Le Bijou de la reine (Alexandre DUMAS Fils)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, sur le Théâtre de l’hôtel de Castellane en 1855.

 

Personnages

 

LOUISE DE SAVOIE

PHILIPPE V, roi d’Espagne

 

La scène se passe en Espagne, vers 1708.

 

Un riche salon Louis XIV. Dorures, panneaux, porte au fond, fenêtre à droite, portes latérales, tables, fauteuils, papiers, candélabres.

 

 

À HENRI LAVOIX   

 

Oui, mon cher Lavoix, une comédie en vers ! Il est vrai qu’elle n’a qu’un acte, qu’elle n’a été représentée qu’une fois sur le théâtre de l’hôtel Castellane, et qu’elle n’a jamais été imprimée.

C’est ma première œuvre dramatique. Elle date de 1845. J’avais vingt et un ans. Toute mon excuse est là. Heureux temps et que je regrette ! Je croyais encore à mes vers. J’en suis revenu.

Cependant, si j’avais cultivé certaines dispositions que vous reconnaîtrez dans l’échantillon que je vous offre, je serais arrivé, comme tant d’autres, à faire illusion à quelques-uns de mes contemporains et à prendre rang dans ce bel art qui excelle souvent à dire d’une manière séduisante des choses qui ne signifient rien du tout. Grâce aux grands poètes de ce siècle, l’anatomie du vers est connue, le secret est divulgué et nous pouvons tous, maintenant, en imiter le mécanisme et le bruit. Cette forme a cela d’agréable, d’ailleurs, que les fautes grammaticales y passent pour des audaces, quelquefois pour des beautés, qu’elle impose à ceux qui ne savent pas s’en servir, et que, si les deux rimes sonnent bien en se heurtant, comme les éperons d’un Hongrois qui danse la mazurka, il court aussitôt un petit frémissement de joie parmi les auditeurs.

C’est là qu’on voit le mieux combien ce qui est creux peut être sonore.

Il vous est arrivé, en voyage, d’entrer dans une cathédrale, pendant une messe basse. Un prêtre, muet en apparence, chasublé d’or, un murmure latin sur les lèvres, officiait à la lueur de quatre cierges, dans la pénombre d’une chapelle mystérieuse. Une douzaine de fidèles étaient agenouillés derrière lui, sur les dalles. L’air imprégné d’encens, les vitraux aux mille couleurs, le silence lapidaire des voûtes et des colonnes, vous absorbaient bientôt dans le recueillement et dans la méditation. Tout à coup un bruit aigu vous faisait tressaillir : quelle âme brisée avait poussé ce cri, exhalé cette plainte ? Vous cherchiez des yeux le malheureux gémissant et vous reconnaissiez que c’était une vieille femme qui avait remué une chaise, ou le bedeau qui s’était mouché. Cet acte vulgaire avait emprunté un moment à l’édifice sa majesté sacrée ; votre esprit ne pouvant pas admettre tout de suite qu’il y eût place dans la maison du Seigneur pour une vulgarité de ce genre.

Il en est de même pour la poésie. Il est convenu qu’elle est le temple choisi de la Muse, comme il est convenu qu’un monument construit d’une certaine manière contient plus particulièrement la Divinité. Aussi les banalités les plus bannies y revêtent-elles provisoirement une autorité sacerdotale, un caractère divin ; quelquefois même, ledit monument protège à tout jamais l’absurdité qu’il a vue naître, et les générations se passent les unes aux autres des maximes comme celle-ci :

 

L’honneur est comme une île escarpée et sans bords,
Ou n’y peut plus rentrer quand on en est dehors.

 

Ce qui est complètement dénué de sens, primo, parce que la condition sine qua non d’une île, c’est d’avoir  un bord de tous les côtés ; secundo, parce qu’un endroit quelconque qui n’a pas de bords pour qu’on y rentre n’en a pas non plus pour qu’on en sorte.

Un prosateur se serait contenté de dire : « L’honneur est une de ces lies escarpées où l’on ne peut plus rentrer quand on en est sorti, » et son axiome simple et juste eût passé complètement inaperçu à travers la mémoire des hommes, parce qu’il n’aurait pas eu pour l’amuser le tic tac du distique. Je ne multiplie pas les exemples, qui sont par milliers. J’aurais l’air de vouloir dénigrer une forme de l’art que j’admire autant que personne quand elle mérite d’être admirée, mais contre laquelle, je l’avoue, je me tiens plus en garde qu’autrefois. Nul ne s’est aussi longtemps et aussi complaisamment que moi laissé séduire, éblouir môme par ces boites d’artifice qui détonent tout à coup dans de jolies gerbes de lumière, et je me suis plu, pendant des années, à regarder monter, se croiser et retomber à périodes égales ces petites rimes bleues, roses, vertes, jaunes, qui brillent dans le vide comme des boules de chandelles romaines dans la nuit. Tel que vous me voyez, je sais par cœur deux ou trois mille vers que je me répète encore à moi-même quand j’ai une longue course à faire, seul, dans la campagne, ou quand je veux m’entrainer au travail, comme les paysans chantent une vague mélopée en poussant leur charrue, comme les matelots entonnent une ronde du pays en hissant les grandes voiles. Tous ces vers, je les ai appris dans ma jeunesse ; ils m’ont ému jusqu’aux larmes, enthousiasmé jusqu’au délire ; et puis, un beau jour, quand je les ai regardés bien en face, j’ai vu qu’ils ne contenaient en somme qu’un bourdonnement harmonieux, et qu’ils n’avaient pas laissé dans mon esprit la substance de quatre maximes de La Bruyère ou de La Rochefoucauld. Je ne les ai pas chassés pour cela : ils avaient été mes compagnons dans l’âge heureux ; mais j’ai fermé la porte aux nouveaux venus qui essayaient de m’abuser dans l’âge raisonnable. Les fondateurs, au théâtre (c’est toujours au point de vue du théâtre que je parle), les fondateurs de cette forme particulière, les Corneille, les Molière, les Racine, se croyaient obligés de remplir, jusqu’au bord, d’une pensée franche, noble, vraie, ce moule nouveau, et la pensée en sortait plus franche, plus noble, plus vraie, et, pour ainsi dire, frappée comme une médaille : le temps ne pouvait plus l’altérer, la rouille ne pouvait plus la mordre, elle devenait monnaie définitive pour l’esprit humain, et plus on la mettait en mouvement, plus on augmentait sa valeur. Ils avaient compris, ceux-là, qu’ils ne seraient de véritables poètes dramatiques, dignes et capables de parler aux hommes du présent et de l’avenir, que s’ils incorporaient au vers la vigueur, la précision, la loyauté de la prose des Montaigne, des Bossuet, des Pascal, de tous ceux qui avaient fait ou qui faisaient pour la langue de fonds ce qu’ils faisaient pour cette langue de luxe. Ils ajustaient la rime au bout du vers, comme une pointe d’acier au bout d’une flèche, pour que ce qu’ils avaient à dire pénétrât plus profondément dans la chair ; ils visaient avec calme, ils tiraient droit et juste. Ceux qui sont venus après ont hérité du moule et de l’arc. Les uns ont jeté dans le moule la première matière venue, croyant que le module et l’effigie suffiraient pour en forcer le cours ; les autres ont placé sur l’arc des flèches de bois blanc et ils ont tiré au hasard. C’étaient les imitateurs ; ils ont constitué la routine, puis ils ont disparu dans l’indifférence et dans l’oubli. D’autres sont venus enfin, qui, pour éviter l’imitation et la mort qui en est la conséquence, ont refusé l’héritage, ont repoussé la tradition et se sont déclarés à leur tour fondateurs de dynastie. Ils ont battu une monnaie à creux neuf, reluisante au soleil, sonnant bien sur le marbre, marquée à leur coin, et ils l’ont jetée dans le commerce avec son alliage nouveau. Ceux-là ont été les révolutionnaires. Le public, tantôt ébloui, tantôt défiant, ou s’est précipité avec fureur sur ce métal plein de promesses, ou l’a repoussé avec mépris. Le temps est venu, comme toujours, froidement et tranquillement, juger en dernier ressort. Il a reconnu dans ces novateurs des hommes de premier ordre, qui eussent sans doute accompli l’œuvre de leurs devanciers, s’ils étaient venus au monde deux cents ans plus tôt, et il les a traités comme ils méritaient de l’être. Il a fait la sélection de ce qui était pur, le rejet de ce qui était faux ; il a laissé circuler toute pensée franche contenue dans un vers ferme, il a poinçonné toutes les pièces, quelle que fût leur effigie, qui avaient le poids légal et qui s’adaptaient aux matrices réglementaires, et il a mis au rebut ou cloué sur le comptoir du changeur tout ce qui n’était pas au titre, c’est-à-dire qu’il a confirmé les règles que les rebelles avaient voulu détruire et qui sont et resteront éternellement les mêmes pour tous les arts : la vérité, la simplicité, la clarté.

