Le Naufrage (Joseph DE LAFONT)

Comédie en un acte en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 14 juin 1710.

 

Personnages

 

LE GOUVERNEUR de l’île de Salamandres

PIRACMON, Habitant de l’île

ÉLIANTE, jeune Française, Amante de Licandre

MARINE, Suivante d’Éliante

LICANDRE, Gentilhomme Français, Amant d’Éliante

CRISPIN, valet de Licandre

UN INSULAIRE

LE GRAND PRÊTRE

LA GRANDE PRÊTRESSE

PLUSIEURS HABITANTS de l’île, chantant et dansant

 

La scène est dans l’île de Salamandres.

 

Le théâtre représente une île sauvage : on y voit quelques habitations dans des Rochers escarpés ; et un peu plus loin l’on découvre la Mer, dont le rivage est couvert de débris de Vaisseaux.

 

 

Scène première

 

ÉLIANTE, MARINE

 

MARINE.

Vous avez beau compter, depuis notre naufrage,

Depuis que nous restons chez ce peuple sauvage,

Vous ne trouverez pas plus de huit jours.

ÉLIANTE.

Hé bien,

Après huit jours entiers je n’espère plus rien...

Oui. Licandre a péri, malheureuse Éliante !

Et tu peux vivre encor !

MARINE.

Oui, la chose est touchante :

Mais vous vivez, enfin. Dieu bénisse les jours

De celui qui sitôt nous a prêté secours ;

Il en est bien payé puisque je suis sa femme.

Son bonheur a suivi de près sa grandeur d’âme.

Ce pauvre Piracmon !... Mais quoi, toujours pleurer !

Il n’est pas temps encor de vous désespérer ;

La mort de votre Amant n’est pas encor certaine.

Il peut s’être sauvé dans quelque Île prochaine.

ÉLIANTE.

Ah Marine, huit jours sans paraître !

MARINE.

D’accord.

ÉLIANTE.

Je n’en puis plus douter, mon cher Licandre est mort.

De mon père en courroux évitant la poursuite,

Lorsque dans un lieu sûr il croit m’avoir conduite,

Il faut que près du port il se trouve un écueil ;

Que de ce tendre Amant la mer soit le cercueil,

Et, moi, que je me sauve en cette terre affreuse,

Où, suivant du pays la loi trop rigoureuse,

On me force aussitôt à choisir un époux.

MARINE.

J’ai trouvé cette loi moins terrible que vous.

L’époux qu’on m’a donné n’est point trop haïssable :

Quoique né dans cette Île, il est assez bon diable.

ÉLIANTE.

Que je trouve cruels les peuples de ces lieux ?

Quoi tous les étrangers qui se sauvent chez eux,

Ou de force ou de gré, d’abord on les marie !

Que les lois de cette Île ont de bizarrerie !       

Hélas !

MARINE.

Comment ! de quoi vous plaignez-vous ? Crispin

A feint, pour les tromper, de vous donner la main.

Ces barbares ont cru qu’il vous prenait pour femme.

ÉLIANTE.

J’ai peine là-dessus à rassurer mon âme.

S’ils savent tôt ou tard, que pour les abuser,

Un malheureux valet a feint de m’épouser,

Voulant me réserver pour épouse à son maître...

MARINE.

Comment diantre ! jamais pourront-ils le connaître ?

Ils croient très fermement que Crispin a sur vous

Les droits d’un véritable et légitime époux ;

Que l’hymen est parfait. Où pourront-ils apprendre,

Que vous vous réservez en secret à Licandre.

Madame, là-dessus n’ayez aucune peur.

Crispin passe auprès d’eux pour un fort gros Seigneur.

La dépense qu’il fait...

ÉLIANTE.

Que veux-tu qu’il dépense ?

Il n’a rien.

MARINE.

Vous perdez la mémoire, je pense,

Avez-vous oublié tout ce qu’a fait Crispin ?

ÉLIANTE.

Eh, je ne songe a rien dans mon mortel chagrin.

MARINE.

Voyant notre vaisseau prêt à faire naufrage,

Parmi les pleurs, les cris, il ne perd point courage :

Il va du capitaine enlever le trésor,

Se saisit d’un coffret rempli d’espèces d’or ;

Puis, se jetant en mer, crie à perte d’haleine :

À moi, Messieurs, à moi ! Sauvez le Capitaine.

Ceux qui venaient du bord secourir le vaisseau          ,

S’en vont droit à Crispin, le retirent de l’eau ;

Et le vrai Capitaine, ainsi que tout son monde,

S’est vu dans ce moment enseveli sous l’onde.

