La Petite Fonctionnaire (Alfred CAPUS)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois sur le théâtre des Nouveautés le 23 avril 1901.

 

Personnages

 

LEBARDIN

PAGENEL

LE VICOMTE

LE DOCTEUR

RONJU

UN SOLDAT

LE MESSAGER

AUGUSTE

CÉLESTIN

UN MONSIEUR

SUZANNE BOREL

MADAME LEBARDIN

HERMANCE

MADAME HERBELIN

RIRI

MARGUERITE (Madame Pagenel)

DELPHINE

UNE FEMME DE CHAMBRE

 

De nos jours.

 

 

ACTE I

 

À Pressigny-sur-Loire, chez Lebardin.

La scène représente un salon de province.

 

 

Scène première

 

PAGENEL, LEBARDIN

 

Au lever du rideau, Pagenel prend Lebardin par les épaules et le retourne vers lui vigoureusement, pour regarder sa figure. Pagenel doit être élégant, d’allure jeune, rasé de frais ; Lebardin, au contraire, doit avoir une barbe de huit jours, et être habillé d’une longue redingote démodée, allure traînante, œil morne.

LEBARDIN.

Laisse-moi tranquille !

PAGENEL.

Je te demande un peu si tu as l’air d’un homme de quarante-cinq ans ?

LEBARDIN.

De qui ai-je donc l’air ?

PAGENEL.

Tu as l’air d’un vieux monsieur. Et je dis quarante-cinq ans, tu ne les as même pas.

LEBARDIN.

Tu crois ?

PAGENEL.

Tu ne te rappelles plus ton âge, maintenant ?

LEBARDIN, haussant les épaules.

Quel intérêt ça a-t-il ?

PAGENEL.

Mais regarde-moi donc, nom d’un chien ! Et j’ai un an de plus que toi !

LEBARDIN.

Tu es très bien. Ça durera ce que ça durera, mais en ce moment tu es très bien.

PAGENEL.

Je prétends qu’aujourd’hui un homme de quarante-cinq ans est un jeune homme, ou en tout cas, un homme encore jeune. Mais c’est un âge admirable, quarante-cinq ans ! c’est l’âge par excellence ! À quarante-cinq ans, on peut épouser une jeune fille de dix-huit ans, aussi bien qu’une femme de vingt-cinq, de trente ou de quarante ans. On peut épouser n’importe qui. On peut être aimé pour soi-même, et on peut également donner de l’argent aux femmes, sans être ridicule. Et on peut encore, si on est marié, comme nous le sommes, tromper sa femme sans être odieux. Toutes les joies de la vie sont à la disposition de l’homme de quarante-cinq ans. Ah ! mon ami, quel bel âge ! Et quand je pense que je ne l’aurai peut-être plus dans sept ou huit ans !

LEBARDIN.

Dans sept ou huit ans ! où serons-nous, mon Dieu, où serons-nous ?

PAGENEL.

Mais tu n’as donc plus de nerfs, plus d’imagination ? La vie que tu mènes te suffit donc ?

LEBARDIN.

Parfaitement.

PAGENEL.

Tu ne demandes pas autre chose que de faire ta partie de billard tous les dimanches avec moi et le docteur ?

LEBARDIN.

Tout juste.

PAGENEL.

Quand tu es au courant de tous les petits potins de Pressigny-sur-Loire, notre belle cité, il ne te manque plus rien ? Ta curiosité est satisfaite ?

LEBARDIN, avec amertume.

Qu’est-ce qu’un homme peut souhaiter de plus ? Justement Pressigny, cette année, est en pleine effervescence. On n’a pas une minute à soi. Est-ce que madame Lureau, qui est veuve depuis deux ans, va épouser le vicomte de Samblin, qui ainsi se mésallierait ? ou bien va-t-elle préférer le jeune docteur Henri Bigois ? C’est palpitant. Est-ce qu’on va enfin changer la receveuse des postes, la mère Broquet, qui est complètement sourde et qui, d’ailleurs, n’est jamais à son bureau ? Et combien d’autres histoires du plus haut intérêt ! On a une émotion tous les jours, on a la fièvre... Quelle existence... mon ami, quelle existence admirable nous avons, au contraire ! De quoi te plains-tu ?

PAGENEL.

Tranchons le mot : tu t’ennuies follement !

LEBARDIN, changeant de ton.

Tu peux le dire que je m’ennuie... Je m’ennuie d’une façon tellement exceptionnelle que ça devient presque une distraction.

PAGENEL.

Secoue-toi, morbleu !

LEBARDIN.

Que veux-tu que je fasse ? La noce, comme toi ! Ça ne m’amuserait pas. L’idée de tromper ma femme avec des cocottes me répugne absolument !... Je n’ai jamais aimé les cocottes, d’ailleurs.

PAGENEL.

Raison de plus pour commencer.

LEBARDIN.

Non, je préfère jouer au billard. Décidément, allons jouer au billard.

PAGENEL.

Te rappelles-tu l’époque où nous songions à devenir des maîtres du barreau en faisant notre droit à Paris ?

LEBARDIN.

Et nous nous sommes résignés à être de grands propriétaires fonciers à Pressigny-sur-Loire.

PAGENEL.

C’est plus sûr. N’importe, nous avons fait en ce temps-là quelques joyeuses débauches !

Riant.

Ah ! ah ! et Louisette, te rappelles-tu Louisette ?

LEBARDIN.

Tais-toi, je t’en prie. Ne me parle jamais de Louisette !

PAGENEL.

Ah ! ah ! je ne peux pas m’empêcher de rire. Étais-tu assez pincé ?

LEBARDIN.

Je t’en supplie, ne m’en parle plus... tu as cette manie...

PAGENEL.

Après vingt ans...

LEBARDIN.

Oui, après vingt ans, je ne peux pas penser à cette histoire-là sans être agacé, presque furieux. Ah ! la satanée petite femme... Elle était modiste, boulevard Saint-Michel.

PAGENEL.

Oui... oui...

LEBARDIN.

Un jour, en passant devant le magasin, tu étais avec moi... je l’aperçois à travers la vitre. Je m’arrête brusquement. Elle me regarde, elle sourit. En trois secondes, tu entends, pas une de plus, en trois secondes j’étais pris ! Elle me tenait, elle pouvait faire de moi ce qu’elle voulait !

PAGENEL.

Le classique coup de foudre... Tu étais pour blondes à cette époque... pour blondes avec l’air candide et virginal.

LEBARDIN.

Le soir même, nous l’attendions à la sortie, – c’est toi qui me fais raconter cette histoire-là, c’est idiot, – je l’invite à diner.

PAGENEL.

Elle accepte immédiatement.

LEBARDIN.

Après diner, tu nous laisses seuls... Je la reconduis jusque chez elle ; seulement à la porte, elle me dit : « Je ne peux pas ce soir ; ce soir, mon amant est là. » Et elle n’a voulu ni ce soir là, ni le lendemain, ni les jours suivants ! À chaque instant, nous dînions ensemble, mais ça n’allait jamais plus loin. Elle changeait d’amant tous les quinze jours ; elle prenait n’importe qui ; moi, jamais, jamais, jamais ! J’avais beau lui dire : « Mais, nom d’un chien, puisque vous changez d’amant tout le temps, pourquoi pas moi autant qu’un autre ? » Elle me répondait : « Vous, je vous aime bien, on est bons camarades, mais le reste, je ne le pourrais pas. » Ça a duré dix-huit mois, mon ami, dix-huit mois, et ça a beau être fini depuis vingt ans ; j’ai beau être sûr que Louisette est aujourd’hui une vieille dame, eh bien ! il me reste encore un petit regret d’être le seul étudiant en droit peut-être de ma génération qui n’ait pas été son amant. Et que le diable t’emporte de me l’avoir rappelé !

Entrent madame Lebardin et Marguerite.

 

 

Scène II

 

PAGENEL, LEBARDIN, MADAME LEBARDIN, MARGUERITE

 

MARGUERITE.

Et cette partie de billard ?

PAGENEL.

Nous commençons, ma chère.

MADAME LEBARDIN, à Lebardin.

Il arrive une chose très ennuyeuse.

LEBARDIN.

Laquelle ?

MADAME LEBARDIN.

C’est l’ouverture de la chasse aujourd’hui, n’est-ce pas ?

LEBARDIN.

Je le sais.

MADAME LEBARDIN.

Eh bien ! nous n’avons pas de gibier.

LEBARDIN.

C’est trop fort !

MADAME LEBARDIN.

On a couru partout... La cuisinière était dehors à six heures du matin.

LEBARDIN.

Il fallait vous y prendre dès hier. Je l’ai dit cent fois. On ne trouve jamais de gibier le jour de l’ouverture de la chasse, mais la veille on en a tant qu’on veut. C’est insupportable à la fin.

MADAME LEBARDIN.

Ne te fâche pas.

LEBARDIN.

Combien sommes-nous à diner ?

MADAME LEBARDIN.

Nous quatre, le vicomte de Samblin, qui m’a fait l’honneur d’accepter, le docteur et Hermance.

LEBARDIN.

Le vicomte qui adore le lièvre à la royale !

MADAME LEBARDIN.

Il en aura peut-être tué un et il nous rapportera. Et puis nous avons encore de l’espoir. J’attends tout à l’heure le père Fouat, le braconnier de la sous-préfecture. Enfin, on s’arrangera... As-tu écrit aux Blanchet ?

LEBARDIN.

Allons, bon ! encore cette scie.

MADAME LEBARDIN.

Mais non, mon ami...

LEBARDIN.

C’est agaçant. Tu me demandes tous les dimanches, depuis un temps immémorial : as-tu écrit aux Blanchet ?

MADAME LEBAUDIN.

Tu ne leur écris jamais. De vieux amis à toi, qui habitent Paris.

LEBARDIN.

Voilà des années que nous ne sommes plus en rapport. Ce serait absurde de leur écrire ; maintenant, il est trop tard. Je n’ai plus rien à leur dire.

MADAME LEBARDIN.

Comme tu voudras... Plus qu’un mot, puisque tu es de si mauvaise humeur, aujourd’hui : ta jaquette neuve est arrivée.

LEBARDIN.

Ça m’est égal.

MADAME LEBARDIN.

Elle est dans ta chambre. Tu me feras le plaisir de la mettre pour dîner et d’enlever cette vieille redingote.

LEBARDIN.

Cette redingote est très bien, n’insiste pas. Allons faire notre partie de billard, Pagenel.

PAGENEL, qui cause à sa femme.

Oui, je t’expliquerai.

MARGUERITE.

Vous voulez me faire croire que vous avez encore affaire à Paris, cette semaine ?

PAGENEL.

Je t’expliquerai...

MARGUERITE.

Nous verrons cette belle explication... Allez jouer au billard, en attendant.

Sortent Pagenel et Lebardin, à droite.

 

 

Scène III

 

MADAME LEBARDIN, MARGUERITE

 

MARGUERITE.

Nous verrons, mon petit ami, nous verrons.

MADAME LEBARDIN.

Vous voilà dans tous vos états, parce que votre mari vous quitte vingt-quatre heures.

MARGUERITE.

Il va à Paris, et je sais ce qu’il va y faire, à Paris, tous les mois.

MADAME LEBARDIN.

Quelle folie !

MARGUERITE.

Et il choisit des prétextes d’un bête !

MADAME LEBARDIN.

Il vous a dit qu’il faisait des démarches pour obtenir le Mérite agricole. C’est bien naturel, un grand propriétaire foncier...

MARGUERITE.

Qui a cent mille francs de rentes. Quand on a cent mille francs de rentes, on ne demande pas le Mérite agricole, on demande la Légion d’honneur. Je vous dis qu’il va à Paris faire la noce. Ce qui me console, c’est que ça ne durera pas, d’après ce que dit le docteur. Il commence à être couvert de rhumatismes.

MADAME LEBARDIN.

Votre mari ?

MARGUERITE.

Mon mari, avec sa mine réjouie. Il a le dos et les reins très menacés... et l’articulation du genou...

MADAME LEBARDIN.

Encore une ou deux articulations et nous le tenons. Vous avez tort de vous plaindre de votre mari, ma chère. C’est un homme délicieux, d’une bonne humeur continuelle.

MARGUERITE.

La bonne humeur inséparable de la mauvaise conduite. Les maris fidèles ne sont pas si gais que ça. Est-ce que votre mari est gai ?

MADAME LEBARDIN.

Ça !

MARGUERITE.

Il n’est pas gai, il est même grognon.

MADAME LEBARDIN.

Mélancolique.

MARGUERITE.

La mélancolie de l’homme qui n’a rien à se reprocher.

Entre madame Herbelin.

 

 

Scène IV

 

MADAME LEBARDIN, MARGUERITE, MADAME HERBELIN

 

MADAME HERBELIN.

Je parie que je sais de quoi vous parlez ?

MARGUERITE.

Voyons ?

MADAME HERBELIN.

Vous parlez de la nouvelle receveuse des postes.

MARGUERITE.

Pas du tout.

MADAME HERBELIN.

Ça m’étonne : on ne parle que d’elle depuis hier au soir.

MADAME LEBARDIN.

Madame Broquet est donc remplacée ? Ce n’est pas trop tôt. On se plaignait de partout.

MADAME HERBELIN.

Et vous savez par qui elle est remplacée ? Par une petite Parisienne de vingt-cinq à vingt-six ans... Blonde, plutôt jolie, et mise, je ne vous dis que ça, ma chère ! il n’y a pas une jeune fille dans tout Pressigny habillée comme ça... C’est inouï... elle a emménagé hier matin ; elle s’est installée dans l’appartement de madame Broquet, et je vais vous dire une chose admirable !... elle a un piano, ma chère. Une receveuse des postes qui a un piano ! Il paraît aussi qu’elle dessine et qu’elle connaît tous les arts d’agrément. Je l’ai rencontrée dans la grand’rue, elle a l’air d’une petite effrontée ; elle m’a regardée comme si elle n’avait fait que ça toute sa vie ! Ah ! nous vivons à une drôle d’époque. Eh bien ! qu’est-ce que vous dites de tout ça ?

MADAME LEBARDIN.

Ça ne me parait pas bien extraordinaire. Pourvu qu’elle fasse son service.

MADAME HERBELIN.

Je crois qu’elle fera tout ce qu’on voudra, si vous voulez mon opinion.

MADAME LEBARDIN.

Oh !

MADAME HERBELIN.

Rappelez-vous ce que je vous dis... Le docteur et Hermance ne sont pas encore arrivés ?

MADAME LEBARDIN.

Pas encore, je les attends.

MADAME HERBELIN.

Ils ne tarderont pas... C’est lui qui épouse, décidément ?

MADAME LEBARDIN.

Croyez-vous ?

MADAME HERBELIN.

Hermance aimerait peut-être mieux être vicomtesse. Mais je crois que ça ne s’arrange pas très bien du côté de la famille du vicomte... Enfin, qui vivra verra. Les voici.

Entrent Hermance et le Docteur.

 

 

Scène V

 

MADAME LEBARDIN, MARGUERITE, MADAME HERBELIN, HERMANCE, LE DOCTEUR

 

LE DOCTEUR.

Mesdames...

HERMANCE.

Bonjour tout le monde.

À madame Herbelin.

Chère amie, je vous ai vue tout à l’heure... pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêtée ?

MADAME HERBELIN.

Vous paraissiez en grande conversation.

HERMANCE.

Oh ! le docteur me faisait la cour. Vous ne m’auriez pas dérangée du tout.

MADAME HERBELIN.

C’est lui, alors !

HERMANCE.

Je ne pense pas, mais enfin tout est possible.

LE DOCTEUR.

Ah !

MADAME HERBELIN.

Quand vous décidez-vous ? On attend avec impatience.

HERMANCE.

Je ne suis pas pressée.

MADAME LEBARDIN, regardant la pendule.

Moi, je suis pressée... Je vais voir si j’ai mon lièvre : le père Fouat doit être arrivé. Venez, ma chère, et laissons ces jeunes gens.

MARGUERITE.

Allons voir si vous avez votre lièvre.

HERMANCE, à madame Herbelin.

Au revoir, chère amie.

MADAME LEBARDIN.

Docteur, vous trouverez mon mari au billard.

Sortent Marguerite, madame Lebardin, madame Herbelin.

MADAME HERBELIN, en sortant.

Oui, ma chère, elle a un piano !

 

 

Scène VI

 

LE DOCTEUR, HERMANCE

 

LE DOCTEUR.

Eh bien ! vous voyez, tout le monde croit à notre mariage. Vous êtes d’une coquetterie infernale... M’épousez-vous, oui ou non ?

HERMANCE.

Comment vous appelez-vous ?

LE DOCTEUR.

Vous vous moquez de moi, dites-le tout de suite.

HERMANCE.

Comment vous appelez-vous ?

LE DOCTEUR, haussant les épaules.

Henri Bigois, docteur en médecine.

HERMANCE.

Oui. Moi, je m’appelle Hermance Liseuil, de mon nom de jeune fille ; je suis veuve de monsieur Lureau. Eh bien ! si je vous épousais, je m’appellerais madame Bigois, au lieu de m’appeler madame Lureau. Ce n’est vraiment pas la peine de se marier pour ça.

LE DOCTEUR.

On ne se marie pas que pour ça. Vous préférez vous appeler madame la vicomtesse de Samblin ?

HERMANCE.

Eh ! Je ne vous le cache pas.

LE DOCTEUR.

Et pourtant, c’est moi que vous aimez, vous me l’avez dit.

HERMANCE.

Et vous, m’aimez-vous ?

LE DOCTEUR.

Je vous adore, vous le savez bien.

HERMANCE.

Ce n’est pas commode à arranger, cette affaire-là.

LE DOCTEUR.

Hum ! ce serait commode si vous y mettiez un peu de bonne volonté.

HERMANCE.

C’est-à-dire ?

LE DOCTEUR.

Mariez-vous avec le vicomte, puisque vous y tenez, mais aimez-moi, moi.

HERMANCE.

Voilà une impertinence !

LE DOCTEUR.

C’est le langage de l’amour, du véritable amour. Qu’est-ce que je demande ? c’est vous ! Je me moque du mariage, je ne tiens qu’à vous, qu’à votre petite personne que j’adore. Prenez un mari dans la noblesse, ça m’est bien égal, pourvu que vous preniez un amant dans la bourgeoisie.

Entre Suzanne.

 

 

Scène VII

 

SUZANNE, HERMANCE, LE DOCTEUR, CÉLESTIN

 

CELESTIN, ouvrant la porte.

Donnez-vous la peine d’entrer, mademoiselle. Vous allez voir monsieur Lebardin tout de suite.

HERMANCE, se retournant.

Mais, c’est Suzanne !

SUZANNE.

Hermance.

HERMANCE, se jetant à son cou.

Oh ! que je suis contente, ma chérie ! Eh bien ! en voilà une surprise !

LE DOCTEUR.

Je vous laisse, chère madame.

HERMANCE.

Oui, oui, à tout à l’heure...

Sort le docteur.

 

 

Scène VIII

 

SUZANNE, HERMANCE

 

HERMANCE.

Viens là près de moi !... Et tu es de passage à Pressigny ?

SUZANNE.

Je viens m’y fixer, au contraire.

HERMANCE.

Quelle chance ! quelle chance ! Y a-t-il longtemps, mon Dieu, qu’on ne s’étaient vues ?

SUZANNE.

Sept ou huit ans, depuis notre départ de la pension.

HERMANCE.

Et sans nouvelles l’une de l’autre ! Ah ! on a beau jurer de s’écrire régulièrement. On s’écrit deux ou trois fois pour commencer, et puis on n’a plus le temps, on aurait trop à se dire.

SUZANNE.

J’ai su ton mariage... voilà tout.

HERMANCE.

Je t’avais envoyé une lettre. D’ailleurs, je suis veuve, tu sais ?

SUZANNE.

Mais non, je ne savais pas, ma pauvre Hermance.

HERMANCE.

Oh ! Ça ne fait rien. J’en ai pris mon parti... Quand on est jeune fille, on se fait beaucoup d’illusions sur le mariage ; on s’en fait encore plus sur le veuvage. Ça n’a aucune importance. Mon mari est mort à Pressigny, où il avait une propriété ; j’y suis restée, j’ai pris goût à la vie de province, j’ai fait des relations superbes. Il y a ici une société très aristocratique et très agréable, tu verras : je te présenterai partout, parce qu’on ne va plus se quitter, naturellement. Enfin, bientôt, je t’annoncerai une grande nouvelle ; en ce moment, je ne peux pas, rien n’est décidé.

