’hérédité, relatif aux exploits, vertus ou qualités des aïeux de qui le reçut, ne peut aucunement blesser l’amour-propre de ceux auxquels il fut refusé ; parce que, dans une monarchie, si l’on ôtait les rangs intermédiaires, il y aurait trop loin du monarque aux sujets ; bientôt on n’y verrait qu’un despote et des esclaves ; le maintien d’une échelle graduée du laboureur au potentat, intéresse également les hommes de tous les rangs, et peut-être est le plus ferme appui de la constitution monarchique ».

Mais quel auteur parlait ainsi ? Qui lésait cette profession de foi sur la noblesse, dont on me suppose si loin ? C’était PIERRE-AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS, plaidant par écrit au Parlement d’Aix en 1778, une grande et sévère question qui décida bientôt de l’honneur d’un noble et du sien. Dans l’ouvrage que je défends on n’attaque point les états, mais les abus de chaque état : les gens seuls qui s’en rendent coupables ont intérêt à le trouver mauvais ; voilà les rumeurs expliquées : mais quoi donc ! les abus sont-ils devenus si sacrés, qu’on n’en puisse attaquer aucun sans lui trouver vingt défenseurs ?

Un avocat célèbre, un magistrat respectable, iront-ils donc s’approprier le plaidoyer d’un Bartholo, le jugement d’un Brid’oison ? Ce mot de Figaro sur l’indigne abus des plaidoiries de nos jours (c’est dégrader le plus noble institut) a bien montré le cas que je fais du noble métier d’avocat ; et mon respect pour la magistrature ne sera pas plus suspecté, quand on saura dans quelle école j’en ai recherché la leçon, quand ou lira le morceau suivant, aussi tiré d’un moraliste, lequel parlant des magistrats, s’exprime en ces termes formels :

« Quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se lever à quatre heures, pour aller au Palais tous les jours s’occuper, sous des formes prescrites, d’intérêts qui ne sont jamais les siens ? d’éprouver sans cesse l’ennui de l’importunité, le dégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatigue des délibérations, et la contention d’esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s’il ne se croyait pas payé de cette vie laborieuse et pénible, par l’estime et la considération publique ? Et cette estime est-elle autre chose qu’un jugement, qui n’est même aussi flatteur pour les bons magistrats, qu’en raison de sa rigueur excessive contre les mauvais ? »

Mais quel écrivain m’instruisait ainsi par ses leçons ? Vous allez croire encore que c’est PIERRE-AUGUSTIN ; vous l’avez dit, c’est lui, en 1773, dans son quatrième Mémoire en défendant jusqu’à la mort, sa triste existence attaquée par un soi-disant magistrat. Je respecte donc hautement ce que chacun doit honorer ; et je blâme ce qui peut nuire.

– Mais dans cette Folle Journée, au lieu de saper les abus, vous vous donnez des libertés très répréhensibles au théâtre : votre monologue surtout, contient, sur les gens disgraciés, des traits qui passent la licence ! – Eh ! croyez-vous, Messieurs, que j’eusse un talisman pour tromper, séduire, enchaîner la censure et l’autorité, quand je leur soumis mon ouvrage ? Que je n’aie pas dû justifier ce que j’avais osé écrire ? Que fais-je dire à Figaro, parlant à l’homme déplacé ? Que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours. Est-ce donc là une vérité d’une conséquence dangereuse ? Au lieu de ces inquisitions puériles et fatigantes et qui seules donnent de l’importance à ce qui n’en aurait jamais ; si, comme en Angleterre, on était assez sage ici pour traiter les sottises avec ce mépris qui les tue ; loin de sortir du vil fumier qui les enfante, elles y pourriraient en germant, et ne se propageraient point. Ce qui multiplie les libelles, est la faiblesse de les craindre : ce qui fait vendre les sottises, est la sottise de les défendre.

Et comment conclut Figaro ? Que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Sont-ce là des hardiesses coupables, ou bien des aiguillons de gloire ? des moralités insidieuses, ou des maximes réfléchies, aussi justes qu’encourageantes ?

Supposez-les le fruit des souvenirs. Lorsque satisfait du présent, l’auteur veille pour l’avenir, dans la critique du passé, qui peut avoir droit de s’en plaindre ? Et si, ne désignant ni temps, ni lieu, ni personnes, il ouvre la voie au théâtre, à des réformes désirables, n’est-ce pas aller à son but ?

La Folle Journée explique donc comment, dans un temps prospère, sous un roi juste, et des ministres modérés, l’écrivain peut tonner sur les oppresseurs, sans craindre de blesser personne. C’est pendant le règne d’un bon prince qu’on écrit sans danger l’histoire des méchants rois ; et plus le gouvernement est sage, est éclairé, moins la liberté de dire est en presse : chacun y faisant son devoir, on n’y craint pas les allusions : nul homme en place ne redoutant ce qu’il est forcé d’estimer, on n’affecte point alors d’opprimer chez nous cette même littérature, qui fait notre gloire au dehors, et nous y donne une sorte de primauté que nous ne pouvons tirer d’ailleurs.

En effet, à quel titre y prétendrions-nous ? Chaque peuple tient à son culte, et chérit son gouvernement. Nous ne sommes pas restés plus braves que ceux qui nous ont battus à leur tour. Nos mœurs plus douces, mais non meilleures, n’ont rien qui nous élève au dessus d’eux. Notre littérature seule, estimée de toutes les nations, étend l’empire de la langue française et nous obtient de l’Europe entière une prédilection avouée qui justifie, en l’honorant, la protection que le gouvernement lui accorde.

Et comme chacun cherche toujours le seul avantage qui lui manque, c’est alors qu’on peut voir dans nos académies l’homme de la cour siéger avec les gens de lettres ; les talents personnels, et la considération héritée, se disputer ce noble objet, et les archives académiques se remplir presque également de papiers et de parchemins.

Revenons à la Folle Journée.

Un Monsieur de beaucoup d’esprit, mais qui l’économise un peu trop, me disait un soir au spectacle : expliquez-moi donc, je vous prie, pourquoi dans votre pièce on trouve autant de phrases négligées qui ne sont pas de votre style ? – De mon style, Monsieur ? Si par malheur j’en avais un, je m’efforcerais de l’oublier quand je fais une comédie : ne connaissant rien d’insipide au théâtre comme ces fades camaïeux où tout est bleu, où tout est rose, où tout est l’auteur, quel qu’il soit.

Lorsque mon sujet me saisit, j’évoque tous mes personnages et les mets en situation : – Songe à toi Figaro, ton maître va te deviner. Sauvez-vous vite Chérubin ; c’est le comte que vous touchez. – Ah ! comtesse quelle imprudence avec un époux si violent ? – Ce qu’ils diront, je n’en sais rien ; c’est ce qu’ils feront qui m’occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j’écris sous leur dictée rapide, sûr qu’ils ne me tromperont pas, que je reconnaîtrai Bazile, lequel n’a pas l’esprit de Figaro, qui n’a pas le ton noble du comte, qui n’a pas la sensibilité de la comtesse, qui n’a pas la gaîté de Suzanne, qui n’a pas l’espièglerie du page, et surtout aucun d’eux, la sublimité de Brid’oison : chacun y parle son langage : eh ! que le dieu du naturel les préserve d’en parler d’autre ! Ne nous attachons donc qu’à l’examen de leurs idées, et non à rechercher si j’ai dû leur prêter mon style.

Quelques malveillants ont voulu jeter de la défaveur sur cette phrase de Figaro : sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu’ils ignorent ? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche ! À travers le nuage d’une conception indigeste ils ont feint d’apercevoir : que je répands une lumière décourageante sur l’état pénible du soldat ; et il y a des choses qu’il ne faut jamais dire. Voilà dans toute sa force l’argument de la méchanceté ; reste à en prouver la bêtise.

Si, comparant la dureté du service à la modicité de la paye, ou discutant tel autre inconvénient de la guerre, et comptant la gloire pour rien, je versais de la défaveur sur ce plus noble des affreux métiers ; on me demanderait justement compte d’un mot indiscrètement échappé. Mais, du soldat au colonel, au général exclusivement, quel imbécile homme de guerre a jamais eu la prétention qu’il dût pénétrer les secrets du cabinet, pour lesquels il fait la campagne ? C’est de cela seul qu’il s’agit dans la phrase de Figaro. Que ce fou-là se montre, s’il existe-nous renverrons étudier sous le philosophe Babouc, lequel éclaircit disertement ce point de discipline militaire.

En raisonnant sur l’usage que l’homme fait de sa liberté dans les occasions difficiles, Figaro pouvait également opposer à sa situation tout état qui exige une obéissance implicite ; et le cénobite zélé, dont le devoir est de tout croire sans jamais rien examiner ; comme le guerrier valeureux, dont la gloire est de tout affronter sur des ordres non motivés, de tuer et se faire tuer pour des intérêts qu’il ignore. Le mot de Figaro ne dit donc rien, sinon qu’un homme libre de ses actions, doit agir sur d’autres principes que ceux dont le devoir est d’obéir aveuglément.

Qu’aurait-ce été, bon Dieu ! si j’avais fait usage d’un mot qu’on attribue au Grand Condé, et que j’entends louer à outrance, par ces mêmes logiciens qui déraisonnent sur ma phrase ! À les croire, le Grand Condé montra la plus noble présence d’esprit, lorsqu’arrêtant Louis XIV prêta pousser son cheval dans le Rhin, il dit à ce monarque : Sire, avez-vous besoin du bâton de maréchal ?

Heureusement on ne prouve nulle part que ce grand homme ait dit celte grande sottise. C’eût été dire au roi devant toute son armée : vous moquez-vous donc, Sire, de vous exposer dans un fleuve ? Pour courir de pareils dangers, il faut avoir besoin d’avancement ou de fortune !

Ainsi l’homme le plus vaillant, le plus grand général du siècle aurait compté pour rien l’honneur, le patriotisme et la gloire ! un misérable calcul d’intérêt eût été, selon lui, le seul principe de la bravoure ! il eût dit là un affreux mot ! et si j’en avais pris le sens pour l’enfermer dans quelque trait, je mériterais le reproche qu’on fait gratuitement au mien.

Laissons donc les cerveaux fumeux louer ou blâmer au hasard, sans se rendre compte de rien ; s’extasier sur une sottise, qui n’a pu jamais être dite, et proscrire un mot juste et simple, qui ne montre que du bon sens.

Un autre reproche assez fort, mais dont je n’ai pu me laver, est d’avoir assigné pour retraite à la comtesse un certain couvent d’Ursulines. Ursulines ! a dit un seigneur joignant les mains avec éclat. Ursulines ! a dit une dame en se renversant de surprise sur un jeune anglais de sa loge. Ursulines ! ah milord ! si vous entendiez le français !... Je sens, je sens beaucoup, Madame, dit le jeune homme en rougissant. – C’est qu’on n’a jamais mis au théâtre aucune femme aux Ursulines ! Abbé, parlez-nous donc ! L’abbé, (toujours appuyée sur l’anglais) comment trouvez-vous Ursulines ? Fort indécent, répond l’abbé, sans cesser de lorgner Suzanne ; et tout le beau monde a répété, Ursulines est fort indécent. Pauvre auteur ! on te croit jugé, quand chacun songe à son affaire. En vain j’essayais d’établir que, dans l’événement de la scène, moins la comtesse a dessein de se cloîtrer, plus elle doit le feindre et faire croire à son époux que sa retraite est bien choisie : ils ont proscrit mes Ursulines !

Dans le plus fort de la rumeur, moi bonhomme ! j’avais été jusqu’à prier une des actrices, qui font le charme de ma pièce, de demander aux mécontents, à quel autre couvent de filles ils estimaient qu’il fût décent que l’on fît entrer la comtesse ? À moi, cela m’était égal ; je l’aurais mise où l’on aurait voulu ; aux Augustines, aux Célestines, aux Clairettes, aux Visitandines, même aux Petites Cordelières, tant je tiens peu aux Ursulines ! Mais on agit si durement !

Enfin, le bruit croissant toujours ; pour arranger l’affaire avec douceur, j’ai laissé le mot Ursulines à la place où je l’avais mis : chacun alors content de soi, de tout l’esprit qu’il avait montré, s’est apaisé sur Ursulines, et l’on a parlé d’autre chose.

Je ne suis point, comme l’on voit, l’ennemi de mes ennemis. En disant bien du mal de moi ils n’en ont point fait à ma pièce ; et s’ils sentaient seulement autant de joie à la déchirer, que j’eus de plaisir à la faire, il n’y aurait personne d’affligé. Le malheur est qu’ils ne rient point ; et ils ne rient point à ma pièce, parce qu’on ne rit point à la leur. Je connais plusieurs amateurs, qui sont même beaucoup maigris depuis le succès du Mariage : excusons donc l’effet de leur colère.

À des moralités d’ensemble et de détail, répandues dans les flots d’une inaltérable gaîté ; à un dialogue assez vif, dont la facilité nous cache le travail, si l’auteur a joint une intrigue aisément filée, où l’art se dérobe sous l’art, qui se noue et se dénoue sans cesse, à travers une foule de situations comiques, de tableaux piquants et variés qui soutiennent, sans la fatiguer, l’attention du public pendant les trois heures et demie que dure le même spectacle (essai que nul homme de lettres n’avait encore osé tenter !) ; que restait-il à faire à de pauvres méchants, que tout cela irrite ? attaquer, poursuivre l’auteur par des injures verbales, manuscrites, imprimées ; c’est ce qu’on a fait sans relâche. Ils ont même épuisé jusqu’à la calomnie, pour tâcher de me perdre dans l’esprit de tout ce qui influe en France sur le repos d’un citoyen. Heureusement que mon ouvrage est sous les yeux de la nation, qui depuis dix grands mois, le voit, le juge et l’apprécie. Le laisser jouer tant qu’il fera plaisir, est la seule vengeance que je me sois permise. Je n’écris point ceci pour les lecteurs actuels ; le récit d’un mal trop connu, touche peu ; mais dans quatre-vingts ans il portera son fruit. Les auteurs de ce temps-là, compareront leur sort au nôtre ; et nos enfants sauront à quel prix on pouvait amuser leurs pères.

Allons au fait ; ce n’est pas tout cela qui blesse. Le vrai motif qui se cache, et qui dans les replis du cœur produit tous les autres reproches, est renfermé dans ce quatrain.

Pourquoi ce Figaro qu’on va tant écouter,
Est-il avec fureur déchiré par les sots ?
Recevoir, prendre et demander ;
Voilà le secret en trois mots.

En effet, Figaro parlant du métier de courtisan, le définit dans ces termes sévères. Je ne puis le nier, je l’ai dit. Mais reviendrai-je sur ce point ? Si c’est un mal, le remède serait pire : il faudrait poser méthodiquement ce que je n’ai fait qu’indiquer ; revenir à montrer qu’il n’y a point de synonyme en français, entre l’homme de la cour, l’homme de cour, et le courtisan par métier.

Il faudrait répéter qu’homme de la cour peint seulement un noble état : qu’il s’entend de l’homme de qualité, vivant avec la noblesse et l’éclat que son rang lui impose : que si cet homme de la cour aime le bien par goût, sans intérêt ; si, loin de jamais nuire à personne, il se fait estimer de ses maîtres, aimer de ses égaux, et respecter des autres ; alors cette acception reçoit un nouveau lustre, et j’en connais plus d’un que je nommerais avec plaisir, s’il en était question.

Il faudrait montrer qu’homme de cour, en bon français, est moins l’énoncé d’un état, que le résumé d’un caractère adroit, liant, mais réservé ; pressant la main de tout le monde en glissant chemin à travers ; menant finement son intrigue avec l’air de toujours servir ; ne se faisant point d’ennemis, mais donnant près d’un fossé, dans l’occasion, de l’épaule au meilleur ami, pour assurer sa chute et le remplacer sur la crête ; laissant à part tout préjugé qui pourrait ralentir sa marche ; souriant à ce qui lui déplaît, et critiquant ce qu’il approuve, selon les hommes qui l’écoutent : dans les liaisons utiles de sa femme, ou de sa maîtresse, ne voyant que ce qu’il doit voir : enfin...

Prenant tout, pour le faire court,
En véritable homme de Cour.

LA FONTAINE.

 

Cette acception n’est pas aussi défavorable que celle du courtisan par métier, et c’est l’homme dont parle Figaro.

Mais quand j’étendrais la définition de ce dernier ; quand, parcourant tous les possibles, je le montrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois ; rampant avec orgueil ; ayant toutes les prétentions sans en justifier une ; se donnant l’air du protégement pour se faire chef de parti ; dénigrant tous les concurrents qui balanceraient son crédit ; faisant un métier lucratif de ce qui ne devrait qu’honorer ; vendant ses maîtresses à son maître, lui faisant payer ses plaisirs, etc. etc. etc., et quatre pages d’etc. il faudrait toujours revenir au distique de Figaro. Recevoir, prendre et demander ; voilà le secret en trois mots.

Pour ceux-ci, je n’en connais point ; il y en eut, dit-on, sous Henri III, sous d’autres rois encore, mais c’est l’affaire de l’historien ; et quant à moi, je suis d’avis que les vicieux du siècle en sont comme les saints ; qu’il faut cent ans pour les canoniser. Mais puisque j’ai promis la critique de ma pièce, il faut enfin que je la donne.

En général son grand défaut est que je ne l’ai point faite en observant le monde ; qu’elle ne peint rien de ce qui existe, et ne rappelle jamais l’image de la société où l’on vit ; que ses mœurs, basses et corrompues, n’ont pas même le mérite d’êtres vraies. Et c’est ce qu’on lisait dernièrement dans un beau discours imprimé, composé par un homme de bien, auquel il n’a manqué qu’un peu d’esprit pour être un écrivain médiocre. Mais, médiocre ou non, moi qui ne fis jamais usage de cette allure oblique et torse avec laquelle un Sbirre, qui n’a pas l’air de vous regarder, vous donne du stylet au flanc, je suis de l’avis de celui-ci. Je conviens qu’à la vérité la génération passée ressemblait beaucoup à ma pièce ; que la génération future lui ressemblera beaucoup aussi ; mais que pour la génération présente, elle ne lui ressemble aucunement ; que je n’ai jamais rencontré ni mari suborneur, ni seigneur libertin, ni courtisan avide, ni juge ignorant ou passionné, ni avocat injuriant, ni gens médiocres avancés, ni traducteur bassement jaloux. Et que si des âmes pures, qui ne s’y reconnaissent point du tout, s’irritent contre ma pièce et la déchirent sans relâche, c’est uniquement par respect pour leurs grands-pères, et sensibilité pour leurs petits-enfants. J’espère, après cette déclaration, qu’on me laissera bien tranquille ; ET J’AI FINI.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente une chambre à demi-démeublée, un grand fauteuil de malade est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d’orange, appelé Chapeau de la Mariée.

 

 

Scène première

 

FIGARO, SUZANNE

 

FIGARO.

Dix-neuf pieds sur vingt-six.

SUZANNE.

Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?

FIGARO lui prend les mains.

Sans comparaison, ma charmante. Ô ! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d’une belle fille, est doux, le matin des noces, à l’œil amoureux d’un époux !...

SUZANNE se retire.

Que mesures-tu donc là, mon fils ?

FIGARO.

Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne, aura bonne grâce ici.

SUZANNE.

Dans cette chambre ?

FIGARO.

Il nous la cède.

SUZANNE.

Et moi je n’en veux point.

FIGARO.

Pourquoi ?

SUZANNE.

Je n’en veux point.

FIGARO.

Mais encore ?

SUZANNE.

Elle me déplaît.

FIGARO.

On dit une raison.

SUZANNE.

Si je n’en veux pas dire ?

FIGARO.

Ô ! quand elles sont sûres de nous !

SUZANNE.

Prouver que j’ai raison, serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non ?

FIGARO.

Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si Madame est incommodée, elle sonnera de son côté ; zeste, en deux pas, tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? Il n’a qu’à tinter du sien ; crac, en trois sauts, me voilà rendu.

SUZANNE.

Fort bien ! Mais, quand il aura tinté le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission ; zeste, en deux pas, il est à ma porte, et crac, en trois sauts...

FIGARO.

Qu’entendez-vous par ces paroles ?

SUZANNE.

Il faudrait m’écouter tranquillement.

FIGARO.

Eh qu’est-ce qu’il y a ? bon Dieu !

SUZANNE.

Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme ; c’est sur la tienne, entends-tu, qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Bazile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour, en me donnant leçon.

FIGARO.

Bazile ! ô mon mignon ! si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle épinière à quelqu’un...

SUZANNE.

Tu croyais, bon garçon ! que cette dot qu’on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite ?

FIGARO.

J’avais assez fait pour l’espérer.

SUZANNE.

Que les gens d’esprit sont bêtes !

FIGARO.

On le dit.

SUZANNE.

Mais c’est qu’on ne veut pas le croire.

FIGARO.

On a tort.

SUZANNE.

Apprends qu’il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart d’heure, seul à seule, qu’un ancien droit du seigneur... Tu sais s’il était triste !

FIGARO.

Je le sais tellement que, si monsieur le comte en se mariant, n’eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t’eusse épousée dans ses domaines.

SUZANNE.

Hé bien ! s’il l’a détruit, il s’en repent ; et c’est de ta fiancée qu’il veut le racheter en secret aujourd’hui.

FIGARO, se frottant la tête.

Ma tête s’amollit de surprise, et mon front fertilisé...

SUZANNE.

Ne le frotte donc pas !

FIGARO.

Quel danger ?

SUZANNE, riant.

S’il y venait un petit bouton ; des gens superstitieux...

FIGARO.

Tu ris, friponne ! Ah ! s’il y avait moyen d’attraper ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piège, et d’empocher son or !

SUZANNE.

De l’intrigue et de l’argent, te voilà dans ta sphère.

FIGARO.

Ce n’est pas la honte qui me retient.

SUZANNE.

La crainte ?

FIGARO.

Ce n’est rien d’entreprendre une chose dangereuse, mais d’échapper au péril en la menant à bien : car d’entrer chez quelqu’un la nuit, de lui souffler sa femme, et d’y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n’est rien plus aisé ; mille sots coquins l’ont fait. Mais...

On sonne de l’intérieur.

SUZANNE.

Voilà Madame éveillée ; elle m’a bien recommandé d’être la première à lui parler le matin de mes noces.

FIGARO.

Y a-t-il encore quelque chose là-dessous ?

SUZANNE.

Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit fi, fi, Figaro, rêve à notre affaire.

FIGARO.

Pour m’ouvrir l’esprit, donne un petit baiser.

SUZANNE.

À mon amant aujourd’hui ? Je t’en souhaite ! Et qu’en dirait demain mon mari ?

Figaro l’embrasse.

Hé bien ! hé bien !

FIGARO.

C’est que tu n’as pas d’idée de mon amour.

SUZANNE, se défripant.

Quand cesserez-vous, importun, de m’en parler du matin au soir ?

FIGARO, mystérieusement.

Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu’au matin.

On sonne une seconde fois.

SUZANNE, de loin, les doigts unis sur sa bouche.

Voilà votre baiser, Monsieur ; je n’ai plus rien à tous.

FIGARO, court après elle.

Ô ! mais ce n’est pas ainsi que vous l’avez reçu.

 

 

Scène II

 

FIGARO, seul

 

La charmante fille ! toujours riante, verdissante, pleine de gaîté, d’esprit, d’amour et de délices ! mais sage !...

Il marche vivement en se frottant les mains.

Ah, Monseigneur ! Mon cher Monseigneur ! vous voulez m’en donner... à garder ! Je cherchais aussi pourquoi m’ayant nommé concierge, il m’emmène à son ambassade, et m’établit courrier de dépêches. J’entends, monsieur le comte : trois promotions à la fois ; vous, compagnon ministre ; moi, casse-cou politique, et Suzon, dame du lieu, l’ambassadrice de poche, et puis fouette courrier ! Pendant que je galoperais d’un côté, vous feriez faire de l’autre à ma belle un joli chemin ! Me crottant, m’échinant pour la gloire de votre famille ; vous, daignant concourir à l’accroissement de lu mienne ! Quelle douce réciprocité ! Mais, Monseigneur, il y a de l’abus. Faire à Londres, en même temps, les affaires de votre maître et celles de votre valet ! Représenter à la fois le roi et moi dans une cour étrangère, c’est trop de moitié, c’est trop. – Pour toi, Bazile ! fripon mon cadet ! Je veux t’apprendre à clocher devant les boiteux ; je veux... Non, dissimulons avec eux pour les enferrer l’un par l’autre. Attention sur la journée, monsieur Figaro ! D’abord avancer l’heure de votre petite fête, pour épouser plus sûrement ; écarter une Marceline qui de vous est friande en diable ; empocher l’or et les présents ; donner-le change aux petites passions de monsieur le comte ; étriller rondement monsieur du Bazile, et...

 

 

Scène III

 

MARCELINE, BARTHOLO, FIGARO

 

FIGARO s’interrompt.

...Hééé, voilà le gros docteur, la fête sera complète. Hé, bon jour, cher docteur de mon cœur. Est-ce ma noce avec Suzon qui vous attire au château ?

BARTHOLO, avec dédain.

Ah, mon cher Monsieur, point du tout.

FIGARO.

Cela serait bien généreux !

BARTHOLO.

Certainement, et par trop sot.

FIGARO.

Moi qui eus le malheur de troubler la vôtre !

BARTHOLO.

Avez-vous autre chose à nous dire ?

FIGARO.

On n’aura pas pris soin de votre mule !

BARTHOLO, en colère.

Bavard enragé ! laissez-nous !

FIGARO.

Vous vous fâchez, docteur ? Les gens de votre état sont bien dors ! Pas plus de pitié des pauvres animaux... en vérité... que si c’était des hommes ! Adieu, Marceline : avez-vous toujours envie de plaider contre moi ?

Pour n’aimer pas, faut-il qu’on se haïsse ?

Je m’en rapporte au docteur.

BARTHOLO.

Qu’est-ce que c’est ?

FIGARO.

Elle vous le contera de reste.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MARCELINE, BARTHOLO

 

BARTHOLO le regarde aller.

Ce drôle est toujours le même ! Et à moins qu’on ne l’écorche vif, je prédis qu’il mourra dans la peau du plus fier insolent

MARCELINE le retourne.

Enfin, vous voilà donc, éternel docteur ? toujours si grave et compassé, qu’on pourrait mourir en attendant vos secours, comme on s’est marié jadis, malgré vos précautions.

BARTHOLO.

Toujours amère et provocante ! Hé bien, qui rend donc ma présence au château si nécessaire ? Monsieur le comte a-t-il eu quelque accident ?

MARCELINE.

Non, docteur.

BARTHOLO.

La Rosine, sa trompeuse comtesse, est-elle incommodée, Dieu merci ?

MARCELINE.

Elle languit.

BARTHOLO.

Et de quoi ?

MARCELINE.

Son mari la néglige.

BARTHOLO, avec joie.

Ah, le digne époux qui me venge !

MARCELINE.

On ne sait comment définir le comte ; il est jaloux et libertin.

BARTHOLO.

Libertin par ennui, jaloux par vanité ; cela va sans dire.

MARCELINE.

Aujourd’hui, par exemple, il marie notre Suzanne à son Figaro qu’il comble en faveur de cette union...

BARTHOLO.

Que Son Excellence a rendue nécessaire !

MARCELINE.

Pas tout à fait; mais dont Son Excellence voudrait égayer en secret l’événement avec l’épousée...

BARTHOLO.

De monsieur Figaro ? C’est un marché qu’on peut conclure avec lui.

MARCELINE.

Bazile assure que non.

BARTHOLO.

Cet autre maraud loge ici ? C’est une caverne ! Hé qu’y fait-il ?

MARCELINE.

Tout le mal dont il est capable. Mais le pis que j’y trouve est cette ennuyeuse passion qu’il a pour moi depuis si longtemps.

BARTHOLO.

Je me serais débarrassée vingt fois de sa poursuite.

MARCELINE.

De quelle manière ?

BARTHOLO.

En l’épousant.

MARCELINE.