Mais vous faites ici répéter un récit,

Que Crispin vous a fait dix fois, à ce qu’il dit.

Et lorsque Piracmon nous sauvait dans sa barque,

Vous-même avez pu voir...

ÉLIANTE.

Est-ce que l’on remarque ?...

MARINE.

C’est bien dit... Mais voilà Crispin. Bonjour, Crispin.

 

 

Scène II

 

CRISPIN, ÉLIANTE, MARINE

 

CRISPIN, gai à Marine, triste à Éliante.

Bonjour : bonjour.

MARINE.

Qu’as-tu ? Tu me parais chagrin ?

CRISPIN.

Je suis chagrin... joyeux : j’appréhende... et j’espère.

L’amour et le respect par un effet contraire...

Ainsi que la douleur... le plaisir dans mon cœur.

Enfin, voici le fait. Monsieur le Gouverneur,

Instruit par quelques gens que notre mariage

N’était pas consommé : Quel est ce badinage,

A-t-il dit fièrement ? Se moque-t-on de moi ?

Ainsi ces étrangers méprisent notre Loi !

Qu’on leur dise à tous deux qu’il y va de la vie,

Si ce soir...

ÉLIANTE.

Ah ! mourons.

CRISPIN.

Je n’en ai point d’envie.

ÉLIANTE.

Comment ?

CRISPIN.

Suivons plutôt l’ordre du Gouverneur.

MARINE.

Quoi, son honneur, Crispin...

CRISPIN.

Laissons là son honneur,

Il y va de la vie.

ÉLIANTE.

Et l’amour de ton Maître ?

CRISPIN.

Les flots l’ont englouti : n’y pensons plus.

ÉLIANTE.

Quoi, traître !

CRISPIN.

Est-ce ma faute à moi si mon maître a péri ?

Si vous m’avez prié d’être votre mari,

Pour ne pas épouser un de ces insulaires,

Qui, ma foi n’aurait pas cherché tant de mystères ?

Et si le Gouverneur veut qu’étant votre époux...

Est-ce ma faute à moi ?

MARINE.

Mais, tu sais entre nous...

CRISPIN.

Je ne sais rien.

MARINE.

Tu sais qu’un pareil mariage...           

CRISPIN.

On dit qu’il est fort bon : que faut-il davantage ?

Le grand Prêtre a formé cette belle union ;

Il ne nous reste plus que la conclusion.

ÉLIANTE.

Mais, scélérat ! tu sais que c’était une feinte.

CRISPIN.

Oui, mais le Gouverneur me donne de la crainte :

Il est sévère en diable ; et d’ailleurs... certain feu...

Pour vos appas me presse un peu plus fort que jeu.

Je vous aime, Éliante ; et le Ciel me foudroie,

Si cette passion ne fait toute ma joie ;

Et votre Amant, mon maître, a bien fait de périr.

Je meurs d’amour pour vous, et vous m’allez guérir.

ÉLIANTE.

Oses-tu devant moi tenir un tel langage ?

CRISPIN.

Pourquoi non, s’il vous plaît ? Les nœuds du mariage...

ÉLIANTE.

Ôte-toi de mes yeux.

CRISPIN.

Je vais au Gouverneur

Qui saura soutenir ses Lois avec vigueur.       

Il m’entendra lui dire, en parlant de son Île,

Qu’il ne tient pas à moi qu’elle ne soit fertile.

MARINE.

Madame, quel discours ! avez-vous entendu

L’exécrable dessein que le traître a conçu ?

Impudent !

ÉLIANTE.

Jusqu’au bout tu pousses l’insolence,

Misérable valet, effronté.

CRISPIN.

Patience,

Monsieur le Gouverneur va savoir tout ceci :

Mais par avance, moi, je vous déclare ici

Que je suis votre époux, que vous êtes ma femme,

Que je veux... qu’il me plaît... Obéissez, madame.

 

 

Scène III

 

ÉLIANTE, MARINE

 

ÉLIANTE.

Ô Ciel ! qui l’aurait cru, Marine !

MARINE.

Le fripon !

Je vois bien que lui-même a fait la trahison,

Que si le Gouverneur est instruit du mystère,

C’est par lui...

ÉLIANTE.

Malheureuse ! hélas, que vais-je faire ?

Que ferais-tu, Marine, en cette occasion ?         

MARINE.

Je ne sais. Mais voici mon mari Piracmon :

S’il pouvait nous servir.

ÉLIANTE.