SUZANNE.

Ah !

HERMANCE.

Je vais te le dire tout de même, je crois que je vais me remarier... un mariage magnifique, inespéré, auprès duquel mon premier n’aura été qu’un essai, qu’un faible essai. D’ailleurs, tu as du le remarquer, à notre époque, on ne se marie jamais très bien du premier coup. Il faut s’y reprendre.

SUZANNE.

Mes compliments.

HERMANCE.

Je te donnerai des détails demain à déjeuner. Tu déjeunes à la maison, c’est entendu. Ah ! maintenant, j’ai assez parlé de moi, parlons un peu de toi. Qu’est-ce que tu es devenue ? Tu n’es pas encore mariée, évidemment, je l’aurais appris. Ta tante vit toujours ?

SUZANNE.

Dieu merci ?

HERMANCE.

Et vous êtes venues habiter Pressigny toutes les deux. Tu me vois ravie, ma petite Suzanne, ravie !

SUZANNE.

Mais non, je suis venue seule.

HERMANCE.

Comment ?

SUZANNE.

Ma tante ne m’a pas accompagnée, elle est trop âgée. Quand j’ai été nommée à Pressigny, je me suis décidée à vivre seule.

HERMANCE.

Nommée ? nommée... Quoi !

SUZANNE.

Receveuse.

HERMANCE.

Receveuse ? Qu’est-ce que c’est ?

SUZANNE.

Receveuse des postes.

HERMANCE.

Par exemple !... Ce n’est pas sérieux, n’est-ce pas ?

SUZANNE.

Mais si, Pressigny est une seconde classe, c’est un très joli avancement que j’ai eu.

HERMANCE.

Ah ! bien ! si je m’attendais... Alors, c’est toi qui va succéder à madame Broquet ?

SUZANNE.

Parfaitement. C’est à moi que tu devras t’adresser lorsque tu voudras envoyer une dépêche ou quand tu auras besoin de timbres-poste. Et je ne te ferai jamais attendre au guichet ; tu sais, tu auras un tour de faveur...

HERMANCE.

Mais, c’est épouvantable, ce que tu me racontes-là ! Comment ce malheur t’est-il arrivé ?

SUZANNE.

Quel malheur ?

HERMANCE.

Enfin, comment es-tu tombée dans une pareille situation ?...

SUZANNE.

Mais elle est très gentille, ma situation ?

HERMANCE.

Ta famille a donc été ruinée ?

SUZANNE.

Mais pas du tout.

HERMANCE.

Alors, je ne comprends pas.

SUZANNE.

Elle n’a pas été ruinée, ma famille, mais cela tient simplement à un détail, c’est quelle n’avait pas de fortune.

HERMANCE.

Incroyable !

SUZANNE.

Je t’assure qu’il est très facile de n’avoir pas de fortune, c’est même plus facile que d’en avoir.

HERMANCE.

Je te demande pardon de toutes ces questions-là, mais je suis si étonnée... Quand on est petite, on ne se rend pas compte des choses, n’est-ce pas ? des différences de positions... On s’imagine qu’on va mener toutes la même vie, se retrouver dans le monde. On ne sait rien. Alors, toi ? quand nous avons quitté la pension, qu’est-ce que tu as fait ?

SUZANNE.

J’ai mis ma tête dans mes mains, comme ca... et je me suis mise à réfléchir. À la pension, j’avais bien réfléchi à l’histoire de France, à la botanique, à la géographie. Mais je n’avais pas réfléchi à la situation d’une jeune fille de dix-huit ans, qui n’a plus qu’une vieille tante et des ressources tellement précaires que ce n était vraiment pas la peine d’en parler. Et je me suis demandé : en admettant que je vive seulement jusqu’à cinquante ans, qu’est-ce que je vais faire pendant tout ce temps-là ? J’ai songé au mariage, naturellement : c’est toujours par là qu’on commence. Je me regardais dans les glaces, je me trouvais gentille, et j’attendais tous les matins qu’un jeune homme, beau comme le jour et riche comme Crésus, vînt se jeter à mes pieds et me supplier d’être sa femme. J’étais très décidée à lui accorder cette faveur. Le jeune homme en question n’est pas venu et je m’en suis consolée en me disant qu’il n’existait peut-être pas.

HERMANCE.

Personne ne t’a demandé ta main ? Oh ! c’est curieux.

SUZANNE.

Personne. Mais je dois ajouter, pour être juste, que, sauf ma main, on m’a tout demandé. Cela m’a conduite à un autre ordre d’idées. Te rappelles-tu la petite Juliette Broc ? ce qu’elle nous disait vers la fin : « Moi, mes enfants, si ma famille m’embête, je suis décidée à mal tourner. » Qu’est-ce qu’elle est donc devenue ?

HERMANCE.

Elle est entrée à l’Opéra-Comique.

SUZANNE.

Un instant, j’ai pensé à elle et j’ai envisagé le cas où, par la force des choses, je serais amenée à mal tourner. Mais ces manières étaient bonnes autrefois. Aujourd’hui, Dieu merci ! il y a d’autres moyens de s’en tirer. Alors, comme je ne pouvais pas tourner bien et comme je ne voulais pas mal tourner, je me suis décidée à ne pas tourner du tout. J’ai passé des examens et je suis entrée carrément dans l’administration des postes, et si le beau jeune homme riche comme Crésus, veut taire ma connaissance, il sera obligé de venir acheter des timbres.

HERMANCE.

Oh ! je crains que tu n’aies bien des désillusions ici.

SUZANNE.

J’ai un bon caractère.

HERMANCE.

Les provinciaux ne sont pas habitués à voir des jeunes filles de ton âge, jolies, élégantes, vivre toutes seules.

SUZANNE.

Je ne peux pourtant pas prendre un amant pour les rassurer.

HERMANCE.

Oh ! tu seras accueillie avec une certaine méfiance, il faut t’y attendre.

SUZANNE.

Bah !

HERMANCE.

À Pressigny, on est médisant et très potinier.

SUZANNE.

On inventera des histoires sur mon compte ? Tant mieux, ça me fera une distraction. Et puis, vraiment, qu’est-ce qu’on pourra dire ? On me verra jouer du piano, dessiner, et de temps en temps, aller faire une promenade sur le bord de la rivière. Ce n’est pas ça qui alimentera beaucoup les potins. D’ailleurs, les gens ne sont pas aussi méchants qu’on le croit, et surtout ils ne sont pas méchants longtemps, parce que ça les fatiguerait. Ils me laisseront vite tranquille, d’autant plus que je suis très gentille, tu sais, quand je veux !

HERMANCE, froidement.

Enfin, espérons que tout ça ne finira pas mal.

SUZANNE, la regardant.

Espérons-le.

HERMANCE.

Moi, je t’avoue que je n’ai pas le même caractère que toi ; s’il me fallait être mêlée à des histoires, je ne pourrais pas le supporter.

SUZANNE.

Oh ! rassure-toi. Tu ne seras pas mêlée à aucune histoire, du moins par ma faute.

HERMANCE.

Oh ! je n’en doute pas.

SUZANNE, avec intention.

D’ailleurs, il n’est pas nécessaire d’aller raconter partout que nous avons été élevées ensemble.

HERMANCE.

Évidemment... C’est une bonne idée...

SUZANNE.

C’est une idée excellente.

HERMANCE.

Cela ne nous empêchera pas de nous voir souvent.

SUZANNE.

Oui, sinon souvent, du moins quelques fois. J’ai beaucoup de travail.

HERMANCE.

On est donc très occupé dans les postes ?

SUZANNE.

Très. On n’a pas une minute à soi. Ainsi, par exemple, tu m’as invitée à déjeuner demain, je crois ?

HERMANCE.

Il me semble... oui, que nous avons dit demain.

SUZANNE.

Eh bien ! demain, justement, j’ai rendez-vous avec l’inspecteur, à midi. Il restera au moins jusqu’à midi et demie. Et me vois-tu arrivant chez toi à midi et demie passé ? Tu dois déjeuner de très bonne heure ?

HERMANCE.

Oh ! de très bonne heure.

SUZANNE.

Tu vois. Je suis donc désolée de ne pas pouvoir accepter. Alors, c’est entendu, pas à demain !

HERMANCE.

Ce sera pour un autre jour.

SUZANNE.

Mais, certainement, j’y compte, un autre jour que nous fixerons plus tard.

HERMANCE.

C’est ça. Maintenant, je te quitte, puisque tu as à parler à monsieur Lebardin.

SUZANNE.

Au revoir.

HERMANCE.

Au revoir.

Elles se serrent la main froidement. Sort Hermance.

 

 

Scène IX

 

SUZANNE, seule, LEBARDIN, puis PAGENEL

 

SUZANNE, seule.

Cette pauvre Hermance... Ah ! si elle savait ce que je m’en moque de sa société aristocratique.

Entre Lebardin, à droite.

LEBARDIN, presque sans regarder Suzanne.

Vous désirez, madame ?

SUZANNE.

Voici, monsieur... Je suis la nouvelle receveuse des postes.

LEBARDIN, de mauvaise humeur.

On a changé la mère Broquet, ce n’est pas malheureux.

SUZANNE, à part.

Il n’est pas poli, ce vieux bonhomme-là.

LEBARDIN.

J’espère que ça ira mieux avec vous, parce qu’avec elle, ça devenait intolérable.

Il s’est approché de Suzanne, et la regarde bien en face au moment où il prononce le mot intolérable. Il reprend machinalement.

Intolé...

Changeant de ton et très aimablement.

Donnez-vous la peine de vous asseoir.

SUZANNE.

Merci.

LEBARDIN, subitement intéressé.

Je vous en prie, je vous en prie, donnez-vous la peine...

À part.

Louisette ! Tout à fait Louisette ! en beaucoup mieux.

À part.

Êtes-vous bien assise, au moins, êtes-vous bien assise ?

SUZANNE.

Parfaitement. Voici ce qui m’amène...

LEBARDIN.

Je vous écoute... Désirez-vous prendre quelque chose ?

SUZANNE.

Vous êtes trop aimable.

LEBARDIN.

Vous n’avez besoin de rien ?... Du sirop de groseilles ou une petite orangeade... plutôt... une petite orangeade...

SUZANNE.

Mille fois trop bon...

À part.

Je m’étais trompée, il est très poli !

LEBARDIN.

Alors, je vous écoute.

SUZANNE.

J’allais vous dire, monsieur, que plusieurs notables habitants de Pressigny, et vous entre autres, – vous êtes bien monsieur Lebardin ?

LEBARDIN.

Oui, madame.

SUZANNE, rectifiant.

Mademoiselle.

LEBARDIN.

Mille pardons... je suis stupide de n’avoir pas deviné.

Il ne cesse de la regarder pendant tout le temps qu’elle parle et de la dévorer des yeux.

SUZANNE.

Ça ne fait rien... Vous avez adressé à monsieur l’inspecteur général une réclamation au sujet de madame Broquet, la receveuse des postes qui était ici avant moi.

LEBARDIN.

En effet, je m’y suis décidé... à la longue. Madame Broquet ne faisait pas son service. J’ajouterai qu’elle devenait insupportable... tandis que vous...

SUZANNE.

Oui. Eh bien ! cette réclamation signée de vous et de plusieurs de ces messieurs est de nature à lui faire le plus grand tort. Et je viens vous prier de la retirer, en vous promettant à l’avenir plus de régularité dans le service et, j’ose le dire, plus de complaisance.

LEBARDIN.

Mais je crois bien que je vais la retirer. Mais tout ce que vous voudrez !

SUZANNE.

Je n’attendais pas moins de vous en venant ici.

LEBARDIN.

Tout ce qui vous fera plaisir, tout ce qui...

À part.

Mais qu’est-ce qui me prend, moi ?

SUZANNE.

J’ai l’intention d’établir à Pressigny un certain nombre de réformes qui obtiendront, j’espère, l’approbation générale.

LEBARDIN, sous le charme.

Oui... oui...

SUZANNE.

Par exemple, je...

LEBARDIN.

C’est une bonne idée... voilà une bonne idée.

SUZANNE, souriant.

Mais vous ne savez pas encore.

LEBARDIN.

Je devine, je devine.

À part.

Ce qui m’arrive est extraordinaire.

SUZANNE.

Dorénavant, le dimanche, à Pressigny, on pourra expédier des télégrammes jusqu’à trois heures et demie au lieu de trois heures.

LEBARDIN.

C’est admirable, admirable !

SUZANNE.

Et même quand on arrivera à trois heures trente-cinq, je suppose...

LEBARDIN.

On ne vous fermera pas la porte au nez, comme faisait la mère Broquet.

SUZANNE.

Tout juste.

LEBARDIN.

Voilà ce que j’appelle une reforme.

SUZANNE.

Il y en a d’autres. J’ai obtenu une seconde distribution pour les journaux.

LEBARDIN, pénétré d’admiration.

Une seconde distribution !

SUZANNE.

Oui.

LEBARDIN.

Magnifique... Magnifique !

Il s’essuie le front et s’assied sur une chaise brusquement.

SUZANNE.

Qu’est-ce qu’il a ?...

Allant à Lebardin, très rouge.

Vous êtes souffrant ?

LEBARDIN.

Non... non... au contraire. Je suis très heureux.

SUZANNE.

Il est certain que Pressigny est assez important pour avoir droit à deux distributions.

LEBARDIN.

C’est-à-dire que vous êtes trop bonne... Nous ne méritions pas...

SUZANNE.

Alors je peux espérer que vous écrirez à monsieur l’inspecteur ?

LEBARDIN.

Quand le désirez-vous ?

SUZANNE.

Le plus tôt possible.

LEBARDIN.

Je vais lui écrire immédiatement. Que dois-je lui dire ?

SUZANNE.

Ce que vous voudrez. Que vous vous êtes trompé... que vous avez exagéré. Que madame Broquet avait donné à la commune des preuves de dévouement pendant des années et que, par conséquent...

LEBARDIN.

Enfin, le contraire de ce que j’ai dit ?

SUZANNE.

C’est ça.

LEBARDIN.

Cela va être fait. Je vais vous donner ça... le temps d’aller écrire la lettre à mon bureau.

SUZANNE.

Je l’enverrai chercher ce soir.

LEBARDIN.

Non, non, vous allez l’attendre... Je veux que vous l’attendiez... j’y tiens absolument.

Apercevant Pagenel à l’embrasure de la baie. Entre Pagenel.

Monsieur Pagenel vous tiendra compagnie un moment... Justement, il a signé la réclamation avec moi... il signera le contraire, je vous le promets.

 

 

Scène X

 

SUZANNE, LEBARDIN, PAGENEL

 

PAGENEL.

Quelle réclamation ?

LEBARDIN, voulant présenter Suzanne.

Mademoiselle... Mademoiselle...

SUZANNE.

Suzanne Borel.

LEBARDIN, à part.

Suzanne ?...

Haut, à Pagenel.

Notre nouvelle receveuse des postes.

PAGENEL.

Très bien... très bien... enchanté, mademoiselle.

LEBARDIN, passant près de Pagenel, et à part.

Ah ! mon ami !

PAGENEL.

Quoi ?

LEBARDIN.

Ah ! mon ami !

PAGENEL.

Mais quoi ? quoi ?

LEBARDIN.

C’est l’œil surtout... la douceur exquise de l’œil.

PAGENEL, stupéfait.

Mais enfin ?

LEBARDIN.

Je te raconterai... je reviens dans un instant...

À Suzanne.

Attendez-moi...

À Pagenel.

Ah ! mon ami !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

SUZANNE, PAGENEL, puis LE VICOMTE

 

PAGENEL.

Y a-t-il longtemps que vous êtes arrivée à Pressigny, mademoiselle ?

SUZANNE.

Deux jours seulement.

PAGENEL.

C’est une grande chance pour nous d’avoir à la place de cette bonne madame Broquet, une personne aussi distinguée que vous.

SUZANNE.

Oh ! monsieur.

PAGENEL.

Vous n’avez pas de relations ici ?

SUZANNE.

Je connais...

Se reprenant.

Non, aucune relation, aucune...

PAGENEL.

Vous ne tarderez pas à en avoir. Monsieur et madame Lebardin sont des gens charmants, qui se mettront tout de suite à votre disposition... et moi-même, ainsi que madame Pagenel...

SUZANNE.

Je vous remercie mille fois, monsieur.

La porte de gauche s’ouvre. Le vicomte parle à Célestin dans l’embrasure.

 

 

Scène XII

 

SUZANNE, PAGENEL, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE, à Célestin, qu’on ne voit pas.

Eh ! eh ! Célestin... Vous l’avez, enfin, votre lièvre.

PAGENEL, à Suzanne.

Monsieur le vicomte de Samblin, un bon type.

LE VICOMTE.

Je l’ai tué ce matin. Pan ! pan ! du deuxième coup. Je l’avais raté le premier... Et je vous l’apporte tout chaud ! Ah ! ah ! je suis gentil ?

Voix de CÉLESTIN.

Monsieur le vicomte est bien aimable.

LE VICOMTE.

Voilà comment je suis.

Il descend en scène.

PAGENEL.

Mon cher vicomte.

LE VICOMTE.

Ah ! ah ! C’est vous, Pagenel... Tiens, une dame que je ne connais pas.

PAGENEL.

Mon cher vicomte, permettez-moi de vous présenter mademoiselle Borel, notre nouvelle receveuse.

LE VICOMTE, la regardant.

Ah ! ah ! la nouvelle receveuse... Voilà qui est parlait ! Bonjour, mademoiselle...

S’approchant.

Elle est charmante, tout à l’ait charmante.

Lui tapant sur les joues.

Bonnes joues, bien fraîches.

SUZANNE, se reculant.

Hé là, monsieur le vicomte, hé là !

À part.

Il se croit encore au moyen âge, celui-là...

PAGENEL, au vicomte, à part.

Voyons, mon cher vicomte.

LE VICOMTE.

Qu’est-ce que j’ai donc fait ?

PAGENEL.

Vous l’avez froissée, parbleu !

LE VICOMTE.

Je l’ai froissée ?

PAGENEL.

Dame... aussi...

LE VICOMTE.

Nous allons réparer ça...

Haut.

Je vous ai vexée hein ?... mademoiselle... Avouez que je vous ai vexée ?

SUZANNE, très digne.

Vous ne m’avez pas vexée, vous m’avez surprise.

LE VICOMTE.

Enfin ! J’ai fait une galle... Si !... Si ! je sens que j’ai fait une gaffe. J’en fais quelquefois, n’est-ce pas, Pagenel ? Mais il faut me rendre cette justice, je m’en aperçois tout de suite après.

PAGENEL.

Mademoiselle comprendra.

LE VICOMTE.

Parfaitement, elle comprendra que je me suis trompé... et elle m’excusera... Hein ! mademoiselle, vous m’excusez ?

SUZANNE, souriant.

Bien volontiers, monsieur le vicomte.

LE VICOMTE.

Je vous avais à peine regardée, figurez-vous... Parbleu, en vous regardant... on devine bien que vous n’êtes pas quelqu’un dans le genre de la mère Broquet.

SUZANNE.

Oh !

LE VICOMTE.

Vous avez beau n’être qu’une simple receveuse des postes, on n’est pas long à voir que vous êtes une jeune fille très bien... Moi, je le vois maintenant. Je ne l’avais pas vu tout de suite. C’est une méprise.

SUZANNE.

Une petite méprise, monsieur le vicomte.

LE VICOMTE.

Tout change, morbleu ! tout change ! Je le disais encore l’autre jour à ma tante la douairière : « Il y a de grands changements qui se préparent dans la société ; il faut que vous en preniez votre parti ! » Ainsi, autrefois, une personne dans votre condition, on lui tapotait sur les joues. Ça ne tirait pas à conséquence. Aujourd’hui, on est immédiatement remis à sa place, et c’est bien fait.

Sur un geste de Suzanne.

Si... Si... vous avez bien fait. Vous appartenez à cette nouvelle génération de femmes qui n’aiment pas qu’on leur manque de respect.

SUZANNE, riant.

J’aime autant pas, en effet, monsieur le vicomte.

LE VICOMTE.

Ce sont de nouvelles habitudes à prendre, voilà tout. C’est le règne du féminisme, comme on dit dans les journaux.

Tendant la main à Suzanne.

Plus de rancune, alors ?...

SUZANNE.

Plus la moindre.

LE VICOMTE.

La paix ?

