Les maris de Léontine

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, au Théâtre des Nouveautés, le 14 février 1900, et reprise au même théâtre, le 20 mars 1903.

 

Personnages

 

ADOLPHE DUBOIS, 40 ans

LE BARON, 36 ans

PLANTIN, 40 ans

ANATOLE, 30 ans

BOUCAT, 22 ans

LE SECRETAIRE, 55 ans

LE GARÇON DE RECETTES

LÉONTINE, 25 ans

LA MARQUISE, 60 ans

HORTENSE, 35 ans

VIRGINIE, 50 ans

MIETTE, 18 ans

JULIETTE, 25 ans

ISABELLE, 25 ans

ERNESTINE

 

 

ACTE I

 

Chez Adolphe.

Un petit salon de garçon. Piano. Portes à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

VIRGINIE, UN GARÇON DE RECETTES

 

VIRGINIE, prenant le billet à ordre que lui présente le garçon de recettes.

Voici vos cinquante francs.

LE GARÇON, riant.

Ah ! ah !

VIRGINIE.

Qu’est-ce que vous avez à rire ?

LE GARÇON.

Je ris parce que vous me donnez cinquante francs.

VIRGINIE.

Ça n’a rien de drôle. Monsieur a acheté un piano, il le paye cinquante francs par mois ; il a fait des billets au marchand, vous en apportez un, je le règle. Remettez-moi votre papier et ne faites pas tant de manières.

LE GARÇON.

Mais, chère madame, je ne viens pas pour un billet de cinquante franc je viens pour un billet de deux mille.

VIRGINIE, stupéfaite.

De deux mille francs !

LE GARÇON.

De deux mille francs de notre monnaie.

VIRGINIE.

Montrez le-moi.

LE GARÇON.

Regardez.

VIRGINIE.

Oh ! oh ! C’est trop fort !...

LE GARÇON.

Payez-vous, ou ne payez-vous pas ?

VIRGINIE, ouvrant son porte-monnaie.

Je n’ai pas... tout à fait assez... Je vais prévenir monsieur. Il finit de déjeuner.

LE GARÇON.

Dépêchez-vous.

VIRGINIE, ouvrant à droite.

Monsieur !... monsieur !

 

 

Scène II

 

VIRGINIE, LE GARÇON, ADOLPHE

 

ADOLPHE.

Qu’est-ce que c’est ?

LE GARÇON, tendant le billet.

Deux mille.

On sonne à la porte d’entrée.

ADOLPHE, à Virginie.

Allez ouvrir !

Au garçon.

Je vais vous payer.

LE GARÇON.

À la bonne heure.

ADOLPHE.

Je vais vous payer dans cinq minutes. J’attends l’argent.

LE GARÇON.

Ah ! monsieur, je n’ai pas le temps.

Sort Virginie.

ADOLPHE, au garçon.

Je suis à vous tout de suite.

Entre Plantin.

 

 

Scène III

 

ADOLPHE, PLANTIN, LE GARÇON

 

PLANTIN.

C’est moi, cher ami.

ADOLPHE, bas.

As-tu ce que je t’ai demandé ?

PLANTIN.

Mais certainement...

Tirant son portefeuille.

Deux mille francs... C’est tout ce qu’il te faut ?...

ADOLPHE.

Oui, merci...

Au garçon.

Tenez !

Il prend le billet en échange.

LE GARÇON.

Au revoir, monsieur...

Saluant Plantin.

Monsieur...

 

 

Scène IV

 

ADOLPHE, PLANTIN

 

ADOLPHE.

Je te rendrai ça à la fin du mois, j’ai des coupons à toucher.

PLANTIN.

Je ne suis pas inquiet.

ADOLPHE.

Ça ne te gêne pas, au moins ?

PLANTIN.

Du tout. Je les ai gagnés hier au cercle...

ADOLPHE.

Tu es toujours en veine ?

PLANTIN.

Heureusement. Car je ne sais pas comment je m’en tirerais si je ne doublais pas mon traitement de député au baccara.

ADOLPHE.

Le fait est...

PLANTIN.

Les représentants du peuple ne sont pas assez payés.

ADOLPHE.

Personne n’est assez payé. Voilà pourquoi la misère est si grande.

Entre Virginie.

 

 

Scène V

 

ADOLPHE, PLANTIN, VIRGINIE

 

VIRGINIE, s’avançant vers Plantin.

Savez-vous, monsieur, pour qui est cet argent ?

ADOLPHE.

Virginie, je vous prie de sortir !

VIRGINIE.

Je ne sortirai que si vous avez le courage de mettre à la porte votre vieille domestique, votre vieille domestique qui vous a vu haut comme ça ?...

ADOLPHE.

Encore une fois, je vous ordonne de vous taire. Je n’ai pas besoin de vous pour dire à Plantin...

VIRGINIE.

Vous n’oserez jamais.

À Plantin.

Savez-vous pour qui est cet argent ?

ADOLPHE, avec impatience.

Oh ! oh ! oh !

VIRGINIE.

Eh bien ! il est pour l’ancienne femme de monsieur, pour la femme avec laquelle monsieur a divorcé ! pour cette femme qui est devenue une cocotte après avoir été sa femme été sa femme légitime !...

PLANTIN.

Pour Léontine !

VIRGINIE.

Oui, monsieur, pour Léontine. Quand elle a besoin d’argent, et ça lui arrive souvent, à qui croyez-vous qu’elle a l’aplomb de s’adresser ? À monsieur ! ça a commencé quinze jours après le divorce. Un beau matin, monsieur reçoit une lettre – vous n’allez pas le nier, je l’ai lue, – « Mon coco, je suis très embêtée, tu serais bien gentil de m’envoyer dix louis !... » Elle appelle ça dix louis, mais c’est fichtre bien deux cents francs... deux cents francs de notre monnaie, comme dit l’autre ! Et monsieur a envoyé les deux cents francs. Vous comprenez que ça l’a mise en goût, cette femme. Une autre fois, ce n’est plus deux cents francs, c’est cinq cents francs qu’il lui a fallu pour ne pas être saisie... et aujourd’hui c’est deux mille francs que monsieur paye pour elle...

À Adolphe qui veut l’arrêter.

Vous ne m’intimiderez pas. Je ne vous laisserai pas vous ruiner sans rien dire. Quand vous vous êtes marié, vous aviez dix mille livres de rente, il vous en reste à peine deux ou trois. Si vous continuez, vous n’aurez bientôt plus que vos appointements du ministère et vous serez obligé de vous priver de tout. Et tout ça pour une créature qui vous a trompé, qui vous a rendu ridicule, qui a bouleversé votre existence ! Ah ! tenez ! monsieur Adolphe, ce n’est pas seulement de la faiblesse, c’est de la bêtise ! Et maintenant que j’ai fait mon devoir, je peux sortir.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

ADOLPHE, PLANTIN

 

ADOLPHE.

Ce qui m’empêche de me fâcher, c’est qu’elle a absolument raison.

PLANTIN.

Comment, malheureux, c’est vrai ?

ADOLPHE.

Oui.

PLANTIN.

Tu as été assez nigaud ?...

ADOLPHE.

Qu’est-ce que je pouvais faire ?

PLANTIN.

Mais refuser, et carrément. Si tu avais refusé la première fois, elle se serait débrouillée toute seule et elle n’aurait pas recommencé.

ADOLPHE.

C’était bien difficile. Elle pleurait à chaudes larmes.

PLANTIN.

Chez toi ?

ADOLPHE.

Oh ! non, je l’ai suppliée de ne jamais venir ici. Elle m’avait donné rendez-vous au Bon Marché.

PLANTIN.

Et c’est au Bon Marché qu’elle pleurait à chaudes larmes ?

ADOLPHE.

J’ai même été obligé de lui acheter des mouchoirs.

PLANTIN.

N’importe ! Ça pourrait te mener loin, ces histoires-là.

ADOLPHE.

Je le sais bien. Aussi, c’est fini. J’ai dit à Léontine que c’était la dernière fois ; que mes moyens ne me permettaient plus... Elle a compris et depuis trois mois, je n’ai pas entendu parler d’elle.

PLANTIN.

D’ailleurs, elle doit être hors d’affaire ; je l’ai rencontrée il y a quelque temps dans une Victoria très élégante.

ADOLPHE.

Tant mieux.

PLANTIN.

Elle m’a fait un petit signe amical de la tête. Je crois qu’elle est avec Brunoy, le grand marchand de comestibles.

ADOLPHE.

Pourvu que ça dure !

PLANTIN.

Espérons-le, car ce n’est pas une mauvaise fille au fond.

ADOLPHE.

Pas du tout. Elle me trompait sans aucune noirceur, naïvement, comme un enfant qui va manger des confitures en cachette. Lorsque j’ai trouvé des lettres d’elle, qui ne laissaient aucun doute, elle m’a tout avoué tout de suite en me demandant pardon. Je lui ai pardonné. Quelque temps après, elle recommençait avec la même insouciance. Ah ! alors !... je me suis aperçu de l’erreur que j’avais commise en l’épousant. C’est une de ces femmes qu’on ne devrait jamais épouser soi-même. On devrait les laisser épouser par ses amis.

PLANTIN.

Comment a-t-elle pris le divorce ?

ADOLPHE.

Très gaiement, comme elle avait pris le mariage, et sans y attacher plus d’importance. Puis elle est entrée dans la galanterie qui était sa véritable vocation.

PLANTIN.

Et je vois qu’elle ne t’a pas gardé rancune, ni toi non plus...

ADOLPHE.

Eh ! mon Dieu ! je sais bien que ce n’est pas très malin ce que je fais là, mais que veux-tu ? Le divorce casse le mariage, mais il ne fait pas qu’on n’a pas été marié : et quand on a aimé une femme, quand on a vécu avec elle pendant des années, elle a beau vous avoir fait des tas de misères, on a beau être heureux d’en être enfin débarrassé, il ne vous en reste pas moins pour elle l’espèce de sympathie qu’on a pour un gentil petit animal, même quand il vous a mordu ; et, si on est un bon garçon, on ne lui refuse pas un morceau de sucre.

Entre Virginie.

 

 

Scène VII

 

ADOLPHE, PLANTIN, VIRGINIE, puis LÉONTINE

 

VIRGINIE.

Monsieur !

ADOLPHE.

Eh bien ! Quoi ?

VIRGINIE.

C’est madame !...

ADOLPHE.

Qui, madame ?...

VIRGINIE.

Madame, pardi ! votre femme... Elle cause avec quelqu’un sur le palier, mais elle vient ici...

ADOLPHE.

Ici !... Mais elle m’avait promis... Qu’est-ce qu’elle vient faire, qu’est-ce qu’elle vient encore faire ?...

PLANTIN.

Elle vient te demander du sucre.

LÉONTINE, entrant, vêtue avec la dernière élégance.

Bonjour, mon coco, c’est moi ! Comment vas-tu ?

Elle l’embrasse.

ADOLPHE.

Voilà une surprise.

LÉONTINE.

N’est-ce pas ?...

Apercevant Plantin.

Tiens ! Plantin, je ne vous voyais pas.

Elle embrasse également Plantin.

VIRGINIE, à part.

Elle embrasse tout le monde, cette femme-là...

LÉONTINE, allant à Virginie.

Ma petite Virginie, vous avez une mine superbe. Vous rajeunissez... Je vous ai apporté quelque chose.

VIRGINIE, sèchement.

Madame est trop bonne.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

ADOLPHE, LÉONTINE, PLANTIN

 

LÉONTINE.

Tu ne t’imagines pas comme je suis contente de te rencontrer. Je me disais : « Pourvu qu’il ne soit pas encore à son bureau. »

ADOLPHE.

Je suis en congé.

LÉONTINE.

Et vous aussi, Plantin, je suis contente de vous voir. J’ai lu dans les journaux que vous aviez été renommé député, ça m’a fait plaisir.

PLANTIN.

Merci.

ADOLPHE.

Tu as à me parler, Léontine ?

LÉONTINE.

J’ai des tas d’histoires à te raconter.

À Plantin qui fait mine de s’en aller.

Mais non, mais non, vous ne me gênez pas, vous êtes notre ami.

ADOLPHE, à Plantin.

Peste donc, je t’en prie...

Insistant.

Je t’en prie.

LÉONTINE, regardant autour d’elle.

Je ne connaissais pas ton nouvel appartement... Tiens ! tu as acheté un piano ?

ADOLPHE.

Cinquante francs par mois.

LÉONTINE.

Ce n’est pas cher. Ah ! tu as fait recouvrir les meubles. Ils en avaient bien besoin. Et puis tu as une nouvelle pendule...

Riant.

Tu as donc fait un héritage ?

ADOLPHE, vivement.

Mais non, mais non... au contraire.

LÉONTINE.

Enfin ! tes affaires vont bien, c’est l’essentiel...

Lui prenant les deux mains.

Je ne voudrais pas que tu fusses malheureux... Ça me ferait beaucoup de peine, tu sais, Adolphe.

ADOLPHE.

Je ne suis pas malheureux, mais je suis gêné, très gêné...

LÉONTINE.

Gêné de quoi ?

ADOLPHE.

D’argent. Demande à Plantin. C’est lui qui m’a prêté de quoi payer ton billet...

LÉONTINE.

Quel billet ?

ADOLPHE.

Celui que j’ai signé pour toi.

LÉONTINE.

Ah ! oui, je me rappelle.

ADOLPHE.

L’échéance venait aujourd’hui. J’ai été obligé de le payer.

LÉONTINE.

Tu as bien fait. Ça vaut toujours mieux.

ADOLPHE.

Deux mille francs que je dois à Plantin !

LÉONTINE.

Soyez tranquille, mon petit Plantin, il vous les rendra.

PLANTIN.

Oh !

ADOLPHE.

Mais tu vois dans quelle gêne je suis.

LÉONTINE.

N’aie pas peur, mon coco. Je ne viens pas t’emprunter de l’argent.

ADOLPHE.

Ah !... Ah !... tu ne viens pas m’emprunter de l’argent ?

LÉONTINE.

Mais non... Ce serait de l’abus, et moi, vois-tu, je n’abuse jamais.

ADOLPHE.

Ah ! je respire... C’est gentil, ça... N’est-ce pas, Plantin ?

PLANTIN.

Très gentil.

ADOLPHE, à Léontine.

Tu disais tout à l’heure que tu avais des tas d’histoires...

LÉONTINE.

J’y arrive.

Adolphe et Plantin sont assis, Léontine parle debout.

Mes enfants, il faut vous dire d’abord qu’il y a six semaines à peu près, j’ai eu une discussion avec Brunoy... le marchand de comestibles, mon amant.

ADOLPHE.

Bon !

PLANTIN.

À propos de quoi, cette discussion ?

LÉONTINE.

Des bêtises, comme toujours. Un souper avec des amis... où il n’était pas invité ! Il s’est fâché, il m’a dit des choses désagréables. Alors, je l’ai mis à la porte.

ADOLPHE.

Tu as eu tort.

LÉONTINE.

Oh ! je ne l’aurais pas mis à la porte, il serait parti tout de même.

ADOLPHE.

Continue.

LÉONTINE.

Lorsque Brunoy a été parti, je me suis trouvée très embêtée. Il m’avait laissée sans le sou. J’ai mis mes bijoux au clou, ça n’a pas duré longtemps, vous pensez...

PLANTIN.

Comment, jolie comme vous l’êtes, n’avez-vous pas ?...

LÉONTINE, avec dignité.

Mon cher, je suis une femme divorcée, je ne suis pas une grue, et il y a certaines choses qu’on ne me fera pas faire. Bref, hier, après diverses péripéties qui ne vous intéressaient pas, j’ai été vendue.

ADOLPHE, se levant.

Tes meubles ont été vendus ?

LÉONTINE.

Tous, mon chéri, excepté le lit.

PLANTIN, lui serrant la main.

Ma pauvre Léontine...

LÉONTINE.

Oh ! Je ne les regrette pas... Je n’y tenais pas du tout à ces meubles, et il y a longtemps que je voulais les renouveler.

PLANTIN.

Vous avez pris le meilleur moyen.

LÉONTINE.

Seulement, avec tout ça, je suis sans domicile.

ADOLPHE.

Tu n’as pas loué ailleurs ?...

LÉONTINE.

Pas encore : j’ai va un très joli appartement, pas trop cher, six mille francs. Combien payes-tu ici ?

ADOLPHE.

Quinze cents.

LÉONTINE.

C’est bien assez pour un homme, mais tu comprends, pour une femme... D’ailleurs, je vais en voir d’autres, je ne suis pas décidée.

ADOLPHE.

Et, on attendant, tu vas demeurer chez une de tes amies ?

LÉONTINE.

Oh ! Juliette m’a offert son appartement pendant quelques jours. Mais j’ai refusé.

ADOLPHE.

Il faut accepter. Tu seras très bien chez elle.

LÉONTINE.

Tu la connais, Juliette ?

ADOLPHE.

Non.

LÉONTINE.

Juliette Primeur, qui est avec Bernichet. Bernichet doit l’épouser, seulement pas en ce moment-ci, il ne peut pas, parce qu’il est marié.

PLANTIN.

Ce sera pour plus tard.

LÉONTINE.

Elle est charmante, Juliette, charmante, mais je ne veux rien lui devoir. Il me serait très désagréable de demeurer chez elle. Alors, j’ai eu une autre idée.

ADOLPHE, inquiet.

Et laquelle ?

LÉONTINE.

C’est de te demander l’hospitalité pendant quelques jours, jusqu’à ce que la chance me revienne.

ADOLPHE, sursautant.

L’hospitalité... chez moi ?

LÉONTINE.

Naturellement.

ADOLPHE.

Ici ?

LÉONTINE.

Mais oui.

ADOLPHE.

Tu voudrais venir t’installer ici ?

LÉONTINE.

Dame ! tu es mon mari, après tout, et tout le monde ne pourrait pas en dire autant.

ADOLPHE.

Mais sapristi, non, je ne suis pas ton mari !

LÉONTINE.

Enfin, tu l’as été.

ADOLPHE.

Je l’ai été, c’est vrai, mais je ne le suis plus ! Comprends donc que je ne le suis plus. Nous sommes divorcés par jugement du Tribunal de la Seine.

LÉONTINE.

Qu’est-ce que ça fait ?

ADOLPHE.

Comment, ce que ça fait ? Tu as des raisonnements qui m’épouvantent. Demande à Plantin qui est député, ce que ça fait ?

PLANTIN.

La loi est formelle.

LÉONTINE.

Je m’en fiche pas mal de la loi.

PLANTIN.

Oh !

LÉONTINE.

Alors, tu me chasses ?

ADOLPHE.

Je ne te chasse pas !... Je te dis gentiment qu’il m’est impossible, de toute impossibilité de te garder ici ! C’est une maison tranquille, je mène une vie régulière, j’ai mes habitudes. En outre, je fais des démarches au ministère pour être nommé sous-chef. Si on apprenait une pareille histoire, ce serait un scandale, je serais flambé.

LÉONTINE.

Depuis notre divorce, il a dû venir chez toi des femmes qui ne me valaient pas, mon cher.

ADOLPHE.

Il n’est jamais venu aucune femme, n’est-ce pas, Plantin ?

PLANTIN.

Je n’en ai jamais rencontré.

LÉONTINE.

C’est bon, mon ami, c’est bon, je m’en irai.

Elle va s’asseoir au piano et se met à faire des gammes.

ADOLPHE, bas à Plantin.

Ah ! bien ! il ne manquerait plus que ça.

PLANTIN.

Sois ferme !

ADOLPHE, à Léontine.

Tu me rendras cette justice, Léontine, que je me suis toujours bien conduit avec toi... mais, cette fois-ci, je ne peux pas, je te jure que je ne peux pas...

LÉONTINE, tout en jouant.

Je ne te fais aucun reproche. Tu es dans ton droit. J’irai à l’hôtel, à l’hôtel meublé. Je te demande seulement la permission de rester encore quelques minutes pour attendre les commissionnaires. Je partirai avec eux.

ADOLPHE.

Quels commissionnaires ?

LÉONTINE.

Ceux qui portent mes malles. Je leur avais donné ton adresse, moi. Mais, rassure-toi, ils ne monteront pas. Je vais dire à la femme de chambre de les guetter dans la rue.

PLANTIN, regardant sa montre.

Mes amis, je vous quitte...

À Adolphe.

J’ai un rendez-vous avec le ministre.

ADOLPHE.

Parle-lui de mon affaire, n’est-ce pas ?

PLANTIN.

Je n’y vais que pour ça.

ADOLPHE.

Je devrais être sous-chef depuis trois ans, au moins.

PLANTIN.

Parbleu ! je le sais bien.

ADOLPHE.

Crois-tu que je serai nommé bientôt ?