Il faudrait donc l’instruire.

MARINE.

Il sait votre secret ; j’ai pris soin de lui dire.

ÉLIANTE.

Quoi, Marine, déjà ?

MARINE.

Bon, dès les premiers jours.

 

 

Scène IV

 

ÉLIANTE, MARINE, PIRACMON

 

MARINE.

Mon mari, nous avons besoin de ton secours.

Crispin fait l’insolent : il prétend que Madame,

Qui, comme je t’ai dit, a feint d’être sa femme...

PIRACMON.

Oui, je sais le mystère.

MARINE.

Enfin ce faux mari

Prétend, en se flattant que Licandre a péri,

D’un véritable époux avoir le privilège.

PIRACMON.

Voyez-vous le pendard !

MARINE.

Enfin, que te dirai-je ?

Il va, dit-il, s’en plaindre à votre Gouverneur.

PIRACMON.

La peste ! il faut songer à parer ce malheur.

MARINE.

Oui ; car madame et moi nous ne savons qu’y faire

Donne-nous là-dessus un conseil salutaire.

PIRACMON.

Attendez... justement... J’entrevois un moyen

Qui pourrait réussir. Faisons-lui peur.

MARINE.

Hé bien ?

ÉLIANTE.

Mais en lui faisant peur, qu’espérez-vous ?

PIRACMON.

J’espère

L’intimider, Madame, et de telle manière,

Qu’il se mordra tantôt les doigts d’avoir voulu          

Entreprendre avec vous ce qui vous a déplu :

Mais secondez-moi bien...

MARINE.

Ne t’en mets point en peine.

ÉLIANTE.

Pour sauver mon honneur si votre adresse est vaine,

Je saurai me donner la mort.

PIRACMON.

Oh, doucement !

Nous n’en viendrons pas là : suivez-moi seulement.

Oui, Madame, je veux que dans cette journée,

Le Gouverneur cassant ce honteux hyménée,

Trouve un homme en Crispin trop indigne de vous,

Et trop lâche en un mot pour être votre époux.

Je vous aurai bientôt appris tout votre rôle.

Voici le Gouverneur, suivi de notre drôle.

Et vite éloignons-nous, qu’il ne nous voie ici.

 

 

Scène V

 

LE GOUVERNEUR, CRISPIN, GARDES de la suite du Gouverneur

 

CRISPIN.

Seigneur, je ne mens point, et la chose est ainsi.

LE GOUVERNEUR.

Comment donc ? à nos lois faire une telle injure !

Je vous rendrai justice, et je vous en assure.

CRISPIN.

Vous me ferez plaisir.

LE GOUVERNEUR.

Vous êtes son époux.

Elle doit se soumettre, et n’obéir qu’à vous.

Qu’est-ce qui lui fait donc haïr votre personne ?

D’où viennent ses dégoûts ?

CRISPIN.

Moi ! c’est ce qui m’étonne.

LE GOUVERNEUR.

Vous n’êtes point affreux et laid à faire peur ?

Au contraire.

CRISPIN.

Fi donc, Monsieur le Gouverneur,

Vous me rendez confus...

LE GOUVERNEUR.

Parlez : est-ce qu’en France

Toutes les femmes font pareille résistance ?

CRISPIN.

Non, par ma foi... Bien loin de se faire prier,

Une fille qu’on est longtemps à marier,

Fort souvent se marie elle-même.

LE GOUVERNEUR.

Et le maître,

En France, n’est-ce pas l’époux ? Cela doit être.

CRISPIN.

Oui, vraiment : mais la femme est la maîtresse, aussi.

LE GOUVERNEUR.

Votre femme voudrait faire de même ici.

 

 

Scène VI

 

LE GOUVERNEUR, CRISPIN, PIRACMON

 

PIRACMON.

Ah Seigneur, apprenez une étrange nouvelle.

La femme de Crispin...

CRISPIN.

Eh bien ! qu’est-ce ? qu’a-t-elle ?

PIRACMON.

La pauvre femme, hélas ! a terminé son sort :

Elle vient à nos yeux de se donner la mort :

Et pour se dégager de ce triste hyménée,

Elle a pris un breuvage, et s’est empoisonnée,

S’affranchissant ainsi d’une odieuse loi.

CRISPIN.

Ma foi ! Tant-pis pour elle : est-ce ma faute à moi ?

LE GOUVERNEUR.

Non vraiment.

CRISPIN.

Mais voyez quel vilain caractère !

