Les Ménechmes (Jean de ROTROU)

Comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1630.

 

Personnages

 

MÉNECHME RAVI

MÉNECHME SOSICLE, frère de Ménechme Ravi

ERGASTE, parasite

MESSÉNIE, valet de Ménechme Sosicle

CILINDRE, valet de cabaret

ORAZIE, femme de Ménechme Ravi

ÉROTIE, veuve, courtisée par Ménechme Ravi

VIEILLARD, père d’Orazie

UN MÉDECIN

VALETS

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ERGASTE

 

Me plaigne qui voudra, ma pauvreté me plaît,

Je la vois d’un bon œil tout affreuse qu’elle est ;

Elle entretient chez moi les plaisirs de la vie :

Le souci des trésors touche peu mon envie.

Avoir des coffres pleins, ces biens sont superflus ;

Le coffre naturel l’étant, que faut-il plus ?

Je ne vois qu’à dédain ces excréments de terre.

Je soumets toute chose à la beauté d’un verre

Où Bacchus me paraît sous un teint plus riant

Que celui du soleil n’est dessus l’orient.

Les chaînes tiennent mal un captif en servage ;

On a peu de raison d’en conserver l’usage :

Ce malheur qu’on ajoute à ses afflictions,

Aiguise son esprit dans ses inventions ;

La rigueur le rend pire, et plus on le tourmente,

Plus le désir qu’il a de s’échapper augmente.

Il se traîne à la porte, il lime les verrous,

Et cherche le moyen d’en arracher les clous ;

Les gardes le matin ne trouvent que la place :

Ainsi le trop grand soin de l’arrêter le chasse.

Il faut d’autres liens pour retenir ses pas,

Et je n’en sache point comme les bons repas.

Il n’imagine point la liberté si chère,

Qu’on ne l’arrête bien avec la bonne chère.

Fût-il cent fois coupable et digne de la mort,

Il ne peut s’échapper en un lien si fort.

Les festins ont sur nous une puissante amorce ;

Plus cette chaîne est douce, et plus elle a de force :

Un servage pareil est mon unique bien ;

J’aime d’être captif en un si doux lien.

Je porte ma franchise avec beaucoup de peine,

Et je meurs si Ménechme aujourd’hui ne m’enchaîne.

Le nectar et les mets les plus délicieux

Qui puissent contenter notre goût et nos yeux,

Et chasser des esprits toute mélancolie,

Sont les aimables nœuds dont ce geôlier me lie.

Ô combien cette vie est contraire au souci !

Que nous boirons longtemps si je le trouve ici !

Mais je le vois qui sort.

 

 

Scène II

 

MÉNECHME RAVI, ERGASTE

 

MÉNECHME RAVI, regardant à sa porte demi-ouverte.

Indomptable, insensée,

Ne t’ingère jamais d’expliquer ma pensée ;

Si tout ce que je hais tu ne le veux haïr,

Si tu ne me veux pas autrement obéir,

Si tu te plais toujours d’exciter ma colère,

Jalouse, résous-toi de vivre chez ton père,

Et brisons nos liens d’un dessein mutuel ;

Le veuvage est plus doux qu’un hymen si cruel.

Je ne sors pas sitôt, que tu viens à la porte

Demander où je vais, chez qui, ce que je porte ;

J’épousais mon tuteur à l’instant malheureux

Que nous fûmes unis sous ce joug rigoureux,

Tant je suis obligé de te rendre de compte,

Tant ma facilité m’a procuré de honte ;

Mais tu fais ton devoir, tu me dois ce tourment,

Car je t’entretenais trop délicatement.

Je t’aimais trop, jalouse ; une amitié si forte

Est ce qui t’autorise à vivre de la sorte ;

Mais puisque ma bonté n’a point d’autres effets,

Apprends en peu de mots le dessein que je fais :

C’est trop t’entretenir dans une humeur si vaine ;

Quand je te fournirai du chanvre, de la laine,

Et des habits décents à ta condition,

Que ce soit une borne à ton ambition.

Ne porte plus les yeux que dessus ta servante.

Que désires-tu plus afin d’être contente ?

Travaille, vis paisible, et ne t’ingère plus

D’épier mes desseins par des soins superflus,

La porte se ferme.

Enfin elle est rentrée. Ô dieux ! que cette femme

Est un fâcheux obstacle à ma nouvelle flamme !

Sous quel joug malheureux me trouvé-je arrêté !

Pourquoi ne puis-je plus donner ma liberté ?

Un objet si charmant a mon âme blessée,

Que je n’en saurais plus divertir ma pensée :

Un de ses entretiens, un regard seulement,

Forcerait l’inconstance à l’aimer constamment.

Montrant une épingle à cheveux en diamants.

Que j’aurai de bonheur si ce présent la touche,

S’il m’obtient seulement un baiser de sa bouche !

Ma jalouse aujourd’hui serre mal ses joyaux :

Celui-ci que j’ai pris est du rang des plus beaux ;

Aussi je le consacre à l’objet le plus rare

Qui défende aux amants la qualité d’avare.

ERGASTE, à part.

Son discours jusqu’ici ne me contente pas ;

Toute l’amour qu’il a vaut moins qu’un bon repas.

Haut.

Il le faut aborder. Quoi, triste et solitaire ?

MÉNECHME RAVI.

Hélas ! t’étonnes-tu d’une humeur ordinaire ?

Puis-je être plus joyeux au milieu du tourment ?

Et mon teint n’est-il pas la couleur d’un amant ?

ERGASTE.

Je suis amant aussi.

MÉNECHME RAVI.

De qui ?

ERGASTE.

Des bonnes chères.

Les plus rares beautés ne me sont pas si chères,

Et je viens là-dessus chercher votre secours :

Vous m’avez fait souvent posséder mes amours.

MÉNECHME RAVI.

Et tu ne me rends point cet agréable office.

ERGASTE.

Il n’est rien que j’épargne, et rien que je ne fisse

Si je pouvais autant sur l’objet de vos vœux

Que vous pouvez, monsieur, sur celui que je veux.

MÉNECHME RAVI.

Mais ne vois-tu jamais ce soleil de mon âme ?

Ne lui parles-tu point de ma nouvelle flamme ?

Et n’as-tu point sondé par quelle invention

Je puis m’insinuer en son affection ?

ERGASTE.

C’est l’esprit le plus froid de toutes vos maîtresses :

Je lui parle de vous, je vante vos largesses,

Je reproche à son cœur de s’échauffer si peu,

Je lui fais de votre âme un portrait tout de feu,

Je feins mille tourments, je vous peins tout en larmes,

Je combats sa froideur de mes meilleures armes ;

Mais l’ingrate se rit des contes que je fais,

Et toute autre rendrait vos désirs satisfaits ;

Car je crois que jamais pour une jouissance

Mercure n’employa de si douce éloquence.

Elle ne répond rien, ou me dit seulement

Que votre affection l’oblige infiniment,

Que, demeurant toujours aux termes où vous êtes,

Elle estimera fort l’honneur que vous lui faites ;

Mais que d’autres espoirs vous seraient superflus,

Et que vous perdrez tout si vous demandez plus.

Bien des femmes pourtant s’étant bien défendues,

Après un long combat enfin se sont rendues ;

Et l’on tient que ce sexe, en de certains moments,

Ne peut rien refuser aux vœux de ses amants.

Ne lui reprochez point vos fidèles services,

Rendez-lui chaque jour de plus humbles offices ;

Vous devez espérer et souffrir jusqu’au bout,

Puisqu’après tant de maux un moment paie tout.

MÉNECHME RAVI.

Le ciel ne vit jamais une ardeur de la sorte ;

Mes biens sont épuisés des dons que je lui porte,

Et je lui vais encore offrir ce diamant

Que ma femme entre tous prisait uniquement.

ERGASTE.

C’est bien là pour toucher cette jeune merveille,

C’est un rare moyen pour gagner son oreille.

Les présents aujourd’hui sont partout adorés ;

L’Amour ne fait plus rien qu’avec des traits dorés ;

Et, de quelque beauté que la vertu se vante,

L’or a bien plus d’effet sur l’esprit d’une amante.

Tout cède à son pouvoir : ce métal souverain

A brisé les verrous de cent portes d’airain ;

Et le soleil jadis pour gagner ses maîtresses

Leur montrait seulement l’or de ses blondes tresses.

Les dons feront pour vous bien plus que je ne fais ;

Ils sont plus éloquents que je ne fus jamais ;

Et sur soi cette veuve a beaucoup de puissance,

Si vous n’en obtenez une entière licence.

MÉNECHME RAVI.

J’y dîne avecque toi.

ERGASTE.

C’est le mot que j’attends.

MÉNECHME RAVI.

Ton temps le permet-il ?

ERGASTE.

Je n’ai que trop de temps.

Combien faut-il de mets et combien de bouteilles ?

J’ai pour vous obéir des ardeurs sans pareilles.

MÉNECHME RAVI.

Je suis fort redevable à ton affection,

Car tu forces pour moi ton inclination.

Attends, je vois l’objet qui cause mon martyre.

 

 

Scène III

 

MÉNECHME RAVI, ÉROTIE, ERGASTE

 

MÉNECHME RAVI, à Érotie.

Vous sortez justement au point qu’on vous désire ;

Mais avec une grâce et des attraits si doux

Que vous me forcerez à m’éloigner de vous,

Si vous ne retenez les regards tout de flamme

Qui m’enchantent les yeux et qui m’embrasent l’âme.

Je ne puis concevoir comment chaques moments

Vous peuvent apporter de nouveaux ornements.

Jadis vous paraissiez des plus belles du monde,

Naguère sans pareille, aujourd’hui sans seconde.

Mais le ciel voit enfin ses efforts limités,

Il ne peut qu’ajouter à vos rares beautés ;

Et vous avez, madame, épuisé ses merveilles

Si l’esprit et le corps ont des douceurs pareilles,

Si ma douleur vous touche, et si vous guérissez

Un homme seulement entre tant de blessés.

ÉROTIE.

Si vous ne réservez une voix si féconde,

Vous me rendrez, monsieur, la plus vaine du monde.

Et je crois qu’aujourd’hui vous avez entrepris

De vous nuire vous-même et de m’être à mépris,

Puisque vous m’élevez en un degré de gloire

Où rien ne m’est égal, si j’ai droit de vous croire.

MÉNECHME RAVI.

Mon amour seul aspire à cette égalité ;

Il est seul infini comme votre beauté.

En cet unique point vous pouvez être vaine,

De rejeter mes vœux et de causer ma peine.

ERGASTE, à Ménechme Ravi.

Commandez le dîner.

ÉROTIE.

J’estime infiniment

Le discours que vous dicte un esprit si charmant.

Quoi que je dissimule et que je désavoue,

Je suis femme pourtant, et j’aime qu’on me loue.

ERGASTE, à part.

Moi, j’aime qu’on me traite.

ÉROTIE.

Ainsi je dois aimer

Un qui sait si bien feindre et si bien estimer.

MÉNECHME RAVI.

N’êtes-vous point du rang de ces âmes faciles

Que tout le monde trouve également dociles,

En qui tous les esprits font de mêmes effets,

Qui promettent toujours et ne donnent jamais ?

Ô dieux ! que votre humeur doit être méprisée !

Que souvent ces discours ont mon âme abusée !

Telle qui me charmait par l’appât de sa voix,

Que je croyais m’aimer autant que je l’aimais,

Dont l’inclination me paraissait si grande

Qu’il ne me restait plus qu’à faire la demande,

Me voyant approcher m’a repoussé la main,

Et m’a, tout en raillant, accusé d’être vain ;

Avecque tout le monde elle vit tout de même,

Et quiconque la voit estime qu’elle l’aime.

Madame, que ce point me cause de souci !

Que je suis malheureux si vous vivez ainsi !

ERGASTE.

Monsieur, il est bien tard.

ÉROTIE.

Enfin cette licence

Passe une juste borne, et ce discours m’offense.

Je tiens votre amitié pour un rare bonheur,

Pourvu qu’elle demeure au terme de l’honneur,

Que mon honnêteté ne soit point offensée,

Et qu’un but vertueux borne votre pensée.

Autrement vous perdrez vos discours et vos soins,

Et me demandant plus, je vous donnerais moins.

Je ne remarque point d’action de ma vie

Qui doive autoriser votre amoureuse envie.

Si ma joyeuse humeur vous fait imaginer

Que me demandant tout je doive tout donner,

Il faut vivre autrement, me contenir, me taire,

Et ces froids entretiens prouveront le contraire.

MÉNECHME RAVI.

Bien, il me faut résoudre à souffrir constamment,

À n’amollir jamais ce cœur de diamant,

À mourir tous les jours pour de vaines chimères

Que vous font concevoir les contes de vos mères.

Que vous perdez de temps, et combien de plaisirs

Ce fantôme d’honneur dérobe à vos désirs !

Mais c’est trop irriter cette humeur obstinée ;

Je laisse à vos desseins régir ma destinée.

C’est trop vous amuser d’inutiles propos ;

Peut-être que le temps fera pour mon repos.

J’attends ma guérison de votre repentance ;

Elle rétractera cette injuste sentence.

Cependant ce poinçon qui vous est dédié,

Aura l’heur de servir à ce poil délié ;

Et je m’estimerai le plus heureux du monde

De le voir tous les jours sous cette tresse blonde

Et tous les jours touché par ces divines mains

À qui le ciel permet d’enchaîner tant d’humains.