PLANTIN.

Je l’espère !

ADOLPHE.

C’est mon tour, j’y ai tous les droits.

PLANTIN.

C’est ça qui nous retarde. Au revoir, Léontine.

LÉONTINE.

Au revoir, Plantin.

ADOLPHE, à Plantin.

Tu reviendras me dire la réponse du ministre ?

PLANTIN.

Tout de suite.

ADOLPHE.

Où as-tu rendez-vous ?

PLANTIN.

Au café. À tout à l’heure.

Bas, en sortant, à Adolphe.

Pas de faiblesse.

ADOLPHE, même jeu.

Je suis faible, c’est vrai, mais je ne suis pas idiot.

PLANTIN.

Au revoir, Léontine.

LÉONTINE.

Au revoir, Plantin.

 

 

Scène IX

 

ADOLPHE, LÉONTINE

 

LÉONTINE, tout en jouant.

Je n’ai pas de chance, décidément.

ADOLPHE.

Mais si... seulement tu n’es pas raisonnable et tu ne sais pas arranger ta vie.

LÉONTINE.

Tu crois ?

ADOLPHE.

Tu aurais besoin de conseils.

LÉONTINE.

Donne m’en.

ADOLPHE.

Je t’en ai déjà donné... Je n’en ai plus.

LÉONTINE.

Moi qui me faisais une fête de venir chez toi, pendant quelques jours, me reposer ! Je viens d’être embêtée, d’avoir des ennuis de toutes sortes, des huissiers : ce n’est pas gai pour une femme. Je me disais : « Il est seul, en garçon, il ne reçoit personne, – car tu ne reçois personne ? – En quoi est-ce que je le gênerais ?... Au fond, malgré tout, il a un peu d’amitié pour moi, on est resté camarades. » Je m’étais trompée, voilà tout.

ADOLPHE, ému.

Je t’ai expliqué.

LÉONTINE.

C’est bien. N’en parlons plus.

ADOLPHE, à part.

Non ! non, ce serait une gaffe un peu trop forte, cette fois-ci.

Léontine s’appuie tout à coup sur le piano et se met à sangloter.

Qu’est-ce que tu as ?

LÉONTINE.

Rien... mais rien.

ADOLPHE.

Pourquoi pleures-tu ?

LÉONTINE.

Ne t’en occupe pas.

ADOLPHE.

Voyons, ne te mets pas dans des états pareils. Tu iras pendant quelques jours dans un hôtel, dans un hôtel convenable... Mon Dieu ! on n’en meurt pas... Si tu n’as pas d’argent, je t’en donnerai encore un peu... là...

LÉONTINE.

Dans une chambre d’hôtel... une femme seule... Je mourrais d’ennui... Je pleurerais toute la journée.

ADOLPHE.

Oh ! oh !

LÉONTINE.

Quand on a toujours eu un intérieur !

ADOLPHE, mollement.

Puisqu’ici ça n’est pas possible !

LÉONTINE.

Je me serais tenue tranquille, sans presque sortir... on ne m’aurait pas vue...

ADOLPHE.

Et tes petites amies seraient venues te relancer du matin au soir...

LÉONTINE.

D’abord aucune ne sait ton adresse.

ADOLPHE.

Ah !

LÉONTINE.

Excepté Juliette, qui est mon amie intime.

ADOLPHE.

C’est déjà trop.

LÉONTINE.

Et encore, je lui avais recommandé de ne venir me voir que si elle avait quelque chose de très intéressant à me dire.

ADOLPHE.

Elle sait qui je suis ?

LÉONTINE.

Oh ! non ! Juliette est mon amie intime, mais elle ne connaît rien de ma vie. Je lui ai dit que j’allais chez mon oncle. J’ai plus de tact que tu ne crois.

Elle porte son mouchoir à ses yeux.

ADOLPHE, après un silence.

Écoute Léontine, si tu me promettais, si tu me jurais...

LÉONTINE.

Je te le jure, mon coco.

ADOLPHE.

Si j’étais sûr de ne pas avoir à me repentir...

LÉONTINE.

Puisque je te le jure ?

ADOLPHE.

Je te donnerais bien l’hospitalité, le temps nécessaire pour...

LÉONTINE.

Pour me retourner. Ce ne sera pas long. Oh ! que je suis contente, mon petit Adolphe, que je suis contente !

Elle lui saute au cou, puis elle va enlever son chapeau devant la glace.

ADOLPHE.

Il est bien entendu que ce n’est que pour quelques jours ?

LÉONTINE.

Mais oui... Je n’abuse jamais, tu le sais bien.

Un temps.

ADOLPHE.

Je me ferai dresser un lit dans ce salon, toi, tu prendras ma chambre.

LÉONTINE.

Mais je ne veux pas te priver de ta chambre, mon coco.

ADOLPHE.

Et toi, alors ?

LÉONTINE, riant.

Que t’es bête !

ADOLPHE, indigné.

Oh !

LÉONTINE.

Qu’est-ce que ça aurait d’extraordinaire ?

ADOLPHE.

Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant, tu n’as pas l’air de te douter que tu me proposes une chose d’une immoralité effroyable.

LÉONTINE.

C’est immoral ?

ADOLPHE.

Oui... Oh ! oui !

LÉONTINE.

Pourquoi ?

ADOLPHE.

Ce serait trop long à t’expliquer, et d’ailleurs, je ne le sais pas moi-même.

LÉONTINE.

Je n’insiste pas... Je ne veux déranger en rien tes petites habitudes. Mais, tu sais, mon chéri, je ne suis pas une ingrate et je me rends très bien compte des sacrifices que tu fais pour moi.

ADOLPHE.

Inutile de parler de ça.

LÉONTINE.

Si, si, au contraire. Tu es un homme très délicat et très gentil avec ton air de rien. Quand je pense que tu as laissé prononcer le divorce en ma faveur...

ADOLPHE.

Pour mauvais traitements et injures graves.

LÉONTINE.

On a cru que tu me battais. Ça peut t’empêcher un jour de te remarier.

ADOLPHE.

Je l’ai fait exprès.

LÉONTINE.

Tu as beau rire. Il n’y a peut-être personne, parmi les gens les plus chics que j’ai connus, qui serait capable de se conduire comme tu le fais.

ADOLPHE.

Oh !

LÉONTINE.

Je t’assure, ça a toujours été mon opinion, et même quand j’ai eu la bêtise de te tromper avec Émile, je n’avais pas pour lui le quart de l’estime que j’ai pour toi.

ADOLPHE.

Ce n’est pas la peine de rappeler... Ce qui est passé est passé.

Il fait un mouvement. Léontine se lève.

LÉONTINE.

Tout ça serait très triste si on y réfléchissait ; heureusement que moi j’ai une drôle de nature et que je n’y réfléchis jamais.

ADOLPHE.

Oh ! ça ! Jamais.

LÉONTINE.

Mais, vois-tu, Adolphe, je n’oublierai pas comme tu as été bon...

Allant de nouveau s’asseoir sur ses genoux.

Et je voudrais qu’il t’arrivât un jour une histoire très désagréable, et dont moi seule je pourrais te tirer. Je n’hésiterais pas, mon coco, je reviendrais tout de suite.

Elle l’embrasse longuement.

ADOLPHE, se levant brusquement.

Ah ! mais... Ah ! mais... Où vais-je ? Mon Dieu ! où vais-je ?

LÉONTINE.

Qu’est-ce que tu as ?

ADOLPHE.

Rien.

LÉONTINE, se rapprochant.

Mais...

ADOLPHE.

Éloigne-toi, je t’en prie ! Éloigne-toi.

Entre Virginie.

 

 

Scène X

 

ADOLPHE, LÉONTINE, VIRGINIE

 

VIRGINIE.

Monsieur !

ADOLPHE.

Quoi ?

VIRGINIE.

Deux commissionnaires avec des malles.

LÉONTINE.

Ah ! Je sais !...

Elle sort.

VIRGINIE.

Monsieur !

ADOLPHE, impatient.

Quoi ? Quoi ?

VIRGINIE.

Que dois-je faire de ces deux commissionnaires ?

ADOLPHE.

Ce que vous dira madame.

VIRGINIE, rageant.

Bon !

Elle sort en disant.

C’est trop fort !

 

 

Scène XI

 

ADOLPHE seul, puis VIRGINIE

 

ADOLPHE, seul.

Quelle brute je fais !... Quelle brute ! Ah bien ! je suis dans une jolie situation... Voyons, voyons, un peu de sang-froid. Je ne peux pas renvoyer Léontine, maintenant. Je ne le peux pas. Il faut trouver autre chose.

Rentre Virginie.

VIRGINIE, tendant la main.

De l’argent, monsieur ?

ADOLPHE.

Pourquoi ?

VIRGINIE.

Pour les commissionnaires, naturellement.

ADOLPHE.

Voilà.

VIRGINIE.

Que dois-je dire à la concierge ?

ADOLPHE.

Rien ! Vous entendez ? Rien !

VIRGINIE.

Pardon, monsieur. Il faut bien que je lui donne une explication au sujet de madame. Elle croit, comme tout le quartier, que monsieur est garçon. Or, on a vu entrer une femme ici, et puis des malles. Ça a déjà fait un scandale... Toutes les bonnes sont sur le palier... Que dois-je répondre, quand on me demandera qui est cette dame ?

ADOLPHE.

Répondez ce que vous voulez, ça m’est bien égal.

VIRGINIE.

Oh ! à moi aussi, dans ce cas. Je dirai que monsieur est divorcé... que madame est madame... que...

ADOLPHE.

Pas de potins, je vous prie... Dites n’importe quoi, que c’est ma nièce, une nièce de province.

VIRGINIE.

Qui sort du couvent ?

ADOLPHE.

C’est cela.

VIRGINIE.

Jamais la concierge ne voudra le croire.

Entre Léontine.

 

 

Scène XII

 

ADOLPHE, VIRGINIE, LÉONTINE

 

LÉONTINE.

Virginie, on vous attend... Ah ! j’oubliais... Adolphe, veux-tu me donner un louis ?

ADOLPHE.

Mais...

LÉONTINE.

C’est pour acheter des fleurs... Donne vite.

Adolphe, résigné, donne le louis.

VIRGINIE, à part.

Elle dit toujours un louis... C’est vingt francs.

LÉONTINE.

Tenez, Virginie, envoyez ma femme de chambre chez le fleuriste du coin, m’acheter des fleurs.

VIRGINIE.

Vingt francs de fleurs !

LÉONTINE.

Dépêchez-vous, ma petite Virginie.

ADOLPHE, à Virginie qui hésite.

Allez !

Sort Virginie.

LÉONTINE.

C’est vrai, ton appartement est d’un triste...

ADOLPHE.

Je ne m’en étais jamais aperçu.

LÉONTINE.

Il faut l’égayer... Tu as deux vases sur la cheminée, ils ne sont même pas mal et tu ne mets pas de fleurs dedans !... Oh ! ces hommes !... C’est comme le piano ! il devrait être en coin, le piano, et non de face.

ADOLPHE.

Parfaitement, changeons le piano.

À part.

Ça commence, ça commence.

Haut, avec un air résigné.

Et le canapé, tu ne vois rien pour le canapé ?...

LÉONTINE, examinant.

Le canapé ? Il n’est pas à sa place... Voilà où on le mettra, le canapé.

Elle désigne l’endroit opposé.

ADOLPHE, même jeu.

C’est ça ! À la place du piano !... Et le piano à la place de la table ! Et la table à la place du fauteuil. Dérangeons tout !... tout !...

LÉONTINE, très gaie.

Oui... Oh ! oui... dérangeons...

ADOLPHE.

Mettons tous les meubles sens dessus dessous !... Chambardons ! Va, ne te gêne pas... Tu es dans ton rôle, je n’ai rien à te dire... Tu fais ce que tu dois faire, ça m’apprendra !

Bruit de voix et éclats de rire dans l’antichambre. La porte s’ouvre brusquement. Paraissent Isabelle et Juliette, très élégantes, un peu excentriques.

 

 

Scène XIII

 

ADOLPHE, LÉONTINE, JULIETTE, ISABELLE

 

JULIETTE, allant embrasser Léontine.

Ah ! ma chère, quelle drôle de maison ! La concierge a couru après nous dans l’escalier... Ah ! ah !

ISABELLE, embrassant également Léontine.

Oui, ma chère, elle a couru après nous.

LÉONTINE.

Quelle surprime ! Vous êtes bien gentilles...

ADOLPHE, à part.

Qu’est-ce qui va encore arriver ?

LÉONTINE.

Au fait...

À Adolphe.

Mon oncle, je vous présente Mademoiselle Juliette Primeur et Mademoiselle Isabelle de Verneuil, deux bonnes amies à moi.

JULIETTE, serrant la main à Adolphe.

Enchantée, monsieur.

ISABELLE, également.

Enchantée, monsieur... Léontine nous a parlé de vous...

JULIETTE.

Souvent... Nous sommes amies intimes avec votre nièce. Nous n’avons pas de secrets l’une pour l’autre...

ADOLPHE.

Alors, comme vous devez avoir beaucoup de choses à vous raconter, je vous demande la permission, mesdames...

ISABELLE et JULIETTE.

Au revoir, monsieur... Au revoir... Très heureuses d’avoir fait votre connaissance.

ADOLPHE, sortant, à part.

Allons !... de la décision... ou je suis perdu !

 

 

Scène XIV

 

LÉONTINE, JULIETTE, ISABELLE

 

ISABELLE.

Ton oncle est un homme charmant, ma chère, mais il ne s’agit pas de ça. Nous sommes venues parce que nous avons une bonne nouvelle à t’apprendre.

LÉONTINE.

Voyons.

JULIETTE.

Nous connaissons quelqu’un qui est amoureux fou de toi !...

ISABELLE.

Oui, ma chère, amoureux fou !

LÉONTINE.

Vraiment ? Et qui donc ?...

JULIETTE.

Un homme très bien !

ISABELLE.

Un baron...

JULIETTE.

Le baron de la Jambière, qui est très riche et qui possède des propriétés immenses dans le Poitou.

LÉONTINE.

Le baron de la Jambière ?... Il me semble, en effet !...

JULIETTE.

Tu dois te rappeler : je te l’ai présenté cet hiver à une soirée chez moi.

LÉONTINE.

Un petit... assez gros...

ISABELLE.

Il est charmant.

LÉONTINE.

Il est amoureux de moi depuis ce temps-là ?

JULIETTE.

Oui, ma chère.

LÉONTINE.

Pourquoi ne me l’a-t-il pas dit ?

JULIETTE.

Il n’a pas osé, il est très timide. Et d’ailleurs, tu étais avec Brunoy. Alors il est rentré dans sa province, désespéré.

LÉONTINE.

Et il est revenu ?

JULIETTE.

Hier. Il s’est précipité chez moi pour savoir ce que tu devenais. Je lui ai dit que tu avais lâché ton amant. Une autre, à ma place, n’aurait pas manqué de dire que c’était ton amant qui t’avait lâchée ! mais moi, je suis une bonne camarade.

ISABELLE.

Et moi aussi.

LÉONTINE.

Je vous remercie toutes les deux.

JULIETTE.

Il fallait voir dans quel état il était, ce pauvre homme, pendant que je lui racontais tout ça... Il rayonnait, ma chère, il n’y a pas d’autre mot. « Alors elle est libre, s’est-il écrié ! Je vais pouvoir lui faire ma cour !... » Il a de ces expressions-là, ma chère, de ces bonnes expressions d’autrefois qui sentent la province. Mais ne disons pas de mal des gens de la province. Sans eux, nous ne pourrions pas habiter Paris.

LÉONTINE.

Enfin ?

JULIETTE.

Enfin, il ne songe qu’à te voir. Il m’a suppliée de lui dire où tu demeurais maintenant.

LÉONTINE.

J’espère que tu ne lui as rien dit ?

JULIETTE.

Je ne lui ai rien dit d’abord, parce que tu m’avais recommandé d’être discrète. Mais comme il insistait avec des larmes dans la voix, de vraies larmes, tu sais, j’ai fini par le lui dire tout de même et je crois que je t’ai rendu service. Il m’a envoyé cette bague hier soir pour me remercier... Attends-toi donc à sa visite d’un moment à l’autre.

LÉONTINE.

Ici ?

JULIETTE.

Mais oui, ici.

LÉONTINE.

Je regrette, mais je ne pourrai pas le recevoir. Je ne suis pas chez moi.

JULIETTE.

Si tu ne le reçois pas, tu auras tort. Le baron est un homme très bien élevé que tu peux parfaitement présenter à ton oncle.

ISABELLE.

Et plutôt deux fois qu’une.

JULIETTE.

Et en outre, c’est un homme dont tu feras tout ce que tu voudras. Il est jeune, il est riche, il est naïf et il est emballé... Or, un homme naïf qui est emballé, c’est le rêve. Voilà ce que je n’ai jamais pu trouver.

ISABELLE.

Ni moi non plus.

JULIETTE.

Crois-moi. Ne... décourage donc pas celui-là, c’est un conseil d’amie que je te donne.

LÉONTINE, avec dignité.

Je verrai ce que j’ai à faire.

Entre Plantin.

 

 

Scène XV

 

LÉONTINE, JULIETTE, ISABELLE, PLANTIN

 

PLANTIN, étonné.

Ah bah !

LÉONTINE.

Rebonjour, mon cher monsieur Plantin.

PLANTIN.

J’ai un mot à dire à Adolphe. Est-ce qu’il est encore là ?

LÉONTINE.

Mais oui... mais oui...

Présentant Isabelle et Juliette.

M. Plantin, député. Deux bonnes amies à moi.

JULIETTE.

Oh ! Je connais bien monsieur... Je vous ai vu l’autre jour à la Chambre.

PLANTIN.

Quel jour, mademoiselle ?

JULIETTE.

Le jour où vous êtes monté sur votre pupitre et où vous avez donné un si gros coup de poing à... Qui était ce député à qui vous avez donné un coup de poing ?

PLANTIN.

Ma foi, je l’ai oublié.

ISABELLE.

Vous avez été superbe.

PLANTIN.

Vous y étiez aussi, mademoiselle ?

ISABELLE.

Je vous crois.

JULIETTE, tendant la main à Plantin.

Au revoir, Plantin.

PLANTIN, surpris.

Au revoir, mademoiselle.

ISABELLE.

Au revoir, Plantin.

PLANTIN.

Au revoir, mademoiselle.

Elles sortent toutes les deux, reconduites par Léontine en parlant toutes ensemble.

 

 

Scène XVI

 

PLANTIN seul, puis ADOLPHE

 

PLANTIN, seul.

Ah ! ça, est-ce que ?...

Entre Adolphe à droite.

ADOLPHE.

Ah ! mon ami...

PLANTIN.

Quoi ?

ADOLPHE.

J’ai fait la gaffe, l’énorme gaffe.

PLANTIN.

Tu as été assez bête ?...

ADOLPHE.

Léontine s’est mise à pleurer à chaudes larmes. J’ai eu une seconde d’émotion, d’une stupide émotion et je l’ai laissée s’installer ici !... Mais ne récriminons pas. Elle est faite la gaffe, il s’agit de la réparer. Plantin, donne-moi une idée.

PLANTIN.

Je ne demanderais pas mieux. Mais je suis justement obligé de partir tout de suite...

ADOLPHE.

Tu pars ! tu m’abandonnes ! Où vas-tu ?

PLANTIN.

Dans ma circonscription de Châtellerault pour quelques changements de fonctionnaires...

ADOLPHE, un temps.

Plantin, je vais voir si tu es un ami véritable !

PLANTIN.

Tu en doutes ?

ADOLPHE.

Emmène-moi !

PLANTIN.

Mais je ne demande pas mieux.

ADOLPHE.

Emmène-moi. C’est le seul moyen. Tant que je resterai à Paris, je ne me débarrasserai jamais de cette sacrée petite femme, je le sens.

PLANTIN.

Tu as raison.

ADOLPHE.

Je laisserai Léontine avec Virginie, ça m’est égal, tant que je n’y suis pas ! Oh ! la province !... Tiens, tu ne sais pas ?... tu devrais me trouver un poste là-bas une petite place... N’importe quoi.

PLANTIN.

Mais oui. Voilà ton affaire.

ADOLPHE.

Être fonctionnaire en province ?... Quel rêve !

PLANTIN.

Je vais y songer.

ADOLPHE.

En attendant, filons ! C’est le plus pressé.

PLANTIN.

Il faut que je passe chez moi.

ADOLPHE.

Le temps de faire ma valise...

Entre Léontine.

 

 

Scène XVII

 

PLANTIN, ADOLPHE, LÉONTINE, puis VIRGINIE

 

ADOLPHE.

Léontine ?...

LÉONTINE.

Mon ami ?...