Railleur fade et cruel, que ne vous débarrassez-vous de la mienne à ce prix ? Ne le devez-vous pas ? Où est le souvenir de vos engagements ? Qu’est devenu celui de notre petit Emanuel, ce fruit d’un amour oublié, qui devait nous conduire à des noces ?

BARTHOLO, ôtant son chapeau.

Est-ce pour écouter ces sornettes que vous m’avez fait venir de Séville ? Et cet accès d’hymen qui vous reprend si vif...

MARCELINE.

Eh bien ! n’en parlons plus. Mais si rien n’a pu vous porter à la justice de m’épouser, aidez-moi donc du moins à en épouser un autre.

BARTHOLO.

Ah ! volontiers : parlons. Mais quel mortel abandonné du ciel et des femmes ?

MARCELINE.

Eh ! qui pourrait-ce être, docteur, sinon le beau, le gai, l’aimable Figaro ?

BARTHOLO.

Ce fripon-là ?

MARCELINE.

Jamais fâché ; toujours eu belle humeur ; donnant le présent à la joie, et s’inquiétant de l’avenir tout aussi peu que du passé ; sémillant, généreux ! généreux...

BARTHOLO.

Comme un voleur.

MARCELINE.

Comme un seigneur ; charmant enfin : mais c’est le plus grand monstre !

BARTHOLO.

Et sa Suzanne ?

MARCELINE.

Elle ne l’aurait pas, la rusée, si vous vouliez m’aider, mon petit docteur, à faire valoir un engagement que j’ai de lui.

BARTHOLO.

Le jour de son mariage ?

MARCELINE.

On en rompt de plus avancés : et si je ne craignais d’éventer un petit secret des femmes !...

BARTHOLO.

En ont-elles pour le médecin du corps ?

MARCELINE.

Ah ! vous savez que je n’en ai pas pour vous. Mon sexe est ardent, mais timide : un certain charme a beau nous attirer vers le plaisir, la femme la plus aventurée sent en elle une voix qui lui dit : Sois belle si tu peux, sage si tu veux ; mais sois considérée, il le faut. Or, puisqu’il faut être au moins considérée, que toute femme en sent l’importance ; effrayons d’abord la Suzanne sur la divulgation des offres qu’on lui fait.

BARTHOLO.

Où cela mènera-t-il ?

MARCELINE.

Que la honte la prenant au collet, elle continuera de refuser le comte, lequel pour se venger, appuiera l’opposition que j’ai faite à son mariage ; alors le mien devient certain.

BARTHOLO.

Elle a raison. Parbleu ! c’est un bon tour que de faire épouser ma vieille gouvernante au coquin qui fit enlever ma jeune maîtresse.

MARCELINE, vite.

Et qui croit ajouter à ses plaisirs en trompant mes espérances.

BARTHOLO, vite.

Et qui m’a volé dans le temps cent écus que j’ai sur le cœur.

MARCELINE.

Ah quelle volupté !...

BARTHOLO.

De punir un scélérat...

MARCELINE.

De l’épouser, docteur, de l’épouser !

 

 

Scène V

 

MARCELINE, BARTHOLO, SUZANNE

 

SUZANNE, un bonnet de femme avec un large ruban dans la main, une robe de femme sur le bras.

L’épouser ! l’épouser ! Qui donc ? Mon Figaro ?

MARCELINE, aigrement.

Pourquoi non ? Vous l’épousez bien !

BARTHOLO, riant.

Le bon argument de femme en colère ! Nous parlions, belle Suzon, du bonheur qu’il aura de vous posséder.

MARCELINE.

Sans compter Monseigneur dont on ne parle pas.

SUZANNE, une révérence.

Votre servante, Madame ; il y a toujours quelque chose d’amer dans vos propos.

MARCELINE, une révérence.

Bien la vôtre, Madame ; où donc est l’amertume ? n’est-il pas juste qu’un libéral seigneur partage un peu la joie qu’il procure à ses gens ?

SUZANNE.

Qu’il procure ?

MARCELINE.

Oui, Madame.

SUZANNE.

Heureusement la jalousie de Madame est aussi connue que ses droits sur Figaro sont légers.

MARCELINE.

On eût pu les rendre plus forts en les cimentant à la façon de Madame.

SUZANNE.

Oh ! cette façon, Madame, est celle des dames savantes.

MARCELINE.

Et l’enfant ne l’est pas du tout ! Innocente comme un vieux juge !

BARTHOLO, attirant Marceline.

Adieu, jolie fiancée de notre Figaro.

MARCELINE, une révérence.

L’accordée secrète de Monseigneur.

SUZANNE, une révérence.

Qui vous estime beaucoup, Madame.

MARCELINE, une révérence.

Me fera-t-elle aussi l’honneur de me chérir un peu, Madame ?

SUZANNE, une révérence.

À cet égard, Madame n’a rien à désirer.

MARCELINE, une révérence.

C’est une si jolie personne que Madame !

SUZANNE, une révérence.

Eh mais assez pour désoler Madame.

MARCELINE, une révérence.

Surtout bien respectable !

SUZANNE, une révérence.

C’est aux duègnes à l’être.

MARCELINE, outrée.

Aux duègnes ! aux duègnes !

BARTHOLO, l’arrêtant.

Marceline !

MARCELINE.

Allons, docteur, car je n’y tiendrais pas. Bonjour, Madame.

Une révérence.

 

 

Scène VI

 

SUZANNE, seule

 

Allez, Madame ! allez, pédante ! Je crains aussi peu vos efforts que je méprise vos outrages. – Voyez cette vieille Sibylle ! parce qu’elle a fait quelques études et tourmenté la jeunesse de Madame, elle veut tout dominer au château !

Elle jette la robe qu’elle tient, sur une chaise.

Je ne sais plus ce que je venais prendre.

 

 

Scène VII

 

SUZANNE, CHÉRUBIN

 

CHÉRUBIN, accourant.

Ah, Suzon ! depuis deux heures j’épie le moment de te trouver seule. Hélas ! tu te maries, et moi je vais partir.

SUZANNE.

Comment mon mariage éloigne-t-il du château le premier page de Monseigneur ?

CHÉRUBIN, piteusement.

Suzanne, il me renvoie.

SUZANNE le contrefait.

Chérubin, quelque sottise !

CHÉRUBIN.

Il m’a trouvé hier au soir chez ta cousine Fanchette, à qui je faisais répéter son petit rôle d’innocente, pour la fête de ce soir : il s’est mis dans une fureur, en me voyant ! – sortez, m’a-t-il dit, petit... Je n’ose pas prononcer devant une femme le gros mot qu’il a dit : sortez ; et demain vous ne coucherez pas au château. Si Madame, si ma belle marraine ne parvient pas à l’apaiser, c’est fait, Suzon ; je suis à jamais privé du bonheur de te voir.

SUZANNE.

De me voir ! moi ? c’est mon tour ! ce n’est donc plus pour ma maîtresse que vous soupirez en secret ?

CHÉRUBIN.

Ah, Suzon, qu’elle est noble et belle ! mais, qu’elle est imposante !

SUZANNE.

C’est-à-dire que je ne le suis pas, et qu’on peut oser avec moi...

CHÉRUBIN.

Tu sais trop bien, méchante, que je n’ose pas oser. Mais que tu es heureuse ! à tous moments la voir, lui parler, l’habiller le matin et la déshabiller le soir, épingle à épingle... ah, Suzon ! je donnerais qu’est-ce que tu tiens donc là ?

SUZANNE, raillant.

Hélas, l’heureux bonnet, et le fortuné ruban qui renferment la nuit les cheveux de cette belle marraine...

CHÉRUBIN, vivement.

Son ruban de nuit ! donne-le moi, mon cœur.

SUZANNE, le retirant.

Eh que non pas : – Son cœur ! Comme il est familier donc ! si ce n’était pas un morveux sans conséquence.

Chérubin arrache le ruban.

ah, le ruban !

CHÉRUBIN tourne autour du grand fauteuil.

Tu diras qu’il est égaré, gâté ; qu’il est perdu. Tu diras tout ce que tu voudras.

SUZANNE tourne après lui.

Ô ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien !... Rendez-vous le ruban ?

Elle veut le reprendre.

CHÉRUBIN tire une romance de sa poche.

Laisse, ah, laisse-le-moi, Suzon ; je te donnerai ma romance ; et pendant que le souvenir de ta belle maîtresse attristera tous mes moments, le tien y versera le seul rayon de joie, qui puisse encore amuser mon cœur.

SUZANNE arrache la romance.

Amuser votre cœur, petit scélérat ! vous croyez parler à votre Fanchette ; on vous surprend chez elle ; et vous soupirez pour Madame ; et vous m’en contez à moi, par dessus le marché !

CHÉRUBIN, exalté.

Cela est vrai d’honneur ! je ne sais plus ce que je suis ; mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d’une femme ; les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu’un je vous aime, est devenu pour moi si pressant, que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à la maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, auvent qui les emporte avec mes paroles perdues. – Hier je rencontrai Marceline...

SUZANNE, riant.

Ah, ah, ah, ah !

CHÉRUBIN.

Pourquoi non ? elle est femme ! elle est fille ! une fille ! une femme ! ah que ces noms sont doux ! qu’ils sont intéressants !

SUZANNE.

Il devient fou !

CHÉRUBIN.

Fanchette est douce ; elle m’écoute au moins ; tu ne l’es pas, toi !

SUZANNE.

C’est bien dommage ; écoutez donc Monsieur !

Elle veut arracher le ruban.

CHÉRUBIN tourne en fuyant.

Ah ! ouiche ! on ne l’aura, vois-tu, qu’avec ma vie. Mais, si tu n’es pas contente du prix, j’y joindrai mille baisers.

Il lui donne chasse à son tour.

SUZANNE tourne en fuyant.

Mille soufflets, si vous approchez. Je vais m’en plaindre à ma maîtresse ; et, loin de supplier pour vous, je dirai moi-même à Monseigneur : c’est bien fait, Monseigneur ; chassez-nous ce petit voleur ; renvoyez à ses parents un petit mauvais sujet qui se donne les airs d’aimer Madame, et qui veut toujours m’embrasser par contrecoup.

CHÉRUBIN voit le Comte entrer ;
 il se jette derrière le fauteuil avec effroi.

Je suis perdu.

SUZANNE.

Quelle frayeur ?

 

 

Scène VIII

 

SUZANNE, LE COMTE, CHÉRUBIN, caché

 

SUZANNE aperçoit le Comte.

Ah !

Elle s’approche du fauteuil pour masquer Chérubin.

LE COMTE s’avance.

Tu es émue, Suzon ! tu parlais seule, et ton petit cœur paraît dans une agitation... bien pardonnable, au reste, un jour comme celui-ci.

SUZANNE, troublée.

Monseigneur, que me voulez-vous ? Si l’on vous trouvait avec moi...

LE COMTE.

Je serais désolé qu’on m’y surprît ; mais tu sais tout l’intérêt que je prends à toi. Bazile ne t’a pas laissé ignorer mon amour. Je n’ai qu’un instant pour t’expliquer mes vues ; écoute.

Il s’assied dans le fauteuil.

SUZANNE, vivement.

Je n’écoute rien.

LE COMTE, lui prend la main.

Un seul mot. Tu sais que le roi m’a nommé son ambassadeur à Londres. J’emmène avec moi Figaro ; je lui donne un excellent poste ; et comme le devoir d’une femme est de suivre son mari...

SUZANNE.

Ah, si j’osais parler !

LE COMTE la rapproche de lui.

Parle, parle, ma chère ; use aujourd’hui d’un droit que tu prends sur moi pour la vie.

SUZANNE, effrayée.

Je n’en veux point, Monseigneur, je n’en veux point. Quittez-moi, je vous prie.

LE COMTE.

Mais dis auparavant.

SUZANNE, en colère.

Je ne sais plus ce que je disais.

LE COMTE.

Sur le devoir des femmes.

SUZANNE.

Eh bien ! lorsque Monseigneur enleva la sienne de chez le Docteur, et qu’il l’épousa par amour ; lorsqu’il abolit pour elle un certain affreux droit du Seigneur...

LE COMTE gaîment.

Qui faisait bien de la peine aux filles ! ah Suzette ! ce droit charmant ! Si tu venais en jaser sur la brune au jardin, je mettrais un tel prix à cette légère faveur.

BAZILE parle en dehors.

Il n’est pas chez lui, Monseigneur.

LE COMTE se lève.

Quelle est cette voix ?

SUZANNE.

Que je suis malheureuse !

LE COMTE.

Sors, pour qu’on n’entre pas.

SUZANNE, troublée.

Que je vous laisse ici ?

BAZILE crie en dehors.

Monseigneur était chez Madame, il en est sorti : je vais voir.

LE COMTE.

Et pas un lieu pour se cacher ! ah ! derrière ce fauteuil assez mal ; mais renvoie-le bien vite.

Suzanne lui barre le chemin, il la pousse doucement, elle recule, et se met ainsi entre lui et le petit page ; mais pendant que le Comte s’abaisse et prend sa place, Chérubin tourne et se jette effrayé sur le fauteuil à genoux, et s’y blottit. Suzanne prend la robe qu’elle apportait, en couvre le page, et se met devant le fauteuil.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE et CHÉRUBIN, cachés, SUZANNE, BAZILE

 

BAZILE.

N’auriez-vous pas vu Monseigneur, Mademoiselle ?

SUZANNE, brusquement.

Hé pourquoi l’aurais-je vu ? Laissez-moi.

BAZILE s’approche.

Si vous étiez plus raisonnable, il n’y aurait rien d’étonnant à ma question. C’est Figaro qui le cherche.

SUZANNE.

Il cherche donc l’homme qui lui veut le plus de mal après vous ?

LE COMTE, à part.

Voyons un peu comme il me sert.

BAZILE.

Désirer du bien à une femme, est-ce vouloir du mal à son mari ?

SUZANNE.

Non, dans vos affreux principes, agent de corruption.

BAZILE.

Que vous demande-t-on ici que vous n’alliez prodiguer à un autre ? grâce à la douce cérémonie, ce qu’on vous défendait hier, on vous le prescrira demain.

SUZANNE.

Indigne !

BAZILE.

De toutes les choses sérieuses, le mariage étant la plus bouffonne, j’avais pensé...

SUZANNE, outrée.

Des horreurs. Qui vous permet d’entrer ici ?

BAZILE.

Là, là, mauvaise ! Dieu vous apaise ! il n’en sera que ce que vous voulez : mais ne croyez pas non plus que je regarde Monsieur Figaro comme l’obstacle qui nuit à Monseigneur ; et sans le petit page...

SUZANNE, timidement.

Don Chérubin ?

BAZILE la contrefait.

Cherubino di amore, qui tourne autour de vous sans cesse, et qui ce matin encore, rôdait ici pour y entrer, quand je vous ai quittée ; dites que cela n’est pas vrai ?

SUZANNE.

Quelle imposture ! allez vous-en, méchant homme !

BAZILE.

On est un méchant homme, parce qu’on y voit clair. N’est-ce pas pour vous aussi cette romance dont il fait mystère ?

SUZANNE, en colère.

Ah ! oui, pour moi !

BAZILE.

À moins qu’il ne l’ait composée pour Madame ! en effet, quand il sert à table on dit qu’il la regarde avec des yeux !... mais peste, qu’il ne s’y joue pas ; Monseigneur est brutal sur l’article.

SUZANNE, outrée.

Et vous bien scélérat, d’aller semant de pareils bruits pour perdre un malheureux enfant tombé dans la disgrâce de son maître.

BAZILE.

L’ai-je inventé ? Je le dis, parce que tout le monde en parle.

LE COMTE se lève.

Comment tout le monde en parle !

SUZANNE. [1]

Ah ciel !

BAZILE.

Ha, ha !

LE COMTE.

Courez Bazile, et qu’on le chasse.

BAZILE.

Ah, que je suis fâché d’être entré !

SUZANNE, troublée.

Mon dieu ! Mon dieu !

LE COMTE, à Bazile.

Elle est saisie. Asseyons-la dans ce fauteuil.

SUZANNE le repousse vivement.

Je ne veux pas m’asseoir. Entrer ainsi librement, c’est indigne !

LE COMTE.

Nous sommes deux avec toi, ma chère. Il n’y a plus le moindre danger !

BAZILE.

Moi je suis désolé de m’être égayé sur le page, puisque vous l’entendiez ; je n’en usais ainsi, que pour pénétrer ses sentiments ; car au fond...

LE COMTE.

Cinquante pistoles, un cheval, et qu’on le renvoie à ses parents.

BAZILE.

Monseigneur, pour un badinage ?

LE COMTE.

Un petit libertin que j’ai surpris encore hier avec la fille dû jardinier.

BAZILE.

Avec Fanchette ?

LE COMTE.

Et dans sa chambre.

SUZANNE, outrée.

Où Monseigneur avait sans doute affaire aussi !

LE COMTE, gaîment.

J’en aime assez la remarque.

BAZILE.

Elle est d’un bon augure.

LE COMTE, gaîment.

Mais non ; j’allais chercher ton oncle Antonio, mon ivrogne de jardinier, pour lui donner des ordres. Je frappe, on est longtemps à m’ouvrir ; ta cousine a l’air empêtré, je prends un soupçon, je lui parle, et, tout en causant, j’examine. Il y avait derrière la porte une espèce de rideau, de porte-manteau, de je ne sais pas quoi, qui couvrait des hardes ; sans faire semblant de rien, je vais doucement, doucement lever ce rideau.

Pour imiter le geste il lève la robe du fauteuil.

Et je vois...

Il aperçoit le page.

Ah...

BAZILE.[2]

Ha, ha !

LE COMTE.

Ce tour ci vaut l’autre.

BAZILE.

Encore mieux.

LE COMTE, à Suzanne.

À merveilles, Mademoiselle : à peine fiancée vous faites de ces apprêts ? C’était pour recevoir mon page que vous désiriez d’être seule ? Et vous, Monsieur, qui ne changez point de conduite ; il vous manquait de vous adresser sans respect pour votre marraine, à sa première camariste, à la femme de votre ami ! mais je ne souffrirai pas que Figaro, qu’un homme que j’estime et que j’aime, soit victime d’une pareille tromperie : était-il avec vous, Bazile.

SUZANNE, outrée.

Il n’y a tromperie ni victime ; il était là lorsque vous me parliez.

LE COMTE, emporté.

Puisses-tu mentir en le disant ! son plus cruel ennemi n’oserait lui souhaiter ce malheur.

SUZANNE.

Il me priait d’engager Madame à vous demander sa grâce. Votre arrivée l’a si fort troublé, qu’il s’est masqué de ce fauteuil.

LE COMTE, en colère.

Ruse d’enfer ! je m’y suis assis en entrant.

CHÉRUBIN.

Hélas, Monseigneur, j’étais tremblant derrière.

LE COMTE.

Autre fourberie !! je viens de m’y placer moi-même.

CHÉRUBIN.

Pardon, mais c’est alors que je me suis blotti dedans.

LE COMTE, plus outré.

C’est donc une couleuvre, que ce petit... serpent là ! il nous écoutait !

CHÉRUBIN.

Au contraire, Monseigneur, j’ai fait ce que j’ai pu pour ne rien entendre.

LE COMTE.

Ô perfidie !

À Suzanne.

Tu n’épouseras pas Figaro.

BAZILE.

Contenez-vous, on vient.

LE COMTE, tirant Chérubin du fauteuil et le mettant sur ses pieds.

Il resterait là devant toute la terre !

 

 

Scène X

 

CHÉRUBIN, SUZANNE, FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE, FANCHETTE, BAZILE, beaucoup de VALETS, PAYSANES, PAYSANS vêtus de blanc

 

FIGARO, tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans blancs, parle à la Comtesse.

Il n’y a que vous, Madame, qui puissiez nous obtenir cette faveur.

LA COMTESSE.

Vous les voyez, Monsieur le Comte, ils me supposent un crédit que je n’ai point ; mais comme leur demande n’est pas déraisonnable...

LE COMTE, embarrassé.

Il faudrait qu’elle le fût beaucoup...

FIGARO, bas, à Suzanne.

Soutiens bien mes efforts.

SUZANNE, bas, à Figaro.

Qui ne mèneront à rien.

FIGARO, bas.

Va toujours.

LE COMTE, à Figaro.

Que voulez-vous ?

FIGARO.

Monseigneur, vos vassaux touchés de l’abolition d’un certain droit fâcheux, que votre amour pour Madame...

LE COMTE.

Hé bien, ce droit n’existe plus, que veux-tu dire ?

FIGARO, malignement.

Qu’il est bien temps que la vertu d’un si bon maître éclate ; elle m’est d’un tel avantage aujourd’hui, que je désire être le premier à la célébrer à mes noces.

LE COMTE, plus embarrassé.

Tu te moques, ami ! l’abolition d’un droit honteux, n’est que l’acquit d’une dette envers l’honnêteté. Un Espagnol peut vouloir conquérir la beauté par des soins ; mais en exiger le premier, le plus doux emploi, comme une servile redevance ; ah c’est la tyrannie d’un vandale, et non le droit avoué d’un noble Castillan.

FIGARO, tenant Suzanne par la main.

Permettez donc que cette jeune créature, de qui votre sagesse a préservé l’honneur, reçoive de votre main publiquement, la toque virginale, ornée de plumes et de rubans blancs, symbole de la pureté de vos intentions : – adoptez-en la cérémonie pour tous les mariages, et qu’un quatrain chanté en chœur, rappelle à jamais le souvenir...

LE COMTE, embarrassé.

Si je ne savais pas qu’amoureux, poète et musicien, sont trois titres d’indulgence pour toutes les folies...

FIGARO.

Joignez-vous à moi, mes amis.

TOUS ENSEMBLE.

Monseigneur ! Monseigneur !

SUZANNE, au Comte.

Pourquoi fuir un éloge que vous méritez si bien ?

LE COMTE, à part.

La perfide !

FIGARO.

Regardez-la donc, Monseigneur ; jamais plus jolie fiancée ne montrera mieux la grandeur de votre sacrifice.

SUZANNE.

Laissez-là ma figure, et ne vantons que sa vertu.

LE COMTE, à part.

C’est un jeu que tout ceci.

LA COMTESSE.

Je me joins à eux, monsieur le comte ; et cette cérémonie me sera toujours chère, puisqu’elle doit son motif à l’amour charmant que vous aviez pour moi.

LE COMTE.

Que j’ai toujours, Madame ; et c’est à ce titre que je me rends.

TOUS ENSEMBLE.

Vivat.

LE COMTE, à part.

Je suis pris.

Haut.

Pour que la cérémonie eût un peu plus d’éclat, je voudrais seulement, qu’on la remît à tantôt.

À part.

Faisons vite chercher Marceline.

FIGARO, à Chérubin.

Eh bien espiègle ! vous n’applaudissez pas ?

SUZANNE.

Il est au désespoir ; Monseigneur le renvoie.

LA COMTESSE.

Ah ! Monsieur, je demande sa grâce.

LE COMTE.

Il ne la mérite point.

LA COMTESSE.

Hélas ! il est si jeune !

LE COMTE.

Pas tant que vous le croyez.

CHÉRUBIN, tremblant.

Pardonner généreusement, n’est pas le droit du seigneur auquel vous avez renoncé en épousant Madame.

LA COMTESSE.

Il n’a renoncé qu’à celui qui vous affligeait tous.

SUZANNE.

Si Monseigneur avait cédé le droit de pardonner, ce serait sûrement le premier qu’il voudrait racheter en secret.

LE COMTE, embarrassé.

Sans doute.

LA COMTESSE.

Et pourquoi le racheter ?

CHÉRUBIN, au Comte.

Je fus léger dans ma conduite, il est vrai, Monseigneur ; mais jamais la moindre indiscrétion dans mes paroles.

LE COMTE, embarrassé.

Eh bien, c’est assez...

FIGARO.

Qu’entend-il ?

LE COMTE, vivement.

C’est assez, c’est assez ; tout le monde exige son pardon, je l’accorde, et j’irai plus loin. Je lui donne une compagnie dans ma légion.

TOUS ENSEMBLE.

Vivat.

LE COMTE.

Mais c’est à condition qu’il partira sur-le-champ, pour joindre en Catalogne.

FIGARO.

Ah ! Monseigneur, demain.

LE COMTE insiste.

Je le veux.

CHÉRUBIN.

J’obéis.

LE COMTE.

Saluez votre marraine, et demandez sa protection.

Chérubin, met un genou en terre, devant la Comtesse, et ne peut parler.

LA COMTESSE, émue.

Puisqu’on ne peut vous garder seulement aujourd’hui, partez, jeune homme. Un nouvel état vous appelle ; allez le remplir dignement. Honorez votre bienfaiteur. Souvenez-vous de cette maison, où votre jeunesse a trouvé tant d’indulgence. Soyez soumis, honnête et brave ; nous prendrons part à vos succès.

Chérubin se relève, et retourne à sa place.

LE COMTE.

Vous êtes bien émue, Madame !

LA COMTESSE.

Je ne m’en défends pas. Qui sait le sort d’un enfant jeté dans une carrière aussi dangereuse ! il est allié de mes parents ; et de plus, il est mon filleul.

LE COMTE, à part.

Je vois que Bazile avait raison.

Haut.

Jeune homme, embrassez Suzanne... pour la dernière fois.

FIGARO.

Pourquoi cela, Monseigneur ? Il viendra passer ses hivers. Baise-moi donc aussi, capitaine !

Il l’embrasse.

Adieu, mon petit Chérubin. Tu vas mener un train de vie bien différent, mon enfant : dame ! tu ne rôderas plus tout le jour au quartier des femmes : plus d’échaudés, de goûtés à la crème ; plus de main chaude, ou de colin-maillard. De bons soldats, morbleu ! basanés, mal vêtus ; un grand fusil bien lourd : tourne à droite, tourne à gauche, en avant, marche à la gloire ; et ne va pas broncher en chemin ; à moins qu’un bon coup de feu...

SUZANNE.

Fi donc, l’horreur !

LA COMTESSE.

Quel pronostic ?

LE COMTE.

Où donc est Marceline ? Il est bien singulier qu’elle ne soit pas des vôtres !

FANCHETTE.

Monseigneur, elle a pris le chemin du bourg, par le petit sentier de la ferme.

LE COMTE.

Et elle en reviendra ?

BAZILE.

Quand il plaira à Dieu.

FIGARO.

S’il lui plaisait qu’il ne lui plût jamais...

FANCHETTE.

Monsieur le docteur lui donnait le bras.

LE COMTE, vivement.

Le docteur est ici ?

BAZILE.

Elle s’en est d’abord emparée...

LE COMTE, à part.

Il ne pouvait venir plus à propos.

FANCHETTE.

Elle avait l’air bien échauffé ; elle parlait tout haut en marchant, puis elle s’arrêtait, et faisait comme ça, de grands bras et monsieur le docteur lui faisait comme ça, de la main, en l’apaisant : elle paraissait si courroucée ! elle nommait mon cousin Figaro.

LE COMTE, lui prend le menton.

Cousin... futur.

FANCHETTE, montrant Chérubin.

Monseigneur, nous avez-vous pardonné d’hier ?...

LE COMTE interrompt.

Bon jour, bon jour, petite.

FIGARO.

C’est son chien d’amour qui la berce ; elle aurait troublé notre fête.

LE COMTE, à part.

Elle la troublera je t’en réponds.

Haut.

Allons, Madame, entrons. Bazile, vous passerez chez moi.

SUZANNE, à Figaro.

Tu me rejoindras, mon fils ?

FIGARO, bas, à Suzanne.

Est-il bien enfilé ?

SUZANNE, bas.

Charmant garçon !

Ils sortent tous.

 

 

Scène XI

 

CHÉRUBIN, FIGARO, BAZILE

 

Pendant qu’on sort, Figaro les arrête tous deux et les ramène.

FIGARO.

Ah çà, vous autres ! la cérémonie adoptée, ma fête de ce soir en est la suite ; il faut bravement nous recorder : ne faisons point comme ces acteurs, qui ne jouent jamais si mal que le jour où la critique est le plus éveillée. Nous n’avons point de lendemain qui nous excuse, nous. Sachons bien nos rôles aujourd’hui.