ÉROTIE.

Quoiqu’indigne, monsieur, d’un présent de la sorte,

Puisque vous l’ordonnez, il faut que je le porte.

Qu’il est bien travaillé ! j’admire sa beauté :

Tout ce que vous donnez a cette qualité.

ERGASTE.

Quand faut-il qu’il soit prêt ?

MÉNECHME RAVI.

Donne ordre, ma pensée,

Qu’au retour du palais la table soit dressée ;

Je reviens de ce pas, et nous dînons ici.

ÉROTIE.

Adieu, je vous attends.

ERGASTE.

Et moi, j’y dîne aussi.

 

 

Scène IV

 

ÉROTIE, CILINDRE

 

ÉROTIE.

Cilindre ?

CILINDRE.

Quoi, madame ?

ÉROTIE.

Il faut que trois personnes

Trouvent un bon repas en ce que tu me donnes.

Ménechme fait un tour, et vient dans un moment.

CILINDRE.

Il n’en faut apprêter que pour dix seulement :

Pour Ménechme, pour vous, et pour son parasite,

Qui tout seul dîne autant que huit mangeurs d’élite.

Quoi qu’on puisse apprêter, je n’imagine pas

Qu’après lui vos valets fassent un bon repas.

Surtout il boit des mieux, et nous verrons merveilles

Si ce goinfre altéré gouverne les bouteilles.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MÉNECHME SOSICLE, MESSÉNIE, son valet

 

MÉNECHME SOSICLE.

Confesse que le port est bien doux aux nochers

Échappés du péril, des flots et des rochers ;

Et que le souvenir de la fureur de l’onde

Est une volupté qui n’a point de seconde.

MESSÉNIE.

Je trouverais encore un plaisir plus charmant

À ne s’exposer point sur ce traître élément,

À passer chez les siens le cours de ses années,

Et n’aller point ainsi tenter les destinées.

J’ai vu cent fois la mort, et les vents courroucés

Ont de mille dangers nos vaisseaux menacés ;

Cent fois leur violence a déchiré nos voiles,

Cent fois ils nous ont mis au-dessus des étoiles ;

Les efforts du pilote ont cent fois été vains,

Et le timon cent fois est tombé de ses mains.

Nous tournons comme l’onde à l’entour de ces îles,

Et partout nous faisons des chemins inutiles.

En toutes nous voyons des gens et des maisons,

En toutes un même air et de mêmes saisons.

Quand finira, monsieur, un si fâcheux voyage

Où vous perdez sans fruit le plus beau de votre âge ?

Au lieu que vous dussiez dans un autre séjour

Donner ces jeunes ans au plaisir de l’amour.

MÉNECHME SOSICLE.

L’amour n’est point si doux, ni le vent si contraire

Qu’ils m’ôtent de l’esprit la perte de mon frère.

Seul je sais quel il est, et combien il m’est cher ;

Seul je sais quel instinct m’oblige à le chercher.

Le repos m’est honteux, si ma nef vagabonde

N’a fait auparavant le tour de tout le monde.

MESSÉNIE.

Que ce temps ennuiera vos parents désolés !

Depuis notre départ six ans sont écoulés.

Songez quelles douleurs ont leurs âmes atteintes ;

Imaginez leurs pleurs, figurez-vous leurs plaintes.

Qu’ils maudissent de fois ce voyage hasardeux,

Où pour leur rendre un fils vous leur en ôtez deux !

Hélas ! où notre nef n’a-t-elle été portée,

Et quelle région n’avons-nous visitée ?

Quel fruit espérez-vous de vos pas superflus,

Si vous cherchez en terre un homme qui n’est plus ?

Apprenez le chemin qui mène chez les ombres,

Et nous l’irons tirer de ces rivages sombres

Si l’on peut repasser le chemin du trépas ;

Autrement n’espérez que de perdre vos pas.

MÉNECHME SOSICLE.

Si la mort a suivi son servage et ses peines,

Au moins j’en veux avoir des nouvelles certaines ;

Et, ce point obtenu, j’irai chez mes parents

Bâtir un mausolée à ses mânes errants.

MESSÉNIE.

Vous verrai-je toujours dans une humeur si noire ?

Avez-vous résolu de composer l’histoire ?

Nous aurions mesuré le quart de l’univers,

Depuis que nous faisons tant de chemins divers.

MÉNECHME SOSICLE.

Ne me présente plus cet avis salutaire ;

Au lieu de me l’offrir, prends celui de te taire.

Garde que ces propos n’excitent mon courroux,

Et cesse de railler, si tu n’aimes les coups.

MESSÉNIE.

Ô malheureux effet de mon sort misérable,

Qui fait que mon avis n’est pas considérable !

Le silence, pourtant, m’est une étroite loi,

Et je dois l’avertir des maux que je prévois.

Je vois bien à regret cette rive étrangère,

Lorsque je sens, monsieur, la bourse si légère ;

Plus nous nous éloignons en ces bords écartés,

Plus nous nous approchons des incommodités ;

Et vous n’emploieriez pas un soin moins nécessaire

À chercher de l’argent, qu’à chercher votre frère.

Nous sommes abordés chez des gens inconnus

Qui déclarent la guerre aux esprits retenus ;

Ici par les plus saints Vénus est invoquée,

La volupté chérie, et la vertu moquée ;

Tant de rares objets, tant de jeunes beautés,

Tiennent ici les yeux et les cœurs enchantés,

Et pour se faire aimer usent de tant de charmes

Qu’il est bien malaisé de ne rendre les armes.

Après, les biens qu’on a sont bientôt disparus ;

Un Crœsus les aimant deviendrait un Irus ;

Qui leur donne des vœux s’apprête des supplices,

Et la nécessité suit ces molles délices.

MÉNECHME SOSICLE.

C’est assez, j’aurai soin d’éviter leurs appas ;

Mais donne-moi la bourse, et ne t’éloigne pas.

MESSÉNIE.

Quoi ! vous suis-je suspect ?

MÉNECHME SOSICLE.

Cette île est dangereuse

À ceux qui comme toi sont d’humeur amoureuse.

Une fille s’offrant, je te tiens si courtois

Que je serais trompé si tu la rejetais.

Moi, je me fâche tôt, et jamais ne supporte

Le tort que me peut faire un homme de ta sorte ;

Et je ne prends l’argent que pour nous empêcher,

Toi, de me faire tort, et moi de me fâcher.

MESSÉNIE.

Vous m’avez déchargé d’un fardeau si pénible

Que j’en reçois, monsieur, un plaisir indicible ;

Et si vous m’accordez le souhait que je fais,

Vous me dispenserez de le porter jamais.

 

 

Scène II

 

CILINDRE, MÉNECHME SOSICLE, MESSÉNIE

 

CILINDRE.

Je crois qu’il suffira de ces mets que je porte...

Mais, dieux ! est-il si tard ? Ménechme est à la porte.

Le vin est en la chambre, entrez-y seulement,

Je ne vous ferai plus attendre qu’un moment.

MÉNECHME SOSICLE.

Quoi, sais-tu qui je suis ?

CILINDRE.

J’aurais peu de mémoire :

J’ai cent fois eu l’honneur de vous verser à boire.

MÉNECHME SOSICLE.

Et sais-tu bien mon nom ?

CILINDRE.

Oui, c’est Ménechme.

MÉNECHME SOSICLE.

Ô Dieux !

Comment peut-on déjà me connaître en ces lieux ?

CILINDRE.

Ergaste vient-il pas ?

MÉNECHME SOSICLE.

Qui ?

CILINDRE.

Votre parasite,

Dont tous les bons buveurs estiment le mérite ;

Ce grand videur de plats, ce grand rinceur de pots,

Qui dans les cabarets a fondé son repos.

Ah ! qu’il va triompher sur l’estime des tables,

Et qu’il vous contera de merveilleuses fables !

MESSÉNIE.

Que vous ai-je prédit ?

MÉNECHME SOSICLE.

Où me suis-je adressé ?

Et quel plaisant discours me fait cet insensé ?

CILINDRE.

Vous trouverez, monsieur, un dîner assez rare

En la diversité des mets que je prépare.

MESSÉNIE.

Ô le plus plaisant fou qui soit dessous les cieux !

Ami, tu te méprends : il aborde en ces lieux ;

À peine la navire est encore arrêtée,

Et l’ancre n’est qu’à peine à la rive jetée.

Que veux-tu qu’il comprenne aux contes que tu fais,

Toi, qu’il ne connaît point, et qu’il ne vit jamais ?

CILINDRE.

Ami, tu ne dois pas m’outrager davantage,

Ou je vais de ces plats te couvrir le visage.

Ne dis mot seulement à qui ne te dit rien :

Je ne te vis jamais, et je le connais bien.

MÉNECHME SOSICLE.

Où m’aurais-tu connu ?

CILINDRE.

Que vous sert cette feinte ?

Je sais la passion dont votre âme est atteinte.

Érotie a sur vous un absolu pouvoir ;

N’ai-je pas tous les jours l’honneur de vous y voir ?

Pouvez-vous méconnaître un bomme de ma sorte ?

Ne vous souvient-il plus des poulets que je porte,

Et du bruit que nous fît votre chaste moitié

Lorsqu’elle découvrit votre ardente amitié ?

Ô dieux ! qu’elle me fit un insigne reproche

Quand une lettre un jour me tomba de la poche,

Et qu’elle y reconnut certaines privautés

Par qui ce rare objet tient vos sens arrêtés !

Ma fuite me sauva de mille bastonnades ;

J’eus d’appréhension les épaules malades ;

Et depuis, me trouvant en mille endroits divers,

Elle ne m’a su voir que d’un œil de travers.

MESSÉNIE.

Quoi, tu connais sa femme ?

CILINDRE.

Oui, sa femme, Orazie,

Dont un jaloux soupçon trouble la fantaisie.

Mais va causer ailleurs, et me laisse en repos,

Car ce n’est pas à toi que je tiens ces propos ;

Si tu veux discourir, cherche qui te réponde.

MESSÉNIE.

Ô le plus insensé de tous les fous du monde !

CILINDRE.

Ami, je pourrais bien te servir de ces plats,

Mais en une façon que tu n’espères pas.

MESSÉNIE.

Toi, je t’aurais brisé plus aisément qu’un verre,

Et du moindre regard je t’aurais mis à terre ;

Mais je battrais un homme indigne de mes coups.

Je respecte mon maître, et j’épargne les fous.

CILIINDRE.

Que ce maraud est vain ! Quoi, Ménechme est ton maître ?

MESSÉNIE.

Il l’est, et si tu veux qu’il le fasse paraître

Tu n’as qu’à le prier de parler seulement,

Et tu seras battu par son commandement.

CILINDRE.

Monsieur, il doit beaucoup à votre compagnie ;

Sans vous j’aurais déjà sa vanité punie.

Que veut-il à celui qui ne le vit jamais ?

Me veut-il quereller pour excroquer ces mets ?

MÉNECHME SOSICLE.

Toi-même t’es mépris, toi-même nous affrontes,

Et je ne comprends rien aux fables que tu contes.

Consultez-vous ici quelque savant démon,

Qui vous apprenne tout, et qui t’ait dit mon nom ?

Sommes-nous abordés en quelque île enchantée

Qu’un nombre de sorciers ait jadis habitée ?

MESSÉNIE.

Monsieur, n’en doutez pas, les peuples de ces bords

Sont des démons cachés sous des formes de corps.

Les mets que vous voyez sont des mets en peinture,

Et ces plats sont de l’air qui n’a que la figure ;

Nos yeux sont abusés d’un fantôme mouvant ;

Frappez-le mille fois, vous frapperez du vent.

CILINDRE.

N’éprouvez point sur moi de telles défiances ;

Vous devez être exempt de ces vaines créances.

Vous me connaissez trop, et vous n’ignorez pas

Que je vous ai dressé de solides repas.

Mais il vous plaît, monsieur, de railler de la sorte :

J’entre et vais envoyer ma maîtresse à la porte,

Qui vous attend sans doute, et dont les compliments

Vous feront mépriser ces divertissements.

Il sort.

MÉNECHME SOSICLE.

Tu m’as fidèlement la vérité prédite,

Et quelque courtisane en ce logis habite.

N’importe, quelque avis dont je sois dépourvu,

Ne crains pas que je tombe en un filet prévu.

Attendons seulement : mais j’admire cet homme

Qui ne m’ayant point vu me connaît et me nomme.

MESSÉNIE.

Moi je suis étonné de cet étonnement,

Ayant vu tant d’effet de votre changement.

Nous n’avions pas quitté l’humide sein de l’onde,

Que l’on savait ici les noms de tout le monde.

Les femmes ont des gens sur le bord de ces eaux,

Qui, sitôt qu’on arrive, entrent dans les vaisseaux,

Et s’enquêtent des noms, du pays, des richesses,

Pour les venir en hâte apprendre à leurs maîtresses ;

Elles prennent alors leurs plus beaux ornements :

Vous ne vîtes jamais des objets si charmants ;

Tout cède à leurs appas ; les mains les plus avares

Font des profusions pour des beautés si rares.

Leur entretien est doux, mais cette volupté

Est un chemin ouvert en la nécessité.

On voit bientôt sa joie en douleur convertie,

Et tel rit en entrant qui pleure à la sortie.

MÉNECHME SOSICLE.

