La Bourse et la Vie (Alfred CAPUS)

Comédie en quatre actes et cinq tableaux.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase, le 5 décembre 1900, et reprise au même théâtre, le 19 avril 1902.

 

Personnages

 

BRASSAC

LE HOUSSEL

JACQUES HERBAUT

MOLINEUF

PLESNOIS

PIGOCHE

LE COMMISSAIRE DE POLICE

OSCAR

GEORGES                           

UN DÉTENU

PREMIER REMISIER        

DEUXIÈME REMISIER

UN GARDE DE PRISON  

UN GROOM           

UN VALET DE PIED

HÉLÈNE HERBAUT

PERVENCHE

LA COMTESSE

MADAME PLESNOIS

BLANCHE CORSET

MIRETTE

ÉGLANTINE

LÉONIE BROQUET          

EMMA BROQUET

ROSALIE

GERMAINE PISTON

TOTO

 

À Paris, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Chez Herbaut.

Petit salon très élégant. Une porte à gauche en coin. Une autre à droite au premier plan.

 

 

Scène première

 

JACQUES, ROSALIE

 

JACQUES, une lettre à la main.

Est-ce que madame est rentrée ?

ROSALIE.

Madame rentre à l’instant même.

JACQUES.

Veuillez lui dire que je suis rentré aussi,

ROSALIE.

Bien, monsieur.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène II

 

JACQUES, seul, puis HÉLÈNE

 

JACQUES, seul.

Il a raison, ce notaire, il a mille fois raison. Il faut prendre une résolution énergique.

Entre Hélène, à droite.

HÉLÈNE, l’embrassant.

Bonjour, mon petit Jacquot...

JACQUES, l’embrassant aussi.

D’où viens-tu ?

HÉLÈNE.

De faire des courses, d’acheter un tas de petites choses : j’ai trouvé une corbeille pour mettre sur ce meuble, une corbeille délicieuse, tu verras...

JACQUES.

Eh bien ! moi, pendant que tu achetais une corbeille délicieuse, je recevais une lettre de mon notaire.

HÉLÈNE.

De quel notaire ?

JACQUES.

De mon notaire de Limoges.

HÉLÈNE.

Qu’est-ce qu’il dit ?

JACQUES.

Il dit qu’il faut prendre une résolution énergique et qu’étant donnée notre situation...

HÉLÈNE.

Qu’est-ce quelle a donc de particulier, notre situation ?

JACQUES.

Ma chère enfant, je te le répète depuis six mois, tous les jours.

HÉLÈNE.

À la même heure.

JACQUES.

Nous sommes à peu près décavés. J’emploierais bien le mot « ruinés », qui serait plus exact, mais décavé est moins mélancolique.

HÉLÈNE.

C’est même chic, décavé ! Mais je le sais bien, mon chéri, que nous sommes décavés. Tout le monde est décavé à Paris.

JACQUES.

Il y a quelques exceptions. Ainsi, nous, quand nous nous sommes mariés, nous étions une de ces exceptions. Nous avions une quarantaine de mille francs de rente...

HÉLÈNE.

Et nous ne les avons plus. Que veux-tu y faire ?

JACQUES.

Tu trouves ça drôle ?

HÉLÈNE.

Ces choses-là sont drôles ou tristes suivant le caractère que l’on a et le point de vue auquel on se place... Moi, je suis un peu bohème, je l’avoue, oh ! je l’avoue, et un peu trop gaspilleuse. Ainsi, j’adore sortir avec beaucoup d’argent et rentrer sans un centime.

JACQUES.

Je n’exige pas de toi que tu sortes sans un centime et que tu rentres avec beaucoup d’argent... Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, il faut prendre une résolution énergique.

HÉLÈNE.

Tu abuses de cette expression.

JACQUES.

Mais, sapristi, tu ne te rends pas compte, je t’assure. Tu ne vois pas où nous en sommes... Oh ! il n’y a pas de quoi rire !...

HÉLÈNE.

Il y a toujours de quoi rire !...

JACQUES.

Enfin, veux-tu lire cette lettre ?

HÉLÈNE.

Avec plaisir, mon chéri.

Entre Rosalie.

 

 

Scène III

 

JACQUES, HÉLÈNE, ROSALIE

 

ROSALIE.

M. Plesnois demande à parler à monsieur.

JACQUES.

Quel raseur, cet animal !... On ne peut pas être seuls une minute.

À Rosalie.

Faites entrer. Ah ! au fait... Rosalie ?

ROSALIE.

Monsieur ?

JACQUES.

Je viens de dire « quel raseur » ! Je vous prie de croire que ce mot ne s’applique pas...

ROSALIE.

On sait bien ce que c’est qu’un raseur, monsieur.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

JACQUES, HÉLÈNE, puis PLESNOIS

 

HÉLÈNE.

Il doit venir guetter Marguerite, que j’attends après les courses...

PLESNOIS, entrant.

Je ne vous dérange pas, mes bons amis ?... Mes compliments, chère madame.

JACQUES.

Quoi de neuf ?

PLESNOIS.

Pas grand’chose. Au cercle, on parle de la candidature de Brassac, mais je n’y crois pas... Il ne serait pas nommé...

HÉLÈNE.