BAZILE, malignement.

Le mien est plus difficile que tu ne crois.

FIGARO, faisant, sans qu’il le voie, le geste de le rosser.

Tu es loin aussi de savoir tout le succès qu’il te vaudra.

CHÉRUBIN.

Mon ami, tu oublies que je pars.

FIGARO.

Et toi, tu voudrais bien rester !

CHÉRUBIN.

Ah ! si je le voudrais !

FIGARO.

Il faut ruser. Point de murmure à ton départ. Le manteau de voyage à l’épaule ; arrange ouvertement ta trousse, et qu’on voie ton cheval à la grille ; un temps de galop jusqu’à la ferme ; reviens à pied par les derrières ; Monseigneur te croira parti ; tiens-toi seulement hors de sa vue ; je me charge de l’apaiser après la fête.

CHÉRUBIN.

Mais Fanchette qui ne sait pas son rôle !

BAZILE.

Que diable lui apprenez-vous donc, depuis huit jours, que vous ne la quittez pas ?

FIGARO.

Tu n’as rien à faire aujourd’hui, donne-lui par grâce une leçon.

BAZILE.

Prenez garde, jeune homme, prenez garde ! le père n’est pas satisfait ; la fille a été souffletée ; elle n’étudie pas avec vous : Chérubin ! Chérubin ! vous lui causerez des chagrins ! tant va la cruche à l’eau !...

FIGARO.

Ah ! voilà notre imbécile, avec ses vieux proverbes ! Hé bien, pédant ! que dit la sagesse des nations ? Tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin...

BAZILE.

Elle s’emplit.

FIGARO, en s’en allant.

Pas si bête, pourtant, pas si bête !

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente une chambre à coucher superbe, un grand lit en alcôve, une estrade au-devant. La porte pour entrer s’ouvre et se ferme à la troisième coulisse à droite ; celle de un cabinet, à la première coulisse à gauche. Une pointe dans le fond va chez les femmes. Une fenêtre s’ouvre de l’autre côté.

 

 

Scène première

 

SUZANNE, LA COMTESSE, entrent par la porte à droite

 

LA COMTESSE se jette dans une bergère.

Ferme la porte, Suzanne, et conte moi tout, dans le plus grand détail.

SUZANNE.

Je n’ai rien caché à Madame.

LA COMTESSE.

Quoi, Suzon, il voulait te séduire ?

SUZANNE.

Oh que non ! Monseigneur n’y met pas tant de façon avec sa servante : il voulait m’acheter.

LA COMTESSE.

Et le petit page était présent ?

SUZANNE.

C’est-à-dire, caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous demander sa grâce.

LA COMTESSE.

Hé pourquoi ne pas s’adresser à moi-même ? est-ce que je l’aurais refusé, Suzon ?

SUZANNE.

C’est ce que j’ai dit : mais ses regrets de partir, et surtout de quitter Madame ! Ah Suzon, qu’elle est noble et belle ! mais qu’elle est imposante !

LA COMTESSE.

Est-ce que j’ai cet air-là, Suzon ? Moi qui l’ai toujours protégé.

SUZANNE.

Puis il a vu votre ruban de nuit que je tenais, il s’est jeté dessus...

LA COMTESSE, souriant.

Mon ruban ?... Quelle enfance ?

SUZANNE.

J’ai voulu le lui ôter ; Madame, c’était un lion ; ses yeux brillaient... tu ne l’auras qu’avec ma vie, disait-il, en forçant sa petite voix douce et grêle.

LA COMTESSE, rêvant.

Eh bien, Suzon ?

SUZANNE.

Eh bien, Madame, est-ce qu’on peut faire finir ce petit démon-là ? ma marraine par-ci ; je voudrais bien par l’autre ; et parce qu’il n’oserait seulement baiser la robe de Madame, il voudrait toujours m’embrasser, moi.

LA COMTESSE, rêvant.

Laissons... laissons... ces folies... Enfin, ma pauvre Suzanne, mon époux a fini par te dire ?

SUZANNE.

Que si je ne voulais pas l’entendre, il allait protéger Marceline.

LA COMTESSE se lève et se promène, en se servant fortement de l’éventail.

Il ne m’aime plus du tout.

SUZANNE.

Pourquoi tant de jalousie ?

LA COMTESSE.

Comme tous les maris, ma chère ! uniquement par orgueil. Ah je l’ai trop aimé ! je l’ai lassé de mes tendresses, et fatigué de mon amour ; voilà mon seul tort avec lui : mais je n’entends pas que cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous y aider : viendra-t-il ?

SUZANNE.

Dès qu’il verra partir la chasse.

LA COMTESSE, se servant de l’éventail.

Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une chaleur ici !...

SUZANNE.

C’est que Madame parle et marché avec action.

Elle va ouvrir la croisée du fond.

LA COMTESSE, rêvant longtemps.

Sans cette constance à me fuir... les hommes sont bien coupables !

SUZANNE crie de la fenêtre.

Ah ! voilà Monseigneur qui traverse à cheval le grand potager, suivi de Pédrille, avec deux, trois, quatre lévriers.

LA COMTESSE.

Nous avons du temps devant nous.

Elle s’assied.

On frappe, Suzon ?

SUZANNE court ouvrir en chantant.

Ah, c’est mon Figaro ! ah, c’est mon Figaro !

 

 

Scène II

 

FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE, assise

 

SUZANNE.

Mon cher ami ! viens donc. Madame est dans une impatience !...

FIGARO.

Et toi, ma petite Suzanne ? – Madame n’en doit prendre aucune. Au fait, de quoi s’agit-il ? d’une misère. Monsieur le comte trouve notre jeune femme aimable, il voudrait en faire sa maîtresse ; et c’est bien naturel.

SUZANNE.

Naturel ?

FIGARO.

Puis il m’a nommé courrier de dépêches, et Suzon conseiller d’ambassade. Il n’y a pas là d’étourderie.

SUZANNE.

Tu finiras ?

FIGARO.

Et parce que Suzanne, ma fiancée, n’accepte pas le diplôme, il va favoriser les vues de Marceline ; quoi de plus simple encore ? Se venger de ceux qui nuisent à nos projets en renversant les leurs, c’est ce que chacun fait ; ce que nous allons faire nous-mêmes. Hé bien, voilà tout, pourtant.

LA COMTESSE.

Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur ?

FIGARO.

Qui dit cela, Madame ?

SUZANNE.

Au lieu de t’affliger de nos chagrins...

FIGARO.

N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui, tempérons d’abord son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les siennes.

LA COMTESSE.

C’est bien dit ; mais comment ?

FIGARO.

C’est déjà fait, Madame ; un faux avis donné sur vous.

LA COMTESSE.

Sur moi ! la tête vous tourne !

FIGARO.

Ô ! c’est à lui qu’elle doit tourner.

LA COMTESSE.

Un homme aussi jaloux !...

FIGARO.

Tant mieux : pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu’un peu leur fouetter le sang ; c’est ce que les femmes entendent si bien ! Puis, les tient-on fâchés tout rouge, avec un brin d’intrigue on les mène où l’on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai fait rendre à Bazile un billet inconnu, lequel avertit Monseigneur, qu’un galant doit chercher à vous voir aujourd’hui pendant le bal.

LA COMTESSE.

Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d’une femme d’honneur !...

FIGARO.

Il y en a peu, Madame, avec qui je l’eusse osé, crainte de rencontrer juste.

LA COMTESSE.

Il faudra que je l’en remercie !

FIGARO.

Mais dites-moi s’il n’est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu’il passe à rôder, à jurer après sa dame, le temps qu’il destinait à se complaire avec la nôtre ! il est déjà tout dérouté : galopera-t-il celle-ci ? surveillera-t-il celle-là ? dans son trouble d’esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n’en peut mais. L’heure du mariage arrive en poste; il n’aura pas pris de parti contre, et jamais il n’osera s’y opposer devant Madame.

SUZANNE.

Non ; mais Marceline, le bel esprit, osera le faire, elle.

FIGARO.

Brrrr. Cela m’inquiète bien, ma foi ! Tu feras dire à Monseigneur, que tu te rendras sur la brune au jardin.

SUZANNE.

Tu comptes sur celui-là ?

FIGARO.

Ô dame ! écoutez donc; les gens qui ne veulent rien faire de rien, n’avancent rien, et ne sont bons à rien. Voilà mon mot.

SUZANNE.

Il est joli !

LA COMTESSE.

Comme son idée : vous consentiriez qu’elle s’y rendît ?

FIGARO.

Point du tout. Je fais endosser un habit de Suzanne à quelqu’un : surpris par nous au rendez-vous, le comte pourra-t-il s’en dédire ?

SUZANNE.

À qui mes habits ?

FIGARO.

Chérubin.

LA COMTESSE.

Il est parti.

FIGARO.

Non pas pour moi : veut-on me laisser faire ?

SUZANNE.

On peut s’en fier à lui pour mener une intrigue.

FIGARO.

Deux, trois, quatre à-la-fois ; bien embrouillées, qui se croisent. J’étais né pour être courtisan.

SUZANNE.

On dit que c’est un métier si difficile !

FIGARO.

Recevoir, prendre et demander ; voilà le secret en trois mots.

LA COMTESSE.

Il a tant d’assurance, qu’il finit par m’en inspirer.

FIGARO.

C’est mon dessein.

SUZANNE.

Tu disais donc ?

FIGARO.

Que pendant l’absence de Monseigneur, je vais vous envoyer le chérubin : coiffez-le, habillez-le ; je le renferme et l’endoctrine ; et puis dansez, Monseigneur.

Il sort.

 

 

Scène III

 

SUZANNE, LA COMTESSE, assise

 

LA COMTESSE, tenant sa boite à mouches.

Mon dieu, Suzon, comme je suis faite !... ce jeune homme qui va venir !...

SUZANNE.

Madame ne veut donc pas qu’il en réchappe ?

LA COMTESSE rêve devant sa petite glace.

Moi ?... tu verras comme je vais le gronder.

SUZANNE.

Faisons-lui chanter sa romance.

Elle la met sur la comtesse.

LA COMTESSE.

Mais c’est qu’eu vérité, mes cheveux sont dans un désordre...

SUZANNE, riant.

Je n’ai qu’à reprendre ces deux boucles, Madame le grondera bien mieux.

LA COMTESSE, revenant à elle.

Qu’est-ce que vous dites donc, Mademoiselle ?

 

 

Scène IV

 

CHÉRUBIN, l’air honteux, SUZANNE, LA COMTESSE, assise

 

SUZANNE.

Entrez, monsieur l’officier ; on est visible.

CHÉRUBIN avance en tremblant.

Ah, que ce nom m’afflige, Madame ! il m’apprend qu’il faut quitter des lieux... une marraine si... bonne !...

SUZANNE.

Et si belle !

CHÉRUBIN, avec un soupir.

Ah ! oui.

SUZANNE le contrefait.

Ah ! oui. Le bon jeune homme ! avec ses longues paupières hypocrites. Allons, bel oiseau bleu, chantez la romance à Madame.

LA COMTESSE la déplie.

De qui... dit-on qu’elle est ?

SUZANNE.

Voyez la rougeur du coupable : en a-t-il un pied sur les joues ?

CHÉRUBIN.

Est-ce qu’il est défendu... de chérir...

SUZANNE lui met le poing sous le nez.

Je dirai tout, vaurien !

LA COMTESSE.

La... chante-t-il ?

CHÉRUBIN.

Ô ! Madame, je suis si tremblant !...

SUZANNE, en riant.

Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian ; dès que Madame le vent, modeste auteur ! je vais l’accompagner.

LA COMTESSE.

Prends ma guitare.

La comtesse assise tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière son fauteuil, et prélude en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page est devant elle, les yeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe d’après Vanloo, appelée La Conversation Espagnole.

Romance.[3]

Air : Malbroug s’en va-t-en guerre.

Premier couplet.

Mon coursier hors d’haleine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
J’errais de plaine en plaine ;
Au gré du destrier.

Deuxième couplet.

Au gré du destrier ;
Sans Varlet, n’Écuyer ;
Là près d’une fontaine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Songeant à ma Marraine,
Sentais mes pleurs couler.

Troisième couplet.

Sentais mes pleurs couler,
Prêt à me désoler ;
Je gravais sur un frêne,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Sa lettre sans la mienne ;
Le roi vînt à passer.

Quatrième couplet.

Le Roi vint à passer ;
Ses Barons, son Clergier.
Beau Page, dit la Reine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Qui vous met à la gêne ?
Qui vous fait tant plorer ?

Cinquième couplet.

Qui vous fait tant plorer ?
Nous faut le déclarer.
Madame et Souveraine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
J’avais une Marraine,
Que toujours adorai.[4]

Sixième couplet.

Que toujours adorai ;
Je sens que j’en mourrai.
Beau Page, dit la Reine,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
N’est-il qu’une Marraine ?
Je vous en servirai.

Septième couplet.

Je vous en servirai ;
Mon Page vous ferai ;
Puis à ma jeune Hélène,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Fille d’un Capitaine,
Un jour vous marierai.

Huitième couplet.

Un jour vous marierai. –
Nenni n’en faut parler ;
Je veux, traînant ma chaîne,
(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)
Mourir de cette peine ;
Mais non m’en consoler.

LA COMTESSE.

Il y a de la naïveté... du sentiment même.

SUZANNE va poser la guitare sur un fauteuil.[5]

Ô ! pour du sentiment, c’est un jeune homme qui... Ah çà, monsieur l’officier, vous a-t-on dit que pour égayer la soirée, nous voulons savoir d’avance si un de mes habits vous ira passablement ?

LA COMTESSE.

J’ai peur que non.

SUZANNE se mesure avec lui.

Il est de ma grandeur. Ôtons d’abord le manteau.

Elle le détache.

LA COMTESSE.

Et si quelqu’un entrait ?

SUZANNE.

Est-ce que nous faisons du mal donc ? je vais fermer la porte :

Elle court.

mais c’est la coiffure que je veux voir.

LA COMTESSE.

Sur ma toilette, une baigneuse à moi.

Suzanne entre dans le cabinet dont la porte est au bord du théâtre.

 

 

Scène V

 

CHÉRUBIN, LA COMTESSE, assise

 

LA COMTESSE.

Jusqu’à l’instant du bal, le comte ignorera que vous soyez au château. Nous lui dirons après, que le temps d’expédier votre brevet nous a fait naître l’idée

CHÉRUBIN, le lui montrant.

Hélas, Madame, le voici ; Bazile me l’a remis de sa part.

LA COMTESSE.

Déjà ? l’on a craint d’y perdre une minute.

Elle lit.

Ils se sont tant pressés, qu’ils ont oublié d’y mettre son cachet.

Elle le lui rend.

 

 

Scène VI

 

CHÉRUBIN, LA COMTESSE, SUZANNE

 

SUZANNE entre avec un grand bonnet.

Le cachet, à quoi ?

LA COMTESSE.

À son brevet.

SUZANNE.

Déjà ?

LA COMTESSE.

C’est ce que je disais. Est-ce là ma baigneuse ?

SUZANNE s’assied près de la comtesse.[6]

Et la plus belle de toutes.

Elle chante avec des épingles dans sa bouche.

Tournez-vous donc envers ici,
Jean de Lyra, mon bel ami.

Chérubin se met à genoux.

Elle le coiffe.

Madame, il est charmant !

LA COMTESSE.

Arrange son collet, d’un air un peu plus féminin.

SUZANNE l’arrange.

Là... mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille ! j’en suis jalouse, moi !

Elle lui prend le menton.

Voulez-vous bien n’être pas joli comme çà ?

LA COMTESSE.

Qu’elle est folle ! Il faut relever la manche, afin que l’amadis prenne mieux...

Elle le retrousse.

Qu’est-ce qu’il a donc au bras ? Un ruban ?

SUZANNE.

Et un ruban à vous. Je suis bien aise que Madame l’ait vu. Je lui avais dit que je le dirais, déjà ! Ô ! si Monseigneur n’était pas venu, j’aurais bien repris le ruban ; car je suis presque aussi forte que lui.

LA COMTESSE.

Il y a du sang !

Elle détache le ruban.

CHÉRUBIN, honteux.

Ce matin, comptant partir, j’arrangeais la gourmette de mon cheval ; il a donné de la tête, et la bossette m’a effleuré le bras.

LA COMTESSE.

On n’a jamais mis un ruban...

SUZANNE.

Et surtout un ruban volé. – Voyons donc ce que la bossette... la courbette !... la cornette du cheval !... Je n’entends rien à tous ces noms-là. – Ah qu’il a le bras blanc ! c’est comme une femme ! plus blanc que le mien ! regardez donc, Madame ?

Elle les compare.

LA COMTESSE, d’un ton glacé.

Occupez-vous plutôt de m’avoir du taffetas gommé dans ma toilette.

Suzanne lui pousse la tête, en riant ; il tombe sur les deux mains. Elle entre dans le cabinet au bord du théâtre.

 

 

Scène VII

 

CHÉRUBIN, à genoux, LA COMTESSE, assise

 

LA COMTESSE reste un moment sans parler, les yeux sur son ruban. Chérubin la dévore de ses regards.

Pour mon ruban, Monsieur... comme c’est celui dont la couleur m’agrée le plus... j’étais fort en colère de l’avoir perdu.

 

 

Scène VIII

 

CHÉRUBIN, à genoux, LA COMTESSE, assise, SUZANNE

 

SUZANNE, revenant.

Et la ligature à son bras ?

Elle remet à la comtesse du taffetas gommé et des ciseaux.

LA COMTESSE.

En allant lui chercher tes hardes, prends le ruban d’un autre bonnet.

Suzanne sort par la porte du fond, en emportant le manteau du page.

 

 

Scène IX

 

CHÉRUBIN, à genoux, LA COMTESSE, assise

 

CHÉRUBIN, les yeux baissés.

Celui qui m’est ôté, m’aurait guéri en moins de rien.

LA COMTESSE.

Par quelle vertu ?

Lui montrant le taffetas.

ceci vaut mieux.

CHÉRUBIN, hésitant.

Quand un ruban... a serré la tête... ou touché la peau d’une personne...

LA COMTESSE, coupant la phrase.

...Étrangère ! il devient bon pour les blessures ? J’ignorais cette propriété. Pour l’éprouver, je garde celui-ci qui vous a serré le bras. À la première égratignure... de mes femmes, j’en ferai l’essai.

CHÉRUBIN, pénétré.

Vous le gardez, et moi je pars.

LA COMTESSE.

Non pour toujours.

CHÉRUBIN.

Je suis si malheureux !

LA COMTESSE, émue.

Il pleure à présent ! c’est ce vilain Figaro avec son pronostic !

CHÉRUBIN, exalté.

Ah ! je voudrais toucher au terme qu’il m’a prédit ! sûr de mourir à l’instant, peut-être ma bouche oserait...

LA COMTESSE l’interrompt, et lui essuie les yeux avec son mouchoir.

Taisez-vous, taisez-vous, enfant. Il n’y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites.

On frappe à la porte, elle élève la voix.

Qui frappe ainsi chez moi ?

 

 

Scène X

 

CHÉRUBIN, LA COMTESSE, LE COMTE, en dehors

 

LE COMTE, en dehors.

Pourquoi donc enfermée ?

LA COMTESSE, troublée, se lève.

C’est mon époux ! grands Dieux !...

À Chérubin qui s’est levé aussi.

vous sans manteau, le col et les bras nus ! seul avec moi ! cet air de désordre, un billet reçu, sa jalousie !...

LE COMTE, en dehors.

Vous n’ouvrez pas ?

LA COMTESSE.

C’est que... je suis seule.

LE COMTE, en dehors.

Seule ! avec qui parlez-vous donc ?

LA COMTESSE, cherchant.

...Avec vous sans doute.

CHÉRUBIN, à part.

Après les scènes d’hier et de ce matin, il me tuerait sur la place !

Il court vers le cabinet de toilette, y entre, et tire la porte sur lui.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, seule, en ôte la clef, et court ouvrir au comte

 

Ah quelle faute ! quelle faute !

 

 

Scène XII

 

LE COMTE, LA COMTESSE

 

LE COMTE, d’un ton un peu sévère.

Vous n’êtes pas dans l’usage de vous enfermer !

LA COMTESSE, troublée.

Je... je chiffonnais... oui, je chiffonnais avec Suzanne ; elle est passée un moment chez elle.

LE COMTE l’examine.

Vous avez l’air et le ton bien altérés !

LA COMTESSE.

Cela n’est pas étonnant... pas étonnant du tout... je vous assure... nous parlions de vous... elle est passée, comme je vous dis.

LE COMTE.

Vous parliez de moi !... Je suis ramené par l’inquiétude ; en montant à cheval, un billet qu’on m’a remis, mais auquel je n’ajoute aucune foi, m’a... pourtant agité.

LA COMTESSE.

Comment, Monsieur ?... quel billet ?

LE COMTE.

Il faut avouer, Madame, que vous ou moi sommes entourés d’êtres... bien méchants ! On me donne avis que, dans la journée, quelqu’un que je crois absent, doit chercher à vous entretenir.

LA COMTESSE.

Quel que soit cet audacieux, il faudra qu’il pénètre ici ; car mon projet est de ne pas quitter ma chambre de tout le jour.

LE COMTE.

Ce soir, pour la noce de Suzanne ?

LA COMTESSE.

Pour rien au monde ; je suis très incommodée.

LE COMTE.

Heureusement le docteur est ici.

Le page fait tomber une chaise dans le cabinet.

Quel bruit entends-je ?

LA COMTESSE, plus troublée.

Du bruit ?

LE COMTE.

On a fait tomber un meuble.

LA COMTESSE.

Je... je n’ai rien entendu, pour moi.

LE COMTE.

Il faut que vous soyez furieusement préoccupée !

LA COMTESSE.

Préoccupée ! de quoi ?

LE COMTE.

Il y a quelqu’un dans ce cabinet, Madame.

LA COMTESSE.

Hé... qui voulez-vous qu’il y ait, Monsieur ?

LE COMTE.

C’est moi qui vous le demande ; j’arrive.

LA COMTESSE.

Hé mais... Suzanne apparemment qui range.

LE COMTE.

Vous avez dit qu’elle était passée chez elle !

LA COMTESSE.

Passée... ou entrée-là ; je ne sais lequel.

LE COMTE.

Si c’est Suzanne, d’où vient le trouble où je vous vois ?

LA COMTESSE.

Du trouble pour ma camariste ?

LE COMTE.

Pour votre camariste, je ne sais ; mais pour du trouble, assurément.

LA COMTESSE.

Assurément, Monsieur, cette fille vous trouble, et vous occupe beaucoup plus que moi.

LE COMTE, en colère.

Elle m’occupe à tel point, Madame, que je veux la voir à l’instant.

LA COMTESSE.

Je crois, en effet, que vous le voulez souvent ; mais voilà bien les soupçons les moins fondés...

 

 

Scène XIII

 

LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE entre avec des hardes et pousse la porte du fond

 

LE COMTE.

Ils en seront plus aisés à détruire.

Il crie en regardant du côté du cabinet.

– Sortez, Suzon ; je vous l’ordonne.

Suzanne s’arrête auprès de l’alcôve dans le fond.

LA COMTESSE.

Elle est presque nue, Monsieur : vient-on troubler ainsi des femmes dans leur retraite ? Elle essayait des hardes que je lui donne en la mariant ; elle s’est enfuie, quand elle vous a entendu.

LE COMTE.

Si elle craint tant de se montrer, au moins elle peut parler.

Il se tourne vers la porte du cabinet.

Répondez-moi, Suzanne ; êtes-vous dans ce cabinet ?

Suzanne, restée au fond, se jette dans l’alcôve, et s’y cache.

LA COMTESSE, vivement, tournée vers le cabinet.

Suzon, je vous défends de répondre.

Au comte.

On n’a jamais poussé si loin la tyrannie !

LE COMTE s’avance vers le cabinet.

Oh bien, puisqu’elle ne parle pas, vêtue ou non, je la verrai.

LA COMTESSE se met au-devant.

Partout ailleurs je ne puis l’empêcher ; mais j’espère aussi que chez moi...

LE COMTE.

Et moi j’espère savoir dans un moment quelle est cette Suzanne mystérieuse. Vous demander la clef, serait, je le vois, inutile ! mais il est un moyen sûr de jeter en dedans cette légère porte. Holà quelqu’un ?

LA COMTESSE.

Attirer vos gens, et faire un scandale public d’un soupçon qui nous rendrait la fable du château ?

LE COMTE.

Fort bien, Madame ; en effet, j’y suffirai ; je vais à l’instant prendre chez moi ce qu’il faut...

Il marche pour sortir et revient.

Mais pour que tout reste au même état, voudrez-vous bien m’accompagner sans scandale et sans bruit, puisqu’il vous déplaît tant ?... une chose aussi simple, apparemment, ne me sera pas refusée !

LA COMTESSE, troublée.

Eh ! Monsieur, qui songe à vous contrarier ?

LE COMTE.

Ah ! j’oubliais la porte qui va chez vos femmes ; il faut que je la ferme aussi, pour que vous soyez pleinement justifiée.

Il va fermer la porte du fond, et en ôte la clef.

LA COMTESSE, à part.

Ô ! ciel ! étourderie funeste !

LE COMTE, revenant à elle.

Maintenant que cette chambre est close, acceptez mon bras, je vous prie ;

Il élève la voix.

et quant à la Suzanne du cabinet, il faudra qu’elle ait la bonté de m’attendre, et le moindre mal qui puisse lui arriver à mon retour...

LA COMTESSE.

En vérité, Monsieur, voilà bien la plus odieuse aventure...

Le comte l’emmène et ferme la porte à la clef.

 

 

Scène XIV

 

SUZANNE, CHÉRUBIN

 

SUZANNE sort de l’alcôve, accourt vers le cabinet et parle à travers la serrure.

Ouvrez, Chérubin, ouvrez vite, c’est Suzanne ; ouvrez et sortez.

CHÉRUBIN sort.[7]

Ah, Suzon, quelle horrible scène !

SUZANNE.

Sortez, vous n’avez pas une minute.

CHÉRUBIN, effrayé.

Eh par où sortir ?

SUZANNE.

Je n’en sais rien, mais sortez.

CHÉRUBIN.

S’il n’y a pas d’issue ?

SUZANNE.

Après la rencontre de tantôt, il vous écraserait ! et nous serions perdues. – Courez conter à Figaro...

CHÉRUBIN.

La fenêtre du jardin n’est peut-être pas bien haute.

Il court y regarder.

SUZANNE, avec effroi.

Un grand étage ! impossible ! ah ma pauvre maîtresse ! et mon mariage, ô ciel !

CHÉRUBIN revient.

Elle donne sur la melonnière ; quitte à gâter une couche ou deux.

SUZANNE le retient et s’écrie.

Il va se tuer.

CHÉRUBIN, exalté.

Dans un gouffre allumé, Suzon ! oui je m’y jetterais plutôt que de lui nuire... Et ce baiser va me porter bonheur.

Il l’embrasse et court sauter par la fenêtre.

 

 

Scène XV

 

SUZANNE, seule, un cri de frayeur

 

Ah !...

Elle tombe assise un moment. Elle va péniblement regarder à la fenêtre et revient.

Il est déjà bien loin. Ô le petit garnement ! aussi leste que joli ! si celui-là manque de femmes... Prenons sa place au plutôt.

En entrant dans le cabinet.

Vous pouvez à présent, monsieur le comte, rompre la cloison, si cela vous amuse ; au diantre qui répond un mot.

Elle s’y enferme.

 

 

Scène XVI

 

LE COMTE, LA COMTESSE rentrent dans la chambre

 

LE COMTE, une pince à la main, qu’il jette sur le fauteuil.

Tout est bien comme je l’ai laissé. Madame, en m’exposant à briser cette porte, réfléchissez aux suites : encore une fois voulez-vous l’ouvrir ?

LA COMTESSE.