J’estime ton conseil, mais n’appréhende rien.

MESSÉNIE.

Je saurai qu’il est bon si vous en usez bien.

 

 

Scène III

 

ÉROTIE, MÉNECHME SOSICLE, MESSÉNIE.

 

ÉROTIE.

Qu’attendez-vous, monsieur, quand la porte est ouverte,

Moi dans l’impatience, et la table couverte ?

Qui vous rend si pensif et sourd à mes propos ?

Le soin de vos procès trouble votre repos.

MÉNECHME SOSICLE.

Dieux ! le divin objet ! Je me rends, Messénie,

Et ne puis résister à sa force infinie.

MESSÉNIE.

Il est vrai qu’elle est belle.

ÉROTIE.

Entrez donc, tout est prêt.

MÉNECHME SOSICLE.

Que son visage est doux ! que son discours me plaît !

MESSÉNIE.

Fût-elle plus charmante, et cent fois plus aimable,

Le mal que je prévois m’est bien désagréable.

Ce n’est qu’à votre argent qu’elle tend ses appas.

ÉROTIE.

Vous ne répondez rien ; ne m’entendez-vous pas ?

MÉNECHME SOSICLE.

Quoi ! me connaissez-vous ?

ÉROTIE.

Monsieur, devez-vous croire

Qu’un moment vous ait pu chasser de ma mémoire ?

Ne me fierais-je plus au rapport de mes yeux ?

Et ne venez-vous pas de sortir de ces lieux ?

MÉNECHME SOSICLE.

Madame, brisons-là ce discours inutile :

Je ne vous vis jamais, et j’aborde en cette île.

ÉROTIE.

Dieux ! combien aujourd’hui son humeur a d’appas !

Et qu’il plaît à railler où sa femme n’est pas !

MÉNECHME SOSICLE.

Vous vous donnez, madame, une inutile peine.

ÉROTIE.

Quoi ! vous n’habitez pas cette maison prochaine ?

MÉNECHME SOSICLE.

Je cède à qui voudra le droit que j’y prétends :

Puisse faire le ciel périr ses habitants !

ÉROTIE.

Que cet homme est saisi d’une folie extrême !

Il renonce à son bien, et se maudit soi-même.

MÉNECHME SOSICLE.

Si vous avez dessein d’attirer un amant,

Il n’y faut employer que vos yeux seulement ;

Vous n’avez point besoin d’une si vaine feinte ;

Ma raison s’est rendue, et mon âme est atteinte.

L’honneur de vos baisers est un bien infini ;

Et qui l’a méprisé, soi-même s’est puni.

Ne différez donc plus un bien si délectable

Dont vous favorisez un objet incapable.

Ô dieux ! qui n’aimerait la force de vos coups,

Et qui pourrait tenir contre des traits si doux ?

ÉROTIE.

Vous reprenez toujours vos premières licences ;

Mais je ne suis pas femme à souffrir ces offenses.

Je vous ai fait paraître et juré trop souvent

Que votre affection se repaissait de vent,

Que vous entreteniez une espérance vaine,

Et que vous vous donniez une inutile peine.

Restreignez votre ardeur aux termes d’amitié ;

Honorez de l’amour votre chaste moitié ;

Nous serons tous contents, et dans ces deux limites

Rien ne m’empêchera de chérir vos visites.

J’estime votre humeur, et le bien de vous voir

M’est un bonheur plus grand qu’on ne peut concevoir.

MÉNECHME SOSICLE.

Vos yeux se sont mépris ; voyez bien mon visage.

Vous pensez à quelqu’autre adresser ce langage ;

Mon cœur ne fut jamais sous l’hymen arrêté,

Et je n’ai jamais vu votre rare beauté.

ÉROTIE.

Un passe-temps si long commence à me déplaire :

N’êtes-vous pas Ménechme, et Mosque votre père ?

La Sicile l’endroit où vous prîtes le jour,

Et ce lieu maintenant votre unique séjour ?

MÉNECHME SOSICLE.

Écoute, Messénie : ô dieux ! quelle merveille !

En l’état où je suis, je doute si je veille.

ÉROTIE.

Ce poinçon n’est-il pas un présent de vos mains ?

Pourquoi prolongez-vous des entretiens si vains

Quand l’heure du repas est à demi passée,

Tous les mets préparés, et la table dressée ?

MESSÉNIE.

Ô dieux ! ce passe-temps ne se peut trop louer !

MÉNECHME SOSICLE, à Messénie.

Ne dis mot seulement, je vais tout avouer :

Éprouvons son dessein ; quelques rets qu’elle dresse,

Si je m’y trouve pris, je louerai son adresse.

À Érotie.

Il n’est plus temps de feindre, adorable beauté ;

Vous trouvez peu d’appas en cette volupté,

Et comme je feignais à dessein de vous plaire,

Pour le même dessein je ne le dois plus faire.

Oui, je suis ce Ménechme, esclave de vos yeux,

Ces astres les plus doux qui brillent en ces lieux,

Dont l’unique douceur me conserve la vie,

Et m’anime au défaut de mon âme ravie.

ÉROTIE.

Ergaste viendra-t-il ?

MÉNECHME SOSICLE.

Je ne le connais pas.

ÉROTIE.

Vous m’avez avec lui commandé ce repas.

MÉNECHME SOSICLE.

Il a trop demeuré.

ÉROTIE, lui donnant le poinçon.

Cet agréable gage,

S’il était émaillé, me plairait davantage.

MÉNECHME SOSICLE.

Donnez-moi seulement, j’en prendrai le souci,

Et demain au plus tard je le rapporte ici.

À Messénie, tout bas.

Entrons. Tiens cet argent, et m’attends au navire

Cependant que je suis cet aimant qui m’attire.

Il sort avec Érotie.

MESSÉNIE, seul.

Qu’il soit sourd maintenant à mes sages propos ;

Gardant ce que je tiens j’ai l’esprit en repos.

Dieux ! je tremblais de peur, car il est si facile

Que pour une faveur il en rend toujours mille,

Et que, pour le plaisir d’un repas seulement,

Il nous eût mis au point de jeûner longuement.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ERGASTE

 

Ergaste infortuné, depuis l’heure première

Que ton œil a joui du bien de la lumière,

Hélas ! fus-tu jamais dépourvu de conseil

Jusqu’à commettre un mal à celui-ci pareil ?

Être dans le palais au milieu de la foule,

Et ne prendre pas garde où Ménechme se coule ;

En détourner les yeux, voir battre des laquais,

Un semblable malheur m’arriva-t-il jamais ?

Que je manque d’esprit ! que j’ai peu de prudence !

Tout son dessein était de perdre ma présence,

Et d’épargner le bien que je me promettais

De boire jusqu’au soir en l’humeur où j’étais.

Qu’il s’est bientôt défait, l’extrême diligence !

Ces laquais se battaient par son intelligence,

Et, paraissant ainsi de colère enflammés,

C’était contre ma faim qu’ils étaient animés ;

Leur colère et leurs coups se déchargeaient sur elle,

Je portais le danger de toute leur querelle,

Et j’étais réjoui de mon propre malheur

Alors que je pensais ne l’être que du leur.

Depuis je l’ai cherché parmi toute la presse,

Mais inutilement ; il est chez sa maîtresse,

Où je suis assuré qu’il ne réserve pas

Pour la faim que je sens le meilleur du repas.

Ah ! que leur entretien maintenant a de charmes !

Et qu’ils trouvent à rire au sujet de mes larmes !

Mais il sort, je le vois.

 

 

Scène II

 

MÉNECHME SOSICLE, ÉROTIE, ERGASTE

 

MÉNECHME SOSICLE, tenant le poinçon.

Demain je vous le rends ;

Adieu, reposez-vous sur le soin que j’en prends.

ÉROTIE, rentrant.

Adieu.

MÉNECHME SOSICLE.

Que cet objet occupe ma pensée !

Les agréables traits dont mon âme est blessée !

Que de propos charmants, que d’honnêtes refus !

Cède-lui, ma raison, ne lui résiste plus :

Son visage est pourvu d’inévitables charmes,

Et ses moindres attraits sont plus forts que tes armes ;

Mon cœur est tout de flamme, et des sceptres offerts

Ne lui plairaient pas tant que l’honneur de ses fers.

Combien je bénirai cette heureuse journée,

Si je puis l’attirer sous les lois d’hyménée !

Car m’en promettre rien qu’à ces conditions

Serait d’un vain espoir flatter mes passions :

J’ai par son entretien son humeur reconnue ;

Jamais une beauté ne fut si retenue,

Et la seule raison qui cause mon souci,

C’est que sans me connaître elle me traite ainsi,

Jure qu’il n’est franchise à mon humeur égale,

Qu’elle tient ce poinçon de ma main libérale,

Que j’habite en ces lieux, qu’elle me connaît fort,

Qu’Orazie est ma femme et que je feins à tort :

Là je restais muet ; mais avecque ces fables

Elle mêlait aussi des discours véritables,

Car elle sait mon nom et connaît mon pays.

Que cette obscurité rend mes sens ébahis !

ERGASTE, à part.

Il est soûl maintenant, il discourt à son aise.

Me puis-je contenter ? faut-il que je me taise ?

Dieux ! le superbe esprit ! je marche sur ses pas,

Il me voit, il m’entend et ne me parle pas !

Le faut-il aborder ? quelle poignante injure

Allégera mon cœur en la faim que j’endure ?

MÉNECHME SOSICLE.

Que veut cet importun ?

ERGASTE.

Oui, j’ai fort mérité

Qu’aujourd’hui vous blâmiez mon importunité ;

Je vous dusse épargner en l’humeur dont vous êtes,

Et je suis tout chargé des dons que vous me faites,

Vous m’avez fait dîner de mets si délicats

Que je ne fis jamais un si friand repas :

J’use aujourd’hui de vous avec trop de licence ;

Vous êtes ruiné de payer ma dépense.

MÉNECHME SOSICLE.

Que conte cet ivrogne ?

ERGASTE.

Ah ! que vous avez tort !

Pourquoi m’obligez-vous à m’enivrer si fort ?

Vous deviez m’épargner, et défendre à la table

Que l’on me prodiguât un vin si délectable :

Ô combien de vapeurs offusquent ma raison,

Et que j’aurai de peine à trouver ma maison !

MÉNECHME SOSICLE.

Adieu, suis ton chemin.

ERGASTE.

Peste de tous les hommes,

Esprit le plus méchant du séjour où nous sommes,

Peux-tu me faire ouïr ce discours, effronté ?

Ne te suffit-il pas de m’avoir affronté ?

Voyez quelle surprise en son visage est peinte !

Il ne se souvient pas du sujet de ma plainte !

J’ai tort de l’accuser, il m’attendait ici,

Il n’avait pas dessein de me quitter ainsi ;

Il trouve en ma présence un bien fort délectable !

N’est-il pas vrai ? réponds, infâme, détestable ;

Parle, reproche-moi d’être venu trop tard ;

Dis qu’un chien par malheur a dévoré ma part ;

Qu’on a pour me trouver fait tout le tour de l’île,

Mais qu’on ne s’est donné qu’une peine inutile ;

Dis-moi que tu n’as fait qu’un ennuyeux repas,

Que tu n’es point content quand tu ne me vois pas ;

Viens me conter encor cette vaine chimère,

Infâme, dissolu, détestable adultère !

Ta femme, débordé, saura comme tu vis,

Et je lui vais conter ce que tu lui ravis.

MÉNECHME SOSICLE.

De quoi vient cet ivrogne étourdir mon oreille,

Et quelle extravagance à la sienne est pareille ?

Où nous conduit le sort, où sommes-nous venus ?

Et que veulent ces fous à des gens inconnus ?

ERGASTE.

Il est vrai que j’ai tort, je ne te puis connaître,

L’affront que j’ai reçu le fait assez paraître ;

L’effet dément toujours les discours que tu fais,

Ta bourse et ton esprit ne s’accordent jamais ;

On te juge, à te voir, le plus libre du monde,

Car ton humeur fardée en paroles abonde ;

Ta voix n’est point avare, elle promet toujours :

Mais tu ne nous repais que de ces vains discours,

Et nous n’avons jamais éprouvé tes largesses

Lorsque nous espérions l’effet de tes promesses.

Quand on ouvre les mains, et qu’on croit tout tenir,

Quelque affaire imprévue t’empêche de venir :

On t’a volé ta bourse, ou tu l’as oubliée,

Enfin ton avarice est toujours palliée.

Qui ne te croirait pas ? Qui n’eût dit ce matin

Que tu me préparais un superbe festin,

Que tes intentions étaient sans artifices,

Et que rien ne devait égaler nos délices ?

N’as-tu pas ordonné qu’on tînt le dîner prêt ?

Et n’a-t-on pas promis d’accomplir cet arrêt ?

De quoi peut-on douter après tant d’apparence,

Et qui ne te croirait en pareille occurrence ?

Je ne t’épiais point, lorsque je te suivais,

Et je dînais déjà par l’espoir que j’avais ;

Nous étions au palais, où tu n’as point d’affaire,

Où tu n’avais que moi de partie adversaire,

Où ta seule avarice avait dressé tes pas,

Où tout notre procès était pour un repas ;

Tu tâchais d’échapper... Ô la belle victoire !

Qu’un repas épargné lui procure de gloire !

MÉNECHME SOSICLE.

Que de sens et d’esprit cet homme est dépourvu !