Brassac, c’est ?...

PLESNOIS.

Une espèce de banquier. Le directeur de la Banque Franco-Étrangère !

JACQUES.

Qu’est-ce que ça vaut ?

PLESNOIS.

Rien. Seulement Brassac est un homme à qui tout réussit à la Bourse en ce moment. Alors, ça lui fait une situation sur le Boulevard. Vous savez comment on l’appelle ? Bébé !

HÉLÈNE, riant.

Bébé ! Pourquoi ?

PLESNOIS.

Parce qu’il est joufflu et qu’il a l’air très bon garçon. Je reconnais d’ailleurs qu’il est bien parti et qu’à moins d’être arrêté un jour par la déveine...

JACQUES.

Ou par la gendarmerie.

PLESNOIS.

Il ira loin. Mais, à mon avis, on aurait le plus grand tort de le recevoir au cercle.

Regardant sa montre.

La troisième course est finie depuis longtemps... Marguerite m’avait affirmé qu’elle serait ici à...

JACQUES.

Elle va venir, ne soyez pas inquiet. Avec qui est-elle allée aux courses, madame Plesnois ?

PLESNOIS.

Avec Le Houssel et Molineuf.

HÉLÈNE.

Toujours, jaloux, alors ?...

PLESNOIS.

Moi ? Je n’ai plus aucune jalousie, ma parole. Quand j’étais jaloux, je ne m’en cachais pas.

HÉLÈNE.

Et c’est fini ?

PLESNOIS.

Oui, parce que j’ai raisonné. Qu’est-ce que la jalousie ?

JACQUES, faisant signe à Hélène de lire la lettre du notaire.

Vous permettez que ma femme achève cette lecture ?

PLESNOIS.

Faites donc.

HÉLÈNE.

Vous m’excusez ?...

Elle sort.

 

 

Scène V

 

JACQUES, PLESNOIS

 

JACQUES.

Vous disiez donc, cher ami ?...

PLESNOIS.

Je disais : qu’est-ce que la jalousie ? C’est une des formes de la curiosité. C’est la forme la plus aiguë de la curiosité.

JACQUES.

Je vous suis.

PLESNOIS.

Satisfaites la curiosité, vous épuisez la jalousie.

JACQUES.

Après ?

PLESNOIS.

Partant de ce principe...

JACQUES.

C’est de ce principe-là que vous êtes parti ?

PLESNOIS.

Absolument, et je me suis demandé : avec qui ma femme est-elle susceptible de me tromper ?

JACQUES.

Tout est là.

PLESNOIS.

Je dois le connaître. Car ma femme est trop intelligente et trop bien élevée pour me tromper avec quelqu’un que je ne connaîtrais pas. Cherchons donc parmi nos amis. Et j’ai été amené à la suite de recherches sérieuses à établir que, si Marguerite me trompait, ce ne pouvait être qu’avec Le Houssel ou Molineuf, qu’elle ne quitte pas, avec qui elle va aux courses, au théâtre...

JACQUES.

Oh ! des camarades...

PLESNOIS.

Laissez-moi continuer. J’ai écarté tout de suite Le Houssel qui passe sa vie à entretenir des cocottes. Restait Molineuf, et c’est ici que triomphe ma méthode.

JACQUES.

Ah !

PLESNOIS.

Molineuf a quarante-cinq ans, c’est un homme usé. Et voyez- vous ma femme me trompant avec un homme usé ? Ce serait bouffon ! Donc elle ne me trompe pas avec Molineuf. Et comme je viens de démontrer qu’elle ne pouvait me tromper qu’avec lui, il s’ensuit qu’elle ne me trompe pas, et par conséquent je serais bien bête d’être jaloux. Voilà !

 

 

Scène VI

 

JACQUES, PLESNOIS, LE HOUSSEL, MOLINEUF, MADAME PLESNOIS, entrant par la gauche

 

LE HOUSSEL.

Dieu ! que je suis fatigué !

MADAME PLESNOIS, serrant la main de Jacques.

Où est Hélène ?

JACQUES.

Dans sa chambre.

MADAME PLESNOIS.

Je viens lui annoncer qu’elle a perdu les trois courses.

JACQUES.

Vous lui ferez plaisir.

À Molineuf.

Et vous, Molineuf, avez-vous perdu aussi ?

MOLINEUF

Naturellement. Mais c’est la dernière fois...

JACQUES.

Que vous perdez ?

MOLINEUF.

Non, que je joue. C’est une épreuve que je tentais. Je m’étais dit : « Si je gagne aujourd’hui, je continuerai à jouer toute ma vie. Si je perds, je ne toucherai plus une carte et je ne remettrai plus les pieds sur un champ de courses. »

PLESNOIS.

Et que ferez-vous ?

MOLINEUF.

Je demanderai une place au gouvernement... II faut bien vivre.

PLESNOIS.

Avec les anciens joueurs on fait de très bons fonctionnaires.

MADAME PLESNOIS, haussant les épaules.

Vous dites la même chose tous les jours.

À son mari.

Rentrerez-vous avec moi ?

PLESNOIS.

Non, chère amie, si vous le permettez...

MADAME PLESNOIS.

Comme il vous plaira.