SUZANNE.

La paix.

Entre Lebardin à gauche. Il est méconnaissable. Il est rasé, il a mis une jaquette neuve, il est très rajeuni.

 

 

Scène XIII

 

SUZANNE, PAGENEL, LE VICOMTE, LEBARDIN

 

LEBARDIN, une lettre ouverte à la main, et à Suzanne.

Voici, mademoiselle ; vous pouvez lire.

SUZANNE, le regardant et stupéfaite.

Monsieur, je...

À part.

Mais ce n’est pas le même.

Haut.

Monsieur Lebardin, n’est-ce pas ?

LEBARDIN.

C’est la lettre en question.

PAGENEL, également stupéfait.

Comment ! c’est toi !

LE VICOMTE, même jeu.

Ah ! ça, je ne vous reconnaissais pas, mon cher ami.

Il lui tend la main.

LEBARDIN, à Pagenel et au vicomte.

Dites-moi, vous allez signer aussi ?

PAGENEL.

Signer quoi ?

LEBARDIN.

Ça.

PAGENEL.

Voyons.

Il lit.

Ah ! ah ! mais pardon.

LEBARDIN.

C’est mademoiselle qui vous le demande.

SUZANNE.

Je vous en prie, monsieur.

PAGENEL.

Dans ce cas...

LE VICOMTE.

Je veux signer aussi, moi.

LEBARDIN

J’ai apporté une plume.

Pagenel signe.

LE VICOMTE.

Où faut-il signer ?

Il signe et en lisant.

Bon, bon, très bien rédigé.

LEBARDIN, remettant la lettre à Suzanne.

Prenez, mademoiselle.

SUZANNE.

Mille remerciements.

LEBARDIN, au vicomte et à Pagenel.

Vous savez que maintenant, le dimanche, le bureau de poste reste ouvert jusqu’à trois heures et demie. C’est superbe !

PAGENEL, à Suzanne.

Je suis sûr, mademoiselle, que c’est à vous que nous le devons ?

SUZANNE.

En effet... Au revoir, messieurs.

PAGENEL.

Au revoir, mademoiselle.

LE VICOMTE.

Mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

LEBARDIN.

Mademoiselle... par ici.

Il la reconduit et lai salue encore.

Mademoiselle... Toutes mes amitiés à madame Broquet.

SUZANNE.

Je n’y manquerai pas.

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

LEBARDIN, PAGENEL, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE.

Bonne personne, bonne personne... Pas de rancune... Dites-moi, Lebardin, est-ce que vous avez vu madame Lureau, aujourd’hui.

LEBARDIN.

Elle est avec ces dames.

LE VICOMTE.

J’ai à lui parler très sérieusement. Est-ce que le docteur est là aussi ?...

LEBARDIN.

Oui.

LE VICOMTE.

Ça se trouve à merveille. Nous allons arranger cette petite affaire en famille. Je veux bien me mésallier, mais au moins que ça ne me procure pas d’embêtements !

Il sort, première porte.

 

 

Scène XV

 

LEBARDIN, PAGENEL

 

PAGENEL.

Ce bon vicomte !

LEBARDIN, vivement.

Ah ! mon ami.

PAGENEL.

Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y a ?

LEBARDIN.

Tu ne me trouves pas changé ?

PAGENEL.

C’est-à-dire que je ne te reconnaissais pas.

LEBARDIN.

Il m’arrive une de ces aventures !...

PAGENEL.

Il t’arrive quelque chose, à toi ?...

LEBARDIN, baissant la voix.

Je suis amoureux... Je suis amoureux follement !

PAGENEL.

Hein ! quoi ?

LEBARDIN.

Ressemble-t-elle assez à Louisette ! C’est Louisette à vingt ans !

PAGENEL.

Mais qui ?...

LEBARDIN.

Mademoiselle Borel... Suzanne Borel...

PAGENEL.

Comment ! c’est d’elle que tu es ?...

LEBARDIN.

Oui ! oui ! oui !

PAGENEL.

Ah ! par exemple !... Mais où diable prends-tu qu’elle ressemble à Louisette ?

LEBARDIN.

Tu ne trouves pas ?

PAGENEL.

Aucun rapport, mon cher ami. Seulement, comme tu as aimé Louisette et que tu aimes celle-là, tu t’imagines qu’elles se ressemblent. Mais elles ne se ressemblent pas du tout. Mademoiselle Borel est cent fois mieux.

LEBARDIN.

Je l’adore, mon ami, je l’adore !

PAGENEL.

Voilà une histoire ! Mais depuis quand ?

LEBARDIN.

Depuis un quart d’heure. Quand je l’ai aperçue, j’ai senti un coup là, au creux de l’estomac.

PAGENEL.

Oui... Ça devrait prendre au cœur et ça prend au creux de l’estomac.

LEBARDIN.

Et depuis qu’elle est partie, j’ai là devant les yeux comme un brouillard où j’aperçois un peu encore sa figure, sa taille, les petits gestes délicats qu’elle fait... et j’ai dans l’oreille le son de sa voix, qu’elle m’a laissé en s’en allant. Enfin, moi, Lebardin, dont le nom dans tout le pays est synonyme de chasteté et de fidélité, je suis amoureux comme un fou de cette petite femme blonde !

PAGENEL.

Ce serait grave, si c’était vrai. Heureusement, ce n’est pas vrai...

LEBARDIN.

Je ne suis pas amoureux ?

PAGENEL.

Non... Tu as simplement envie... Je vais te dire, moi, de quoi tu as envie... Tu as envie de faire une bonne débauche... Voilà...

LEBARDIN.

Quelle horreur !

PAGENEL.

Tu as vingt ans de fidélité, c’est tout ce que tu pouvais supporter ; moi, je n’ai pu supporter que six mois, chacun à sa mesure.

LEBARDIN.

Sais-tu bien que si je trompais ma femme, ce serait la première fois ?

PAGENEL.

Je t’envie.

LEBARDIN.

Rien que l’idée de la tromper me donne des remords d’avance.

PAGENEL.

Heureux homme ! Moi ça ne me fait plus rien.

LEBARDIN.

Et tiens ! je vais peut-être t’étonner... Il me semble que si je la trompais, je l’aimerais encore davantage.

PAGENEL.

Ta femme ?

LEBARDIN.

Oui, ma femme.

PAGENEL.

Mais certainement, tu l’aimerais davantage. C’est le côté moral de l’adultère du mari.

 

 

Scène XVI

 

LEBARDIN, PAGENEL, MADAME LEBARDIN

 

MADAME LEBARDIN, entrant.

Là ! J’ai mon lièvre.

Regardant son mari.

Mais qu’est-ce que tu as de changé ?

LEBARDIN.

Rien ! J’ai mis ma jaquette neuve.

MADAME LEBARDIN.

Tu ne veux toujours pas écrire à Blanchet ?

LEBARDIN.

Je n’ai pas eu le temps.

MADAME LEBARDIN.

Je t’assure que tu ne te conduis pas bien avec lui.

LEBARDIN, réfléchissant.

Oh !

MADAME LEBARDIN.

Quoi ?

LEBARDIN.

Quelle heure est-il donc ?

MADAME LEBARDIN.

Trois heures passées.

LEBARDIN, regardant sa montre.

Trois heures et quart... J’ai le temps.

MADAME LEBARDIN.

Le temps de quoi ?

LEBARDIN.

De lui envoyer une dépêche.

À part.

Elle doit être encore là.

MADAME LEBARDIN.

Envoyer une dépêche à qui ?

LEBARDIN.

Mais à Blanchet, pardi ! À ce vieux Blanchet !un garçon que je n’ai pas vu, je ne sais depuis combien de temps.

MADAME LEBARDIN.

C’est pour ça que ce n’est vraiment pas la peine d’envoyer une dépêche. Une lettre suffira parfaitement.

LEBARDIN.

Mais non, mais non... Une simple lettre ! Je n’aurais pas l’air d’y mettre de l’empressement.

MADAME LEBARDIN.

Depuis dix ans que tu ne penses pas à lui...

LEBARDIN.

Raison de plus.

MADAME LEBARDIN.

C’est absurde ! D’abord aujourd’hui dimanche le télégraphe ferme à trois heures.

LEBARDIN.

Ah ! ah ! Tu crois encore que... Il ferme à trois heures et demie, le télégraphe... Demande à Pagenel, parfaitement, trois heures et demie, au lieu de trois heures ! c’est joliment commode. Regarde un peu, j’aurais été obligé d’attendre jusqu’à demain. C’était du joli !

MADAME LEBARDIN, à Pagenel.

Il est fou.

LEBARDIN.

Qu’est-ce que Blanchet aurait pensé de moi ? Je cours au bureau de poste.

MADAME LEBARDIN.

Oh !

LEBARDIN.

Je cours au bureau de poste ! Trois heures vingt-deux...

À part.

Elle y sera encore.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

PAGENEL, MADAME LEBARDIN

 

MADAME LEBARDIN.

Vous qui êtes raisonnable... pouvez-vous m’expliquer ?

PAGENEL.

Il ne faut pas faire attention, chère madame : Lebardin est un homme doué d’une grande sensibilité. Il aime beaucoup ses amis. Il me disait tout à l’heure : « Pourvu que Blanchet ne soit pas malade ? »

MADAME LEBARDIN.

Vous m’avouerez que cela est étrange de ne pas se préoccuper de quelqu’un pendant dix ans, et puis tout d’un coup !...

PAGENEL.

C’est une question de sensibilité. Je vous le répète.

 

 

Scène XVIII

 

PAGENEL, MADAME LEBARDIN, LE VICOMTE, LE DOCTEUR, HERMANCE

 

HERMANCE, riant au vicomte.

Ah ! ah ! ah ! ne vous fâchez pas, voyons, ne vous fâchez pas.

LE VICOMTE.

Je ne suis pas content.

LE DOCTEUR.

Vous attachez trop d’importance, mon cher vicomte. C’est moins que rien, malheureusement...

LE VICOMTE.

Comment ! J’entends un bruit de baisers dans un bosquet du jardin... Je m’approche et qu’est-ce que je vois ?

HERMANCE.

Ne dirait-on pas que vous avez vu des choses folles ? Qu’est-ce que vous avez vu ? Dites-le devant tout le monde...

PAGENEL.

Dites-le donc, je vous en prie.

LE VICOMTE.

J’ai vu le docteur qui tenait la main de madame entre les siennes et qui l’embrassait.

PAGENEL.

Ce n’est que ça ?

LE VICOMTE, à Hermance.

C’est beaucoup trop. Moi, quand je veux vous embrasser la main, vous la retirez tout de suite. La situation est très désobligeante pour moi, je vous assure. Tout le monde dans le pays est convaincu que vous allez épouser monsieur.

LE DOCTEUR.

Monsieur, nous sommes donc fâchés ?

LE VICOMTE.

Non, nous ne sommes pas fâchés pour ça. Tout le monde est convaincu que vous allez épouser ce cher docteur. D’un autre côté, moi, je vous ai demandé votre main, parce que je vous aime. Vous m’aviez donné l’espoir... Il faut nous décider à quelque chose.

LE DOCTEUR.

C’est justement ce que j’étais en train de dire à madame.

LE VICOMTE, en lui baisant la main.

Voyons, madame, répondez : avez-vous pris une résolution ?

HERMANCE.

Oui.

LE VICOMTE.

Et laquelle ?... Vous allez nous dire laquelle ?

HERMANCE.

Je vais vous le dire !

LE VICOMTE.

Écoutons.

HERMANCE.

Je ne sais pas encore, messieurs, si j’épouserai un de vous deux. Mais il y a une chose que je sais bien, c’est qu’il y a un de vous deux que je suis résolue d’ores et déjà à ne pas épouser.

LE VICOMTE.

Et qui donc ?

HERMANCE, désignant le docteur en riant.

Monsieur.

LE DOCTEUR.

Merci.

À part.

Moi, je ne tiens pas au mariage.

LE VICOMTE.

Pourtant dans le pays...

HERMANCE.

Laissez jaser, mon cher vicomte, laissez.

LE VICOMTE.

Alors, c’est moi que vous épousez ?

HERMANCE.

Je n’ai pas dit cela.

LE VICOMTE.

Je puis continuer à avoir de l’espoir ?

HERMANCE.

Peut-être...

LE DOCTEUR.

Moi, hélas ! je n’en ai plus...

À part.

je n’ai plus qu’une certitude.

LE VICOMTE.

Dans ces conditions-là, je peux encore attendre un peu.

Rentre Lebardin.

 

 

Scène XIX

 

PAGENEL, MADAME LEBARDIN, LE VICOMTE, LE DOCTEUR, HERMANCE, LEBARDIN

 

LEBARDIN.

Là, c’est fait... j’ai envoyé ma dépêche.

À Pagenel, bas.

Je l’ai revue, mon ami, je l’ai revue... C’est une merveille !

LE DOCTEUR.

Tiens ! vous avez bonne mine ! Vous avez rajeuni depuis tout à l’heure.

HERMANCE.

En effet, mes compliments.

LEBARDIN, allant à sa femme.

La voici, ma bonne femme... La voici, ma bonne vieille... Heu...

Il l’embrasse.

MADAME LEBARDIN.

Qu’est-ce qui te prend ?

LEBARDIN.

Heu !

Il l’embrasse encore.

MADAME LEBARDIN.

Ah ! ça !...

LEBARDIN.

Je t’aime bien, tu sais, Augustine.

MADAME LEBARDIN.

Mais je l’espère.

LEBARDIN.

Je t’aime encore plus qu’hier... ma parole.

MADAME LEBARDIN.

Mais, à la fin, m’expliqueras-tu ?

LEBARDIN.

Ce n’est pas la peine, tu ne comprendrais pas.

À Pagenel.

Tu as raison... on les aime mieux.

À sa femme.

Laisse-moi t’embrasser encore.

Il l’embrasse vigoureusement.

MADAME LEBARDIN.

Vous allez me dire pourquoi vous m’embrassez comme ça, ou bien nous nous fâcherons ?

LEBARDIN.

Mais, je t’embrasse parce que ça me fait plaisir.

HERMANCE.

Voilà un bon mari.

LEBARDIN, à Hermance.

Si on ne peut plus embrasser sa femme, maintenant.

À part.

Je ne peux pourtant pas lui dire que j’ai envie de me rouler dans la débauche, n’est-ce pas ?

 

 

ACTE II

 

Le bureau de poste de Pressigny-sur-Loire.

La scène est divisée en deux parties. À gauche, le couloir du public communiquant avec la droite par des guichets. À gauche, également, la cabine téléphonique. À droite, l’intérieur de la poste, le télégraphe, tables, chaises, etc.

 

 

Scène première

 

SUZANNE, RIRI, à droite, PAGENEL, à gauche

 

Au lever du rideau. Suzanne timbre des lettres sur la petite planchette du bureau de poste, le long de la cloison qui sépare les deux parties de la scène. Droite. Riri est en train de recevoir une dépêche et manipule l’appareil télégraphique. Un entend hors de scène des accords plaqués, comme ceux que font les accordeurs de piano. Ces accords cessent, puis reprennent de temps en temps suivant les besoins de la scène. Après deux ou trois coups de timbre, entre Pagenel dans la partie du théâtre de gauche, le couloir.

PAGENEL, s’avançant vers le premier guichet contre la rampe.

Est-ce que le téléphone sera libre bientôt ?

SUZANNE, allant au guichet.

Vous avez le numéro trois, monsieur Pagenel.

PAGENEL.

Dans un petit quart d’heure, alors ? Je vais revenir.

SUZANNE.

C’est ça.

Suzanne retourne timbrer ses lettres. Entre le vicomte par le fond du couloir.

 

 

Scène II

 

PAGENEL, LE VICOMTE, à gauche, SUZANNE et RIRI, comme à la scène première

 

PAGENEL, serrant la main du vicomte.

Bonjour, mon cher ami.

LE VICOMTE, montrant une lettre.

Bonjour, Pagenel... Dites-moi, il n’est pas trop tard pour le courrier ?

PAGENEL.

Vous avez tout le temps.

LE VICOMTE.

C’est que je voudrais bien que ma sœur reçût cette lettre demain matin.

PAGENEL, baissant la voix.

Cette lettre où vous lui annoncez votre mariage... avec la plus jolie personne de Pressigny, une veuve charmante.

LE VICOMTE.

Dame, oui, vous avez deviné.

PAGENEL.

Parbleu !

LE VICOMTE.

C’est amusant, parce que tout le monde dans le pays s’imagine qu’elle va épouser le docteur.

PAGENEL.

Oui, oui, c’est très amusant.

LE VICOMTE.

Et, demain matin, par la publication des bans, on apprendra que c’est moi... J’ai déjà commandé les billets de faire-part. Seulement, figurez-vous, j’avais complètement oublié de prévenir ma famille.

PAGENEL.

Vous avez le temps jusqu’à six heures dix.

LE VICOMTE.

Elle ne sera pas très contente, ma famille, de me voir épouser une simple bourgeoise ! Enfin, l’important est d’être heureux. Mais, voilà... Serai-je heureux en mariage ? Ne le serai-je pas ?

PAGENEL.

Vous ne tarderez pas à vous en apercevoir.

LE VICOMTE.

Moi, je crois que je le serai.

PAGENEL.

Moi aussi... à bientôt.

Il lui serre la main et sort.

 

 

Scène III

 

LE VICOMTE, SUZANNE, RIRI

 

LE VICOMTE, s’approchant du premier guichet.

Bonjour, mademoiselle.

SUZANNE, allant vivement au guichet.

Bonjour, monsieur le vicomte.

LE VICOMTE, passant un peu la tête.

Vous allez bien, aujourd’hui ?

SUZANNE.

À merveille, et vous-même ?

LE VICOMTE.

Parfaitement, je vous remercie.

SUZANNE.

Nous disons un timbre à quinze. Voici.

Elle le lui donne.

LE VICOMTE, en cachetant sa lettre.

Il n’est pas venu un paquet pour moi ?

SUZANNE.

Quel genre de paquet ? Un colis postal ?

LE VICOMTE.

Je crois, oui...

SUZANNE.

Les colis postaux arrivent un peu plus tard... Dès que j’aurai le vôtre, je tâcherai de vous l’envoyer tout de suite.

LE VICOMTE.

Non, je le prendrai en rentrant ; gardez-le-moi, vous serez bien aimable...

Tendant la lettre.

Elle partira ce soir, hein ?

SUZANNE, la prenant et la regardant.

Pour Paris, soyez tranquille.

Elle est à ce moment penchée sur le guichet, de manière que les deux têtes du vicomte et de Suzanne soient à la même hauteur. Suzanne, en regardant l’adresse de la lettre, se met à rire légèrement.

LE VICOMTE.

De quoi riez-vous, hein ?

SUZANNE.

Je ne ris pas.

LE VICOMTE.

Si, vous avez ri... Dites-moi de quoi vous avez ri ?

SUZANNE.

De rien... de rien... je vous demande pardon.

LE VICOMTE.

Si, vous avez ri de quelque chose : vous êtes trop intelligente pour rire de rien... Dites-le-moi, ça me fera plaisir... Autrement, je croirai que vous m’en voulez encore, depuis un mois que j’ai fait la petite gaffe, vous savez ?

SUZANNE.

Oh ! quelle idée !

LE VICOMTE.

Voyons ?

SUZANNE.

Vous ne vous fâcherez pas ?

LE VICOMTE.

Pourquoi, voulez-vous ?...

SUZANNE.

Eh bien ! c’est...

S’arrêtant.

Vraiment, vous ne vous fâcherez pas ?

LE VICOMTE.

Jamais je ne me fâche, j’ai un très bon caractère.

SUZANNE, désignant du doigt l’enveloppe de la lettre.

C’est de ça...

LE VICOMTE.

De ça ? Tiens, pourquoi ?

SUZANNE.

Si c’était la première fois, je me dirais... C’est une distraction. Mais voilà plusieurs fois que je le remarque.

LE VICOMTE.

Qu’est-ce que vous remarquez ?

SUZANNE, lisant.

Tenez... là...

Avec son doigt.

rue Galilée.

LE VICOMTE.

Eh bien ?

SUZANNE.

Vous écrivez, Galilée lé...

LE VICOMTE.

Comment doit-on écrire ?

SUZANNE.

Lée ; jusqu’à présent, on a écrit lée, mais au fond, ça n’a aucune importance... C’est moi qui suis une sotte...

LE VICOMTE.

