La Cinquantaine (Georges COURTELINE)

Scène populaire en un acte.

Musique de Paul Delmet.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du carillon, le 22 novembre 1895.

 

Personnages

 

LA FEMME (Élodie)

L’HOMME (Benjamin)

 

 

D’abord, tumulte au fond de la salle. On entend : « Vous n’entrerez pas ! – Si ! – Non ! – Si ! – Je vous dis que vous n’entrerez pas ! »

Une voix de FEMME.

Nous entrerons si nous voudrons.

La voix du CONTRÔLEUR.

C’est trop fort.

Brouhaha. Bruit de gifles.

LE RÉGISSEUR, entrant en scène.

Qu’est-ce qui se passe ?

LE CONTRÔLEUR.

C’est des mendiants qui veulent à toute force entrer.

LE RÉGISSEUR.

Comment, des mendiants !... Dites donc, vous, voulez-vous bien filer et plus vite que ça !

Apparition d’un couple de mendiants dans l’allée centrale de l’orchestre.

L’homme (soixante ans, barbe en broussaille couleur de cendres) est vêtu de loques misérables, cravaté d’un cordon de soulier, chaussé de bottes dont s’entrebâillent les bouts sur les ongles de ses orteils nus. Un épais bandage de toile emmaillote son index droit, affligé d’un panaris. La femme est à l’avenant, aucun âge présumable : quarante ans ou soixante-cinq. Un désolant jersey qu’achèvent des basques en créneaux emprisonne sa poitrine plus plate qu’une ardoise.

Lui, porte une guitare en sautoir ; elle, tient une mandoline. Ils ont au bras, l’un et l’autre, le brassard blanc à croix rouge.

L’HOMME, s’avançant.

Monsieur...

LE RÉGISSEUR, au contrôleur.

Allez chercher le patron.

LE CONTRÔLEUR.

Il est couché. Faut-il que j’aille chercher la police ?

LE RÉGISSEUR.

Une minute ! – Oui ou non, voulez-vous fiche le camp ? – On ne chante pas ici.

LA FEMME.

On ne chante pas !... Vous ne faites que ça toute la soirée.

L’HOMME, qui intervient.

Espère un peu ! Tu vois pas que monsieur se fait des idées sur notre compte ?

Au régisseur.

Monsieur, nous ne sommes pas des mendiants.

LE RÉGISSEUR.

Bah !

LA FEMME, avec dignité.

Nous sommes des humanitaires.

LE RÉGISSEUR.

Allons donc !

L’HOMME.

Parole d’honneur !... Nous chantons, mais c’est pour les pauvres.

LE RÉGISSEUR.

Pour les pauvres ?

L’HOMME.

Moi, pour ma femme, qu’a censément plus rien à se mettre sur la peau.

LA FEMME.

Moi, pour mon homme, qu’a le derrière tout nu, autant dire. – Benjamin, fais voir si je mens.

Protestations du régisseur et du contrôleur.

LE RÉGISSEUR.

Non ! Non !...

LE CONTRÔLEUR.

On s’en rapporte à vous.

LE RÉGISSEUR.

Pardon ! Et pourquoi ces brassards ?

LA FEMME.

Parce que nous chantons aussi pour les blessés.

LE RÉGISSEUR.

Pour quels blessés ?

LA FEMME.

Moi, pour mon homme, qu’est affligé d’un panaris.

L’HOMME.

Moi, pour ma femme, qui s’est enlevé un morceau dans le gras long comme ça, en se flanquant les quatre fers en l’air l’autre matin. – Élodie, montre un peu ton gras.

Nouvelles protestations.

LE RÉGISSEUR.

Eh non ! encore une fois !... Non ! Non !... – Ils sont enragés ma parole !... Allons bon !... les voilà partis !

En effet, les deux mendiants ont profité de l’esclandre pour accorder leurs instruments et ils se mettent en devoir de chanter.

Duo.

I

L’HOMME.

Âmes tendres, cœurs secourables,

LA FEMME.