PLESNOIS, bas à Jacques, pendant que Molineuf et madame Plesnois échangent quelques mots.

Hein ! regardez Molineuf... Me voyez-vous jaloux de Molineuf ? Ce serait comique !

JACQUES.

C’est toujours comique.

MADAME PLESNOIS, bas à Molineuf.

Alors, à tout à l’heure, chez vous.

Molineuf fait un signe de tête, madame Plesnois sort par la droite.

 

 

Scène VII

 

JACQUES, MOLINEUF, LE HOUSSEL, PLESNOIS

 

MOLINEUF.

Et maintenant. Le Houssel, racontez l’événement de la journée.

LE HOUSSEL, à Plesnois et à Jacques.

Je me suis brouillé avec Églantine entre la deux et la trois.

JACQUES.

Ah bah !

PLESNOIS.

J’ai joué Églantine, il y a un mois, trois contre un ; j’ai perdu.

LE HOUSSEL.

Je ne vous parle pas de celle-là... Je vous parle de ma bonne amie...

JACQUES.

Comment ! Vous avez rompu... Et pourquoi ?

LE HOUSSEL.

Mon cher, elle est insupportable... Elle est devenue joueuse comme les cartes. Toute la soirée, c’est le baccara ou le poker, pas moyen de l’avoir un instant. Et pour comble, elle s’est mise à jouer à la Bourse. Elle passe ses après-midi avec des remisiers. Alors vous comprenez...

PLESNOIS.

Elle a bien pris ça ?

LE HOUSSEL.

Très bien.

MOLINEUF.

Les dames aiment beaucoup se brouiller avec Le Houssel, parce qu’il est très généreux.

PLESNOIS.

Et combien ça vous a-t-il coûté, Le Houssel, de rompre avec Églantine ?

LE HOUSSEL.

Pas autant que vous pourriez le croire.

MOLINEUF.

Oh ! oh !

LE HOUSSEL.

Une villa à Saint-Cloud que je lui avais promise depuis longtemps.

PLESNOIS.

C’est tout ?

LE HOUSSEL.

Une paire de chevaux.

MOLINEUF.

C’est tout ?

LE HOUSSEL.

Et un collier de perles... de magnifiques perles.

PLESNOIS.

C’est tout ?

LE HOUSSEL.

Vous trouvez que je n’ai pas bien fait les choses... Il me semble pourtant...

PLESNOIS.

Je plaisante... Je plaisante... Vous êtes mille fois trop généreux.

MOLINEUF.

Il a fait hausser de moitié la galanterie à lui tout seul.

LE HOUSSEL.

Je sais que vous me blaguez tous.

JACQUES.

On vous blague, mais on vous admire.

LE HOUSSEL.

Je n’y mets pas d’ostentation, c’est pour mon plaisir. J’ai toujours donné de l’argent aux femmes. J’y trouve une étrange et nouvelle volupté.

PLESNOIS.

Vous n’avez jamais eu la sensation d’être aimé pour vous-même ?

LE HOUSSEL.

Et je n’y tiens pas.

PLESNOIS.

Oh !

LE HOUSSEL.

Être aimé pour soi-même, la belle affaire ! C’est à la portée du premier bellâtre venu. Ce qui est autrement digne d’une imagination délicate, c’est de vouloir être aimé pour le luxe que l’on donne, pour la joie des bijoux et des toilettes, et aussi pour la façon dont on offre tout cela. Et ne croyez pas à la vieille théorie qui prétend qu’une femme ne saurait être amoureuse de l’homme qui la couvre d’or ! Il y a de nombreuses exceptions, soyez-en sûrs. Il y a des créatures charmantes qui ne se croient pas obligées de bafouer celui à qui elles doivent d’être heureuses, indépendantes et fêtées. Et moi, qui vous parle, j’ai reçu, pour de beaux cadeaux que je faisais, des caresses sincères et imprévues que Don Juan lui-même n’auraient pas eues pour rien.

JACQUES.

Le Houssel, vous êtes véritablement chic.

PLESNOIS.

Il est très chic.

Regardant sa montre.

Mais il faut que je m’en aille.

JACQUES.

Dites donc, puisque vous allez au cercle, je vais vous remettre une lettre pour Revinel.

PLESNOIS.

Pour Revinel, le tapeur ?... Je vous plains si vous lui avez prêté n’importe quoi...

Il serre la main de Le Houssel et de Molineuf.

Messieurs...

JACQUES, aux mêmes.

Je ne me gêne pas avec vous, hein ?...

Il sort avec Plesnois.

 

 

Scène VII

 

LE HOUSSEL, MOLINEUF

 

MOLINEUF, lui tapant sur l’épaule.

Tout ça, c’est très gentil... seulement, moi, je sais pourquoi vous avez quitté Églantine.

LE HOUSSEL.

Je vous l’ai dit.

MOLINEUF.

Non. Vous avez quitté Églantine, parce que vous êtes amoureux d’une autre femme.

LE HOUSSEL.

Oh ! vous m’avez vu causer avec la petite Mirette, et alors...

MOLINEUF.

Ce n’est pas de la petite Mirette que vous êtes amoureux.

LE HOUSSEL.