Mais non, mais non... J’ai fait une faute d’orthographe, sûr... ça m’arrive continuellement... Parbleu ! Galilée... lée, je m’en souviens, maintenant, vous avez mille fois raison. C’était un savant ?

SUZANNE.

Oui, un astronome, un astronome italien.

LE VICOMTE.

Ah ! ah !

SUZANNE.

C’est lui qui a dit... Vous ne vous rappelez pas ?

LE VICOMTE.

Non, qu’est-ce qu’il a dit ?

SUZANNE.

E pur si muovo.

LE VICOMTE.

Ah ! ah !

SUZANNE.

Et pourtant, elle tourne.

LE VICOMTE.

Ah ! parfaitement... elle tourne. De qui voulait-il parler déjà ?

SUZANNE, faisant un rond dans l’air avec le doigt.

De la terre.

LE VICOMTE.

Ah ! oui... Ma parole, on finit par être d’une ignorance. D’ailleurs, moi, il faut me rendre cette justice, j’ai toujours été très ignorant.

SUZANNE.

Oh ! vous avez un peu oublié, voilà tout. Ce n’est pas grave.

LE VICOMTE.

Figurez-vous que je ne suis pas bachelier.

SUZANNE, riant.

Vous n’êtes pas bachelier !

LE VICOMTE, riant aussi.

Non.

SUZANNE.

Vous avez été recalé ?

LE VICOMTE.

Pas même...

SUZANNE.

Vous ne vous êtes pas présenté ?

LE VICOMTE.

Justement. C’est l’examinateur, un ami de ma famille, qui me l’avait conseillé. Il m’avait dit : « Ne vous présentez pas, ce sera navrant. » Et, ma foi, j’ai suivi son conseil. Alors, je reviens chercher mon colis postal.

SUZANNE.

C’est entendu.

LE VICOMTE, passant la main à travers le guichet.

Au revoir, mademoiselle.

SUZANNE.

Au revoir, monsieur le vicomte.

LE VICOMTE, à Riri, au fond.

Bonjour, mademoiselle Riri.

RIRI, se retournant.

Votre servante, monsieur le vicomte.

Sort le vicomte.

 

 

Scène IV

 

SUZANNE, RIRI, puis LE FACTEUR

 

SUZANNE, à Riri, gaiement.

Il n’est pas même bachelier, ma chère !

Entre le facteur. Suzanne remettant la dernière lettre au facteur.

Tenez, Ronju.

LE FACTEUR.

C’est tout, mademoiselle ?

SUZANNE.

Oui... Oh ! voici encore un prospectus pour madame Lebardin.

RIRI, se retournant.

Si vous voyez monsieur Lebardin, vous pouvez lui dire que je reçois un télégramme pour lui.

LE FACTEUR.

Bien, mademoiselle.

SUZANNE.

Dépêchez-vous maintenant...

Regardant la grande horloge du bureau.

Je ne veux pas de retard.

LE FACTEUR.

N’ayez pas peur, mademoiselle... mais on se donne du mal... autrefois il n’y avait qu’une distribution à Pressigny ; maintenant, il y en a deux.

SUZANNE.

Grâce à moi... Il était absurde que dans un bourg de deux mille habitants il n’y eût qu’une distribution par jour. D’ailleurs, tout le monde réclamait cette réforme, j’espère quelle a été bien accueillie.

LE FACTEUR.

Oh ! vous savez, bien par les uns, mal par les autres.

SUZANNE.

Comment, il y a des gens qui ne sont pas contents ?

LE FACTEUR.

Il y a des gens qui ne sont jamais contents. Ils réclament des réformes, et puis, quand ils les ont obtenues, ça les embête, ça change leurs habitudes. Par exemple, avant, on recevait les journaux de Paris le lendemain matin, on les lisait à déjeuner ; aujourd’hui, on les reçoit à cinq heures de l’après-midi...

SUZANNE.

On les lit au dîner...

LE FACTEUR.

Oui, mais ça dérange les habitudes et ça fait des mécontents. Il y a des messieurs qui n’aiment pas à avoir les nouvelles trop tôt.

RIRI, tout en transcrivant le télégramme.

Quelle boîte, ce pays !...

LE FACTEUR, désignant la cabine téléphonique.

C’est comme pour le téléphone...

SUZANNE.

Sans moi, ils ne l’auraient eu que l’année prochaine, le téléphone, et encore...

LE FACTEUR, en rangeant les lettres de la journée dans sa boite.

Évidemment... évidemment... mais c’est encore des histoires qui font jaser... Quand on voit monsieur Pagenel venir téléphoner à Paris tous les samedis à la même heure...

RIRI.

À cinq heures. Il sera ici dans un quart d’heure...

LE FACTEUR.

Eh bien ! si vous croyez que ça ne fait pas jaser... On se demande à qui il peut téléphoner toutes les semaines.

RIRI.

Il téléphone à la petite 515-48, rue de Prony.

SUZANNE.

Riri, je vous prie de vous taire.

Au facteur.

Mais alors, dites-moi, je ne dois pas être très bien vue à Pressigny ?

LE FACTEUR.

Si... si... on vous rend justice, mademoiselle, on vous trouve très aimable. Seulement...

SUZANNE.

Ah ! ah !

LE FACTEUR.

Oh ! ce n’est rien...

SUZANNE, de très bonne humeur.

Qu’est-ce qu’on me reproche ? Je serais curieuse...

LE FACTEUR.

Des bêtises... pas autre chose que des bêtises...

SUZANNE.

Dites toujours.

LE FACTEUR.

On trouve un peu étonnant...

SUZANNE.

Allez donc...

LE FACTEUR, se retournant du côté de droite où l’on entend un accord.

On trouve un peu étonnant qu’une receveuse des postes joue du piano.

RIRI.

Ça ! elle est bonne !

SUZANNE.

Justement, on est en train de l’accorder.

LE FACTEUR.

Madame Broquet n’en avait pas... de piano... Alors on se demande pourquoi vous en avez un.

SUZANNE.

Elle était sourde, madame Broquet : on n’exige pas de moi que je sois sourde, au moins ?

LE FACTEUR.

Et puis... il y a encore... les... portraits...

SUZANNE.

Quels portraits ?

LE FACTEUR.

Ceux que fait mademoiselle.

SUZANNE, à Riri.

Oh ! oui... Figure-toi que dimanche dernier je suis allée dessiner le pont... Il y avait vingt gamins autour de moi.

LE FACTEUR.

On l’a répété... Alors, vous comprenez ! Le piano, le dessin, tout ça, ça intrigue... Je m’en vas.

RIRI.

Dites-nous les potins du pays avant de partir.

LE FACTEUR, s’arrêtant sur le seuil de la porte du fond.

Il y a l’histoire de la femme du percepteur, qui a fait venir des chemises de Paris ; il y a le cousin du notaire qui est en faillite... Il y a eu hier soir le dîner chez monsieur Barbier, le marchand de grains, où tout le monde était dans un état !.. Et puis, ce matin, j’ai rencontré madame Lureau, la jeune veuve, avec le docteur dans son tilbury.

SUZANNE.

Un mariage qui se prépare... Elle qui veut être princesse, ce ne sera pas pour cette fois-ci.

LE FACTEUR.

C’est peut-être un mariage, c’est peut-être autre chose.. On ne sait pas. À tantôt, mesdemoiselles.

Il sort.

 

 

Scène V

 

SUZANNE, RIRI, à droite

 

RIRI.

Quels idiots, tous ces gens-là !

SUZANNE.

Ils sont très gentils, mais ils ont les mœurs de la province... Moi, ils m’amusent beaucoup.

RIRI.

Vous en avez un de caractère !

SUZANNE.

Tu regrettes donc de m’avoir accompagnée ?

RIRI.

Non, parce que je vous aime bien... Mais, avouez que le bureau de poste de la rue Lafayette était plus rigolo que celui-ci... Seulement, voilà, vous étiez simple employée ; vous avez préféré être receveuse.

SUZANNE.

Je vous ai rendu service, Riri, vous le reconnaîtrez un jour.

RIRI.

Oh !

SUZANNE.

À Paris, vous auriez fini par mal tourner.

RIRI.

Bah !

SUZANNE.

Le bureau était toujours encombré de petits jeunes gens qui couraient après vous... Mademoiselle Riri, est-elle encore là ?... Mademoiselle Riri, s’il vous plaît ?... Car on ne vous appelait même plus Henriette, on vous appelait Riri... C’est bien là le nom d’une petite bête effrontée.

RIRI.

Merci.

SUZANNE.

Il était temps de vous arracher à ces fréquentations, Riri, je vous assure qu’il n’était que temps. J’espère qu’en province, vous allez mieux vous conduire.

RIRI, souriant.

On tâchera...

Achevant de transcrire le télégramme.

Là... le voici le télégramme pour monsieur Lebardin... C’est inouï, ce qu’il en envoie et ce qu’il en reçoit depuis quelque temps... Il est toujours fourré ici... Et il télégraphie toujours au même monsieur... « Comment vas-tu aujourd’hui », ou « quel temps fait-il à Paris ?... » Si c’est la peine de télégraphier pour ça... D’ailleurs, je crois qu’il en a assez le monsieur. Savez-vous ce qu’il lui répond, aujourd’hui, à monsieur Lebardin !

Prenant le dernier bleu.

« Tu m’embêtes à la fin, je ne te répondrai plus. Amitiés, Blanchet. » C’est bien fait. Voici ces messieurs.

 

 

Scène VI

 

SUZANNE, RIRI, PAGENEL et LEBARDIN, à gauche

 

PAGENEL, par le guichet.

Auriez-vous la complaisance, mademoiselle, de me donner le 515-48 ?

SUZANNE.

Oui, monsieur, j’y vais.

Elle sort du bureau de poste, partie de droite et va à la cabine téléphonique, à gauche.

PAGENEL.

La ligne est libre ?

SUZANNE.

Elle doit l’être, monsieur, je pense.

LEBARDIN, la saluant.

Votre santé est bonne, mademoiselle ?

SUZANNE.

Excellente, monsieur, je vous remercie. À propos, il y a une dépêche pour vous.

LEBARDIN.

Une dépêche de Blanchet, probablement.

SUZANNE.

En effet. Voulez-vous la prendre ?

LEBARDIN.

Ce n’est pas la peine. Je sais ce qu’il y a dedans. Soyez assez aimable pour la faire porter chez moi.

SUZANNE.

Bien.

LEBARDIN.

Au revoir, mademoiselle.

SUZANNE.

Au revoir, monsieur.

LEBARDIN, à Pagenel.

Crois-tu qu’elle est jolie !...

SUZANNE, dans la cabine.

Allô ! Allô ! Paris ! Allô !

LEBARDIN.

Tout à fait Louisette.

PAGENEL.

Et elle ne fait pas attention à toi.

LEBARDIN.

Tout à fait Louisette.

PAGENEL.

Tu es absurde... Cette petite femme-là n’est pas pour toi, tu as tort de t’acharner.

LEBARDIN.

Je sais bien qu’elle n’est pas pour moi.

SUZANNE.

Allô Paris !

PAGENEL, à Lebardin.

Alors ?...

LEBARDIN.

Il n’y a pas à discuter avec ces choses-là. Il m’arrive aujourd’hui exactement la même aventure qu’il y a vingt ans, avec un autre genre de femme.

SUZANNE.

Allô, Paris, allô ! Mademoiselle, donnez-moi le 515-48, deux fois quatre, oui, deux fois quatre.

PAGENEL, à Lebardin.

Lui as-tu parlé au moins ?... As-tu essayé de lui faire comprendre ?...

LEBARDIN.

Je n’ai rien essayé du tout. À quoi ça me servirait-il ?

PAGENEL.

Au fond, tu te trompes peut-être sur ton cas... Il est bien connu, ton cas... Tu ne désires pas une femme plutôt qu’une autre, tu désires une femme, n’importe laquelle. Tu es le chérubin de quarante-cinq ans.

LEBARDIN.

Tu me fais de la peine... Tu es un être sans idéal...

PAGENEL.

À ta place... J’irais à Paris... Nous irons ensemble la semaine prochaine, si tu veux... et nous ferons une de ces petites fêtes qui nettoient l’imagination. Voilà ce dont tu as besoin... Après quoi, tu rentreras à Pressigny et tu seras tranquille pour le reste de tes jours.

Sonnerie.

SUZANNE, sortant.

Vous avez la communication, monsieur.

PAGENEL.

Bon. Merci.

Il entre dans la cabine.

LEBARDIN, à Suzanne, qui passe près de lui.

Mademoiselle...

SUZANNE.

Monsieur...

LEBARDIN.

Votre santé... est bonne ?

SUZANNE.

Mais oui, monsieur... elle continue à être excellente... Vous êtes trop aimable.

Elle rentre dans le bureau de poste par la porte du milieu. À part.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

LEBARDIN, à part.

A-t-elle compris que je l’adore ? Ce n’est pas probable !

PAGENEL, entr’ouvrant la cabine à Lebardin.

Viens donc que je te présente.

LEBARDIN.

À qui ?

PAGENEL.

À Delphine... Elle est justement avec une de ses amies...

Au téléphone.

Oui, mesdames, je vous l’amène...

À Lebardin.

Approche-toi de l’appareil.

Il cède la place à Lebardin.

Dis quelque chose d’aimable.

LEBARDIN.

Je veux bien... Il me semble que je vais tromper un peu ma femme...

À l’appareil.

Oui, oui... C’est moi, Lebardin. Enchanté de faire votre connaissance !... Je crois bien, qu’on se verra... mais je ne sais pas quand... Sera-ce cette année ?... Sera-ce l’année prochaine ? Oui... oui... je n’y manquerai pas... Au revoir, mesdames, au revoir...

Il cède l’appareil à Pagenel.

Tiens !...

PAGENEL, à l’appareil, parlant à Paris.

N’est-ce pas ?... Et très riche, avec ça, extrêmement riche, par-dessus le marché... Oui.

À Lebardin, se retournant.

Elles te trouvent charmant.

LEBARDIN, se retournant vers le fond.

Ne fais plus de blagues, voilà ma femme.

PAGENEL, quittant l’appareil téléphonique et à Suzanne.

J’ai terminé, mademoiselle.

SUZANNE.

Bien, monsieur...

Regardant l’heure.

Deux francs.

PAGANEL.

Voici, mademoiselle.

 

 

Scène VII

 

PAGENEL, LEBARDIN, MADAME LEBARDIN

 

MADAME LEBARDIN.

Qu’est-ce que tu fais là ?

LEBARDIN.

J’ai accompagné Pagenel qui avait à téléphoner au Ministère. Et puis je vais envoyer une dépêche à Blanchet.

MADAME LEBARDIN.

Encore !

LEBARDIN.

Pour l’inviter dimanche à déjeuner.

MADAME LEBARDIN, soupçonneuse.

Il y a quelque histoire là-dessous.

LEBARDIN.

Oh !

MADAME LEBARDIN, prenant à part Lebardin.

Je vous préviens que si vous avez l’aplomb de faire la cour à la petite buraliste, comme tout l’indique... taisez-vous, comme tout l’indique, cela ne se passera pas ainsi.

LEBARDIN.

Peux-tu croire ?

MADAME LEBARDIN.

Je crois ce que je veux. Je n’ai aucune confiance dans cette demoiselle.

LEBARDIN, riant.

Tu ne t’imagines pas à quel point...

Appelant.

Pagenel ?

PAGENEL.

Quoi ?

LEBARDIN.

C’est très drôle, figure-toi... Ma femme qui s’imagine ?...

PAGENEL.

Eh bien ?

LEBARDIN.

Ma femme qui s’imagine que nous venons faire la cour à mademoiselle Borel.

PAGENEL.

Oh !

MADAME LEBARDIN.

Je n’ai pas dit, monsieur Pagenel, j’ai dit : vous...

PAGENEL.

Je vous assure... que mademoiselle Borel est une très honnête personne sur laquelle il n’y a rien à dire.

MADAME LEBARDIN.

Laissez-moi rire... hein ? Mademoiselle Borel est très honnête pour le moment, c’est possible. Mais rappelez-vous ce que je vous dis, elle est de la graine dont on fait les cocottes. Que demain, il se trouve un imbécile pour lui offrir une situation et vous verrez ce qu’elle deviendra, l’honnêteté de mademoiselle Borel.

LEBARDIN, à part.

Oh ! quelle idée !

À madame Lebardin.

Tiens ! toi, tu es tout de même une bonne femme.

Il l’embrasse.

MADAME LEBARDIN.

Ah ! ça, qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu as ?

LEBARDIN.

Rien. Tu ne comprendrais pas.

MADAME LEBARDIN.

Enfin, écrivez-vous votre dépêche ?

LEBARDIN.

Oui, tu m’attends ?

MADAME LEBARDIN.

Non, j’ai une visite à faire à madame Herbelin.

LEBARDIN.

Eh bien ! c’est ça, va chez madame Herbelin, je t’y retrouverai.

L’embrassant.

Augustine, tu sais, je t’aime bien.

MADAME LEBARDIN.

Mais je l’espère... Au revoir, Pagenel.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LEBARDIN, PAGENEL

 

PAGENEL, surpris.

Ah ! ça ! qu’est-ce que tu as ?

LEBARDIN.

Ah ! mon ami, une idée, une idée merveilleuse !

PAGENEL.

Tu as une idée, toi ?

LEBARDIN.

Non, pas moi : c’est ma femme qui l’a eue.

PAGENEL.

À propos de quoi ?

LEBARDIN.

À propos de mademoiselle Borel. Tu as entendu ce qu’elle a dit : « Que demain il se présente un imbécile pour lui offrir une situation... »

PAGENEL.

Tiens ! tiens ! En effet, pourquoi ne te présenterais-tu pas ?

LEBARDIN.

Justement ! Pourquoi ne me présenterais-je pas ?

Très résolu.

Alors, je me décide !

PAGENEL.

Tu as raison, morbleu ! de la décision !

LEBARDIN.

Tu vas voir, si j’en ai de la décision, et pour commencer je vais lui écrire.

PAGENEL.

C’est ça.

LEBARDIN, le bousculant.

Et tout de suite ! va-t’en.

PAGENEL, ébahi.

Hein !

LEBARDIN.

Va-t’en !

PAGENEL, l’admirant.

Écoute, mon vieux, tu es superbe !

LEBARDIN.

Va-t’en !

PAGENEL.

Oui ! mais tu me raconteras...

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LEBARDIN, seul, à gauche, SUZANNE, RIRI, à droite

 

LEBARDIN.

Je crois bien que je vais lui écrire ! je ne peux pas rester dans cet état-là, je deviendrais enragé. Au moins, connue ça, je saurai. Je saurai même tout de suite...

Il écrit, puis s’arrêtant.

Elle va me flanquer à la porte... évidemment...

Se remettant à écrire.

« Mademoiselle Suzanne Borel, Pressigny, Poste restante : Amour ardent pour vous. Ferez de moi ce que vous voudrez. Vous offre situation à Paris, bijoux, appartement délicieux. Avenir assuré. Répondez immédiatement, vous en supplie... »

Parlé.

Je crois que ce n’est pas la peine de signer...

Il relit le télégramme.

Oui, c’est très bien... Maintenant, faut-il le jeter au panier ? Faut-il le lui remettre ?... Tant pis ! il faut...

S’avançant au guichet.

Mademoiselle ?...

SUZANNE.

Monsieur ?

LEBARDIN.

Un télégramme.

Il hésite à le lui donner.

SUZANNE.

Donnez.

LEBARDIN, timidement.

C’est un télégramme.

SUZANNE.

Mais je le vois bien...

Elle tire le papier de l’autre côté du guichet, et se met à compter les mots avec une plume, comme on fait dans les bureaux de poste : six, sept.

Mais...

Elle a compté machinalement et sans lire. Peu à peu, elle déchiffre. Puis elle recommence et lit à mi-voix.

Ah ! ça... mais... Mademoiselle Suzanne Borel... mais c’est moi ! Poste restante... Comment ! il m’envoie ?... Oh !

LEBARDIN, de l’autre côté.

Qu’est-ce qu’elle va faire, mon Dieu, qu’est-ce qu’elle va faire ?

SUZANNE.

Oh ! oh ! oh !

LEBARDIN, balbutiant, au guichet.

Mademoiselle...

SUZANNE.

Monsieur ?

LEBARDIN.

Est-ce que vous avez pris connaissance du télégramme ?

SUZANNE.

Parfaitement ?

LEBARDIN.

Et alors ?

SUZANNE, recomptant les mots.