ADOLPHE.

Plantin vient de m’apprendre une nouvelle qui me force à quitter Paris à l’instant même.

LÉONTINE, lui prenant les deux mains.

Pas une mauvaise nouvelle, au moins ?

ADOLPHE.

Au contraire, une bonne.

LÉONTINE.

Tant mieux, mon coco, tant mieux. Et où t’en vas-tu ?

ADOLPHE, hésitant.

Dans le Midi.

PLANTIN.

En Algérie...

ADOLPHE.

Nous pousserons probablement jusqu’en Algérie.

LÉONTINE.

Si loin ! Et quand reviendrez-vous ?

ADOLPHE.

Je l’ignore... Nous ne sommes pas encore fixés. Je n’ai pas besoin de te dire que tu pourras habiter ici pendant quelque temps... Je te l’ai promis, je tiens ma parole. Je te laisserai Virginie et une petite somme que Plantin va me prêter.

PLANTIN.

Oui ! oui.

ADOLPHE, à Léontine.

Je te recommande seulement de ne pas casser trop de choses.

LÉONTINE.

Je te le promets.

ADOLPHE.

Et de faire le moins de bruit possible dans les escaliers.

LÉONTINE.

D’ailleurs, j’espère ne pas t’être à charge bien longtemps. Il y a un monsieur...

ADOLPHE.

Chut ! tu ne dois pas dire ces choses-là à moi. Quand tu t’en iras, tu préviendras simplement Virginie. Je le saurai par elle.

LÉONTINE.

Tu ne veux pas que je t’écrive ?

ADOLPHE.

C’est inutile. J’ignore où je me fixerai.

PLANTIN, regardant sa montre.

Il faudrait nous dépêcher.

ADOLPHE.

Cinq minutes, seulement.

À Virginie, qui entre avec des fleurs à la main.

Virginie, ma valise, mon chapeau de voyage, mon paletot.

VIRGINIE, étonnée.

Monsieur part ?

ADOLPHE.

Oui, je pars. Allez ! Dépêchez-vous. Ma, valise ! Des chemises... Enfin tout ce qu’il faut pour un voyage.

VIRGINIE.

J’y vais, monsieur. J’y vais.

Elle sort par la droite.

ADOLPHE, à Plantin.

Plantin, veux-tu me prêter ?...

PLANTIN, donnant des billets à Adolphe.

Prends.

ADOLPHE, prenant des billets et les donnant à Léontine.

Tiens, Léontine !

LÉONTINE, embrassant Adolphe.

Merci, mon chéri, merci.

ADOLPHE.

Auras-tu assez ?

PLANTIN, retirant son portefeuille.

Oui.

LÉONTINE.

Bien assez. Et puis j’économiserai.

ADOLPHE.

Oui. Sois raisonnable. Tu peux encore, en étant raisonnable, mener une existence très heureuse, surtout avec le caractère un peu... insouciant que tu as.

LÉONTINE.

Mon Dieu ! En aurai-je fait des bêtises !

ADOLPHE.

C’est vrai. Mais tu as des excuses, tu as même plus d’excuses que tu ne crois. Maintenant, Léontine, nous allons nous séparer et il est très probable que nous ne nous reverrons pas avant longtemps.

LÉONTINE, émue.

Ça me fait beaucoup de peine, tu sais, mon coco.

ADOLPHE.

À moi aussi. Mais que veux-tu ? Tu as tes occupations. J’ai les miennes. Elles sont trop différentes pour que nous nous rencontrions souvent. Pense à l’avenir, ma petite Léontine. Dis-toi que tu ne seras pas toujours jeune et jolie comme aujourd’hui, et prends l’habitude de réfléchir à ce que tu fais.

LÉONTINE.

Ce qu’il me faudrait, vois-tu, ce serait de trouver encore un garçon comme toi, un bon, garçon comme toi, avec qui je me remarierais.

ADOLPHE.

Tout arrive.

Revient Virginie avec une valise entr’ouverte.

VIRGINIE.

Si monsieur veut vérifier.

ADOLPHE.

Voyons...

Il regarde.

C’est bien. Ah ! Virginie, pendant mon absence, vous vous tiendrez à la disposition de madame.

VIRGINIE.

Comment, madame ne part pas avec monsieur ?

ADOLPHE.

Pas d’observations, n’est-ce pas ? Oui, madame reste ici, et je vous prie de lui obéir. D’ailleurs, je vous écrirai.

LÉONTINE.

Ne faites donc pas les gros yeux, Virginie. Nous nous entendrons très bien, toutes les deux.

VIRGINIE.

Puisque monsieur l’exige.

Elle sort.

PLANTIN.

Tu as tout ce qu’il te faut ? Hâtons-nous.

ADOLPHE.

Mon chapeau, mon pardessus.

On sonne.

Encore quelqu’un.

LÉONTINE.

C’est peut-être une visite pour moi.

ADOLPHE, prêtant l’oreille.

Écoutons.

VIRGINIE, rentrant avec une carte et sur un ton agressif.

Deux messieurs demandent madame.

Elle remet la carte à Léontine.

ADOLPHE, à Léontine.

Tu vois comme je fais bien de m’en aller.

Prenant sa valise.

Nous allons passer par l’escalier de service.

Il embrasse Léontine sur le front.

Adieu, Léontine.

LÉONTINE.

Adieu, mon chéri ! adieu, Plantin.

Elle serre la main à Plantin.

ADOLPHE, sortant avec Plantin.

Au revoir, Virginie. Je vous écrirai de là-bas.

À part en sortant.

Cette fois-ci, je suis sauvé !

VIRGINIE, à Léontine.

Et ces messieurs ?

LÉONTINE.

Faites-les entrer. Je reviens.

Elle sort par la porte de la chambre.

VIRGINIE, seule.

Aujourd’hui, il en vient deux. Demain, il en viendra quatre.

Allant à gauche.

Entrez, messieurs.

Elle introduit le baron et Anatole et sort.

 

 

Scène XVIII

 

LE BARON, ANATOLE

 

Le baron, en entrant, s’essuie le front. Il a l’air ému, troublé. Il va s’asseoir ou plutôt tomber sur un fauteuil.

ANATOLE.

Qu’est-ce que vous avez encore, mon cher baron ?

LE BARON.

C’est mon émotion qui me reprend. L’idée de voir cette femme, de lui parler, me paralyse absolument.

ANATOLE.

À votre âge !...

LE BARON.

Oui, mon ami, à trente-six ans, voilà où j’en suis ! Moi qui me suis brouillé avec la marquise, ma tante, et avec toute la noblesse du pays à cause de mes opinions avancées, moi qui ai parlé dans les réunions publiques !...

ANATOLE.

Vous parlez même très bien.

LE BARON.

Je parle admirablement. Je pourrais parler deux heures de suite. Eh bien, dès que je suis en présence d’une femme qui me plaît, je balbutie, je ne trouve plus mes mots, je me sens redevenir un petit garçon timide. C’est tout ce qui me reste de mon éducation première.

ANATOLE.

Je vous ai pourtant vu deux ou trois fois très brillant, très entreprenant.

LE BARON.

Oh ! avec les femmes qui ne me plaisent pas, ça va tout seul.

ANATOLE.

Et celle-ci vous plaît ?

LE BARON.

Follement. Depuis cette soirée de l’hiver dernier, chez Juliette Primeur, je ne me suis pas réveillé un seul jour sans penser à elle. Et je ne vais pas savoir quoi lui dire dans un instant !...

ANATOLE.

Dites-lui ça.

LE BARON.

Non, pas aujourd’hui, c’est trop tôt, aujourd’hui, je me contenterai de l’inviter à dîner. Pensez-vous qu’elle acceptera ?

ANATOLE.

Mais oui. Rappelez-vous ce que vous ont dit ces demoiselles et soyez vibrant.

LE BARON.

Je tâcherai. Si je dis des bêtises, vous viendrez à mon secours... Vous êtes un professeur, vous, un homme d’études ! Le sang-froid ne vous abandonne jamais.

ANATOLE.

Rarement.

LE BARON, lui serrant la main.

Vous savez, vous vous conduisez comme un véritable ami, en m’accompagnant dans cette circonstance délicate. Tout seul, je n’aurais jamais osé.

Entre Léontine.

Ah ! c’est elle !

 

 

Scène XIX

 

LE BARON, ANATOLE, LÉONTINE

 

LÉONTINE, très digne, très femme du monde, pendant toute la scène.

Messieurs, donnez-vous la peine de vous asseoir.

LE BARON, embarrassé.

J’ai déjà... déjà... eu... l’honneur, mademoiselle...

LÉONTINE, rectifiant.

Madame...

LE BARON.

Oh ! mille pardons... Je croyais... j’ignorais...

LÉONTINE.

Je suis mariée, monsieur.

LE BARON.

Que d’excuses, mademois... madame !

LÉONTINE.

Quand je dis que je suis mariée, je veux dire que je l’ai été. Je suis divorcée.

LE BARON.

Vous me voyez navré... véritablement navré d’une confusion, qui...

LÉONTINE.

Il n’y a pas de mal, monsieur. Vous n’étiez pas obligé de connaître ce détail. Je suis divorcée d’avec M. Adolphe Dubois, commis principal au ministère de l’Instruction publique... et des Cultes... Il ne me reste plus qu’à savoir ce qui me vaut le plaisir de votre visite.

LE BARON.

Oui ! oui !... Oui ! oui !

LÉONTINE, à part.

Il a l’air idiot, ce monsieur.

LE BARON.

Je suis le baron Édouard de la Jambière... Peut-être vous rappelez-vous mon nom ?

LÉONTINE.

Je me le rappelle très bien. J’ai la mémoire des noms.

Elle se tourne vers Anatole.

LE BARON.

Ah ! permettez-moi, madame, de vous présenter M. Anatole Grimard, mon ami, un de nos plus savants professeurs.

ANATOLE.

Le baron est trop aimable, madame... Je suis un simple professeur de province.

LÉONTINE, regardant Anatole, à part.

Celui-là est mieux...

Haut.

Professeur de quoi ?

LE BARON.

D’agriculture.

Frappant sur l’épaule d’Anatole et s’exprimant avec la plus grande facilité.

Mon ami Grimard a inventé une maladie nouvelle de la vigne, un mélange du phylloxéra et de l’oïdium. C’est un garçon très sérieux. Nous allons le faire décorer du Mérite agricole.

LÉONTINE, tendant la main à Anatole.

Mes compliments, monsieur. J’aime beaucoup les gens sérieux.

ANATOLE.

Vous intéresseriez-vous par hasard, madame, aux choses de l’agriculture ?

LÉONTINE.

Passionnément. Mon rêve serait de vivre dans une ferme, au milieu de mes lapins et de mes poules. J’adorerais avoir aussi une vache et une chèvre.

ANATOLE.

Ces idées-là sont très rares chez les Parisiennes.

LÉONTINE.

Ce sont mes idées, à moi.

LE BARON, à part.

Elle est délicieuse, délicieuse !...

ANATOLE.

Le baron possède justement des fermes immenses.

LE BARON.

Cinq fermes.

LÉONTINE.

Où cela ?

LE BARON.

Dans le Poitou.

LÉONTINE.

En province ?

LE BARON.

En pleine province. Et si... vous... voulez... me faire l’honneur... de venir les visiter ?...

LÉONTINE.

Je ne dis pas non.

LE BARON.

Quand ?

LÉONTINE.

Un jour que je passerai par là.

LE BARON.

Alors, vous me promettez ?

LÉONTINE.

Je vous le promets.

À Anatole.

Et vous, monsieur, vous habitez aussi le Poitou ?

ANATOLE.

Le Poitou, oui, madame.

LÉONTINE, riant.

Et vous venez de temps en temps faire la fête à Paris ?

ANATOLE.

Moi ! Ah ! non, par exemple !

LÉONTINE.

Et vous avez bien raison.

ANATOLE.

C’est le baron qui fait la fête.

LÉONTINE, avec mépris.

Ah !

LE BARON.

C’est-à-dire que j’ai fait la fête... jusqu’au... jour... où j’ai rencontré...

LÉONTINE, l’interrompant.

J’ai horreur des gens qui ne songent qu’à s’amuser, je ne vous le cache pas.

Elle est en ce moment près du piano et s’assoit sur le tabouret.

LE BARON, à part, à Anatole.

La conversation tombe. Je sens que la conversation va tomber.

Haut.

Vous êtes musicienne, madame, naturellement.

LÉONTINE.

Un peu.

LE BARON.

Vous devriez nous jouer quelque chose.

LÉONTINE.

Le piano n’est pas accordé. Il y a un mois que l’accordeur doit venir et qu’il ne vient pas.

LE BARON, riant.

Les accordeurs ne viennent jamais... Ah ! ah !...

Il rit bêtement, bas à Anatole pendant que Léontine fait des gammes.

Mon ami, je deviens stupide. Je ne trouve rien à dire.

ANATOLE, bas.

Figurez-vous que vous êtes dans une réunion publique.

LE BARON, même jeu.

Invitez-la à dîner. Venant de vous, ça n’aura pas l’air...

ANATOLE, même jeu.

Il faut un joint...

Réfléchissant.

Attendez, j’en ai un.

Léontine vient de terminer une gamme.

LE BARON, applaudissant.

Bravo ! bravo ! c’est charmant !

Bas à Anatole.

Allez !

ANATOLE, s’avançant vers Léontine.

Madame, nous allons avoir le regret de prendre congé de vous.

LE BARON, à part.

Il appelle ça un joint !

LÉONTINE.

Messieurs...

ANATOLE.

Nous permettez-vous, madame, de venir vous présenter nos hommages avant notre départ ?

LÉONTINE, très gracieuse, lui tendant la main.

Certainement, monsieur.

ANATOLE.

Mille fois aimable. Et votre amabilité même m’enhardit à vous demander une faveur, une grande faveur.

LÉONTINE.

Voyons ? Quelle est cette faveur ?

ANATOLE.

C’est de vouloir bien dîner avec le baron et moi un de ces soirs. Nous causerons agriculture.

LE BARON.

Bien, très bien.

LÉONTINE, un instant de réflexion.

Je ne dis pas non.

ANATOLE.

Mais j’y pense... Pourquoi pas ce soir ?

LÉONTINE, gaiement.

Va pour ce soir !

ANATOLE, tirant sa montre.

Il va être l’heure.

LÉONTINE.

Je vais mettre mon chapeau.

Elle va à la cheminée tirer le cordon de sonnette.

ANATOLE, bas au baron.

J’ai fini par la décider.

LE BARON, même jeu.

Oui, merci !

LÉONTINE,
à Virginie, qui a traversé la scène pendant ces trois répliques.

Virginie... Mon chapeau, celui que j’avais en venant. Il est dans la chambre.

VIRGINIE.

Madame sort ?

LÉONTINE.

Oui, Virginie. Tenez, apportez-moi donc aussi le grand chapeau qui est dans le carton, avec une grande plume.

VIRGINIE, allant à droite.

Est-ce qu’elle va mettre deux chapeaux ?

LÉONTINE, à Anatole.

Et où allons-nous dîner ?

LE BARON.

Où vous voudrez.

Rentre Virginie avec les deux chapeaux, dont l’un très excentrique.

LÉONTINE, mettant devant la glace l’autre chapeau, celui qu’elle avait en entrant.

Si on dînait aux Ambassadeurs ?

LE BARON.

C’est ça, aux Ambassadeurs.

LÉONTINE.

Là, je suis prête !

Prenant l’autre chapeau et à Virginie.

Tenez, Virginie, voilà pour vous !

VIRGINIE.

Ça !

LÉONTINE.

Je vous le donne. – Messieurs, quand il vous plaira ?

Mouvement de sortie de Léontine et des messieurs.

LE BARON, à Anatole.

Vous voyez cette petite femme-là, n’est-ce pas ? Vous la voyez ?... Eh bien ! elle me fera faire tout ce qu’elle voudra !... tout ce qu’elle voudra !

 

 

ACTE II

 

À Châtellerault.

Dans le cabinet d’Anatole. Bibliothèques. Vitrines dans lesquelles se trouvent des plantes, des ceps de vignes. Porte au fond, un peu vers la gauche. Porte à droite. À gauche, premier plan, une autre porte. Fenêtre au fond, entre les deux portes.

 

 

Scène première

 

LA BONNE, LA MARQUISE, HORTENSE, puis encore LA BONNE

 

LA BONNE.

Si madame la marquise veut entrer ?

LA MARQUISE.

Dites-moi, mon enfant, votre maître n’est pas là ?

LA BONNE.

Non, madame la marquise. Monsieur le professeur va rentrer dans un instant.

LA MARQUISE.

Eh bien ! nous allons l’attendre. Veuillez le prévenir dès qu’il sera de retour.

La bonne salue et sort. À Hortense.

Qu’est-ce que vous me chantez là ? Vous avez failli être écrasée hier, par une voiture, à Châtellerault ?

HORTENSE.

Il ne s’en est pas fallu de beaucoup. Si un monsieur ne m’avait pas retenue d’une main, pendant que, de l’autre, il arrêtait le cheval, j’étais perdue !...

LA MARQUISE, haussant les épaules.

Et qui était-ce, ce monsieur ? Un beau jeune homme, je suppose...

HORTENSE.

Non, ma tante, il n’était pas beau, ni même de la première jeunesse, mais c’est un homme très courageux.

LA MARQUISE.

Comment s’appelle-t-il ?

HORTENSE.

Il n’a pas voulu me donner son nom. Il s’est modestement dérobe à ma reconnaissance.

LA MARQUISE.

Vous parlez comme un fait divers. Enfin, vous n’avez pas eu de mal ?

HORTENSE.

Non, ma tante. J’ai seulement perdu dans la bagarre une petite sacoche.

LA MARQUISE.

Si vous ne marchiez pas dans les rues comme une écervelée, vous ne seriez pas exposée à être sauvée par le premier venu... Ce professeur se moque du monde, à la fin !... Ils ont des professeurs d’agriculture, maintenant ! Aussi, mes terres qui rapportaient quarante-cinq mille francs il y a trente ans, n’en rapportent plus que dix-huit mille à dix-huit mille cinq cents. Voilà ce que la République a fait de mes vignes.

HORTENSE.

Croyez-vous, ma tante, que ce soit la République ?

LA MARQUISE.

Et qui voulez-vous que ce soit ? Sans compter qu’on vient de découvrir une maladie nouvelle, presque aussi grave que le phylloxéra, et avec ma chance habituelle, je l’ai immédiatement attrapée.

HORTENSE.

Vous, ma tante ?

LA MARQUISE.

Non, pas moi. Vous êtes idiote, mon enfant.

HORTENSE.

Merci, ma tante.

LA MARQUISE.

Et alors, je viens voir ce professeur. C’est lui qui a trouvé la maladie... Une drôle d’idée qu’il a eue !

HORTENSE.

S’il ne l’avait pas trouvée, elle existerait tout de même.

LA MARQUISE.

Ce n’est pas sûr. Enfin ! espérons qu’il aura trouvé aussi le moyen de la guérir.

HORTENSE.

Espérons-le, ma tante.

LA MARQUISE.

Je ne vous en remercie pas moins, mon enfant, d’être venue poser avec moi chez ce savant.

HORTENSE.

Je crois qu’il a son cours aujourd’hui.

LA MARQUISE.

Au fait, vous le connaissez très bien, vous ?

HORTENSE.

C’est un ami intime d’Édouard.

LA MARQUISE.

Voyez-vous quelquefois cet imbécile ?

HORTENSE.

Qui ?

LA MARQUISE.

Votre cousin, le baron de la Jambière, mon neveu.

HORTENSE.

Presque tous les jours. Nos propriétés se touchent, et il est précisément à Châtellerault aujourd’hui, avec sa...

LA MARQUISE, l’empêchant d’achever.

Avec vous.

HORTENSE.

Vous serait-il agréable de le rencontrer, ma tante ?

LA MARQUISE.

En aucune façon.

HORTENSE.

Vous l’aimez bien, pourtant, votre neveu...

LA MARQUISE.

Il m’est devenu complètement indifférent. Vous pouvez le lui dire de ma part. En outre, il a une manière de vivre et des idées qui m’interdisent, désormais, de le recevoir chez moi, ou de me présenter chez lui. Un baron de la Jambière ! Un des rares titres authentiques de notre vieille noblesse du Poitou !... Tenez, j’aime mieux ne plus parler de ça...

HORTENSE.

Je vous affirme, ma tante...

LA MARQUISE.

D’ailleurs, vous avez les mêmes idées que votre cousin. Il est naturel que vous le défendiez.. Qu’est-ce que la noblesse pour vous ? Qu’est-ce qu’un titre ? Des chimères, n’est-ce pas ?

HORTENSE.

Pas tout à fait... Cependant...