Germaine Piston ? Vous croyez que c’est Germaine Piston ? Je vous donne ma parole...

MOLINEUF.

Ce n’est pas non plus de Germaine Piston.

LE HOUSSEL.

Alors je ne vois pas...

MOLINEUF.

Le Houssel, ce n’est pas d’une cocotte que vous êtes amoureux.

LE HOUSSEL.

Par exemple ! Et de qui voulez-vous ?

MOLINEUF.

De qui ? Eh bien ! vous, Le Houssel, dont la vie est jonchée de cocottes, qui faites le malin avec vos théories et qui éclaboussez de vos largesses les pauvres diables comme moi, vous êtes amoureux d’une femme honnête.

LE HOUSSEL.

Moi ?... d’une femme honnête !... Elle est bien bonne...

MOLINEUF.

D’une femme du monde...

LE HOUSSEL.

Vous badinez.

MOLINEUF.

De la femme d’un de nos camarades du club, chez qui vous venez tous les jours sous un prétexte ou sous un autre... de madame...

Il se tourne légèrement vers la droite.

LE ROUSSEL.

Taisez-vous, Molineuf.

MOLINEUF.

Hein ! J’ai deviné ?

LE HOUSSEL, avec mystère.

Eh bien ! oui, mon ami. C’est insensé ! C’est incompréhensible ! mais c’est comme ça... Moi, à qui jusqu’à présent la vue d’une femme honnête n’avait inspiré que le... que le...

Il cherche.

MOLINEUF.

Que le respect ?

LE HOUSSEL.

C’est ça... que le respect et l’indifférence, je suis pincé et bien pincé... pas comme je l’étais avec Églantine ou Toto.

MOLINEUF.

Je comprends.

LE HOUSSEL.

Ah ! je suis très embêté.

MOLINEUF.

Il y a de quoi.

LE HOUSSEL.

Quand je m’en suis aperçu, je ne voulais pas le croire.

MOLINEUF.

Le lui avez-vous dit ?

LE HOUSSEL.

J’ai failli deux ou trois fois, mais les mots ne me viennent pas. Autant je connais mon affaire avec un certain genre de femmes, autant avec les autres je manque d’initiative. Qu’est-ce que vous pensez de ça, Molineuf, avec votre expérience ? Ai-je des chances ? N’en ai-je aucune ?

MOLINEUF.

Vous êtes très mal tombé. Herbaut, ménage excellent, âges assortis ; jolie fortune... vous n’avez même pas la ressource d’utiliser vos mines d’or. On a beaucoup fait la cour à madame Herbaut, des gens très bien, des professionnels. On ne peut pas en citer un qui ait abouti, ou même qui se soit sérieusement approché...

LE HOUSSEL.

Mauvais, tout ça, mauvais !

MOLINEUF.

Et puis, vous n’êtes plus trop dégourdi.

LE HOUSSEL.

Vous avez le même âge que moi, et ça ne vous empêche pas d’être l’amant d’une femme mariée.

MOLINEUF.

Pardon ! Qui vous a dit que j’étais l’amant d’une femme mariée ?

LE HOUSSEL.

C’est vous.

MOLINEUF.

Ah ! mais moi, ce n’est pas la même chose.

LE ROUSSEL.

Et pourquoi ?

MOLINEUF.

Parce que moi, je n’étais pas le premier et que vous, vous le seriez probablement. Et, à notre âge, on peut encore recevoir dans ses bras une femme qui tombe, mais on ne peut plus la faire tomber soi-même.

LE HOUSSEL.

Je suis moins pessimiste que vous.

Entrent par la droite, Hélène, Herbaut et madame Plesnois.

 

 

Scène IX

 

LE HOUSSEL, MOLINEUF, JACQUES, HÉLÈNE, et MADAME PLESNOIS

 

HÉLÈNE.

Je savais bien qu’ils n’étaient pas partis.

Elle lui serre la main.

Comment va. Le Houssel ? Vous avez une mine superbe...

LE HOUSSEL.

Trop aimable ?

HÉLÈNE.

Dites-moi, vous irez aux courses demain ?

LE HOUSSEL.

Certes !

HÉLÈNE.

Alors je vous donnerai trois chevaux à jouer pour moi, parce que je ne peux pas y aller.

LE HOUSSEL.

Lesquels ?

HÉLÈNE.

J’hésite pour le dernier, il faut que je revoie le programme. Je vous enverrai un petit bleu demain matin.

LE HOUSSEL.

Désirez-vous que je repasse ce soir ?

HÉLÈNE.

Ma foi, si ça ne vous dérange pas...

LE HOUSSEL.

Ça me procurera le plaisir de vous voir deux fois dans la même journée.

HÉLÈNE, souriant.

Oh !

LE HOUSSEL, bas à Molineuf.

Voilà ce que je lui ai dit de plus raide jusqu’à présent.

À Hélène.

À ce soir alors, chère madame.

HÉLÈNE.

Vraiment, Le Houssel, vous êtes un homme exquis.

LE HOUSSEL.

Madame.

HÉLÈNE.

Si... si... je le disais encore à Marguerite, il y a un instant, vous êtes l’amabilité et la complaisance mêmes.

LE HOUSSEL, s’inclinant.

Oh !