Âmes douces, cœurs généreux,

L’HOMME.

Nous chantons pour les misérables.

LA FEMME.

Nous chantons pour les malheureux.

L’HOMME.

Ah ! plaignez la pauvre Élodie !

LA FEMME.

Plaignez le pauvre Benjamin !

L’HOMME.

C’est pour elle que je mendie ;

LA FEMME.

C’est pour lui que je tends la main.

ENSEMBLE.

Aimons-nous les uns les autres !
Précepte de charité !
Nous sommes les bons apôtres
Du Dieu qui nous l’a dicté.

II

L’HOMME.

J’en ai l’âme, hélas, déchirée,

LA FEMME.

J’en ai le cœur lourd de chagrin,

L’HOMME.

Élodie est dans la purée !

LA FEMME.

Benjamin est dans le pétrin !

L’HOMME, tendrement, à la femme.

Mon tourtereau !...

LA FEMME, tendrement, à l’homme.

Ma tourterelle !

ENSEMBLE.

Si nous mendions aujourd’hui,

L’HOMME.

Ce n’est pas pour moi, c’est pour elle !

LA FEMME.

Ce n’est pas pour moi, c’est pour lui !

ENSEMBLE.

Aimons-nous les uns les autres !
Précepte de charité !
Nous sommes les bons apôtres
Du Dieu qui nous l’a dicté.

LE RÉGISSEUR.

Allons, arrivez, galvaudeux !... Mais, vous savez, deux minutes !

Les deux chanteurs escaladent la scène.

LE RÉGISSEUR, au public.

Vous voudrez bien, mesdames et messieurs, excuser un incident dont la direction n’est pas responsable. Un peu d’attention, s’il vous plaît ; et surtout beaucoup d’indulgence !... N’oubliez pas que c’est pour une bonne œuvre. – Allez, vous autres, et puis ne faites pas trop de potin.

LA FEMME.

Soyez tranquille.

À l’unisson à tue-tête, ensemble.

L’HOMME.

Ayez pitié, messieurs et dames, d’une pauvre mère de famille atteinte d’une lésion dans le gras et qui en est réduite à demander son pain à la charité publique. Elle se recommande à votre bon cœur, ayant neuf enfants au berceau...

LA FEMME.

Ayez pitié, messieurs et dames, d’un pauvre ouvrier sans travail atteint du panaris asiatique et qui en est réduit à demander son pain à la charité publique. Il se recommande à votre bon cœur, ayant neuf enfants au berceau...

L’HOMME, seul.

...sans compter son propriétaire...

LA FEMME, bas.

Comment, mon propriétaire ?

L’HOMME, bas.

Ta gueule.

LA FEMME, bas.

T’es saoul, au moins.

L’HOMME, bas.

Ta gueule, que j’te dis ; c’est bon,

Haut.

sans compter son propriétaire qui menace de la mettre à la porte. Vous voyez, mesdames et messieurs,

Il attache sur la femme le regard chargé de haine d’un homme injustement outragé et que les circonstances mettent dans l’impossibilité de venger son honneur flétri.

comme la situation est digne d’intérêt... C’est à en pleurer !

LA FEMME.

À chaudes larmes !

L’HOMME.

C’est pourquoi nous allons chanter...

LA FEMME.

...la Cinquantaine...

L’HOMME.

...Romance...

LA FEMME.

...En vers...

L’HOMME.

Paroles de Victor Hugo...

LA FEMME.

Musique de Richard Wagner !

Ils se placent en face du public et accordent leurs instruments.

L’HOMME, les doigts à la guitare.

Sol ! Sol ! Sol !

À part, haussant les épaules.

Saoul !...

LA FEMME, les doigts à la mandoline.

Do ! Do ! Do !

À part, à l’adresse de l’homme.

Mon propriétaire.

ENSEMBLE.

Premier couplet !

LA FEMME.

Voici venue enfin cette semaine,
Fête du cœur comme du souvenir,
Qui voit ici fleurir la cinquantaine
D’une union que rien n’a pu flétrir.