Eh, Monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux époux ? Si l’amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs ; malgré leur déraison, je les excuserais ; j’oublierais, peut-être, en faveur du motif, ce qu’elles ont d’offensant pour moi. Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet excès un galant homme ?

LE COMTE.

Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte ; ou je vais à l’instant...

LA COMTESSE, au-devant.

Arrêtez, Monsieur, je vous prie. Me croyez-vous capable de manquer à ce que je me dois ?

LE COMTE.

Tout ce qu’il vous plaira, Madame ; mais je verrai qui est dans ce cabinet.

LA COMTESSE, effrayée.

Hé bien, Monsieur, vous le verrez. Écoutez moi... tranquillement.

LE COMTE.

Ce n’est donc pas Suzanne ?

LA COMTESSE, timidement.

Au moins n’est-ce pas non plus une personne... dont vous deviez rien redouter... nous disposions une plaisanterie... bien innocente, en vérité, pour ce soir... et je vous jure...

LE COMTE.

Et vous me jurez ?

LA COMTESSE.

Que nous n’avions pas plus de dessein de vous offenser l’un que l’autre.

LE COMTE, vite.

L’un que l’autre ? c’est un homme.

LA COMTESSE.

Un enfant, Monsieur.

LE COMTE.

Hé qui donc ?

LA COMTESSE.

À peine osé-je le nommer !

LE COMTE, furieux.

Je le tuerai.

LA COMTESSE.

Grands dieux !

LE COMTE.

Parlez donc.

LA COMTESSE.

Ce jeune... Chérubin...

LE COMTE.

Chérubin ! l’insolent ! voila mes soupçons et le billet expliqués.

LA COMTESSE, joignant les mains.

Ah ! Monsieur, gardez de penser....

LE COMTE, frappant du pied. À part.

 Je trouverai partout ce maudit page !

Haut.

Allons, Madame, ouvrez ; je sais tout, maintenant. Vous n’auriez pas été si émue, en le congédiant ce matin ; il serait parti quand je l’ai ordonné ; vous n’auriez pas mis tant de fausseté dans votre conte de Suzanne ; il ne se serait pas si soigneusement caché, s’il n’y avait rien de criminel.

LA COMTESSE.

Il a craint de vous irriter en se montrant.

LE COMTE, hors de lui, et criant tourné vers le cabinet.

Sors donc, petit malheureux !

LA COMTESSE le prend à bras le corps, en l’éloignant.

Ah ! Monsieur, Monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N’en croyez pas un injuste soupçon, de grâce ; et que le désordre, où vous l’allez trouver...

LE COMTE.

Du désordre !

LA COMTESSE.

Hélas oui ; prêt à s’habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste et sans manteau, le col ouvert, les bras nus ; il allait essayer...

LE COMTE.

Et vous vouliez garder votre chambre ! Indigne épouse ! ah, vous la garderez... longtemps ; mais il faut avant que j’en chasse un insolent, de manière à ne plus le rencontrer nulle part.

LA COMTESSE se jette à genoux, les bras élevés.

Monsieur le comte, épargnez un enfant ; je ne me consolerais pas d’avoir causé...

LE COMTE.

Vos frayeurs aggravent son crime.

LA COMTESSE.

Il n’est pas coupable, il partait : c’est moi qui l’ai fait appeler.

LE COMTE, furieux.

Levez-vous. Ôtez-vous... Tu es bien audacieuse d’oser me parler pour un autre !

LA COMTESSE.

Eh bien ! je m’ôterai, Monsieur, je me lèverai ; je vous remettrai même la clef du cabinet : mais, au nom de votre amour...

LE COMTE.

De mon amour ! perfide !

LA COMTESSE se lève et lui présente la clef.

Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal ; et puisse après, tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convaincs pas...

LE COMTE, prenant la clef.

Je n’écoute plus rien.

LA COMTESSE
se jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux.

Ô ! ciel ! il va périr.

LE COMTE ouvre la porte et recule.

C’est Suzanne !

 

 

Scène XVII

 

LA COMTESSE, LE COMTE, SUZANNE

 

SUZANNNE sort en riant.

Je le tuerai, je le tuerai. Tuez-le donc, ce méchant page !

LE COMTE, à part.

Ah quelle école !

Regardant la comtesse qui est restée stupéfaite.

Et vous aussi, vous jouez l’étonnement ?... Mais peut-être elle n’y est pas seule.

Il entre.

 

 

Scène XVIII

 

LA COMTESSE, assise, SUZANNE

 

SUZANNE accourt à sa maîtresse.

Remettez-vous, Madame, il est bien loin ; il a fait un saut...

LA COMTESSE.

Ah, Suzon, je suis morte.

 

 

Scène XIX

 

LA COMTESSE, assise, SUZANNE, LE COMTE

 

LE COMTE sort du cabinet d’un air confus. Après un court silence.

Il n’y a personne, et pour le coup j’ai tort. – Madame ? Vous jouez fort bien la comédie.

SUZANNE, gaîment.

Et moi, Monseigneur ?

La comtesse, son mouchoir sur sa bouche pour se remettre, ne parle pas.

LE COMTE s’approche.[8]

Quoi, Madame, vous plaisantiez ?

LA COMTESSE, se remettant un peu.

Et pourquoi non, Monsieur ?

LE COMTE.

Quel affreux badinage ! et par quel motif, je vous prie ?...

LA COMTESSE.

Vos folies méritent-elles de la pitié ?

LE COMTE.

Nommer folies ce qui touche à l’honneur !

LA COMTESSE, assurant son ton par degrés.

Me suis-je unie à vous pour être éternellement dévouée à l’abandon et à la jalousie, que vous seul osez concilier ?

LE COMTE.

Ah ! Madame, c’est sans ménagement.

SUZANNE.

Madame n’avait qu’à vous laisser appeler les gens.

LE COMTE.

Tu as raison, et c’est à moi de m’humilier... Pardon, je suis d’une confusion !...

SUZANNE.

Avouez, Monseigneur, que vous la méritez un peu !

LE COMTE.

Pourquoi donc ne sortais-tu pas, lorsque je t’appelais ? mauvaise !

SUZANNE.

Je me r’habillais de mon mieux, à grand renfort d’épingles et madame qui me le défendait, avait bien ses raisons pour le faire.

LE COMTE.

Au lieu de rappeler mes torts, aide-moi plutôt à l’apaiser.

LA COMTESSE.

Non, Monsieur ; un pareil outrage ne se couvre point. Je vais me retirer aux Ursulines, et je vois trop qu’il en est temps.

LE COMTE.

Le pourriez-vous sans quelques regrets ?

SUZANNE.

Je suis sûre moi, que le jour du départ serait la veille des larmes.

LA COMTESSE.

Eh ! quand cela serait, Suzon ; j’aime mieux le regretter, que d’avoir la bassesse de lui pardonner ; il m’a trop offensée.

LE COMTE.

Rosine !...

LA COMTESSE.

Je ne la suis plus, cette Rosine que vous avez tant poursuivie ! je suis la pauvre comtesse Almaviva ; la triste femme délaissée, que vous n’aimez plus.

SUZANNE.

Madame.

LE COMTE, suppliant.

Par pitié.

LA COMTESSE.

Vous n’en aviez aucune pour moi.

LE COMTE.

Mais aussi ce billet... Il m’a tourné le sang !

LA COMTESSE.

Je n’avais pas consenti qu’on l’écrivît.

LE COMTE.

Vous le saviez ?

LA COMTESSE.

C’est cet étourdi de Figaro

LE COMTE.

Il en était ?

LA COMTESSE.

...Qui l’a remis à Bazile.

LE COMTE.

Qui m’a dit le tenir d’un paysan. Ô perfide chanteur ! lame à deux tranchants ! c’est toi qui paieras pour tout le monde.

LA COMTESSE.

Vous demandez pour vous un pardon que vous refusez aux autres : voilà bien les hommes ! Ah ! et jamais je consentais à pardonner en faveur de l’erreur où vous a jeté ce billet, j’exigerais que l’amnistie fût générale.

LE COMTE.

Hé bien, de tout mon cœur, Comtesse. Mais comment réparer une faute aussi humiliante ?

LA COMTESSE se lève.

Elle l’était pour tous deux.

LE COMTE.

Ah ! dites pour moi seul. – Mais je suis encore à concevoir comment les femmes prennent si vite et si juste, l’air et le ton des circonstances. Vous rougissiez, vous pleuriez, votre visage était défait... D’honneur il l’est encore.

LA COMTESSE, s’efforçant de sourire.

Je rougissais... du ressentiment de vos soupçons. Mais les hommes sont-ils assez délicats pour distinguer l’indignation d’une âme honnête outragée, d’avec la confusion qui naît d’une accusation méritée ?

LE COMTE, souriant.

Et ce page en désordre, en veste et presque nu...

LA COMTESSE, montrant Suzanne.

Vous le voyez devant vous. N’aimez-vous pas mieux l’avoir trouvé que l’autre ? En général, vous ne haïssez pas de rencontrer celui-ci.

LE COMTE, riant plus fort.

Et ces prières, ces larmes feintes...

LA COMTESSE.

Vous me faites rire, et j’en ai peu d’envie.

LE COMTE.

Nous croyons valoir quelque chose en politique, et nous ne sommes que des enfants. C’est vous, c’est vous, Madame, que le roi devrait envoyer en ambassade à Londres ! Il faut que votre sexe ait fait une étude bien réfléchie de l’art de se composer pour réussir à ce point !

LA COMTESSE.

C’est toujours vous qui nous y forcez.

SUZANNE.

Laissez-nous prisonniers sur parole, et vous verrez si nous sommes gens d’honneur.

LA COMTESSE.

Brisons-là, monsieur le Comte. J’ai peut-être été trop loin ; mais mon indulgence en un cas aussi grave, doit au moins m’obtenir la vôtre.

LE COMTE.

Mais vous répéterez que vous me pardonnez.

LA COMTESSE.

Est-ce que je l’ai dit, Suzon ?

SUZANNE.

Je ne l’ai pas entendu, Madame.

LE COMTE.

Eh bien, que ce mot vous échappe.

LA COMTESSE.

Le méritez-vous donc, ingrat ?

LE COMTE.

Oui, par mon repentir.

SUZANNE.

Soupçonner un homme dans le cabinet de madame !

LE COMTE.

Elle m’en a si sévèrement puni !

SUZANNE.

Ne pas s’en fier à elle, quand elle dit que c’est sa camariste !

LE COMTE.

Rosine, êtes-vous donc implacable ?

LA COMTESSE.

Ah ! Suzon ! que je suis faible ! quel exemple je te donne !

Tendant la main au comte.

On ne croira plus à la colère des femmes.

SUZANNE.

Bon ! Madame, avec eux, ne faut-il pas toujours en venir là ?

Le Comte baise ardemment la main de sa femme.

 

 

Scène XX

 

SUZANNE, FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE

 

FIGARO, arrivant tout essoufflé.

On disait madame incommodée. Je suis vile accouru... je vois avec joie qu’il n’en est rien.

LE COMTE, sèchement.

Vous êtes fort attentif.

FIGARO.

Et c’est mon devoir. Mais puisqu’il n’en est rien, Monseigneur ; tous vos jeunes vassaux des deux sexes sont en bas avec les violons et les cornemuses, attendant pour m’accompagner, l’instant où vous permettrez que je mène ma fiancée...

LE COMTE.

Et qui surveillera la Comtesse au château ?

FIGARO.

La veiller ! elle n’est pas malade.

LE COMTE.

Non ; mais cet homme absent qui doit l’entretenir ?

FIGARO.

Quel homme absent ?

LE COMTE.

L’homme du billet que vous avez remis à Bazile.

FIGARO.

Qui dit cela ?

LE COMTE.

Quand je ne le saurais pas d’ailleurs, fripon ! ta physionomie qui t’accuse, me prouverait déjà que tu mens.

FIGARO.

S’il est ainsi, ce n’est pas moi qui mens, c’est ma physionomie.

SUZANNE.

Va, mon pauvre Figaro ! n’use pas ton éloquence en défaites ; nous avons tout dit.

FIGARO.

Et quoi dit ? vous me traitez comme un Bazile !

SUZANNE.

Que tu avais écrit le billet de tantôt pour faire accroire à Monseigneur, quand il entrerait, que le petit page était dans ce cabinet, où je me suis enfermée.

LE COMTE.

Qu’as-tu à répondre ?

LA COMTESSE.

Il n’y a plus rien à cacher, Figaro ; le badinage est consommé...

FIGARO, cherchant à deviner.

Le badinage est consommé ?

LE COMTE.

Oui, consommé. Que dis-tu là-dessus ?

FIGARO.

Moi ! je dis... que je voudrais bien qu’on en pût dire autant de mon mariage ; et si vous l’ordonnez...

LE COMTE.

Tu conviens donc enfin du billet ?

FIGARO.

Puisque Madame le veut, que Suzanne le veut, que vous le voulez vous-même, il faut bien que je le veuille aussi : mais à votre place, en vérité, Monseigneur, je ne croirais pas un mot de tout ce que nous vous disons.

LE COMTE.

Toujours mentir contre l’évidence ! à la fin, cela m’irrite.

LA COMTESSE, en riant.

Eh, ce pauvre garçon ! pourquoi voulez-vous, Monsieur, qu’il dise une fois la vérité ?

FIGARO, bas, à Suzanne.

Je l’avertis de son danger ; c’est tout ce qu’un honnête homme peut faire.

SUZANNE, bas.

As-tu vu le petit page ?

FIGARO, bas.

Encore tout froissé.

SUZANNE, bas.

Ah, Pécaïre !

LA COMTESSE.

Allons, monsieur le Comte, ils brûlent de s’unir : leur impatience est naturelle ! entrons pour la cérémonie.

LE COMTE, à part.

Et Marceline, Marceline...

Haut.

je voudrais être... au moins vêtu.

LA COMTESSE.

Pour nos gens ! est-ce que je le suis ?

 

 

Scène XXI

 

FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE, LE COMTE, ANTONIO

 

ANTONIO, demi-gris, tenant un pot de giroflées écrasées.

Monseigneur ! Monseigneur !

LE COMTE.

Que me veux-tu, Antonio ?

ANTONIO.

Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches. On jette toutes sortes de choses par ces fenêtres ; et tout à l’heure encore on vient d’en jeter un homme.

LE COMTE.

Par ces fenêtres ?

ANTONIO.

Regardez comme on arrange mes giroflées !

SUZANNE, bas, à Figaro.

Alerte, Figaro ! alerte.

FIGARO.

Monseigneur, il est gris dès le matin.

ANTONIO.

Vous n’y êtes pas. C’est un petit reste d’hier. Voilà comme on fuit des jugements... ténébreux.

LE COMTE, avec feu.

Cet homme ! cet homme ! où est-il ?

ANTONIO.

Où il est ?

LE COMTE.

Oui.

ANTONIO.

C’est ce que je dis. Il faut me le trouver déjà. Je suis votre domestique ; il n’y a que moi qui prends soin de votre jardin ; il y tombe un homme et vous sentez... que ma réputation en est effleurée.

SUZANNE, bas, à Figaro.

Détourne, détourne.

FIGARO.

Tu boiras donc toujours ?

ANTONIO.

Et si je ne buvais pas, je deviendrais enragé.

LA COMTESSE.

Mais en prendre ainsi sans besoin...

ANTONIO.

Boire sans soif et faire l’amour en tout temps, Madame ; il n’y a que ça qui nous distingue des autres bêtes.

LE COMTE, vivement.

Réponds-moi donc, ou je vais te chasser.

ANTONIO.

Est-ce que je m’en irais ?

LE COMTE.

Comment donc ?

ANTONIO, se touchant le front.

Si vous n’avez pas assez de ça pour garder un bon domestique ; je ne suis pas assez bête, moi, pour renvoyer un si bon maître.

LE COMTE le secoue avec colère.

Ou a, dis-tu, jeté un homme par cette fenêtre ?

ANTONIO.

Oui, mon Excellence ; tout à l’heure, en veste blanche, et qui s’est enfui, jarni, courant...

LE COMTE, impatienté.

Après ?

ANTONIO.

J’ai bien voulu courir après ; mais je me suis donné contre la grille une si fière gourde à la main, que je ne peux plus remuer ni pied ni patte de ce doigt-là.

Levant le doigt.

LE COMTE.

Au moins tu reconnaîtrais l’homme ?

ANTONIO.

Oh ! que oui-dà !... si je l’avais vu ! pourtant !

SUZANNE, bas, à Figaro.

Il ne l’a pas vu.

FIGARO.

Voilà bien du train pour un pot de fleurs ! combien te faut-il, pleurard ! avec ta giroflée ? Il est inutile de chercher, Monseigneur, c’est moi qui ai sauté.

LE COMTE.

Comment c’est vous !

ANTONIO.

Combien te faut-il, pleurard ? Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là ? car je vous ai trouvé beaucoup plus moindre, et plus fluet !

FIGARO.

Certainement ; quand on saute, ou se pelotonne...

ANTONIO.

M’est avis que c’était plutôt... qui dirait, le gringalet de page.

LE COMTE.

Chérubin, tu veux dire ?

FIGARO.

Oui, revenu tout exprès avec son cheval, de la porte de Séville, où peut-être il est déjà.

ANTONIO.

Ô ! non, je ne dis pas ça, je ne dis pas ça ; je n’ai pas vu sauter de cheval, car je le dirais de même.

LE COMTE.

Quelle patience !

FIGARO.

J’étais dans la chambre des femmes en veste blanche : il fait un chaud !... J’attendais là ma Suzanette, quand j’ai oui tout à coup la voix de Monseigneur, et le grand bruit qui se faisait : je ne sais quelle crainte m’a saisi à l’occasion de ce billet ; et s’il faut avouer ma bêtise, j’ai sauté sans réflexion sur les couches, où je me suis même un peu foulé le pied droit.

Il frotte son pied.

ANTONIO.

Puisque c’est vous, il est juste de vous rendre ce brinborion de papier qui a coulé de votre veste en tombant.

LE COMTE se jette dessus.

Donne-le moi.

Il ouvre le papier et le referme.

FIGARO, à part.

Je suis pris.

LE COMTE, à Figaro.

La frayeur ne vous aura pas fait oublier ce que contient ce papier, ni comment il se trouvait dans votre poche ?

FIGARO, embarrassé, fouille dans ses poches et en tire des papiers.

Non sûrement... Mais c’est que j’en ai tant. Il faut répondre à tout...

Il regarde un des papiers.

Ceci ? ah ! c’est une lettre de Marceline, en quatre pages, elle est belle !... Ne serait-ce pas la requête de ce pauvre braconnier en prison ?... non, la voici... J’avais l’état des meubles du petit château, dans l’autre poche....

Le Comte r’ouvre le papier qu’il tient.

LA COMTESSE, bas, à Suzanne.

Ah dieux ! Suzon. C’est le brevet d’officier.

SUZANNE, bas, à Figaro.

Tout est perdu, c’est le brevet.

LE COMTE replie le papier.

Eh bien ! l’homme aux expédients, vous ne devinez pas ?

ANTONIO, s’approchant de Figaro.[9]

Monseigneur dit, si vous ne devinez pas ?

FIGARO le repousse.

Fi donc ! vilain qui me parle dans le nez !

LE COMTE.

Vous ne vous rappelez pas ce que ce peut être ?

FIGARO.

A, a, a, ah ! Povero ! ce sera le brevet de ce malheureux enfant, qu’il m’avait remis, et que j’ai oublié de lui rendre. O, o, o, oh ! étourdi que je suis ! que fera-t-il sans son brevet ? il faut courir...

LE COMTE.

Pourquoi vous l’aurait-il remis ?

FIGARO, embarrassé.

Il... désirait qu’on y fit quelque chose.

LE COMTE regarde son papier.

Il n’y manque rien.

LA COMTESSE, bas, à Suzanne.

Le cachet.

SUZANNE, bas, à Figaro.

Le cachet manque.

LE COMTE, à Figaro.

Vous ne répondez pas ?

FIGARO.

C’est... qu’en effet, il y manque peu de chose. Il dit que c’est l’usage.

LE COMTE.

L’usage ! l’usage ! l’usage de quoi ?

FIGARO.

D’y apposer le sceau de vos armes. Peut-être aussi que cela ne valait pas la peine.

LE COMTE r’ouvre le papier et le chiffonne de colère.

Allons, il est écrit que je ne saurai rien.

À part.

C’est ce Figaro qui les mène, et je ne m’en vengerais pas !

Il veut sortir avec dépit.

FIGARO, l’arrêtant.

Vous sortez, sans ordonner mon mariage ?

 

 

Scène XXII

 

BAZILE, BARTHOLO, MARCELINE, FIGARO, LE COMTE, GRIPE-SOLEIL, LA COMTESSE, SUZANNE, ANTONIO, VALETS DU COMTE, SES VASSAUX

 

MARCELINE, au Comte.

Ne l’ordonnez pas, Monseigneur ; avant de lui faire grâce, vous nous devez justice. Il a des engagements avec moi.

LE COMTE, à part.

Voilà ma vengeance arrivée.

FIGARO.

Des engagements ! de quelle nature ? expliquez-vous.

MARCELINE.

Oui, je m’expliquerai, malhonnête !

La Comtesse s’assied sur une bergère. Suzanne est derrière elle.

LE COMTE.

De quoi s’agit-il, Marceline ?

MARCELINE.

D’une obligation de mariage.

FIGARO.

Un billet, voilà tout, pour de l’argent prêté.

MARCELINE, au Comte.

Sous condition de m’épouser. Vous êtes un grand Seigneur, le premier juge de la province...

LE COMTE.

Présentez-vous au tribunal, j’y rendrai justice à tout le monde.

BAZILE, montrant Marceline.

En ce cas, votre grandeur permet que je fasse aussi valoir mes droits sur Marceline ?

LE COMTE, à part.

Ah ! voilà mon fripon du billet.

FIGARO.

Autre fou de la même espèce !

LE COMTE, en colère, à Bazile.

Vos droits ! vos droits ! il vous convient bien de parler devant moi, maître sot !

ANTONIO, frappant dans sa main.

Il ne l’a ma foi pas manqué du premier coup : c’est son nom.

LE COMTE.

Marceline, on suspendra tout jusqu’à l’examen de vos titres, qui se fera publiquement dans la grande salle d’audience. Honnête Bazile ! agent fidèle et sûr ! allez au bourg chercher les gens du siège.

BAZILE.

Pour son affaire ?

LE COMTE.

Et vous m’amènerez le paysan du billet.

BAZILE.

Est-ce que je le connais ?

LE COMTE.

Vous résistez !

BAZILE.

Je ne suis pas entré au château, pour en faire les commissions.

LE COMTE.

Quoi donc ?

BAZILE.

Homme à talent sur l’orgue du village, je montre le clavecin à Madame, à chanter à ses femmes, la mandoline aux pages ; et mon emploi surtout, est d’amuser votre compagnie avec ma guitare, quand il vous plaît me l’ordonner.

GRIPE-SOLEIL s’avance.

J’irai bien, Monsigneu, si cela vous plaira ?

LE COMTE.

Quel est ton nom, et ton emploi ?

GRIPE-SOLEIL.

Je suis Gripe-Soleil, mon bon Signeu ; le petit patouriau des chèvres, commandé pour le feu d’artifice. C’est fête aujourd’hui dans le troupiau ; et je sais ous-ce-qu’est toute l’enragée boutique à procès du pays.

LE COMTE.

Ton zèle me plaît ; vas-y : mais, vous,

À Bazile.

accompagnez Monsieur en jouant de la guitare, et chantant pour l’amuser en chemin. Il est de ma compagnie.

GRIPE-SOLEIL, joyeux.

Oh, moi, je suis de la...

Suzanne l’apaise de la main, en lui montrant la Comtesse.

BAZILE, surpris.

Que j’accompagne Gripe-Soleil en jouant ?...

LE COMTE.

C’est votre emploi : partez, ou je vous chasse.

Il sort.

 

 

Scène XXIII

 

BAZILE, BARTHOLO, MARCELINE, FIGARO, GRIPE-SOLEIL, LA COMTESSE, SUZANNE, ANTONIO, VALETS DU COMTE, SES VASSAUX

 

BAZILE, à lui-même.

Ah ! je n’irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis...

FIGARO.

Qu’une cruche.

BAZILE, à part.

Au lieu d’aider à leur mariage, je m’en vais assurer le mien avec Marceline.

À Figaro.

Ne conclus rien, crois-moi, que je ne sois de retour.

Il va prendre la guitare sur le fauteuil du fond.

FIGARO le suit.

Conclure ! oh va, ne crains rien ; quand même tu ne reviendrais jamais tu n’as pas l’air en train de chanter ; veux-tu que je commence ?... allons gai ! haut là-mi-là, pour ma fiancée.

Il se met en marche à reculons, danse en chantant la séguedille suivante, Bazile accompagne, et tout le monde le suit.

Séguedille : air noté.

Je préfère à richesse,
La sagesse
De ma Suzon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Aussi sa gentillesse
Est maîtresse
De ma raison ;
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon.

Le bruit s’éloigne, on n’entend pas le reste.

 

 

Scène XXIV

 

SUZANNE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE, dans sa bergère.

Vous voyez, Suzanne, la jolie scène que votre étourdi m’a valu avec son billet.

SUZANNE.

Ah, Madame, quand je suis rentrée du cabinet, si vous aviez vu votre visage ! il s’est terni tout à coup : mais ce n’a été qu’un nuage ; et par degrés, vous êtes devenue, rouge, rouge, rouge !

LA COMTESSE.

Il a donc sauté par la fenêtre ?

SUZANNE.

Sans hésiter, le charmant enfant ! léger... comme une abeille.

LA COMTESSE.

Ah ce fatal jardinier ! Tout cela m’a remuée au point... que je ne pouvais rassembler deux idées.

SUZANNE.

Ah ! Madame, au contraire ; et c’est là que j’ai vu combien l’usage du grand monde donne d’aisance aux Dames comme il faut, pour mentir sans qu’il y paraisse.

LA COMTESSE.

Croisera que le Comte en soit la dupe ? et s’il trouvait cet enfant au château !

SUZANNE.

Je vais recommander de le cacher si bien

LA COMTESSE.

Il faut qu’il parte. Après ce qui vient d’arriver, vous croyez bien que je ne suis pas tentée de l’envoyer au jardin à votre place.

SUZANNE.

Il est certain que je n’irai pas non plus. Voilà donc mon mariage encore une fois...

LA COMTESSE se lève.

Attends... Au lieu d’un autre, ou de toi, si j’y allais moi-même !

SUZANNE.

Vous, Madame ?

LA COMTESSE.

Il n’y aurait personne d’exposé... le Comte alors ne pourrait nier... Avoir puni sa jalousie, et lui prouver son infidélité ! cela serait... Allons : le bonheur d’un premier hasard m’enhardit à tenter le second. Fais-lui savoir promptement que tu te rendras au jardin. Mais surtout que personne...

SUZANNE.

Ah ! Figaro.

LA COMTESSE.

Non, non. Il voudrait mettre ici du sien... Mon masque de velours, et ma canne ; que j’aille y rêver sur la terrasse.

Suzanne entre dans le cabinet de toilette.

 

 

Scène XXV

 

LA COMTESSE, seule

 

Il est assez effronté mon petit projet !

Elle se retourne.

Ah le ruban ! mon joli ruban ! je t’oubliais !

Elle le prend sur sa bergère et le roule.

Tu ne me quitteras plus... tu me rappelleras la scène où ce malheureux enfant... ah ! monsieur le Comte ! qu’avez-vous fait ?... et moi ! que fais-je en ce moment ?

 

 

Scène XXVI

 

LA COMTESSE, SUZANNE

 

La Comtesse met furtivement le ruban dans son sein.

SUZANNE.

Voici la canne et votre loup.

LA COMTESSE.

Souviens-toi que je t’ai défendu d’en dire un mot à Figaro.

SUZANNE, avec joie.

Madame, il est charmant votre projet. Je viens d’y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout ; et quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain.

Elle baise la main de sa maîtresse. Elles sortent.