Il regarde de côté Molineuf comme pour lui dire : Eh bien ! ça va ?

HÉLÈNE.

Et je vous aime bien.

Même jeu de Le Houssel.

Alors, je vous attends...

LE HOUSSEL, prenant congé.

Chère madame.

À Molineuf d’un air triomphant.

Eh bien ! mais ça ne va pas trop mal, il me semble ?

MOLINEUF, se penchant vers lui.

Vous n’avez aucune chance.

Haut.

Madame...

MADAME PLESNOIS.

Je vous laisse aussi... À demain...

Sortent Le Houssel, Molineuf et madame Plesnois.

 

 

Scène X

 

JACQUES, HÉLÈNE, et un instant ROSALIE

 

JACQUES.

Tu n’attends plus personne ?... Nous pouvons causer ?

HÉLÈNE.

Non, je n’attends plus... Ah ! diable...

Elle appuie sur un timbre.

J’allais oublier.

ROSALIE.

Madame.

HÉLÈNE.

Si une dame vient me demander tout à l’heure, vous la ferez entrer dans le grand salon et vous me préviendrez aussitôt.

ROSALIE.

Bien, madame.

Elle sort.

JACQUES.

Qui est cette dame ?

HÉLÈNE.

Une de mes amies de pension que j’ai rencontrée hier par hasard, Juliette Boursier. Je l’ai invitée à venir me voir.

JACQUES.

Prends garde aux amies de pension.

HÉLÈNE.

N’aie pas peur... Tu disais donc, mon chéri ?...

JACQUES.

As-tu fini par lire la lettre du notaire ?

HÉLÈNE.

Oui.

JACQUES.

Jusqu’au bout ?

HÉLÈNE.

Sans en passer une ligne.

JACQUES.

Comment la trouves-tu ?

HÉLÈNE.

Très bien. Il dit que nous avons une propriété aux environs de Limoges, ce que je savais, d’ailleurs.

JACQUES.

Que cette propriété ne rapporte pas le quart de ce qu’elle devrait rapporter...

HÉLÈNE.

Parce que les maîtres ne s’en occupent pas. Les maîtres, c’est nous.

JACQUES.

Et qu’étant donnée notre situation, ce que nous aurions de mieux à faire...

HÉLÈNE.

Ce serait de la vendre.

JACQUES.

Non, ce serait d’aller l’habiter.

HÉLÈNE.

Au lieu daller à la mer, en été ?

JACQUES.

Non... tout le temps.

HÉLÈNE.

Tout le temps !

JACQUES.

D’un bout de l’année à l’autre, en venant peut-être de temps en temps faire un petit séjour à Paris.

HÉLÈNE.

En somme, quitter Paris ?

JACQUES.

Oui !

HÉLÈNE.

Pour aller habiter Limoges ?

JACQUES.

Les environs.

HÉLÈNE.

Alors c’était ça, la résolution énergique ?

JACQUES.

C’était ça.

HÉLÈNE.

C’est fou ! Que veux-tu que je te réponde ? C’est fou ! il n’y a pas d’autre mot... Quitter Paris... la vie de Paris pour nous enfouir dans un endroit où nous ne connaissons personne... pour...

JACQUES.

Mais avec quoi allons-nous y vivre, nom d’un chien ! à Paris ? Je ne suis bon à rien, ayons le courage de le dire.

HÉLÈNE.

Pardon, mon chéri. Tu es bon à un tas de choses.

JACQUES.

À des choses qui coûtent, pas à des choses qui rapportent.

HÉLÈNE.

Tu avais une profession autrefois.

JACQUES.

J’étais ingénieur... je l’ai été six mois. Et il y a près de quinze ans que je ne le suis plus... Et quand on n’a pas exercé une profession depuis quinze ans, on ne peut guère espérer...

HÉLÈNE.

Étais-tu un bon ingénieur, au moins ?

JACQUES.

Je ne me rappelle plus.

HÉLÈNE.

Pourquoi ne jouerais-tu pas à la Bourse, comme tant de gens que nous connaissons ?

JACQUES.

Jouer à la Bourse ! Avec quoi ?

HÉLÈNE.

On emprunte.

JACQUES.

Oh !

HÉLÈNE.

Quel mal y aurait-il ? Nous connaissons des gens très riches, très obligeants, qui sont nos amis. Tiens, Le Houssel, par exemple... Tu t’adresserais à Le Houssel, en lui expliquant notre situation... Il se ferait un plaisir... il se ferait un devoir... Quand je pense que des gens comme nous n’ont pas de dettes à Paris ! Si ça n’est pas ridicule !

JACQUES.

Tu raisonnes... Tu ne peux pas t’imaginer comme tu raisonnes quelquefois. Emprunter ! Et à Le Houssel encore, avec la réputation qu’il a... D’ailleurs je ne veux pas. Où irions-nous, si j’entrais dans cette voie-là ? Ce serait gentil. J’en arriverais vite à être comme Revinel, Revinel du cercle.

HÉLÈNE.

Qu’est-ce qu’il a de spécial, Revinel ?

JACQUES.