Moi qui assistais de loin à cette exécution, je me suis dit avec un certain bon sens : « Tu te contenteras de la prose. Elle seule dira bien ce que tu as à dire. Elle sied mieux maintenant que la forme rimée aux mœurs, aux passions, à l’esprit, aux costumes de ton temps. Elle est moins ambitieuse, moins fière, moins provocante que sa rivale, mais elle est aussi saine, aussi attrayante, aussi robuste ; elle n’a ni talons pour se grandir, ni maillot pour se faire valoir, ni dentelles pour se parer ; elle ne met ni blanc ni rouge : elle est nue comme la vérité. Rien de rembourré dans les bouffants du corsage; rien d’escamoté dans les plis de la jupe ; on sait tout de suite à quoi s’en tenir sur son compte ; ses seins sont puissants, ses flancs sont larges, ses reins sont forts, et, quand on l’épouse, il faut la rendre mère, sinon elle divorce et vous plante là. Elle est d’ailleurs aussi noble que le vers et d’aussi bonne, que dis-je ! de meilleure maison que lui. Elle date de la création. Dieu l’a parlée au premier homme, Jésus aux premiers apôtres et saint Paul aux premiers, chrétiens. En un mot, elle est l’humanité même. » Je m’en suis donc tenu à la prose, bien que je fisse agréablement le vers ; et j’en ai ma lourde charge, je vous en réponds. Ce qui me console de n’avoir que cette corde à mon arc, c’est la certitude où je suis de n’avoir jamais écrit que ce que je pensais, de ne pas m’être laissé entraîner hors de mon sujet par le mirage de la rime ou le courant de la tirade. Si j’ai dit des bêtises, je n’ai pas d’excuses, n’ayant dit absolument que ce que je voulais dire.

Cette petite comédie fut représentée sur le théâtre de madame de Castellane, le dernier théâtre particulier où l’on ait sérieusement joué la comédie. Ce genre de plaisir tend à disparaître des salons parisiens. C’est d’autant plus regrettable, que l’art de bien jouer la comédie s’affaiblit de plus en plus chez les comédiens de profession à mesure que la profession devient plus lucrative. Tant pis ! À force de coudoyer le théâtre dans leur intimité et d’en étudier eux-mêmes les secrets, les gens du monde seraient devenus plus connaisseurs et, par conséquent, plus sévères. À force de coudoyer les gens du monde, les comédiens auraient acquis les distinctions et les élégances qu’on ne peut leur apprendre au Conservatoire, et qui ne se devinent pas. De plus, le préjugé qui frappait jadis cette profession ayant complètement disparu de nos mœurs, et nombre d’exemples ayant prouvé suffisamment qu’on peut être, quoique comédien ou comédienne, un très honnête homme, une très honnête femme, et même une très honnête fille, dans la plus noble acception du mot, il serait peut-être advenu de ce contact que des gens distingués mais pauvres, auraient embrassé cette carrière, ce qui eût mieux valu que de courir après des mariages plus ou moins honorables, ou des places plus ou moins humiliantes. L’art, la morale et le public y auraient gagné. Du reste, ce progrès s’effectuera comme beaucoup d’autres qui semblent impossibles, quand la bonne foi humaine aura enfin donné raison à ce vieux proverbe : « Il n’y a pas de sot métier. » On comprendra un jour qu’il vaut mieux être un comédien de talent qu’un parasite inutile et titré. Ce ne sera peut-être pas très long. Nous marchons vite, sans en avoir l’air.

Et, pour finir en prose, mon cher Lavoix, comme j’ai commencé, je n’ai plus qu’un mot à ajouter : c’est que je vous aime de tout mon cœur.

Voilà qui est clair, vrai et simple, et le plus beau vers de la terre ne le dirait pas mieux !

 

A. DUMAS FILS.

20 mars 1868.

 

 

Scène première

 

PHILIPPE D’ANJOU, LOUISE DE SAVOIE

 

Deux laquais entrent, portant chacun un candélabre ; ils vont les poser sur les tables et viennent se ranger près de la porte. Philippe entre par la porte du fond, tenant Louise par la main, et saluant les seigneurs qui raccompagnent pour prendre congé d’eux. Grands costumes de cour pour le roi et la reine, âgés, l’un de vingt ans, l’autre de dix-sept.