Cinquante-trois... cinquante-quatre.

LEBARDIN, répétant.

Et alors ?

SUZANNE, froidement.

C’est deux francs soixante-dix, monsieur.

LEBARDIN.

Vous dites ?...

SUZANNE.

Je dis que c’est deux francs soixante-dix.

LEBARDIN, ahuri.

Voici, mademoiselle, voici...

Il dépose de la monnaie sur la planchette.

Au revoir, mademoiselle.

SUZANNE.

Je vous salue, monsieur.

LEBARDIN, seul à gauche.

Qu’est-ce que ça signifie ça ? Qu’est-ce que ça peut bien signifier ? Il faut que je lui parle, je vais passer par la petite porte.

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

SUZANNE, RIRI

 

SUZANNE, très gaie.

Ah ! ah ! non, c’est trop drôle !

RIRI, riant.

Quoi ?

SUZANNE.

Ah ! ah ! C’est... Lis !...

RIRI.

Voyons un peu : Mademoiselle Suzanne...

Étonnée.

Qui vous écrit ça ?...

SUZANNE.

Monsieur Lebardin.

RIRI.

Il vous envoie une dépêche ?

SUZANNE.

Mais lis donc !...

RIRI, lisant.

« Amour... etc.. situation. »

Arrivée à la fin.

Ah ! elle est bonne ! Et qu’est-ce que vous avez répondu ?

SUZANNE.

Je lui ai demandé les deux francs soixante-dix du télégramme. Voilà ce que je lui ai répondu.

RIRI.

Il a dû en faire une tête !

SUZANNE.

Ça, oui...

Riant.

Tiens ! Au fait, qu’est-ce que je vais en faire de ces deux francs soixante-dix ?

Paraît un militaire au guichet.

Vous désirez ?

LE MILITAIRE.

Toucher un mandat de cent sous, mademoiselle.

SUZANNE.

Donnez... Bien ! – Signez l’acquit.

LE MILITAIRE, signant.

Voilà, mademoiselle.

SUZANNE.

Voici vos cent sous...

Elle prend dans son tiroir une pièce de cinq francs et là lui donne.

LE MILITAIRE.

Merci, mademoiselle.

Il s’éloigne.

SUZANNE, le rappelant.

Eh ! militaire !

LE MILITAIRE.

Mademoiselle ?

SUZANNE.

Vous oubliez ça...

Elle lui donne les deux francs soixante-dix de Lebardin.

LE MILITAIRE.

Qu’est-ce que c’est ?

SUZANNE.

Vous voyez, c’est deux francs soixante-dix.

LE MILITAIRE.

J’ai déjà mes cent sous.

SUZANNE.

Il faut prendre ça aussi... Oui... c’est comme ça... Maintenant, chaque fois qu’un militaire viendra toucher un mandat de cent sous, on lui donnera deux francs soixante-dix en plus.

LE MILITAIRE.

C’est joliment commode.

SUZANNE.

C’est une des dernières réformes du ministre de la Guerre.

LE MILITAIRE.

On peut dirie que ça en est une... de réforme, ça... et une vraie... Au revoir, mademoiselle... À la prochaine fois.

Il s’en va.

RIRI, riant.

Ah ! ah ! elle est bonne !

Voyant Lebardin qui entre par la porte du fond.

Je me Sauve !

SUZANNE, à Lebardin.

Comment, vous, monsieur ?

 

 

Scène XI

 

SUZANNE, LEBARDIN

 

LEBARDIN.

Écoutez-moi, je vous prie !

SUZANNE.

Non, monsieur ! Veuillez sortir !

LEBARDIN.

Écoutez-moi, je vous en supplie.

SUZANNE.

Veuillez sortir.

LEBARDIN.

Écoutez-moi d’abord, nom d’un chien ! Je vous en supplie, écoutez-moi. Je vais aller à Paris vous installer. Ne vous fâchez pas. Ne vous fâchez pas avant de savoir. Je vais aller à Paris vous installer, et quand vous serez installée, vous ferez ce qu’il vous plaira. Vous me recevrez si ça vous convient. Si ça ne vous convient pas de me recevoir, vous me mettrez à la porte. D’ailleurs, je n’irai pas vous voir souvent. Je n’irai presque jamais. Vous comprenez, je ne suis pas libre. Vous, vous serez libre. Vous ne pouvez pas refuser ça. Vous n’êtes pas faite pour être fonctionnaire. Vous n’avez aucun avenir ici, aucun. Il vous arrivera des tas de désagréments. Receveuse des Postes, est-ce que c’est une situation pour une femme comme vous ? Réfléchissez. Je vous adore, et je ne vous demanderai rien en échange... Rien... rien !... Maintenant, je sors... je sors... Réfléchissez !

 

 

Scène XII

 

SUZANNE, seule, puis RIRI

 

SUZANNE, seule.

Eh bien ! il en a, du toupet.

À Riri qui entre.

Tu as entendu ?

RIRI.

Oui... j’ai entendu... Et moi... à votre place.

SUZANNE.

À ma place...

RIRI.

Eh bien ! à votre place, je sais bien ce que je ferais, moi !

SUZANNE.

Et que ferais-tu ?

RIRI.

Moi ?

SUZANNE.

Oui...

RIRI.

J’accepterais.

SUZANNE, indignée.

Oh !

RIRI.

Parfaitement, j’accepterais.

SUZANNE.

Mais tu perds la tête, n’est-ce pas ?

RIRI.

Il a raison, monsieur Lebardin. Vous ne pourrez jamais rester ici.

SUZANNE.

Je te prie de te taire !

RIRI.

Vous verrez, vous verrez... Je sais ce que je dis.

SUZANNE.

En voilà assez, Riri. Vous n’avez aucune espèce de moralité. Et je vous prie, vous entendez, je vous prie de ne plus jamais me parler de ça. Maintenant, occupons-nous de notre ouvrage...

Prenant le télégramme.

D’abord, envoyons sa dépêche à ce monsieur, puisqu’il n’a pas voulu la prendre. Où est le gamin qui porte les dépêches ?

RIRI.

Auguste ? Il doit être en courses... Ah ! le voici.

 

 

Scène XIII

 

SUZANNE, RIRI, AUGUSTE

 

SUZANNE.

Tenez, petit, ce télégramme à monsieur Lebardin.

AUGUSTE.

Bien, mademoiselle.

SUZANNE.

Ne flânez pas en route, n’est-ce pas ?

AUGUSTE.

Jamais, mademoiselle.

Il va vers le fond.

SUZANNE, sur un dernier accord qu’on entend à côté.

Je vais voir si l’accordeur a fini.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène XIV

 

RIRI, puis AUGUSTE

 

Dès que Suzanne est sortie. Auguste rouvre la porte vivement et se précipite vers Riri.

AUGUSTE.

Oh ! ma Riri !

Il l’embrasse.

RIRI.

Voulez-vous bien vous en aller.

AUGUSTE.

Tu viendras ce soir, alors, pas ?

RIRI.

Peut-être.

AUGUSTE.

Dans la grange du père Fouat ?

RIRI.

Oui... oui... mais partez

AUGUSTE, l’embrassant encore.

Oh ! ma Riri.

Rentre Suzanne.

 

 

Scène XV

 

RIRI, AUGUSTE, SUZANNE

 

SUZANNE, les apercevant dans les bras l’un de l’autre.

Oh !

Auguste sort vivement.

RIRI.

Là !... J’étais sûre que nous finirions par être pincés.

 

 

Scène XVI

 

SUZANNE, RIRI

 

SUZANNE.

Mademoiselle, vous déshonorez l’administration des postes.

RIRI.

C’est ce gamin...

SUZANNE.

Comment ! vous n’êtes ici que depuis un mois...

RIRI.

Ce n’est pas de ma faute, il m’embrassait de force.

SUZANNE.

De force ! Vous appelez ça de force ! Regardez-moi donc en face... Vous riez ? Oh ! il y a bien de quoi ? Vous me mettez dans une jolie situation. Il m’est impossible de garder Auguste.

RIRI.

Oh !

SUZANNE.

Ça retomberait sur moi.

RIRI.

Mais personne ne sait rien.

SUZANNE.

On finira par vous pincer comme je viens de le faire.

RIRI.

C’est impossible, nous allons dans la grange du père Fouat.

SUZANNE.

Vous avez l’audace d’aller dans une grange, tous les deux seuls !

RIRI.

Dame !

SUZANNE.

C’est trop fort. Et à quelle heure ?

RIRI.

Le soir... tous les soirs.

SUZANNE.

Et depuis quand, petite malheureuse ?

RIRI.

Depuis lundi... On avait dansé ensemble dimanche, au bal. Il m’avait embrassée tout le temps, et alors, après le bal, en rentrant...

SUZANNE.

Vous êtes allés dans la grange ?

RIRI.

Non... parce qu’il y avait déjà quelqu’un.

SUZANNE, indignée.

Oh !

RIRI, tranquillement.

On est resté sur la route.

SUZANNE.

Vous êtes révoltante, Riri, je vous assure ; vous êtes abominable...

Avec une certaine curiosité.

Alors, Auguste est votre amant ?

RIRI.

Oh ! ça, oui.

SUZANNE.

C’est le premier, j’espère ?

RIRI.

À peu près.

SUZANNE.

El vous allez vous marier, au moins ?

RIRI.

Avec qui ?

SUZANNE.

Avec Auguste.

RIRI, très sincère.

Pour quoi faire, maintenant ?

SUZANNE.

Tenez, je n’insiste pas, vous êtes d’une inconscience qui désarme. Vous n’avez pas l’ombre de dignité et vous compromettez votre carrière.

RIRI.

Ma chère, quand ce sera votre tour d’être amoureuse, nous verrons ce que vous ferez.

SUZANNE.

Si jamais je suis amoureuse, ce sera d’un homme de ma condition, vous entendez, d’un garçon intelligent et instruit, qui sera mon égal, et que je pourrai épouser.

RIRI.

Vous me faites rire, vous aussi, avec vos idées. Est-ce que vous le savez, de qui vous serez amoureuse ? Non, ma chère, vous ne le savez pas. Ce sera peut-être d’un paysan, comme Auguste, ou d’un prince... Ce sera peut-être ce soir, ce sera peut-être dans dix ans, mais oui ! Vous êtes comme les camarades. On ne vous enverra pas une dépêche la veille pour vous prévenir. Et un beau matin, en vous réveillant, vous vous apercevrez que vous êtes amoureuse. Ça vous sera venu pendant la nuit.

SUZANNE, riant.

Oh ! oh !

RIRI.

Il n’y a pas de oh ! oh ! Et ce phénomène sera probablement visible plus tôt que vous ne pensez...

Avec intention, chantonnant.

Tra, là, là, là, là, là... Tra... là, là, là !

SUZANNE.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

RIRI, se rapprochant.

Ça veut dire que vous qui faites la maline, vous serez folle de quelqu’un avant huit jours.

SUZANNE, très sincèrement stupéfaite.

Moi !...

RIRI.

Oui, vous. Mais regardez-vous donc dans une glace ! Regardez vos yeux ! Regardez votre taille ! Mais vous êtes superbe, ma chère ! Vous ne resterez pas vierge toute votre vie, c’est moi qui vous l’affirme...

SUZANNE.

En voilà des expressions ! Pardon, et de qui serai-je folle ? Vous n’oubliez que ce détail ?

RIRI.

De qui ?

SUZANNE.

Sera-ce d’un paysan ou bien d’un prince ?

RIRI.

Ni de l’un, ni de l’autre, mais c’est plutôt d’un prince que d’un paysan, puisque c’est d’un vicomte.

SUZANNE, d’un air très sincère.

D’un vicomte ? De quel vicomte ?

Riant aux éclats.

Ah ! ah ! comment, tu veux parler de...

RIRI.

Oui... oui...

SUZANNE.

De monsieur de Samblin ?

RIRI.

De monsieur le vicomte Edgar de Samblin, parfaitement.

SUZANNE, avec un rire très franc.

De ce nigaud ?

RIRI.

De ce nigaud.

SUZANNE.

De ce grand garçon ignorant comme une carpe ?

RIRI.

De lui-même.

SUZANNE.

Qui ne sait même pas comment s’écrit Galilée ?

RIRI.

Maintenant, vous le lui avez appris : il le sait.

SUZANNE.

Tiens, Riri, tu es folle, tu es littéralement folle ! tu ne t’imagines pas les énormités que tu dis.

RIRI.

Il n’y a qu’à vous voir quand vous lui parlez.

SUZANNE.

Mais, ma pauvre petite, je ne fais que me moquer de lui.

RIRI.

Vous croyez !

SUZANNE.

Quand il me parle, j’ai toujours envie de lui rire au nez... j’ai envie de... de...

RIRI.

Vous ne savez pas de quoi vous avez envie. Eh bien ! Quand on ne sait pas de quoi on a envie, c’est l’amour.

On entend un bruit de grelots et de coups de fouet. La porte du fond s’ouvre, parait le conducteur de l’omnibus, avec des paquets à la main.

SUZANNE.

Tiens, travaillons, au lieu de dire des bêtises pareilles.

 

 

Scène XVII

 

SUZANNE, RIRI, LE CONDUCTEUR

 

LE CONDUCTEUR.

Voici les colis qui étaient à la gare, mademoiselle.

SUZANNE.

Mettez-les là...

RIRI.

Venez que je vous aide.

LE CONDUCTEUR.

Vous n’avez plus besoin de moi... Je peux retourner...

SUZANNE.

Bon... Remportez ça.

Le conducteur charge les paquets et disparaît.

RIRI, prenant divers paquets les uns après les autres.

Pour madame Rabot...

Prenant un colis carré.

pour monsieur le vicomte... monsieur le vicomte de Samblin.

SUZANNE, saisissant le colis.

Ah ! il faut mettre celui-là de côté, il va venir le chercher tout à l’heure.

Elle regarde le paquet.

Qu’est-ce que ça peut être ?

RIRI.

C’est peut-être des cartouches pour la chasse.

SUZANNE.

Mais non, ce ne sont pas des cartouches... C’est trop léger...

Elle soupèse le paquet et l’examine curieusement. Un petit silence. Puis elle le repose sur la tablette pendant que Riri la suit des yeux.

Ce Serait plutôt des cravates.

RIRI.

Oui, plutôt...

 

 

Scène XVIII

 

LE VICOMTE, SUZANNE, RIRI

 

LE VICOMTE, sur le seuil de la porte, au fond.

On peut entrer ?...

SUZANNE.

Mais, certainement... Ce n’est pas défendu.

RIRI.

Monsieur le vicomte, nous parlions justement de vous. Vous n’aviez jamais vu de bureau de poste, monsieur le vicomte ?

LE VICOMTE.

Si... si !... vaguement...

RIRI, désignant l’appareil de droite.

Ça, c’est le télégraphe...

LE VICOMTE.

Ah ! ah !... Mon paquet est-il arrivé ?

SUZANNE.

Le voici... Il n’est pas lourd.

LE VICOMTE, le prenant.

Je parie que vous ne deviniez pas ce que c’est ?

RIRI.

Nous nous le demandions précisément comme vous entriez, monsieur le vicomte.

SUZANNE.

Nous hésitions entre des cravates et des cartouches.

LE VICOMTE, riant.

Ni l’un ni l’autre.

SUZANNE.

Ah ! ah !

LE VICOMTE.

Vous ne devineriez jamais, j’aime mieux vous le dire. Ce sont des lettres de faire part. Et même... attendez...

Il décacheté le paquet.

Comme vous êtes bien gentilles toutes les deux, je vais vous en donner une à chacune.

Il donne une lettre à Suzanne et une à Riri.

SUZANNE.

De faire part... de quoi ?

LE VICOMTE.

Lisez... lisez...

SUZANNE, lisant.

Monsieur le vicomte de Samblin a l’honneur de vous faire part de son mariage...

LE VICOMTE.

Ah ! ah !

SUZANNE, d’une voix subitement altérée.

Vous... vous mariez ?

LE VICOMTE, vivement.

Voilà comment je suis.

SUZANNE.

Ah !...

Elle chancelle légèrement et passe sa main sur son front comme étonnée elle-même du sentiment qu’elle éprouve. Ce manège passe inaperçu du vicomte qui s’est retourné pour examiner des lettres.

RIRI, à mi-voix et lui prenant les mains.

Eh ! Qu’est-ce que vous avez ?

SUZANNE, même jeu.

Rien... Rien... laisse.

RIRI, même jeu et rapidement.

Vous allez vous trouver mal...

SUZANNE, se redressant.

Non, non... C’est passé ! c’est passé.

RIRI, à elle-même.

J’en étais sûre, parbleu ! Pauvre petite !

Au vicomte qui essaye maladroitement de refaire le paquet.

Vous n’y arriverez jamais tout seul, monsieur le vicomte. Je vais vous aider.

SUZANNE, à part, avec colère.

Alors, c’est vrai ?... c’est vrai ?... J’aime ce grand nigaud, cet imbécile !

Elle montre le poing d’une façon un peu comique au vicomte, qui à ce moment est assis le dos tourné à la table de droite avec Riri.

LE VICOMTE, se retourne et aperçoit Suzanne le poing tendu vers lui, étonné.

Eh bien ! Eh bien !

SUZANNE, sans s’en occuper et allant à l’endroit où elle a laissé tout à l’heure la lettre de faire part, toujours à elle-même.

Et avec qui se marie-t-il ? Je n’ai seulement pas regardé...

Lisant à haute voix.

Avec Hermance !... Ah ! c’est encore mieux... C’est encore mieux !...

LE VICOMTE, entendant.

Comment ! Hermance ? C’est vous qui avez dit... Hermance !

SUZANNE.

Qui voulez-vous que ce soit ?

LE VICOMTE.

Mais c’est le nom de...

SUZANNE.

C’est le nom de votre fiancée.. Hermance Liseuil, veuve Lureau.

LE VICOMTE.

Parfaitement, veuve Lureau... vous la connaissez donc ?

SUZANNE.

Très bien ! Très bien ! Nous avons été élevées à la même pension.

LE VICOMTE.

Oh ! que c’est curieux !

RIRI, à part.

Je vais les laisser ensemble... Qu’est-ce que je risque ?...

Elle sort à droite.

 

 

Scène XIX

 

LE VICOMTE, SUZANNE, un instant, DEUX MESSIEURS

 

LE VICOMTE.

Comment se fait-il qu’Hermance ne m’ait jamais parlé de vous ?

SUZANNE.

Elle n’a pas eu l’occasion, probablement.

LE VICOMTE.

Mais si... mais si... moi je lui ai parlé plusieurs fois de vous... Je lui ai dit : « Tiens ! elle est gentille, notre nouvelle receveuse, et puis, elle n’est pas bête. »

SUZANNE, avec ironie.

Vous lui avez dit que je n’étais pas bête ? Merci...

LE VICOMTE.

Parfaitement. Je l’ai dit et je le répète... Vous n’êtes pas bête du tout.

SUZANNE.

Que d’honneur, monsieur le vicomte !

LE VICOMTE.

Eh ! Je vois bien que vous vous moquez de moi.

SUZANNE, protestant.

Oh !

LE VICOMTE.

C’est peut-être vous qui me trouvez bête ?...

SUZANNE, même jeu.

Oh !

LE VICOMTE.

Je ne suis pas un aigle, évidemment, mais j’ai mon opinion sur les gens, et mon opinion sur vous est très bonne, tout ce qu’il y a de meilleur. Et je vais vous en donner une preuve tout de suite. Je veux que vous veniez chez nous quand nous serons mariés !...

SUZANNE.

Moi, chez vous ? Ah ! non, par exemple...

LE VICOMTE.

Et pourquoi pas ?

SUZANNE.

Pourquoi pas !

LE VICOMTE.

Oui, pourquoi pas ?

SUZANNE, à part.

J’ai envie de le gifler. Il n’y a pas à dire, c’est l’amour.

LE VICOMTE.

Oh ! Je devine, vous avez peur qu’on ne jase dans le pays en voyant le vicomte et la vicomtesse de Samblin recevoir familièrement dans leur château « la petite buraliste » comme on vous appelle.

SUZANNE.

Je m’en moque un peu qu’on jase !

LE VICOMTE.

Et moi donc ! Nous vivons à une époque où l’on ne doit plus avoir de préjugés ! Si personne n’avait plus de préjugés, ils ne tarderaient pas à disparaître.

SUZANNE.

Je suis bien de votre avis.

LE VICOMTE.