Pendant l’entr’acte, des valets arrangent la salle d’audience : on apporte les deux banquettes à dossier des Avocats, que l’on place aux deux côtés du Théâtre, de façon que le passage soit libre par derrière. On pose une estrade à deux marches dans le milieu du Théâtre, vers le fond, sur laquelle on place le fauteuil du Comte. On met la table du Greffier et son tabouret de côté sur le devant, et des sièges pour Brid’oison et d’autres Juges, des deux côtés de l’estrade du Comte.

 

 

ACTE III

 

Le Théâtre représente une salle du Château, appelée salle du Trône, et servant de salle d’audience, ayant sur le côté une impériale en dais, et dessous le portrait du Roi.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, PÉDRILLE, en veste, botté, tenant un paquet cacheté

 

LE COMTE, vite.

M’as-tu bien entendu ?

PÉDRILLE.

Excellence, oui.

Il sort.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, seul, criant

 

Pedrille ?

 

 

Scène III

 

LE COMTE, PÉDRILLE revient

 

PÉDRILLE.

Excellence ?

LE COMTE.

On ne t’a pas vu ?

PÉDRILLE.

Âme qui vive.

LE COMTE.

Prenez le cheval barbe.

PÉDRILLE.

Il est à la grille du potager, tout sellé.

LE COMTE.

Ferme, d’un trait, jusqu’à Séville.

PÉDRILLE.

Il n’y a que trois lieues, elles sont bonnes.

LE COMTE.

En descendant, sachez si le page est arrivé.

PÉDRILLE.

Dans l’hôtel ?

LE COMTE.

Oui ; surtout depuis quel temps ?

PÉDRILLE.

J’entends.

LE COMTE.

Remets-lui son brevet, et reviens vite.

PÉDRILLE.

Et s’il n’y était pas ?

LE COMTE.

Revenez plus vite, et m’en rendez compte : allez.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, seul, marche en rêvant

 

J’ai fait une gaucherie en éloignant Bazile !... la colère n’est bonne à rien. – Ce billet remis par lui, qui m’avertit d’une entreprise sur la Comtesse ; la camariste enfermée quand j’arrive ; la maîtresse affectée d’une terreur fausse ou vraie ; un homme qui saute par la fenêtre, et l’autre après qui avoue... ou qui prétend que c’est lui... Le fil m’échappe. Il y a là dedans une obscurité... Des libertés chez mes vassaux, qu’importe à gens de cette étoffe ? mais la comtesse ! si quelque insolent attentait où m’égaré-je ? En vérité quand la tête se monte, l’imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve ! – Elle s’amusait ; ces ris étouffés, cette joie mal éteinte ! – Elle se respecte ; et mon honneur... où diable on l’a placé ! De l’autre part où suis-je ? cette friponne de Suzanne a-t-elle trahi mon secret ?... comme il n’est pas encore le sien ! Qui donc m’enchaîne à cette fantaisie ? j’ai voulu vingt fois y renoncer... Étrange effet de l’irrésolution ! si je la voulais sans débat, je la désirerais mille fois moins. – Ce Figaro se fait bien attendre ! il faut le sonder adroitement,

Figaro paraît dans le fond : il s’arrête.

et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler d’une manière détournée, s’il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, FIGARO

 

FIGARO, à part.

Nous y voilà.

LE COMTE.

...S’il en sait par elle un seul mot...

FIGARO, à part.

Je m’en suis douté.

LE COMTE.

...Je lui fais épouser la vieille...

FIGARO, à part.

Les amours de monsieur Bazile ?

LE COMTE.

...Et voyons ce que nous ferons de la jeune.

FIGARO, à part.

Ah ! ma femme, s’il vous plaît.

LE COMTE se retourne.

Hein ? quoi ? qu’est-ce que c’est ?

FIGARO s’avance.

Moi, qui me rends à vos ordres.

LE COMTE.

Et pourquoi ces mots ?

FIGARO.

Je n’ai rien dit.

LE COMTE répète.

Ma femme, s’il vous plaît ?

FIGARO.

C’est... la fin d’une réponse que je faisais : allez le dire à ma femme, s’il vous plaît.

LE COMTE se promène.

Sa femme !... Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter monsieur, quand je le fais appeler ?

FIGARO, feignant d’assurer son habillement.

Je m’étais sali sur ces couches en tombant ; je me changeais.

LE COMTE.

Faut-il une heure ?

FIGARO.

Il faut le temps.

LE COMTE.

Les domestiques ici... sont plus longs à s’habiller que les maîtres !

FIGARO.

C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider.

LE COMTE.

...Je n’ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger inutile, en vous jetant...

FIGARO.

Un danger ! on dirait que je me suis engouffré tout vivant...

LE COMTE.

Essayez de me donner le change en feignant de le prendre, insidieux valet ! vous entendez fort bien que ce n’est pas le danger qui m’inquiète, mais le motif.

FIGARO.

Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la Morena ; vous cherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloisons ! je me trouve là par hasard ; qui sait dans votre emportement si...

LE COMTE, interrompant.

Vous pouviez fuir par l’escalier.

FIGARO.

Et vous, me prendre au corridor.

LE COMTE, en colère.

Au corridor !

À part.

Je m’emporte, et nuis à ce que je veux savoir.

FIGARO, à part.

Voyons le venir, et jouons serré.

LE COMTE, radouci.

Ce n’est pas ce que je voulais dire, laissons cela. J’avais... oui, j’avais quelqu’envie de t’emmener à Londres, Courier de dépêches... mais toutes réflexions faites...

FIGARO.

Monseigneur a changé d’avis ?

LE COMTE.

Premièrement, lune sais pas l’anglais.

FIGARO.

Je sais God-dam.

LE COMTE.

Je n’entends pas.

FIGARO.

Je dis que je sais God-dam.

LE COMTE.

Hé bien ?

FIGARO.

Diable ! c’est une belle langue que l’anglais, il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. – Voulez-vous tâter d’un bon poulet gras ? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon.

Il tourne la broche.

God-dam! on vous apporte un pied de bœuf salé sans pain. C’est admirable ! Aimez-vous à boire un coup d’excellent Bourgogne ou de Clairet ? rien que celui-ci.

Il débouche une bouteille.

God-dam ! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes, qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches ? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-dam ! elle vous sangle un soufflet de crocheteur. Preuve qu’elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là, quelques autres mots en conversant ; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ; et si Monseigneur n’a pas d’autre motif de me laisser en Espagne.

LE COMTE, à part.

Il veut venir à Londres ; elle n’a pas parlé.

FIGARO, à part.

Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre.

LE COMTE.

Quel motif avait la Comtesse, pour me jouer un pareil tour ?

FIGARO.

Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi.

LE COMTE.

Je la préviens sur tout, et la comble de présents.

FIGARO.

Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu, à qui nous prive du nécessaire ?

LE COMTE.

...Autrefois tu me disais tout.

FIGARO.

Et maintenant je ne vous cache rien.

LE COMTE.

Combien la Comtesse t’a-t-elle donné pour cette belle association ?

FIGARO.

Combien me donnâtes-vous, pour la tirer des mains du docteur ! tenez Monseigneur ; n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet.

LE COMTE.

Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours du louche en ce que tu fais ?

FIGARO.

C’est qu’on en voit partout quand on cherche des torts.

LE COMTE.

Une réputation détestable !

FIGARO.

Et si je vaux mieux qu’elle ? y a-t-il beaucoup de Seigneurs qui puissent en dire autant ?

LE COMTE.

Cent fois je t’ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.

FIGARO.

Comment voulez-vous, la foule est-là : chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut ; le reste est écrasé. Aussi c’est fait ; pour moi j’y renonce.

LE COMTE.

À la fortune ?

À part.

Voici du neuf.

FIGARO, à part.

À mon tour maintenant.

Haut.

Votre Excellence m’a gratifié de la conciergerie du château ; c’est un fort joli sort : à la vérité je ne serai pas le courrier étrenné des nouvelles intéressantes ; mais en revanche, heureux avec ma femme au fond de l’Andalousie...

LE COMTE.

Qui t’empêcherait de l’emmener à Londres ?

FIGARO.

Il faudrait la quitter si souvent, que j’aurais bientôt du mariage par-dessus la tête.

LE COMTE.

Avec du caractère et de l’esprit, tu pourrais un jour t’avancer dans les bureaux.

FIGARO.

De l’esprit pour s’avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant ; et l’on arrive à tout.

LE COMTE.

...Il ne faudrait qu’étudier un peu sous moi la politique.

FIGARO.

Je la sais.

LE COMTE.

Comme l’anglais, le fond de la langue !

FIGARO.

Oui, s’il y avait ici de quoi se vanter. Mais, feindre d’ignorer ce qu’on sait, de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend ; surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret, de cacher qu’il n’y en a point ; s’enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond, quand on n’est, comme on dit, que vide et creux : jouer bien ou mal un personnage ; répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets ; intercepter des lettres ; et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens, par l’importance des objets. Voilà toute la politique, où je meure !

LE COMTE.

Eh ! c’est l’intrigue que tu définis !

FIGARO.

La politique, l’intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra. J’aime mieux ma mie au gué, comme dit la chanson du bon roi.

LE COMTE, à part.

Il veut rester. J’entends... Suzanne m’a trahi.

FIGARO, à part.

Je l’enfile et le paye en sa monnaie.

LE COMTE.

Ainsi tu espères gagner ton procès contre Marceline ?

FIGARO.

Me feriez-vous un crime de refuser une vieille fille, quand votre Excellence se permet de nous souffler toutes les jeunes ?

LE COMTE, raillant.

Au tribunal, le magistrat s’oublie, et ne voit plus que l’ordonnance.

FIGARO.

Indulgente aux grands, dure aux petits...

LE COMTE.

Crois-tu donc que je plaisante ?

FIGARO.

Eh ! qui le sait, Monseigneur ? Tempo e galant’uomo, dit l’Italien ; il dit toujours la vérité : c’est lui qui m’apprendra qui me veut du mal, ou du bien.

LE COMTE, à part.

Je vois qu’on lui a tout dit ; il épousera la duègne.

FIGARO, à part.

Il a joué au fin avec moi, qu’a-t-il appris ?

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, UN LAQUAIS, FIGARO

 

LE LAQUAIS, annonçant.

Dom Gusman Brid’oison.

LE COMTE.

Brid’oison ?

FIGARO.

Eh ! sans doute. C’est le juge ordinaire ; le lieutenant du siège ; votre prud’homme.

LE COMTE.

Qu’il attende.

Le laquais sort.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, FIGARO

 

FIGARO reste un moment à regarder le Comte qui rêve.

...Est-ce là ce que Monseigneur voulait ?

LE COMTE, revenant à lui.

Moi ?... je disais d’arranger ce salon pour l’audience publique.

FIGARO.

Hé, qu’est-ce qu’il manque ? le grand fauteuil pour vous, de bonnes chaises aux prud’hommes, le tabouret du greffier, deux banquettes aux avocats, le plancher pour le beau monde, et la canaille derrière. Je vais renvoyer les trotteurs.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, seul

 

Le maraud m’embarrassait ! en disputant, il prend son avantage, il vous serre, vous enveloppe... Ah friponne et fripon ! vous vous entendez pour me jouer ! Soyez amis, soyez amants, soyez ce qu’il vous plaira, j’y consens ; mais, parbleu, pour époux...

 

 

Scène IX

 

SUZANNE, LE COMTE

 

SUZANNE, essoufflée.

Monseigneur... pardon, Monseigneur.

LE COMTE, avec humeur.

Qu’est-ce qu’il y a, Mademoiselle ?

SUZANNE.

Vous êtes en colère !

LE COMTE.

Vous voulez quelque chose apparemment ?

SUZANNE, timidement.

C’est que ma maîtresse a ses vapeurs. J’accourais vous prier de nous prêter votre flacon d’éther. Je l’aurais rapporté dans l’instant.

LE COMTE le lui donne.

Non, non, gardez-le pour vous-même. Il ne tardera pas à vous être utile.

SUZANNE.

Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc ? c’est un mal de condition, qu’on ne prend que dans les boudoirs.

LE COMTE.

Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur...

SUZANNE.

En payant Marceline, avec la dot que vous m’avez promise...

LE COMTE.

Que je vous ai promise, moi ?

SUZANNE, baissant les yeux.

Monseigneur, j’avais cru l’entendre.

LE COMTE.

Oui, si vous consentiez à m’entendre vous-même.

SUZANNE, les yeux baissés.

Et n’est-ce pas mon devoir d’écouter son Excellence ?

LE COMTE.

Pourquoi donc, cruelle fille ! ne me l’avoir pas dit plutôt ?

SUZANNE.

Est-il jamais trop tard pour dire la vérité ?

LE COMTE.

Tu te rendrais sur la brune au jardin ?

SUZANNE.

Est-ce que je ne m’y promène pas tous les soirs ?

LE COMTE.

Tu m’as traité ce matin si durement !

SUZANNE.

Ce matin ? – Et le page derrière le fauteuil ?

LE COMTE.

Elle a raison, je l’oubliais. Mais pourquoi ce refus obstiné, quand Bazile, de ma part ?...

SUZANNE.

Quelle nécessité qu’un Bazile ?...

LE COMTE.

Elle a toujours raison. Cependant il y a un certain Figaro à qui je crains bien que vous n’ayez tout dit !

SUZANNE.

Dame ! oui, je lui dis tout... hors ce qu’il faut lui taire.

LE COMTE, en riant.

Ah charmante ! Et, tu me le promets ? si tu manquais à ta parole ; entendons-nous, mon cœur : point de rendez-vous, point de dot, point de mariage.

SUZANNE, faisant la révérence.

Mais aussi : point de mariage, point de droit du seigneur, Monseigneur.

LE COMTE.

Où prend-elle ce qu’elle dit ? d’honneur j’en raffolerai ! mais ta maîtresse attend le flacon...

SUZANNE, riant et rendant le flacon.

Aurais-je pu vous parler sans un prétexte ?

LE COMTE veut l’embrasser.

Délicieuse créature !

SUZANNE s’échappe.

Voilà du monde.

LE COMTE, à part.

Elle est à moi.

Il s’enfuit.

SUZANNE.

Allons vite rendre compte à Madame.

 

 

Scène X

 

SUZANNE, FIGARO

 

FIGARO.

Suzanne, Suzanne ! où cours-tu donc si vite en quittant Monseigneur ?

SUZANNE.

Plaide à présent, si tu le veux ; tu viens de gagner ton procès.

Elle s’enfuit.

FIGARO la suit.

Ah ! mais, dis donc...

 

 

Scène XI

 

LE COMTE rentre seul

 

Tu viens de gagner ton procès ! – Je donnais-là dans un bon piège ! Ô mes chers insolents ! je vous punirai de façon... Un bon arrêt, bien juste... mais s’il allait payer la duègne... avec quoi ?... s’il payait... Eeeeh ! n’ai-je pas le fier Antonio, dont le noble orgueil dédaigne, en Figaro, un inconnu pour sa nièce ? En caressant cette manie... pourquoi non ? dans le vaste champ de l’intrigue, il faut savoir tout cultiver, jusqu’à la vanité d’un sot.

Il appelle.

Anto...

Il voit entrer Marceline, etc. Il sort.

 

 

Scène XII

 

BARTHOLO, MARCELINE, BRID’OISON

 

MARCELINE, à Brid’oison.

Monsieur, écoutez mon affaire.

BRID’OISON, en robe, et bégayant un peu.

Eh bien ! pa-arlons-en verbalement.

BARTHOLO.

C’est une promesse de mariage.

MARCELINE.

Accompagnée d’un prêt d’argent.

BRID’OISON.

J’en-entends, et cætera, le reste.

MARCELINE.

Non, Monsieur, point d’et cætera.

BRID’OISON.

J’en-entends : vous avez la somme ?

MARCELINE.

Non, Monsieur, c’est moi qui l’ai prêtée.

BRID’OISON.

J’en-entends bien, vou-ous redemandez l’argent ?

MARCELINE.

Non, Monsieur ; je demande qu’il m’épouse.

BRID’OISON.

Eh, mais, j’en-entends fort bien ; et lui veu-eut-il vous épouser ?

MARCELINE.

Non, Monsieur ; voilà tout le procès !

BRID’OISON.

Croyez-vous que je ne l’en-entende pas, le procès ?

MARCELINE.

Non Monsieur :

À Bartholo.

où sommes-nous.

À Brid’oison.

Quoi, c’est vous qui nous jugerez ?

BRID’OISON.

Est-ce que j’ai a-acheté ma charge pour autre chose ?

MARCELINE, en soupirant.

C’est un grand abus que de les vendre !

BRID’OISON.

Oui, l’on-on ferait mieux de nous les donner pour rien. Contre qui plai-aidez-vous ?

 

 

Scène XIII

 

BARTHOLO, MARCELINE, BRID’OISON, FIGARO rentre en se frottant les mains

 

MARCELINE, montrant Figaro.

Monsieur, contre ce malhonnête homme.

FIGARO, très gaîment, à Marceline.

Je vous gène peut-être, – Monseigneur revient dans l’instant, monsieur le Conseiller.

BRID’OISON.

J’ai vu ce ga-arçon quelque part ?

FIGARO.

Chez Madame votre femme, à Séville, pour la servir, Monsieur le Conseiller.

BRID’OISON.

Dan-ans quel temps ?

FIGARO.

Un peu moins d’un an avant la naissance de monsieur votre fils le cadet, qui est un bien joli enfant, je m’en vante.

BRID’OISON.

Oui, c’est le plus jo-oli de tous. On dit que tu-u fais ici des tiennes ?

FIGARO.

Monsieur est bien bon. Ce n’est-là qu’une misère.

BRID’OISON.

Une promesse de mariage ! A-ah le pauvre benêt.

FIGARO.

Monsieur...

BRID’OISON.

A-t-il vu mon-on secrétaire, ce bon garçon ?

FIGARO.

N’est-ce pas Double-main, le greffier ?

BRID’OISON.

Oui, c’è-est qu’il mange à deux râteliers.

FIGARO.

Manger ! je suis garant qu’il dévore. Oh que oui, je l’ai vu, pour l’extrait, et pour le supplément d’extrait ; comme cela se pratique, au reste.

BRID’OISON.

On-on doit remplir les formes.

FIGARO.

Assurément, Monsieur : si le fond des procès appartient aux plaideurs, on sait bien que la forme est le patrimoine des tribunaux.

BRID’OISON.

Ce garçon là n’è-est pas si mais que je l’avais cru d’abord. Hé bien, l’ami, puisque tu en sais tant, nou-ous aurons soin de ton affaire.

FIGARO.

Monsieur, je m’en rapporte à votre équité, quoique vous soyiez de notre justice.

BRID’OISON.

Hein ?... Oui, je suis de la-a justice. Mais si tu dois, et que tu-u ne payes pas ?...

FIGARO.

Alors Monsieur voit bien que c’est comme si je ne devais pas.

BRID’OISON.

San-ans doute. – Hé mais qu’est-ce donc qu’il dit ?

 

 

Scène XIV

 

BARTHOLO, MARCELINE, LE COMTE, BRID’OISON, FIGARO, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER, précédant le Comte, crie.

Monseigneur, Messieurs.

LE COMTE.

En robe ici, seigneur Brid’oison ! ce n’est qu’une affaire domestique. L’habit de ville était trop bon.

BRID’OISON.

C’è-est vous qui l’êtes, monsieur le Comte. Mais je ne vais jamais san-ans elle ; parce que la forme, voyez-vous ; la forme ! Tel rit d’un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d’un procureur en robe. La forme, la-a forme !

LE COMTE, à l’Huissier.

Faites entrer l’audience.

L’HUISSIER va ouvrir en glapissant.

L’audience.

 

 

Scène XV

 

BARTHOLO, MARCELINE, LE COMTE, BRID’OISON, FIGARO, UN HUISSIER, ANTONIO, LES VALETS du Château, LES PAYSANS et PAYSANES en habits de fêtes, LES JUGES et LES AVOCATS, UN GREFFIER

 

Le Comte s’assied sur le grand fauteuil, Brid’oison sur une chaise à côté ;  le Greffier sur le tabouret derrière sa table ; les Juges, les Avocats sur les banquettes ; Marceline, à côté de Bartholo ; Figaro sur l’autre banquette ; les Paysans et les Valets debout derrière.

BRID’OISON, à Double-main.

Double-Main, a-appelez les causes.

DOUBLE-MAIN lit un papier.

Noble, très noble, infiniment noble, Dom Pedro George, Hidalgo, Baron de Los altos, y montes fieros, y otros montes : contre Alonzo Calderon, jeune auteur dramatique. Il est question d’une comédie mor-née, que chacun désavoue, et rejeté sur l’autre.

LE COMTE.

Ils ont raison tous deux. Hors de Cour. S’ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu’il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poète son talent.

DOUBLE-MAIN lit un autre papier.

André Pétrutchio, laboureur ; contre le receveur de la province. Il s’agit d’un forcement arbitraire.

LE COMTE.

L’affaire n’est pas de mon ressort. Je servirai mieux mes vassaux, en les protégeant près du roi. Passez.

DOUBLE-MAIN en prend un troisième. Bartholo et Figaro se lèvent.

Barbe, Agart Raab, Madelaine, Nicole, Marceline de Verte-allure, fille majeure ;

Marceline se lève et salue.

contre Figaro... nom de baptême en blanc ?

FIGARO.

Anonyme.

BRID’OISON.

A-anonyme ! Què-el patron est-ce là ?

FIGARO.

C’est le mien.

DOUBLE-MAIN écrit.

Contre anonyme Figaro. Qualités ?

FIGARO.

Gentilhomme.

LE COMTE.

Vous êtes gentilhomme ?

Le greffier écrit.

FIGARO.

Si le ciel l’eût voulu, je serais le fils d’un prince.

LE COMTE, au greffier.

Allez.

L’HUISSIER, glapissant.

Silence, Messieurs.

DOUBLE-MAIN, lit.

...Pour cause d’opposition faite au mariage dudit Figaro, par ladite de Verte-allure. Le docteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour lui-même ; si la Cour le permet, contre le vœu de l’usage, et la jurisprudence du siège.

FIGARO.

L’usage, maître Double-main, est souvent un abus ; le client un peu instruit sait toujours mieux sa cause, que certains avocats qui, suant à froid, criant à tue tête, et connaissant tout, hors le fait, s’embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur, que d’ennuyer l’auditoire, et d’endormir Messieurs : plus boursoufflés après, que s’ils eussent composé l’Oratio pro Murend ; moi je dirai le fait en peu de mots. Messieurs...

DOUBLE-MAIN.

En voilà beaucoup d’inutiles, car vous n’êtes pas demandeur, et n’avez que la défense : avancez, docteur, et lisez la promesse.

FIGARO.

Oui, promesse !

BARTHOLO, mettant ses lunettes.

Elle est précise.

BRID’OISON.

I-il faut la voir.

DOUBLE-MAIN.

Silence donc, Messieurs.

L’HUISSIER, glapissant.

Silence.

BARTHOLO lit.

Je soussigné reconnais avoir reçu de damoiselle, etc... Marceline de Verte-allure, dans le château d’Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes cordonnées ; laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château ; et je l’épouserai, par forme de reconnaissance, etc. Signé Figaro, tout court. Mes conclusions sont au paiement du billet, et à l’exécution de la promesse, avec dépens.

Il plaide.

Messieurs... jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la cour ! et depuis Alexandre-le-Grand, qui promit mariage à la belle Thalestris...

LE COMTE, interrompant.

Avant d’aller plus loin, avocat, convient-on de la validité du titre ?

BRID’OISON, à Figaro.

Qu’oppo... qu’oppo-osez vous à cette lecture ?

FIGARO.

Qu’il y a, Messieurs, malice, erreur, ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce ; car il n’est pas dit dans l’écrit ; laquelle somme je lui rendrai ET je l’épouserai ; mais, laquelle somme je lui rendrai, OU je l’épouserai ; ce qui est bien différent.

LE COMTE.

Y a-t-il ET, dans l’acte ; ou bien OU ?

BARTHOLO.

Il y a ET.

FIGARO.

Il y a OU.

BRID’OISON.

Dou-ouble-main, lisez vous-même.

DOUBLE-MAIN, prenant le papier.

Et c’est le plus sûr ; car souvent les parties déguisent en lisant.

Il lit.

E. e. e .e. Damoiselle e. e. e. de Verte-allure e. e. e. Ha ! laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château... ET... OU... ET... OU... Le mot est si mal écrit... il y a un pâté.

BRID’OISON.

Un pâ-âté ? je sais ce que c’est.

BARTHOLO, plaidant.

Je soutiens, moi, que c’est la conjonction copulative ET qui lie les membres corrélatifs de la phrase ; je paierai la demoiselle, ET je l’épouserai.

FIGARO, plaidant.

Je soutiens, moi, que c’est la conjonction alternative OU, qui sépare lesdits membres ; je paierai la donzelle, OU je l’épouserai : à pédant, pédant et demi ; qu’il s’avise de parler latin, j’y suis grec ; je l’extermine.

LE COMTE.

Comment juger pareille question ?

BARTHOLO.

Pour la trancher, Messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu’il y ait OU.

FIGARO.

J’en demande acte.

BARTHOLO.

Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable : examinons le titre en ce sens.

Il lit.

Laquelle somme je lui rendrai dans ce château où je l’épouserai ; c’est ainsi qu’on dirait, Messieurs : vous vous ferez saigner dans ce lit vous resterez chaudement, c’est dans lequel. Il prendra deux gros de rhubarbevous mêlerez un peu de tamarin : dans lesquels on mêlera. Ainsi château où je l’épouserai, Messieurs, c’est château dans lequel...

FIGARO.

Point du tout : la phrase est dans le sens de celle-ci : ou la maladie vous tuera, ou ce sera le médecin ; ou bien le médecin ; c’est incontestable. Autre exemple : ou vous n’écrirez rien qui plaise, ou les sots vous dénigreront ; ou bien les sots ; le sens est clair ; car, audit cas, sots ou méchants, sont le substantif qui gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j’aie oublié ma syntaxe ? Ainsi, je la paierai dans ce château, virgule ; ou je l’épouserai...

BARTHOLO, vite.

Sans virgule.

FIGARO, vite.

Elle y est. C’est, virgule, Messieurs, ou bien je l’épouserai.

BARTHOLO, regardant le papier : vite.

Sans virgule, Messieurs.

FIGARO, vite.

Elle y était, Messieurs. D’ailleurs, l’homme qui épouse est-il tenu de rembourser.

BARTHOLO, vite.

Oui ; nous nous marions séparés de biens.

FIGARO, vite.

Et nous de corps, dès que mariage n’est pas quittance.

Les juges se lèvent et opinent tout bas.

BARTHOLO.

Plaisant acquittement !

DOUBLE-MAIN.

Silence, Messieurs.

L’HUISSIER, glapissant.

Silence.

BARTHOLO.

Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes.

FIGARO.

Est-ce votre cause, avocat, que vous plaidez ?

BARTHOLO.

Je défends cette demoiselle.

FIGARO.

Continuez à déraisonner ; mais cessez d’injurier. Lorsque, craignant l’emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu’on appelât des tiers ; ils n’ont pas entendu que ces défenseurs modérés, deviendraient impunément des insolents privilégiés. C’est dégrader le plus noble institut.

Les juges continuent d’opiner bas.

ANTONIO, à Marceline montrant les juges.

Qu’ont-ils tant à balbucifier ?

MARCELINE.

On a corrompu le grand juge, il corrompt l’autre, et je perds mon procès.

BARTHOLO, bas, d’un ton sombre.

J’en ai peur.

FIGARO, gaîment.

Courage, Marceline ?

DOUBLE-MAIN se lève ; à Marceline.

Ah, c’est trop fort ! je vous dénonce, et pour l’honneur du tribunal, je demande qu’avant faire droit sur l’autre affaire, il soit prononcé sur celle-ci.

LE COMTE s’assied.

Non, greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle ; un juge Espagnol n’aura point à rougir d’un excès digne au plus des tribunaux asiatiques : c’est assez des autres abus ! J’en vais corriger un second en vous motivant mon arrêt : tout juge qui s’y refuse, est un grand ennemi des lois ! Que peut requérir la demanderesse ? mariage à défaut de paiement ; les deux ensemble impliqueraient.