PHILIPPE, aux seigneurs.

Dieu vous garde, messieurs !

Ils se retirent.

LOUISE, quittant la main du roi et lui faisant la révérence.

Dieu vous garde, mon roi !

PHILIPPE.

Comment ! vous me quittez ?

LOUISE.

Oui, je rentre chez moi.

PHILIPPE.

Êtes-vous donc souffrante ?

LOUISE.

Un peu.

PHILIPPE.

Quelle nouvelle !

Jamais, sur mon honneur, je ne vous vis si belle !

Vos yeux brillent en feu sur vos fraîches couleurs,

On dirait deux rayons se jouant dans des fleurs.

LOUISE, souriant avec un peu d’ironie.

Oh ! vous êtes ce soir en verve poétique !

Phébus de ses accords distrait la politique.

C’est très bien, monseigneur, gardez ces beaux élans,

Car je prendrais plaisir à ces sonnets galants

Si je n’étais d’humeur triste et toute contraire,

Et n’avais fait le vœu de ne m’en point distraire.

Bonsoir donc...

PHILIPPE, étendant la main.

Votre main ?

LOUISE.

La voici.

PHILIPPE.

Votre bras.

Louise le lui donne.

LOUISE.

Que voulez-vous encor, dites ?

PHILIPPE.

Je ne veux pas

Vous voir rentrer chez vous malade ni fâchée.

Et la cause du mal, je veux l’avoir cherchée,

Afin d’en effacer jusqu’à l’ombre.

LOUISE.

Vraiment.

Est-ce vous ? Vous parlez, sire, comme un amant.

Il n’est pas d’écolier, chanteur de sérénade,

Fût-il de Salamanque ou vînt-il de Grenade,

Qui, la guitare en main, rôdant sous un balcon,

De semblables regards éclaire sa chanson !

En me parlant ainsi, monseigneur, sur mon âme,

Vous me feriez douter que je sois votre femme.

PHILIPPE, tenant la main de Louise, passée sous son bras.

Pourquoi donc un mari n’aurait-il pas le droit

De parler comme il sent, quand il sent comme il doit ?

Dieu lui refuse-t-il ce qu’aux autres il donne ?

Ou bien serait-ce alors qu’en posant la couronne

Sur mon front, mon aïeul de la main en fit choir

Jeunesse, illusions, tout, et jusqu’à l’espoir ?

A-t-il fait mes cheveux tout blancs, rendu mon âme

Inaccessible au feu de vos regards, madame,

Et, sous le cercle d’or, séché dans mon printemps

La couronne de fleurs qu’on porte à dix-huit ans ?

Ne demandiez-vous pas tout à l’heure, Louise,

Pourquoi mon cœur royal s’exalte et poétise ?

Lorsque l’été revient, demandez aux buissons

Pourquoi Dieu les remplit de nids et de chansons ;

Demandez au lac bleu pourquoi, quand vient l’aurore,

De rayons empourprés son azur se colore ;

Mais ne demandez pas, une seconde fois,

Ce qui me rend heureux et doux quand je vous vois.

Que voulez-vous encor que je dise, ma reine ?

Nous sommes mariés depuis deux mois à peine ;

Je ne puis vous voir seul qu’un instant tous les soirs,

Vous avez les cheveux blonds avec les yeux noirs,

Tout votre être m’apporte une extase suprême,

Je suis jeune, il fait nuit, tout repose... et je t’aime.

LOUISE, se retirant des bras du roi en le regardant.

Je crois à tout cela, mais je fais un pari.

PHILIPPE, souriant.

Lequel ?

LOUISE.

Vous devinez, puisque vous avez ri.

PHILIPPE.

J’ignore, en vérité, ce que vous voulez dire.

LOUISE.

Vous m’aimez, n’est-ce pas, dites ?

PHILIPPE.

Avec délire.

LOUISE.

Eh bien, je vous croirai lorsque vous m’aurez mis

Au cou ce beau collier que vous m’avez promis.

PHILIPPE.

Quel collier ?

LOUISE.

Cherchez bien.

PHILIPPE.

Mais, jamais, je vous jure.

Je ne vous ai promis aussi folle parure.

LOUISE.

Monseigneur, lorsqu’il est amoureux comme vous,

Ce que la femme veut est promis par l’époux.

PHILIPPE.

Les plus grands intérêts à cet achat s’opposent

Et je n’ai pas l’argent dont tous les rois disposent.

LOUISE, boudant.

Vous voyez que j’avais raison de parier

Pour un refus de vous. Pourquoi me marier ?

Mon père eût bien mieux fait, me laissant en Savoie,

De ne me point offrir cette inutile joie.

Je n’étais que duchesse, il est vrai, mais au moins

On m’entourait d’égards, on m’accablait de soins.

On change, m’assurant que je vais être aimée,

Ma modeste couronne en couronne fermée ;

On me fait voir un trône, on me montre un époux.

On m’assure qu’il est d’un grand honneur pour nous

D’allier la Savoie à la maison de France ;

Je pars, l’esprit bercé de rêve et d’espérance ;

J’apporte à mon mari, dès le premier moment,

Le cœur qu’une maîtresse apporte à son amant.

Je ne refroidis pas nos heures conjugales

Aux factices amours des unions royales.

J’épouse... franchement; et, quand je viens un jour,

Pendant que mon mari parle de son amour,

Demander un bijou qui m’en sera le gage,

L’amoureux se transforme en économe sage.

Dit qu’il n’a pas d’argent, et sans être confus,

Sur mon premier désir, met un premier refus !

Voilà donc ce que c’est qu’être reine d’Espagne ?

PHILIPPE.

Voulez-vous m’écouter, Louise ?

LOUISE.

J’accompagne

Le roi jusqu’au conseil. Il rentre fatigué ;

Parfois il est lugubre, et jamais il n’est gai.

Je partage avec lui ces tristesses sinistres

Que tous les rois puissants doivent à leurs ministres,

J’entends parler de guerre, et d’impôts et de lois

J’use mes dix-sept ans à ces choses de rois ;

Et, lorsque, par hasard, il me vient une envie,

Un collier, c’est-à-dire un besoin de la vie,

Le roi Philippe-Cinq dit qu’il n’a pas d’argent !

Qui donc fait votre État tellement indigent,

Qu’on ne puisse trouver, tant sa misère est grande,

Les trois cent mille écus qu’un joaillier demande ?

Jamais on n’aura vu de dénuement pareil !