Je fais tout ce qu’on peut au monde pour lui plaire,

Je recule huit jours son plaisir et le mien,

Et puis Madame meurt... Fi ! cela n’est pas bien.

PIRACMON.

Une perte si grande et m’alarme et me touche.

CRISPIN.

Préférer le trépas à l’honneur de ma couche !

Jeune, comme je suis... le teint frais, l’œil charmant !

Monsieur le Gouverneur m’en faisait compliment.

Ma figure a charmé plusieurs belles en France :

Je les ai vu pour moi venir eu abondance

En voyant mon minois transporté de plaisir,

Filles, femmes, chacune avait même désir.

D’un seul geste, d’un mot, à la Cour, à la Ville,          

J’en ai, foi de Crispin, enchanté plus de mille.

LE GOUVERNEUR.

Je suis ravi pour vous de ce petit malheur.

CRISPIN.

Pourquoi donc, s’il vous plaît, Monsieur le Gouverneur ?

LE GOUVERNEUR.

Ah ! Seigneur, vous allez acquérir une gloire

Qui doit éterniser votre illustre mémoire.

CRISPIN.

Comment ?

LE GOUVERNEUR.

Qu’on parlera de vous chez nos neveux

Encore un coup, Seigneur, vous êtes trop heureux.

CRISPIN.

Comment donc !

PIRACMON.

Avant tout, dites, savez-vous lire ?

CRISPIN.

Oui, vraiment.

PIRACMON.

Ainsi donc ne songez plus qu’à rire.

CRISPIN.

Rions donc : mais au moins, que je sache pourquoi.

LE GOUVERNEUR.

Qu’on nous apporte ici le livre de la Loi.

CRISPIN.

Sans ce livre, en deux mots, dites : qu’ordonne-t-elle ?

Faut-il que je reprenne une femme nouvelle ?

LE GOUVERNEUR.

Par le livre à l’instant vous allez être instruit :

On  l’apporte : lisez, c’est l’article dix-huit.

CRISPIN, d’un air content lit.

Article XVIII

Quand le mari meurt, ou la femme,

On allume de grands bûchers,

Et le Survivant doit se jeter dans la flamme,

En montrant une grandeur d’âme,

Qui ne s étonne pas de semblables dangers ;

Et c’est un grand honneur pour tous les étrangers.

CRISPIN, après avoir lu.

C’est donc là le sujet qui doit faire ma joie ?

LE GOUVERNEUR.

Bénissez, bénissez le Ciel qui vous l’envoie.

CRISPIN.

Moi, je le bénirais d’un pareil traitement !

Je dois plutôt songer à m’enfuir promptement.

Moi, me laisser brûler ! Ah, maudits Insulaires,

Plus cruels, mille fois que Turcs et que Corsaires,

De vous brûler ainsi vous êtes de vrais fous ;

Et je ne reste pas un quart d’heure chez vous.

Adieu.

Il jette le livre de la Loi, et veut s’en aller.

PIRACMON.

N’espérez pas échapper de la sorte.

LE GOUVERNEUR.

Holà, Gardes ! quelqu’un : qu’on l’arrête, main forte !

Des gardes le saisissent.

CRISPIN.

Quoi, c’est donc tout de bon ?

LE GOUVERNEUR.

Ceci n’est point un jeu.

Voulez-vous qu’on vous jette à force dans le feu ?

PIRACMON.

Croyez-m’en, avalez doucement la pilule :

Périssez sans montrer de crainte ridicule :

Car, enfin, il le faut, ou de force, ou de gré.

CRISPIN.

Malheureux que je suis ! où me suis-je fourré ?

LE GOUVERNEUR.

Quoi, vous pleurez ?

CRISPIN.

Hélas !

LE GOUVERNEUR.

Remportez la victoire,

Songez à votre honneur.

PIRACMON.

Songez à votre gloire.

CRISPIN.

De l’honneur, de la gloire ! ai-je de tout cela ?

LE GOUVERNEUR.

Que diront nos neveux ?

CRISPIN.

Tout ce qu’il leur plaira.

LE GOUVERNEUR.

Jetez-vous en Héros, vous-même dans la flamme.

CRISPIN.

Mais, Messieurs, Éliante était-elle ma femme ?

Notre hymen n’était pas seulement ébauché,

Est-ce à moi, s’il vous plaît, d’en porter le péché ?

LE GOUVERNEUR.

Tout cela n’y fait rien : il faut mourir.

CRISPIN.

J’enrage.

Ah, que n’ai-je conclu mon chien de mariage.

Si j’avais cru sitôt terminer mon destin,

Avant que de mourir j’aurais fait un Crispin.