Que me conte ce fou que je n’ai jamais vu ?

ERGASTE.

Tu ne m’as jamais vu ?

MÉNECHME SOSICLE.

Non.

ERGASTE.

Qui, moi ?

MÉNECHME SOSICLE.

De ma vie.

ERGASTE.

Tu ne me connais pas ?

MÉNECHME SOSICLE.

Et n’en ai point d’envie ;

J’arrive fraîchement en ce bord étranger.

ERGASTE.

Il t’est permis de rire, à moi de me venger ;

Adieu, tout l’univers ne me pourrait distraire

Du dessein que m’inspire une juste colère ;

Tu te repentiras de m’avoir fait jeûner,

Et tu te souviendras d’un semblable dîner.

Il sort.

MÉNECHME SOSICLE.

Dieux ! je crois qu’à dessein cette fourbe est tissue,

Et je commence bien d’en redouter l’issue :

Que veulent tous ces gens que je ne connais pas ?

Mais quelle femme encor dresse vers moi ses pas ?

Fuyons sans repartir à sa moindre parole ;

J’entreprendrais plutôt mille fous qu’une folle.

Il sort.

 

 

Scène III

 

ORAZIE

 

Crains-tu que mon dessein soit de te retenir ?

Crois que, si je te suis, tu peux bien revenir.

Va, mari débordé, caresser tes amantes,

Et redonne à tes yeux leurs lumières absentes !

Je bénirai cent fois ces objets effrontés,

J’aime ta trahison, j’aime tes voluptés ;

Je veux bien que jamais le remords ne te touche,

Que tu craignes ma vue et détestes ma couche,

Que nul contentement n’égale tes plaisirs,

Et qu’on accorde tout à tes sales désirs,

Si j’obtiens ce bonheur, après tant de supplices,

Que tu rendes l’esprit au milieu des délices,

Que jamais ton objet ne se présente à moi,

Que ta mort me délivre, et dégage ma foi.

Hélas ! quelle fortune égale ma misère ?

Que la loi de l’hymen est une loi sévère,

Et qu’on est ennemi de son contentement

Lorsqu’à sa tyrannie on prête le serment !

Une femme promet d’endurer, de se taire,

De renoncer à soi, de vivre solitaire,

Alors qu’elle promet de craindre son époux ;

Une nuit seulement est ce qu’elle a de doux.

Ses plaisirs sont finis aussitôt que la danse,

Et la seconde nuit son veuvage commence.

Depuis que son mari la tient en ses liens,

Il a bientôt repris ses chemins anciens ;

Il dédaigne bientôt sa grâce et son mérite,

Pour revoir Amarante, ou Philis, ou Carite,

Et nous voyons bientôt notre bien consommé

Par l’impudique ardeur dont il est enflammé.

 

 

Scène IV

 

ERGASTE, ORAZIE

 

ERGASTE.

Madame, en quel état vous verrons-nous réduite,

Si dans peu votre époux ne change de conduite ?

On murmure partout de ses débordements,

On rit de sa folie, et l’on plaint vos tourments ;

Il acquiert tous les jours de nouvelles maîtresses ?

Il achète leur vue et leurs moindres caresses ;

Une telle manie a ses sens occupé,

Qu’il aura dans un an tous vos biens dissipé.

Divertisse le ciel semblable prophétie !

Mais j’en dirais beaucoup sans nommer qu’Érotie,

Qui, sans rien accorder à ce cœur dissolu,

A sur lui toutefois un empire absolu ;

Et le désir qu’il a de vaincre cette belle

Fait que sa libre humeur prodigue tout pour elle.

Encore à ce matin, j’ai vu cet inconstant

Lui donner ce poinçon que vous chérissiez tant,

Que chacun estimait, et de qui la parure

Ajoutait tant de grâce à votre chevelure.

Je sais bien qu’elle est sourde à ses vaines amours,

Qu’elle rit de ses vœux, mais elle prend toujours.

ORAZIE.

Hélas ! tu m’avertis d’un malheur sans remède,

Il est devenu tel qu’il faut que tout lui cède ;

C’est un arbre ployé qu’on ne peut redresser.

J’en ai plus de douleur que tu ne peux penser ;

Mais dans ce déplaisir dont mon âme est atteinte,

Je n’ai pour tout recours qu’une inutile plainte.

J’ai bien vu ce matin, quand j’ai pris mes habits,

Qu’il avait détourné le poinçon que tu dis,

Et je l’entendais là ; mais, sitôt qu’il m’a vue,

Il a pressé le pas et détourné la vue.

ERGASTE.

Le voici qui revient.

ORAZIE.

Ô ciel ! ô justes dieux !

Que n’offrez-vous plutôt un serpent à mes yeux !

 

 

Scène V

 

MÉNECHME RAVI, ORAZIE, ERGASTE

 

MÉNECHME RAVI, se croyant seul.

Enfin cesse, Thémis, de troubler ma pensée,

L’heure que j’ai donnée est à demi passée ;

Donne trêve à mes soins le reste de ce jour,

Souffre que je l’emploie en un procès d’amour.

J’aime la plus farouche et la plus inhumaine

Que je pouvais choisir pour l’objet de ma peine ;

L’insensible se rit des pleurs de ses amants,

On souffre à son sujet d’inutiles tourments ;

On perd son cœur pour elle, et, si l’on se propose

D’en demander le prix, on perd aussi sa cause.

En vain pour la combattre on prend tant de souci,

Car étant là partie elle est le juge aussi.

Je ris, je l’entretiens, je vante ses mérites,

Mais je n’ose passer ces étroites limites ;

J’ai de mille présents assailli sa rigueur,

Et ces faibles moyens ne touchent point son cœur.

ERGASTE, bas à Orazie.

Entendez-vous ces mots ?

MÉNECHME RAVI.

Mais en vain on me blâme,

La dussé-je enrichir aux dépens de ma femme,

Me dût-elle réduire à la nécessité,

Je ne puis la main vide aller voir sa beauté.

ORAZIE, le surprenant.

C’est vivre comme il faut.

MÉNECHME RAVI.

Ô surprise importune !

ORAZIE.

Et nous ferons ensemble une heureuse fortune ;

Voilà pour m’obliger à vous estimer fort,

C’est bien là le moyen de nous mettre d’accord.

MÉNECHME RAVI, à part.

Ô dieux ! je suis perdu, quelle assez prompte ruse

En cette occasion me servira d’excuse ?

Haut.

De quoi m’accuses-tu ?

ORAZIE.

De rien, âme sans foi,

Et ton propre discours t’accuse assez sans moi.

Désavoue, effronté, cet affront qui me touche ;

Jure que d’aujourd’hui tu n’as ouvert la bouche ;

Reprends ma jalousie. Ô le parfait époux !

Que j’ai peu de raison d’exciter son courroux !

Qu’il accroît nos moyens par des peines étranges ;

Que sa fidélité mérite de louanges !

Si ses vœux sont reçus et ses travaux bénis,

Il nous amassera des trésors infinis.

MÉNECHME RAVI.

Quoi ! ce que je disais a ton âme abusée ?

Tu manques bien d’esprit, toi qu’on tient si rusée ;

L’ai-je dit sans dessein, ne te voyais-je pas

Écouter mes discours, et marcher sur mes pas ?

Conserve si tu veux cette créance vaine :

Je ne parlais ainsi que pour te mettre en peine,

Que pour nourrir la peur dont ton cœur est rongé ;

Et tout autre en ta place en eût ainsi jugé.

Mais quand jusqu’à ce point un esprit est malade,

Il n’est rien qu’aisément il ne se persuade.

Tu crois m’avoir surpris, quand tu m’as écouté,

Et tu tiens mes discours pour une vérité.

ERGASTE, à Orazie.

Oh ! qu’il est assuré !

MÉNECHME RAVI, lui faisant signe.

Tu nourris sa colère.

ERGASTE, à Orazie.

Voyez que d’un clin d’œil il m’invite à me taire.

MÉNECHME RAVI.

Que dit cet insensé ?

ERGASTE.

Que je suis satisfait,

M’étant si bien vengé du tour que tu m’as fait.

Exalte maintenant cette fourbe subtile ;

Va faire ce discours à tous ceux de cette île ;

Va te vanter partout de m’avoir fait jeûner,

Je jure maintenant de te le pardonner :

Tu n’en diras point tant que je ne le confesse,

J’en rirai le premier, quelque faim qui me presse.

MÉNECHME RAVI.

Dieux ! que puis-je comprendre à de si vains propos,

Et qui porte ces gens à troubler mon repos ?

ERGASTE.

Me croyais-tu d’humeur à souffrir cet outrage ?

Estimais-tu qu’Ergaste eût si peu de courage ?

Crois que de quelque soif que je sois embrasé.

J’ai bien de quoi l’éteindre, et je t’eusse excusé ;

Mais tu ris, et tu feins de ne me pas connaître ;

Quand tu t’es enivré, tu m’accuses de l’être ;

Et je me pourrais taire, étant ainsi raillé ?

Il n’est si patient qui me l’eût conseillé.

J’ai parlé comme il faut de ton mauvais ménage,

Et sans quelque respect j’en dirais davantage.

ORAZIE.

Traître ! qui m’étais cher plus qu’on ne peut penser,

Tu me ravis mon bien afin de m’offenser ?

Il faut que je te serve à gagner tes maîtresses ;

De ce qui m’appartient tu leur fais des largesses ;

Je verrai mes joyaux leur servir d’ornement !

C’est là trahir sa femme assez ouvertement.

Ne dois-je point aussi faire ton ambassade ?

Ne désires-tu point que je les persuade ?

Oui, je veux épargner les pas de tes valets,

Et je leur porterai moi-même tes poulets :

Je déclare la guerre à leur humeur farouche,

Je prendrai le souci de les mettre en ta couche ;

Après j’irai partout publier ta vertu ;

Est-ce assez t’obliger ? m’en remercieras-tu ?

MÉNECHME RAVI.

Enfin c’est trop longtemps choquer ma patience,

Parle plus clairement ou garde le silence :

Que t’ai-je fait ?

ORAZIE.

Tu m’as...

MÉNECHME RAVI.

Quoi ?

ORAZIE.

Volé mon poinçon.

MÉNECHME RAVI.

Érotie en veut un de la même façon,

Et renverra le tien au plus tard dans une heure.

ORAZIE.

Pouvait-il rencontrer une excuse meilleure ?

Pourquoi l’as-tu porté sans m’en donner avis ?

Je ne m’ingère point de prêter tes habits ;

Je chéris ce que j’ai, j’en use, j’en dispose,

Et crois ne devoir point me mêler d’autre chose :

Que ne vis-tu de même ?

MÉNECHME RAVI.

À quoi tant de souci ?

De ce pas si tu veux je le rapporte ici.

ORAZIE.

C’est parler sagement, et si tu ne l’apportes

Tu rentreras bien tard ou tu rompras les portes.

MÉNECHME RAVI, entrant chez Érotie.

Je reviens, attends-moi.

Il sort.

ERGASTE.

Madame, de quel prix

Récompenserez-vous le souci que j’ai pris ?

Laissez-vous sans loyer un si digne service ?

ORAZIE.

Je le reconnaîtrai par un semblable office,

Et te rendrai le bien qu’aujourd’hui tu me fais,

Si je puis découvrir qu’on te vole jamais.

Elle sort.

ERGASTE.

Je suis donc en danger de longuement attendre,

Car ne possédant rien que me pourrait-on prendre ?

Il faudrait relever d’une sévère loi,

Pour mourir d’un larcin qu’on aurait fait chez moi.

Où faut-il maintenant que mon espoir se fonde ?

Je suis à cette fois le plus confus du monde.

Que puis-je, malheureux, espérer désormais ?

Ménechme n’est pas homme à me traiter jamais.

J’avais tort d’irriter un esprit si sensible ;

À des gens qui n’ont rien la vengeance est nuisible.

La faim est bien plus dure à porter qu’un affront,

Et je devais bien plus à mes dents qu’à mon front.

Adieu, chère maison ! adieu, toute ma joie !...

Mais on ouvre, c’est lui, passons qu’il ne me voie.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ÉROTIE, MÉNECHME RAVI

 

MÉNECHME RAVI.

Ayez de moi, madame, un meilleur sentiment,

L’amour n’a pas si fort troublé mon jugement ;

S’il me devait réduire à ce point de manie,

Je me dégagerais de sa force infinie.

Mais j’ai des yeux encor pour voir ce que je fais,

Je sais que de ce pas j’arrive du palais :

On se propose en vain de tromper ma mémoire,

Ce que je n’ai point fait, je ne le saurais croire.

ÉROTIE.

Vous ne l’avez pas pris pour le faire émailler ?

MÉNECHME RAVI.

Que vous êtes savante en l’art de vous railler !

Si vous avez porté la qualité d’épouse,

Figurez-vous l’humeur d’une femme jalouse ;

Et que, si je ne rends ce poinçon que j’ai pris,

La mienne tous les jours m’étourdira de cris ;

Exemptez-moi des bruits de cette femme avare,

Je vous en promets un plus exquis et plus rare.

ÉROTIE.

Monsieur, je n’entends rien à ces jeux déplaisants,

Ne m’importunez plus, et gardez vos présents.

Votre joyeuse humeur s’est assez exercée,

D’autres soins maintenant m’occupent la pensée ;

Adieu.