Il doit à tout le monde. À moi, il me doit cent louis depuis un an, que je viens de lui réclamer pour la dixième fois, mais je suis sûr qu’il ne me les rendra jamais. Il tape les garçons, les sommeliers et jusqu’aux chasseurs et aux petits grooms qui font les courses.

HÉLÈNE, riant.

Ah ! ah !

JACQUES.

Non, mais me vois-tu... ?

HÉLÈNE.

Tiens ! toi, tu n’es qu’un bourgeois ! si on t’avait laissé faire, tu aurais mis de l’argent de côté.

JACQUES.

Heureusement, tu étais là.

HÉLÈNE.

Dis tout de suite que tu regrettes de m’avoir épousée.

JACQUES.

Oh !

HÉLÈNE.

Tu le regrettes ?

JACQUES.

Tu sais bien que je t’adore.

HÉLÈNE.

Moi aussi, mon chéri, je t’adore... Nous n’avons peut-être pas été très pratiques jusqu’à présent, c’est vrai, mais nous nous sommes aimés dans le luxe, dans la gaieté, dans la fantaisie... Et puis, malgré tout, nous n’avons rien à nous reprocher. Tu ne m’as jamais trompée, dis ?

JACQUES.

Jamais.

HÉLÈNE.

Eh bien ! c’est quelque chose dans un ménage de ne s’être jamais trompé ni l’un ni l’autre... J’irai plus loin, c’est tout.

JACQUES.

C’est beaucoup, évidemment, mais enfin...

HÉLÈNE.

Qu’est-ce que l’argent à côté de ça ? Voyons, réfléchis... que préférerais-tu ? Que je t’aie trompé ou que je t’aie ruiné ?

JACQUES.

Il y a deux écoles...

HÉLÈNE.

Tu es bête.

JACQUES.

Va, ma petite Hélène, nous avons fait des bêtises, nous avons gaspillé notre fortune, nous avons mené une vie absurde ; il ne nous reste qu’un moyen de nous en tirer galamment, proprement, c’est de disparaître à l’anglaise et d’aller cultiver le coin de terre que nous avons conservé par miracle. Si tu m’aimes bien, et je suis sûr que tu m’aimes, tu ne t’y opposeras plus, et nous partirons gaiement, car au fond nous sommes gais, et ce n’est pas la peine de perdre notre bonne humeur en nous débattant au milieu d’ennuis de toutes sortes, de dettes et d’huissiers.

HÉLÈNE, doucement.

Figure-toi qu’à mon âge je n’ai pas encore vu d’huissiers.

JACQUES.

Demeure dans cette sage ignorance.

HÉLÈNE.

Je ne veux pas te contrarier, mon chéri, certes non, je ne veux pas... Je t’aime trop. Mais enfin, est-ce qu’il n’y aurait pas une combinaison ? Si on cherchait un peu avant de se décourager... Je ne demande pas mieux que d’aller vivre dans ta province, moi, mais pas tout de suite, plus tard, quand nous serons vieux, quand nous serons ramollis.

JACQUES.

Je veux bien chercher, mais je sais d’avance...

Entre Rosalie.

 

 

Scène XI

 

JACQUES, HÉLÈNE, ROSALIE

 

ROSALIE.

Une facture pour madame... Dois-je faire attendre ?

HÉLÈNE.

Voyons... Ah ! c’est ce que j’ai acheté cette après-midi. Faites attendre.

ROSALIE.

Bien, madame.

Elle sort.

HÉLÈNE, à Jacques.

Veux-tu me donner quatre cents francs ?

JACQUES.

Voici...

Ouvrant son portefeuille.

Cent... deux cents... Tiens... je ne les ai pas tout à fait... Ah ! c’est vrai... j’ai payé ce matin un tas de notes en retard.

HÉLÈNE.

Tu en as une manie de payer des notes.

JACQUES.

Le tapissier n’avait pas touché un sou depuis trois ans.

HÉLÈNE.

Qu’est-ce qu’il aurait fait d’un sou ? Enfin... on ne peut pas renvoyer un fournisseur pour cette misère...

JACQUES.

Nous voilà dans la crise, en pleine crise... Comme c’est amusant...

HÉLÈNE.

On ne peut pas. Il faut trouver une combinaison.

Rentre Rosalie.

ROSALIE, à Jacques.

De la part de M. Revinel.

JACQUES, vivement.

Faites entrer... faites entrer... S’il pouvait m’envoyer mes cent louis !...

Entre un groom de quatorze à quinze ans, costume de groom de cercle.

 

 

Scène XII

 

JACQUES, HÉLÈNE, LE GROOM

 

LE GROOM.

Bonjour, monsieur Herbaut. Une lettre de monsieur Revinel.

JACQUES.

Bonjour, Auguste...

Il prend la lettre et la décachète, à part.

Comment ! rien !

Lisant.

« Cher ami, je suis désolé, mais j’ai pris justement hier la grosse culotte et... »

Bas à Hélène.

Lis...

HÉLÈNE.

Je vois bien.

JACQUES.

Comment faire ? Et l’autre qui attend !...

HÉLÈNE, le prenant par le bras, et à part.

Tape le groom.

JACQUES.

Hein ?

HÉLÈNE.

Tape le groom ! Il n’y a pas d’autre moyen !

JACQUES.