PIRACMON.

Voici l’ordre à peu près de la cérémonie :

Je vais vous en instruire.

CRISPIN.

Ah, quelle tyrannie !

PIRACMON.

Premièrement il faut ne point verser de pleurs,

On vous entourera de guirlandes de fleurs.

Au son des instruments on viendra vous conduire

Jusqu’au pied du bûcher.

CRISPIN.

Juste Ciel ! quel martyre !

PIRACMON.

Quand vous serez monté tout au haut du bûcher,

À côté d’Éliante on doit vous attacher.

Vous n’aurez jamais vu tant de réjouissances.

Le peuple autour de vous viendra former des danses ;

Nos chants élèveront votre nom jusqu’aux cieux.

Vous-même, j’en suis sûr, vous serez tout joyeux.

Vous serez enchanté de notre symphonie :

Enfin, pour terminer cette cérémonie,

Par les quatre côtés, quatre flambeaux ardents,

Mettront le feu sous vous ; puis, quand il sera temps,

On ira recueillir vos cendres dans une urne ;

Et votre nom... Mais, quoi, vous voilà taciturne.

LE GOUVERNEUR.

Marchez...

CRISPIN.

Mais d’un instant ne peut-on reculer ?

PIRACMON.

Non, Seigneur. Tout à l’heure on prétend vous brûler.

Nous n’avons pas besoin qu’un bûcher se prépare :

Il en est de tout prêts.

CRISPIN.

Précaution barbare !

PIRACMON.

Oui, dans tous les marchés, de toutes les façons,

On en trouve qu’on roule au-devant des maisons.

À quatre pas d’ici j’en sais un magnifique.

CRISPIN.

Ah morbleu, ce n’est pas cela dont je me pique,

De la magnificence !

LE GOUVERNEUR.

Hé, cela fait honneur.

CRISPIN, aux genoux du Gouverneur.

Ayez pitié de moi, Monsieur le Gouverneur.

LE GOUVERNEUR.

Peut-on être attaché de la sorte à la vie ?

CRISPIN.

C’est mon faible.

LE GOUVERNEUR.

Fi donc ! quelle badinerie !

CRISPIN.

Vous mourez donc gaiement, vous autres ?

PIRACMON.

Fort gaiement,

Et surtout quand on meurt dans ce noble élément.

CRISPIN.

Mais en mourant ainsi, que pouvez-vous attendre ?

LE GOUVERNEUR.

Nous croyons qu’on renaît aussitôt de sa cendre.

CRISPIN.

Pour moi, qui n’en crois rien, Seigneur, dispensez-moi...

LE GOUVERNEUR.

Cœur bas ! ah, c’est trop faire injure à notre loi.

Vous, Piracmon...

PIRACMON.

Seigneur.

LE GOUVERNEUR.

Ayez soin de la fête.

Que la cérémonie en un instant soit prête.

Puis-je compter sur vous ?

PIRACMON.

Seigneur, tout ira bien.

LE GOUVERNEUR, aux gardes, en montrant Crispin.

Gardes, conduisez-le : surtout, n’oubliez rien

Pour rendre la musique et la danse célèbre.

CRISPIN.

Ciel ! on va me donner un Opéra funèbre.

Ah, le maudit pays ! Ah, la maudite loi !

PIRACMON.

Venez vous préparer, il est temps : suivez-moi.

CRISPIN.

Je vais me préparer à périr dans la flamme.

Allons, c’est fait de moi : Dieu veuille avoir mon âme.

 

 

Scène VII

 

LE GOUVERNEUR, seul

 

L’insensé ne voit pas la gloire de son sort :

Il a le cœur si bas que de craindre la mort.

Puisse le Ciel sur lui répandre ses lumières,

Et lui donner aussi les forces nécessaires

Pour pouvoir surmonter cette vaine frayeur.

Mais, quelqu’un vient à moi : que me veut-on ?

 

 

Scène VIII

 

LE GOUVERNEUR, UN INSULAIRE

 

UN INSULAIRE.

Seigneur,

Un Cavalier Français vient vous rendre une lettre ;

Il voudrait vous parler : voulez-vous le permettre ?

LE GOUVERNEUR.

Qu’il approche.

 

 

Scène IX

 

LE GOUVERNEUR, LICANDRE

 

LICANDRE

Seigneur, je suis un étranger ;

Sans secours, sans espoir, dons un pressant danger,

Triste jouet des vents, échappé du naufrage,

Et dans l’Île voisine entraîné par l’orage.