LA MARQUISE.

Cependant, quoi ? Vous êtes née Versac, comme moi. Vous êtes la fille de mon frère. Et vous en êtes arrivée à vous appeler Madame Sylvain, veuve d’un Monsieur Sylvain, conseiller de préfecture ! Et quand vous vous remarierez, ce sera avec quelque employé des contributions ou quelque magistrat ! Car vous avez la spécialité d’épouser des fonctionnaires.

HORTENSE.

Ne dirait-on pas que j’en ai épousé une douzaine !

LA MARQUISE, à la bonne qui entre avec des journaux.

Mademoiselle, vous direz à votre maître que je l’ai attendu une demi- heure.

LA BONNE, regardant la pendule.

Le cours de monsieur va bientôt finir. Monsieur ne peut tarder.

LA MARQUISE.

Merci. J’en ai assez. Je repasserai tout à l’heure. Venez-vous avez moi, Hortense ?

HORTENSE.

Avec plaisir, ma tante.

LA BONNE.

Je reconduis madame la marquise.

Elle ouvre la porte de gauche et laisse passer la marquise. Hortense est restée un peu en arrière. La porte de droite s’ouvre, deuxième plan. Paraît le baron en veston, le pantalon relevé, avec des épingles de bicycliste, qu’il enlève pendant le courant de la scène.

 

 

Scène II

 

LE BARON, HORTENSE

 

HORTENSE, de l’autre bout de la scène et à voix basse.

Bonjour... Édouard.

LE BARON, haut.

Tiens, Hortense !... Qu’est-ce que tu fais là ?

HORTENSE.

Chut ! Je suis avec ma tante.

LE BARON.

Toujours furieuse ?

HORTENSE.

Toujours.

Voix de LA MARQUISE, par la porte entrouverte.

Eh bien ! Hortense, que faites-vous ?

HORTENSE.

Me voici, ma tante.

Au baron.

Au revoir.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LE BARON, puis LA BONNE, puis ANATOLE

 

LE BARON.

Cette bonne tante, il faut pourtant que je me réconcilie avec elle, un de ces jours.

Entre la bonne.

Bonjour, Ernestine.

LA BONNE, allant ranger les lettres.

Votre servante, monsieur le baron.

LE BARON, lui tapotant les joues.

Cette santé, Ernestine ?

LA BONNE.

Excellente. Et la vôtre, monsieur le baron ?

LE BARON, montrant ses mollets.

Regarde.

LA BONNE.

En effet.

LE BARON.

Le cours d’agriculture doit être fini ?

LA BONNE.

Voici monsieur.

Entre Anatole par la droite.

LE BARON.

Cher ami...

ANATOLE.

Mon cher baron...

Ils se serrent la main.

LA BONNE, à Anatole, lui montrant les lettres.

Le courrier, monsieur.

ANATOLE.

Il n’est venu personne ?

LA BONNE.

Madame la marquise de Versac, qui repassera tantôt.

Elle sort.

ANATOLE.

La baronne n’est pas avec vous ?

LE BARON.

Si fait. Nous arrivons ensemble de La Jambière.

ANATOLE.

Tous deux à bicyclette ?

LE BARON.

Oui. La baronne fait de grands progrès.

ANATOLE.

C’est une affaire encore de quelques leçons.

LE BARON.

Aussi, je la force à venir à Châtellerault deux fois par semaine. Nous avons un très bon manège pas loin de chez vous.

ANATOLE.

Je le connais. Il est là.

Il va à la fenêtre et fait un geste.

LE BARON.

Dites donc, j’ai donné rendez-vous à ma femme ici : ça ne vous dérange pas ?

ANATOLE.

Au contraire, je serai enchanté.

LE BARON.

Figurez-vous, mon cher, que je suis obligé d’aller à la Percherie.

ANATOLE.

Votre ferme ?

LE BARON.

J’ai dis histoires avec Branchu, mon fermier. C’est assommant ! Cet animal-là ne veut pas se servir de vos engrais chimiques. Ils sont d’un routinier dans ce pays-ci !

ANATOLE.

À qui le dites-vous !

LE BARON, calculant.

Voyons, trois quart d’heure pour aller là-bas en chemin de fer... Autant pour revenir... Je peux être de retour avant cinq heures.

ANATOLE.

Facilement.

LE BARON.

Et vous ? Pas de nouvelles de... ?

Il touche la boutonnière.

ANATOLE, qui a décacheté les lettres.

Voici justement une lettre de mon ami du ministère. Il me demande si je ne pourrais pas faire signer une pétition, que j’ai préparée d’ailleurs, par les principaux propriétaires de la contrée.

LE BARON.

Mais nous signerons tous, mon bon ami. J’écrirai à Plantin, notre député. Je ferai signer ma tante, qui a plus d’influence qu’on ne croit.

ANATOLE.

Vous n’êtes donc plus brouillé avec la marquise ?

LE BARON.

Nous sommes en froid, mais je me réconcilierai avec elle. C’est une très bonne femme, un peu forte en... propos, mais elle m’adore. Seulement, elle est intraitable sur la question du divorce, et quand je lui ai dit que j’épousais une femme divorcée... Ah ! mon ami !

ANATOLE.

Vous pardonnera-t-elle un jour ?

LE BARON.

Certainement, mais ce sera dur. Elle n’a jamais voulu recevoir ni même voir Léontine. D’ailleurs, vous n’ignorez pas avec quelle simplicité s’est fait notre  mariage, sans aucune lettre de faire-part. Léontine, un beau matin, quittait ce petit appartement ou elle vivait à Paris avec une vieille bonne, et le soir même nous partions pour la Jambière.

Un temps.

Hé ! parbleu, mon ami, je ne suis pas un benêt et je ne me dissimule pas qu’en épousant Léontine, j’ai contracté, au point de vue des convenances mondaines, un mariage assez incorrect.

ANATOLE.

Oh !

LE BARON.

Si ! si... Ne nous faisons pas d’illusions et vous vous rappelez que j’ai hésité longtemps avant de m’y décider.

ANATOLE.

Plus de huit jours.

LE BARON.

C’est que je sentais que je jouais une grasse partie... Léontine est charmante, certes... mais son passé, mon ami, son passé n’est pas à l’abri de tout reproche, vous le savez aussi bien que moi.

ANATOLE.

Il est rare que le passé d’une femme soit à l’abri de tout reproche.

LE BARON.

Évidemment. Aussi n’ai-je pas trop approfondi. Il s’agissait d’être heureux le plus rapidement possible...

ANATOLE.

Tout est là.

LE BARON.

D’autant plus qu’en y réfléchissant, j’en arrive parfois à me dire que je me suis bien exagéré les choses.

ANATOLE.

C’est aussi mon avis.

LE BARON.

Sous ses airs évaporés, Léontine a du sérieux et même une certaine raison.

ANATOLE.

Je l’ai remarqué comme vous.

LE BARON.

Ses petites défaillances sont infiniment excusables. Son premier mari, cet Adolphe Dubois, était un tel drôle !

ANATOLE.

Cela ne me surprend pas.

LE BARON.

Un débauché qui rentrait ivre chez lui, presque tous les soirs, et qui battait sa femme comme plâtre.

ANATOLE.

Oh ! oh !

LE BARON.

Le divorce a été prononcé contre lui pour injures et sévices graves. Je l’ai lu de mes yeux.

ANATOLE.

J’ignorais ce détail.

LE BARON.

Si jamais je le rencontre, ce que j’aurais du plaisir à lui flanquer une bonne paire de calottes !

ANATOLE.

Qu’est-il devenu ?

LE BARON.

Il était employé dans un ministère. Maintenant, il habite l’Algérie, je crois. Léontine l’a tout à fait perdu de vue. Que vouliez-vous donc qu’elle fît en quittant cet être-là, qui la laissait sans le sou ?

ANATOLE.

Elle ne pouvait faire que ce qu’elle a fait. Et beaucoup d’autres, à sa place, ne se seraient pas conduites aussi bien.

LE BARON.

Évidemment... Voyez-vous, mon cher, les femmes sont ce que les font leurs maris... Je suis convaincu qu’avec moi, Léontine va changer du tout au tout.

ANATOLE.

Ce n’est pas douteux.

LE BARON.

Eh ! mon cher, il faut être optimiste, sans quoi la vie n’est que soupçon et amertume.

Entre Léontine par la droite ; elle est dans un très élégant et pudique costume de bicycliste couleur beige.

 

 

Scène IV

 

LE BARON, ANATOLE, LÉONTINE

 

LÉONTINE.

Me voici, mon coco ! Je ne t’ai pas trop fait attendre ?...

Tendant la main à Anatole.

Bonjour, monsieur Grimard.

ANATOLE.

Madame la baronne, je suis votre serviteur.

LE BARON.

Au fait, cher ami, il y a longtemps que je voulais vous dire cela. N’appelez donc plus ma femme madame la baronne... Que diable ! il n’est pas nécessaire d’être aussi cérémonieux. N’est-ce pas, Léontine ?

LÉONTINE.

Monsieur Grimard est assez notre ami...

LE BARON.

Certes, oui !

ANATOLE.

Je suis très flatté, mon cher baron, mais...

LE BARON.

Bon ! bon ! Pas de manières entre nous.

À Léontine.

Où est ta bicyclette ?

LÉONTINE.

Ma bicyclette ! Elle est en bas, à la porte de la cour. Seulement, c’est bien ce que je te disais en route, le guidon est trop bas. Ça me fait mal aux poignets.

LE BARON.

Je vais l’arranger tout de suite.

LÉONTINE.

C’est ça.

LE BARON.

Ta clef anglaise ?

LÉONTINE.

Dans la sacoche.

LE BARON, à Anatole, en sortant, à la porte.

Tenez un instant compagnie à la baronne, je vous prie.

Riant.

Je dis : la baronne, moi... mais à vous, je vous le défends. Pas de cérémonies ! pas de cérémonies !

Il sort.

 

 

Scène V

 

ANATOLE, LÉONTINE

 

À peine la porte est-elle fermée que Léontine se jette au cou d’Anatole.

ANATOLE.

Faites attention, malheureuse !

Il s’éloigne.

LÉONTINE.

Mon petit Anatole, voilà huit jours que je n’ai pas été seule avec toi !

Elle veut se rapprocher.

ANATOLE.

Au nom du ciel, soyez prudente ! Votre mari n’avait qu’à rentrer, nous étions pris.

LÉONTINE.

Il n’y a pas de danger. Je veux te voir aujourd’hui.

ANATOLE.

Mais c’est impossible !

LÉONTINE.

Si, Édouard restera tout l’après-midi à la Percherie. Dès qu’il sera parti, je reviendrai.

ANATOLE.

C’est d’une imprudence folle.

LÉONTINE.

Mais non, puisque je l’ai déjà fait plusieurs fois.

ANATOLE.

Il suffit d’une...

LÉONTINE.

Tais-toi, je le veux. Quand tu seras seul, tu feras notre signal habituel, tu ouvriras la fenêtre.

ANATOLE.

Mais...

LÉONTINE, avec autorité.

Tu ouvriras la fenêtre, je guetterai...

ANATOLE.

Je vous affirme, Léontine, que cette existence-là ne peut pas durer. Je suis un homme d’études, moi, un homme sérieux, je ne suis pas un viveur.

LÉONTINE.

Je t’aime parce que tu es un homme sérieux.

ANATOLE.

J’ai mes travaux... mes ambitions.

LÉONTINE.

Je t’aime pour ça aussi.

ANATOLE.

Et puis, croyez-vous que je n’aie pas de scrupules à tromper le baron qui a été parfait pour moi ?...

LÉONTINE.

Je t’aime pour tes scrupules. Je t’ai aimé le premier soir que nous avons dîné ensemble, tous les trois, aux Ambassadeurs, tu te rappelles ? Au lieu de me dire des bêtises, tu m’as parlé de choses sérieuses, d’agriculture, des engrais chimiques. Ça m’a intéressé tout de suite. Je rougissais d’être aussi ignorante que je le suis. Il me venait des idées graves, j’aurais voulu t’embrasser. Toi, tu ne t’apercevais pas du tout que tu me plaisais, et je ne me suis fait épouser par Édouard que pour me rapprocher de toi.

ANATOLE.

Votre mari est un homme charmant qui vous aime beaucoup.

LÉONTINE.

Moi aussi, j’ai beaucoup d’affection pour lui et je lui rends la vie très agréable.

ANATOLE.

Ça, c’est vrai. Il me le disait encore tout à l’heure.

LÉONTINE.

Tu vois !

ANATOLE.

Néanmoins, je vous assure, Léontine, qu’il vaudrait mieux ne plus nous aimer.

LÉONTINE.

Quand je ne t’aimerai plus, tu n’auras pas besoin de me dire ça. Tu ouvriras la fenêtre, n’est-ce pas ?

ANATOLE.

À moins que votre mari ne reste.

LÉONTINE.

Je te dis qu’il ne restera pas.

Elle est à ce moment dans ses bras.

Il ne restera pas, n’aie donc pas peur, nigaud. À tout à l’heure, mon amour.

Il se laisse embrasser en écoutant à la porte de droite. La porte de gauche s’ouvre sans bruit. Apparaît la marquise. Léontine et Anatole sont disposés à ce moment-là de façon à ne pas apercevoir la marquise qui les voit dans les bras l’un de l’autre.

 

 

Scène VI

 

ANATOLE, LÉONTINE, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE, scandalisée.

Oh !

Elle referme la porte sans que Léontine et Anatole se soient dérangés.

 

 

Scène VII

 

ANATOLE, LÉONTINE

 

ANATOLE.

Voici votre mari, je l’entends.

LÉONTINE, baissant la voix.

À tout à l’heure, mon petit Anatole.

Rentre le baron.

 

 

Scène VIII

 

ANATOLE, LÉONTINE, LE BARON

 

LE BARON.

C’est arrangé. Le guidon est bien comme ça.

LÉONTINE.

Alors, je vais au manège prendre une leçon.

LE BARON.

Veux-tu que je t’accompagne ?

LÉONTINE.

Mais non, je n’ai que la place à traverser, c’est inutile.

LE BARON.

D’ailleurs, j’ai encore un mot à dire à Anatole.

À Léontine.

Je te reprendrai vers cinq heures.

LÉONTINE.

Je ne quitterai pas le manège d’ici là.

LE BARON.

N’attrape pas trop chaud.

LÉONTINE.

Sois tranquille. À tantôt, mon chéri. Vous dînez demain à la Jambière, vous ne l’oubliez pas, monsieur Grimard.

ANATOLE.

Trop aimable, madame.

LE BARON, reconduisant Léontine à la porte de droite.

Au revoir, ma cocotte.

ANATOLE, à part.

Eh bien ! non, je ne l’ouvrirai pas, la fenêtre.

Sort Léontine. Il se met à son bureau, tout en écrivant.

Vous allez décidément à la Percherie, cet après-midi ?

LE BARON.

Il le faut absolument.

ANATOLE.

Vous ne craignez pas que la baronne, toute seule, au manège ?...

LE BARON.

Il y a un très bon professeur, rien à craindre.

Entre la bonne.

LA BONNE.

Madame la marquise de Versac fait demander à monsieur s’il a fini son cours ?

LE BARON.

Ma tante ! Ah ! ah !

ANATOLE.

Je vais la recevoir dans le salon.

LE BARON.

Mais non, elle sera enchantée de me voir.

ANATOLE.

Vous voulez ? Bien !

À la bonne.

Dites à Madame la marquise que je suis à ses ordres.

Sort la bonne.

LE BARON.

Ça se passera très bien, vous verrez.

Entre la marquise.

 

 

Scène IX

 

ANATOLE, LE BARON, LA MARQUISE

 

ANATOLE, s’avançant.

Excusez-moi, madame la marquise, de ne pas m’être trouvé là tout à l’heure.

LA MARQUISE.

Cela n’est rien, cher monsieur Grimard.

LE BARON, s’avançant et très gaiement.

Ma tante, c’est moi. Si ma présence vous est désagréable, vous n’avez qu’un signe à faire, je me retirerai.

LA MARQUISE, très digne.

Pourquoi vous retirer, monsieur ? Vous avez probablement à parler à Monsieur le professeur. Moi aussi. Et comme ce que j’ai à dire n’est pas mystérieux, vous ne me gênez en rien.

LE BARON.

Alors, ma tante, vous ne voulez pas me pardonner ?

LA MARQUISE.

Vous pardonner quoi ?

LE BARON.

Eh bien ! mon mariage.

LA MARQUISE, affectant l’étonnement.

Vous êtes marié ? J’ignorais ce détail.

LE BARON.

Voyons, ma tante...

LA MARQUISE.

Et même je crois que vous plaisantez. Car je suppose que, si vous étiez marié réellement, vous m’auriez invitée, moi, votre tante, à la messe de mariage.

LE BARON.

Vous savez bien qu’il ne pouvait y avoir de messe de mariage, puisque j’épousais une femme divorcée.

LA MARQUISE.

Qu’entendez-vous par une femme divorcée ?

LE BARON.

Oh ! ma tante !...

LA MARQUISE.

Je ne sais pas ce que c’est qu’une femme divorcée, mon neveu. La personne dont vous me parlez était mariée, dites-vous, avant que vous ne fissiez sa connaissance.

LE BARON.

Oui, ma tante.

LA MARQUISE.

Est-elle veuve ?

LE BARON, résigné.

Non, ma tante.

LA MARQUISE.

Cette personne est donc mariée encore, seulement ce n’est pas à vous. Vous, vous avez pris une maîtresse. Je ne vous en blâme pas, c’est de votre âge, mais je trouve impertinent que vous songiez à me la présenter.

LE BARON.

Mais, ma tante, j’ai conduit ma femme à la mairie et je l’ai épousée devant le maire.

LA MARQUISE.

Le maire est un drôle d’avoir prêté les mains à cette bouffonnerie. Brisons-là, mon neveu.

À Anatole.

Pourriez-vous venir un de ces jours au château, mon cher monsieur Grimard ? Je crois que mes vignes ont attrapé votre diablesse de maladie. Mon fermier n’y comprend rien.

ANATOLE.

J’irai le jour qui vous plaira, madame la marquise.

LA MARQUISE.

Le plus tôt possible.

ANATOLE.

Demain, si vous le désirez.

LA MARQUISE.

Demain soit. Je vous remercie, cher monsieur.

Elle fait un pas pour se retirer.

LE BARON.

Ma tante, j’ai un petit service à vous demander.

Jeu de scène avec Anatole, lui montrant la pétition.

ANATOLE, haut à la marquise.

C’est l’heure où les paysans des environs viennent me consulter. Je vous demanderai, madame la marquise, la permission...

LA MARQUISE.

Faites donc ! À demain, n’est-ce pas ?

ANATOLE.

À demain.

Sort Anatole, à droite.

 

 

Scène X

 

LE BARON, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

Je vous écoute, mon neveu.

LE BARON.

Voici, ma tante... Nous faisons une pétition au ministre, afin de faire décorer Monsieur Grimard du Mérite agricole. Puis-je vous demander de la signer ? Votre nom, ma tante, serait du plus grand effet.

LA MARQUISE, un temps et très nette.

Je ne signerai certainement pas.

LE BARON.

Ah !... Et... la raison, ma tante ?

LA MARQUISE.

Il ne me plaît pas, fût-ce pour une chose aussi ridicule qu’une décoration, de recommander votre ami Grimard.

LE BARON.

C’est pourtant un homme de mérite.

LA MARQUISE.

Je ne dis pas non.

LE BARON.

Un véritable savant.

LA MARQUISE.

Monsieur Grimard est peut-être, en effet, un professeur très savant, mais c’est un homme de mœurs fort dissolues.

LE BARON, riant.

Lui !

LA MARQUISE.

Et d’un rare sans-gêne.

LE BARON, toujours riant.

Vous ne vous imaginez pas à quel point vous vous trompez !... Grimard un homme de mauvaises mœurs !... Ah ! ah !

LA MARQUISE.

Je sais ce que je dis...

LE BARON.

Mais, ma chère tante, personne ne connaît Grimard comme moi. C’est un garçon qui ne s’occupe que de son travail, qui vit dans ses livres et qui est d’une sagesse... exagérée, sur laquelle je le plaisante même quelquefois.

LA MARQUISE.

Vous avez tort.

LE BARON.

J’ai fait plusieurs voyages avec lui à Paris, et j’avais toutes les peines du monde à le faire se coucher plus tard que dix heures.

LA MARQUISE.

J’ignore comment ce monsieur se conduit à Paris, et cela ne me regarde pas, mais je sais qu’à Châtellerault il se conduit comme un polisson.

LE BARON.

Ah ! ah !... Qui a pu vous raconter de pareilles histoires, ma tante ?

LA MARQUISE.