DOUBLE-MAIN.

Silence, Messieurs.

L’HUISSIER, glapissant.

Silence.

LE COMTE.

Que nous répond le défendeur ? qu’il veut garder sa personne ; à lui permis.

FIGARO, avec joie.

J’ai gagné.

LE COMTE.

Mais comme le texte dit : laquelle somme je paierai à sa première réquisition, ou bien j’épouserai, etc. La cour condamne le défendeur à payer deux mille piastres fortes, à la demanderesse ; ou bien à l’épouser dans le jour.

Il se lève.

FIGARO, stupéfait.

J’ai perdu.

ANTONIO, avec joie.

Superbe arrêt.

FIGARO.

En quoi superbe ?

ANTONIO.

En ce que tu n’es plus mon neveu. Grand merci, Monseigneur.

L’HUISSIER, glapissant.

Passez, Messieurs.

Le peuple sort.

ANTONIO.

Je m’en vas tout conter à ma nièce.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

LE COMTE, allant de côté et d’autre, MARCELINE, ARTHOLO, FIGARO, BRID’OISON

 

MARCELINE s’assied.

Ah ! je respire.

FIGARO.

Et moi, j’étouffe.

LE COMTE, à part.

Au moins je suis vengé, cela soulage.

FIGARO, à part.

Et ce Bazile qui devait s’opposer au mariage de Marceline ; voyez comme il revient ! –

Au Comte qui sort.

Monseigneur vous nous quittez ?

LE COMTE.

Tout est jugé.

FIGARO, à Brid’oison.

C’est ce gros enflé de conseiller...

BRID’OISON.

Moi, gro-os enflé !

FIGARO.

Sans doute. Et je ne l’épouserai pas : je suis gentilhomme une fois.

Le Comte s’arrête.

BARTHOLO.

Vous l’épouserez.

FIGARO.

Sans l’aveu de mes nobles parents ?

BARTHOLO.

Nommez-les, montrez-les.

FIGARO.

Qu’on me donne un peu de temps : je suis bien près de les revoir ; il y a quinze ans que je les cherche.

BARTHOLO.

Le fat ! c’est quelqu’enfant trouvé !

FIGARO.

Enfant perdu, docteur ; ou plutôt enfant volé.

LE COMTE revient.

Volé, perdu, la preuve ? il crierait qu’on lui fait injure.

FIGARO.

Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d’or trouvés sur moi par les brigands, n’indiqueraient pas ma haute naissance ; la précaution qu’on avait prise de me faire des marques distinctives, témoignerait assez combien j’étais un fils précieux : et cet hiéroglyphe à mon bras...

Il veut se dépouiller le bras droit.

MARCELINE, se levant vivement.

Une spatule à ton bras droit ?

FIGARO.

D’où savez-vous que je dois l’avoir ?

MARCELINE.

Dieux ! c’est lui !

FIGARO.

Oui, c’est moi.

BARTHOLO, à Marceline.

Et qui ? lui !

MARCELINE, vivement.

C’est Emmanuel.

BARTHOLO, à Figaro.

Tu fus enlevé par des Bohémiens ?

FIGARO, exalté.

Tout près d’un château. Bon docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix à ce service ; des monceaux d’or n’arrêteront pas mes illustres parents.

BARTHOLO, montrant Marceline.

Voilà ta mère.

FIGARO.

...Nourrice ?

BARTHOLO.

Ta propre mère.

LE COMTE.

Sa mère !

FIGARO.

Expliquez-vous.

MARCELINE, montrant Bartholo.

Voilà ton père.

FIGARO, désolé.

O o oh ! aie de moi.

MARCELINE.

Est-ce que la nature ne te l’a pas dit mille fois ?

FIGARO.

Jamais.

LE COMTE, à part.

Sa mère !

BRID’OISON.

C’est clair, i-il ne l’épousera pas.

BARTHOLO.

Ni moi non plus.

MARCELINE.

Ni vous ! et votre fils ? vous m’aviez juré...

BARTHOLO.

J’étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d’épouser tout le monde.

BRID’OISON.

E-et si l’on y regardait de si près, per-ersonne n’épouserait personne.

BARTHOLO.

Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !

MARCELINE, s’échauffant par degrés.

Oui, déplorable, et plus qu’on ne croit ! je n’entends pas nier mes fautes, ce jour les a trop bien prouvées ! mais qu’il est dur de les expier après trente ans d’une vie modeste ! j’étais née, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt qu’on m’a permis d’user de ma raison. Mais dans l’âge des illusions, de l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d’ennemis rassemblés ? tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées !

FIGARO.

Les plus coupables sont les moins généreux ; c’est la règle.

MARCELINE, vivement.

Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes ! c’est vous qu’il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe.

FIGARO, en colère.

Ils font broder jusqu’aux soldats !

MARCELINE, exaltée.

Dans les rangs mêmes plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoire ; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! ah, sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur, ou pitié !

FIGARO.

Elle a raison !

LE COMTE, à part.

Que trop raison !

BRID’OISON.

Elle a, mon-on dieu raison.

MARCELINE.

Mais que nous font, mon fils, les refus d’un homme injuste ? ne regarde pas d’où tu viens, vois où tu vas ; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d’elle-même ; elle t’acceptera, j’en réponds : vis entre une épouse, une mère tendres qui te chériront à qui mieux-mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre et bon pour tout le monde : il ne manquera rien à ta mère.

FIGARO.

Tu parles d’or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu’on est sot en effet ! il y a des mille et mille ans que le monde roule, et dans cet océan de durée où j’ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j’irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois ! tant pis pour qui s’en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c’est peser sur le collier sans relâche comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s’arrêtent, et qui tirent toujours quoiqu’ils cessent démarcher. Nous attendrons.

LE COMTE.

Sot événement qui me dérange !

BRID’OISON, à Figaro.

Et la noblesse et le château ? vous impo-osez à la justice ?

FIGARO.

Elle allait me faire faire une belle sottise, la justice ! après que j’ai manqué, pour ces maudits cent écus, d’assommer vingt fois Monsieur, qui se trouve aujourd’hui mon père ! mais, puisque le ciel a sauvé ma vertu de ces dangers ; mon père, agréez mes excuses... Et vous, ma mère, embrassez-moi... le plus maternellement que vous pourrez.

Marceline lui saute au cou.

 

 

Scène XVII

 

BARTHOLO, FIGARO, MARCELINE, BRID’OISON, SUZANNE, ANTONIO, LE COMTE

 

SUZANNE, accourant, une bourse à la main.

Monseigneur, arrêtez ; qu’on ne les marie pas : je viens payer Madame avec la dot que ma maîtresse me donne.

LE COMTE, à part.

Au diable la maîtresse ! il semble que tout conspire.

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

BARTHOLO, ANTONIO, SUZANNE, FIGARO, ARCELINE, BRID’OISON

 

ANTONIO, voyant Figaro embrasser sa mère, dit à Suzanne.

Ah, oui payer ! Tiens, tiens.

SUZANNE se retourne.

J’en vois assez : sortons, mon oncle.

FIGARO, l’arrêtant.

Non, s’il vous plaît. Que vois-tu donc ?

SUZANNE.

Ma bêtise et ta lâcheté.

FIGARO.

Pas plus de l’une que de l’autre.

SUZANNE, en colère.

Et que tu l’épouses à gré puisque tu la caresses.

FIGARO, gaîment.

Je la caresse ; mais je ne l’épouse pas.

Suzanne veut sortir, Figaro la retient.

SUZANNE lui donne un soufflet.

Vous êtes bien insolent d’oser me retenir !

FIGARO, à la compagnie.

C’est-il ça de l’amour ? Avant de nous quitter, je t’en supplie, envisage bien cette chère femme-là.

SUZANNE.

Je la regarde.

FIGARO.

Et tu la trouves ?

SUZANNE.

Affreuse.

FIGARO.

Et vive la jalousie ! elle ne vous marchande pas.

MARCELINE, les bras ouverts.

Embrasse ta mère, ma jolie Suzanette. Le méchant qui te tourmente est mon fils.

SUZANNE court à elle.

Vous sa mère !

Elles restent dans les bras l’une de l’autre.

ANTONIO.

C’est donc de tout à l’heure ?

FIGARO.

...Que je le sais.

MARCELINE, exaltée.

Non, mon cœur entraîné vers lui, ne se trompait que de motif ; c’était le sang qui me parlait.

FIGARO.

Et moi, le bon sens, ma mère, qui me servait d’instinct quand je vous refusais ; car j’étais loin de vous haïr, témoin l’argent...

MARCELINE lui remet un papier.

Il est à toi : reprends ton billet, c’est ta dot.

SUZANNE lui jette la bourse.

Prends encore celle-ci.

FIGARO.

Grand-merci.

MARCELINE, exaltée.

Fille assez malheureuse, j’allais devenir la plus misérable des femmes, et je suis la plus fortunée des mères ! Embrassez-moi, mes deux enfants ; j’unis en vous toutes mes tendresses. Heureuse autant que je puis l’être, ah, mes enfants, combien je vais aimer !

FIGARO, attendri, avec vivacité.

Arrête donc, chère mère ! arrête donc ! voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux noyés des premières larmes que je connaisse ? elles sont de joie, au moins. Mais quelle stupidité ! j’ai manqué d’en être honteux : je les sentais couler entre mes doigts, regarde ;

Il montre ses doigts écartés.

et je les retenais bêtement ! vas te promener, la honte ! je veux rire et pleurer en même temps ; on ne sent pas deux fois ce que j’éprouve.

Il embrasse sa mère d’un côté, Suzanne de l’autre.

MARCELINE.

Ô mon ami !

SUZANNE.[10]

Mon cher ami !

BRID’OISON, s’essuyant les yeux d’un mouchoir.

Eh bien ! moi ! je suis donc bê-ête aussi !

FIGARO, exalté.

Chagrin, c’est maintenant que je puis te défier ! atteins-moi, si tu l’oses, entre ces deux femmes chéries.

ANTONIO, à Figaro.

Pas tant de cajoleries, s’il vous plaît. En fait de mariage dans les familles, celui des parents va devant, savez. Les vôtres se baillent-ils la main ?

BARTHOLO.

Ma main ! puisse-t-elle se dessécher et tomber, si jamais je la donne à la mère d’un tel drôle !

ANTONIO, à Bartholo.

Vous n’êtes donc qu’un père marâtre ?

À Figaro.

En ce cas, not’galant, plus de parole.

SUZANNE.

Ah, mon oncle.

ANTONIO.

Irai-je donner l’enfant de not’sœur à sti qui n’est l’enfant de personne ?

BRID’OISON.

Est-ce que cela-a se peut, imbécile ? on-on est toujours l’enfant de quelqu’un.

ANTONIO.

Tarare !... il ne l’aura jamais.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

BARTHOLO, SUZANNE, FIGARO, MARCELINE, BRID’OISON

 

BARTHOLO, à Figaro.

Et cherche à présent qui t’adopte.

Il veut sortir.

MARCELINE, courant prendre Bartholo à bras le corps, le ramène.

Arrêtez, Docteur, ne sortez pas.

FIGARO, à part.

Non, tous les sots d’Andalousie, sont, je crois, déchaînés contre mon pauvre mariage !

SUZANNE, à Bartholo.

Bon petit papa, c’est votre fils.

MARCELINE, à Bartholo.[11]

De l’esprit, des talents, de la figure.

FIGARO, à Bartholo.

Et qui ne vous a pas coûté une obole.

BARTHOLO.

Et les cent écus qu’il m’a pris ?

MARCELINE, le caressant.

Nous aurons tant de soin de vous, Papa !

SUZANNE, le caressant.

Nous vous aimerons tant, petit Papa !

BARTHOLO, attendri.

Papa ! bon papa ! petit papa ! voilà que je suis plus bête encore que Monsieur, moi.

Montrant Brid’oison.

Je me laisse aller comme un enfant.

Marceline et Suzanne l’embrassent.

Oh ! non, je n’ai pas dit oui.

Il se retourne.

Qu’est donc devenu Monseigneur ?

FIGARO.

Courons le joindre ; arrachons lui son dernier mot. S’il machinait quelqu’autre intrigue, il faudrait tout recommencer.

TOUS ENSEMBLE.

Courons, courons.

Ils entraînent Bartholo dehors.

 

 

Scène XX

 

BRID’OISON, seul

 

Plus bê-ête encore que Monsieur ! on peut se dire à soi-même ces-es sortes de choses-là, mais... I-ils ne sont pas polis du tout dan-ans cet endroit-ci.

Il sort.

 

 

ACTE IV

 

Le Théâtre représente une galerie ornée de candélabres, de lustres allumés, de fleurs, de guirlandes, en un mot, préparée pour donner une fête. Sur le devant, à droite, est une table avec une écritoire, un fauteuil derrière.

 

 

Scène première

 

FIGARO, SUZANNE

 

FIGARO, la tenant à bras le corps.

Hé bien ! amour, es-tu contente ? elle a converti son Docteur, cette fine langue dorée de ma mère ! malgré sa répugnance, il l’épouse, et ton bourru d’oncle est bridé ; il n’y a que Monseigneur qui rage, car enfin notre hymen va devenir le prix du leur. Ris donc un peu de ce bon résultat.

SUZANNE.

As-tu rien vu de plus étrange ?

FIGARO.

Ou plutôt d’aussi gai ! Nous ne voulions qu’une dot arrachée à l’Excellence ; en voilà deux dans nos mains, qui ne sortent pas des siennes. Une rivale acharnée te poursuivait ; j’étais tourmenté par une furie ! tout cela s’est changé, pour nous, dans la plus bonne des mères. Hier j’étais comme seul au monde ; et voilà que j’ai tous mes parents ; pas si magnifiques, il est vrai, que je me les étais galonnés ; mais assez bien pour nous, qui n’avons pas la vanité des riches.

SUZANNE.

Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n’est pourtant arrivée !

FIGARO.

Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite : ainsi va le monde ; on travaille, on projeté, on arrange d’un côté ; la fortune accomplit de l’autre : et depuis l’affamé conquérant qui voudrait avaler la terre, jusqu’au paisible aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices ; encore l’aveugle au chien, est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses vues, que l’autre aveugle avec son entourage. – Pour cet aimable aveugle, qu’on nomme amour...

Il la reprend tendrement à bras le corps.

SUZANNE.

Ah ! c’est le seul qui m’intéresse !

FIGARO.

Permets donc que, prenant l’emploi de la folie, je sois le bon chien qui le mène à ta jolie mignonne porte ; et nous voilà logés pour la vie.

SUZANNE, riant.

L’amour et toi ?

FIGARO.

Moi et l’amour.

SUZANNE.

Et vous ne chercherez pas d’autre gîte ?

FIGARO.

Si tu m’y prends, je veux bien que mille millions de galants...

SUZANNE.

Tu vas exagérer : dis ta bonne vérité.

FIGARO.

Ma vérité la plus vraie !

SUZANNE.

Fi donc, vilain ! en a-t-on plusieurs ?

FIGARO.

Oh ! que oui. Depuis qu’on a remarqué qu’avec le temps vieilles folies deviennent sagesse, et qu’anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de grosses, grosses vérités ; on en a de mille espèces. Et celles qu’on sait, sans oser les divulguer ; car toute vérité n’est pas bonne à dire : et celles qu’on vante, sans y ajouter foi ; car toute vérité n’est pas bonne à croire : et les serments passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands ; cela ne finit pas. Il n’y a que mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi.

SUZANNE.

J’aime ta joie, parce qu’elle est folle ; elle annonce que tu es heureux. Parlons du rendez-vous du Comte.

FIGARO.

Ou plutôt n’en parlons jamais ; il a failli me coûter Suzanne.

SUZANNE.

Tu ne veux donc plus qu’il ait lieu ?

FIGARO.

Si vous m’aimez, Suzon ; votre parole d’honneur sur ce point : qu’il s’y morfonde ; et c’est sa punition.

SUZANNE.

Il m’en a plus coûté de l’accorder, que je n’ai de peine à le rompre : il n’en sera plus question.

FIGARO.

Ta bonne vérité !

SUZANNE.

Je ne suis pas comme vous autres savants ; moi, je n’en ai qu’une.

FIGARO.

Et tu m’aimeras un peu ?

SUZANNE.

Beaucoup.

FIGARO.

Ce n’est guère.

SUZANNE.

Et comment ?

FIGARO.

En fait d’amour, vois-tu, trop n’est pas même assez.

SUZANNE.

Je n’entends pas toutes ces finesses ; mais je n’aimerai que mon mari.

FIGARO.

Tiens parole, et tu feras une belle exception à l’usage.

Il veut l’embrasser.

 

 

Scène II

 

FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Ah ! j’avais raison de le dire ; en quelque endroit qu’ils soient, croyez qu’ils sont ensemble. Allons donc, Figaro, c’est voler l’avenir, le mariage et vous-même, que d’usurper un tête à tête. On vous attend, on s’impatiente.

FIGARO.

Il est vrai, Madame, je m’oublie. Je vais leur montrer mon excuse.

Il veut emmener Suzanne.

LA COMTESSE la retient.

Elle vous suit.

 

 

Scène III

 

SUZANNE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

As-tu ce qu’il nous faut pour troquer de vêtement ?

SUZANNE.

Il ne faut rien, Madame ; le rendez-vous ne tiendra pas.

LA COMTESSE.

Ah ! vous changez d’avis ?

SUZANNE.

C’est Figaro.

LA COMTESSE.

Vous me trompez.

SUZANNE.

Bonté divine !

LA COMTESSE.

Figaro n’est pas homme à laisser échapper une dot.

SUZANNE.

Madame ! eh que croyez-vous donc ?

LA COMTESSE.

Qu’enfin, d’accord avec le comte, il vous fâche à présent de m’avoir confié ses projets. Je vous sais par cœur. Laissez-moi.

Elle veut sortir.

SUZANNE se jette à genoux.

Au nom du ciel espoir de tous ! vous ne savez pas, Madame, le mal que vous faites à Suzanne ! après vos bontés continuelles et la dot que vous me donnez !

LA COMTESSE la relève.

Hé mais... je ne sais ce que je dis ! en me cédant ta place au jardin, tu n’y vas pas, mon cœur, tu tiens parole à ton mari ; tu m’aides à ramener le mien.

SUZANNE.

Comme vous m’avez affligée !

LA COMTESSE.

C’est que je ne suis qu’une étourdie ;

Elle la baise au front.

où est ton rendez-vous ?

SUZANNE lui baise la main.

Le mot de jardin m’a seul frappée.

LA COMTESSE, montrant la table.

Prends cette plume, et fixons un endroit.

SUZANNE.

Lui écrire !

LA COMTESSE.

II le faut.

SUZANNE.

Madame ! au moins c’est vous...

LA COMTESSE.

Je mets tout sur mon compte.

Suzanne s’assied, la Comtesse dicte.

Chanson nouvelle, sur l’air :... Qu’il fera beau, ce soir, sous les grands marronniers... Qu’il fera beau ce soir...

SUZANNE écrit.

Sous les grands marronniers après ?

LA COMTESSE.

Crains-tu qu’il ne t’entende pas ?

SUZANNE relit.

C’est juste.

Elle plie le billet.

Avec quoi cacheter ?

LA COMTESSE.

Une épingle, dépêche : elle servira de réponse. Écris sur le revers : renvoyez-moi le cachet.

SUZANNE écrit en riant.

Ah ! le cachet !... celui-ci, Madame, est plus gai que celui du brevet.

LA COMTESSE, avec un souvenir douloureux.

Ah !

SUZANNE cherche sur elle.

Je n’ai pas d’épingle à présent !

LA COMTESSE détache sa lévite.

Prends celle-ci.

Le ruban du page tombe de son sein à terre.

Ah mon ruban !

SUZANNE le ramasse.

C’est celui du petit voleur ! vous avez eu la cruauté ?...

LA COMTESSE.

Fallait-il le laisser à son bras ? c’eût été joli, donnez donc ?

SUZANNE.

Madame ne le portera plus, taché du sang de ce jeune homme.

LA COMTESSE le reprend.

Excellent pour Fanchette... le premier bouquet qu’elle m’apportera.

 

 

Scène IV

 

UNE JEUNE BERGÈRE, CHÉRUBIN, en fille, FANCHETTE et beaucoup de jeunes filles habillées comme elles, et tenant des bouquets, LA COMTESSE, SUZANNE

 

FANCHETTE.

Madame, ce sont les filles du bourg qui viennent vous présenter des fleurs.

LA COMTESSE, serrant vite son ruban.

Elles sont charmantes : je me reproche, mes belles petites, de ne pas vous connaître toutes.

Montrant Chérubin.

Quelle est cet aimable enfant qui a l’air si modeste ?

UNE BERGÈRE.

C’est une cousine à moi, Madame, qui n’est ici que pour la noce.

LA COMTESSE.

Elle est jolie. Ne pouvant porter vingt bouquets, faisons honneur à l’étrangère.

Elle prend  le bouquet de Chérubin et le baise au front.

Elle en rougit !

À Suzanne.

ne trouves-tu pas, Suzon... qu’elle ressemble à quelqu’un ?

SUZANNE.

À s’y méprendre, en vérité.

CHÉRUBIN, à part, les mains sur son cœur.

Ah ! Ce baiser-là m’a été bien loin !

 

 

Scène V

 

LES JEUNES FILLES, CHÉRUBIN, au milieu d’elles, FANCHETTE, ANTONIO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE

 

ANTONIO.

Moi je vous dis, Monseigneur, qu’il y est ; elles l’ont habillé chez ma fille ; toutes ses hardes y sont encore, et voilà son chapeau d’ordonnance que j’ai retiré du paquet.

Il s’avance, et regardant toutes les filles, il reconnaît Chérubin, lui enlève son bonnet de femme, ce qui fait retomber ses longs cheveux en cadenette. Il lui met sur la tête le chapeau d’ordonnance, et dit.

Eh parguenne, v’la notre officier.

LA COMTESSE recule.

Ah ciel !

SUZANNE.

Ce friponneau !

ANTONIO.

Quand je disais là haut que c’était lui !...

LE COMTE ; en colère.

Hé bien, Madame ?

LA COMTESSE.

Hé bien, Monsieur ! vous me voyez plus surprise que vous, et, pour le moins, aussi fâchée.

LE COMTE.

Oui ; mais tantôt, ce matin ?

LA COMTESSE.

Je serais coupable en effet, si je dissimulais encore. Il était descendu chez moi. Nous entamions le badinage que ces enfants viennent d’achever ; vous nous avez surprises l’habillant : votre premier mouvement est si vif ! il s’est sauvé, je me suis troublée, l’effroi général à fait le reste.

LE COMTE, avec dépit, à Chérubin.

Pourquoi n’êtes-vous pas parti ?

CHÉRUBIN, ôtant son chapeau brusquement.

Monseigneur...

LE COMTE.

Je punirai ta désobéissance.

FANCHETTE, étourdiment.

Ah, Monseigneur, entendez-moi. Toutes les fois que vous venez m’embrasser, vous savez bien que vous dites toujours ; si tu veux m’aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras.

LE COMTE, rougissant.

Moi ! j’ai dit cela ?

FANCHETTE.

Oui, Monseigneur. Au lieu de punir Chérubin, donnez-le moi en mariage, et je vous aimerai à la folie.

LE COMTE, à part.

Être ensorcelé par un page !

LA COMTESSE.

Hé bien, Monsieur, à votre tour ; l’aveu de cette enfant, aussi naïf que le mien, atteste enfin deux vérités ; que c’est toujours sans le vouloir, si je vous cause des inquiétudes, pendant que vous épuisez tout, pour augmenter et justifier les miennes.

ANTONIO.

Vous aussi, Monseigneur ? Dame ! je vous la redresserai comme feue sa mère, qui est morte... Ce n’est pas pour la conséquence ; mais c’est que Madame sait bien que les petites filles, quand elles sont grandes...

LE COMTE, déconcerté, à part.

Il y a un mauvais génie, qui tourne tout ici contre moi !

 

 

Scène VI

 

LES JEUNES FILLES, CHÉRUBIN, ANTONIO, FIGARO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE

 

FIGARO.

Monseigneur, si vous retenez nos filles, on ne pourra commencer ni la fête, ni la danse.

LE COMTE.

Vous, danser ! vous n’y pensez pas. Après votre chute de ce matin, qui vous a foulé le pied droit !

FIGARO, remuant la jambe.

Je souffre encore un peu ; ce n’est rien.

Aux jeunes filles.

Allons mes belles, allons.

LE COMTE le retourne.

Vous avez été fort heureux que ces couches ne fussent que du terreau bien doux !

FIGARO.

Très heureux, sans doute, autrement...

ANTONIO le retourne.

Puis il s’est pelotonné en tombant jusqu’en bas.

FIGARO.

Un plus adroit, n’est-ce pas, serait resté en l’air !

Aux jeunes filles.

Venez-vous, Mesdemoiselles ?

ANTONIO le retourne.

Et pendant ce temps, le petit page galopait sur son cheval à Séville ?

FIGARO.

Galopait ; ou marchait au pas !...

LE COMTE le retourne.

Et vous aviez son brevet dans la poche ?

FIGARO, un peu étonné.

Assurément, mais quelle enquête ?

Aux jeunes filles.

Allons donc, jeunes filles !

ANTONIO, attirant Chérubin par le bras.

En voici une qui prétend que mon neveu futur n’est qu’un menteur.

FIGARO, surpris.

Chérubin !...

À part.

peste du petit fat !

ANTONIO.

Y es-tu maintenant ?

FIGARO, cherchant.

J’y suis... j’y suis... Hé qu’est-ce qu’il chante ?

LE COMTE, sèchement.

Il ne chante pas ; il dit que c’est lui qui a sauté sur les giroflées.

FIGARO, rêvant.

Ah s’il le dit... cela se peut ! je ne dispute pas de ce que j’ignore.

LE COMTE.

Ainsi vous et lui ?...

FIGARO.

Pourquoi non ? la rage de sauter peut gagner : voyez les moutons de Panurge ; et quand vous êtes en colère, il n’y a personne qui n’aime mieux risquer...

LE COMTE.

Comment, deux à la fois !...

FIGARO.

On aurait sauté deux douzaines ; et qu’est-ce que cela fait, Monseigneur ; dès qu’il n’y a personne de blessé ?

Aux jeunes filles.

Ah ça, voulez-vous venir, ou non ?

LE COMTE, outré.

Jouons-nous une comédie ?

On entend un prélude de fanfare.

FIGARO.

Voilà le signal de la marche. À vos postes, les belles, à vos postes. Allons, Suzanne, donne-moi le bras.

Tous s’enfuient, Chérubin reste seul la tête baissée.

 

 

Scène VII

 

CHÉRUBIN, LE COMTE, LA COMTESSE

 

LE COMTE, regardant aller Figaro.

En voit-on de plus audacieux ?

Au page.

Pour vous, Monsieur le sournois, qui faites le honteux ; allez vous r’habiller bien vite, et que je ne vous rencontre nulle part de la soirée.

LA COMTESSE.

Il va bien s’ennuyer.

CHÉRUBIN, étourdiment.

M’ennuyer ! j’emporte à mon front du bonheur pour plus de cent années de prison.

Il met son chapeau et s’enfuit.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, LA COMTESSE

 

La Comtesse s’évente fortement sans parler.

LE COMTE.

Qu’a-t-il au front de si heureux ?

LA COMTESSE, avec embarras.

Son... premier chapeau d’officier, sans doute ; aux enfants tout sert de hochet.

Elle veut sortir.

LE COMTE.

Vous ne nous restez pas, Comtesse ?

LA COMTESSE.

Vous savez que je ne me porte pas bien.

LE COMTE.

Un instant pour votre protégée, où je vous croirais en colère.

LA COMTESSE.

Voici les deux noces, asseyons-nous donc pour les recevoir.

LE COMTE, à part.

La noce ! il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher.