Réunissez demain les membres du Conseil,

Les graves potentats de l’Espagne dévote,

Proposez un collier pour la reine, et qu’on vote !

Ce sont des diamants que j’ai bien mérités,

Et l’on vota souvent pires indemnités.

PHILIPPE.

Puis-je placer un mot ou deux ?

LOUISE.

Je vous écoute.

PHILIPPE.

Vous êtes de sang-froid ?

LOUISE, avec aigreur.

Parfaitement.

PHILIPPE.

Sans doute,

Vous comprendrez très bien qu’on ne vient pas s’asseoir

Sur un trône étranger comme l’on va le soir

Souper tranquillement au foyer de son père.

Or, par le temps qui court, la couronne est très chère.

Si je n’étais qu’un chef de révolutions,

Comme monsieur Cromwell, avec des factions,

Dix mille partisans réunis en armée,

Des drapeaux, des canons, du bruit, de la fumée,

On franchit tout obstacle, et, lorsque l’on est sûr

D’avoir escaladé jusques au dernier mur,

Lorsqu’on n’a plus besoin des gens qui vous soutiennent,

On repousse l’échelle avec ceux qui la tiennent ;

Puis, comme l’on n’est roi que par la force, on est

Libre de refuser ce que l’autre donnait.

Mais, moi, je ne puis pas, roi presque légitime,

Malgré tout mon désir, être avare sans crime.

En venant, j’ai trouvé, tout le long du chemin,

Des amis dévoués qui m’ont tendu la main

Et qui, se ralliant au drapeau de mes pères,

M’ont révélé le prix des amitiés sincères.

Donc, quand on a trouvé, comme j’ai trouvé, moi,

Un peuple obéissant et soumis à son roi,

Qui, des grands dévouements prenant le caractère,

En ôtant son chapeau s’incline jusqu’à terre,

On doit récompenser ces dévouements si beaux

Et remplir à la fois les mains – et les chapeaux

De l’amour des sujets tous les rois sont avides,

Et je suis tant aimé que mes coffres sont vides.

LOUISE.

C’est juste, monseigneur, et l’on ne peut, vraiment,

Raisonner en amour plus raisonnablement.

Je pourrais, cependant, si j’étais plus jalouse,

Peut-être comme reine et surtout comme épouse,

Trouver d’autres raisons à ce refus, mais, moi,

J’aime mieux croire, et tout est sauvé par la foi.

Donnez au dévouement toute sa récompense !

Chacun a son trésor qu’il garde ou qu’il dépense ;

J’ai le mien, et ne veux plus rien vous demander,

Car je ne sais plus rien que je puisse accorder.

Bonne nuit, monseigneur.

PHILIPPE.

Bonne nuit, donc, madame.

LOUISE, à part, en se retirant.

Tout ceci doit couvrir un mystère de femme,

Mais, quelque soin qu’on mette à me le bien cacher,

Je trouverai bientôt ce que je vais chercher.

Elle sort à gauche.

 

 

Scène II

 

PHILIPPE, seul

 

Elle rentre vraiment ! Elle ferme sa porte.

Dans ces discussions la femme est la plus forte,

Elle a le droit du faible, et, lorsque son époux

Veut lui parler amour, elle répond verrous !

Allons, me voilà seul, et seul à pareille heure !

Chacun, en ce moment, éclaire sa demeure

De souvenir, d’espoir ou de réalité,

Et rafraîchit son cœur dans la sérénité

De ces soirs qui se font, en excitant à vivre,

Les complices divins de l’amour qui se livre !

Ce serait bien le moins, cependant, que le roi

Eût avec ses sujets cette commune loi

Et qu’il pût se tailler, dans son vaste royaume,

Le coin mystérieux qu’ils ont tous sous leur chaume !

La reine ne veut pas qu’il en soit fait ainsi ;

Soit ! mais j’aurai mon jour et ma vengeance aussi.

Feuilletant des papiers avec humeur.

Ah ! vous me contraignez, et cela sans réplique,

À m’occuper la nuit de la chose publique ;

Ah ! sans accorder rien vous vous laissez prier,

Et mettez votre amour sur le taux d’un collier !

Je me vengerai ! Quand et comment, je l’ignore ;

Mais, tout roi que je suis, je puis trouver encore

Dans vos caprices même et vos vœux inégaux

Le moyen de punir vos refus conjugaux.

En attendant, rentrons.

Il rentre chez lui après quelque hésitation.

 

 

Scène III

 

LOUISE, seule, revenant et croyant que le roi est encore là

 

Elle tient un coffret dans sa main.

J’ai votre secret, sire.

Que contient ce coffret, voulez-vous me le dire ?

Elle voit qu’elle est seule.

Comment ! il est rentré ?

Allant à la porte du roi.

Je vais l’appeler.

S’arrêtant.

Non,

Non ; ne lui donnons pas la satisfaction

De me voir revenir, de peur qu’il ne suppose

Au besoin de vengeance une tout autre cause.

Cette boîte est solide et cache ses secrets

Avec entêtement. Mon Dieu! je parierais

Que ce coffre est rempli de messages de femmes

Et qu’il révélera des trahisons infâmes.

Ah ! il se défend bien ! Cette clef, celle-là !

Confidente discrète... Ah ! je crois que voilà

La serrure qui cède. Hélas ! non... Quel outrage !

Quoi ! faire ainsi souffrir une femme...

Frappant du pied.

J’enrage !

Je ne puis pas ouvrir cette boîte, et j’entends

Tous les papiers moqueurs rire de moi dedans.

C’est affreux, et jamais on ne vit, j’en suis sûre,

De malheur aussi grand ni de boîte aussi dure.

Courant à la porte du roi.

Sire !... sire !... C’est moi... moi qui veux vous parler.

Elle agite la porte de la chambre du roi.

 

 

Scène IV

 

LOUISE, PHILIPPE, en robe de chambre

 

PHILIPPE.

Pardon, j’étais rentré pour me déshabiller.

De m’appeler si tard vous n’avez pas coutume,

Et vous excuserez l’impromptu du costume.

LOUISE.

Sire, il ne s’agit pas de cela.

PHILIPPE.

Mais, de quoi ?

LOUISE.

D’un intérêt plus grave.

PHILIPPE.

Eh bien, dites-le-moi.

Je ne vous vis jamais dans l’état où vous êtes,

Ma belle joaillière ; est-ce donc que vous faites

Des diminutions sur le prix du collier ?

LOUISE.

Monseigneur, ce n’est pas le moment de railler.