C’est ennuyeux ! C’est très ennuyeux... je n’ai pas l’habitude.

HÉLÈNE.

Dépêche-toi donc...

Haut avec intention.

Tu n’as pas de monnaie ?...

JACQUES, embarrassé.

Non... je...

Au groom avec hésitation.

As-tu dix louis sur toi, Auguste ?

LE GROOM, avec empressement.

Mais certainement, monsieur Herbaut. J’ai toujours dix louis pour vous...

Il prend un grand porte-monnaie et cherche des pièces d’or.

JACQUES.

Merci, Auguste.

LE GROOM.

À votre service.

JACQUES.

Je te rendrai ça demain.

LE GROOM.

Oh ! ne vous pressez pas, monsieur Herbaut. Je ne suis pas inquiet, parce que j’ai remarqué qu’on finit toujours par rendre.

JACQUES.

Vraiment ?

LE GROOM.

Toujours. M. Revinel, par exemple... Il croit peut-être qu’il ne me rendra jamais ce qu’il me doit. Il fait semblant de ne plus y penser. Eh bien ! il me le rendra tout de même, et avec un fort intérêt par-dessus le marché.

JACQUES.

Tu dois avoir des économies à la Caisse d’épargne ?

LE GROOM.

À la Caisse d’épargne ? Monsieur veut rire... Pour toucher deux et demi pour cent... ce serait trop bête. J’aime mieux prêter à ces messieurs...

HÉLÈNE.

Et vous avez raison.

LE GROOM.

Le gros Charles qui a commencé comme moi a aujourd’hui un sac énorme.

JACQUES.

Tu l’auras un jour.

LE GROOM.

Et plus vite que lui, parce que je suis d’une génération où on est plus roublard. Madame, monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

JACQUES, HÉLÈNE, puis ROSALIE

 

HÉLÈNE, se mettant à rire.

Il est délicieux, ce gamin !...

JACQUES.

Je suis furieux !

HÉLÈNE.

Tu es furieux ? Il n’y a pas de quoi !... Fichtre non, il n’y a pas de quoi ! Moi, cette petite histoire m’a tout à fait remontée. L’aplomb de ce gosse, sa confiance, ça m’a donné un coup de fouet, ça m’a montré la vie que nous menions sous son véritable jour. Ah ! il faudrait être de bien nigauds pour nous faire de la bile. Nous vivons dans un guignol, au milieu de pantins, voilà ce qu’il faut se dire. Ils s’amusent, amusons-nous ! All right ! Tout va bien, embrasse-moi ! et va payer la facture.

JACQUES, secouant la tête.

J’y vais, mais tout ça finira mal.

ROSALIE, entrant.

Une dame est là, dans le salon.

HÉLÈNE.

Ah ! bien. Faites entrer.

Elle va à la rencontre de Pervenche, pendant que Jacques sort à gauche, et Rosalie par la droite, introduisant Pervenche.

 

 

Scène XIV

 

HÉLÈNE, PERVENCHE

 

PERVENCHE.

Bonjour, madame. Comment allez-vous ?

HÉLÈNE.

Madame ! Mais il ne faut pas m’appeler madame. Il faut m’appeler Hélène, comme autrefois.

PERVENCHE.

Comme à la pension... Oh ! non, ce n’est pas possible.

HÉLÈNE.

Et pourquoi ?

PERVENCHE.

Il s’est passé trop de choses depuis ce temps-là.

HÉLÈNE.

Depuis huit ans... c’est vrai, il y a au moins huit ans qu’on ne s’était pas vues.

PERVENCHE.

L’autre soir, quand nous nous sommes rencontrées au théâtre, je n’ai pas pu m’empêcher de vous parler.

HÉLÈNE.

Vous avez joliment bien fait, j’avais gardé un très bon souvenir de vous... J’ai été très contente...

PERVENCHE.

Oui, mais après, j’ai réfléchi...

HÉLÈNE.

Ah !

PERVENCHE.

J’ai réfléchi que j’avais peut-être tort, dans ma position.

HÉLÈNE.

Je ne comprends pas... Dans quelle position êtes-vous donc ?

PERVENCHE.

Je ne m’appelle plus Juliette Boursier. Je m’appelle Pervenche, tout simplement. Je suis devenue une cocotte.

HÉLÈNE.

Une cocotte ?

PERVENCHE.

Oui, j’ai mal tourné. Vous êtes fâchée que je sois venue, n’est-ce pas ?

HÉLÈNE.

Mais non, mais non ! Voilà une idée ! Et comment ça s’est-il fait ?

PERVENCHE.

À dix-huit ans. Vous vous rappelez Georges ?

HÉLÈNE.

Non...

PERVENCHE.

Le frère de Sophie Allain ? Il me promettait le mariage. Alors, je lui ai cédé.

HÉLÈNE.

Et il ne vous a pas épousée ?

PERVENCHE.

Non ! Quelque temps après, – je vous parle à cœur ouvert, parce qu’il me semble que vous ne m’en voudrez pas, – quelque temps après, j’ai fait la connaissance d’Édouard, qui me jurait aussi que nous nous marierions. Il faut vous dire que je n’avais qu’un rêve, c’était de me marier... parce que je trouve que, pour une femme, il n’y a rien au-dessus du mariage... C’est cette idée qui m’a perdue.