Le comte et la comtesse s’assoient vers un des côtés de la galerie.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, LA COMTESSE, assis, l’on joue les folies d’Espagne d’un mouvement de marche. (Symphonie notée.)

 

Marche.

Les Gardes-chasse, fusil sur l’épaule. L’Alguazil, les Prud’hommes, Brid’oison. Les Paysans et les Paysannes en habits de fête. Deux jeunes Filles portant la toque virginale à plumes blanches. Deux autres, le voile blanc. Deux autres, les gants et le bouquet de côté. Antonio donne la main à Suzanne, comme étant celui qui la marie à Figaro. D’autres jeunes Filles portent une autre toque, un autre voile, un autre bouquet blanc, semblables aux premiers, pour Marceline. Figaro donne la main à Marceline, comme celui qui doit la remettre au Docteur, lequel ferme la marche, un gros bouquet au côté. Les jeunes filles, en passant devant le Comte, remettent à ses valets tous les ajustements destinés à Suzanne et à Marceline. Les Paysans et Paysannes s’étant rangés sur deux colonnes à chaque côté du salon, on danse une reprise du fandango (air noté) avec des castagnettes : puis on joue la ritournelle du duo, pendant laquelle Antonio conduit Suzanne au Comte ; elle se met à genoux devant lui. Pendant que le Comte lui pose la toque, le voile, et lui donne le bouquet, deux jeunes filles chantent le duo suivant. (air noté.)

Jeune Épouse, chantez les bienfaits et la gloire
D’un Maître qui renonce aux droits qu’il eut sur vous :
Préférant au plaisir la plus noble victoire,
Il vous rend chaste et pure aux mains de votre époux.

Suzanne est à genoux, et, pendant les derniers vers du duo, elle tire le Comte par son manteau et lui montre le billet qu’elle tient : puis elle porte la main qu’elle a du côté des spectateurs, à sa tête, ou le Comte a l’air d’ajuster sa toque ; elle lui donne le billet. Le Comte le met furtivement dans son sein, on achève de chanter le duo ; la fiancée se relève, et lui fait une grande révérence. Figaro vient la recevoir des mains du Comte et se retire avec elle, à l’autre côté du salon, près de Marceline.

On danse une autre reprise du fandango, pendant ce temps.

Le Comte pressé de lire ce qu’il a reçu, s’avance au bord du théâtre et tire le papier de son sein ; mais en le sortant il fait le geste d’un homme qui s’est cruellement piqué le doigt ; il le secoue, le presse, le suce, et, regardant le papier cacheté d’une épingle, il dit.

LE COMTE. Pendant qu’il parle, ainsi que Figaro, l’orchestre joue pianissimo.

Diantre soit des femmes, qui fourrent des épingles partout !

Il la jette à terre, puis il lit le billet et le baise.

FIGARO, qui a tout vu, dit à sa mère et à Suzanne.

C’est un billet doux, qu’une fillette aura glissé dans sa main en passant. Il était cacheté d’une épingle, qui l’a outrageusement piqué.

La danse reprend : le Comte qui a lu le billet le retourne, il y voit l’invitation de renvoyer le cachet pour réponse. Il cherche à terre, et retrouve enfin l’épingle, qu’il attache à sa manche.

FIGARO, à Suzanne et Marceline.

D’un objet aimé tout est cher. Le voilà qui ramasse l’épingle. Ah, c’est une drôle de tête !

Pendant ce temps, Suzanne a des signes d’intelligence avec la Comtesse. La danse finit, la ritournelle du duo recommence. Figaro conduit Marceline au Comte, ainsi qu’on a conduit Suzanne ; à l’instant où le Comte prend la toque, et où l’on va chanter le duo, on est interrompu par les cris suivants :

L’HUISSIER, criant à la porte.

Arrêtez donc, Messieurs, vous ne pouvez entrer tous... Ici les gardes, les gardes !

Les gardes vont vite à cette porte.

LE COMTE, se levant.

Qu’est-ce qu’il y a ?

L’HUISSIER.

Monseigneur, c’est monsieur Bazile entouré d’un village entier, parce qu’il chante en marchant.

LE COMTE.

Qu’il entre seul.

LA COMTESSE.

Ordonnez-moi de me retirer.

LE COMTE.

Je n’oublie pas votre complaisance.

LA COMTESSE.

Suzanne ?... elle reviendra.

À part a Suzanne.

Allons changer d’habits.

Elle sort avec Suzanne.

MARCELINE.

Il n’arrive jamais que pour nuire.

FIGARO.

Ah ! je m’en vais vous le faire déchanter.

 

 

Scène X

 

TOUS LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, excepté la Comtesse et Suzanne, BAZILE, tenant sa guitare, GRIPE-SOLEIL

 

BAZILE entre en chantant sur l’air du Vaudeville de la fin. (Air noté.)

« Cœurs sensibles, cœurs fidèles,
« Qui blâmez l’amour léger ;
« Cessez vos plaintes cruelles,
« Est-ce un crime de changer ?
« Si l’amour porte des ailes,
« N’est-ce pas pour voltiger ?
« N’est-ce pas pour voltiger ?
« N’est-ce pas pour voltiger ? »

FIGARO s’avance à lui.

Oui, c’est pour cela justement qu’il a des ailes au dos ; notre ami, qu’entendez-vous par cette musique ?

BAZILE, montrant Gripe-Soleil.

Qu’après avoir prouvé mon obéissance à Monseigneur, en amusant Monsieur, qui est de sa compagnie, je pourrai à mon tour, réclamer sa justice.

GRIPE-SOLEIL.

Bah ! Monseigneu ! il ne m’a pas amusé du tout, avec leux guenilles d’ariettes...

LE COMTE.

Enfin que demandez-vous, Bazile ?

BAZILE.

Ce qui m’appartient, Monseigneur, la main de Marceline ; et je viens m’opposer...

FIGARO s’approche.

Y a-t-il longtemps que Monsieur n’a vu la figure d’un fou ?

BAZILE.

Monsieur, en ce moment même.

FIGARO.

Puisque mes yeux vous servent si bien de miroir, étudiez-y l’effet de ma prédiction. Si vous faites mine seulement d’approximer Madame...

BARTHOLO, en riant.

Eh pourquoi ? laisse le parler.

BRID’OISON s’avance entre deux.

Fau-aut-il que deux amis ?...

FIGARO.

Nous amis !

BAZILE.

Quelle erreur !

FIGARO, vite.

Parce qu’il fait de plats airs de chapelle ?

BAZILE, vite.

Et lui, des vers comme un journal ?

FIGARO, vite.

Un musicien de guinguette !

BAZILE, vite.

Un postillon de gazette !

FIGARO, vite.

Cuistre d’oratorio !

BAZILE, vite.

Jockey diplomatique !

LE COMTE, assis.

Insolents tous les deux !

BAZILE.

Il me manque en toute occasion.

FIGARO.

C’est bien dit ; si cela se pouvait !

BAZILE.

Disant partout que je ne suis qu’un sot.

FIGARO.

Vous me prenez donc pour un écho ?

BAZILE.

Tandis qu’il n’est pas un chanteur que mon talent n’ait fait briller.

FIGARO.

Brailler.

BAZILE.

Il le répète !

FIGARO.

Et pourquoi non ; si cela est vrai ? es-tu un prince, pour qu’on te flagorne ? souffre la vérité, coquin ! puisque tu n’as pas de quoi gratifier un menteur : ou si tu la crains de notre part, pourquoi viens-tu troubler nos noces ?

BAZILE, à Marceline.

M’avez-vous promis, oui ou non ; si dans quatre ans, vous n’étiez pas pourvue, de me donner la préférence ?

MARCELINE.

À quelle condition l’ai-je promis ?

BAZILE.

Que si vous retrouviez un certain fils perdu, je l’adopterais par complaisance.

TOUS ENSEMBLE.

Il est trouvé.

BAZILE.

Qu’à cela ne tienne ?

TOUS ENSEMBLE, montrant Figaro.

Et le voici.

BAZILE, reculant de frayeur.

J’ai vu le diable !

BRID’OISON, à Bazile.

Et vou-ous renoncez à sa chère mère !

BAZILE.

Qu’y aurait-il de plus fâcheux que d’être cru le père d’un garnement ?

FIGARO.

D’en être cru le fils ; tu te moques de moi !

BAZILE, montrant Figaro.

Dès que Monsieur est de quelque chose ici ; je déclare moi, que je n’y suis plus de rien.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, excepté Bazile

 

BARTHOLO, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

FIGARO, sautant de joie.

Donc à la fin j’aurai ma femme !

LE COMTE, à part.

Moi, ma maîtresse.

Il se lève.

BRID’OISON, à Marceline.

Et tou-out le monde est satisfait.

LE COMTE.

Qu’on dresse les deux contrats ; j’y signerai.

TOUS ENSEMBLE.

Vivat.

Ils sortent.

LE COMTE.

J’ai besoin d’une heure de retraite.

Il veut sortir avec les autres.

 

 

Scène XII

 

GRIPE-SOLEIL, FIGARO, MARCELINE, LE COMTE

 

GRIPE-SOLEIL, à Figaro.

Et moi je vais aider à ranger le feu d’artifice sous les grands marronniers, comme on l’a dit.

LE COMTE revient en courant.

Quel sot a donné un tel ordre ?

FIGARO.

Où est le mal ?

LE COMTE, vivement.

Et la comtesse qui est incommodée, d’où le verra-t-elle l’artifice ? C’est sur la terrasse qu’il le faut, vis-à-vis son appartement.

FIGARO.

Tu l’entends, Gripe-soleil ? la terrasse.

LE COMTE.

Sous les grands marronniers ! belle idée !

En s’en allant, à part.

Ils allaient incendier mon rendez-vous !

 

 

Scène XIII

 

FIGARO, MARCELINE

 

FIGARO.

Quel excès d’attention pour sa femme !

Il veut sortir.

MARCELINE l’arrête.

Deux mots, mon fils. Je veux m’acquitter avec toi : un sentiment mal dirigé m’avait rendue injuste envers la charmante femme : je la supposais d’accord avec le comte, quoique j’eusse appris de Bazile qu’elle l’avait toujours rebuté.

FIGARO.

Vous connaissez mal voire fils, de le croire ébranlé par ces impulsions féminines. Je puis défier la plus rusée de m’en faire accroire.

MARCELINE.

Il est toujours heureux de le penser, mon fils ; la jalousie...

FIGARO.

...N’est qu’un sot enfant de l’orgueil, ou c’est la maladie d’un fou. Oh ! j’ai là-dessus, ma mère, une philosophie imperturbable ; et si Suzanne doit me tromper un jour, je le lui pardonne d’avance ; elle aura longtemps travaillé...

Il se retourne et aperçoit Fanchette qui cherche de côté et d’autre.

 

 

Scène XIV

 

FIGARO, FANCHETTE, MARCELINE

 

FIGARO.

E e e h... ma petite cousine qui nous écoute !

FANCHETTE.

Oh ! pour ça, non : on dit que c’est malhonnête.

FIGARO.

Il est vrai ; mais comme cela est utile, on fait aller souvent l’un pour l’autre.

FANCHETTE.

Je regardais si quelqu’un était là.

FIGARO.

Déjà dissimulée, friponne ! Vous savez bien qu’il n’y peut être.

FANCHETTE.

Et qui donc ?

FIGARO.

Chérubin.

FANCHETTE.

Ce n’est pas lui que je cherche, car je sais fort bien où il est ; c’est ma cousine Suzanne.

FIGARO.

Et que lui veut ma petite cousine ?

FANCHETTE.

À vous, petit cousin, je le dirai. – C’est... ce n’est qu’une épingle que je veux lui remettre.

FIGARO, vivement.

Une épingle ! une épingle !... et de quelle part, coquine ? À votre âge vous faites déjà un mét...

Il se reprend, et dit d’un ton doux.

Vous faites déjà très bien tout ce que vous entreprenez, Fanchette ; et ma jolie cousine est si obligeante...

FANCHETTE.

À qui donc en a-t-il de se fâcher ? Je m’en vais.

FIGARO, l’arrêtant.

Non, non, je badine ; tiens ta petite épingle est celle que Monseigneur t’a dit de remettre à Suzanne, et qui servait à cacheter un petit papier qu’il tenait ; tu vois que je suis au fait.

FANCHETTE.

Pourquoi donc le demander quand vous le savez si bien ?

FIGARO, cherchant.

C’est qu’il est assez gai de savoir comment Monseigneur s’y est pris pour t’en donner la commission.

FANCHETTE, naïvement.

Pas autrement que vous le dites : Tiens, petite Fanchette, rends cette épingle à ta belle cousine, et dis-lui seulement que c’est le cachet des grands marronniers.

FIGARO.

Des grands ?...

FANCHETTE.

Marronniers. Il est vrai qu’il a ajouté : Prends garde que personne ne te voie.

FIGARO.

Il faut obéir, ma cousine : heureusement personne ne vous a vue. Faites donc joliment votre commission, et n’en dites pas plus à Suzanne que Monseigneur n’a ordonné.

FANCHETTE.

Et pourquoi lui en dirais-je ? Il me prend pour un enfant, mon cousin.

Elle sort en sautant.

 

 

Scène XV

 

FIGARO, MARCELINE

 

FIGARO.

Hé bien, ma mère ?

MARCELINE.

Hé bien, mon fils ?

FIGARO, comme étouffé.

Pour celui-ci !... Il y a réellement des choses !...

MARCELINE.

Il y a des choses ! Hé qu’est-ce qu’il y a ?

FIGARO, les mains sur sa poitrine.

Ce que je viens d’entendre, ma mère, je l’ai là comme un plomb.

MARCELINE, riant.

Ce cœur plein d’assurance n’était donc qu’un ballon gonflé ? Une épingle a tout fait partir !

FIGARO, furieux.

Mais cette épingle, ma mère, est celle qu’il a ramassée !...

MARCELINE, rappelant ce qu’il a dit.

La jalousie ! oh ! j’ai là-dessus, ma mère, une philosophie... imperturbable ; et si Suzanne m’attrape un jour, je le lui pardonne...

FIGARO, vivement.

Oh, ma mère ! on parle comme on sent : mettez le plus glacé des juges à plaider dans sa propre cause, et voyez-le expliquer la loi ! – Je ne m’étonne plus s’il avait tant d’humeur silice feu ! – Pour la mignonne aux fines épingles, elle n’en est pas où elle le croit, ma mère, avec ses marronniers ! Si mon mariage est assez fait pour légitimer ma colère, en revanche il ne l’est pas assez pour que je n’en puisse épouser une autre, et l’abandonner...

MARCELINE.

Bien conclu ! Abîmons tout sur un soupçon. Qui t’a prouvé, dis-moi, que c’est toi qu’elle joue et non le comte ? L’as-tu étudiée de nouveau, pour la condamner sans appel ? Sais-tu si elle se rendra sous les arbres ? à quelle intention elle y va ? ce qu’elle y dira ? ce qu’elle y fera ? Je te croyais plus fort en jugement !

FIGARO, lui baisant la main avec transport.

Elle a raison, ma mère, elle a raison, raison, toujours raison ! mais accordons, maman, quelque chose à la nature ; on en vaut mieux après. Examinons en effet avant d’accuser et d’agir. Je sais où est le rendez-vous. Adieu, ma mère.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

MARCELINE, seule

 

Adieu : et moi aussi, je le sais. Après l’avoir arrêté, veillons sur les voies de Suzanne ; ou plutôt avertissons-la ; elle est si jolie créature ! Ah quand l’intérêt personnel ne nous arme pas les unes contre les autres, nous sommes toutes portées à soutenir notre pauvre sexe opprimé, contre ce fier, ce terrible...

En riant.

et pourtant un peu nigaud de sexe masculin.

Elle sort.

 

 

ACTE V

 

Le Théâtre représente une salle de marronniers, dans un parc ; deux papillons, kiosques, ou temples de jardins, sont à droite et à gauche ; le fond est une clairière ornée, un siège de gazon sur le devant. Le Théâtre est obscur.

 

 

Scène première

 

FANCHETTE, seule, tenant d’une main deux biscuits et une orange, et de l’autre une lanterne de papier, allumée

 

Dans le pavillon à gauche, a-t-il dit. C’est celui-ci. – S’il allait ne pas venir à présent ! mon petit rôle... Ces vilaines gens de l’office qui ne voulaient pas seulement me donner une orange et deux biscuits ! – Pour qui, Mademoiselle ? – Eh bien, Monsieur, c’est pour quelqu’un. – Oh nous savons. – Et quand ça serait : parce que Monseigneur ne veut pas le voir, faut-il qu’il meure de faim ? – Tout ça pourtant m’a coûté un fier baiser sur la joue !... Que sait-on ? il me le rendra peut-être.

Elle voit Figaro qui vient l’examiner ; elle fait un cri.

Ah !

Elle s’enfuit, et elle entre dans le pavillon à sa gauche.

 

 

Scène II

 

FIGARO, un grand manteau sur les épaules, un large chapeau rabattu, BAZILE, ANTONIO, BARTHOLO, BRID’OISON, GRIPE-SOLEIL, troupe de VALETS et de TRAVAILLEURS

 

FIGARO, d’abord seul.

C’est Fanchette !

Il parcourt des yeux les autres à mesure qu’ils arrivent, et dit d’un ton farouche.

bon jour, Messieurs : bon soir : êtes-vous tous ici ?

BAZILE.

Ceux que tu as pressés d’y venir.

FIGARO.

Quelle heure est-il bien à peu-près ?

ANTONIO regarde en l’air.

La lune devrait être levée.

BARTHOLO.

Eh quels noirs apprêts fais-tu donc ? Il a l’air d’un conspirateur !

FIGARO, s’agitant.

N’est-ce pas pour une noce, je vous prie, que vous êtes rassemblés au château ?

BRID’OISON.

Cè-ertainement.

ANTONIO.

Nous allions là bas, dans le parc, attendre un signal pour ta fête.

FIGARO.

Vous n’irez pas plus loin, Messieurs ; c’est ici, sous ces marronniers, que nous devons tous célébrer l’honnête fiancée que j’épouse, et le loyal seigneur qui se l’est destinée.

BAZILE, se rappelant la journée.

Ah ! vraiment, je sais ce que c’est. Retirons-nous, si vous m’en croyez : il est question d’un rendez-vous : je vous conterai cela près d’ici.

BRID’OISON, à Figaro.

Nou-ous reviendrons.

FIGARO.

Quand vous m’entendrez appeler, ne manquez pas d’accourir tous, et dites du mal de Figaro, s’il ne vous fait voir une belle chose.

BARTHOLO.

Souviens-toi qu’un homme sage ne se fait point d’affaire avec les grands.

FIGARO.

Je m’en souviens.

BARTHOLO.

Qu’ils ont quinze et bisque sur nous par leur état.

FIGARO.

Sans leur industrie, que vous oubliez. Mais souvenez-vous aussi que l’homme qu’on sait timide, est dans la dépendance de tous les fripons.

BARTHOLO.

Fort bien.

FIGARO.

Et que j’ai nom de Verte-allure, du chef honoré de ma mère.

BARTHOLO.

Il a le diable au corps.

BRID’OISON.

I-il l’a.

BAZILE, à part.

Le comte et sa Suzanne se sont arrangés sans moi ? Je ne suis pas fâché de l’algarade.

FIGARO, aux valets.

Pour vous autres, coquins, à qui j’ai donné l’ordre, illuminez-moi ces entours ; ou, par la mort que je voudrais tenir aux dents, si j’en saisis un par le bras...

Il secoue le bras de Gripe-soleil.

GRIPE-SOLEIL s’en va en criant et pleurant.

A, a, o, oh ! Damné brutal !

BAZILE, en s’en allant.

Le ciel vous tienne en joie, monsieur du marié !

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

FIGARO, seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre

 

Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !... nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc de tromper ?... Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole ; au milieu même de la cérémonie... Il riait en lisant, le perfide ! et moi comme un benêt !... non, Monsieur le Comte, vous ne l’aurez pas... vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !... noblesse, fortune, un rang, des places ; tout cela rend si fier ! qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbieu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter... On vient... c’est elle... ce n’est personne. – La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié !

Il s’assied sur un banc.

Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits ! élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie ; et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main, une lancette vétérinaire ! – Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussè-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet, sans scrupule : à l’instant un Envoyé... de je ne sais où, se plaint que j’offense dans mes vers, la sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : chiens de Chrétiens ! – Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. – Mes joues creusaient ; mon terme était échu : je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses, pour en raisonner ; n’ayant pas un sol, j’écris sur la valeur de l’argent, et sur son produit net ; si tôt je vois du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont d’un château fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté.

Il se lève.

Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent ! quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil, je lui dirais... que les sottises imprimées n’ont d’importance, qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes, qui redoutent les petits écrits.

Il se rassied.

Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison ; je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose ; je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s’élever contre moi, mille pauvres diables à la feuille ; on me supprime ; et me voilà derechef sans emploi ! – Le désespoir m’allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. Il ne me restait plus qu’à voler ; je me fais banquier de Pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut, m’ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J’aurais bien pu me remonter ; je commençais, même à comprendre que pour gagner du bien, le savoir faire vaut mieux que le savoir. Mais, comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête ; il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde ; et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer : lorsqu’un Dieu bienfaisant m’appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie ; et pour prix d’avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne ! intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d’épouser ma mère, mes parents m’arrivent à la file.

Il se lève en s’échauffant.

On se débat ; c’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi ; non ce n’est pas nous ; eh mais qui donc ?

Il retombe assis.

Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ! Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaîté me l’a permis ; encore je dis ma gaîté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce Moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir ; ayant tous les goûts pour jouir ; faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ! ambitieux par vanité ; laborieux par nécessité ; mais paresseux... avec délices ! orateur selon le danger ; poète par délassement ; musicien par occasion ; amoureux par folles bouffées ; j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite, et trop désabusé... Désabusé !... Suzon, Suzon, Suzon !... que tu me donnes de tourments !... J’entends marcher... on vient. Voici l’instant de la crise.

Il se retire près de la première coulisse à sa droite.

 

 

Scène IV

 

FIGARO, LA COMTESSE, avec les habits de Suzon, SUZANNE, avec ceux de la Comtesse, MARCELINE

 

SUZANNE, bas, à la Comtesse.

Oui, Marceline m’a dit que Figaro y serait.

MARCELINE.

Il y est aussi ; baisse la voix.

SUZANNE.

Ainsi l’un nous écoute, et l’autre va venir me chercher ; commençons.

MARCELINE.

Pour n’en pas perdre un mot, je vais me cacher dans le pavillon.

Elle entre dans le pavillon où est entrée Fanchette.

 

 

Scène V

 

FIGARO, LA COMTESSE, SUZANNE

 

SUZANNE, haut.

Madame tremble ! est-ce qu’elle aurait froid ?

LA COMTESSE, haut.

La soirée est humide, je vais me retirer.

SUZANNE, haut.

Si Madame n’avait pas besoin de moi, je prendrais l’air un moment, sous ces arbres.

LA COMTESSE, haut.

C’est le serein que tu prendras.

SUZANNE, haut.

J’y suis toute faite.

FIGARO, à part.

Ah oui, le serein !

Suzanne se retire près de la coulisse, du côté opposé à Figaro.

 

 

Scène VI

 

FIGARO, CHÉRUBIN, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE

 

Figaro et Suzanne retirés de chaque côté sur le devant.

CHÉRUBIN, en habit d’officier, arrive en chantant gaîment la reprise de l’air de la Romance.

La, la, la, etc.

J’avais une marraine,
Que toujours adorai.

LA COMTESSE, à part.

Le petit page !

CHÉRUBIN s’arrête.

On se promène ici ; gagnons vite mon asile, où la petite Fanchette... C’est une femme !

LA COMTESSE écoute.

Ah grands Dieux !

CHÉRUBIN se baisse en regardant de loin.

Me trompé-je ? à cette coiffure en plumes qui se dessine au loin dans le crépuscule, il me semble que c’est Suzon.

LA COMTESSE, à part.

Si le comte arrivait !

Le Comte paraît dans le fond.

CHÉRUBIN s’approche et prend la main de la Comtesse, qui se défend.

Oui, c’est la charmante fille qu’on nomme Suzanne : eh pourrais-je m’y méprendre à la douceur de cette main ; à ce petit tremblement qui l’a saisie ; surtout au battement de mon cœur !

Il veut y appuyer le dos de la main de la Comtesse ; elle la retire.

LA COMTESSE, bas.

Allez-vous-en.

CHÉRUBIN.

Si la compassion t’avait conduite exprès dans cet endroit du parc, où je suis caché depuis tantôt.

LA COMTESSE.

Figaro va venir.

LE COMTE, s’avançant, dit à part.

N’est-ce pas Suzanne que j’aperçois ?

CHÉRUBIN, à la Comtesse.

Je ne crains point du tout Figaro, car ce n’est pas lui que tu attends.

LA COMTESSE.

Qui donc !

LE COMTE, à part.

Elle est avec quelqu’un.

CHÉRUBIN.

C’est Monseigneur, friponne, qui t’a demandé ce rendez-vous, ce matin, quand j’étais derrière le fauteuil.

LE COMTE, à part, avec fureur.

C’est encore le page infernal !

FIGARO, à part.

On dit qu’il ne faut pas écouter !

SUZANNE, à part.

Petit bavard !

LA COMTESSE, au Page.

Obligez-moi de vous retirer.

CHÉRUBIN.

Ce ne sera pas au moins sans avoir reçu le prix de mon obéissance.

LA COMTESSE, effrayée.

Vous prétendez ?...

CHÉRUBIN, avec feu.

D’abord vingt baisers, pour ton compte, et puis cent pour ta belle maîtresse.

LA COMTESSE.

Vous oseriez ?

CHÉRUBIN.

Oh que oui, j’oserai ; tu prends sa place auprès de Monseigneur ; moi celle du Comte auprès de toi : le plus attrapé, c’est Figaro.

FIGARO, à part.

Ce brigandeau !

SUZANNE, à part.

Hardi comme un page.

Chérubin veut embrasser la Comtesse. Le Comte se met entre deux et reçoit le baiser.

LA COMTESSE, se retirant.

Ah ciel !

FIGARO, à part, entendant le baiser.

J’épousais une jolie mignonne !

Il écoute.

CHÉRUBIN, tâtant les habits du Comte. À part.

C’est Monseigneur.

Il s’enfuit dans le pavillon ou sont entrées Fanchette et Marceline.

 

 

Scène VII

 

FIGARO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE

 

FIGARO s’approche.

Je vais...

LE COMTE, croyant parler au Page.

Puisque vous ne redoublez pas le baiser...

Il croit lui donner un soufflet.

FIGARO, qui est a portée, le reçoit.

Ah !

LE COMTE.

...Voilà toujours le premier payé.

FIGARO, à part, s’éloigne en se frottant la joue.

Tout n’est pas gain non plus en écoulant.

SUZANNE, riant tout haut, de l’autre côté.

Ah, ah, ah, ah !

LE COMTE, à la comtesse qu’il prend pour Suzanne.

Entend-on quelque chose à ce Page ! il reçoit le plus rude soufflet, et s’enfuit en éclatant de rire.

FIGARO, à part.

S’il s’affligeait de celui-ci !...

LE COMTE.

Comment ! je ne pourrai faire un pas...

À la Comtesse.

mais laissons cette bizarrerie ; elle empoisonnerait le plaisir que j’aide te trouver dans cette salle.

LA COMTESSE, imitant le parler de Suzanne.

L’espériez-vous ?

LE COMTE.

Après ton ingénieux billet !

Il lui prend la main.

Tu trembles ?

LA COMTESSE.

J’ai eu peur.

LE COMTE.

Ce n’est pas pour te priver du baiser, que je l’ai pris.

Il la baise au front.

LA COMTESSE.

Des libertés !

FIGARO, à part.

Coquine !

SUZANNE, à part.

Charmante !

LE COMTE prend la main de sa femme.

Mais quelle peau fine et douce, et qu’il s’en faut que la comtesse ait la main aussi belle !

LA COMTESSE, à part.

Oh ! la prévention !

LE COMTE.