Elle rentre chez elle.

MÉNECHME RAVI.

Madame, un mot !... Ô rigoureux destin !

Qu’un astre infortuné m’éclaire ce matin !

Ô ciel ! que nous devons révérer ta justice,

Et que tu me punis d’un sévère supplice !

Où me dois-je adresser, que dois-je devenir ?

Quel avis faut-il prendre, et quel chemin tenir ?

Chacun me traite en fou, tout le monde me raille,

On me ferme la porte en quelque part que j’aille ;

Tout conspire à venger le vol que j’ai commis :

Il me faut là-dessus consulter mes amis.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MÉNECHME SOSICLE, ORAZIE

 

MÉNECHME SOSICLE.

Combien je perds de pas à chercher Messénie !

Il n’a rien en horreur tant que ma compagnie ;

Il ne s’estime serf qu’alors qu’il suit mes pas,

Il est en liberté quand il ne me voit pas ;

Il sait tout, il a tout, et j’ai peu de prudence

D’honorer un captif de tant de confidence ;

Je connais son humeur, et suis mauvais devin

S’il ne s’ensevelit maintenant dans le vin.

ORAZIE, venant à sa porte, et apercevant Ménechme.

Il revient, je l’avise...

MÉNECHME SOSICLE.

Auparavant qu’il sorte...

ORAZIE.

Et je dois à mes cris ce poinçon qu’il rapporte.

MÉNECHME SOSICLE.

Les objets doubleront, il verra deux soleils,

En moi seul il verra deux Ménechmes pareils ;

Il perd entre les pots tout souci de me suivre,

Il y passe les jours, et n’en sort jamais qu’ivre.

ORAZIE.

Homme le plus brutal qui respire en ces lieux,

Oses-tu désormais te montrer à mes yeux ?

Ma plainte, déloyal, est-elle légitime

Maintenant que tu tiens la preuve de ton crime ?

MÉNECHME SOSICLE.

Quel crime ? que veux-tu ?

ORAZIE.

Qu’il parle effrontément !

Le confessera-t-il ? rougit-il seulement ?

MÉNECHME SOSICLE.

De quoi m’accuses-tu ?

ORAZIE.

Dieux ! l’impudence extrême !

J’ai bien tort, et je suis le seul objet qu’il aime.

MÉNECHME SOSICLE.

S’il est vrai que mon cœur brûle pour tes appas,

C’est d’un brasier si doux que je ne le sens pas.

ORAZIE.

Je te crois sans jurer, traître, infâme, adultère,

Il faut ne rien valoir pour ne te pas déplaire ;

La vertu n’a jamais ton esprit arrêté,

Ta haine est une preuve à mon honnêteté ;

Et si je te causais quelque amoureuse envie,

Je m’examinerais, j’accuserais ma vie ;

Mon honneur, ce me semble, aurait quelque défaut,

Je ne me croirais pas comporter comme il faut.

MÉNECHME SOSICLE.

Quel monstre de folie en cette île préside !

Qu’il aurait fait de peine à la valeur d’Alcide !

Qu’il l’eût bien empêché d’éterniser son nom,

Et qu’il eût obligé la haine de Junon !

Qu’on trouve ici de fous, que cet hydre a de têtes,

Et que j’aurai de mal à vaincre tant de bêtes !

ORAZIE.

Je me dois affranchir de semblables tourments,

Et j’ai trop enduré de tes déportements ;

J’abhorre cet hymen, et souhaite un veuvage

Qui te mette en repos, et m’ôte de servage.

Lors, je ne pourrai plus traverser tes plaisirs :

Si j’obtiens ce bonheur, suis tes sales désirs ;

De mon lit, chaste et saint, fais une couche infâme,

Donne à qui te plaira la place de ta femme ;

Tu pourras en repos goûter ses privautés,

Je ne troublerai point tes sales voluptés ;

Rien ne t’empêchera d’obliger une amante,

Tu seras bien heureux, et je serai contente.

MÉNECHME SOSICLE.

Adieu, tu m’étourdis des contes que tu fais,

Je ne te connais point, et ne te vis jamais.

ORAZIE.

Ô dieux ! quand finira le cours de ma misère ?

Presse le pas, Décie, appelle ici mon père,

Qu’il entende ma plainte, et de quelle façon

Il feint être insensé pour m’ôter ce poinçon.

MÉNECHME SOSICLE.

Quoi ! ce poinçon est tien ?

ORAZIE.

Oui. Que peux-tu répondre,

Et quels témoins faut-il afin de te confondre ?

MÉNECHME SOSICLE.

Nul, que la vérité.

ORAZIE.

Comme il est assuré !

Ton larcin n’est donc pas assez bien avéré ?

Ah ! si je m’affranchis d’une loi si fatale,

Qu’au séjour des damnés vivante je dévale

Si jamais sous l’hymen mon cœur est arrêté,

Si jamais sous ce joug je rends ma liberté.

MÉNECHME SOSICLE.

Quoi ! je suis ton mari ? que je plains ta manie !

ORAZIE.

Voyez de ce gausseur l’impudence infinie.

Il ne me connaît pas !

MÉNECHME SOSICLE.

Non, si je me connoi.

ORAZIE.

Et ce vieillard qui vient ?

MÉNECHME SOSICLE.

Aussi peu comme toi.

 

 

Scène II

 

LE VIEILLARD, MÉNECHME SOSICLE, ORAZIE

 

LE VIEILLARD.

Il faut donc que toujours les importunes flammes

De la dissension désunissent vos âmes ?

Ne verra-t-on jamais vos esprits satisfaits ?

Ne goûterez-vous point les douceurs de la paix ?

Ne respectez-vous point le nœud qui vous assemble,

Et serez-vous toujours deux ennemis ensemble ?

Jadis vous témoigniez tant de conformités,

Lorsqu’un vœu mutuel joignit vos libertés ;

Quel sujet maintenant cause cette discorde ?

Dessus quel accident faut-il qu’on vous accorde ?

ORAZIE.

Hélas ! retirez-moi de l’injuste pouvoir

D’un mari que j’abhorre, et que je ne puis voir ;

Le plus indigne époux du séjour où nous sommes,

L’opprobre de ces lieux, et la peste des hommes.

Je ne puis plus souffrir ses mépris apparents.

LE VIEILLARD.

Vous est-il arrivé de nouveaux différents ?

Dois-je de vos discords être le seul arbitre ?

Un autre ne peut-il se charger de ce titre ?

Et ne dussiez-vous pas épargner mes vieux jours

Dont vos dissensions précipitent le cours ?

ORAZIE.

Hélas ! qui doit que vous, quand ce traître m’offense,

Assister votre fille et prendre sa défense ?

LE VIEILLARD.

Ne t’oppose jamais à ses intentions,

Autorise toujours ses résolutions,

Et cesse d’expliquer ses pas et ses pensées

Comme tu me promis aux querelles passées ;

Présente à ses regards un visage plus doux,

Ne lui témoigne point un esprit si jaloux ;

Évite les sujets d’exciter sa colère,

Et qu’à tous ses desseins ta volonté défère ;

Entretiens son amour par des moyens si forts :

Alors rien ne pourra vous causer ces discords,

Rien ne traversera votre heureux mariage,

Et nous verrons la paix régner en ton ménage.

ORAZIE.

Depuis que ces beautés ont touché ses esprits,

Je ne suis qu’un objet d’affronts et de mépris ;

Il y perd tout son temps, il leur rit, il les vante,

Et ne me tient chez lui qu’en titre de servante.

Mais qu’il craigne un malheur si mes soupirs sont vains,

Et si vous ne voulez me tirer de ses mains.

LE VIEILLARD.

Souffre un peu cette ardeur dont son âme est atteinte :

Crois-tu que par tes pleurs elle puisse être éteinte ?

Feins de ne la voir pas, chiche tes déplaisirs ;

Quand son amour décroît, augmente tes désirs ;

Témoigne plus de feux quand les siens s’alentissent ;

Réchauffe tes baisers quand les siens refroidissent ;

Caresse-le de l’œil, et du nom le plus doux

Dont la femme peut voir et nommer son époux ;

Parois toujours contente, et toujours enflammée ;

Enfin aime-le bien, et tu seras aimée.

Les preuves d’amitié sont de puissants appas ;

Et qui n’est point aimé, sans doute n’aime pas.

ORAZIE.

Que me profitera d’user de repartie ?

Mon avocat m’accuse, et défend ma partie.

LE VIEILLARD.

En quoi reconnais-tu ses mauvais traitements ?

Ne t’accorde-t-il pas d’honnêtes vêtements ?

En as-tu, dans ce lieu, vu quelqu’une qui porte

Un habit plus sortable à celles de ta sorte ?

Vis-tu d’une façon qu’il n’autorise pas ?

Et te reproche-t-il tes jeux ou tes repas ?

Te manque-t-il de gens pour soulager ta peine ?

Ne te fournit-il pas du chanvre, de la laine ?

Sur quoi t’a-t-il fâchée ? et qu’as-tu demandé,

Que, s’il a dû le faire, il ne t’ait accordé ?

ORAZIE.

Ô dieux ! les vains discours dont vous flattez son vice !

Il ne me donne rien qu’après il ne ravisse ;

Ce que j’ai le matin, le soir il le promet ;

Il paye de mon bien les affronts qu’il me fait.

Ce poinçon lui gagnait une de ses maîtresses ;

Voyez si j’ai raison de blâmer ses largesses,

Et détester le nœud dont nous sommes unis,

Puisqu’il me fait souffrir des affronts infinis.

LE VIEILLARD.

Mon fils, ce nœud sacré qui joint vos destinées,

Vous doit faire autrement employer vos années ;

Et la nécessité d’être unis à jamais

Doit établir chez vous le respect et la paix ;

Son bien vous touche plus que l’intérêt d’une autre ;

Quand vous le dissipez, vous dissipez le votre :

Vous relevez d’hymen, dont les sacrés arrêts,

Comme ils joignent vos corps, joignent vos intérêts.

MÉNECHME SOSICLE.

Qui que tu sois, vieillard, je te jure, et j’atteste

Les divers habitants de la voûte céleste...

LE VIEILLARD.

De quoi ?

MÉNECHME SOSICLE.

Que ta folie est sans comparaison,

Et qu’un étrange effort a troublé ta raison.

LE VIEILLARD.

À quoi le jugez-vous ?

MÉNECHME SOSICLE.

Dieux ! quelle extravagance !

Et que dois-je répondre au propos qu’il m’avance ?

LE VIEILLARD.

Cessez de me tenir ces mots injurieux,

Ou je saurai calmer votre esprit furieux ;

N’irritez pas l’humeur où la votre me porte ;

Rendez-moi ce poinçon, et vivez d’autre sorte.

MÉNECHME SOSICLE.

Comme ce bon vieillard a les sens hébétés !

L’âge traîne après soi ces incommodités ;

Son corps s’affaiblissant, son esprit fait de même,

Et je dois pardonner à sa folie extrême.

Que voulez-vous de moi ? Que j’expire à vos yeux

Si je connus jamais personne de ces lieux,

S’il m’arriva jamais d’entrer en cette porte,

Et si je vous ai pris ce poinçon que je porte !

Une chaste beauté m’a prié, près d’ici,

De le faire émailler, et j’en prends le souci.

Adieu, dispensez-moi d’une vaine audience,

Et ne m’obligez plus à tant de patience.

Que la terre m’entende, et s’ouvre dessous moi,

Si je vous vis jamais et si je vous connais !

LE VIEILLARD.

Ô dieux ! qu’entends-je ici ? puis-je, après ce langage,

Croire que sa raison conserve son usage ?

Qu’amour cause de trouble au cerveau le plus sain !

Il ne me connaît pas.

MÉNECHME SOSICLE.

Et n’en ai pas dessein.

LE VIEILLARD.

C’est trop longtemps, mon fils, prolonger cette plainte,

Et tu nous porterais du plaisir à la plainte ;

C’est trop s’entretenir d’inutiles propos :

Entrons, rends ce poinçon, et vivez en repos.

MÉNECHME SOSICLE.

Enfin n’irrite plus le courroux qui m’enflamme.

Que veux-tu ? dis ton nom, et quelle est cette femme ?

ORAZIE.

Il n’en faut plus douter, des signes si puissants

Nous font paraître assez qu’il a perdu le sens ;

Et l’altération qu’on voit en ce visage

Est d’un étrange accès un assuré présage.

MÉNECHME SOSICLE, à part.

Il les faut confirmer en des soupçons si vains ;

Je puis par ce moyen m’échapper de leurs mains.

Feignons d’être si fou que chacun d’eux m’évite,

Et que la peur des coups leur conseille la fuite.

ORAZIE.

Que son teint est changé ! voyez, mon père, ô dieux !

Voyez les traits de feu qui sortent de ses yeux.

LE VIEILLARD.

Éloignons-nous de lui, son action m’étonne :

La folie est aveugle, et n’épargne personne.

MÉNECHME SOSICLE, faisant le fou.

Perfides ennemis de mon autorité,

Vous avez trop de fois mon pouvoir irrité ;

Enfin vous connaîtrez ma valeur infinie,

Et je combattrai seul toute l’Épidamnie ;

Seul je subjuguerai ce superbe pays,

Et mes exploits rendront ses peuples ébahis.

Vous pleurez vainement ; une mer de vos larmes

Ne divertirait pas cet effet de mes armes.