Je viens du Gouverneur, qui me renvoie ici,

Vous apporter, Seigneur, le billet que voici.

LE GOUVERNEUR.

Donnez : je vous promets que, quoi qu’il me demande,

Je ferai tout pour lui. Voyons ce qu’il me mande.

Lettre.

Le Gentilhomme que je vous envoie a été jeté par la tempête dans mon Île : Son nom est Licandre, et il a fait naufrage depuis peu avec une personne, nommée Éliante, dont il était éperdument amoureux. Si par hasard vous avez des nouvelles de cette aimable personne, vous rachèteriez la vie à son amant en la lui faisant retrouver. Informez-vous-en, je vous prie. Il n’est point impossible que l’orage l’ait jetée dans votre port. Donnez-y vos soins, j’en aurai une éternelle reconnaissance.

BRISAPH, Gouverneur de l’Île de Santoriada.

LE GOUVERNEUR, après avoir lu.

Oui, je puis contenter vos désirs curieux ;

Je puis vous informer d’Éliante.

LICANDRE.

Ah, grands Dieux !

Quoi je pourrais ici revoir celle que j’aime !

Que mon cœur est content ! que ma joie est extrême !

Montrez-la-moi, de grâce, achevez mon bonheur.

LE GOUVERNEUR.

Si je vous la fais voir, vous mourrez de douleur.

Elle vient d’expirer tout à l’heure.

LICANDRE.

Elle est morte ?

LE GOUVERNEUR.

Je connais la grandeur du coup que je vous porte :

Mais enfin puisqu’il faut sans feinte vous parler,

Elle avec son mari nous allons la brûler.

LICANDRE.

Ah, que m’apprenez-vous ? elle était mariée ?

Cruelle ! ma tendresse est-elle ainsi payée !

Hélas !

LE GOUVERNEUR.

Mais cependant, il faut vous dire tout,

L’hymen n’a pas été terminé jusqu’au bout :

L’époux du moins le dit, même je le présume.

Et suivant du pays la louable coutume,

Nous brûlons les époux sur des bûchers ardents.

LICANDRE.

Permettez qu’avec eux je me jette dedans.

Vous voyez bien qu’après cette perte funeste,

La mort est désormais le seul bien qui me reste :

Et ce sera pour moi le bonheur le plus doux...

LE GOUVERNEUR.

Le mari ne prend pas la chose comme vous.

Un sort si glorieux l’alarme et l’épouvante.

LICANDRE.

Que j’éprouve, grands Dieux, la fortune inconstante !

En trouvant ce que j’aime on m’apprend en ces lieux

Que la mort m’a ravi ce trésor précieux.

LE GOUVERNEUR.

Je vous plains.

 

 

Scène X

 

LE GOUVERNEUR, LICANDRE, UN INSULAIRE

 

UN INSULAIRE.

Tout est prêt pour la cérémonie,

Le bûcher, les flambeaux, le deuil, la symphonie.

Le mari cependant ne se peut consoler.

LICANDRE.

Je succombe... à ces mots je me sens accabler.

Une vapeur secrète, en mes sens répandue

Me ravit tout à coup l’usage de la vue.

LE GOUVERNEUR.

Il tombe évanoui : Qu’on l’ôte de ces lieux.

Il ne faut point offrir ce spectacle à ses yeux.

Sa trop vive douleur l’interromprait peut-être.

Le deuil s’approche : allons au-devant du grand Prêtre.

 

 

Scène XI

 

MARINE, PIRACMON

 

PIRACMON.

Oui, c’est dans cet endroit.

MARINE.

Où va le Gouverneur ?

PIRACMON.

Au-devant du Grand Prêtre : il lui doit cet honneur.

MARINE.

Mais tu n’y songes pas au moins !

PIRACMON.

Que veux-tu dire ?

MARINE.

Ce bûcher, cet apprêt, cela n’est que pour rire.

N’est-il pas vrai ?

PIRACMON.

Sans doute.

MARINE.

Et cependant ici

Monsieur le Gouverneur ne l’entend pas ainsi.

Le Grand Prêtre d’abord mettra le feu lui-même.

Et que deviendrons-nous avec ton stratagème ?

Par ton ordre Éliante est au haut du bûcher.

PIRACMON.

Quand il en sera temps j’irai l’en détacher.

MARINE.

Il faudrait prévenir le Gouverneur. Peut-être...

PIRACMON.

Il est plus scrupuleux encor que le Grand Prêtre :

Il ne badine point sur cet article-là.

MARINE.