A-t-elle ce bras ferme et rondelet ? ces jolis doigts pleins de grâce et d’espièglerie ?

LA COMTESSE, de la voix de Suzanne.

Ainsi l’amour ?...

LE COMTE.

L’amour... n’est que le roman du cœur : c’est le plaisir qui en est l’histoire ; il m’amène à tes genoux.

LA COMTESSE.

Vous ne l’aimez plus ?

LE COMTE.

Je l’aime beaucoup ; mais trois ans d’union rendent l’hymen si respectable !

LA COMTESSE.

Que vouliez-vous en elle ?

LE COMTE, la caressant.

Ce que je trouve en toi, ma beauté...

LA COMTESSE.

Mais, dites donc.

LE COMTE.

...Je ne sais : moins d’uniformité, peut-être, plus de piquant dans les manières, un je ne sais quoi qui fait le charme ; quelquefois un refus, que sais-je ? Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant : cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment ! (quand elles nous aiment.) Et sont si complaisantes, et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu’on est tout surpris un beau soir de trouver la satiété où l’on recherchait le bonheur.

LA COMTESSE, à part.

Ah ! quelle leçon !

LE COMTE.

En vérité, Suzon, j’ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c’est qu’elles n’étudient pas assez l’art de soutenir notre goût, de se renouveler à l’amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession, par celui de la variété.

LA COMTESSE, piquée.

Donc elles doivent tout ?...

LE COMTE, riant.

Et l’homme rien ? Changerons-nous la marche de la nature ? Notre tâche à nous fut de les obtenir ; la leur...

LA COMTESSE.

La leur ?

LE COMTE.

Est de nous retenir ; on l’oublie trop.

LA COMTESSE.

Ce ne sera pas moi.

LE COMTE.

Ni moi.

FIGARO, à part.

Ni moi.

SUZANNE, à part.

Ni moi.

LE COMTE prend la main de sa femme.

Il y a de l’écho ici ; parlons plus bas. Tu n’as nul besoin d’y songer, toi que l’amour a faite et si vive et si jolie ! Avec un grain de caprice, tu seras la plus agaçante maîtresse !

Il la baise au front.

Ma Suzanne, un Castillan n’a que sa parole. Voici tout l’or promis pour le rachat du droit que je n’ai plus sur le délicieux moment que tu m’accordes. Mais comme la grâce que tu daignes y mettre est sans prix, j’y joindrai ce brillant que tu porteras pour l’amour de moi.

LA COMTESSE, une révérence.

Suzanne accepte tout.

FIGARO, à part.

On n’est pas plus coquine que cela.

SUZANNE, à part.

Voilà du bon bien qui nous arrive.

LE COMTE, à part.

Elle est intéressée ; tant mieux.

LA COMTESSE regarde au fond.

Je vois des flambeaux.

LE COMTE.

Ce sont les apprêts de ta noce. Entrons-nous un moment dans l’un de ces pavillons, pour les laisser passer ?

LA COMTESSE.

Sans lumière ?

LE COMTE l’entraîne doucement.

À quoi bon ? Nous n’avons rien à lire.

FIGARO, à part.

Elle y va, ma foi ! Je m’en doutais.

Il s’avance.

LE COMTE grossit sa voix en se retournant.

Qui passe ici ?

FIGARO, en colère.

Passer ! on vient exprès.

LE COMTE, bas, à la Comtesse.

C’est Figaro !...

Il s’enfuit.

LA COMTESSE.

Je vous suis.

Elle entre dans le pavillon à sa droite, pendant que le Comte se perd dans le bois au fond.

 

 

Scène VIII

 

FIGARO, SUZANNE, dans l’obscurité

 

FIGARO cherche à voir où vont le Comte et la Comtesse, qu’il prend pour Suzanne.

Je n’entends plus rien ; ils sont entrés ; m’y voilà.

D’un ton altéré.

Vous autres, époux maladroits, qui tenez des espions à gages et tournez des mois entiers autour d’un soupçon, sans l’asseoir, que ne m’imitez-vous ? Dès le premier jour, je suis ma femme et je l’écoute ; en un tour de main, on est au fait : c’est charmant, plus de doutes ; on sait à quoi s’en tenir.

Marchant vivement.

Heureusement que je ne m’en soucie guère, et que sa trahison ne me fait plus rien du tout. Je les tiens donc enfin !

SUZANNE,
qui s’est avancée doucement dans l’obscurité. À part.

Tu vas payer tes beaux soupçons.

Du ton de voix de la Comtesse.

Qui va là ?

FIGARO, extravagant.

Qui va là ? Celui qui voudrait de bon cœur que la peste eût étouffé en naissant…

SUZANNE, du ton de la Comtesse.

Eh ! mais, c’est Figaro !

FIGARO regarde et dit vivement.

Madame la Comtesse !

SUZANNE.

Parlez bas.

FIGARO, vite.

Ah ! madame, que le ciel vous amène à propos ! Où croyez-vous qu’est Monseigneur ?

SUZANNE.

Que m’importe un ingrat ? Dis-moi…

FIGARO, plus vite.

Et Suzanne, mon épousée, où croyez-vous qu’elle soit ?

SUZANNE.

Mais parlez bas !

FIGARO, très vite.

Cette Suzon qu’on croyait si vertueuse, qui faisait de la réservée ! Ils sont enfermés là-dedans. Je vais appeler.

SUZANNE, lui fermant la bouche avec sa main, oublie de déguiser sa voix.

N’appelez pas.

FIGARO, à part.

Eh c’est Suzon ! God-dam !

SUZANNE, du ton de la Comtesse.

Vous paraissez inquiet.

FIGARO, à part.

Traîtresse ! qui veut me surprendre !

SUZANNE.

Il faut nous venger, Figaro.

FIGARO.

En sentez-vous le vif désir ?

SUZANNE.

Je ne serais donc pas de mon sexe ! Mais les hommes en ont cent moyens.

FIGARO, confidemment.

Madame il n’y a personne ici de trop. Celui des femmes... les vaut tous.

SUZANNE, à part.

Comme je le souffletterais !

FIGARO, à part.

Il serait bien gai qu’avant la noce !

SUZANNE.

Mais qu’est-ce qu’une telle vengeance qu’un peu d’amour n’assaisonne pas ?

FIGARO.

Partout où vous n’en voyez point, croyez que le respect dissimule.

SUZANNE, piquée.

Je ne sais si vous le pensez de bonne foi, mais vous ne le dites pas de bonne grâce.

FIGARO, avec une chaleur comique, à genoux.

Ah ! Madame, je vous adore. Examinez le temps, le lieu, les circonstances, et que le dépit supplée en vous aux grâces qui manquent à ma prière.

SUZANNE, à part.

La main me brûle !

FIGARO, à part.

Le cœur me bat.

SUZANNE.

Mais, Monsieur, avez-vous songé ?...

FIGARO.

Oui, Madame, oui, j’ai songé.

SUZANNE.

...Que pour la colère et l’amour...

FIGARO.

...Tout ce qui se diffère est perdu. Votre main, Madame ?

SUZANNE, de sa voix naturelle, et lui donnant un soufflet.

La voilà.

FIGARO.

Ah demonio ! quel soufflet !

SUZANNE lui en donne un second.

Quel soufflet ! Et celui-ci ?

FIGARO.

Et ques-à-quo ! de par le diable ! est-ce ici la journée des tapes ?

SUZANNE le bat à chaque phrase.

Ah ! ques-à-quo ? Suzanne : et voilà pour tes soupçons ; voilà pour tes vengeances et pour tes trahisons, tes expédients, tes injures et tes projets. C’est-il ça de l’amour ? Dis donc comme ce matin ?

FIGARO rit en se relevant.

Santa barbara ! oui c’est de l’amour. Oh bonheur ! oh délices ! ô cent fois heureux Figaro ! Frappe, ma bien aimée, sans te lasser. Mais quand tu m’auras diapré tout le corps de meurtrissures, regarde avec bonté, Suzon, l’homme le plus fortuné qui fut jamais battu par une femme.

SUZANNE.

Le plus fortuné ! bon fripon, vous n’en séduisiez pas moins la comtesse, avec un si trompeur babil, que m’oubliant moi-même, en vérité, c’était pour elle que je cédais.

FIGARO.

Ai-je pu me méprendre, au son de ta jolie voix ?

SUZANNE, en riant.

Tu m’as reconnue ? Ah ! comme je m’en vengerai !

FIGARO.

Bien rosser et garder rancune, est aussi par trop féminin ! Mais, dis-moi donc par quel bonheur je te vois là, quand je te croyais avec lui ; et comment cet habit qui m’abusait, te montre enfin innocente...

SUZANNE.

Eh c’est toi qui es un innocent, de venir le prendre au piège apprêté pour un autre ! Est-ce notre faute, à nous, si voulant museler un renard, nous en attrapons deux ?

FIGARO.

Qui donc prend l’autre ?

SUZANNE.

Sa femme.

FIGARO.

Sa femme ?

SUZANNE.

Sa femme.

FIGARO, follement.

Ah Figaro ! pends-toi ; tu n’as pas deviné celui-là ! – Sa femme ? Ô douze ou quinze mille fois spirituelles femelles ! – Ainsi les baisers de cette salle ?

SUZANNE.

Ont été donnés à Madame.

FIGARO.

Et celui du Page ?

SUZANNE, riant.

À Monsieur.

FIGARO.

Et tantôt, derrière le fauteuil ?

SUZANNE.

À personne.

FIGARO.

En êtes-vous sûre ?

SUZANNE, riant.

Il pleut des soufflets, Figaro.

FIGARO lui baise la main.

Ce sont des bijoux que les tiens. Mais celui du comte était de bonne guerre.

SUZANNE.

Allons, superbe ! humilie-toi.

FIGARO fait tout ce qu’il annonce.

Cela est juste ; à genoux, bien courbé, prosterné, ventre à terre.

SUZANNE, en riant.

Ah ce pauvre comte ! quelle peine il s’est donnée...

FIGARO se relève sur ses genoux.

...Pour faire la conquête de sa femme !

 

 

Scène IX

 

LE COMTE entre par le fond du théâtre, et va droit au pavillon à sa droite, FIGARO, SUZANNE

 

LE COMTE, à lui-même.

Je la cherche en vain dans le bois, elle est peut-être entrée ici.

SUZANNE, à Figaro, parlant bas.

C’est lui.

LE COMTE, ouvrant le pavillon.

Suzon, es-tu là-dedans ?

FIGARO, bas.

Il la cherche, et moi je croyais...

SUZANNE, bas.

Il ne l’a pas reconnue.

FIGARO.

Achevons-le, veux-tu ?

Il lui baise la main.

LE COMTE se retourne.

Un homme aux pieds de la comtesse !... Ah ! je suis sans armes.

Il s’avance.

FIGARO se relève tout à fait en déguisant sa voix.

Pardon, Madame, si je n’ai pas réfléchi que ce rendez-vous ordinaire était destiné pour la noce.

LE COMTE, à part.

C’est l’homme du cabinet de ce matin.

Il se frappe le front.

FIGARO continue.

Mais il ne sera pas dit qu’un obstacle aussi sot, aura retardé nos plaisirs.

LE COMTE, à part.

Massacre, mort, enfer !

FIGARO, la conduisant au cabinet. Bas.

Il jure.

Haut.

Pressons-nous donc, Madame, et réparons le tort qu’on nous a fait tantôt, quand j’ai sauté par la fenêtre.

LE COMTE, à part.

Ah ! tout se découvre enfin.

SUZANNE, près du pavillon à sa gauche.

Avant d’entrer, voyez si personne n’a suivi.

Il la baise au front.

LE COMTE s’écrie.

Vengeance !

Suzanne s’enfuit dans le pavillon où sont entrés Fanchette, Marceline et Chérubin.

 

 

Scène X

 

LE COMTE, FIGARO

 

Le Comte saisit le bras de Figaro.

FIGARO, jouant la frayeur excessive.

C’est mon maître !

LE COMTE le reconnaît.

Ah scélérat ! c’est toi ! Holà quelqu’un ! quelqu’un !

 

 

Scène XI

 

PÉDRILLE, LE COMTE, FIGARO

 

PÉDRILLE, botté.

Monseigneur, je vous trouve enfin.

LE COMTE.

Bon, c’est Pédrille. Es-tu tout seul ?

PÉDRILLE.

Arrivant de Séville, à étripe cheval.

LE COMTE.

Approche-toi de moi, et crie bien fort !

PÉDRILLE, criant à tue tête.

Pas plus de page que sur ma main. Voilà le paquet.

LE COMTE le repousse.

Eh l’animal !

PÉDRILLE.

Monseigneur me dit de crier.

LE COMTE, tenant toujours Figaro.

Pour appeler. – Holà quelqu’un ; si l’on m’entend ; accourez tous ?

PÉDRILLE.

Figaro et moi, nous voilà deux ; que peut-il donc vous arriver ?

 

 

Scène XII

 

PÉDRILLE, LE COMTE, FIGARO, BRID’OISON, BARTHOLO, BAZILE, ANTONIO, GRIPE-SOLEIL, TOUTE LA NOCE accourt avec des flambeaux

 

BARTHOLO, à Figaro.

Tu vois qu’à ton premier signal

LE COMTE, montrant le pavillon à sa gauche.

Pédrille, empare-toi de cette porte.

Pédrille y va.

BAZILE, bas, à Figaro.

Tu l’as surpris avec Suzanne ?

LE COMTE, montrant Figaro.

Et vous tous, mes vassaux, entourez-moi cet homme, et m’en répondez sur la vie.

BAZILE.

Ha ! ha !

LE COMTE, furieux.

Taisez-vous donc.

À Figaro d’un ton glacé.

Mon cavalier, répondez-vous âmes questions ?

FIGARO, froidement.

Eh ! qui pourrait m’en exempter, Monseigneur ? Vous commandez à tout ici, hors à vous-même.

LE COMTE, se contenant.

Hors à moi-même !

ANTONIO.

C’est ça parler.

LE COMTE reprend sa colère.

Non, si quelque chose pouvait augmenter ma fureur ! ce serait l’air calme qu’il affecte.

FIGARO.

Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer, pour des intérêts qu’ils ignorent ! je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche.

LE COMTE, hors de lui.

Ô rage !

Se contenant.

Homme de bien qui feignez d’ignorer ! Nous ferez-vous au moins la faveur de nous dire, quelle est la dame actuellement par vous amenée dans ce pavillon ?

FIGARO, montrant l’autre avec malice.

Dans celui-là ?

LE COMTE, vite.

Dans celui-ci.

FIGARO, froidement.

C’est différent. Une jeune personne qui m’honore de ses bontés particulières.

BAZILE, étonné.

Ha, ha !

 

LE COMTE, vite.

Vous l’entendez, Messieurs.

BARTHOLO, étonné.

Nous l’entendons ?

LE COMTE, à Figaro.

Et cette jeune personne a-t-elle un autre engagement que vous sachiez ?

FIGARO, froidement.

Je sais qu’un grand seigneur s’en est occupé quelque temps : mais, soit qu’il l’ait négligée, ou que je lui plaise mieux qu’un plus aimable, elle me donne aujourd’hui la préférence.

LE COMTE, vivement.

La préf...

Se contenant.

Au moins il est naïf ! car ce qu’il avoue, Messieurs, je l’ai ouï, je vous jure, de la bouche même de sa complice.

BRID’OISON, stupéfait.

Sa-a complice !

LE COMTE, avec fureur.

Or, quand le déshonneur est public, il faut que la vengeance le soit aussi.

Il entre dans le pavillon.

 

 

Scène XIII

 

PÉDRILLE, FIGARO, BRID’OISON, BARTHOLO, BAZILE, ANTONIO, GRIPE-SOLEIL, TOUTE LA NOCE

 

ANTONIO.

C’est juste.

BRID’OISON, à Figaro.

Qui-i donc a pris la femme de l’autre ?

FIGARO, en riant.

Aucun n’a eu cette joie-là.

 

 

Scène XIV

 

PÉDRILLE, FIGARO, BRID’OISON, BARTHOLO, BAZILE, ANTONIO, GRIPE-SOLEIL, TOUTE LA NOCE, LE COMTE, CHÉRUBIN

 

LE COMTE, parlant dans le pavillon, et attirant quelqu’un qu’on ne voit pas encore.

Tous vos efforts sont inutiles ; vous êtes perdue, Madame ; et votre heure est bien arrivée !

Il sort sans regarder.

Quel bonheur qu’aucun gage d’une union aussi détestée...

FIGARO s’écrie.

Chérubin !

LE COMTE.

Mon page ?

BAZILE.

Ha, ha !

LE COMTE, hors de lui. À part

Et toujours le page endiablé !

À Chérubin.

Que faisiez-vous dans ce salon ?

CHÉRUBIN, timidement.

Je me cachais, comme vous l’avez ordonné.

PÉDRILLE.

Bien la peine de crever un cheval !

LE COMTE.

Entres-y, toi, Antonio ; conduis devant son juge l’infâme qui m’a déshonoré.

BRID’OISON.

C’est Madame que vous y-y cherchez ?

ANTONIO.

L’y a parguenne une bonne providence ; vous en avez tant fait dans le pays...

LE COMTE, furieux.

Entre donc.

Antonio entre.

 

 

Scène XV

 

PÉDRILLE, FIGARO, BRID’OISON, BARTHOLO, BAZILE, GRIPE-SOLEIL, TOUTE LA NOCE, LE COMTE, CHÉRUBIN

 

LE COMTE.

Vous allez voir, Messieurs, que le page n’y était pas seul.

CHÉRUBIN, timidement.

Mon sort eût été trop cruel, si quelqu’âme sensible n’en eût adouci l’amertume.

 

 

Scène XVI

 

PÉDRILLE, FIGARO, BRID’OISON, BARTHOLO, BAZILE, GRIPE-SOLEIL, TOUTE LA NOCE, LE COMTE, CHÉRUBIN, ANTONIO, FANCHETTE

 

ANTONIO, attirant par le bras quelqu’un qu’on ne voit pas encore.

Allons, Madame, il ne faut pas vous faire prier pour en sortir, puisqu’on sait que vous y êtes entrée.

FIGARO s’écrie.

La petite cousine !

BAZILE.

Ha, ha !

LE COMTE.

Fanchette !

ANTONIO, se retourne et s’écrie.

Ah palsembleu ! Monseigneur, il est gaillard de me choisir, pour montrer à la compagnie que c’est ma fille qui cause tout ce train-là !

LE COMTE, outré.

Qui la savait là-dedans ?

Il veut rentrer.

BARTHOLO, au-devant.

Permettez, monsieur le comte, ceci n’est pas plus clair. Je suis de sang froid, moi.

Il entre.

BRID’OISON.

Voilà une affaire au-aussi trop embrouillée.

 

 

Scène XVII

 

PÉDRILLE, FIGARO, BRID’OISON, BARTHOLO, BAZILE, GRIPE-SOLEIL, TOUTE LA NOCE, LE COMTE, CHÉRUBIN, ANTONIO, FANCHETTE, MARCELINE

 

BARTHOLO, parlant en dedans, et sortant.

Ne craignez rien, Madame, il ne vous sera fait aucun mal. J’en réponds.

Il se retourne et s’écrie.

Marceline !...

BAZILE.

Ha, ha !

FIGARO, riant.

Hé quelle folie ! ma mère en est ?

ANTONIO.

À qui pis fera.

LE COMTE, outré.

Que m’importe à moi ? La comtesse...

 

 

Scène XVIII

 

PÉDRILLE, FIGARO, BRID’OISON, BARTHOLO, BAZILE, GRIPE-SOLEIL, TOUTE LA NOCE, LE COMTE, CHÉRUBIN, ANTONIO, FANCHETTE, MARCELINE, SUZANNE

 

Suzanne, son éventail sur le visage.

LE COMTE.

...Ah ! la voici qui sort.

Il la prend violemment par le bras.

Que croyez-vous, Messieurs, que mérite une odieuse...

Suzanne se jette à genoux la tête baissée.

LE COMTE.

Non, non.

Figaro se jette à genoux de l’autre côté.

LE COMTE, plus fort.

Non, non.

Marceline se jette à genoux devant lui.

LE COMTE, plus fort.

Non, non.

Tous se mettent à genoux, excepté Brid’oison.

LE COMTE, hors de lui.

Y fussiez-vous un cent !

 

 

Scène XIX

 

PÉDRILLE, FIGARO, BRID’OISON, BARTHOLO, BAZILE, GRIPE-SOLEIL, TOUTE LA NOCE, LE COMTE, CHÉRUBIN, ANTONIO, FANCHETTE, MARCELINE, SUZANNE, LA COMTESSE sort de l’autre pavillon

 

LA COMTESSE se jette à genoux.

Au moins je ferai nombre.

LE COMTE, regardant la comtesse et Suzanne.

Ah, qu’est-ce que je vois !

BRID’OISON, riant.

Et pardi, c’è-est Madame.

LE COMTE veut relever la Comtesse.

Quoi, c’était vous, comtesse ?

D’un ton suppliant.

Il n’y a qu’un pardon généreux...

LA COMTESSE, en riant.

Vous diriez, non, non, à ma place ; et moi, pour la troisième fois d’aujourd’hui, je l’accorde sans condition.

Elle se relève.

SUZANNE se relève.

Moi aussi.

MARCELINE se relève.

Moi aussi.

FIGARO se relève.

Moi aussi ; il y a de l’écho ici !

Tous se relèvent.

LE COMTE.

De l’écho ! – J’ai voulu ruser avec eux ; ils m’ont traité comme un enfant !

LA COMTESSE, en riant.

Ne le regrettez pas, monsieur le Comte.

FIGARO, s’essuyant les genoux avec son chapeau.

Une petite journée comme celle-ci forme bien un ambassadeur !

LE COMTE, à Suzanne.

Ce billet fermé d’une épingle ?...

SUZANNE.

C’est Madame qui l’avait dicté.

LE COMTE.

La réponse lui en est bien due.

Il baise la main de la comtesse.

LA COMTESSE.

Chacun aura ce qui lui appartient.

Elle donne la bourse à Figaro et le diamant à Suzanne.

SUZANNE, à Figaro.

Encore une dot.

FIGARO, frappant la bourse dans sa main.

Et de trois. Celle-ci fut rude à arracher !

SUZANNE.

Comme notre mariage.

GRIPE-SOLEIL.

Et la jarretière de la mariée, l’aurons-je ?

LA COMTESSE arrache le ruban qu’elle a tant gardé dans son sein, et le jette à terre.

La jarretière ? Elle était avec ses habits ; la voilà.

Les Garçons de la noce veulent la ramasser.

CHÉRUBIN, plus alerte, court la prendre et dit.

Que celui qui la veut, vienne me la disputer.

LE COMTE, en riant, au page.

Pour un Monsieur si chatouilleux, qu’avez-vous trouvé de gai à certain soufflet de tantôt ?

CHÉRUBIN recule en tirant à moitié son épée.

À moi, mon colonel ?

FIGARO, avec une colère comique.

C’est sur ma joue qu’il l’a reçu : voilà comme les grands font justice !

LE COMTE, riant.

C’est sur sa joue ? Ah, ah, ah, qu’en dites-vous donc, ma chère comtesse ?

LA COMTESSE, absorbée revient à elle, et dit avec sensibilité.

Ah ! oui, cher comte, et pour la vie, sans distraction, je vous le jure.

LE COMTE, frappant sur l’épaule du juge.

Et vous, don Brid’oison, votre avis maintenant ?

BRID’OISON.

Sur-urtout ce que je vois, monsieur le Comte ?... Ma-a foi, pour moi je-e ne sais que vous dire : voilà ma façon de penser.

TOUS ENSEMBLE.

Bien jugé.

FIGARO.

J’étais pauvre, on me méprisait. J’ai montré quelque esprit, la haine est accourue. Une jolie femme et de la fortune...

BARTHOLO, en riant.

Les cœurs vont te revenir en foule.

FIGARO.

Est-il possible ?

BARTHOLO.

Je les connais.

FIGARO, saluant les spectateurs.

Ma femme et mon bien mis à part ; tous me feront honneur et plaisir.

On joue la ritournelle du Vaudeville. (Air noté.)

Vaudeville.

BAZILE.

Premier couplet.

Triple dot, femme superbe ;
Que de biens pour un époux !
D’un Seigneur, d’un Page imberbe,
Quelque sot serait jaloux.
Du latin d’un vieux proverbe,
L’homme adroit fait son parti.

FIGARO.

Je le sais...

Il chante : Gaudeant bene nati.

BAZILE.

Non...

Il chante : Gaudeat bene nanti.

SUZANNE.

Deuxième couplet.

Qu’un mari sa foi trahisse,
Il s’en vante, et chacun rit ;
Que sa femme ait un caprice,
S’il l’accuse, on la punit.
De cette absurde injustice,
Faut-il dire le pourquoi ?
Les plus forts ont fait la loi. (Bis.)

FIGARO.

Troisième couplet.

Jean Jeannot, jaloux risible,
Veut unir femme et repos ;
Il achète un chien terrible,
Et le lâche en son enclos.
La nuit, quel vacarme horrible !
Le chien court, tout est mordu,
Hors l’amant qui l’a vendu. (Bis.)

LA COMTESSE.

Quatrième couplet.

Telle est fière et répond d’elle,
Qui n’aime plus son mari ;
Telle autre presque infidèle,
Jure de n’aimer que lui.
La moins folle, hélas ! est celle
Qui se veille en son lien,
Sans oser jurer de rien. (Bis.)

LE COMTE.

Cinquième couplet.

D’une femme de province,
À qui ses devoirs sont chers,
Le succès est assez mince ;
Vive la femme aux bons airs !
Semblable à l’écu du Prince,
Sous le coin d’un seul époux,
Elle sert au bien de tous. (Bis.)

MARCELINE.

Sixième couplet.

Chacun sait la tendre mère
Dont il a reçu le jour ;
Tout le reste est un mystère,
C’est le secret de l’amour.

FIGARO continue l’air.

Ce secret met en lumière
Comment le fils d’un butor
Vaut souvent son pesant d’or. (Bis.)

Septième couplet.

Par le sort de la naissance,
L’un est Roi, l’autre est Berger ;
Le hasard fit leur distance ;
L’esprit seul peut tout changer.
De vingt Rois que l’on encense,
Le trépas brise l’autel ;
Et Voltaire est immortel. (Bis.)

CHÉRUBIN.

Huitième couplet.

Sexe aimé, sexe volage,
Qui tourmentez nos beaux jours ;
Si de vous chacun dit rage,
Chacun vous revient toujours.
Le parterre est votre image ;
Tel paraît le dédaigner,
Qui fait tout pour le gagner. (Bis.)

SUZANNE.

Neuvième couplet.

Si ce gai, ce fol ouvrage,
Renfermait quelque leçon ;
En faveur du badinage,
Faites grâce à la raison.
Ainsi la nature sage
Nous conduit, dans nos désirs,
À son but par les plaisirs. (Bis.)

BRID’OISON.

Dixième couplet.

Or Messieurs la Co-omédie
Que l’on juge en cè-et instant,
Sauf erreur, nous pein-eint la vie
Du bon peuple qui l’entend.
Qu’on l’opprime, il peste, il crie ;
Il s’agite en cent fa-açons ;
Tout fini-it par des chansons. (Bis.)

Ballet général.


[1] Chérubin dans le fauteuil, le Comte, Suzanne, Bazile.

[2] Suzanne, Chérubin dans le fauteuil, Le Comte, Bazile.

[3] Chérubin, la Comtesse, Suzanne.

[4] Ici, la Comtesse arrête le Page en fermant le papier. Le reste ne se chante pas au théâtre.

[5] Chérubin, Suzanne, la Comtesse.

[6] Chérubin, Suzanne, la Comtesse.

[7] Chérubin, Suzanne.

[8] Suzanne, la Comtesse, assise, le Comte.

[9] Antonio, Figaro, Suzanne, la Comtesse, le Comte.

[10] Bartholo, Antonio, Suzanne, Figaro, Marceline, Brid’oison.

[11] Suzanne, Bartholo, Marceline, Figaro, Brid’oison.

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