On n’a pas eu besoin de me raconter... j’ai vu.

LE BARON.

Vous avez vu Grimard se conduire comme un polisson ?

LA MARQUISE.

De mes yeux.

LE BARON, toujours très gai.

Et que faisait-il ? Par exemple, je serais curieux...

LA MARQUISE.

Il embrassait une demoiselle qui paraissait de l’humeur la plus accommodante.

LE BARON, riant aux éclats.

Oh ! que c’est drôle !... Comment ! vous, ma tante, vous avez surpris Grimard ?... Et où cela se passait-il, sans indiscrétion ?

LA MARQUISE.

Ici.

LE BARON, se tordant.

Dans son cabinet ?

LA MARQUISE.

Précisément ! La porte n’était même pas fermée, ce que je trouve d’une suprême inconvenance. Je suis entrée tout bonnement et j’ai vu cet austère professeur dans les bras d’une donzelle qui l’embrassait avec beaucoup d’animation.

LE BARON.

Oh ! que c’est drôle... Et... était-elle jolie, au moins ?

LA MARQUISE.

Je n’ai pas vu son visage.

LE BARON.

C’est dommage.

LA MARQUISE.

J’ai remarqué simplement qu’elle avait un costume de bicycliste.

LE BARON, s’arrêtant tout à coup de rire.

De bicycliste ?

LA MARQUISE.

Oui ! D’où j’ai conclu que c’était quelque cocotte de Paris. Voilà le spectacle que m’a donné votre ami Grimard et pourquoi vous n’aurez pas ma signature... Adieu !

LE BARON, la rattrapant, très sérieux.

Pardon, ma tante, vous dites un costume de bicycliste ?

LA MARQUISE.

Fort élégant, d’ailleurs.

LE BARON.

Un costume... foncé, très foncé ?

LA MARQUISE.

Non, un costume clair... couleur beige.

LE BARON, balbutiant.

Un costume beige !... Et quand... Quel jour... les avez-vous surpris ?

LA MARQUISE.

Aujourd’hui.

LE BARON.

Aujourd’hui !

LA MARQUISE.

Tout à l’heure... il y a environ vingt minutes.

LE BARON, s’essuyant le front avec son mouchoir, s’assied.

C’est fantastique !... Absolument fantastique !

LA MARQUISE, le regardant.

Qu’avez-vous donc, mon neveu ? Vous semblez abasourdi ?

LE BARON.

Il y a de quoi, ma tante, je vous assure qu’il y a de quoi. Encore un mot, je vous prie ! Êtes-vous certaine de n’avoir pas été le jouet d’une illusion ?

LA MARQUISE.

Me prenez-vous pour une folle ?

LE BARON.

Grimard et cette... dame s’embrassaient véritablement.

LA MARQUISE.

D’une façon indécente.

LE BARON.

C’est fantastique !

LA MARQUISE.

Ah ça ! vous vous intéressez donc à cette personne ?

LE BARON.

C’est ma femme !

LA MARQUISE.

Votre ?...

LE BARON.

Ma femme, madame la baronne de la Jambière, tout simplement.

Il se promène avec agitation.

LA MARQUISE changeant de ton.

Vous ai-je contrarie sans le vouloir, mon neveu ?

LE BARON.

Ça ne m’est pas agréable, naturellement.

LA MARQUISE.

D’ailleurs, j’ai peut-être mal distingué.

LE BARON.

Oh ! ma tante, n’essayez pas de... Une femme en costume de bicycliste, couleur beige, il y a un instant ici... Il n’y a pas d’erreur, il ne peut pas y avoir d’erreur.

LA MARQUISE.

Peut-être, mon ami, attachez-vous trop d’importance à cet événement ?

LE BARON.

Trop d’importance ! Par exemple !... Savez-vous, ma tante, quel est le sentiment que j’éprouve le plus en ce moment-ci ? Ce n’est pas la colère, ce n’est pas l’indignation, ce n’est pas la jalousie, c’est l’étonnement.

LA MARQUISE.

Vous êtes étonné ?

LE BARON.

Je suis stupéfait. Comment ne m’en étais-je pas aperçu ?

LA MARQUISE.

Vous n’êtes pas le premier.

LE BARON.

J’étais donc aveugle ! Mais c’est d’autant plus fabuleux qu’ils ne se sont jamais trouvés seuls ensemble.

LA MARQUISE.

Êtes-vous sûr ?

LE BARON.

À peine quelques minutes par-ci par-là.

LA MARQUISE.

Ce n’est pas à moi de vous faire observer que cela suffit.

LE BARON.

Est-ce quand nous venons à Châtellerault ?

LA MARQUISE.

Je dois vous dire, mon enfant, pour vous aider à vous débrouiller dans cette histoire, que la personne en question murmurait, quand je suis entrée, à l’oreille de votre ami : « À tout à l’heure, mon amour. »

LE BARON.

Elle a dit : « À tout à l’heure ? »

LA MARQUISE.

Mon amour !

LE BARON.

Eh ! parbleu, elle va revenir chez lui, quand elle me croira parti. Mais je les pincerai, et je rouerai de coups le professeur ! Quant à elle...

LA MARQUISE.

Qu’en ferez-vous ?

LE BARON.

Je divorcerai. Que voulez-vous que je fasse ?... Et encore, c’est bon à dire, je divorcerai. Il me faudrait des preuves, des preuves légales, s’entend.

LA MARQUISE.

Je me suis laissé conter que le commissaire de police, sur la demande du mari...

LE BARON.

C’est beaucoup plus compliqué que vous ne croyez. Quand retrouverai-je l’occasion de les pincer ?

LA MARQUISE.

Pourquoi pas aujourd’hui ?

LE BARON.

Mais, ma tante, il ne suffit pas d’aller dire à un commissaire de police : « Ma femme me trompe, venez constater le flagrant délit... » pour qu’il se dérange.

LA MARQUISE.

Que faut-il de plus ?

LE BARON.

Il faut un ordre du parquet, une enquête.

LA MARQUISE.

Vous badinez ?

LE BARON.

Pas du tout.

LA MARQUISE.

Ces formalités sont peut-être nécessaires pour le commun des mortels. Mais avec vos relations et les miennes, il serait plaisant...

LE BARON.

Au fait, le substitut est de nos amis.

LA MARQUISE.

C’est même un de nos cousins au quatrième degré.

LE BARON.

Il suffirait peut-être qu’il envoyât immédiatement un ordre au commissaire de police.

LA MARQUISE.

Il sera enchanté, croyez-le bien. C’est toujours Petitbon, le commissaire de police.

LE BARON.

Toujours.

LA MARQUISE.

Il se fera, lui aussi, un véritable plaisir...

LE BARON.

Enfin ! On peut toujours essayer...

Il s’essuie le front.

Elle a bien dit : « Mon amour ? »

LA MARQUISE.

« À tout à l’heure, mon amour ! »

LE BARON.

Allons ! Allons ! il n’y a plus à hésiter.

Il se trouve à la fenêtre.

J’étouffe !

Il ouvre la fenêtre, respire une seconde et s’éloigne.

C’est votre voiture qui est en bas ?

LA MARQUISE.

Oui.

LE BARON.

Vous me la prêtez ?

LA MARQUISE.

Comment donc !...

LE BARON.

Partons, voulez-vous ?

À part.

Canaille !

 

 

Scène XI

 

LE BARON, LA MARQUISE, HORTENSE entrant, puis ANATOLE

 

HORTENSE.

Où va donc Édouard ? Il court comme un fou.

LA MARQUISE.

Il va chez M. Petitbon, le commissaire de police.

HORTENSE.

Mais ce n’est plus M. Petitbon, qui est commissaire de police.

LA MARQUISE.

Qui vous a dit cela ?

HORTENSE.

Je viens du commissariat, j’ai retrouvé mon sac. Il y a un nouveau commissaire depuis hier, qui arrive de Paris. Et devinez qui je reconnais dans le nouveau commissaire ?... Mon sauveur !

LA MARQUISE.

Votre sauveur ! Ne me rebattez pas les oreilles avec cette histoire.

À Anatole qui entre.

Cher monsieur Grimard, nous vous rendons votre cabinet. Venez, Hortense.

ANATOLE.

Trop heureux, madame la marquise.

Tous sortent sauf Anatole.

 

 

Scène XII

 

ANATOLE seul, puis LÉONTINE

 

ANATOLE, seul.

Non, je ne l’ouvrirai pas, la fenêtre !

Apercevant la fenêtre ouverte.

Oh ! elle est ouverte !... Qui a pu ?...

Il court à la fenêtre et la ferme vivement.

Pourvu qu’elle n’ait pas remarqué ! Je vais travailler, maintenant... Ah ! je n’ai guère l’esprit au travail depuis quelques mois.

À son bureau, remuant des papiers.

Satanée petite femme ! Elle peut se vanter, celle-là, d’avoir mis mon existence sens dessus dessous.

Apercevant une feuille de papier.

Il est vrai que je vais être décoré du Mérite agricole... Mais le Mérite agricole est-il une compensation suffisante ?... Travaillons !... Travaillons ! Si c’est possible.

La porte de droite s’ouvre. Entre Léontine avec précaution. Anatole se retourne.

Vous !

LÉONTINE.

J’ai vu le signal. J’ai attendu un instant par prudence !

ANATOLE.

Mais, c’est de la folie, au contraire, ce que vous faites là !... Votre mari était ici, il y a un quart d’heure !

LÉONTINE.

J’ai pense, puisque tu ouvrais... la fenêtre...

ANATOLE.

Mais ce n’est pas moi qui l’ai ouverte, la fenêtre !...

LÉONTINE.

Qui est-ce ?

ANATOLE.

C’est le hasard.

LÉONTINE.

Ça prouve que le hasard veut que je passe l’après-midi avec toi.

ANATOLE.

Fermons les portes, au moins !

Il va à droite et à gauche et ferme soigneusement les deux portes.

LÉONTINE, lui prenant la figure entre ses deux mains.

Il n’est pas content, ce petit chéri ?

ANATOLE.

Évidemment, je suis content... Je suis très content... Mais j’ai peur pour vous... pour nous.

LÉONTINE.

Pour toi, enfin... Veux-tu que je m’en aille ?

ANATOLE.

Oh !

LÉONTINE, s’approchant d’une voix très câline.

Tu ne veux pas que je m’en aille, dis ?

ANATOLE.

Non... Non...

LÉONTINE, s’asseyait sur ses genoux.

Tu aimes mieux que je reste ?

ANATOLE.

Oui... Toutes réflexions faites, j’aime beaucoup mieux.

LÉONTINE, toujours sur ses genoux.

Tu viens dîner à la maison, demain ?

ANATOLE.

C’est convenu, il me semble.

LÉONTINE.

Qu’est-ce que tu veux pour ton dîner ?

ANATOLE.

Ça n’a pas d’importance.

LÉONTINE.

Si... si... tu es très gourmand. Veux-tu du gibier ?

ANATOLE.

Quel gibier ?

LÉONTINE.

Édouard a tué hier un canard sauvage et deux perdreaux. Ça te va ?

ANATOLE.

Je crois bien.

LÉONTINE.

Il est très adroit, Édouard ?

ANATOLE.

Très adroit. Très bon chasseur.

LÉONTINE.

Tu ne chasses jamais, toi ?

ANATOLE.

Je n’ai pas le temps, et puis, je suis myope !

LÉONTINE, riant.

Tu préfères manger le gibier ?

ANATOLE.

Oui.

LÉONTINE.

Tu as raison...

Regardant la table.

Tu travaillais, quand je suis entrée ?

ANATOLE.

J’écrivais les dernières lignes d’un rapport que j’ai commencé depuis plusieurs jours.

LÉONTINE, se levant de ses genoux.

Eh bien, continue-le, ton rapport, pendant que...

Elle rit.

ANATOLE.

Pendant que ?...

LÉONTINE, allant à la porte à gauche, premier plan.

Pendant que j’irai me reposer un instant... dans ta chambre...

Elle sort par la porte. Premier plan.

ANATOLE, seul assis.

Essayer de se mettre au travail dans ces conditions-là, ce serait de la présomption... Comment tout cela finira-t-il ?

Voix de LÉONTINE, par la porte qui s’entr’ouvre.

Mon petit loup ?

ANATOLE.

Quoi ?

Voix de LÉONTINE.

Tu serais bien gentil de me passer mon mouchoir que j’ai laissé sur la table.

ANATOLE.

Voilà.

Il va à la table, prend le mouchoir et s’avance à gauche. Premier plan. Le bras de Léontine sort nu, par la porte entrebâillée et s’empare du mouchoir.

Voix de LÉONTINE.

Merci, mon amour.

La porte se ferme complètement.

ANATOLE, seul.

Ça ne peut finir évidemment que par une catastrophe, à moins que je n’aie un moment d’énergie. Mais cet instant d’énergie, je sens que je ne l’aurai jamais ; je ne suis pas un homme d’action, et je me suis embarqué dans une aventure où il aurait fallu un homme d’action. D’où je conclus que j’ai commis une faute considérable, car la femme et l’étude sont incompatibles. Voilà ce que j’aurais dû me dire plutôt.

Voix de LÉONTINE, tranquillement.

Mon petit loup, as-tu fini ton rapport ?

ANATOLE.

Je l’ai fini.

Il fait un pas vers la porte en murmurant.

Tout à fait incompatibles.

Au moment où il va entrer dans la chambre, on entend un bruit de voix et de pas à gauche, dans l’antichambre. Anatole s’arrête et écoute.

 

 

Scène XIII

 

ANATOLE, PLUSIEURS VOIX

 

Anatole seul, puis les voix du Baron et d’Adolphe à gauche ; la voix de Léontine, à gauche, premier plan. On entend à la porte de gauche trois coups espacés, deuxième plan.

ANATOLE, allant à gauche.

Je ne veux pas qu’on me dérange. Je travaille.

Impatienté.

La consultation est finie. Qu’on revienne demain !...

Voix d’ADOLPHE, après qu’on, a entendu trois coups.

Au nom de la loi, ouvrez !

Voix du BARON.

Enfoncez la porte, monsieur le commissaire.

ANATOLE.

Oh !...

Il se précipite à gauche, premier plan. Entr’ouvre la porte de la chambre.

Léontine !... Léontine ! Partez vite ! C’est votre mari, avec le commissaire de police.

Voix de LÉONTINE, tranquillement.

Ah ! c’est mon mari ?

ANATOLE.

Avec le commissaire. Entendez !

Voix de LÉONTINE.

Eh bien ! que veux-tu y faire ?

Voix d’ADOLPHE.

Pour la seconde fois, au nom de la loi, ouvrez !

ANATOLE, à Léontine.

Partez !... partez vite !

Voix de LÉONTINE, très calme.

Comment veux-tu que je m’en aille dans ce costume-là ? Il n’y a qu’à ouvrir.

ANATOLE, au comble de l’affolement.

C’est vrai.

Voix d’ADOLPHE.

Je vais enfoncer la porte.

Il ouvre la porte.

ANATOLE.

J’ouvre, monsieur le commissaire, j’ouvre... c’est inutile d’enfoncer la porte.

Il ouvre la porte.

 

 

Scène XIV

 

ADOLPHE, LE BARON, ANATOLE, BÉJOU

 

Adolphe entre le premier. Il est ceint de son écharpe ; puis le secrétaire, puis, derrière, le baron.

ADOLPHE.

Vous êtes monsieur Grimard ?

ANATOLE.

Oui, monsieur le commissaire.

ADOLPHE, à part, au secrétaire.

Béjou... C’est mon premier flagrant délit. Si je me trompe, vous me reprendrez.

BÉJOU, bas.

Oui, monsieur le commissaire.

À part.

Et voilà les fonctionnaires qu’ils nous envoient de Paris.

ADOLPHE, à part, gaiement.

Une baronne pour nos débuts, c’est de la chance !...

Il regarde autour de lui, puis à Anatole.

Alors, vous êtes bien monsieur Grimard, professeur d’agriculture ?

ANATOLE.

Oui.

LE BARON.

Monsieur est un drôle ! Voilà ce qu’il est.

ADOLPHE, au baron, très courtoisement.

Je vous en prie, monsieur le baron.

À Anatole.

Je suis le nouveau commissaire de police de Châtellerault et je viens constater la présence clandestine chez vous de Madame la baronne de la Jambière.

ANATOLE, balbutiant.

Madame la baronne de la Jambière n’est pas ici... Vous vous trompez, ainsi que le baron.

ADOLPHE, au baron qui fait un geste violant.

Pardon... Laissez-moi faire... Vous serez content...

À Anatole.

Vous prétendez que Madame la baronne n’est pas dans votre appartement ?

ANATOLE.

Elle n’y est pas.

ADOLPHE.

Je suis obligé de m’en assurer et je vais visiter toutes les pièces...

À Béjou, bas.

C’est bien cela, n’est-ce pas ?

BÉJOU, même jeu.

Oui.

À part.

Il n’y entend rien... Ça fait pitié.

ADOLPHE, à Anatole, désignant la porte de droite.

Où donne cette porte ?

ANATOLE.

Dans un corridor, et de là dans la cour.

ADOLPHE, désignant la porte de la chambre à gauche.

Et celle-ci ?

ANATOLE.

Dans ma chambre.

ADOLPHE, s’avançant.

Nous allons commencer par là.

LE BARON, s’avançant vers la porte.

Ah ! ah !

ADOLPHE, au baron, le retenant.

Restez.

À Béjou.

C’est à moi d’ouvrir, n’est-ce pas ?

Au baron.

Vous serez content.

Il fait un ou deux pas.

ANATOLE, d’une voix étranglée.

Monsieur le commissaire...

ADOLPHE, à Anatole.

Je vois que nous ne nous trompons pas. Il y a une dame dans cette chambre.

ANATOLE, baissant la tête.

Oui.

ADOLPHE.

Cette dame est-elle Madame la baronne de la Jambière ?

ANATOLE, d’une voix à peine distincte.

Oui.

ADOLPHE.

Nous allons le constater régulièrement.

À Anatole qui fait un geste de désespoir.

Ah ! ah ! je devine ce qu’il en est... Madame la baronne n’est pas dans un costume convenable ?... Parfait ! Parfait !

Se retournant vers le secrétaire qui est assis devant une table.

Eh bien ! Béjou, prenez note, pour le transcrire tout à l’heure sur le procès-verbal, que, de l’aveu même du délinquant, Madame la baronne se trouvait dans sa chambre et qu’elle n’était pas dans un costume convenable.

À Anatole.

Et vous, monsieur, veuillez dire à madame que nous l’attendons, car il faut que monsieur de la Jambière la reconnaisse devant témoins.

Anatole entre dans la chambre en faisant des gestes de désespoir.

 

 

Scène XV

 

ADOLPHE, LE BARON, BÉJOU

 

Le baron se promène avec agitation à gauche et du haut en bas de la scène. Adolphe le regarde en souriant. Un silence.

ADOLPHE, à part.

Il est nerveux... Je comprends ça, d’ailleurs.

Nouveau silence.

Une jolie ville, Châtellerault, n’est-ce pas, monsieur le baron ?

Le baron se promène sans répondre.

Très tranquille surtout... il me semble que je l’ai toujours habitée... C’était mon rêve, être fonctionnaire en province... loin de... loin des tracas, des agitations de la capitale... Avoir sa vie réglée... Au milieu des gens paisibles... hum... hum ! Vous êtes chasseur, monsieur le baron ?

LE BARON, sans s’arrêter.

Oui.

ADOLPHE.

On dit que la Jambière est un château superbe ?

LE BARON.

Oui.

ADOLPHE.

Il date du XVIe siècle, n’est-ce pas ?

LE BARON.

Oui.

BÉJOU, s’approchant d’Adolphe.

Ne parlez pas au mari. C’est de très mauvais goût.

ADOLPHE.

Vous croyez ?

BÉJOU.

Quand je vous le dis.

La porte de gauche s’ouvre.

 

 

Scène XVI

 

ADOLPHE, LE BARON, BÉJOU, LÉONTINE, puis ANATOLE

 

Léontine est complètement habillée de son costume de bicycliste, chapeau sur la tête.

LÉONTINE, avec dignité, très femme du monde, d’abord sans voir Adolphe.

Que désirez-vous, messieurs ?

ADOLPHE, la reconnaissant, s’arrête pétrifié.

Oh !

LÉONTINE, à part.

Adolphe !... Le commissaire !...

ADOLPHE, ahuri.

Oh ! oh ! Quelle affaire ! quelle affaire !

Il se met à marcher comme tout à l’heure le baron, du haut en bas de la scène, fébrilement. Le baron regarde, étonné.

LE BARON.

Finissons cette scène pénible, voulez-vous ?

ADOLPHE, ne sachant plus ce qu’il dit.