Si le feu...

PIRACMON.

Laisse-moi conduire tout cela.

De ce qu’elle doit faire Éliante est instruite.

MARINE.

Je ne te comprends point.

PIRACMON.

Tu verras, dans la suite.

Si le drôle en revient, je veux que de longtemps

Il n’ait dessein... Mais, chut, j’entends les instruments.

Viens-t’en, et joignons-nous à ces joyeuses bandes.

 

 

Scène XII

 

LE GRAND PRÊTRE, LA PRÊTRESSE, LE GOUVERNEUR, ÉLIANTE sur le bûcher, CRISPIN, PIRACMON, MARINE, PLUSIEURS INSULAIRES chantants et dansants

 

La Cérémonie.

Le bûcher paraît au milieu du Théâtre. On voit Éliante dessus avec une mante couverte de fleurs. Ce bûcher est au pied d’un Mausolée galant, où l’Amour est représenté, portant le portrait de Crispin. Le Grand Prêtre et la Grande Prêtresse suivi du Gouverneur et de plusieurs Insulaires, qui portent des flambeaux allumés, conduisent en cérémonie Crispin  au pied du bûcher, au son des Instruments, et avec l’appareil le plus galant et le plus gracieux.

CRISPIN.

Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau,

La moitié de Crispin mettra l’autre au tombeau.

Mais je plains beaucoup moins, dans ce malheur funeste,

La moitié que je perds que celle qui me reste.

Je dois être brûlé tout vif ! ô sort affreux !

Mon maître, quoique mort, est ma foi plus heureux.

LE GRAND PRÊTRE et LA PRÊTRESSE chantent ensemble.

Crispin, il faut braver le sort.

Par lui ta femme t’est ravie ;

Rejoins-la par un noble effort.

Pour elle tu brûlais, tu brûlais pendant sa vie :

Brûle, brûle avec elle après sa mort.

LA PRÊTRESSE, seule.

D’un long veuvage on n’a point l’amertume

En suivant sa femme au tombeau.

De ce pays bénissez la coutume.

Brûlez, brûlez d’un feu nouveau.

Ici quand l’Hymen éteint son flambeau,

L’Amour aussitôt le rallume.

MARINE chante.

Crispin, en mourant dans la flamme,

Doit se louer de son bonheur :

Il va jouir de l’honneur

D’être brûlé pour sa femme.

Est-il une plus belle mort ?

Chantons, dansons, et célébrons son sort.

CHŒUR.

Chantons, dansons, et célébrons son sort.

LA PRÊTRESSE.

Dans ses yeux sa joie est bien peinte.

Qu’il est content ! qu’il est heureux !

Nous l’allons voir dans les feux,

Sans qu’il pousse aucune plainte.

Est-il une plus belle mort ?

Chantons, dansons, et célébrons son sort.

MARINE.

Maris, de lui venez apprendre

À suivre une femme au tombeau :

Et de ce phénix nouveau

Venez chercher de la cendre.

Est-il une plus belle mort ?

Chantons, dansons, et célébrons son sort.

CHOEUR.

Chantons, dansons, et célébrons son sort.

CRISPIN.

Ô Ciel ! vit-on jamais une rigueur pareille !

Ils viennent me corner leur musique à l’oreille,

Célébrer mon bonheur, rire, danser, sauter.

Je vous conseille encor de me faire chanter.

 

 

Scène XIII

 

LE GOUVERNEUR, LE GRAND PRÊTRE, LA PRÊTRESSE, LICANDRE, MARINE, CRISPIN, PIRACMON, ÉLIANTE toujours sur le bûcher

 

LICANDRE, interrompant la cérémonie.

Ne me retenez plus. Dans ma douleur mortelle

Je veux voir Éliante, et brûler avec elle.

L’époux n’aura pas seul ce funeste plaisir.

CRISPIN, sans voir son maître.

Vous pouvez là-dessus suivre votre désir.

LICANDRE.

Que vois-je ? juste Ciel ! ma surprise est extrême ?

Je ne me trompe point : oui, vraiment, c’est lui-même,

C’est Crispin. Toi, maraud, cet époux fortuné

Qui m’as ravi l’objet qui m’était destiné ?

CRISPIN.

Hé quoi, Monsieur, c’est vous ? Ô Ciel ! je te rends grâce !

Vous venez à propos pour prendre ici ma place.

Messieurs, au moins, voilà le véritable époux.

LE GOUVERNEUR.

Nous n’en connaissons point ici d’autre que vous.

CRISPIN.