Êtes-vous prêta faire, une fois dans la vie,

Ce que je vous demande ?

PHILIPPE.

Encore une autre envie ?

LOUISE.

Justement.

PHILIPPE.

Je suis prêt. Qu’est-ce que vous voulez ?

LOUISE.

Rien, sire, que le droit de chercher dans vos clefs

Celle qui doit ouvrir ce coffre en malachite.

PHILIPPE.

Ce sera fort aisé, jamais je ne la quitte.

Mais je voudrais savoir...

LOUISE.

Ah ! j’ai votre serment.

PHILIPPE.

Soit... Voulez-vous le coffre ou la clef seulement ?

LOUISE.

Je veux les deux.

PHILIPPE.

C’est clair. Vous serez satisfaite ?

LOUISE.

Très satisfaite.

PHILIPPE.

Bien. Votre petite tête

Tourne vite parfois ; vous me permettrez donc,

Avant que je consente à vous faire ce don,

D’arrêter avec vous quelques petites clauses.

Vous voulez ce coffret, mais me rendrez les choses

Qu’il contient... Des papiers !

LOUISE.

Oui.

PHILIPPE.

Vous jurez ?

LOUISE.

D’honneur !

Il donne la clef.

Mais lorsque j’aurai lu ces papiers, monseigneur.

PHILIPPE.

Lisez.

Elle ouvre la boîte.

Vous n’apprendrez rien que ne puisse apprendre

Le cœur le plus jaloux sur l’amour le plus tendre.

Mais comment avez-vous ce coffret dans les mains ?

LOUISE.

Vous êtes, je le vois, oublieux des chemins

Qui vont de votre chambre à celle de la reine.

Vous, oubliant, il faut que, moi, je me souvienne ;

Et dites-moi, mon roi, quand on se souviendrait,

Si ce n’est quand on veut s’emparer d’un secret ?

PHILIPPE.

C’est juste.

LOUISE.

Permettez.

PHILIPPE.

Je suis pris.

LOUISE.

Elle s’ouvre.

PHILIPPE.

Rendez-moi ces papiers...

LOUISE.

D’où viennent-ils ?

PHILIPPE.

Du Louvre.

Vous voyez maintenant que ce sont des papiers

D’affaires...

LOUISE, les feuilletant.

Qui paieraient aisément deux colliers,

Comme celui que j’ai demandé tout à l’heure.

Le roi Philippe-Cinq sur sa misère pleure,

Dit que tout son argent passe à la nation,

Et dans ce coffre d’or il cache un million !

Un million au moins, en bons à vue, en traites,

En rentes sur l’Espagne !... Ah ! monseigneur, vous êtes

Bien peu le petit-fils de votre illustre aïeul,

Qui, craignant avant tout qu’on ne le laissât seul,

Dépensait, sans trouver que la chose fût chère,

Plus de cent millions pour loger la Vallière.

PHILIPPE.

Aussi la France est-elle en assez triste état !

Madame, croyez-moi, c’est un grave attentat

Que de faire donner à son peuple en détresse

Plus de cent millions pour loger sa maîtresse,

Et l’on n’a pas suivi la volonté de Dieu

Quand on peut faire tant et que l’on fait si peu.

Chacun à sa façon accepte la couronne:

Moi, je crois qu’on en doit compte à Dieu qui la donne.

Cela ne serait rien si l’on périssait seul ;

Mais traîner dans les plis de son royal linceul

Un peuple dont le ciel vous a commis la garde,

C’est affreux, sans compter ce que l’avenir garde.

Charles-Sept, je le sais, aimait Agnès Sorel,

Mais Jeanne d’Arc, prenant son glaive sur l’autel,

Sauva la France... Dieu sauve ainsi ceux qu’il aime.

Louis-Treize eut Richelieu, Louis-Quatorze a lui-même !

Dieu leur donne la force ou leur prête un appui ;

Mais, moi, roi fait d’hier, je ne puis aujourd’hui,

Ayant tout à refaire et rien qui m’accompagne,

Puiser à pleines mains dans le trésor d’Espagne,

Car un roi doit savoir, c’est mon avis à moi,

Qu’il appartient au peuple, et non le peuple au roi.

LOUISE.

Comment ! vous vous taisez ? La chose est singulière !

Je ne suis pas Agnès, pas plus que la Vallière.

Je ne mettrai pas tout en révolution

Pour un pauvre collier qui vaut un million.

Sire, cette morale et ces scrupules d’âme

Sont pour une maîtresse et non pour une femme.

S’il m’en souvient, je suis reine d’Espagne aussi,

Et je n’usurpe pas ma place, Dieu merci.

Le peuple a vu, depuis que je suis en Castille,

Que, s’il est votre enfant, il est de ma famille,

Et je l’ai secouru plus souvent, je le crois,

Que n’ont accoutumé les femmes de ses rois.

Quand j’ouvris ce coffret, je croyais, à vrai dire,

Surprendre un secret, mais un secret d’amour, Sire.

Du résultat présent mon cœur est désolé,

Et je ferme la boîte et je vous rends la clé.

PHILIPPE.

Vous me boudez encor ?

LOUISE.

Non... C’est toute justice

Que le bien des sujets passe avant mon caprice,

Et, dès que je serai dans mon appartement,

Je remercierai Dieu de cet enseignement.

PHILIPPE.

Toujours l’appartement ! Laissons cette querelle,

Soyez bonne ; c’est plus aisé que d’être belle.

Et, prenant en pitié les ennuis de mon cœur,

Ne les augmentez plus avec votre rigueur.

J’ai tort, quatre fois tort... Puis-je, je le demande,

Ma reine, vous offrir humilité plus grande ?

Et je cherche un moyen, excepté cet argent,

De ramener à moi votre cœur indulgent.

Je veux vous expliquer l’emploi que je dois faire

De la somme. D’abord...

LOUISE.

Il n’est pas nécessaire.

PHILIPPE, confidentiellement.

J’attends de cet argent un très grand résultat,

Et j’ai fondé dessus le salut de l’État.

LOUISE.

Et quels dangers court donc l’Espagne, je vous prie ?

PHILIPPE.

Un très grand.

LOUISE.

Mais enfin ?...

PHILIPPE.

Notre pauvre patrie

Est près d’être livrée à la sédition.

LOUISE.

Et vous la sauverez avec un million ?

PHILIPPE.

Justement ! Ce coffret contient sa délivrance.

Vous riez ?

LOUISE.

Et l’argent vous arrive ?

PHILIPPE.

De France.

LOUISE, toujours ironique.

Le trône est menacé ?

PHILIPPE.