Donnons, frappons, tuons, rangeons tout sur nos pas.

Que de sang répandu ! que d’ennemis à bas !

LE VIEILLARD.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

MÉNECHME SOSICLE.

Cette affreuse sorcière

Me prive de l’honneur de leur défaite entière ;

Ses magiques secrets repoussent mes efforts,

Font pencher la victoire, et raniment ces corps.

C’est contre elle qu’il faut exercer mon courage,

Malgré tous ces démons qu’elle oppose à ma rage.

Sus, chassons ces esprits de ces lieux étrangers ;

Ma valeur me promet de franchir ces dangers.

LE VIEILLARD.

Ménechme, où songez-vous ?

ORAZIE.

Hélas ! je suis perdue.

MÉNECHME SOSICLE.

Tu ne peux éviter la peine qui t’est due ;

Tout le pouvoir du ciel, contraire à mon dessein,

Ne m’empêcherait pas de te percer le sein.

ORAZIE.

Ô dieux ! quelle folie est égale à la sienne !

Je vais chercher ici quelqu’un qui le retienne.

Elle sort.

MÉNECHME SOSICLE.

Me dois-je contenter de ces rares effets ?

La sorcière est en fuite, et ses démons défaits.

Ce cavalier armé nuit encore à ma gloire ;

Il faut que sa défaite achève ma victoire.

LE VIEILLARD.

Dieux ! en l’état qu’il est, dois-je attendre ses pas ?

Regarde qui je suis, et ne m’approche pas.

MÉNECHME SOSICLE.

Tu refuses, timide, un combat honorable ;

Tu n’oses repousser ma force incomparable ;

Tu trembles, tu pâlis : lâche ! tu fuis en vain,

Rien ne te peut sauver des efforts de ma main.

LE VIEILLARD.

Hélas ! combien son mal accroît sa violence !

MÉNECHME SOSICLE.

Le ciel ne te pourrait soustraire à ma vaillance.

LE VIEILLARD.

D’où naît cet accident ? ô sévère destin !

Evitons sa fureur, courons au médecin.

Il sort.

MÉNECHME SOSICLE, seul.

Les dieux ont à la fin ma prière écoutée ;

Ces fous qui m’ont fait fou, m’ont la place quittée.

Les agréables fous, dont les cris m’ont forcé

De feindre que comme eux j’avais l’esprit blessé !

Ils reviendront bientôt si je ne me retire :

Par des lieux écartés retournons au navire.

Ô dieux ! en ma faveur guérissez leurs esprits,

Ou ne leur montrez pas le chemin que j’ai pris.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LE VIEILLARD, à la porte du médecin

 

Qu’il est long à venir ! que je suis las d’attendre !

Et que de vains discours il me va faire entendre !

Il persuadera, si l’on veut l’écouter,

Qu’un mort par son moyen vient de ressusciter ;

Qu’il a remis la jambe, ou le bras de Mercure,

Ou qu’il a guéri Mars d’une insigne blessure ;

Cependant qui saurait ce qu’il fait là-dedans,

Le verrait consulter sur quelque mal de dents.

Il descend, je le vois.

 

 

Scène IV

 

LE MÉDECIN, LE VIEILLARD

 

LE MÉDECIN.

Dieux ! qu’au siècle où nous sommes

On doit peu faire état de la santé des hommes !

Un jour peut ruiner les plus fortes santés,

Le plus sain est sujet à mille infirmités ;

Nous produisons en nous les humeurs qui nous nuisent,

Et d’eux-mêmes nos corps tous les jours se détruisent.

LE VIEILLARD.

Cette destruction produit votre intérêt ;

Les médecins sont mal quand personne ne l’est.

Mais quittons ce discours, et songeons au remède

D’un accident si prompt qui réclame votre aide :

Montrant Ménechme Ravi qui entre.

Voyez ces yeux mourants, et ce teint inégal ;

Ne nous épargnez point, et soulagez son mal.

 

 

Scène V

 

MÉNECHME RAVI, ORAZIE, LE VIEILLARD, LE MÉDECIN, DEUX VALETS

 

MÉNECHME RAVI.

Que je vis aujourd’hui sous un astre sévère,

Et que le ciel me voit d’un regard de colère !

Ah ! que j’ai, malheureux, manqué de jugement

Quand j’ai souffert qu’Ergaste ait vu ce diamant !

Mais si devant ce soir je n’achève sa vie,

Je veux qu’en ce moment la mienne soit ravie.

Sa vie, ah ! qu’ai-je dit ? puisque je l’entretiens,

Et qu’il fût mort sans moi, ses jours sont-ils pas miens ?

On sait qu’il m’était cher, et que ce détestable

Ne vit depuis trois ans que des mets de ma table.

LE VIEILLARD.

Il le faut aborder.

LE MÉDECIN.

L’amour, ou vos procès,

Vous ont causé, monsieur, ces violents accès.

Quelles afflictions vous sont les plus sensibles ?

Le ciel a mis à tout des remèdes possibles.

MÉNECHME RAVI.

Que veut ce vieux rêveur ?

LE MÉDECIN.

D’où provient ce tourment ?

Est-ce devers le front qu’il est plus véhément ?

MÉNECHME RAVI.

Dieux, qu’il est insensé !

LE VIEILLARD.

Voyez l’extravagance.

ORAZIE, au médecin.

Obligez-le, monsieur, d’une prompte ordonnance.

LE MÉDECIN.

Quels mets affecte-t-il ?

ORAZIE.

Des mets trop délicats.

LE MÉDECIN.

Quelle sorte de vin boit-il à ses repas ?

MÉNECHME RAVI.

Les vins les plus friands et les plus délectables.

Mais as-tu pris le soin de réformer les tables ?

Que me conte ce fou ? ne veut-il point savoir

Si le pain que je mange est du pain rouge ou noir,

Si j’use de poisson qui soit couvert de plumes ?

Est-il si désireux de savoir mes coutumes ?

LE VIEILLARD.

Eh bien ! que jugez-vous de ces propos confus,

Et que lui pourrez-vous ordonner là-dessus ?

LE MÉDECIN.

Est-il fort amoureux ?

MÉNECHME RAVI.

Oui, de toutes les belles.

Apprends-le de ta femme, elle en sait des nouvelles.

LE MÉDECIN.

Ô comme il est troublé !

ORAZIE.

Vous lui pardonnez bien.

LE MÉDECIN.

Dort-il profondément ?

MÉNECHME RAVI.

Oui, si je ne dois rien.

LE MÉDECIN.

C’est parler de bon sens.

MÉNECHME RAVI.

Que répondrai-je encore ?

LE MÉDECIN.

Sa santé ne dépend que d’un peu d’ellébore,

Et son mal n’a pas tant altéré sa raison

Qu’il ne puisse bientôt espérer guérison.

LE VIEILLARD.

Sa douleur maintenant a moins de violence.

Vous n’eussiez pu tantôt souffrir son insolence ;

En l’humeur qu’il était, il nous eût frappés tous ;

Il nous a menacés d’un orage de coups.

Il s’était proposé de ruiner cette île,

Et sans toucher un homme il en a défait mille ;

Ses gestes et sa voix nous saisissaient d’horreur,

Et j’ai fait sagement d’éviter sa fureur.

MÉNECHME RAVI.

Dieux, qu’est-ce que j’entends ?

LE VIEILLARD.

N’as-tu pas la mémoire

D’avoir contre du vent disputé la victoire,

D’avoir menacé l’air, défait des visions ?

Ne te souvient-ii point de ces illusions ?

Tu ne te proposais qu’horreur et que carnage,

Et tu nous as voulus immoler à ta rage.

MÉNECHME RAVI.

Et toi, te souvient-il, opprobre des mortels,

D’avoir devant mes yeux pillé sur les autels,

Fait partout abhorrer ton humeur sanguinaire,

Dévoré tes enfants, assassiné ta mère,

Empoisonné ta femme, et vendu ton pays ;

Enfin d’avoir les dieux et les hommes trahis ?

Est-ce là comme il faut publier ta louange ?

Est-ce assez pour un fou t’avoir rendu ton change ?

LE VIEILLARD.

Comme son mal s’accroît ! Écoutez son discours,

Et ne différez plus d’y chercher du secours.

LE MÉDECIN.

Si je ne le guéris de cette maladie,

Il est bien malaisé qu’un autre y remédie ;

Qu’on l’amène à ma chambre, et, malgré ses efforts,

Que quelqu’un de ces gens le saisissent au corps.

Je connais de ce mal la cause véritable ;

En de certains accès il est plus redoutable.

Quelque sanglant ennui l’a réduit à ce point,

Et s’il n’est attaché, je n’en approche point.

Aux deux valets.

Allons, emportez-le.

MÉNECHME RAVI.

Dieux ! dors-je, ou si-je veille ?

Ô ciel ! quelle infortune à la mienne est pareille ?

Dieux, hommes, animaux, qui me vient assister ?

Que me veulent ces gens ? où me veut-on porter ?

Il se débat avec les deux valets.

 

 

Scène VI

 

MÉNECHME RAVI, ORAZIE, LE VIEILLARD, LE MÉDECIN, MESSÉNIE, DEUX VALETS

 

MESSÉNIE.

Enfin j’ai la maison à bon prix assurée ;

Mon maître y peut venir, sa chambre est préparée :

Mais las ! en quel état il paraît à mes yeux !

Quelle injure a-t-il faite au peuple de ces lieux ?

Il le faut assister, et fendre cette presse.

MÉNECHME RAVI.

Ô dieux ! qu’ai-je commis, que chacun me délaisse ?

MESSÉNIE.

Que veut aux étrangers ce peuple injurieux ?

Traîtres, n’irritez pas mon esprit furieux !

Rendez cet innocent à mes justes requêtes,

Ou craignez que mes bras ne fondent sur vos têtes.

LE VIEILLARD.

Que veut cet insensé ?

LE MÉDECIN.

Secourir son pareil.

MÉNECHME RAVI.

Ah ! quel heureux démon t’inspire ce conseil ?

Seul sensible à mes cris, seul à mon sort propice,

Achève, cher ami, ce favorable office ;

N’en épargne pas un, et suis ta passion :

L’innocence répond de ta rémission.

UN VALET, fuyant.

Adieu, je cède aux coups.

MESSÉNIE, allant pour frapper le vieillard.

Toi, dont la main hardie,

D’un coup si furieux m’a la joue étourdie...

LE VIEILLARD, fuyant avec Orazie.

Ah ! ma fille, fuyons.

MÉNECHME RAVI, au médecin.

Tous les dieux vainement

Te voudraient dérober à mon ressentiment.

Ta mort sera le prix...

LE MÉDECIN, fuyant.

Il faut fuir, si je m’aime.

MÉNECHME RAVI, à Messénie.

Que je suis redevable à ta valeur extrême !

Le ciel te soit propice, et que ses déités

Te comblent de plaisirs et de prospérités.

Leur rage fût sans toi de mon sang assouvie,

Et sans toi, dans leurs mains, j’aurais perdu la vie.

MESSÉNIE.

Admirez maintenant la valeur de ce bras ;

Voyez comme les coups sont ses plus doux ébats ;

Comme cette canaille, à mes yeux disparue,

Évite ma fureur et me cède la rue.

Suis-je pas à propos sorti de la maison ?

Et pouvais-je venir en meilleure saison ?

Heureuse occasion que le ciel m’a fait naître,

Pour signaler ma force en faveur de mon maître !

Mais qui portait ces gens à vous traiter ainsi ?

De quoi se plaignaient-ils ? ôtez-moi de souci.

MÉNECHME RAVI.

Deux mots te l’apprendront. Ma femme.

MESSÉNIE.

Qui ?

MÉNECHME RAVI.

Ma femme.

MESSÉNIE.

Que son esprit se trouble en l’ardeur qui l’enflamme !

Ménechme, où songez-vous ?

MÉNECHME RAVI.

Et qui t’a dit mon nom ?

MESSÉNIE.

Dieux ! l’extrême fureur qui trouble sa raison !

MÉNECHME RAVI.

Comment t’appelles-tu ?

MESSÉNIE.

Mon nom est Messénie.

MÉNECHME RAVI.

Que je suis redevable à ta force infinie !

Crois que je suis sensible au bien que tu me fais,

Et que je chérirai ta mémoire à jamais.

Je publierai partout ta force incomparable.

Adieu, que soit le ciel à tes yeux favorable.

MESSÉNIE.

Ah ! je vois de son mal des signes trop puissants :

Je veux perdre le jour, s’il n’a perdu le sens.

Ne le puis-je tirer de cette rêverie ?

Mon maître, tout est prêt à votre hôtellerie ;

Je vous ai trop vengé de ces affronts reçus,

Ne perdez point de temps à rêver là-dessus :

Il faut rendre le calme à cet esprit malade,

Et divertir vos soins par quelque promenade

Lorsque vous aurez vu si la maison vous plaît.

Ô ciel ! ô justes dieux ! en quel état il est !

MÉNECHME RAVI.

Aurais-tu, ma raison, oublié ton usage ?

Il faut que je sois fou si tout le monde est sage ;

Et voyant tant de voix s’accorder en ce point,

Je commence à douter si je ne le suis point.

Ami, qui que tu sois, je ne te puis connaître ;

Tu m’honores à tort du titre de ton maître ;

Je ne me souviens point de t’avoir jamais vu,

Et je t’affranchirais si ce nom m’était dû.