Oui... il faut en finir... C’est ce qu’il y a de mieux... finissons...

Il se heurte à une chaise.

BÉJOU, à part.

Il ne sait pas un mot du métier ! C’est navrant !...

LE BARON.

Veuillez rédiger le procès-verbal, monsieur le commissaire.

BÉJOU, à Adolphe.

Dictez-moi !

ADOLPHE, qui a reconquis à peu près son sang-froid.

Oui... c’est ça. Rédigeons, Béjou. Mais d’abord...

Au baron.

Vous reconnaissez que madame est bien la baronne de la Jambière ?

LE BARON.

Je le reconnais.

ADOLPHE.

Vous êtes sûr, n’est-ce pas ?... Bon !

À Léontine qui s’est assise au premier plan à gauche, accoudée gracieusement à une petite table, très distinguée, très chic.

Et vous, madame, vous reconnaissez que vous êtes ?...

LÉONTINE.

Madame la baronne de la Jambière, oui, monsieur le commissaire.

ADOLPHE.

Ils le reconnaissent tous les deux, il n’y a donc pas d’erreur.

Au secrétaire.

Écrivez !

Il dicte.

« Nous étant présenté, muni d’un mandat régulier, au domicile du sieur... »

À Grimard.

Vos prénoms, monsieur ?

ANATOLE.

Eugène-Anatole.

ADOLPHE, continuant.

« ...Eugène-Anatole Grimard... Sur la requête de Monsieur le baron... »

LE BARON.

Jules-Édouard.

ADOLPHE, même jeu.

« ...Jules-Édouard de la Jambière, avons trouvé Madame la baronne... »

LE BARON.

Louise...

ADOLPHE, achevant machinalement.

« ...Léontine de la Jambière... »

LE BARON, étonné.

Vous savez le prénom de madame ?

ADOLPHE.

Moi ?

LE BARON.

Vous avez dit « Léontine ».

ADOLPHE.

Ce n’est pas moi, c’est vous.

LE BARON.

J’ai dit Louise.

ADOLPHE.

Louise... Léontine, voilà ce que j’ai entendu.

Au secrétaire.

N’est-ce pas, Béjou ?

BÉJOU.

Absolument.

LE BARON.

Ah ! bon... il ne me semblait pas...

ADOLPHE.

Je vous assure... Continuons.

LÉONTINE.

Pardon, monsieur le commissaire.

ADOLPHE.

Madame ?

LÉONTINE.

Puis-je poser une question ?

ADOLPHE.

Certainement. La loi vous y autorise.

Bas à Béjou.

N’est-ce pas ?

Signe de Béjou.

LÉONTINE.

Je désirerais savoir quelles sont les intentions de mon mari.

LE BARON.

J’ai l’intention de divorcer dans le plus bref délai possible.

LÉONTINE.

Bien.

LE BARON.

Me réservant de rouer monsieur de coups...

Il désigne Anatole.

quand l’occasion s’en présentera.

LÉONTINE.

Bien.

LE BARON.

Cela ne vous étonne pas, je suppose, madame ?

LÉONTINE.

Du tout, monsieur, c’est votre droit.

LE BARON.

Je vois avec plaisir que vous ne cherchez pas à nier et que vous n’invoquez aucune excuse.

LÉONTINE.

Aucune.

LE BARON.

C’est parfait.

LÉONTINE, se retournant vers Anatole.

Et vous, monsieur, oserai-je vous demander quelles sont vos intentions ?

ANATOLE.

Je ne sais pas. Que voulez-vous que je vous réponde ? Je suis très embêté.

LÉONTINE.

On vous menace de vous rouer de coups ; mon mari me chasse de chez lui, et c’est tout ce que vous trouvez à répondre ?

ANATOLE.

Je suis professeur d’agriculture. Je suis un homme d’études... Je ne suis pas un viveur. Jamais je ne m’étais préparé à un pareil événement.

LÉONTINE, avec mépris.

Plus un mot, monsieur. Je sais ce que je voulais savoir. Continuez le procès-verbal, Monsieur le commissaire. Quand il sera terminé, je m’en irai et ces messieurs n’entendront plus parler de moi.

LE BARON.

Et où irez-vous, madame ?

LÉONTINE.

N’ayez pas peur, monsieur, je ne ferai pas de scandale.

LE BARON.

Vous portez mon nom jusqu’au prononcé du divorce et je vous prie de me dire où vous irez ?...

LÉONTINE.

Je me retirerai dans ma famille.

LE BARON.

Vous n’avez plus de famille.

LÉONTINE.

Pardon... J’ai un oncle.

Mouvement d’Adolphe.

J’irai lui demander l’hospitalité.

Elle regarde Adolphe à la dérobée.

ADOLPHE, à part, furieux.

Qu’est-ce qu’elle dit ?

LÉONTINE.

Mon oncle est un homme de cœur qui m’a déjà donné de grandes preuves d’affection, et qui, j’en suis sûre, sera enchanté de me recevoir.

Physionomie navrée d’Adolphe.

ADOLPHE, à part.

Chez moi ! encore ! Ah ! non ! Ah ! non ! par exemple.

Haut.

Pardon, madame ?

LÉONTINE.

Monsieur le commissaire !

ADOLPHE.

Pardon, madame, vous dites bien que vous êtes décidée à vous retirer chez votre oncle avant le divorce ?

LÉONTINE.

Et même après.

ADOLPHE.

Et même après !

LE BARON.

Cela n’a pas d’importance pour le procès-verbal.

ADOLPHE.

Mais je vous demande pardon. Cela a une très grande importance.

BÉJOU, se penchant vers Adolphe.

Aucune.

ADOLPHE, continuant sans entendre Béjou.

Une importance capitale. Ça en a même tellement qu’il m’est impossible de signer un procès-verbal d’adultère dans ces conditions-là !...

LE BARON.

Comment !...

BÉJOU, à part.

Il est fou !

LE BARON.

Vous n’allez pas écrire que vous avez trouvé ma femme dans la chambre de monsieur ?

ADOLPHE.

Non.

LE BARON.

Et vêtue d’une façon inconvenante, ce sont vos propres expressions.

ADOLPHE.

Je ne peux pas écrire cela, ne l’ayant pas vu... J’ai trouvé Madame la baronne dans un élégant costume de bicycliste... Ça je l’ai vu... C’est tout ce que je puis écrire, si vous y tenez !

LE BARON.

Mais...

ADOLPHE.

Veuillez ne pas m’interrompre. Écrivez, Béjou, puisque Monsieur le baron semble y tenir : « Nous étant présenté, monsieur, etc., etc. Nous avons trouvé Madame la baronne de la Jambière pudiquement vêtue d’un élégant costume de bicycliste... »

LÉONTINE, riant, à part.

Ah ! ah ! Cet Adolphe !

LE BARON, protestant.

Mais, nom d’un chien !

ADOLPHE, l’arrêtant et continuant de dicter.

« En foi de quoi nous avons signé. »

LE BARON.

Et c’est tout ?

ADOLPHE.

Que désirez-vous de plus ?

BÉJOU, bas à Adolphe.

Je dois vous prévenir qu’à partir de maintenant vous êtes dans l’arbitraire, en plein arbitraire.

LE BARON, qui relit le procès-verbal.

Mais je n’obtiendrai jamais le divorce, si vous ne constatez pas l’adultère mieux que ça.

ADOLPHE.

Vous tenez beaucoup à divorcer ?

LE BARON.

Mais j’y tiens formellement. Madame m’a indignement trompé avec monsieur. J’en ai les preuves sous les yeux, vous aussi. Je veux que cela soit constaté au procès-verbal, je l’exige ; je ne sortirai pas d’ici sans cela, et je vous prie de le faire immédiatement. Vous êtes bien commissaire de police, à la fin ?

ADOLPHE, montrant son écharpe.

Je suppose.

LE BARON.

Eh bien ! puisque vous êtes commissaire de police, faites votre devoir.

ADOLPHE, s’approchant du baron.

Monsieur le baron, je désirerais vous dire un mot en particulier.

LE BARON.

À moi ?

ADOLPHE.

À vous.

LE BARON.

Rédigeons d’abord le procès-verbal, un procès-verbal régulier, ensuite je suis à vous.

ADOLPHE.

Je désire vous dire ce mot avant la signature.

LE BARON.

Eh bien ! soit.

ADOLPHE, bas à Béjou.

Ai-je le droit de rester quelques minutes en tête-à-tête avec le mari ?

LE BARON.

Dès qu’on est dans l’arbitraire, on a tous les droits.

ADOLPHE.

Bien.

À Anatole.

Veuillez vous retirer un instant, monsieur, et vous tenir à la disposition de la justice.

ANATOLE.

Où dois-je me retirer ?

ADOLPHE, désignant une porte à droite.

Là.

Au secrétaire.

Béjou, accompagnez monsieur. Vous me répondez de lui ?

BÉJOU.

Oui, monsieur le commissaire.

À part.

C’est un scandale !

Il sort à droite avec Anatole.

ADOLPHE, à Léontine.

Et vous, madame, rentrez dans cette chambre où vous étiez tout à l’heure. Je vous ferai appeler quand j’aurai besoin de vous.

Sort Léontine à gauche.

 

 

Scène XVII

 

ADOLPHE, LE BARON

 

ADOLPHE.

Monsieur le baron, je vais peut-être me mêler d’une chose qui ne me regarde pas, mais permettez-moi de vous dire, respectueusement, que vous faites une folie.

LE BARON.

En quoi ?

ADOLPHE.

En divorçant.

LE BARON.

Vous voudriez que, surprenant ma femme en flagrant délit d’adultère, je ne divorce pas ? Car, enfin, vous ne niez pas que je viens de surprendre ma femme en flagrant délit d’adultère ? Elle ne le nie pas non plus, d’ailleurs, et son complice pas davantage.

ADOLPHE.

Non, je ne le nie pas, je veux bien ne pas le nier !

LE BARON.

C’est heureux.

ADOLPHE.

Votre femme vous trompe, il n’y a aucun doute, c’est entendu. Elle vous trompe avec un professeur d’agriculture.

LE BARON.

Un simple professeur d’agriculture ! Et j’allais le faire décorer du Mérite agricole !

ADOLPHE.

Eh bien ! monsieur le baron, quoique votre femme vous trompe, je suis convaincu que vous l’aimez encore !

LE BARON.

Moi !...

ADOLPHE.

Il suffit de vous regarder. Je comprends cela, d’ailleurs. Madame la baronne est charmante.

LE BARON.

C’est une petite coquine.

ADOLPHE.

C’est la plus jolie femme du pays, elle porte à ravir le costume de bicycliste. Elle est très élégante. Et quelles jambes ! Reconnaissez-le vous-même, monsieur le baron, vous avez une femme délicieuse.

LE BARON.

Au physique, je ne dis pas.

ADOLPHE.

C’est énorme, et j’irai plus loin ! Je jurerais que cette femme-là vous aime encore, comme vous l’aimez ! Il suffit de la regarder. Ce doit être la première fois que Madame la baronne se conduit mal, j’en suis sûr.

LE BARON.

Nous ne sommes mariés que depuis trois mois.

ADOLPHE.

Ce n’est pas une raison. Madame la baronne n’a pas de mauvais instincts, croyez-en ma vieille expérience, et je vous engage vivement à bien réfléchir avant de divorcer. Ah ! si vous saviez !... Avez-vous déjà divorcé ?

LE BARON.

Non.

ADOLPHE.

Vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un divorce ! Vous ne vous rendez pas compte de tous les tracas, de toutes les complications qui en résultent ! Conférences avec les avoués et avec les avocats, plaidoirie publiques devant tous vos concitoyens alléchés par le scandale, où l’avocat de la partie adverse parlera avec indignation de la grossièreté de vos mœurs, de vos habitudes.

LE BARON.

Permettez... Je défie un avocat de dire quoi que ce soit...

ADOLPHE.

Si vous le défiez, il en dira le double. Il se montrera surpris que votre femme ait attendu si longtemps pour vous tromper, il insinuera que si elle n’avait pas été un ange de vertu elle aurait déserté le domicile conjugal après la première nuit de noces, il inventera sur votre vie privée des histoires croustillantes qui feront la joie de toute la ville, et vous serez peut-être, par-dessus le marché, condamné à faire une forte pension à Madame la baronne.

LE BARON.

Oh !... Ça...

ADOLPHE.

Et puis, admettons !... Que deviendra votre femme quand vous serez divorcé ? On ne se préoccupe jamais de ce que deviennent les femmes après le divorce, on a tort. La baronne a-t-elle de la fortune ?... Non ! De la famille ? Non !... Ah ! un oncle ! A-t-elle seulement un oncle ? Vous n’en êtes pas sûr vous-même ! Donc, une fois libre, comment vivra-t-elle ? Si elle devient une cocotte, est-ce que ça vous amusera beaucoup ? Et si plus tard elle vient vous demander de l’argent, est-ce que vous lui en refuserez ? Non ! non ! non ! parce que vous êtes un bon garçon. Et alors, monsieur le baron, savez-vous ce que vous ferez, avec votre caractère ? Vous la reprendrez ! Vous la reprendrez ! Eh bien ! puisque vous devez nécessairement la reprendre un jour, gardez-la !

LE BARON.

Je ne sais pas du tout quoi faire !...

ADOLPHE.

Si tous les magistrats diraient aux maris trompés ce que je vous dis en ce moment, il y aurait moins de scandales dans les familles.

LE BARON, après un silence.

Les torts de la baronne sont immenses...

ADOLPHE.

Évidemment. Mais n’a-t-elle pas de circonstances atténuantes ?

LE BARON.

Oui. Et c’est ce qui me trouble... D’abord, quand je l’ai épousée, elle venait de divorcer.

ADOLPHE.

J’ignorais...

LE BARON.

Elle avait épousé en premières noces un assez malpropre individu...

ADOLPHE.

Heu !

LE BARON.

Qui buvait et qui la battait après boire...

ADOLPHE.

Ah ! c’est elle qui vous a dit ?

LE BARON.

Non, elle ne me l’a pas dit, elle me l’a laissé entendre. C’est certainement ce gredin-là qui est la cause de tout.

ADOLPHE.

Pardonnez donc, monsieur le baron.

LE BARON.

Je ne sais pas du tout quoi faire...

La porte de gauche s’ouvre. Entre Léontine.

 

 

Scène XVIII

 

ADOLPHE, LE BARON, LÉONTINE

 

LÉONTINE, allant à son mari.

Voulez-vous me faire l’amitié de m’écouter un instant, monsieur ?

LE BARON.

Comme il vous plaira, madame.

ADOLPHE.

C’est cela, voilà une bonne idée !

À Léontine.

Soyez éloquente, madame.

Bas.

Petite malheureuse !

Au baron.

Je vais revenir.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

LE BARON, LÉONTINE

 

LE BARON.

Je vous écoute, madame.

LÉONTINE, le prenant brusquement par la main.

Regarde-moi... Je t’aime...

LE BARON, ricanant.

Ah !

LÉONTINE, avec énergie.

Je t’aime !

LE BARON.

Vous osez, après m’avoir odieusement trompé ?...

LÉONTINE.

Je t’ai trompé parce que je ne t’aimais pas !... La première fois que je t’ai vu. tu avais été stupide, ridicule, sans prestige !

LE BARON.

Madame...

LÉONTINE.

Lui, au contraire, Anatole, s’était montré spirituel, gracieux... C’est lui que j’avais aimé tout de suite.

LE BARON.

Il fallait l’épouser.

LÉONTINE.

Il ne demandait pas ma main. Mais, ne revenons pas là-dessus. Je t’ai trompé arec Anatole parée que je l’aimais et que je ne t’aimais pas. Aujourd’hui, il me répugne, et c’est toi que j’aime...

LE BARON.

Il ne vous répugnait pas tout à l’heure...

LÉONTINE.

Tais-toi, n’essaie pas de comprendre. Je t’aime ! Tu as de l’énergie, du caractère et, quand tu voulais le rouer de coups tout à l’heure, tu as même été très beau ! Pardonne-moi !

LE BARON.

Êtes-vous sincère, Léontine ?

LÉONTINE.

Tu le verras bien.

LE BARON.

Vous m’avez fait beaucoup de peine.

LÉONTINE.

Tu n’en auras que plus de plaisir. Et puis, c’est bien simple, je ne veux pas te quitter. Tu es mon coco.

Elle le force à s’asseoir sur la chaise où elle était tout à l’heure avec Anatole et elle se met sur ses genoux. Elle l’embrasse.

 

 

Scène XX

 

LE BARON, LÉONTINE, ADOLPHE

 

ADOLPHE, revenant.

Ah ! ah !... Très bien !... Mes compliments.

LE BARON, lui serrant la main.

Je crois que vous avez raison.

ADOLPHE.

Parbleu !... Et j’espère que, dorénavant, Madame la baronne...

LÉONTINE.

Oh !

LE BARON.

Vous le jurez Léontine ?

LÉONTINE, qui, est en ce moment entre les deux hommes, se retournant.

Oui, mon chéri.

ADOLPHE.

Que tout soit oublié !

LÉONTINE, se retourna vers Adolphe et machinalement.

Oui, mon coco... Oh ! pardon, monsieur le commissaire.

ADOLPHE.

Ce n’est rien. Et maintenant, je vous demande la permission de me retirer.

LE BARON.

Comment ! vous retirer ?...

ADOLPHE.

Mais dame...

LE BARON.

Vous supposez qu’après le service que vous m’avez rendu, je vais vous laisser partir ainsi !

ADOLPHE.

Mais...

LE BARON, l’interrompant.

Jamais de la vie, par exemple ! Voulez-vous être mon ami ?

ADOLPHE, avec un haut-le-corps.

Moi ?

LE BARON, lui prenant la main.

Je suis un homme de premier mouvement. Vous serez notre ami, n’est-ce pas, Léontine ?

LÉONTINE.

Certes, oui... Certes, oui...

LE BARON.

Et je vous garantis que vous n’aurez pas affaire à un ingrat ! Vous êtes un nouveau venu à Châtellerault, vous ne devez connaître personne. Je me mets entièrement à votre disposition, et pour commencer je vous emmène dîner ce soir à la Jambière.

ADOLPHE.

Oh !... C’est impossible !... Je vous assure... C’est impossible !...

LE BARON.

Je n’admets pas de refus.

LÉONTINE.

Nous n’admettons pas de refus.

LE BARON.

Offrez votre bras à la baronne.

ADOLPHE.

Elle est forte, celle-là !

LÉONTINE, s’approchant et prenant son bras.

Monsieur le commissaire...

ADOLPHE, à part.

Ah çà ! Mais je ne m’en débarrasserai donc jamais !

 

 

ACTE III

 

À la Jambière.

Une véranda donnant dans le parc. Grande baie au fond. Porte à gauche donnant dans les appartements du château. Les invités arrivent par la véranda. Meubles de jardin très élégants.

 

 

Scène première

 

LÉONTINE assise, MIETTE, BOUCAT, debout, costumes de paysans du Poitou

 

LÉONTINE.

Enfin, tout ça n’arriverait pas si vous faisiez ce que je vous dis. Vous, Boucat, vous êtes un bon jardinier, et vous, Miette, vous êtes une excellente fille de ferme, mais vous avez un grand défaut, tous les deux...

Boucat et Miette baissent la tête.

Vous êtes routiniers.

Boucat et Miette relèvent la tête.

BOUCAT.

Madame la baronne dit comme ça que nous sommes ?...

LÉONTINE.

Routiniers.

BOUCAT, sans comprendre.

On ne le fera plus, madame la baronne.

LÉONTINE.

Savez-vous ce que ça veut dire : Routiniers ?

BOUCAT.

Non, madame la baronne.

LÉONTINE.

Et vous, Miette ?

MIETTE.

Moi non plus.

LÉONTINE.

Ça veut dire que vous cultivez la terre et que vous élevez la basse-cour comme on le faisait autrefois, sans tenir compte des progrès. Voici des livres que j’ai fait venir de Paris exprès pour vous, vous les lirez attentivement.

MIETTE.

Oui madame la baronne.

LÉONTINE.

Tenez, vous, par exemple. Miette, vous croyez encore qu’il ne faut pas donner à boire aux lapins.

MIETTE.

Non, madame la baronne, il ne faut point leur donner à boire.

LÉONTINE.

Et pourquoi ?

MIETTE.

Parce qu’ils n’ont point soif.

LÉONTINE.

Eh bien ! c’est ce qui vous trompe. Les lapins ont soif comme tous les autres animaux.

MIETTE.

Oh !... ce n’est pas possible !

LÉONTINE.

Prenez le livre et vous verrez.

MIETTE.

Pour ce qui est des lapins de Paris, je ne dis pas... mais à la campagne les lapins ne boivent jamais.