Parfaitement.

LOUISE.

Et vous ?

PHILIPPE.

Puisque je crains pour lui, je dois craindre pour nous.

LOUISE.

Voyons, dites-vous vrai ?

PHILIPPE.

Vous doutez... On conspire !

LOUISE.

Et pour déjouer tout, cet argent va suffire ?

PHILIPPE.

Je l’espère.

LOUISE.

Qui donc a trouvé le complot ?

PHILIPPE.

Louis-Quatorze.

LOUISE.

Vraiment !

PHILIPPE.

Il m’a fait aussitôt

Passer ce million, que je tiens en cachette,

Et qui sert à payer ma police secrète.

LOUISE.

Que ne me disiez-vous tout de suite cela !

Et votre ministère en est-il ?

PHILIPPE.

Ah ! voilà

Ce que je ne sais pas. J’ai l’avis, mais la lettre

Ne dit pas tous les noms.

LOUISE.

Ah ! s’il pouvait en être !

PHILIPPE.

Vous le détestez donc ?

LOUISE.

Oui, tant que je le peux.

PHILIPPE.

Et que vous a-t-il fait, chère enfant ?

LOUISE.

Il est vieux.

Maladie incurable.

PHILIPPE.

Et qu’il faut qu’on pardonne,

Quand sa vieille raison soutient notre couronne.

LOUISE.

Cependant, soyez franc. Est-ce bien gai, mon roi,

De voir toujours des vieux, excepté vous et moi ?

Rien n’est, à mon avis, plus triste et plus maussade

Que nos bals de la cour, ou bien de l’ambassade,

Tous pleins de cavaliers roides, vieux et fluets,

Qui comme des bâtons cassent nos menuets.

PHILIPPE.

Mais Porto-Carrero, qui m’a fait ma couronne,

Vous plaisait autrefois.

LOUISE.

Laissons-le près du trône,

Celui-là, pour l’exemple et les traditions !

Mais les autres, pantins à révolutions,

Qui me semblent, malgré leur science profonde,

Des Atlas empaillés supportant un faux monde,

Qui vont courbant le front, à pas comptés et lourds

Sous l’énorme travail qu’ils vous laissent toujours,

Qui de discours sans fin fatiguent vos oreilles

Et vieillissent encor les choses déjà vieilles,

Qui font riches les leurs en pillant votre bien

Et couvent tous un œuf d’où ne sortira rien ;

Que de leur fausse vie on sache le mystère,

Qu’on les fasse embaumer vite et qu’on les enterre.

Pour moi, malgré l’honneur que Votre Majesté

M’a fait de me choisir pour vivre à son côté,

Je serais bien restée au fond de ma province,

Si j’avais supposé que tout autour du prince,

Au point où je le vois, l’ennui royal en vint,

Et que j’aurais cent ans sans en avoir eu vingt.

PHILIPPE.

Si l’opposition vous entendait, ma reine,

Quel collier vous auriez, demain, pour votre peine !

LOUISE.

Qu’elle m’entende alors, car, si j’étais le roi,

Il se ferait un fier changement.

PHILIPPE.

Je le croi.

LOUISE.

Je montrerais enfin que je suis le vrai maître.

PHILIPPE.

Fort bien! Ce changement, pourrait-on le connaître ?

Si l’avis était bon, j’en ferais mon profit.

LOUISE.

Voici tout simplement ce qu’il faudrait qu’on fit :

Qu’on bouleversât tout, et, sans plus de mystère,

Qu’on renvoyât d’un coup messieurs du ministère.

PHILIPPE.

Après ?

LOUISE.

Eh bien, après, on les remplacerait.

PHILIPPE.

Par ?

LOUISE.

Par des jeunes gens que l’on façonnerait

À remplir en tout point les volontés du trône,

Qui n’auraient d’autres soins que garder la couronne

Sur le front de celui qui les ferait puissants.

PHILIPPE.

Continuez.

LOUISE.

C’est tout.

PHILIPPE.

L’avis est plein de sens ;

Mais consentirez-vous, charmante conseillère,

À me nommer les gens du nouveau ministère ?

LOUISE.

Volontiers.

PHILIPPE, ironiquement.

Écoutons.

LOUISE.

Riez, mon noble époux.

La femme s’entend mieux à gouverner que vous.

Nos provinces, de chants et de fleurs toujours pleines,

Ne banniront les rois que pour avoir des reines,

Car l’Espagne n’est plus ce pays conquérant

Qui veut être plus fort pour devenir plus grand.

L’Espagne est un bosquet de femmes et de roses ;

Ses grands hommes sont morts avec ses grandes choses

Et les peuples jaloux ont à jamais éteint

Le soleil qui de l’Inde éclairait Charles-Quint.

Il vous faut maintenant, sans craindre les tempêtes,

Un long règne d’amours, de plaisirs et de fêtes.

Laissez-moi donc régner et choisir mes élus.

PHILIPPE.

Moi qui vous aimais trop, je vous aime encor plus.

Vous babillez si bien quand vous parlez en reine !

Donc, qui choisissons-nous, ma belle souveraine,

Pour garder ce pays que le ciel nous donna ?

Aux finances, d’abord ?

LOUISE.

Le comte d’Arona.

PHILIPPE.

Aux finances, ce fou cité pour ses fredaines !

Mais il ne put jamais administrer les siennes,

Et nous lui confirions les nôtres ?...

LOUISE.

Justement.

PHILIPPE.

Cela commence bien pour le gouvernement.

LOUISE.

Ce n’est que par l’abus que vient l’expérience.

PHILIPPE.

L’instruction publique ?

LOUISE.

Un homme de science,

Le marquis Sandoval.

PHILIPPE.

Ah ! ça, c’est curieux !

Un poète qui suit les femmes en tous lieux,

Un rôdeur de boudoirs, contempteur des églises,

Qui fait des bouts-rimés aux carlins des marquises.

LOUISE.

Peut-être aimez-vous mieux celui que vous avez ?

PHILIPPE.

Au moins, il est savant, très savant.

LOUISE.

Vous trouvez ?

Ce serait malheureux qu’il ne le fût pas, Sire.

Il en a bien la bosse, et, certe, on peut le dire,

Et ce n’est pas pour lui le moins lourd des fardeaux,

Car elle manque au front, mais il l’a sur le dos.

PHILIPPE.

Allons, continuez, car vous êtes divine.

En voici déjà deux... Maintenant, la marine ?

LOUISE.

Un cavalier charmant, le duc d’Olivarès.

PHILIPPE, riant.

Il a le mal de mer sur le Mançanarès !