MESSÉNIE.

C’est trop continuer cette feinte inutile,

Ne me croyez-vous point du peuple de cette île ?

J’arrive comme vous en cette nation,

Et je n’ai point de part en leur intention ;

Mais vous connaissez trop mon nom et mon servage,

J’en porte sur le dos un trop sûr témoignage.

MÉNECHME RAVI.

Dieux ! qu’est-ce que j’attends ?

MESSÉNIE.

C’est que votre bonté

Me délivre aujourd’hui de ma captivité.

Monsieur, prononcez-moi cet arrêt favorable :

Deux mots peuvent changer mon destin misérable.

MÉNECHME RAVI.

Sois libre, j’y consens.

MESSÉNIE.

Agréable discours !

Quel bonheur est pareil à celui de mes jours !

Usez pourtant, monsieur, de la même puissance

Que quand je dépendais de votre obéissance ;

Ne m’abandonnez pas en cette nation,

Car je suis votre encor par inclination.

Allons au logement, que là je me décharge

De tout ce que vos mains ont commis en ma charge.

MÉNECHME RAVI.

Non, je t’attends ici.

MESSÉNIE.

Je reviens de ce pas,

Et j’apporte les clefs ; ne vous éloignez pas.

Il sort.

MÉNECHME RAVI, seul.

Ô dieux ! qu’avec plaisir j’aurais vu sa folie,

Si j’étais délivré de ma mélancolie !

Mais je ne puis forcer l’excès de mes ennuis,

Tout m’est désagréable en l’état où je suis ;

En l’extrême fureur dont j’ai l’âme embrasée,

Je verserais des pleurs d’un sujet de risée.

Plus confus, et plus mort que je ne fus jamais,

Je vais chercher quelqu’un qui travaille à ma paix.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

MÉNECHME SOSICLE, MESSÉNIE

 

MÉNECHME SOSICLE.

Amour, il est trop vrai, ma raison s’est rendue,

Mon cœur humilié, ma franchise est perdue.

Si l’on est amoureux après tous ces effets,

J’aime, je le confesse, ou l’on n’aima jamais.

Mais l’objet que je sers aurait charmé Cythère,

Il aurait démoli les temples de ta mère,

On n’y graverait plus son nom ni ses portraits

Si ma belle en ces lieux avait porté ses traits.

Il faut que tout succombe à sa force infinie ;

On ne lui peut jeter une œillade impunie ;

Il faut oser souffrir alors qu’on l’ose voir,

Et son moindre regard vous range à son pouvoir :

Elle porte en ses yeux des traits inévitables ;

Ta mère n’en a point qui soient si redoutables.

MESSÉNIE.

Tout est fait, les voici : sous ces clefs j’ai remis

Tout ce que vous aviez en ma garde commis ;

Étant en liberté, je veux vivre sans peine,

Et n’avoir plus de soins.

MÉNECHME SOSICLE.

As-tu l’âme bien saine ?

MESSÉNIE.

J’espère toutefois avoir toujours le bien

De votre compagnie et de votre entretien.

MÉNECHME SOSICLE.

Que dit cet insensé ?

MESSÉNIE.

Vivant en domestique

Qui ne relève point d’un pouvoir tyrannique,

Mais de qui les devoirs et la soumission

Dépendront seulement de l’inclination.

MÉNECHME SOSICLE.

D’où viens-tu concevoir de si belles idées,

Traître, combien as-tu de bouteilles vidées ?

Il te faut donc attendre, et te chercher partout.

J’ai visité le port de l’un à l’autre bout,

J’ai fait dans toute l’île une recherche vaine,

Et tu passes ton temps lorsque je suis en peine ?

MESSÉNIE.

Relâchez-vous sitôt votre esprit généreux ;

Et vous repentez-vous de m’avoir fait heureux ?

N’ai-je pas à vos yeux signalé mon courage,

Tiendrez-vous plus longtemps la valeur en servage ?

Remettez-vous aux fers qui vous a délivré ?

MÉNECHME SOSICLE.

Apprends-moi, je te prie, où tu t’es enivré ?

Est-ce là qu’on t’a vu signaler ton adresse ?

As-tu battu le maître ou querellé l’hôtesse ?

MESSÉNIE.

Ô dieux ! le vain propos ! Ce discours m’est-il dû

Pour le rare plaisir que je vous ai rendu ?

Avec combien d’adresse et combien de colère

Vous ai-je ôté des mains d’une troupe adversaire,

Qui vous traînait sans doute aux prisons de ces lieux ?

Vous avez vu ces gens disparaître à mes yeux,

Et vous avez donné ma franchise à ma peine,

Si vous ne me flattiez d’une espérance vaine.

MÉNECHME SOSICLE.

D’où vient cet insensé forger ces visions,

Et qui t’a vu paraître en ces occasions ?

MESSÉNIE.

Que mon sort est propice et ma fortune heureuse !

Ô le maître divin ! ô l’âme généreuse !

Que cet homme est pourvu de rares qualités !

Qui pourrait exprimer ses libéralités ?

MÉNECHME SOSICLE.

Cesse de murmurer si tu ne hais ta vie,

Et suis-moi chez l’objet dont mon âme est ravie.

Ô dieux ! comme à propos ces astres glorieux

Viennent faire briller leur lumière à mes yeux !

 

 

Scène II

 

MÉNECHME SOSICLE, ÉROTIE, à la porte, MESSÉNIE

 

MÉNECHME SOSICLE.

Triste, confus, charmé, j’apporte ici, madame,

Un cœur qui n’est plus libre et des vœux tout de l’âme ;

Quelque rare pouvoir qu’on donne à vos beautés,

Quoi qu’aient jamais produit les traits que vous jetez,

Quelque insigne froideur qui cède à vos amorces,

Cette seule défaite a signalé leurs forces ;

Jamais dans un esprit on n’a vu tant de feu,

Et jamais la raison ne combattit si peu ;

Vos charmes ravissants m’ont forcé de me rendre

Sans l’avoir consultée, et sans m’oser défendre.

MESSÉNIE, à part.

Oui son amour est grande : ô le parfait amant !

Je meure s’il sait rien après ce compliment ;

Partout où nous allons, il dit la même chose ;

Mais après ce discours il a la bouche close.

ÉROTIE.

J’admire fort, monsieur, ce changement soudain,

Je croyais n’être plus qu’un objet de dédain ;

Et vous voyant sortir avec tant de colère,

Je ne me flattais plus de l’espoir de vous plaire.

Parlons de ce poinçon que je vous ai rendu,

Le cherchez-vous encore, où l’avez-vous perdu ?

MÉNECHME SOSICLE.

Il est chez un orfèvre, et dès demain j’espère

De le voir dans ce poil, si le soleil m’éclaire.

Mais que je suis confus du discours que j’entends !

Madame, exemptez-moi de rêver plus longtemps :

Sur quoi que je médite et que je m’examine,

J’ai toujours révéré votre beauté divine ;

Je n’ai vu ces attraits que d’un œil amoureux,

Et que dans le respect qu’on doit avoir pour eux.

ÉROTIE.

Je ne puis que comprendre en tout cet artifice ;

Mais entrons là-dedans que je vous y punisse.

Ils sortent.

MESSÉNIE, seul.

Dieux ! le malheur extrême où mes jours sont réduits !

Dure condition que l’état où je suis !

Il va cueillir les fruits où son désir le porte,

Durant que je m’amuse à garder cette porte ;

Il considère peu le froid ou la chaleur,

Il me croit bien partout et rit de mon malheur.

Sous quel astre inclément le ciel m’a-t-il fait naître ?

Que n’est-il en ma place, et que ne suis-je maître ?

Que le ciel eut pour moi d’aveugle aversion,

De ne me tirer pas d’une autre extraction !

Que je porte d’envie à ses bonnes fortunes !

A-t-il des qualités qui ne me soient communes ?

A-t-il meilleure mine, est-il plus généreux ?

Pourquoi ne suis-je pas également heureux ?

S’il l’emporte sur moi, c’est d’un peu d’apparence :

Les habits seulement font notre différence ;

Et pour le rare exploit que j’ai fait en ces lieux,

Le superbe qu’il est me dût voir d’autres yeux :

La valeur en ce siècle est bien mal reconnue ;

Le vice va couvert et la vertu va nue.

Le monde est abruti, ses inclinations

Ne donnent plus de prix aux belles actions ;

L’esprit n’a point de rang, le sort et la naissance

Donnent toute la gloire et toute la puissance.

Mais à quoi serviront ces doctes entretiens ?

Que m’arrivera-t-il des discours que je tiens ?

Mon sort ne peut changer, et toute ma science

Me profitera moins qu’un peu de patience.

Il sort.

 

 

Scène III

 

ORAZIE, seule

 

Qu’une étrange manie a troublé ses esprits !

Il a tout fait trembler en l’humeur qui l’a pris

Avec un autre fou, dont l’aveugle assistance

L’a tiré de nos mains et de notre puissance ;

Il rendra ce poinçon à l’aimable beauté

Dont les perfections ont son cœur enchanté.

Que je la reprendrai de vivre de la sorte,

Si je trouve quelqu’un qui me montre sa porte !

Et qu’elle a peu d’égard à l’infâme renom

Qui ternira sa gloire et tachera son nom !

Ses vertus paraissaient un miroir de notre âge,

La même modestie est peinte en son visage,

Et je ne croyais pas que, sans aversion,

On la pût accuser d’une lâche action.

Cependant nos maris lui donnent des visites ;

Elle reçoit leurs dons, et souffre leurs poursuites ;

Le mien est si touché de cet objet charmant,

Qu’avec ce qu’il me vole, il perd le jugement.

Dieux ! qu’Ergaste à propos à mes yeux se présente !

Il me peut faire voir cette indiscrète amante,

Et je l’allais chercher pour cette occasion.

 

 

Scène IV

 

ERGASTE, ORAZIE

 

ERGASTE.

Quelle peine est égale à ma confusion !

Qu’on ne me blâme plus de peu de continence :

Je suis le jeûne même, et la même abstinence ;

Je n’ai vécu que d’air depuis que l’œil du jour

A pris congé de l’onde et commencé son tour ;

Ô dieux ! que l’orient est éloigné de l’Ourse,

Et que le tour du ciel est une longue course !

ORAZIE.

Ergaste, pourrais-tu me tirer de souci ?

Où demeure Érotie ?

ERGASTE.

Elle demeure ici.

ORAZIE, apercevant Messénie.

Ne m’abandonne point, je reconnais ce traître ;

Vois comme il a rougi quand il m’a vu paraître.

 

 

Scène V

 

ORAZIE, ERGASTE, MESSÉNIE

 

ORAZIE.

N’est-ce pas toi, voleur ?

MESSÉNIE.

L’honnête compliment !

ORAZIE.

Qui porte les poulets et qui sers cet amant ?

Toi, qu’on dit que Ménechme a toujours à sa suite,

Qui nous l’as arraché, qui nous as mis en fuite ?

MESSÉNIE.

Tous les jours ma valeur a de plus beaux effets :

C’est la moindre action que je commis jamais.

J’ai profané mes bras pour un si petit nombre,

Et je n’avais besoin d’employer que mon ombre.

ORAZIE.

Traître, qui t’obligeait à t’adresser à nous ?

Et quelle part as-tu dans l’intérêt des fous ?

MESSÉNIE.

Donnez à vos valets la qualité de traître,

Et ne vous mêlez point de parler de mon maître.

Quel sujet aviez-vous de le traiter ainsi,

Lui qui, jusqu’à ce jour, n’entra jamais ici ?

ERGASTE.

Madame, entendez-vous le propos qu’il avance ?

Quoi ! Ménechme est ton maître ? ô quelle extravagance !

MESSÉNIE.

Hélas ! sans te citer mes services passés,

L’état où tu me vois te le confirme assez :

Tout autre que mon maître, en des chaleurs si fortes,

Ne m’obligerait pas à demeurer aux portes ;

Mais il faut obéir, et le ciel irrité

M’enjoignit en naissant cette nécessité.

La mine et la valeur sont peu considérées

Lorsque d’un mauvais astre elles sont éclairées ;

Le jour que je naquis était un mauvais temps,

Et les dieux en ce jour combattaient les Titans ;

Le ciel n’était pas tel qu’on le voit de coutume,

Les astres les plus doux versaient de l’amertume ;

Les femmes enfantaient avec mille tourments,

Lucine était troublée en leurs accouchements ;

Enfin je naquis serf, pleurant, triste, malade,

Comme si j’eusse eu part au péché d’Encelade ;

Mais je vous traite ici de mets trop délicats,

Et je parle à des gens qui ne m’entendent pas.

ERGASTE.

Que j’étais attentif à ces belles paroles !

Ma faim se repaissait de ces contes frivoles.

Ne pleure point, ami, ton malheur évident,

Puisque nous sommes nés sous un même ascendant ;

Plutôt rends grâce au ciel, et me permets de dire

Que ton sort est plus doux, et que le mien est pire.

Je dois bien l’accuser si tu n’es pas content ;

J’ai jeûné pour huit jours, et toi bu pour autant.

ORAZIE.

Laissons là cet ivrogne.

MESSÉNIE.

Évitez ma furie ;

Quelle preuve avez-vous de mon ivrognerie ?

ERGASTE.

Quelle preuve en faut-il que tes propres discours ?

MESSÉNIE.