Une simple receveuse des postes qui est honnête, vaut bien une femme du monde qui ne l’est pas.

SUZANNE.

Et même qui l’est.

LE VICOMTE.

Parfaitement... Ah ! ah ! parfaitement... Vous êtes charmante. Et vous dînez demain à la maison, avec Hermance et quelques intimes.

SUZANNE.

Je vous remercie beaucoup, monsieur le vicomte. Mais c’est impossible... absolument impossible... Une invitation antérieure...

LE VICOMTE.

Une invitation antérieure à Pressigny !... Je ne coupe pas dans ces blagues-là.

SUZANNE.

C’est pourtant la vérité.

LE VICOMTE.

Oui. Et où dînez-vous, s’il vous plaît ?

SUZANNE.

Mais...

LE VICOMTE.

Ah ! vous ne savez même pas ?... Allons ? Il y a quelque chose que vous ne voulez pas me dire ?... Seriez-vous brouillée avec Hermance, par hasard ?

SUZANNE.

Non... non...

Se reprenant.

Si... si, nous sommes en froid. Vous comprenez que je ne puis guère...

LE VICOMTE.

Vous êtes en froid ? Je vous réconcilierai pas plus tard que ce soir...

SUZANNE, un peu nerveuse.

Je vous prie de ne pas lui parler de ça...

LE VICOMTE.

Mais...

SUZANNE, un peu plus nerveusement encore.

Il faut me jurer que vous ne lui en parlerez pas.

LE VICOMTE, quittant brusquement son paquet de lettres et s’approchant d’elle.

Qu’est-ce qu’il y a ? Nom d’un chien, qu’est-ce qu’il y a ? C’est agaçant à la fin de ne pas vouloir me dire...

SUZANNE.

Il n’y a rien, là ! Moi aussi, à la fin, ça m’agace, ça m’agace ! Je ne vous demande rien, n’est-ce pas ? Je n’ai rien fait pour que vous m’invitiez à dîner !... Je vous remercie beaucoup, beaucoup ; je vous suis très reconnaissante... C’est très flatteur pour moi, pour une simple receveuse des postes d’être invitée au château de Sous-Bois. Je n’oublierai jamais l’honneur que vous me faites. Mais j’ai bien le droit de refuser, je suppose ! Je ne veux voir personne, personne ! en ai-je le droit, oui ou non ? C’est vrai ça... mariez-vous et laissez-moi tranquille. Si je ne suis plus libre... de... de... C’est vrai ça !

Elle s’arrête légèrement suffoquée et comme prête à pleurer.

Je ne sais plus quoi dire... aussi... je ne sais plus quoi dire...

LE VICOMTE, vivement, lui prenant les mains.

Vous pleurez maintenant ! Voilà que vous pleurez.

SUZANNE.

Mais non, je ne pleure pas... je ris... vous voyez, je ris...

LE VICOMTE.

Non... vous ne riez pas... vous avez une grosse larme... là... tenez, là...

SUZANNE, se dégageant.

Laissez-moi, je vous prie... éloignez-vous, en voilà assez, j’ai mon travail à faire, moi !

Elle va vivement au guichet en apercevant successivement deux personnes.

LE VICOMTE, à part, la regardant.

Qu’est-ce qu’elle a ? Mais qu’est-ce qu’elle a donc ?

SUZANNE, au premier Monsieur, avec volubilité.

Un timbre de quinze, et un de cinq... Voici monsieur...

LE SECOND MONSIEUR.

Poste restante, aux initiales A. B. C.

SUZANNE.

A. B. C. Lettre ou dépêche ?

LE SECOND MONSIEUR.

Lettre !

SUZANNE, au second Monsieur, lui remettant une lettre après avoir fouillé fiévreusement.

Voici, monsieur.

LE SECOND MONSIEUR.

Merci, mademoiselle.

Il s’éloigne.

LE VICOMTE, à lui-même.

Cette histoire est inexplicable. Il n’y a qu’une chose qui l’expliquerait, mais ça, ça serait tellement extraordinaire !

SUZANNE, se retournant.

Vous êtes encore là, monsieur le vicomte !

LE VICOMTE.

Oui, je suis encore là... et je me dis... il n’y a qu’une chose qui expliquerait cette histoire.

SUZANNE.

Quelle histoire d’abord ?...

LE VICOMTE.

Celle qui vient de se passer : votre refus... le petit mystère... et puis vos larmes... et puis l’état dans lequel vous êtes depuis un instant... Il n’y a qu’une chose qui expliquerait tout ça... Mais c’est tellement extraordinaire que je n’ose pas le dire.

SUZANNE.

Vous faites bien.

LE VICOMTE.

C’est extraordinaire et c’est possible à la fois, parce que, avec les femmes, on ne sait jamais... En tout cas, ça aurait l’avantage de tout expliquer... Eh bien ! cette chose, c’est que vous soyez amoureuse de moi...

SUZANNE.

Moi, amoureuse de !...

LE VICOMTE.

C’est idiot, évidemment... mais avouez que ça explique bien...

SUZANNE.

Vous êtes fou, n’est-ce pas ?

LE VICOMTE, près d’elle en ce moment.

Vous n’êtes pas amoureuse de moi ?... Vous ne l’êtes pas, c’est bien sûr ?

SUZANNE.

Oh ! oui, c’est... c’est bien sûr... c’est bien sûr...

LE VICOMTE, la regardant.

Vous ne l’êtes pas ?

SUZANNE, brusquement.

Eh bien ! oui... j’aime autant vous le dire. Ça n’en finirait plus... oui... je suis amoureuse de vous... oui... oui... oui... Et maintenant, allez-vous-en ! Allez-vous-en !

LE VICOMTE, stupéfait tout de même.

Vous m’aimez ?

SUZANNE.

Oui, je vous aime.

Lui montrant la porte.

Sortez !

LE VICOMTE.

Que c’est bête, mon Dieu, que c’est bête !

SUZANNE.

Vous n’allez pas rester planté là, je suppose ? Si je vous ai fait un pareil aveu, dans un moment d’énervement, c’est pour que vous me laissiez tranquille à partir d’aujourd’hui, pour que vous ne m’adressiez plus la parole... pour que je ne vous vois plus enfin... ou le moins possible...

LE VICOMTE.

Que c’est bête, mon Dieu, que c’est bête ! Et pourquoi vous êtes-vous montée la tête sur moi, je me le demande ?

SUZANNE.

Moi aussi.

LE VICOMTE.

Oh ! parbleu, je m’en doute un peu.

SUZANNE.

Eh bien ! vous en avez de la chance !

LE VICOMTE.

Vous êtes romanesque. Toutes les jeunes filles sont romanesques. Je suis le vicomte de Samblin, le dernier rejeton d’une des plus vieilles familles de France. Tout ça vous a tourné la tête.

SUZANNE.

Oh ! bien ! la noblesse !... Ça m’est un peu égal, la noblesse... Je n’ai plus de famille, moi ; mais quand j’en avais une, elle était aussi noble que la vôtre.

LE VICOMTE.

Alors, il faudrait admettre que ce fût ma personne, que ce fût pour moi-même.

SUZANNE.

Nous n’allons pas recommencer, n’est-ce pas ?

LE VICOMTE.

J’aime autant ça, d’ailleurs ! ça m’embête d’un côté, à cause de vous, mais de l’autre côté, je suis flatté. J’avais déjà été aimé plusieurs fois, mais jamais pour moi-même.

SUZANNE.

Et votre femme, votre future femme, elle ne vous aime donc pas ?

LE VICOMTE.

Mais si, elle m’aime, comme je l’aime, comme on aime dans la province.

SUZANNE.

C’est-à-dire que vous faites un mariage de convenance ?

LE VICOMTE.

C’est ça.

SUZANNE.

Le hideux mariage de convenance ?

LE VICOMTE.

J’espère qu’il ne sera pas hideux. Quant à vous, vous avez commis une faute, une grosse faute.

SUZANNE.

Vraiment ?

LE VICOMTE.

À l’heure où vous vous étiez aperçue que vous m’aimiez...

SUZANNE.

À l’heure ! Est-ce que vous croyez qu’on voit ça à une pendule ?

LE VICOMTE.

N’importe ? vous auriez dû venir me le dire tout de suite. C’est stupide de cacher ces choses-là. Le premier qui est amoureux devrait venir le dire à l’autre immédiatement. Si vous aviez agi ainsi à ce moment-là, les lettres de faire part n’étaient pas commandées, je n’avais pas donné ma parole, et je vous aurais répondu : « Eh bien ! attendons un peu, nous allons voir ce qui va se passer. »

SUZANNE.

Non ! C’est trop fort !

LE VICOMTE.

Et j’irai plus loin, je vous aurais peut-être épousée.

SUZANNE.

Oh !

LE VICOMTE.

Parfaitement, moi, le vicomte de Samblin, j’aurais peut-être épousé la petite receveuse des postes de Pressigny. Ça aurait été un mariage très moderne... Par malheur... il est trop tard.

SUZANNE.

Vous tairez-vous à la fin !... Vous ne comprenez donc pas que c’est abominable ce que vous me dites !...

LE VICOMTE.

Il est trop tard. N’en parlons donc plus... puisqu’il est trop tard. Et vous, qu’est-ce que vous allez faire ?

SUZANNE.

Est-ce que je sais ?

LE VICOMTE.

Il y a bien une combinaison.

SUZANNE.

Une combinaison ?

LE VICOMTE.

Il y a bien une combinaison qui arrangerait tout, mais vous ne voudriez probablement pas...

SUZANNE.

Une combinaison ?...

LE VICOMTE.

Ce serait que vous deveniez...

Il s’arrête.

Non, vous ne voudrez pas.

SUZANNE.

Que je devienne quoi ?

LE VICOMTE.

Je vais toujours vous le dire, vous en ferez ce que vous voudrez... Que vous deveniez ma bonne amie...

SUZANNE, indignée.

Par exemple !...

LE VICOMTE.

Ça arrangerait tout...

SUZANNE.

Vous perdez la tête, n’est-ce pas ? Pour qui me prenez-vous ?

LE VICOMTE.

Ne vous fâchez pas... ne vous fâchez pas... Je cherche ! Parce que maintenant, après ce que nous nous sommes dit, je m’intéresse beaucoup à vous. Il y a entre nous un petit lien... On ne peut pas être mari et femme, on ne sera pas amant et maîtresse, et nous ne sommes tout de même pas des étrangers... nous sommes... quelque chose qui n’a pas de nom, mais qui est très gentil... Donnez-moi la main. Je vous laisse, mademoiselle Suzanne.

Fausse sortie, revenant brusquement.

Et savez-vous ce qu’il y a encore de plus bête dans cette histoire-là ? Je vais me marier avec Hermance, dans trois semaines, n’est-ce pas ? Eh bien ! je suis convaincu que c’est un mariage qui ne sera pas heureux.

SUZANNE.

Mais...

LE VICOMTE.

J’en ai le pressentiment. Au revoir, mademoiselle Suzanne. Au revoir !... C’est réglé, c’est un mariage qui finira mal !

Il sort.

 

 

ACTE III

 

À Paris, chez Suzanne Borel.

Un petit salon très élégant. Profonde baie, à gauche. Appareil téléphonique sur une table.

 

 

Scène première

 

LEBARDIN, PAGENEL, SUZANNE, DELPHINE

 

Au lever du rideau, Pagenel, Lebardin et Delphine sont assis autour d’une petite table. Suzanne verse le café.

PAGENEL, à Suzanne.

La moitié d’une tasse, je vous en prie, la moitié me suffira.

SUZANNE.

Comme ça ?

PAGENEL.

Comme ça.

LEBARDIN.

Tu n’aimes donc plus le café, maintenant ?...

PAGENEL.

Si... mais depuis ce matin, je ne suis pas très bien portant... J’ai de vagues douleurs aux articulations...

LEBARDIN.

Des rhumatismes ?

PAGENEL.

Là... au genou...

Étendant la jambe.

Aïe ! Oui, c’est au genou droit.

DELPHINE.

Il va falloir vous ranger, mon pauvre ami.

LEBARDIN.

Et ne plus venir à Paris que tous les deux mois... Ah ! ah !

PAGENEL, à Lebardin.

Toi, par exemple, tu es étonnant. Tu as dix ans de moins.

LEBARDIN.

N’est-ce pas ?

DELPHINE.

Parce que monsieur Lebardin a toujours été sage, tandis que vous, vous êtes un coureur.

SUZANNE, à Lebardin, lui versant du café.

Assez ?

LEBARDIN.

Non... non... encore une fois, si vous voulez bien...

Avec tendresse.

Si vous voulez bien...

Il lui prend la main gauche et la lui baise.

SUZANNE.

Voyons, soyez raisonnable.

PAGENEL.

Tâche de te tenir un peu devant le monde, sapristi !... Comment ? Vous ne vous êtes pas quittés depuis hier au soir et ça ne suffit pas ?...

LEBARDIN.

Non.

DELPHINE.

Bravo ! Et d’ailleurs nous allons vous laisser, les amoureux... J’ai envie d’aller voir les éléphants aux Folies-Bergère...

LEBARDIN.

Bonne idée... On dit qu’ils sont magnifiques...

DELPHINE.

Superbes.

PAGENEL.

Après les éléphants, nous rentrerons, voulez-vous, chère amie ?

DELPHINE.

Vous me mènerez bien prendre une tasse de chocolat. Vous savez bien que je ne peux pas me coucher sans avoir pris une tasse de chocolat. Expliquez ça comme vous voudrez.

SUZANNE.

Mais, venez donc la prendre ici.

DELPHINE.

C’est ça !...

PAGENEL.

Je ne demande pas mieux...

À Lebardin, en riant.

Ça t’embête ça...

LEBARDIN.

Je suis enchanté, au contraire, enchanté...

DELPHINE.

Alors, je vais m’habiller... quoique nous ayons le temps... Ce n’est que dans une demi-heure, les éléphants.

SUZANNE, à Delphine.

Votre chapeau est dans ma chambre, je crois...

Elles sortent toutes les deux à droite, deuxième plan.

 

 

Scène II

 

LEBARDIN, PAGENEL

 

PAGENEL.

Quand rentres-tu à Pressigny ?

LEBARDIN.

Demain, après déjeuner.

PAGENEL.

Tu es arrivé hier soir, par le train de onze heures ?

LEBARDIN.

Oui.

PAGENEL.

Et la femme ? Qu’est-ce que tu as raconté à ta femme ?

LEBARDIN.

Ça, c’est le point noir. J’ai dit que Blanchet mariait une de ses nièces et qu’il me suppliait d’être témoin. J’ai même emporté mon habit pour donner plus de vraisemblance.

PAGENEL.

Et ça a pris ?

LEBARDIN.

Ça a eu l’air de prendre. Ma femme m’a dit : « Ce bon Blanchet, tu l’embrasseras pour moi. »

PAGENEL.

Et c’est tout ?

LEBARDIN.

C’est tout.

PAGENEL.

Tu aurais dû y passer à tout hasard, chez Blanchet, pour le prévenir.

LEBARDIN.

C’est ce que j’ai fait, mais il n’y était pas. Il a justement quitté Paris hier soir.

PAGENEL.

Tout ça va très bien.

LEBARDIN.

Espérons-le, mon ami, espérons-le.

PAGENEL.

Alors, tu es ici depuis vingt-quatre heures... Heureux homme ! Heureux homme ! Elle est charmante, tu sais ; c’est une maîtresse délicieuse. Je te fais mes compliments bien sincères.

LEBARDIN.

Oh ! ne va pas croire des choses...

PAGENEL.

Pas de fausse modestie ! D’autant plus que je peux te le dire maintenant, je ne le croyais pas.

LEBARDIN.

Qu’est-ce que tu ne croyais pas ?

PAGENEL.

Que tu réussirais. Quand tu m’as demandé d’aller te louer un appartement à Paris, de le meubler, j’étais convaincu que tu te faisais des illusions. Tu l’as enfin, ta Louisette, cette fois-ci.

LEBARDIN.

Il est inutile de rappeler... de rappeler... Quelle manie tu as !

PAGENEL.

C’est une belle revanche ! Tu as mis vingt ans à la prendre, mais tu l’as bien prise. Dis-moi ?

LEBARDIN.

Quoi ?

PAGENEL.

Elle est exquise, n’est-ce pas ?

LEBARDIN.

Exquise.

PAGENEL.

Une fraîcheur... une jeunesse...

LEBARDIN.

Oui.

PAGENEL.

Une grâce...

LEBARDIN.

Oui.

PAGENEL.

Hum !... Elle devait être l’innocence même ?

LEBARDIN.

Oui... oui...

PAGENEL.

Un rêve, enfin !

LEBARDIN.

Tu l’as dit, un rêve.

PAGENEL.

Je ne te demande pas de détails.

LEBARDIN.

Je ne t’en donnerais pas.

PAGENEL.

Ah ! elles t’en auront fait faire, dans la vie, les blondes à l’air candide et virginal !

LEBARDIN.

Je commence à le croire.

Rentrent Delphine et Suzanne.

 

 

Scène III

 

LEBARDIN, PAGENEL, DELPHINE, SUZANNE

 

DELPHINE, chapeau, manteau.

Là ! je suis prête... Venez-vous ?

PAGENEL.

Quand vous voudrez, chère amie. Je vais prendre mon chapeau.

DELPHINE.

Je boirais bien un verre de chartreuse avant de partir.

LEBARDIN, à Pagenel, qui se dirige à gauche.

Je vais avec toi.

Pendant que Suzanne sert Delphine, aux premiers mots de la conversation. Pagenel prend le bras de Lebardin, et ils s’éloignent un peu dans la baie de gauche.

 

 

Scène IV

 

SUZANNE, DELPHINE, puis PAGENEL, LEBARDIN

 

DELPHINE.

J’adore la chartreuse... Et vous ?

SUZANNE.

De temps en temps.

DELPHINE.

Dites ?... Est-ce drôle, tous ces gens de la province qui viennent tromper leur femme à Paris ?

SUZANNE.

C’est fort drôle.

DELPHINE.

Et il faut bien se dire, ma chère, que pour des femmes comme nous, qui tiennent avant tout à faire leur position, c’est de beaucoup ce qu’il y a de mieux.

SUZANNE.

Oui... oui...

DELPHINE.

Les Parisiens sont peut-être plus gais, mais ils nous prennent pour des joujoux, voilà l’embêtant. Ce n’est pas vrai ce que je dis ?

SUZANNE.

C’est bien vrai.

DELPHINE.

Moi, je ne tiens pas à faire la noce. Vous verrez, quand vous me connaîtrez davantage, j’ai un grand fond de sérieux. Dame, je m’amuse par-ci, par-là... Je vous dirais que je ne trompe pas Pagenel, vous ne le croiriez pas.

SUZANNE.

Je ne le croirais pas.

DELPHINE.

Mais je conserve de la tenue, c’est l’essentiel. Et je les aime bien tous les deux, Edmond et lui, chacun dans son genre. La seule différence qu’il y ait, c’est que Pagenel ne sait pas que j’ai Edmond, tandis qu’Edmond sait que j’ai Pagenel.

SUZANNE.

C’est une différence insignifiante.

DELPHINE.

N’est-ce pas ? Vous me plaisez. Vous savez, je suis sûre que nous deviendrons bonnes amies. On m’a raconté votre histoire, elle est très intéressante. Qui a été votre premier ?

SUZANNE.

Quel premier ?

DELPHINE.

Vous ne voulez pas encore me le dire... Nous ne nous connaissons pas assez pour que vous me fassiez vos confidences. Ça viendra... Moi, mon premier a été un élève de l’École des Beaux-Arts... Je donnais des leçons de piano à cette époque-là... Car j’ai reçu de l’instruction, et je ne le regrette pas. Quoi que devienne une femme, plus tard, il vaut mieux qu’elle ait reçu de l’instruction, ça ne peut pas nuire. Cet élève des Beaux-Arts, figurez-vous, il a failli m’épouser ! Au dernier moment, il en a épousé une autre, je ne me rappelle plus pourquoi... Aujourd’hui, je serais la femme d’un architecte, il s’en est fallu de ça, tenez... Vous avez dû le remarquer, nous autres femmes, c’est toujours une machine de rien du tout qui décide de notre vie. En un quart d’heure, on va d’un côté ou de l’autre, et puis c’est fini, Il faut en prendre son parti. Je suis très heureuse d’avoir fait votre connaissance. Et vous ?

SUZANNE.

Moi aussi, je vous trouve très gentille.