L’HOMME.

Hélas ! le temps fuit avec les années !...
Mais si l’hiver poudre nos cheveux blancs,
Baisons pourtant nos lèvres embaumées !...
Nos cœurs, ma Jeanne, ont toujours leurs vingt ans.

ENSEMBLE.

Viens ma chérie,
(L’instant charmant !)
Dans la prairie
Courir gaîment.
Viens, ah ! viens vite !
L’air parfumé,
Tout nous invite

À nous aimer.

Ritournelle sur la guitare et la mandoline, au cours de laquelle les deux mendiants, impassibles et le visage tourné vers le public, échangent, sans se regarder, le colloque suivant.

L’HOMME, bas.

Vrai alors, t’en as du culot, d’oser dire que j’ai le nez sale.

LA FEMME, bas.

Bien sûr, t’as le nez sale.

L’HOMME, bas.

J’ai le nez sale ?

LA FEMME, bas.

Oui, t’as le nez sale.

L’HOMME, bas.

Ah ! j’ai le nez sale ! Espère un peu qu’on soye chez nous, je t’ferai voir, moi, si j’ai le nez sale. – Proparienne !

LA FEMME, bas.

...Gros dégoûtant.

L’HOMME, bas.

...Avec ma main sur la figure...

LA FEMME, bas.

Je t’emmène à la campagne.

L’HOMME, bas.

...Et mon pied dans le derrière.

LA FEMME, bas.

Cause toujours, tu m’intéresses.

L’HOMME, bas.

Volaille !

LA FEMME, bas.

Turbot !

L’HOMME, bas.

Panier !

LA FEMME, bas.

Ragoût !

L’HOMME, bas.

C’est bon ! Ferme ta malle !...

LA FEMME.

Gueule d’empeigne.

L’HOMME, bas.

Figure de porc frais !

ENSEMBLE.

Deuxième couplet !

LA FEMME.

En vain les ans fuyant à tire d’ailes
Sur nos baisers luirent cinquante fois,
Le même feu qui darde en mes prunelles
Garde à mon front ses pudeurs d’autrefois.

L’HOMME.

Viens donc encore, étrange magicienne,
Griser mon œil de tes charmes troublants,
En rougissant, mets ta main dans la mienne !...
Nos cœurs, ma Jeanne, ont toujours leurs vingt ans.

REFRAIN à l’unisson.

Viens, ma sirène,
Comme autrefois,
Courir, ma reine,
Au fond des bois.
Viens, de ma vie
Astre pâmé !
Tout nous convie
À nous aimer.

Ritournelle sur la guitare et reprise du jeu de scène déjà vu.

L’HOMME.

Et le plus chouette, c’est que c’est toi qu’es saoule, justement.

LA FEMME.

Moi ? Eh bien, t’en as une santé !

L’HOMME.

Tu parles, si faut que j’en aye une, pour rester de là, collé depuis plus de vingt berges avec une vieille peau pareille.

LA FEMME.

Ma peau vaut bien la tienne, casserole !

L’HOMME.

Comment que t’as dit ?

LA FEMME.

Casserole.

L’HOMME.

Répète-le un petit peu. Je te refile un marron par le blair, tu verras si c’est de l’eau de savon.

LA FEMME.

Casserole ! Casserole !

L’HOMME.

Tu crânes à cause qu’on est dans la bonne société. Espère un peu ; on n’y sera pas toujours. C’est malheureux, ça aussi, de se faire moucher par une pouffiasse qui vous achète devant le monde et qui dit comme ça qu’on est saoul.

LA FEMME.

Ferme ta malle ! On voit Gouffé.

L’HOMME.

Zut !

LA FEMME.

Va donc, eh, paquet !

L’HOMME.

Poison !

LA FEMME.

Plein de puces !

L’HOMME.

Tête à poux ! – Et puis

En pantomime.

m...

ENSEMBLE.

Troisième couplet !

LA FEMME.