Pourtant allez toujours, car peut-être qu’en somme

Parmi tous vos amis nous trouverons un homme.

Aux affaires, enfin, quel est celui qu’il faut ?

LOUISE.

Le comte de Melgar, est-il homme ?

PHILIPPE.

Il l’est trop.

Beaucoup trop, chère enfant.

LOUISE.

Trop ! que voulez-vous dire ?

PHILIPPE.

Le comte de Melgar est celui qui conspire.

LOUISE.

Conspirer, lui, Melgar ! Oh ! je parierais bien

Que l’on vous a trompé.

PHILIPPE, la prenant au mot.

Vous parieriez ! Combien ?

LOUISE.

Tout ce que vous voudrez si vous me prouvez, Sire

Que monsieur de Melgar contre son roi conspire.

PHILIPPE.

C’est dit ; établissons les clauses du pari.

LOUISE.

Bien ; que parions-nous ?

PHILIPPE.

Que parie un mari,

Amoureux d’une femme incessamment rebelle,

Quand pour parler d’amour il s’enferme avec elle ?

LOUISE.

Cela n’est pas très clair : je parie avec vous...

PHILIPPE.

Que vous ferez amant celui qui n’est qu’époux.

LOUISE.

Mais que pariez-vous, monseigneur, en échange ?

PHILIPPE.

Tout ce qu’il vous plaira me demander, cher ange.

LOUISE.

Tout, sans restriction ?

PHILIPPE.

Tout ce que vous voudrez.

LOUISE.

Les ministres ?

PHILIPPE.

Oh ! oh !

LOUISE.

Dites.

PHILIPPE.

Vous les aurez.

LOUISE.

Vous ne rétractez rien ?

PHILIPPE.

La chose est entendue.

LOUISE.

Pauvre roi !

PHILIPPE.

Qu’avez-vous ?

LOUISE.

Votre affaire est perdue.

PHILIPPE.

Vous en êtes certaine ?

LOUISE.

Oh ! certaine en tout point,

Car je sais.

PHILIPPE.

Vous savez ?

LOUISE.

Que Melgar est trop loin,

Pour pouvoir conspirer.

PHILIPPE.

Voilà l’enfantillage.

Pour les conspirateurs, c’est un grand avantage

Qu’être loin du pays qu’on soulève et du roi ;

Car, en cas d’insuccès, on est loin de la loi.

Et puis la surveillance est bien mieux endormie.

LOUISE.

Mais Melgar a sa sœur, laquelle est mon amie.

PHILIPPE.

Et sa sœur sait de vous ce dont elle a besoin,

Et rend compte à Melgar qu’elle informe... de loin.

LOUISE.

Pouvez-vous supposer un pareil stratagème

Chez madame de Luys, qui m’adore et que j’aime ?

PHILIPPE.

Je suppose si bien, qu’avec ce million

Qui me sert à parer la conspiration

Je dois payer demain ma police secrète,

Qui veille en ce moment et qui peut-être arrête

Le courrier qu’on attend et qui doit apporter

Un ravissant cadeau que l’on peut commenter,

Et qu’à sa chère sœur dans sa dernière lettre

Melgar avait écrit qu’il lui ferait remettre.

Un bon conspirateur n’écrit pas, mon enfant,

Les projets qu’il conçoit ni les desseins qu’il pren...

Il envoie un bijou, des livres, une boîte ;

La police les prend, et, quand elle est adroite,

Elle vient à son roi, par un chemin discret,

Porter pendant la nuit la chose et le secret.

Or, à l’heure qu’il est, on veille sur la route,

Et, moi, j’attends ici...

LOUISE.

Qu’attendez-vous ?

PHILIPPE.

Écoute !

N’as-tu pas entendu du bruit dans l’escalier ?

Je double le pari... Ministres et collier.

LOUISE.

On frappe.

PHILIPPE.

Qui va là ?

UNE VOIX, en dehors.

Le courrier d’Allemagne,

Que l’on vient d’arrêter, Sire, dans la campagne.

PHILIPPE.

Il était seul ?

LA VOIX.

Tout seul.

PHILIPPE.

Que portait-il sur lui ?

LA VOIX.

Rien qu’un petit coffret caché dans un étui.

Le roi ouvre la porte et passe la main en dehors. Il referme la porte quand il a la boîte. Ouvrant la boîte.

Un jeu de domino.

LOUISE.

J’ai gagné, je suppose.

PHILIPPE.

Et ce petit billet sur papier vélin rose.

LOUISE.

J’ai perdu !

PHILIPPE, lisant.

« Ma chère sœur, je vous envoie le jeu de domino que vous m’avez demandé. On l’a fait exprès pour vous. Il a tardé longtemps, mais il fallait de la patience pour arriver à ce résultat. Je vous recommande le travail de la boîte. Jouez, et bonne chance !

Votre frère,

MELGAR. »

Le travail de la boîte, vraiment !

Le travail de la boîte est en effet charmant ;

Mais la boîte, à coup sûr, doit cacher quelque chose.

LOUISE.

Comme votre coffret, elle est en bois de rose.

PHILIPPE.

J’ai beau chercher, elle est bien vide, en vérité.

LOUISE.

Avec des animaux en or massif sculpté.

PHILIPPE.

Voyons, que penses-tu de ce cadeau, Louise ?

LOUISE.

Que le travail est d’une finesse exquise,

Et que le comte a fait un présent, cette fois,

Qu’à des reines souvent refuseraient des rois.

PHILIPPE.

Ce n’est pas un reproche, enfant, que je demande.

LOUISE.

Je ne sais rien, sinon que ma fatigue est grande,

Que je viens de gagner un pari sans espoir

Et que j’ai bien l’honneur de vous dire bonsoir.

PHILIPPE, timidement, en lui prenant la manche pour la retenir.

Louise !

LOUISE.

Qu’avez-vous à me tirer ma manche ?

PHILIPPE.

Vous ne voudriez pas me donner ma revanche ?

LOUISE.

Comment ?

PHILIPPE.

Au domino.

LOUISE.

Combien de coups ?

PHILIPPE.

Un coup.

Ce ne sera pas long.

LOUISE.

Vous y tenez beaucoup ?

PHILIPPE.

Peux-tu le demander ?

LOUISE.

Dites si je suis bonne !

J’y consens.

PHILIPPE.

On n’est grand que lorsque l’on pardonne.

LOUISE.

Dans la bouche d’un roi cet axiome est bon.

Il lui baise la main.

Vous m’aimez donc vraiment ?

PHILIPPE.

Ah !