Reviennent Pagenel et Lebardin.

PAGENEL, chapeau à la main, pardessus, canne.

Vous y êtes, ma chère amie ?

DELPHINE.

Me voici.

À Suzanne.

À tout à l’heure, ma chère.

PAGENEL, à Suzanne.

À tout à l’heure, mademoiselle, puisque vous avez la bonté de nous attendre.

DELPHINE.

Bonsoir, mon petit Lebardin.

Sortent Pagenel et Delphine.

 

 

Scène V

 

LEBARDIN, SUZANNE

 

Suzanne sonne. Parait une femme de chambre.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Je débarrasse, madame ?

SUZANNE.

Oui... oui...

La bonne emporte les tasses. Lebardin et Suzanne restent un certain temps sans se parler. Lebardin se promène mélancoliquement de long en large.

Pourquoi ne fumez-vous pas une petite cigarette, mon ami ? Je sais qu’après dîner vous aimez fumer une petite cigarette.

LEBARDIN.

Vous êtes trop aimable.

SUZANNE.

Un verre de chartreuse ?

LEBARDIN.

Merci, je veux bien.

SUZANNE.

Jaune ou verte ?

LEBARDIN, réfléchissant.

Verte.

SUZANNE.

Voici. Et alors ?...

LEBARDIN, pendant que Suzanne verse.

Suzanne ?

SUZANNE.

Mon ami ?

LEBARDIN.

Écoutez-moi ?...

SUZANNE.

Je vous écoute, mon ami, je vous écoute.

LEBARDIN.

Il y a deux mois, juste aujourd’hui, il y a deux mois, dans le bureau de poste, je vous ai dit : « Réfléchissez ! » Quelque temps après, un beau soir, au moment où je m’y attendais le moins, vous m’avez dit tout d’un coup à travers le guichet : « Je suis décidée. » Vous vous le rappelez, n’est-ce pas, vous vous le rappelez ?...

SUZANNE.

Je me le rappelle... C’était le jour où monsieur le vicomte de Samblin venait de se marier.

LEBARDIN.

Parfaitement.

SUZANNE.

C’était le jour où il venait d’épouser madame veuve Lureau.

LEBARDIN.

C’est cela.

SUZANNE.

Madame veuve Lureau, mon amie d’enfance. Je les ai vus tous les deux aller à l’église dans une superbe calèche...

LEBARDIN.

Oui.

SUZANNE.

Ils ont même passé devant le bureau de poste. Je les ai vus ensuite revenir de l’église.

Soupirant.

Et ils ont passé encore devant le bureau de poste.

LEBARDIN.

Oui, en effet. Mais quel rapport avec ?...

SUZANNE.

Ça n’a aucun rapport avec... absolument aucun rapport. Et le soir de ce jour-là, à travers le guichet, le deuxième guichet à gauche en entrant, je vous ai dit : « Je suis décidée. » Je m’en souviens comme si j’y étais.

LEBARDIN.

Bon... Je me suis donc empressé de vous installer, avec quelle joie, avec quel bonheur...

SUZANNE.

Et vous les avez revus, naturellement ?

LEBARDIN.

Qui ?

SUZANNE.

Monsieur le vicomte et madame la vicomtesse ?

LEBARDIN.

Je les ai revus souvent... Je charge donc Pagenel de...

SUZANNE.

Ils sont heureux en ménage, j’espère ?

LEBARDIN.

Très heureux, du moins je le suppose... Pagenel accepte, va à Paris... Et vous... alors...

SUZANNE.

Moi, alors, je demande à l’Inspecteur un petit congé pour affaires de famille... Il me l’accorde. Je laisse Riri au bureau... et je pars m’installer ici...

LEBARDIN, continuant.

Et hier soir...

SUZANNE.

Et hier soir vous arriviez par le train de onze heures... Je le sais bien, mon ami, je le sais bien.

LEBARDIN.

Laissez-moi achever. Quand j’aurai fini, vous verrez comme la situation sera nette. Hier soir donc, j’arrive à la gare d’Orléans. Vous m’attendiez. Je n’ai pas besoin de vous dire quelle délicieuse surprise ça a été pour moi de vous trouver à la gare. Nous prenons un fiacre, – ne riez pas, je vous prie, ne riez pas. – Nous prenons un fiacre et je donne votre adresse au cocher. Dans le fiacre j’essaye de vous embrasser. Vous me dites, avec une certaine indignation : « Oh ! mon ami, dans un fiacre ! » Je n’insiste pas, parce que je pensais : « Nous n’y serons pas toujours dans le fiacre ! » Nous arrivons à votre porte, nous descendons, je sonne, et alors vous me murmurez à l’oreille : « Si vous étiez bien gentil, vous ne savez pas ce que vous feriez ? Vous iriez à l’hôtel, parce que ce soir je tombe de sommeil. »

SUZANNE.

C’était vrai, je tombais de sommeil, positivement.

LEBARDIN.

Je continue à ne pas insister.

SUZANNE.

Vous avez été charmant, je n’oublierai jamais ça.

LEBARDIN.

Moi non plus. Je vais donc au Grand- Hôtel, je passe une très mauvaise nuit. Je ne vous reproche rien. Enfin, ce matin, je reçois un petit bleu de vous, m’invitant à déjeuner. J’accours. Nous déjeunons. Après déjeuner, vous manifestez le désir d’aller faire quelques emplettes dans des magasins. Nous ne restons pas une minute en tête à tête. Ensuite, vous me demandez d’inviter Pagenel et sa bonne amie à dîner.

SUZANNE.

Monsieur Pagenel a été parfait dans cette circonstance, c’était bien le moins... Ne dirait-on pas que tout cela est extraordinaire ?

LEBARDIN.

Mais si !... Voilà où est votre erreur, justement. C’est extraordinaire. Vous ne pouvez même pas vous rendre compte à quel point ça l’est. Oui, oui, je sais bien qu’à Pressigny je vous ai promis de... de... Mais quand vous connaîtrez la vie davantage, vous saurez qu’on fait des promesses dans certains cas, mais que ces promesses, il est convenu, il est tacitement convenu qu’on ne les tiendra pas. Mais oui, que voulez-vous que je vous dise ? C’est comme ça ! Lorsqu’un homme et une femme se trouvent dans la situation où nous sommes, il y a un vieil usage, un usage remontant à la plus haute antiquité qui exige que la femme... que la femme... fasse... des concessions... montre... de la bonne volonté... Mais oui... Ça a toujours été comme ça, je vous assure. Alors, voilà, moi, maintenant moi... comme je suis obligé de rentrer demain matin à Pressigny et que je ne pourrai pas revenir avant longtemps peut-être... je vous demande si vous exigez que j’aille encore... que j’aille encore à l’hôtel cette nuit. J’ajoute... j’ajoute qu’en vous demandant cela, je vous demande une chose qui n’est pas extravagante. Et si des gens nous écoutaient, je vous jure qu’ils seraient de mon avis et qu’ils trouveraient comme moi que c’est une chose toute naturelle que je vous demande.

SUZANNE.

Voyons, ne froncez pas les sourcils, ne vous fâchez pas...

LEBARDIN.

Remarquez de plus que Pagenel est convaincu que nous... et Delphine aussi... ils ne peuvent pas ne pas être convaincus...

SUZANNE.

Eh bien ! votre amour-propre est sain et sauf.

LEBARDIN.

Évidemment... mais il n’y a que l’amour-propre... Je vous adore, moi, vous ne tenez pas compte de ça, je vous adore.

SUZANNE.

Eh bien ! oui là, vous avez raison... Je vous demande pardon, il ne faut pas m’en vouloir, oui, je vous demande pardon. Tenez, venez vous asseoir là, près de moi. Il faut me pardonner. Oui, c’est vrai, j’ai l’air de ne pas bien me conduire avec vous, mais j’ai des excuses. Quand vous m’avez fait cette proposition, je ne vous connaissais pas, vous m’étiez même plutôt antipathique, j’aime autant vous le dire. Et comme j’avais des raisons de ne pas rester à Pressigny ; comme à ce moment-là j’avais de mon métier par dessus la tête, je pensais : essayons toujours, faisons cette expérience, nous verrons après ; qu’est-ce que je risque ? Je ne m’occupais pas de vous ; je vous prenais pour un monsieur quelconque, qui veut avoir une maîtresse, et ce qui pouvait vous arriver m’était bien égal. Mais aujourd’hui, vous m’avez écrit des lettres très jolies, très délicates, nous avons causé ensemble et je regrette ce que j’ai fait... Je regrette de vous avoir entraîné dans cette aventure, parce que, voyez-vous, j’ai bien réfléchi. J’ai une grande sympathie pour vous... beaucoup d’affection. Je sens que nous deviendrons de bons camarades, mais pour le reste je ne pourrais pas.

LEBARDIN, se levant brusquement.

La même phrase que Louisette ! La même !

SUZANNE.

Louisette ?

LEBARDIN.

Vous ne pouvez pas comprendre... Il n’y a que moi !... Allons ! Allons ! cette fois-ci, ça y est bien ! C’est entendu, c’est convenu ! Chaque fois que je serais amoureux d’une femme, ça sera la même chose ! Ça m’est arrivé à vingt ans, ça m’arrive encore à quarante-cinq, ça m’est arrivé une fois dans l’intervalle, je ne l’ai dit à personne ! Je le sais maintenant : il n’y a rien à faire !... Si, il y a quelque chose à faire ! Il y a à faire la noce, et ça ne va pas traîner ! et ce sera de votre faute.

SUZANNE.

Vous avez l’intention de faire la noce ?

LEBARDIN.

Parfaitement !

SUZANNE.

Il ne faut pas, monsieur Lebardin, il ne faut pas. Les gens comme vous ne doivent pas faire la noce, ça ne leur réussira jamais. C’est bon pour votre ami, monsieur Pagenel, cette vie-là... Mais vous, vous finiriez par devenir amoureux de quelque méchante petite femme qui vous en ferait voir de toutes les couleurs. Rentrez chez vous, monsieur Lebardin, pendant que moi je rentrerai dans l’administration des Postes. C’est ce que nous avons de mieux à faire tous les deux.

LEBARDIN.

Jamais de la vie, vous entendez, jamais de la vie !

SUZANNE.

Vous allez me jurer que vous rentrerez chez vous demain matin.

LEBARDIN.

Non.

SUZANNE.

Vous allez me le jurer, si vous avez un peu d’amitié pour moi. Et si vous me le jurez, je vous embrasserai tout de suite pour la peine.

LEBARDIN.

Vous m’embrasserez ?

SUZANNE

Sur les deux joues.

LEBARDIN.

Et moi je vous embrasserai aussi ?

SUZANNE.

Vous m’embrasserez aussi.

LEBARDIN.

Alors, que voulez-vous, je jure.

SUZANNE.

Bien. Et moi...

Elle l’embrasse franchement sur les deux joues. Parait Pagenel par la baie.

 

 

Scène VI

 

LEBARDIN, SUZANNE, PAGENEL

 

PAGENEL.

Encore !... Mille pardons de vous déranger, mes enfants.

LEBARDIN.

Qu’y a-t-il ?

PAGENEL.

Nous ne viendrons pas chez vous tout à l’heure. Nous ne resterons même pas jusqu’à la fin du spectacle, nous rentrerons. Je suis très pincé !... Aïe !...

Il boitille.

LEBARDIN.

Des rhumatismes ?

PAGENEL.

Je crois que je tiens une bonne sciatique, tout simplement. Je suis sorti à pied pour me dégourdir les jambes et pour vous avertir. J’ai laissé Delphine avec des amis... À propos d’amis, devinez qui je rencontre aux Folies-Bergère ? Monsieur le vicomte de Samblin...

SUZANNE.

Le vicomte de Samblin ?

PAGENEL.

Lui-même, qui se promenait mélancoliquement tout seul.

LEBARDIN.

Tu lui as parlé ?

PAGENEL.

Parbleu ! Je l’ai présenté à Delphine... Je crois même que j’ai fait une petite gaffe...

LEBARDIN.

Diable !

PAGENEL.

Oui, figure-toi que je lui ai dit que je venais ici...

LEBARDIN.

Ici ?... Tu lui as parlé de moi ?

PAGENEL.

Ça ma échappé... mais ça n’est pas grave, il est très discret, le vicomte de Samblin... la discrétion de l’homme marié...

SUZANNE.

Est-ce que vous lui avez parlé aussi de moi ?

PAGENEL, penaud.

Oui... Et Delphine aussi lui en a parlé... Enfin, ça été la gaffe complète... Vous êtes fâchée ?

SUZANNE.

Mais pas du tout... Il m’est parfaitement égal que monsieur le vicomte de Samblin sache ou ne sache pas... Je préfère même qu’il sache.

PAGENEL.

Alors, j’ai bien fait ?

SUZANNE.

Vous avez très bien fait.

PAGENEL.

D’ailleurs, j’ai déjà remarqué que les gaffes ont souvent des conséquences très heureuses... Je vous quitte maintenant... Aïe ! aïe !

SUZANNE.

Vous n’êtes pas pressé, asseyez-vous là une minute. Mais oui, asseyez-vous là... Allongez la jambe... voici un coussin...

Elle l’installe sur le canapé.

Attendez que la douleur soit passée et ne bougez pas, surtout ne bougez pas.

PAGENEL.

Merci, mademoiselle, merci.

SUZANNE.

Vous sentez-vous mieux ?

PAGENEL.

Légèrement mieux.

SUZANNE.

Si vous mettiez un peu de teinture d’iode au genou.

PAGENEL.

Peut-être !...

LEBARDIN.

Sur un cataplasme... avec du chloroforme et un œuf... C’est une recette de ma femme, une recette excellente.

SUZANNE.

C’est ça, je vais vous la faire préparer. Nous disons ?

LEBARDIN.

Cataplasme de graines de lin.

SUZANNE.

Quelques gouttes de teinture d’iode ?...

LEBARDIN.

Et un œuf... Seulement, l’œuf, je ne sais pas si on le met dans le cataplasme ou dessus...

SUZANNE.

Ce doit être dedans...

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LEBARDIN, PAGENEL

 

PAGENEL, montrant à Lebardin.

Tu sais, mon vieux, tu abuses.

LEBARDIN.

J’abuse de quoi ?

PAGENEL.

Moi aussi, j’ai abusé... Aussi, regarde dans quel état je suis.

LEBARDIN.

Mais de quoi est-ce que j’abuse, à la fin ?

PAGENEL.

Elle est charmante, je le sais bien... mais ce n’est pas une raison... pour... tout le temps...

LEBARDIN, furieux.

Qu’est-ce que tu dis ?

PAGENEL.

J’ai bien vu, tout à l’heure, quand je suis entré... Tu abuses... je t’assure...

LEBARDIN.

Fiche-moi la paix, n’est-ce pas ?

PAGENEL.

Je rentre demain à Pressigny et je te conseille d’en faire autant.

 

 

Scène VIII

 

LEBARDIN, PAGENEL, MADAME LEBARDIN

 

MADAME LEBARDIN, à la cantonade.

Oui, ma fille, oui, on m’attend. Je vous dis qu’on m’attend.

LEBARDIN, stupéfait.

Ma femme !

PAGENEL, se levant péniblement.

Comment !... Ah ! par exemple...

MADAME LEBARDIN, menaçant.

Très heureuse de vous trouver tous les deux ensemble !

PAGENEL, bas à Lebardin.

Laisse-moi parler... Tu n’as pas l’habitude.

À madame Lebardin.

Tous mes respects, chère madame... Nous sommes venus, votre mari et moi, prendre une tasse de thé chez un de mes amis... un de mes amis du ministère qui veut bien s’occuper de ma décoration !

LEBARDIN.

C’est ça, nous l’avons rencontré ce matin au mariage de la nièce de Blanchet... et il nous a invités.

MADAME LEBARDIN.

Et pendant qu’on mariait sa nièce, Blanchet, lui, venait vous voir à Pressigny. Oui, monsieur, Blanchet est arrivé hier soir à Pressigny, une heure après votre départ. Il a dîné avec moi, et quant à sa nièce, il est fort heureux qu’elle ne vous ait pas attendu pour se marier ce matin, car elle a déjà trois enfants. Vous êtes ici dans un appartement que vous avez meublé à l’intention de mademoiselle Suzanne Borel, la petite receveuse des postes, que vous entretenez depuis son départ de Pressigny, comme M. Pagenel, votre ami et votre maître, fait de mademoiselle Champin, rue de Prony, Delphine de son prénom, et 515-48 de son numéro de téléphone. C’est même la femme de chambre de cette personne qui nous a dit où vous étiez, moyennant une modique rétribution. Maintenant, Pagenel, faites-moi l’amitié de me laisser seule avec monsieur et rentrez vous coucher le plus tôt possible, car vous avez une figure de papier mâché. C’est honteux.

LEBARDIN, bas, à Pagenel.

Mais répond quelque chose, toi qui as l’habitude !

PAGENEL, même jeu.

Dans ce cas-là il n’y a plus rien à répondre. Ça y est.

Haut.

Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer... Aïe !

À Lebardin.

Peux-tu m’envoyer chercher une voiture.

MADAME LEBARDIN.

Prenez la mienne.

PAGENEL.

Merci, chère madame.

MADAME LEBARDIN.

Voici le numéro. Elle est devant la porte. D’ailleurs, vous trouverez votre femme dedans.

PAGENEL.

Hein !

MADAME LEBARDIN.

Elle ne m’a pas quittée, madame Pagenel ; elle a dîné avec nous, hier soir, nous avons fait notre petite enquête ensemble. Soyez assez aimable pour lui dire que je la rejoindrai à l’hôtel.

PAGENEL, ahuri.

Je n’y manquerai pas... Au revoir... madame... Bien le bonsoir...

Il sort en boitillant.

 

 

Scène IX

 

LEBARDIN, MADAME LEBARDIN, puis LA FEMME DE CHAMBRE

 

MADAME LEBARDIN.

Maintenant, à nous deux !

LEBARDIN.

Augustine, je vais l’expliquer...

MADAME LEBARDIN.

À nous deux, monsieur. Que comptez-vous faire ?

LEBARDIN.

Ce que je compte faire ?

MADAME LEBARDIN.

Oui.

LEBARDIN, très naturellement.

Ce que je compte faire... Eh bien, je compte rentrer à Pressigny demain matin... parce que, ce soir, je crois qu’il n’y a plus de train... As-tu ton indicateur sur toi ?

MADAME LEBARDIN.

Ah ça ! vous vous imaginez que cela va se passer ainsi ? Je vous prends en flagrant délit et voilà tout ce que vous me répondez !

LEBARDIN.

Tu me prends en flagrant délit de quoi ?

MADAME LEBARDIN.

D’adultère, monsieur, d’adultère !

LEBARDIN.

Mais non, ma bonne. Tu me trouves en habit et cravate blanche, en train de soigner Pagenel qui a mal au genou. Tu ne peux pas dire autre chose.

MADAME LEBARDIN.

Vous avez le toupet de dire que nous ne sommes pas dans l’appartement de mademoiselle Suzanne Borel ?

LEBARDIN.

Mais oui, nous sommes dans l’appartement de mademoiselle Borel, c’est vrai.

MADAME LEBARDIN.

Ah ! Et cet appartement a été meublé par vous, de vos deniers. Je vous défie de dire le contraire, je vous en défie. Dites-donc le contraire ?

LEBARDIN.

Je pourrais le dire, si je voulais, oui, je pourrais le dire, mais je ne le dirai pas. Oui ! il a été meublé par moi, l’appartement. Il m’a coûté dix-sept mille cinq cents francs.

MADAME LEBARDIN, éclatant.

Ainsi vous avouez que vous avez une maîtresse à Paris, vous l’avouez avec un cynisme monstrueux !

LEBARDIN.

Alors ! tu l’imagines qu’il suffit d’entretenir une femme pour qu’elle soit votre maîtresse ? Ce serait trop commode ! Ah ! tu es bien de la province, toi ! Je n’ai aucune maîtresse, je répète et j’insiste, je n’ai aucune maîtresse.

MADAME LEBARDIN.

Et vous pensez que je vais gober de pareilles balivernes ! C’est trop fort à la fin, je commence à en avoir assez !

LEBARDIN.

Et moi donc !

MADAME LEBARDIN.

Vous dites ?

LEBARDIN.

Je dis que moi aussi, je commence à en avoir par-dessus la tête ! Est-ce que je t’ai jamais fait un mensonge ? Est-ce que je t’ai jamais raconté seulement une blague ? Quand je te dis que je n’ai pas de maîtresse, tu n’as pas le droit d’en douter, tu n’en as pas le droit, tu entends ?