LÉONTINE.

Je vous répète que c’est un préjugé.

MIETTE.

On se gausserait de moi dans le pays, si je donnais à boire à des lapins, n’est-ce pas, Boucat ?

BOUCAT.

C’est sûr.

Ils se mettent à rire tous les deux.

LÉONTINE.

Dorénavant, vous ferez ce que je vous dis. Vous êtes des imbéciles.

BOUCAT et MIETTE.

Oui, madame la baronne.

LÉONTINE.

Maintenant, allez-vous-en.

Boucat et Miette ne bougent pas.

Allez-vous-en, mes enfants, et ne soyez plus aussi routiniers.

BOUCAT, sans bouger.

Hum !

LÉONTINE.

Quoi ?

BOUCAT.

Hum ! hum !...

LÉONTINE.

Qu’est-ce qui vous prend ?

BOUCAT, balbutiant.

Madame la baronne.

LÉONTINE.

Eh bien ?

BOUCAT.

On voudrait, Miette et moi, dire deux mots à madame la baronne.

MIETTE, baissant la tête.

Deux mots.

LÉONTINE.

Parlez, je vous écoute.

BOUCAT.

Parle, toi, Miette.

MIETTE.

Non, parle, toi.

LÉONTINE, impatientée.

Parlez tous deux.

BOUCAT.

Voilà, madame la baronne. On vient, Miette et moi, demander à madame la baronne la permission de se marier.

LÉONTINE.

Ah ! ah !

MIETTE.

De se marier ensemble, oui.

LÉONTINE, maternellement.

Le mariage est une chose très grave, mes enfants. Il me semble que vous êtes bien jeunes. Quel âge avez-vous, Miette ?

MIETTE.

Dix-sept ans.

LÉONTINE.

Et vous, Boucat ?

BOUCAT.

Vingt-trois.

LÉONTINE.

Vous vous aimez ?

BOUCAT.

Oui, madame la baronne.

LÉONTINE.

Nous verrons, dans ce cas. J’en parlerai à mon mari. Et quand désirez-vous vous marier ?

BOUCAT, avec élan.

Tout de suite.

LÉONTINE.

Diable, tout de suite !

MIETTE, baissant la tête.

Ça vaudrait mieux.

LÉONTINE.

Pourquoi ?

MIETTE, pleurant.

Ça vaudrait mieux, madame la baronne.

LÉONTINE, la regardant.

Ah ! ah ! Vraiment, alors, Miette, vous avez ?...

BOUCAT.

Oui, madame la baronne. On a été routiniers, Miette et moi.

LÉONTINE.

Allons, c’est bon, ne pleurez plus, Miette. Vous avez été très coupables tous les deux, mais j’espère que vous vous conduirez mieux à partir d’aujourd’hui. Vous me le promettez ?

BOUCAT et MIETTE.

Oui, madame la baronne.

LÉONTINE.

Alors, je me charge de tout et je serai la marraine du petit.

MIETTE, voyant apparaître Adolphe.

Ah ! madame...

LÉONTINE, à Adolphe.

Bonjour, monsieur le commissaire. Mon mari est encore à la chasse, nous allons l’attendre ici.

À Boucat et à Miette.

Revenez tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Elle les congédie.

BOUCAT, sortant, à Miette.

Sais-tu une chose, Miette ? Madame la baronne est une bonne femme.

MIETTE.

C’est-y vrai, ce qu’on raconte, que c’est une cocotte de Paris que Monsieur le baron a épousée ?

BOUCAT.

Ça prouverait alors que les cocottes de Paris sont de bonnes femmes. Viens, Miette.

 

 

Scène II

 

ADOLPHE, LÉONTINE

 

LÉONTINE, s’assurant que personne ne les écoute, et vivement.

Nous ne nous sommes pas trouvés seuls depuis l’autre jour et je n’ai pas pu vous remercier de la façon délicate dont vous vous êtes conduit.

ADOLPHE.

Je n’ai fait que mon devoir.

LÉONTINE.

Non, non, non, vous avez été très gentil.

Elle lui serre encore la main.

À présent que je réfléchis, je m’aperçois que j’en ai eu de la chance de tomber sur de bons garçons comme Édouard et comme vous. Si j’étais tombée sur des hommes ordinaires, Dieu sait ce qui me serait arrivé ! Tandis qu’aujourd’hui j’aime mon mari et, de ma vie, je ne le tromperai plus.

ADOLPHE.

À la bonne heure.

LÉONTINE.

Car il y a des hommes qu’on méprise quand on les trompe, et, d’autres, au contraire, qu’on estime davantage. Édouard est de ceux-là.

ADOLPHE.

Oui, il gagne à être trompé. En somme, vous voilà heureuse ?

LÉONTINE.

Très heureuse.

ADOLPHE.

J’en suis ravi. Et maintenant, écoutez, Léontine. La fatalité nous a fait nous rencontrer de nouveau au moment où je m’y attendais le moins. Il faut prendre une décision énergique.

LÉONTINE.

Comment ?

ADOLPHE.

Notre situation est trop dangereuse, elle ne peut pas se prolonger.

LÉONTINE.

Pourquoi dangereuse ?

ADOLPHE.

Mais parce que votre mari s’est pris d’amitié pour moi ! Depuis huit jours que je le connais, il ne vient pas une fois à Châtellerault sans passer me serrer la main ! des parties de billard, des invitations à déjeuner qu’il m’est impossible de refuser !...

LÉONTINE.

Eh bien ! Quel mal y a-t-il à tout cela ? Est-ce que Édouard vous déplaît ?

ADOLPHE.

Au contraire, il est charmant.

LÉONTINE.

Alors !

ADOLPHE.

Mais, malheureuse, s’il apprenait jamais que je suis votre premier mari, je me trouverai- vis-à-vis de lui dans une position des plus fausses.

LÉONTINE.

Comment veux-tu qu’il l’apprenne ?  Il n’y a que Plantin qui le sache et il ne connaît pas mon mari.

ADOLPHE.

En êtes-vous sûre ?

LÉONTINE.

Édouard ne m’en a jamais parlé, et puis il est loin, ce bon Plantin. Au fait qu’est-ce qu’il devient ?

ADOLPHE.

Je ne l’ai pas revu depuis quelque temps, il faudra même que je le mette au couvant ; je vais lui envoyer un mot.

LÉONTINE.

Tu feras bien, ce sera, plus prudent.

ADOLPHE.

Et puis je vous en supplie, perdez l’habitude de me tutoyer.

LÉONTINE.

Oui, mon coco.

ADOLPHE, avec un geste de découragement.

Le baron n’a jamais fait de remarque au sujet de mon nom ?

LÉONTINE.

Jamais ! Et puis votre nom pas tellement exceptionnel... Dubois !

ADOLPHE.

Évidemment. Enfin, n’empêche que l’autre jour, il m’a demandé mon prénom.

LÉONTINE.

Ah ! ah !

ADOLPHE.

Et, naturellement, je n’ai pas osé lui dire que je m’appelle Adolphe. Je lui que je m’appelais Vincent.

LÉONTINE.

Tu fais bien de me prévenir.

ADOLPHE.

Voyez comme tout cela est ce qu’il y aurait de plus sage, ce serait de demander mon changement.

LÉONTINE.

Tu veux quitter Châtellerault ?

ADOLPHE.

Dame !

LÉONTINE.

Mais je ne le veux pas. Je ne veux pas que tu quittes, à cause de moi, un endroit où tu te plais. J’ai eu assez de torts envers toi dans ma vie, pour ne pas me créer encore celui-là.

ADOLPHE.

C’est que je ne vois pas autre chose.

LÉONTINE.

Tu ne peux pas t’imaginer le plaisir que j’ai eu à te revoir, car j’ai beaucoup d’affection pour toi, ma parole. Je t’aime un peu comme si tu étais mon frère.

ADOLPHE.

Moi aussi, je t’aime beaucoup. Mais enfin...

LÉONTINE.

Non, non... tu m’as rendu un tas de services que tu n’étais pas obligé de me rendre. Tu m’as prêté de l’argent.

ADOLPHE.

Ne parlons pas de ça.

LÉONTINE.

Pardon. Aujourd’hui, je suis riche... Je veux m’acquitter...

ADOLPHE, protestant.

Mais pas du tout !

LÉONTINE.

Permets, c’est mon affaire. En outre, le baron est très influent dans le pays : je m’occuperai de toi, de ton avenir...

ADOLPHE.

Je t’en supplie, Léontine, ne te mêle pas de ces choses-là ! Et puis, sapristi, il ne faut pas nous tutoyer comme ça ! Supposez qu’on nous entende nous tutoyer, on trouverait ça extraordinaire.

LÉONTINE.

Oui, peut-être.

ADOLPHE.

Vous voyez... pour toutes sortes de raisons, il serait de la dernière imprudence que je reste à Châtellerault.

LÉONTINE.

Cela me fera beaucoup de peine quand vous partirez, Adolphe.

ADOLPHE, se tournant.

Le baron.

Entre le baron. Costume de chasse, fusil en bandoulière, carnier.

 

 

Scène III

 

ADOLPHE, LÉONTINE, LE BARON

 

LE BARON, serrant la main d’Adolphe.

Bonjour, cher ami... Vous êtes arrivé depuis longtemps ?

ADOLPHE.

Depuis quelques minutes. Je causais avec la baronne.

LE BARON, embrassant Léontine.

Bonjour, ma chérie. Qu’est-ce que tu as fait ce matin ?

LÉONTINE.

Des tas de choses. D’abord, j’ai fait venir Miette et je l’ai attrapée...

LE BARON.

Ah !

LÉONTINE.

Figure-toi que cette petite dinde m’a laissé mourir Émile cette nuit.

ADOLPHE, cherchant.

Émile ?

LÉONTINE.

Oui, le veau, le petit veau que j’appelais Émile.

LE BARON.

Il est mort ?

ADOLPHE.

C’est dommage !

LÉONTINE.

Ça m’a fait beaucoup de chagrin, je t’assure. Je commence à m’attacher à tout ce petit monde-là. D’abord, moi, une ferme avec des bêtes et un bon mari que j’aimerais bien, ça a toujours été mon rêve.

LE BARON.

Alors, Léontine, vous m’aimez bien, maintenant ?

LÉONTINE, riant.

Oui et je ne me souviens plus du tout de ce que j’ai fait avant de t’aimer.

ADOLPHE.

Voilà mon œuvre !

LE BARON.

C’est vrai ! Et quand je pense que les trois quarts des gens mariés pourraient être aussi heureux que moi ! C’est effrayant ce qu’on a d’idées fausses sur le mariage. Mais rien n’est plus facile que d’être heureux en ménage et c’est grâce à vous que je m’en suis aperçu. Il suffit de n’avoir pas un trop mauvais caractère, et de ne pas demander aux femmes... l’impossible.

ADOLPHE.

Voilà !

LE BARON.

Tenez ! mon ami, vous aussi vous devriez vous marier.

ADOLPHE.

Moi !

LÉONTINE.

Oui ! oui ! il faut le marier.

LE BARON.

Absolument.

ADOLPHE.

Vous n’y pensez pas ; mon cher baron.

LE BARON.

Mais si ! mais si !

ADOLPHE.

Vous en parlez à votre aise. Je n’ai ni votre fortune, ni votre situation.

LE BARON.

Cela n’est rien. Je vous trouverai une femme, je m’en charge.

LÉONTINE.

C’est ça. Nous vous trouverons une femme.

 

 

Scène IV

 

ADOLPHE, LÉONTINE, LE BARON, HORTENSE

 

LE BARON, apercevant Hortense.

Ma chère cousine, permets-moi de te présenter...

HORTENSE, apercevant Adolphe.

Monsieur Dubois !...

Elle va vivement à lui et lui serre la main.

ADOLPHE.

Madame...

À part.

Comment ! c’est sa cousine.

LE BARON.

Vous vous connaissez donc ?

HORTENSE.

Si je connais Monsieur Dubois !... Mais monsieur m’a sauvé la vie... Je te l’ai raconté...

LE BARON.

Comment, c’est lui ?... le cheval emporté...

HORTENSE.

Monsieur Dubois s’est jeté à sa tête, avec un courage, une présence d’esprit... Et je suis heureuse de lui exprimer encore toute ma reconnaissance.

Elle lui serre encore la main.

LE BARON.

Et il ne s’en vantait pas, le cher ami.

ADOLPHE.

Je n’ai fait que ce que tout autre eût fait à ma place.

LE BARON.

Mais venez donc que je vous remercie à mon tour.

Il lui serre la main.

ADOLPHE.

De rien...

HORTENSE.

Comment de rien ! Mais il m’aurait été très désagréable d’être écrasée, je vous assure.

LÉONTINE.

Et moi aussi, je vous remercie... C’est bien ce que vous avez fait là... C’est très bien.

Ils lui serrent tous la main.

ADOLPHE.

Madame...

LE BARON, lui frappant sur l’épaule.

J’avais déjà une grande sympathie pour vous, mon cher Vincent... Ce sera désormais entre nous de l’amitié, une véritable amitié... Vous êtes de la famille.

ADOLPHE, gêné.

Mon cher baron.

LE BARON, avec autorité.

Vous êtes de la famille ! N’est-ce pas, Léontine ?

LÉONTINE.

Certainement.

ADOLPHE, à part.

Allons bon ! voilà que je suis de la famille, maintenant !

HORTENSE.

Vous plaisez-vous à Châtellerault, cher monsieur Dubois ?

ADOLPHE.

Oui, les habitants sont charmants... Et les habitantes en particulier.

Ils continuent à causer en remontant.

LE BARON, à Léontine, à part.

Devine l’idée qui vient de me passer par la tête ?

LÉONTINE.

Voyons ?...

LE BARON.

Si on mariait Hortense et Vincent.

LÉONTINE, battant des mains.

Oh ! que ce serait amusant !

LE BARON.

Comment ! Amusant ?

LÉONTINE.

 Je veux dire que ce serait parfait.

LE BARON.

Emmène-le... laisse-moi un instant avec Hortense.

LÉONTINE.

Oui... Oui... Je serais très contente...

À Adolphe qui cause avec Hortense.

Monsieur, donnez-moi votre bras... il va vous falloir visiter toute ma petite installation.

Sortent à gauche, Léontine et Adolphe.

 

 

Scène V

 

LE BARON, HORTENSE

 

LE BARON.

Quel gentil garçon, ce Vincent ? N’est-ce pas ?

HORTENSE.

Il est fort aimable. Où l’as-tu connu ?

LE BARON, fronçant les sourcils.

Par hasard, tout à fait par hasard. Et il m’a été tout de suite très sympathique.

HORTENSE.

Il paraît avoir un caractère excellent, si j’en juge par le petit bout de conversation que nous avons eue ensemble.

LE BARON.

Quand cela ?

HORTENSE.

Quand je suis allée chez lui le remercier ; c’est, d’ailleurs, un homme très bien élevé.

LE BARON.

Parfaitement élevé, et même instruit... Dis-moi, Hortense ?

HORTENSE.

Quoi, mon ami ?

LE BARON.

J’ai eu une idée, je ne veux pas te la cacher.

HORTENSE.

Quelle est cette idée ?

LE BARON.

Tu es jeune, tu es jolie, tu es veuve, tu es libre... Eh bien ?

HORTENSE.

Quoi ?

LE BARON.

Tu ne devines pas ?

HORTENSE.

Non.

LE BARON.

Dubois... Hein ?

HORTENSE.

Monsieur Dubois ?...

Elle se met à rire.

LE BARON.

Qu’est-ce que tu as ? Je ne vois pas ce que mon idée a de si ridicule.

HORTENSE.

Ce n’est pas cela, mais je ne puis m’empêcher de rire en pensant à la tête que ferait la marquise, ma bonne tante, si elle t’entendait parler de ce projet. Quand vous vous remarierez, me dit-elle, ce sera certainement avec quelque employé des contributions ou quelque magistrat. L’autre jour, elle m’a prédit que je finirais par épouser un cantonnier.

LE BARON.

Oh ! cette bonne tante. Entre nous et sincèrement ce mariage ne te déplairait pas ?

HORTENSE.

Non... Je t’avoue même que cette idée... ne me choque pas du tout.

LE BARON.

Tu serais très heureuse avec lui, j’en ai le pressentiment !

HORTENSE.

C’est possible ! Je verrai... Je réfléchirai...

LE BARON.

Quant à moi, il m’irait très fort comme cousin, ce cher Vincent.

HORTENSE.

Mais tu vas ! mais tu vas ! Mais il ne tient peut-être pas à se marier ?

LE BARON.

M’autorises-tu à m’en assurer ?

HORTENSE.

Pourquoi pas ?

LE BARON, l’embrassant.

Tu ne peux pas te figurer le plaisir que tu me fais... Le voici.

HORTENSE.

Je me sauve !

 

 

Scène VI

 

ADOLPHE, LE BARON, puis BOUCAT

 

LE BARON.

Mon cher Vincent, je vous ai dit tout à l’heure que je vous chercherais une femme. Eh bien, je l’ai cherchée !

ADOLPHE.

Ah !

LE BARON.

Et je l’ai trouvée.

ADOLPHE.

Ah !

LE BARON.

Une femme jeune, veuve, jolie, bon caractère, excellente famille et... soixante mille francs de rente.

ADOLPHE.

Vous plaisantez.

LE BARON.

Ma cousine, enfin.

ADOLPHE.

Madame Silvain !...

LE BARON.

Parfaitement... Je vous offre sa main et ce que vous avez de mieux à faire, c’est de l’accepter.

ADOLPHE.

Je suis ahuri... Absolument ahuri. S’il y a une chose à laquelle je ne m’attendais pas ?

LE BARON, lui frappant sur l’épaule.

Ce cher Vincent !... Vous lui plaisez beaucoup.

ADOLPHE.

C’est impossible... Je ne peux pas croire...

LE BARON.

Mais si... Vous lui avez sauvé la vie. Avec les femmes, il n’en faut souvent pas davantage.

ADOLPHE, lui prenant la main.

Écoutez, mon cher baron, je suis ému... Je suis même trop ému pour vous répondre...

LE BARON.

Hortense ne vous plaît pas ?

ADOLPHE.

Oh !

LE BARON.

Auriez-vous par hasard une de ces liaisons ?...

ADOLPHE.

Jamais !

LE BARON.

Vous n’êtes pas marié non plus ?

ADOLPHE.

Quelle horreur !

LE BARON.

Alors, pas la peine de réfléchir.

ADOLPHE, à part.

C’est trop compliqué... Jamais je ne me tirerai de là tout seul.

Haut.

Avez-vous déjà parlé de ce projet à Madame la baronne ?

LE BARON.

Oui. Elle est enchantée.

ADOLPHE, à part.

Elle en est bien capable.

LE BARON.

Et, de mon côté, je suis ravi. Nous étions faits pour nous rencontrer.

ADOLPHE.

Je commence à le croire...

Entre Boucat avec une carte.

BOUCAT.

Une visite pour monsieur le baron.

LE BARON, regardant la carte.

Tiens ! Plantin... Notre député.

ADOLPHE, stupéfait.

Plantin ! Vous connaissez Plantin ?

LE BARON.

Je crois bien ! c’est un ami !

ADOLPHE, à part.

Et lui qui ne sait rien !

Sort Boucat.

LE BARON, va du côté où doit entrer Plantin. À la cantonade.

Arrivez, mon cher Plantin.

 

 

Scène VII

 

ADOLPHE, LE BARON, PLANTIN

 

PLANTIN, serrant la main du baron.

Cette santé, baron ? Superbe, il me semble...

Apercevant Adolphe.

Ah ! par exemple, c’est toi.

ADOLPHE.

Mon Dieu... oui... Mon Dieu, oui.

PLANTIN.

Si je m’attendais.

LE BARON.

Comment, vous vous connaissez donc ?

PLANTIN.

Si je le connais ! En arrivant ce matin à Châtellerault, j’ai passé chez toi, tu n’y étais pas.

ADOLPHE.

Naturellement.

PLANTIN, au baron.

Voilà plusieurs mois que je veux vous faire une visite, mon cher baron. Mais j’ai été retenu à Paris. Nous avons eu à la Chambre une session très mouvementée. Impossible de m’échapper.

LE BARON.

J’ai suivi de loin vos succès, mon cher Plantin.

PLANTIN, se tournant vers le baron.

Trop aimable.

LE BARON.

Vous déjeunez avec nous ?

PLANTIN.

De grand cœur.

ADOLPHE, à part.

Oh ! là là !

PLANTIN.

Sans compter que je vais avoir l’honneur, j’espère, d’être présenté à Madame la baronne.

ADOLPHE, à part.

Allons bon !

PLANTIN.

On la dit exquise...

LE BARON.