LOUISE, se mettant au jeu.

Combien en prend-on ?

PHILIPPE.

Sept.

LOUISE.

Sept ; sans en reprendre.

PHILIPPE.

Et le double six pose.

LOUISE.

Tant mieux, c’est moi qui l’ai.

PHILIPPE.

Je soupçonne une chose.

LOUISE.

Quoi ?

PHILIPPE.

Que la boîte doit se dévisser.

LOUISE.

Mon roi,

Qui doit vous occuper, de la boîte ou de moi ?

L’enjeu vous semble-t-il trop mesquin ?

PHILIPPE, jouant à la hâte.

Six et quatre.

LOUISE.

Quatre et blanc.

PHILIPPE.

Blanc et cinq.

LOUISE.

Ah ! vous allez me battre,

Je boude.

PHILIPPE.

Cinq et deux.

LOUISE.

Double deux.

PHILIPPE.

Bon ! je crois

Que je n’ai pas de deux. – Non.

LOUISE.

Alors, deux et trois.

PHILIPPE.

Double trois.

LOUISE.

Trois et six, six partout ; on peut dire

Que vous voilà fort mal dans vos affaires, Sire.

Vous n’avez plus de six, n’est-ce pas ?

PHILIPPE.

Pas du tout.

LOUISE.

Vous ne pouvez jouer à l’un ni l’autre bout !

PHILIPPE.

Hélas ! non.

LOUISE.

Garde à vous ! Six et blanc.

PHILIPPE.

J’ai le double.

LOUISE.

Et moi, je n’en ai pas.

PHILIPPE.

Ah ! votre jeu se trouble.

Vous n’en avez plus qu’un ?

LOUISE.

Oui, plus qu’un seul.

PHILIPPE.

Oh ! oh !

Eh bien donc, blanc et trois.

LOUISE.

Blanc et un, domino !

Ah ! vous avez perdu, j’en suis toute joyeuse.

PHILIPPE.

Vous avez dans le gain l’âme peu généreuse.

LOUISE.

Lorsque l’on n’a risqué qu’un si petit enjeu,

Celui qui l’a gagné peut bien en rire un peu ;

Et je gagne deux fois, j’ai double droit de rire.

Bonne nuit, monseigneur... Ah ! que voulais-je dire ?

Prouvez avant demain que Melgar vous trahit

Et vous aurez gagné... Je vais me mettre au lit,

Tout en vous rappelant, sans que votre air m’effraye,

Qu’une dette de jeu le lendemain se paye.

Dormez bien, monseigneur; moi, je vais prier Dieu

De vous faire meilleur joueur ou meilleur jeu.

 

 

Scène V

 

PHILIPPE, seul, regardant les dominos, puis LOUISE en dehors

 

PHILIPPE.

Elle a parfaitement gagné sans tricherie.

Que faire maintenant ?... Le mieux est que j’en rie.

J’ai joué, j’ai perdu ; je n’ai plus qu’à payer.

Je changerai l’enjeu, voilà tout ; le collier

Remplacera très bien messieurs du ministère.

Ah ! traîtresse de boîte !

Il la jette, elle se brise.

Eh ! eh ! que vois-je à terre ?

Un papier.

Lisant.

« Tout est prêt, chère sœur : la Prusse, l’Allemagne, l’Italie, sont prêtes à se liguer contre la France et l’Espagne. Philippe V est un enfant que nous ne pouvons laisser sur le trône. Continuez à conseiller à la jeune reine des dépenses comme celle du collier ; faites-la s’occuper de bals et de fêtes, dépopularisez-les l’un et l’autre, et nous réussirons. Le lendemain de cette lettre, je serai à Madrid incognito et nous agirons. Jouez, et bonne chance ! »

À merveille, et je tiens le complot.

À la porte en frappant.

Louise, revenez, vous vous couchez trop tôt.

Louise, chère amie, ouvrez-moi cette porte.

LOUISE, derrière la porte.

Qu’avez-vous ?

PHILIPPE.

Ouvrez-moi...

LOUISE.

La ruse n’est pas forte.

Voulez-vous me payer déjà ce qui m’est dû ?

PHILIPPE.

Non, erreur n’est pas compte et vous avez perdu.

Ouvrez-moi.

LOUISE.

J’ai perdu ! la preuve ?

PHILIPPE.

Cette lettre,

Que je viens de trouver écrite par ce traître

De Melgar, votre ami. Mais il paiera cela !

Dans trois jours, il sera pendu.

LOUISE.

Mais montrez-la,

Votre lettre.

PHILIPPE.

Venez la prendre.

LOUISE.

Non pas, Sire.

Passez-la par-dessous la porte.

PHILIPPE.

C’est me dire

Que vous vous méfiez de moi.

LOUISE.

Tout bonnement.

PHILIPPE.

Mais, quand vous aurez lu, vous faites le serment

De la rendre d’abord et de venir ensuite ?

LOUISE.

Je le jure.

PHILIPPE, glissant la lettre.

Tenez !

Après un moment.

Eh bien ?

LOUISE, entrant en camisole.

Elle est écrite

De la main de Melgar. Me voici, monseigneur.

 

 

Scène VI

 

PHILIPPE, LOUISE

 

LOUISE.

Je viens comme je suis !

PHILIPPE.

Et cela fait honneur

À votre probité. D’ailleurs, ma blonde tête,

On est toujours très bien quand on paye une dette.

Il l’embrasse.

LOUISE.

Sire, que faites-vous ?

PHILIPPE.

Mais, comme vous voyez,

Je viens remettre encor mon amour à vos pieds,

Tout en vous rappelant, sans que je m’en effraye,

Qu’une dette de jeu le lendemain se paye.

LOUISE, passant son bras sous celui de Philippe.

Lorsque celui qui perd n’a pas l’enjeu sur lui ;

Mais, moi, j’ai mon argent et je paye aujourd’hui.

D’ailleurs, entendez-vous ? c’est une heure qui sonne,

Nous sommes à demain.

PHILIPPE.

Bien fou celui qui donne

Son temps à d’autres soins que l’amour, n’est-ce pas ?

Comme monsieur Melgar qui conspire là-bas,

Pour qu’on le pende ici. Le grand sot !

LOUISE.

Donc, vous êtes

Heureux, mon cher seigneur ?

PHILIPPE.

Oui, certes !

LOUISE.

Eh bien, faites

Grâce à monsieur Melgar. Nous l’aurons sous la main,

Que craindrons-nous de lui ?

PHILIPPE, embrassant Louise et entrant dans sa chambre avec elle.

Nous verrons ça demain.

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