MADAME LEBARDIN.

Mais attrape-moi donc tout de suite, attrape-moi donc, ce sera plus simple !...

LEBARDIN.

Mais j’agirais comme Pagenel qui a trompé sa femme au bout de six mois de mariage, tu ne me parlerais pas autrement ! Est-ce que je n’ai pas toujours été un mari excellent ? Un mari fidèle ? Mais j’en arrivais à être ridicule de fidélité ! Oui, madame, ridicule ! Vous ne comprenez pas ça, vous... Les femmes ne saisissent pas ces nuances-là. Et voilà qu’au bout de vingt ans, tu te mets tout d’un coup à devenir soupçonneuse et acariâtre.

MADAME LEBARDIN.

Moi !

LEBARDIN.

Tu te mets à me guetter, à me surveiller...

MADAME LEBARDIN.

Moi ?

LEBARDIN.

Je ne peux plus faire un pas sans t’avoir sur mes talons !

MADAME LEBARDIN.

Moi !

LEBARDIN.

Il ne te manque plus que de me faire suivre par la police. Et aujourd’hui, parce que je fais un malheureux petit voyage à Paris, et Dieu sait si j’y ai fait du mal à Paris ! parce que je dépense dix-sept mille cinq cents francs à acheter des meubles, tu me traites comme le dernier des derniers. C’est à vous dégoûter de la vertu et de la bonne conduite, ma parole d’honneur !

MADAME LEBARDIN.

Voyons, ne te fâche pas... J’ai peut-être exagéré...

LEBARDIN.

Tu m’as fait beaucoup de peine. Tu entends, Augustine, tu m’as fait beaucoup de peine.

MADAME LEBARDIN.

Enfin, voyons ! tu ne peux pourtant pas dire que c’est moi qui ai tort ?

LEBARDIN, sévèrement.

Je veux bien oublier tout cela, à une condition.

MADAME LEBARDIN.

Laquelle ?

LEBARDIN.

Tu ne me parleras plus jamais de cette histoire-là. Tu entends ? Jamais plus ! tu n’y feras plus allusion jamais ! jamais ! Tu me le promets ? Tu me le jures ?

MADAME LEBARDIN.

Que veux-tu que je réponde ? Je suis ahurie... Si tu cherchais à m’ahurir... tu y es arrivé...

LEBARDIN.

Embrasse-moi, Augustine.

MADAME LEBARDIN.

Voilà, mon ami, voilà...

Elle l’embrasse.

Je suis ahurie...

LEBARDIN.

Là, remets-toi, je te pardonne, ma bonne vieille. Maintenant, tu vas rentrer à l’hôtel.

MADAME LEBARDIN.

J’aime autant ça... parce que je ne sais plus où j’en suis. Est-ce que tu m’accompagnes ?

LEBARDIN.

Oui, mais avant...

Il appuie sur un timbre.

j’ai encore quelque chose à faire.

Entre la femme de chambre.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Monsieur désire ?

LEBARDIN.

Veuillez dire à mademoiselle que ma femme, madame Lebardin, vient d’arriver et que je l’accompagne à l’hôtel. Veuillez lui demander aussi si elle pourra me recevoir dans une demi-heure environ.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Bien, monsieur.

Elle sort.

MADAME LEBARDIN.

Comment, tu vas revenir ?...

LEBARDIN.

J’ai deux mots à dire à mademoiselle Borel. Tu comprends, n’est-ce pas ?... Tu comprends que je ne peux pas rentrer à Pressigny sans prévenir mademoiselle Borel. Tu le comprends, n’est-ce pas ?

MADAME LEBARDIN.

Je le comprends... Oui, je le comprends... sans le comprendre. Mais enfin... s’il le faut...

LEBARDIN.

Il le faut absolument.

Rentre la femme de chambre.

LA FEMMME DE CHAMBRE.

Mademoiselle attendra monsieur dans une demi-heure.

LEBARDIN.

Bien...

À sa femme.

Tu vois comme c’est simple.

MADAME LEBARDIN.

C’est très simple.

LEBARDIN.

Allons, viens !...

À la bonne.

Dans une demi-heure.

Sortent madame et monsieur Lebardin.

 

 

Scène X

 

LA FEMME DE CHAMBRE, SUZANNE

 

Sonnette du téléphone.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Allô ! allô ! Oui, madame est là... on téléphone de Pressigny ? Je préviens madame. Veuillez attendre une minute... Ah ! la voici...

À Suzanne qui entre.

Madame, on vous demande au téléphone, de Pressigny.

SUZANNE.

Bien...

Elle va au téléphone. Sort la femme de chambre.

 

 

Scène XI

 

SUZANNE, seule, au téléphone, puis LA FEMME DE CHAMBRE

 

SUZANNE, seule.

Ah ! c’est toi, Riri, bonsoir... Comment vas-tu ? Tu n’es pas encore couchée à cette heure-ci... Ah ! ah ! l’inspecteur ?... Eh bien ! qu’est-ce qu’il a dit l’inspecteur ?... Allô ! oui, j’écoute... Il n’est pas content ?... Il veut me faire nommer ailleurs qu’à Pressigny... Dans le Midi ? J’aime mieux ça... Oui, j’irai dans le Midi, et tu m’accompagneras... Allô ! Mais non, ma pauvre petite, je ne veux pas rester à Paris... C’est comme ça... Je ne veux pas... Oui, j’en ai déjà assez... Quoi ? qu’est-ce que tu chantes ?... Mais non, par exemple ! Mais non... En voilà une question ! Il ne manquerait plus que ça... Rien du tout ! Dame ! évidemment ! il a été bien attrapé... Il ne s’attendait pas à... Mais il est gentil tout de même. Sa femme est venue le chercher... Oui, ça a dû être drôle... Et je suis toute seule... Allô ! Oh ! non, je suis tout à fait décidée... Maintenant. J’en ai assez de cette expérience... Nous irons dans le Midi, Riri, nous irons dans le Midi... mais tu sais, être cocotte, ça n’a aucune espèce d’intérêt... Tu ris ?... Tu voudrais bien voir ? Tu peux t’en rapporter à moi... C’est une vie assommante... Je crois que pour être cocotte, il faut s’y prendre de bonne heure... Au revoir... Téléphone-moi demain à midi, j’aurai pris une résolution... Allô !... bonne nuit.

LA FEMME DE CHAMBRE, entrant, une carte à la main.

Ce monsieur demande si madame peut le recevoir ?

SUZANNE, lisant.

Monsieur le vicomte de Samblin.

Réfléchissant.

Dites que je regrette beaucoup... mais qu’il m’est impossible en ce moment-ci...

LA FEMME DE CHAMBRE.

Bien, madame.

Elle sort.

SUZANNE, seule.

Ça n’en finirait plus, si je le revoyais.

Un temps.

Ça n’en finirait plus.

LA FEMME DE CHAMBRE, revenant avec une autre carte.

Madame !...

SUZANNE.

Quoi ? Un autre monsieur ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Non, le même... il a écrit quelque chose sur sa carte.

SUZANNE.

Voyons...

Lisant.

«  Je n’ai qu’un mot à vous dire... »

Parlé.

Allons, faites entrer.

Sort la femme de chambre. Suzanne seule.

Au fond, il doit être très vexé.

Entre le vicomte.

 

 

Scène XII

 

LE VICOMTE, SUZANNE

 

LE VICOMTE.

Excusez-moi, si j’ai insisté, mademoiselle.

SUZANNE.

Il n’y a pas de mal, monsieur le vicomte. Donnez-vous la peine de vous asseoir.

LE VICOMTE.

Votre santé est bonne ?

SUZANNE.

Excellente, je vous remercie.

LE VICOMTE.

J’ai rencontré Pagenel aux Folies-Bergère... c’est lui qui m’a appris...

SUZANNE.

Je sais cela... je sais cela...

LE VICOMTE.

Je comptais le trouver ici... avec... avec...

SUZANNE.

Avec monsieur Lebardin. Ils y étaient tous les deux, il n’y a qu’un instant... Ils ont été obligés de sortir.

LE VICOMTE.

Et vous êtes toute seule ?

SUZANNE.

Je suis toute seule. Il y a quelque temps que je n’avais eu le plaisir de vous voir, monsieur le vicomte.

LE VICOMTE.

Oui, depuis...

SUZANNE.

Depuis votre mariage.

LE VICOMTE.

En effet... en effet... Il s’est passé bien des choses depuis ce temps-là.

SUZANNE.

Bien des choses.

LE VICOMTE.

Et pourtant, il n’y a pas longtemps.

SUZANNE.

Un mois.

LE VICOMTE.

Croyez bien, mademoiselle, que si je ne vous ai pas adressé mes compliments au sujet de votre changement de position, c’est que je l’ignorais... Dès que je l’ai su, vous voyez, je suis venu tout de suite.

SUZANNE.

Trop aimable.

LE VICOMTE.

Ah ! vous êtes délicieusement installée... mes compliments. Il n’y a pas de comparaison avec un bureau de poste.

SUZANNE.

Aucune comparaison.

LE VICOMTE, se levant brusquement.

Ce qui me stupéfie, par exemple, ce que je ne m’explique pas, et ce que je ne m’expliquerai jamais, c’est que vous ayez accepté de monsieur Lebardin, une chose que je vous ai proposée, moi, et que vous avez refusée... Car enfin, je vous l’ai proposé d’être ma bonne amie... je vous l’ai proposé formellement... Et c’est monsieur Lebardin que vous avez préféré... Si vous pouvez m’expliquer ça !

SUZANNE, ironiquement.

Il y a dans la vie une foule d’événements qu’on ne peut pas expliquer et qui arrivent tout de même.

LE VICOMTE.

C’est ça qui me stupéfie le plus. Alors, vous ne m’aimez plus ?

SUZANNE.

Écoutez, monsieur le vicomte, trouvez-vous qu’il y ait un intérêt quelconque à prolonger cette conversation ?

LE VICOMTE.

Mais oui, il y a un intérêt, un intérêt très grand... parce que moi maintenant, je vous aime. Tenez, voilà encore une de ces choses que l’on ne peut pas expliquer et qui arrivent tout de même.

SUZANNE.

Allons donc ! monsieur le vicomte, vous badinez !

LE VICOMTE.

Oh ! je ne vous aimais pas, à Pressigny, lorsque vous m’avez avoué... vous vous rappelez ?... Non, à ce moment-là, je ne vous aimais pas... Je pensais à vous de temps en temps, souvent même, je me répétais ce que vous m’aviez dit, mais ce n’était pas l’amour... Ça a duré comme ça jusqu’à mon mariage. Mais le jour de mon mariage, par exemple, il s’est passé une chose extraordinaire. Lorsque monsieur le maire m’a demandé : « Consentez-vous à prendre pour femme madame veuve Lureau ? » Eh bien ! alors, tout d’un coup, pendant qu’il prononçait la phrase, je me suis aperçu que c’était vous que j’aimais ; j’ai répondu oui, tout de même, parce qu’il était trop tard. Mais j’étais furieux. Et maintenant, il n’y a pas d’erreur... C’est vous que j’aime, c’est vous ! Il est impossible que vous ne m’aimiez plus.

Il s’approche d’elle et lui prend la main.

SUZANNE.

C’est pourtant la vérité, monsieur le vicomte.

LE VICOMTE.

Vous ne m’aimez plus ?

SUZANNE.

Je ne vous aime plus... non... Et quand même je vous aimerais encore, je ne recommencerais pas l’expérience que je viens de faire... Non, décidément... Ce n’est pas ma vocation de détourner de leurs devoirs les hommes mariés.

LE VICOMTE.

Les hommes mariés ?... Ah ! ah ! elle est bien bonne...

SUZANNE.

Quoi ?... Vous êtes marié, je suppose ?

LE VICOMTE.

Comment, si je suis marié ? mais je crois bien que je suis marié... Je crois bien, puisque j’ai dit oui ! Et même, à ce propos-là, je vais vous dire une chose, une chose que je n’ai encore dite à personne... Je suis cocu !

SUZANNE, lui prenant les mains.

Oh !...

LE VICOMTE.

Parfaitement... Ma femme me trompe...

SUZANNE.

Comment ! Hermance vous ?...

LE VICOMTE.

Elle me trompe avec le docteur, avec ce cher docteur.

SUZANNE.

Oh !

LE VICOMTE.

Ça vous étonne ? Moi, ça ne m’a pas étonné... Vous vous rappelez ce que je vous disais dans le bureau de poste : c’est un mariage qui finira mal.

SUZANNE.

En êtes-vous sûr ?

LE VICOMTE.

Si j’en suis sûr ! Je les ai vus.

SUZANNE.

Oh !

LE VICOMTE.

D’ailleurs, je m’en doutais. Enfin, il y a trois jours, le docteur avait déjeuné avec nous. Après déjeuner, je prends mon fusil et je vais faire un tour dans le parc. Je propose au docteur de m’accompagner. Il préfère rester, soi-disant pour faire un bésigue. Ah ! ah ! Je les laisse donc tous les deux, ma femme et lui. Vous me direz : « Si vous aviez des soupçons, pourquoi les laisser ensemble ? » Mais il est inutile de surveiller les femmes, ce qui est écrit est écrit. Je sors, je n’avais pas fait cent pas, qu’il me part un lièvre entre les jambes. Je le tire, je le manque. Je lui envoie mon second coup, je le manque également. Cela m’étonne. Alors, je regarde mes cartouches. J’avais emporté du petit plomb, du plomb pour tuer les moineaux.

SUZANNE.

Oui... oui...

LE VICOMTE.

Je reviens précipitamment au château. Je rentre dans ma chambre et là, je constate...

SUZANNE.

Oh !

LE VICOMTE.

Parfaitement ! C’était réglé : mon mariage était en train de très mal finir.

SUZANNE.

Et qu’est-ce que vous avez fait ?

LE VICOMTE.

Je me suis jeté sur le docteur et je lui ai flanqué une pile. Mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’en la lui flanquant, cette pile, je n’avais aucune animosité contre lui ; je pensais à vous tout le temps. Je la lui flanquais pour le principe, voilà tout. Mais ce qui m’arrivait m’était absolument égal. Le soir, j’ai eu une conversation avec Hermance et nous avons convenu de divorcer, en employant un des moyens usités en pareil cas... Hermance épousera le docteur et moi, si vous n’aviez pas fait la bêtise que vous avez faite, je serais allé vous chercher dans votre bureau de poste, et je vous aurais épousée, parfaitement, je vous aurais épousée. Et voilà pourquoi je suis furieux que vous soyez devenue la bonne amie de cette brute de Lebardin !!...

Entre Lebardin.

 

 

Scène XIII

 

LE VICOMTE, SUZANNE, LEBARDIN

 

LEBARDIN.

Bonsoir, mon cher vicomte. Ça va bien ?

Il lui tend la main.

LE VICOMTE.

Très bien. Et vous ?

LEBARDIN, à Suzanne.

Mademoiselle, oserai-je vous demander la permission de dire deux mots en tête à tête à monsieur de Samblin ?

SUZANNE.

Tout de suite ?

LEBARDIN.

Tout de suite, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

SUZANNE.

Moi... je vous laisse alors.

LEBARDIN.

Mille fois aimable, mademoiselle. D’ailleurs, ce sera très court.

Sort Suzanne.

 

 

Scène XIV

 

LEBARDIN, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE.

Vous avez à me parler, Lebardin ?

LEBARDIN.

Voici, mon cher vicomte. J’ai entendu, moitié sans le vouloir et moitié en écoutant, la fin de la conversation que vous venez d’avoir avec mademoiselle Borel... Et je viens vous donner un conseil, qui sera un conseil d’ami, quoique vous m’ayez appelé cette brute de Lebardin...

Mouvement du vicomte.

Ça ne fait rien.

LE VICOMTE.

Et quel est ce conseil ?

LEBARDIN.

Eh bien ! vous allez divorcer, n’est-ce pas ?... J’ai entendu... Eh bien ! quand vous aurez divorcé, épousez mademoiselle Borel, épousez-la. Vous n’avez que ça à faire, c’est moi qui vous le dis.

LE VICOMTE.

Elle est bonne ! Vous me conseillez d’épouser votre maîtresse.

LEBARDIN.

Ça ! qu’est-ce qu’ils ont donc tous à s’imaginer que j’ai une maîtresse ? Je vous dis que je n’en ai pas... que je n’en ai jamais eu... et au train dont vont les choses, il est probable que je n’en aurai jamais.

LE VICOMTE.

Comment ! vous voulez me faire croire que vous n’avez pas ?...

LEBARDIN.

Non !

LE VICOMTE.

Que vous n’avez ?...

LEBARDIN.

Non !

LE VICOMTE.

Que vous ?...

LEBARDIN.

Non.

LE VICOMTE.

Ce serait curieux, ca, par exemple, ce serait curieux !... Mais allons donc !... vous vous moquez de moi ; naturellement, vous êtes un galant homme... Merci, je sors d’en prendre.

LEBARDIN.

Enfin, aimez-vous mademoiselle Borel, oui ou non ?

LE VICOMTE.

J’aime mademoiselle Borel... certainement, mais de là à épouser une femme à qui vous venez d’offrir des mobiliers somptueux, il y a loin, mon bon, il y a loin.

LEBARDIN, réfléchissant.

Ce n’est pas moi qui ai offert ces meubles à mademoiselle Borel.

LE VICOMTE.

C’est un autre ! C’est encore plus fort, alors... Et qui est-ce ?

LEBARDIN.

C’est vous.

LE VICOMTE.

Hein ?

LEBARDIN.

C’est vous, puisque vous allez me rembourser immédiatement les dix-sept mille cinq cents francs que cela m’a coûté.

LE VICOMTE.

Moi !

LEBARDIN.

De cette façon vous aurez mis dans ses meubles une femme que vous aimez et qui vous aime, et qui pourra accepter de vous une chose qu’elle ne pouvait pas accepter de moi, attendu que je n’avais aucun droit à la lui offrir. Car mademoiselle Suzanne Borel est une très vertueuse petite femme et celui qui lui ferait l’injure d’en douter aurait affaire à moi.

LE VICOMTE.

Je vous avoue, Lebardin, que je suis très perplexe.

LEBARDIN.

Voyons, si ce que je vous dis n’était pas la vérité, est-ce que j’aurais l’indélicatesse de vous demander les dix-sept mille cinq cents francs que vous allez me verser ?

LE VICOMTE.

Ça, évidemment.

LEBARDIN.

Je ne suis pas pressé, d’ailleurs...

LE VICOMTE.

Je vous les donnerai demain...

LEBARDIN.

Maintenant, mon cher vicomte, je vous quitte... Je vais retrouver ma femme et lui annoncer cette bonne nouvelle. Mes plus respectueux hommages à mademoiselle Borel. Décidément, je n’aurai jamais de chance avec les femmes.

Il serre la main du vicomte et sort.

 

 

Scène XV

 

LE VICOMTE, seul

 

Ça, ce serait curieux !... Ce serait curieux.

 

 

Scène XVI

 

LE VICOMTE, SUZANNE, puis LEBARDIN

 

SUZANNE, entrant.

Il est parti, monsieur Lebardin ?

LE VICOMTE.

Parti.

Lui prenant les deux mains.

Regardez-moi en face. C’est vrai ce qu’a dit Lebardin ?

SUZANNE.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

LE VICOMTE.

Que vous... Enfin... Est-ce vrai ?

SUZANNE.

C’est vrai.

LE VICOMTE.

C’est possible, c’est très possible, parce qu’avec les femmes, on ne sait jamais. Tenez, vous ne savez pas ce que je donnerais pour le croire !

SUZANNE.

Mais vous n’êtes pas obligé de le croire, monsieur le vicomte ; j’irais même plus loin : vous ne devez pas le croire. Moi, à votre place, je ne le croirais pas.

LE VICOMTE.

Eh bien, tant pis ! je le crois. Vous serez ma femme. À demain !

SUZANNE, émue.

Ah !

Un petit temps.

Eh bien ! non, pas à demain.

Elle lui enlève son chapeau et sa canne.

LE VICOMTE, joyeux.

Quoi ?

SUZANNE, le regardant.

Oui !... et vous allez être bien obligé de le croire, maintenant, gros nigaud !

LEBARDIN, revenant.

Mille pardons, mon cher vicomte, mais j’ai oublié de vous remettre la clef.

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