Pour lui faire plaisir j’ai feint ce mariage.

LE GOUVERNEUR.

Que de discours : allons, sans tarder davantage,

Montez sur le bûcher.

CRISPIN, qu’on veut jeter dans le bûcher.

Que l’on attende un peu...

LE GOUVERNEUR.

Non, non, point de délai.

CRISPIN.

Je vais crier au feu.

LICANDRE s’approchant du bûcher.

Ô Ciel ! que de beautés vont se réduire en cendre !

Je ne la quitte point.

ÉLIANTE, sur le bûcher.

Ah ! Licandre, Licandre !

CRISPIN.

Miracle !

LICANDRE.

Juste Ciel !

LE GOUVERNEUR, à Crispin.

Que veut dire ceci ?

Votre épouse est vivante encor !

CRISPIN.

Oui, Dieu merci,

Le poison a raté.

LE GRAND PRÊTRE.

Que vois-je ici paraître ?

Avez-vous prétendu vous moquer du Grand Prêtre,

Monsieur le Gouverneur ?

ÉLIANTE, descendant du bûcher.

Pardonnez à l’amour,

Qui nous a fait tenter cet innocent détour ;

Qui pour me réserver toute entière à Licandre,

M’a fait, blessant vos Lois, un peu trop entreprendre.

Il était mon époux.

LE GRAND PRÊTRE.

Votre époux ? et pourquoi

Ne me pas confier un tel secret à moi ?

Je n’aurais pas permis ce second hyménée,

Ou j’en aurais du moins retardé la journée :

Mais puisqu’il est ainsi je vous rends cet époux.

Aussi bien le second est indigne de vous.

De mon autorité je romps ce mariage,

Et vous rends à présent au nœud qui vous engage.

N’est-ce pas votre avis, monsieur le Gouverneur ?

LE GOUVERNEUR.

Oui, sans doute.

LE GRAND PRÊTRE.

Ainsi donc vivez heureux.

ÉLIANTE.

Seigneur,

En me rendant Licandre, on me rend à la vie.

CRISPIN.

Voyez-vous la malice et la friponnerie !

LE GOUVERNEUR.

Taisez-vous, lâche : et vous, trop généreux époux,

Dans mon Île goûtez les plaisirs les plus doux.

Ce mépris de la mort mérite trop la vie.

Qu’à tous deux de longtemps elle ne soit ravie :

J’en fais tous mes souhaits.

ÉLIANTE.

Seigneur, que de bontés !

LE GOUVERNEUR.

Je n’en puis tant avoir que vous en méritez.

Pour le seigneur Crispin...

LICANDRE.

C’est mon valet.

LE GOUVERNEUR.

Quoi, traître,

Me tromper, me jouer, en trahissant ton maître !

Il faut qu’il soit puni.

CRISPIN.

Pardonnez-moi, Seigneur :

Je ne le suis que trop d’avoir eu tant de peur.

J’ai souffert diablement, et vous pouvez m’en croire.

LE GOUVERNEUR.

Avec plus de loisir j’apprendrai votre histoire :

Marine et Piracmon sauront m’en informer.

Heureux Amants, toujours puissiez-vous vous aimer !

Vous autres, par vos chants prenez part à leur joie.

Qu’à les bien réjouir chacun de vous s’emploie :

Et selon notre loi, nous ferons dès demain,

Pour surcroît de plaisir, les noces de Crispin.

CRISPIN.

Soit : mais je ne veux point terminer cette affaire,

Que par un bon contrat et par devant Notaire

La Dame ne s’oblige, en mourant devant moi,

Que je ne serai point sujet à votre Loi.

On danse.

LE GRAND PRÊTRE chante.

Étrangers, qui trouvez ridicule,

Qu’ici l’on brûle

Le survivant avec le mort,

Vous avez tort.

 

Ce tourment, qui paraît terrible,

Fut inventé parmi nous,

Pour rendre une femme sensible

À la mort de son époux.

On reprend la danse, après quoi la Prêtresse chante.

LA PRÊTRESSE, chantant seule.

Si vous voulez, malgré l’orage,

Voguer encore en ce beau jour,

Que ce soit sur la mer d’amour :

Il est beau d’y faire naufrage.

 

L’Amour en quittant le rivage

Promet toujours un heureux sort

Avec lui, jusque dans le port

Il est beau de faire naufrage.

CRISPIN, au parterre.

Messieurs, notre nouvel ouvrage

Peut couler à fond aujourd’hui :

Mais, en lui prêtant votre appui,

Vous le sauverez du naufrage.

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