Toc, toc ! Qui frappe à cette heure à la porte ?
Ciel ! c’est la mort !

L’HOMME.

Jeanne, ne tremble pas.
La mort n’est rien, si notre amour plus forte
Survit encore au plus prochain trépas.

LA FEMME.

Dans le cercueil, où nos cendres glacées
Sommeilleront en l’horreur des néants.

L’HOMME.

Pour nous chérir au bout de mille années,
Nos cœurs, ma Jeanne, auront encore vingt ans.

ENSEMBLE.

Refrain.

Viens sous la nue !
Entends vraiment
La voix émue
De ton amant.
L’instant suprême
Prêt à sonner
Veut que l’on s’aime !
Viens nous aimer.

Ils descendent de la scène et ils traversent la salle pour sortir, la femme la première, l’homme ensuite.

ENSEMBLE.

Aimons-nous les uns les autres !

L’HOMME, bas, à sa femme qui le précède.

Vieille carne !

ENSEMBLE.

Précepte de charité !

LA FEMME, se retournant.

Vieux pignouf !

ENSEMBLE.

Nous sommes les bons apôtres...

L’HOMME, même jeu que plus haut.

Planche à repasser.

ENSEMBLE.

Du Dieu qui nous l’a dicté.

LA FEMME, se retournant.

Poivrot !

Ils sortent sur une reprise de l’ensemble.

 

 

En cas de rappel, les deux artistes interprétant « la Cinquantaine » reviennent en scène, où ayant de nouveau accordé leurs instruments.

LA FEMME.

Merci bien, messieurs et dames.

L’HOMME.

On va vous chanter Dors en paix.

LA FEMME.

Romance patriotique et sentimentale.

L’HOMME.

Paroles de Lamartine.

LA FEMME.

Musique d’Albert de Musset.

L’HOMME, à la femme.

Allons-y hein ! Et de l’ensemble au refrain.

Il chante.

I

Dans son berceau de fine mousseline,
Un jeune enfant d’environ quelques mois
Sous le regard de sa mère mutine
Dormait ainsi qu’il faisait quelquefois.

LA FEMME.

Il souriait, car dans un rêve étrange,
Il distinguait un crapaud déployé !...

L’HOMME, à mi-voix.

Drapeau !

LA FEMME, qui se reprend.

...drapeau déployé !...

Ah ! dit la mère à son cher petit ange...
Dors, mon enfant, dors sans te réveiller.

ENSEMBLE.

Dors en paix, mon doux être,
Sous mon œil ingénu,
Bientôt... demain peut-être,
Le moment du réveil pour tous sera venu.

II

LA FEMME.

Mais le bébé dont le rêve morose
Semblait troubler le sommeil enfantin,
Pâlit soudain et sa lèvre de rose
Dit : « C’est par eux que je suis orphelin ! »

L’HOMME.

« V’là vingt-huit ans qu’ils ont tué mon père :
Je veux venger son cadavre béni !... »
En se perchant...

LA FEMME, à mi-voix.

Penchant !

L’HOMME, qui se reprend.

...penchant sur le berceau, la mère,
Les yeux en pleurs, à l’enfant répondit.

ENSEMBLE.

Dors en paix, mon doux être,
Sous mon œil ingénu,
Bientôt... demain peut-être,
Le moment du réveil pour tous sera venu.

III

L’HOMME.

Trois mois après, au bord de la couchette,
Où le bébé dormait, dormait toujours,
La pauvre mère, affligée et muette,
Cédait au poids de ses destins trop courts.

LA FEMME.

Et tout à coup, de sa lèvre mourante,
Baisant un front qui rugit de plaisir.

L’HOMME, à mi-voix.

Rougit !

LA FEMME, qui se reprend.

...rougit de plaisir,
Elle gémit d’une voix expirante,
Ces mots noyés dans un dernier soupir :

ENSEMBLE.

Dors en paix, mon doux être,
Sous mon œil qui s’éteint,
Dors en paix, car peut-être
Le moment du réveil sera demain matin.

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