Que j’ai tort de parler à des esprits si lourds !

ERGASTE.

Tu nous voudrais prouver que Ménechme est ton maître,

Toi qu’il ne vit jamais, et qu’il ne peut connaître.

MESSÉNIE.

Il ne me vit jamais ? Dis, pour en parler mieux,

Que je ne fus jamais éloigné de ses yeux ;

Dis que depuis six ans, à la merci de l’onde,

Nous avons fait le tour de la moitié du monde ;

Que si nous n’obtenons la fin de son dessein,

Rien ne nous peut tirer de son humide sein.

ORAZIE.

Qui lui fait concevoir ce discours inutile

Si jamais mon époux n’est sorti de cette île ?

MESSÉNIE.

Dieux ! les plaisants propos ! Que me veulent ces fous ?

Je parle de Ménechme, et non de votre époux.

ERGASTE.

Fripon, parle à madame avec plus de prudence,

Ou je vais de cent coups punir ton impudence.

MESSÉNIE.

Approche, approche un peu. Qu’il discourt hardiment !

Lâche, m’oserais-tu regarder seulement ?

ERGASTE, à part.

Faible comme je suis, il pourrait bien m’abattre,

Vu qu’en lui j’ai Bacchus et lui-même à combattre.

Ne commettons pourtant aucune lâcheté,

Et ne rabaissons rien de notre gravité.

À Orazie.

Mais quelqu’un va sortir. C’est Ménechme, madame,

Et vous voyez l’objet de sa nouvelle flamme.

 

 

Scène VI

 

ORAZIE, ERGASTE, MESSÉNIE, MÉNECHME SOSICLE, ÉROTIE

 

MÉNECHME SOSICLE, à Érotie.

Tes innocents attraits m’ont fait ressusciter,

Et je vais remourir au point de te quitter.

Adieu, mais perds, mon tout, la créance obstinée

Que rien pût divertir notre heureux hyménée ;

Derechef je renonce au bien de la clarté,

Si jamais sous ce joug mon cœur fut arrêté.

ORAZIE.

Ah ! s’il était ainsi, que je vivrais contente,

Et qu’un rigoureux sort veut que je te démente !

Ton cœur ne fut jamais sous ce joug arrêté ?

Que te suis-je donc, traître ? en quelle qualité ?

La loi qui nous assemble, est-ce une loi profane ?

Ai-je part en ton lit comme ta courtisane ?

N’ai-je point tort, lascif, de me vanter de plus

Que d’avoir assouvi tes désirs dissolus ?

Tous mes contentements ont-ils été des crimes ?

N’ai-je reçu jamais de baisers légitimes ?

Es-tu pour ces raisons possesseur de mon bien ?

Tu trembles, tu pâlis, tu ne me réponds rien ?

MÉNECHME SOSICLE.

Bons dieux ! combien je hais cette femme importune !

Quoi, nous sommes unis sous une loi commune ?

Hyménée autrefois a mon serment reçu ?

Serais-je marié sans m’en être aperçu ?

Ton esprit est blessé d’une étrange manie ;

Je ne te connais point, j’entre en Épidamnie.

Ce matin qu’elle m’a ce discours avancé,

Ses cris m’ont obligé de paraître insensé ;

Je l’ai fait éloigner par cette heureuse feinte,

Et voilà qu’elle vient recommencer sa plainte ;

Quelle autre invention doit être mon recours ?

Rentrons, exemptez-moi d’entendre ses discours.

ÉROTIE.

Quoi, vous niez, monsieur, le nœud qui vous assemble,

Depuis six ans entiers que vous êtes ensemble ?

Je ne puis que juger de cette intention.

ORAZIE.

Madame, elle provient de votre affection ;

Cette méconnaissance à vos yeux est trop nue ;

S’il ne me connaît plus, c’est qu’il vous a connue.

La qualité d’époux lui pèse infiniment,

Je suis un grand obstacle à son contentement ;

Sa femme l’importune ayant tant de maîtresses :

Je ne lui permets pas d’acheter vos caresses,

De vanter vos faveurs, de dissiper son bien,

Et de chercher la nuit d’autre lit que le mien.

Souffrant qu’il vous hantât avec cette licence,

Je ne me plaindrais plus de sa méconnaissance ;

Il ne me dirait plus qu’il ne me vit jamais,

Et cette liberté rétablirait la paix :

Mais je ne puis souffrir qu’il vive de la sorte,

Je me plains tous les jours des présents qu’il vous porte ;

Je l’oblige à rougir de ses feux dissolus,

Et c’est pour ce sujet qu’il ne me connaît plus.

ÉROTIE.

J’excuse vos soupçons, et ris de ce langage :

Il sait si j’ai reçu quelque don qui m’engage.

Son importunité m’en a fait recevoir.

Il est vrai qu’il m’écrit, et qu’il m’est venu voir ;

J’ai souffert ces deux points, mais cette tolérance

A dû, jusques ici, borner son espérance ;

La même honnêteté permet de se hanter ;

S’il obtient davantage, il s’en peut bien vanter.

MÉNECHME SOSICLE.

Dieux ! que puis-je comprendre en ces contes frivoles ?

MESSÉNIE.

Eh ! ne voyez-vous pas que ces femmes sont folles ?

Que nous demandez-vous ? qu’a fait cet étranger ?

Avez-vous résolu de nous faire enrager ?

 

 

Scène VII

 

ORAZIE, ERGASTE, MESSÉNIE, MÉNECHME SOSICLE, ÉROTIE, MÉNECHME RAVI, LE VIEILLARD, LE MÉDECIN, DEUX VALETS

 

MÉNECHME RAVI, poursuivi par le vieillard, le médecin et les valets.

Qu’on blâme ma faiblesse, et qu’on me la reproche,

Si je n’étends à bas le premier qui m’approche.

Que me veulent ces gens ?

LE VIEILLARD, aux valets.

Allez, que craignez-vous ?

MÉNECHME RAVI.

S’ils ont l’esprit bien sain, qu’ils craignent mon courroux.

LE MÉDECIN, aux valets.

Marchez, saisissez-le.

MÉNECHME RAVI.

Si quelqu’un d’eux s’avance !...

UN VALET, au médecin.

Exécutez vous-même une telle ordonnance.

Je crains...

LE MÉDECIN.

Quoi ?

UN VALET.

Sa folie.

MÉNECHME RAVI.

Ah ! traître, ce discours...

UN VALET.

Ô dieux !

MÉNECHME RAVI.

Sera suivi de la fin de tes jours.

MESSÉNIE.

Que voyez-vous, mes yeux ? ô prodige ! ô merveille !

Je doute si je vis, je doute si je veille.

À Ménechme Sosicle.

Mon maître est en deux lieux. Que vous veulent ces fous ?

Je vais vous secourir et seconder vos coups.

MÉNECHME SOSICLE.

On ne m’attaque pas.

MESSÉNIE, à Ménechme Sosicle.

Voyez comme on vous traîne ;

Et vous ne sentez pas les effets de leur haine ?

ORAZIE.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

MESSÉNIE.

Gardez, n’approchez pas.

Je vais seul à vos yeux vous tirer de leurs bras.

MÉNECHME RAVI.

Ô toi, qui que tu sois, dont la main favorable

M’est encor cette fois au besoin secourable,

Seul ami qui me reste, auteur de mon repos,

Que ton secours me vient et m’assiste à propos !

MÉNECHME SOSICLE.

Dieux ! je vois mon image.

LE VIEILLARD.

Ô ciel ! à cette vue

Que mes yeux sont troublés, que mon âme est émue !

ERGASTE.

Ce n’est qu’un même objet, je ne puis deviner

Qui des deux ce matin m’a réduit à jeûner.

MESSÉNIE.

Qui de vous est Ménechme ? Oh ! que j’ai d’espérance

Si je puis de vous deux faire la différence !

Si le ciel aujourd’hui favorise mes vœux,

Je trouve un second maître, et vous l’êtes tous deux.

MÉNECHME RAVI.

Las ! je n’ai point de gens au besoin si propices,

Ils ne m’ont point rendu de semblables offices.

MESSÉNIE.

Mais quel est votre nom ? tirez-moi de souci.

MÉNECHME RAVI.

On m’appelle Ménechme.

MÉNECHME SOSICLE.

Et moi, Ménechme aussi.

MESSÉNIE.

Quel est votre pays ?

MÉNECHME RAVI.

Syracuse, en Sicile.

Mais las ! depuis longtemps je demeure en cette île :

Je fus pris chez mon père en mes plus jeunes ans.

MÉNECHME SOSICLE.

C’est lui, n’en doutons plus. Que mes vœux sont contents !

MESSÉNIE.

Et votre père a nom ?

MÉNECHME RAVI.

Mosque.

MÉNECHME SOSICLE.

Ô dieux ! ô mon frère !

Ô rencontre agréable ! ô fortune prospère !

Mes soins sont achevés, et mes travaux finis,

En cet heureux moment qui nous a réunis.

MÉNECHME RAVI

Oui, si j’en ai de vous le moindre témoignage.

MÉNECHME SOSICLE.

Quand vous fûtes ravi, nous étions de même âge.

Orante est notre mère.

MÉNECHME RAVI.

Ô dieux ! qu’ai-je entendu ?

Ô Ménechme ! mon frère !

MESSÉNIE.

Et ce cher Messénie,

Que vous avez aimé d’une amour infinie,

L’avez-vous oublié ? le méconnaissez-vous ?

Ne lui ferez vous point un visage plus doux ?

MÉNECHME RAVI.

Le temps n’a de ton nom effacé la mémoire.

Ô mon cher Messénie ! ô dieux, le puis-je croire !

LE VIEILLARD.

Ô bonheur sans pareil !

ORAZIE.

Bons dieux ! qu’avons-nous fait,

Si cet autre Ménechme est mon frère en effet ?

LE VIEILLARD.

Embrassez-le ma fille.

ORAZIE, à Ménechme Sosicle.

Est-ce donc vous, mon frère ?

Excusez les transports d’une aveugle colère ;

Cette heureuse rencontre amortit mon courroux.

À Érotie.

Madame, pardonnez à mes soupçons jaloux ;

Accordez vos désirs à ce bonheur extrême ;

Et ne dédaignez pas que mon frère vous aime,

Puisqu’hymen est l’objet de ses affections,

Et qu’il peut disposer de ses intentions.

MÉNECHME SOSICLE.

Madame, pour combler cette réjouissance,

Avouez mon amour et mon obéissance.

Vos charmes ravissants ont mon cœur enchanté,

Et vos premiers regards ont pris ma liberté ;

J’offre tous mes désirs, j’offre mon âme nue

À votre honnêteté que j’ai trop reconnue ;

Et, si vous n’avez plus mon service à mépris,

Un favorable hymen conjoindra nos esprits.

ÉROTIE.

Que je bénis ce jour, et que je suis ravie

De voir ce changement conforme à votre envie !

Qu’un extrême rapport a nos yeux abusés,

Et que j’aurais failli si vous ne m’excusez !

Je tiendrai pour faveur qu’un heureux mariage

Sous un même destin nos deux âmes engage,

Et que cette union calme nos différents,

Quand j’aurai là-dessus consulté mes parents :

Il est en mon pouvoir d’engager ma franchise,

Je suis veuve, et ce titre en ce point m’autorise ;

Mais je dois ce respect à leur autorité,

Qui ne contredit point ce que j’ai projeté.

MÉNECHME SOSICLE.

Qu’un favorable port m’a mis en cette rive !

Que je serai content si cet honneur m’arrive !

Mais, mon frère, qu’un mot à ce bonheur soit joint :

Ma curiosité ne veut plus que ce point.

Ayant été ravi, quelle heureuse fortune

A pu vous exempter d’une vie importune ?

Je vous croyais plus mal : un captif rarement

A reçu de son maître un pareil traitement.

MÉNECHME RAVI.

Celui qui me ravit fut touché de ma peine :

Je n’éprouvai jamais sa rigueur ni sa haine,

Il m’obligea toujours de son affection,

Et je fus honoré de sa succession.

Je me suis marié, j’ai vécu dans cette île

Avec dessein pourtant de revoir la Sicile.

C’est à vous, maintenant, de m’ôter de souci :

Que font tous nos parents ? et qui vous mène ici ?

MÉNECHME SOSICLE.

Je vous conterai tout ; sois libre, Messénie,

Je t’accorde ce don.

MESSÉNIE.

Ô faveur infinie !

MÉNECHME SOSICLE.

Un si rare bonheur succède à mes ennuis,

Que je donnerais tout en l’humeur où je suis.

ERGASTE, à Ménechme Ravi.

Suis-je seul malheureux en un bonheur si rare ?

Ce jour réunit tout, faut-il qu’il nous sépare ?

Pardonnez à ma faim qui m’a fait vous trahir ;

Tout le monde s’aimant, pourriez-vous me haïr ?

Il se met à ses genoux.

MÉNECHME RAVI.

Que puis-je refuser après tant de merveilles ?

Lève-toi, suis nos pas, et vide cent bouteilles.

ERGASTE.

Ô pardon favorable ! heureux commandement !

Mais que déjà n’en suis-je à l’accomplissement.

Hâtons-nous, Messénie, allons prendre les armes,

Et noyer tous nos maux dans un jus si divin :

Si la soif, ce matin, m’a fait verser des larmes,

Qu’elle me va, ce soir, faire verser de vin !

PDF