Je ne vous ai pas avisé de notre mariage, mon cher Plantin. Il a eu lieu dans la plus stricte intimité.

PLANTIN.

J’ai su cela.

LE BARON, allant à la cantonade.

Boucat, priez madame de vouloir bien venir jusqu’ici.

ADOLPHE, à Plantin, à part.

Au nom du ciel, ne manifeste aucun étonnement.

PLANTIN, à part.

Pourquoi veux-tu que je sois étonné ?

ADOLPHE.

Ne ris pas, et quand tu me parleras, ne m’appelle pas Adolphe, appelle-moi Vincent.

PLANTIN.

Hein ?

ADOLPHE.

Vincent ! oui, Vincent... Appelle-moi Vincent ! et ne sois étonné de rien, je t’en supplie.

PLANTIN.

Que le diable !...

ADOLPHE.

Tais-toi !

Entre Léontine.

 

 

Scène VIII

 

ADOLPHE, LE BARON, PLANTIN, LÉONTINE

 

Plantin, apercevant Léontine, fait un mouvement immédiatement réprimé par un regard d’Adolphe.

LE BARON.

Ma chère amie, je te présente notre député Plantin.

PLANTIN, stupéfait.

Ah !

LÉONTINE, tendant la main à Plantin, après avoir réprimé un mouvement de surprise.

Je suis heureuse, monsieur, de faire votre connaissance.

PLANTIN.

Madame...

LÉONTINE.

Vous nous restez à déjeuner ?

LE BARON.

Parbleu !

LÉONTINE, à Plantin.

Vous arrivez de Paris, monsieur Plantin ?

PLANTIN.

Directement, madame.

Au baron.

J’oubliais de vous demander des nouvelles de votre famille, mon cher baron ?

LE BARON.

Mais tout le monde va à merveille, je vous remercie.

PLANTIN.

Madame Silvain ?

LE BARON.

Vous allez déjeuner avec elle.

PLANTIN.

Madame la marquise ?

LE BARON.

La santé est excellente.

LÉONTINE, au baron, montrant Adolphe et Plantin.

Est-ce que ces messieurs se connaissent, mon ami ?

PLANTIN.

Si je connais Vincent ?

ADOLPHE.

Ça, oui !

À Plantin qui passe près de lui.

Pas de gaffe, au nom du ciel.

PLANTIN, bas à Adolphe.

Sois tranquille.

Haut.

Et quoi de neuf à Châtellerault ?

LE BARON.

Rien de particulier.

PLANTIN.

Voyez-vous quelquefois notre distingué professeur d’agriculture, Anatole Grimard ?

LE BARON, faisant un mouvement.

Grimard ?...

ADOLPHE, à part.

Ah ! il ne manquait plus que ça !

Il essaie de faire des signes à Plantin.

PLANTIN.

C’est un garçon du plus beau mérite, n’est-ce pas ?

LE BARON, très rouge.

On le... On le dit.

PLANTIN.

Nous allons le faire décorer du Mérite agricole.

ADOLPHE, continuant à faire des gestes.

Cet être-là ne comprend rien.

PLANTIN.

Un homme de cette valeur devrait Paris. Nous le ferons nommer bientôt, j’espère.

ADOLPHE, passant près de Plantin.

Tais-toi ! Ne parle plus, ne dis plus un mot !

PLANTIN.

Ah !

Pendant cette réplique, Léontine s’est tranquillement assise et écoute indifféremment. Un moment de silence. Tout le monde est gêné.

LÉONTINE, à Plantin.

Donnez-nous quelques détails sur la dernière séance de la Chambre.

PLANTIN, sous le regard d’Adolphe.

...Détails ?

LÉONTINE.

Oui, a-t-elle été intéressante ?

PLANTIN.

Hum !

LÉONTINE.

Avez-vous pris la parole ?

PLANTIN.

Oui.

À part.

Je n’ose plus ouvrir la bouche.

LÉONTINE.

Alors, vous avez fait un discours ?

Plantin baisse affirmativement la tête.

Qu’est-ce que vous avez dit ?

PLANTIN.

Rien.

LÉONTINE.

Vous êtes trop modeste.

À part, au baron qui s’est approché d’elle.

Voyons, mon ami, ne faites pas une figure pareille.

LE BARON, même jeu.

C’est le souvenir...

LÉONTINE, même jeu.

Oubliez-vous déjà vos promesses ?

LE BARON, même jeu.

Je vous demande pardon. Un moment de mauvaise humeur. C’est passé.

LÉONTINE.

Messieurs, comme nous allons déjeuner bientôt, je vous demande la permission de m’occuper de vous !

Elle sort.

LE BARON.

Je vous laisse aussi, le temps de changer de vêtement et je suis à vous.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

ADOLPHE, PLANTIN

 

Adolphe et Plantin se regardent une seconde en silence.

PLANTIN.

Ah ! ça ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

ADOLPHE.

Oui, mon ami, oui. Léontine est devenue baronne, la baronne de la Jambière !

PLANTIN.

Comment ça s’est-il fait ?

ADOLPHE.

Je n’en sais rien. J’étais bien tranquille à Châtellerault. Je me croyais débarrassé de Léontine pour toujours. Je recommençais même à ne plus y penser, quand je l’ai rencontrée tout à coup au moment où je m’y attendais le moins.

PLANTIN.

À quel moment ?

ADOLPHE.

Je te raconterai ça plus tard. À ce propos, ne prononce plus jamais ici le nom de ce professeur d’agriculture !

PLANTIN.

De Grimard ? Pourquoi ?

ADOLPHE.

Je te raconterai plus tard... Ne parle même plus jamais d’agriculture, ça vaudra mieux.

PLANTIN.

Bon !

ADOLPHE.

Tu vois ma situation, n’est-ce pas, sans compter que le baron, ignorant que je suis le premier mari de Léontine, vient de m’offrir tout à l’heure la main de sa cousine, Madame Silvain !...

PLANTIN.

Qu’est-ce que tu me dis ?

ADOLPHE.

Et que Léontine pousse ce mariage de toutes ses forces.

PLANTIN.

Et le baron ne sait pas ?...

ADOLPHE.

Non, mon ami, il ne sait pas ! Il m’est impossible de le lui dire.

PLANTIN.

Pourquoi ?

ADOLPHE.

Ne t’en occupe pas. Mais tu comprends, mon vieux Plantin, j’en ai assez, cette fois-ci, j’en ai assez. Je veux m’en aller loin, très loin. Tu m’as trouvé une place à Châtellerault, tu m’en trouveras bien une autre ailleurs, dans le Nord ou dans le Midi. Mais je veux fuir Léontine, tu entends, je veux fuir cette satanée petite femme !... Ah ! elle pourra se vanter, celle-là !...

PLANTIN.

Mon bon ami, je vais te dire mon opinion sincère. Je ne demande pas mieux que de t’envoyer aussi loin que je pourrai, mais ne te fais pas d’illusions. Partout où tu iras maintenant, que ce soit dans le Midi ou dans le Nord, tu rencontreras Léontine ! Je te défie de ne pas rencontrer Léontine ! Il faut en prendre ton parti.

ADOLPHE.

Tu plaisantes ?

PLANTIN.

Non, je ne plaisante pas. Tu veux fuir Léontine ? Mais, mon pauvre ami, il est trop tard ! Il n’y a plus moyen ! Quand vous étiez mariés, tu pouvais encore espérer que tu te débarrasserais d’elle un jour ; il te restait la ressource du divorce. Aujourd’hui, tu ne l’as même plus. Mais remarque donc, malheureux, que tu ne t’es jamais autant occupé d’elle que depuis que vous êtes divorcés ! Qu’elle n’a jamais joué un si grand rôle dans ta vie ! Qu’elle n’a jamais eu autant d’amitié pour toi... Ah ! on parle des liens du mariage ! Mais les liens du divorce sont encore plus indissolubles !...

ADOLPHE.

Que faire ? Alors, que faire ?...

PLANTIN.

Rester et épouser Madame Silvain. C’est un parti magnifique et une femme charmante...

ADOLPHE.

Mais le baron ?...

PLANTIN.

Oui... Oui... Tu es dans une position assez délicate vis-à-vis de lui, j’en conviens... Mais ne t’inquiète, pas de ça. Léontine arrangera tout, je m’en rapporte à elle. Elle t’a créé mille ennuis, elle a commencé par te rendre la vie insupportable : elle finira par faire ton bonheur, celui de son mari et de toutes les personnes qui l’entourent. Et elle va se mettre, j’en suis sûr, à faire des choses exquises avec la même insouciance qu’elle faisait autrefois des folies. Car il y a des femmes qui sont vertueuses naturellement, et d’autres qui ne le deviennent qu’après avoir commis toutes les fautes. C’est le cas de Léontine. Décidément, tu es un grand veinard, et, d’ailleurs, tu le mérites !

Il lui tape sur l’épaule.

Au fait, j’ai oublié de te demander si tu aimais Madame Silvain ?

ADOLPHE.

Pas encore, mais je sens que je vais l’aimer.

PLANTIN.

Tout va bien...

Regardant à droite.

Tiens, la marquise.

ADOLPHE.

Viens.

Rentre la marquise.

 

 

Scène X

 

ADOLPHE, PLANTIN, LA MARQUISE

 

PLANTIN.

Madame la marquise, je suis votre serviteur.

LA MARQUISE.

Mes compliments, monsieur le député.

ADOLPHE.

Et moi qui avais quitté Paris pour me débarrasser de Léontine !

Il sort avec Plantin. Le baron entre presque en même temps par la gauche.

 

 

Scène XI

 

LE BARON, LA MARQUISE

 

LE BARON, apercevant la marquise.

Qu’est-ce que je vais lui dire ?...

Il va à la rencontre de la marquise.

Ma chère tante.

LA MARQUISE.

Bonjour, mon neveu.

LE BARON.

Voilà une bonne surprise.

Il lui baise la main.

LA MARQUISE.

Je n’ai que quelques mots à vous dire, mon cher enfant. D’abord, et avant tout, où en êtes-vous de votre divorce ?

LE BARON.

Il suit son cours.

LA MARQUISE, lui prenant la main.

Enfin vous voilà donc rentré dans la bonne voie, mon enfant ! Que ne puis-je en dire autant de ma nièce !...

LE BARON, étonné.

De ma cousine Hortense ?

LA MARQUISE.

Cette petite me donne les plus graves inquiétudes. Je crains qu’avec son imagination romanesque, elle ne se soit sottement amourachée de ce monsieur qui lui aurait, soi-disant, sauvé la vie.

LE BARON.

Je connais l’histoire. C’est un beau trait.

LA MARQUISE.

Ce sergent de ville n’a fait que son devoir.

LE BARON.

Ce n’est pas un sergent de ville.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc ?

LE BARON.

C’est un commissaire de police... un magistrat.

LA MARQUISE.

N’importe...

LE BARON.

Enfin ! Hortense est libre... Nous ne pouvons guère empêcher... si elle veut.

LA MARQUISE.

J’empêcherai bien, je vous le jure.

LE BARON.

Sans être un brillant mariage, ce serait un mariage honorable.

LA MARQUISE.

Honorable ! Vous avez dit honorable ?

LE BARON.

Il me semble...

LA MARQUISE.

Mais vous ne savez donc pas qui est ce monsieur ?

LE BARON.

Dubois !

LA MARQUISE.

J’ai demandé des renseignements sur lui à notre parent le substitut.

LE BARON.

Eh bien ?

LA MARQUISE.

C’est un homme divorcé.

LE BARON.

Allons donc ! Vous êtes sûre ?

LA MARQUISE.

Tout à fait.

LE BARON, riant.

Divorcé ! Oh ! que c’est drôle !

LA MARQUISE.

Vous trouvez ?

LE BARON.

Oui, c’est très drôle.

LA MARQUISE.

Vous êtes indulgent, mon neveu.

LE BARON.

Voyez-vous, ma tante, ce que vous me dites là ne m’enlève rien de ma sympathie pour lui, au contraire.

LA MARQUISE.

Vraiment.

LE BARON.

Pour qu’un homme pareil se décidé à divorcer, il a fallu que sa femme ait cent mille fois tort. Il a dû tomber sur une petite coquine. Si vous connaissiez ce bon Vincent tomme moi, vous seriez de mon avis.

LA MARQUISE.

Quel Vincent ?

LE BARON.

C’est son prénom, Vincent Dubois.

LA MARQUISE.

Pas Vincent. Adolphe.

LE BARON.

Vous dites ?

LA MARQUISE.

Je dis qu’il s’appelle Adolphe.

LE BARON.

Adolphe !

LA MARQUISE.

Adolphe Dubois.

LE BARON.

Adolphe Dubois !

LA MARQUISE.

Mais oui...

LE BARON.

Divorcé ?

LA MARQUISE.

Par jugement du Tribunal de la Seine.

LE BARON.

Du Tribunal de la Seine !... voyons, voyons ! ce n’est pas possible... Je me trompe... Ce ne peut pas être ça... D’abord, ma tante, êtes-vous sûre de ne pas confondre ?

LA MARQUISE, lisant.

Mais voici la note : « Monsieur Adolphe Dubois, commissaire de police de Châtellerault, ancien employé au ministère de l’Instruction publique et des Cultes. »

LE BARON, sursautant.

C’est bien ça. Ancien employé au ministère de l’Instruction publique.

LA MARQUISE.

Et des Cultes.

LE BARON, tombant sur une chaise.

C’est fantastique !

LA MARQUISE.

Qu’avez-vous donc ?

LE BARON.

Il n’y a pas d’erreur... Il n’y a pas d’erreur... C’est lui.

LA MARQUISE.

Vous vous intéressez donc à ce monsieur ?

LE BARON.

C’est fantastique !

LA MARQUISE.

Ou à la personne qu’il a épousée ?

LE BARON.

C’est ma femme !

LA MARQUISE.

Encore !

LE BARON.

Ah ! décidément, ma tante, vous avez la spécialité de m’apprendre des histoires extraordinaires !

LA MARQUISE.

Vous aurais-je encore contrarié sans le vouloir, mon neveu ?

LE BARON, avec agitation et se promenant.

Non, au contraire... Ah ! je m’explique maintenant !...

LA MARQUISE.

Que vous expliquez-vous ?

LE BARON.

Je comprends tout... la scène de l’autre jour !...

LA MARQUISE.

Quelle scène ?

LE BARON.

Son embarras, son attitude... et tout à l’heure ses hésitations.

LA MARQUISE.

Quelles hésitations ?

LE BARON.

Et un tas d’autres détails.

LA MARQUISE.

Quels détails ?

LE BARON.

Vous ne pouvez pas comprendre ! Vous ne pouvez pas comprendre parce que vous ne savez pas ! Mais moi, qui sais tout...

Réfléchissant.

Au fait, non, je ne sais pas tout ! Mais je vais savoir ! Et ce ne sera pas long ! Laissez-moi, ma tante, je vous en prie, j’ai besoin d’être seul !

LA MARQUISE.

Soyez calme, mon neveu.

LE BARON.

Je suis très calme, vous voyez, je suis très calme. Mais au nom du ciel, allez-vous-en !

LA MARQUISE.

Au revoir, mon neveu !

LE BARON, la reconduisant.

Au revoir, ma tante, au revoir.

 

 

Scène XII

 

LE BARON seul, puis ADOLPHE et LÉONTINE

 

LE BARON, seul.

C’est fabuleux ! Je suis abruti...

Entrent Adolphe et Léontine.

LÉONTINE, arrivant du fond.

Édouard, on va se mettre à table.

ADOLPHE.

Mon cher baron, je viens de visiter votre installation... C’est charmant !

LÉONTINE, regardant le baron.

Qu’est-ce que tu as ?

LE BARON, à Adolphe.

C’est bien à M. Adolphe Dubois, Adolphe et non Vincent, ancien employé au ministère de l’Instruction publique et des Cultes, que j’ai l’honneur de parler ?

ADOLPHE.

Eh bien ! j’aime mieux ça.

LE BARON.

Avouez donc que vous êtes le premier mari de madame et que vous vous êtes tous les deux joués de moi.

LÉONTINE.

Mon coco, je vais t’expliquer.

ADOLPHE.

Pardon, madame. C’est à moi de donner une explication à Monsieur le baron de la Jambière.

LÉONTINE.

Mais non...

ADOLPHE.

Je vous en prie.

LÉONTINE.

Je ne veux ! pas... Oh ! non, pas de disputes ! Eh bien ! oui, c’est mon premier mari. Et après ? quel mal y a-t-il ?

ADOLPHE.

Parfaitement. Quel mal a-t-il ?

LÉONTINE, au baron.

Voyons, mon coco, sois calme... Tu vas voir comme c’est simple.

ADOLPHE.

C’est la simplicité même... Ça arrive tous les jours.

LÉONTINE.

Je ne savais pas du tout ce qu’Adolphe était devenu. Quand je l’ai retrouvé, j’ai été étonnée, je te prie de le croire.

ADOLPHE.

Et moi donc !

LÉONTINE.

À quoi bon te le dire ? À quoi bon t’inquiéter ? Je ne pouvais pas prévoir ce qui allait arriver. Je pensais qu’Adolphe et toi vous ne vous reverriez jamais. Alors, je ne t’ai rien dit. Voilà !

ADOLPHE.

Voilà !

LE BARON.

Léontine ! Léontine ! Je ne pourrai donc jamais avoir confiance en vous !

LÉONTINE.

Mais si, mon chéri, il faut avoir confiance !

ADOLPHE.

Ayez confiance, monsieur le baron, tout est là.

LE BARON, à Adolphe.

Ah ! c’est vous qui êtes le premier mari ?

ADOLPHE.

Mais oui.

LE BARON.

Alors, c’est vous qui battiez cette malheureuse femme ?

ADOLPHE.

Moi !

LE BARON.

C’est vous qui rentriez gris tous les soirs ?

ADOLPHE.

Moi !

LE BARON.

C’est vous que le tribunal, en prononçant le divorce, a justement flétri !

ADOLPHE.

Moi !

Le baron s’avance menaçant.

LÉONTINE.

Lui ? Mais non, mon chéri, tu n’y es pas du tout. C’est le meilleur garçon de la terre.

LE BARON.

Je sais ce que j’ai lu.

LÉONTINE.

Tu as lu ça dans le jugement. Mais les jugements, c’est toujours des blagues. Adolphe, me battre ? Adolphe, rentrer gris tous les soirs ? Mais il n’y a pas un mot de vrai, mon coco, pas un. C’est moi qui ai eu tous les torts, c’est moi qui lui ai fait toutes sortes de misères. Mais il voulait que le divorce fût prononcé en ma faveur, parce que c’est un bon garçon.

Allant à Adolphe et lui sautant au cou.

Tu es gentil, va !

LE BARON.

Léontine !

LÉONTINE, au baron.

Je vais pouvoir le tutoyer, maintenant, puisque nous serons cousins.

LE BARON.

Jamais !

LÉONTINE.

Nous serons cousins, je le veux !...

Au baron.

Et toi, viens ici !

LE BARON.

Hein ?

LÉONTINE.

Viens ici, plus près, et serrez-vous la main tous les deux, ça me fera plaisir.

LE BARON, hésitant.

Oh !

LÉONTINE.

Édouard, je t’en supplie.

ADOLPHE, au baron.

À votre place, mon cher baron, je prendrais tout ça avec bonne humeur...

LÉONTINE.

Allons !

Elle prend la main d’Édouard et la met dans celle d’Adolphe.

LE BARON.

Au moins, cette fois-ci, Léontine, vous m’avez tout dit ?

LÉONTINE.

Tout, je te le jure !

LE BARON.

Cherchez bien.

LÉONTINE.

Tout, absolument. J’ai beau chercher, je ne trouve plus rien.

Lui sautant au cou.

Tu es mon coco !

 

 

Scène XIII

 

LE BARON, ADOLPHE, LÉONTINE, PLANTIN, HORTENSE, puis BOUCAT et MIETTE

 

HORTENSE.

Eh bien ! Léontine, on déjeune pas.

LÉONTINE.

Tout de suite.

LE BARON.

Prends le bras de ce bon Dubois, de ce bon Adolphe Dubois.

PLANTIN, bas à Adolphe.

Comment ! il sait ?...

ADOLPHE, même jeu.

Tout, mon cher.

PLANTIN, même jeu.

Et qu’est-ce qu’il a dit ?

ADOLPHE, même jeu.

Il a été très content.

MIETTE, entrant avec Boucat, un bouquet à la main.

Madame la baronne veut-elle me permettre de lui offrir un bouquet ?

LÉONTINE.

Merci, Miette. Et rappelez-vous ce que je vous ai dit tout à l’heure. Suivez bien mes conseils et vous serez heureuse en mariage.

ADOLPHE.

Voilà mon œuvre !

PDF