HÉLÈNE.

Alors, Édouard ne vous a pas plus épousée que Georges ?

PERVENCHE.

Non. J’ai fait une troisième tentative...

HÉLÈNE.

Pardon. Combien de tentatives avez-vous faites, sans indiscrétion ?

PERVENCHE.

Cinq.

HÉLÈNE.

Et aussi infructueuses les unes que les autres ?

PERVENCHE.

Oui.

HÉLÈNE.

Et vous n’avez pas réfléchi qu’à mesure justement que vous multipliiez les tentatives, vous aviez moins de chances de...

PERVENCHE.

On ne pense pas à tout. Enfin, un beau matin, je me suis trouvée être une cocotte. Mais, je vais vous paraître extraordinaire, je ne désespère pas de me marier un jour.

HÉLÈNE.

Vous avez bien raison.

PERVENCHE.

Toutes les fois que je me mets avec quelqu’un, je me figure qu’il va m’épouser. Sans ça, je ne pourrais pas.

HÉLÈNE.

Cela prouve que vous avez encore des sentiments honnêtes.

PERVENCHE.

Et vous, vous avez eu plus de chance que moi, d’après ce que je vois ?

HÉLÈNE.

Dame !

PERVENCHE.

Tant mieux ! Vous êtes mariée, vraiment ?

HÉLÈNE.

Oui.

PERVENCHE.

C’est beau ? Il y a longtemps ?

HÉLÈNE.

Quelques années.

PERVENCHE.

Vous êtes bien heureuse.

HÉLÈNE.

Je suis obligée de reconnaître que mon existence a été moins mouvementée que la vôtre.

PERVENCHE.

Vous avez épousé quelqu’un tout de suite ?

HÉLÈNE.

Qu’entendez- vous par tout de suite ?... Ah ! oui...

PERVENCHE.

Je veux dire que vous vous êtes mariée...

HÉLÈNE.

Directement.

PERVENCHE.

Tenez ! Vous ne vous imaginez pas le plaisir que vous me faites en causant avec moi... en écoutant tout ce que je vous dis... Nous ne nous reverrons peut-être plus ; mais je n’oublierai jamais... jamais...

Elle lui serre la main.

HÉLÈNE.

Mais si... On se reverra... On tâchera de se revoir...

PERVENCHE.

À part ça, je n’ai pas trop à me plaindre... En ce moment, j’ai un ami qui est très gentil...

HÉLÈNE.

Vous l’aimez ?

PERVENCHE.

Oh ! non, je n’aimerai jamais que mon mari... Mais vous devez le connaître de nom...

HÉLÈNE.

Qui est-ce ?

PERVENCHE.

On en parle souvent dans les journaux, Brassac.

HÉLÈNE.

Brassac... le banquier ?

PERVENCHE.

C’est ça...

HÉLÈNE.

Bébé ?

PERVENCHE.

Bébé !

HÉLÈNE.

Vous êtes la bonne amie de Bébé ?

PERVENCHE.

Vous le connaissez donc ?

HÉLÈNE.

Pas personnellement. Mais on en parlait tout à l’heure devant moi.

PERVENCHE.

C’est un type épatant. Il y a cinq ans, il était dans une purée... Oh ! pardon...

HÉLÈNE.

Ça ne fait rien... Je comprends.

PERVENCHE.

Aujourd’hui, il a un automobile et il est directeur d’une Banque... et il n’en est pas plus fier pour ça. C’est une de ses qualités de ne pas être fier. Aussi, il en a des gens autour de lui, qu’il met dans ses affaires et à qui il en fait gagner de la galette...

HÉLÈNE.

Ils sont bien heureux.

PERVENCHE.

Mais à vous aussi, si vous vouliez, il vous en ferait gagner.

HÉLÈNE.

Ah !

PERVENCHE.

On en a toujours besoin, n’est-ce pas ? dans toutes les positions.

HÉLÈNE.

En effet... en effet...

PERVENCHE.

Est-ce que monsieur Herbaut le connaît, Brassac ?

HÉLÈNE.

Non... je ne crois pas.

PERVENCHE.

Désirez-vous que je lui fasse faire sa connaissance ?

HÉLÈNE.

Mais j’en parlerai à mon mari... je ne dis pas non...

PERVENCHE.

Monsieur Herbaut ne s’en repentirait pas, c’est moi qui vous le garantis. Brassac lui en donnerait des tuyaux sur la Bourse, et des bons...

HÉLÈNE.

Vous croyez ?...

PERVENCHE.

Essayez, vous verrez bien. Il est rudement malin, Brassac !...

HÉLÈNE.

Ça me tente assez tout ce que vous me dites-là, ça me tente même beaucoup. Nous en recauserons un de ces jours.

PERVENCHE.

Vous voulez bien que je revienne vous voir, alors ?...

HÉLÈNE.

Certes, oui...

PERVENCHE.

Tenez, vous ne vous figurez pas comme je suis heureuse ! Maintenant, je vous quitte, je ne veux pas vous déranger plus longtemps.

HÉLÈNE.

Au revoir, Juliette, à bientôt.

PERVENCHE.

Oh ! oui, c’est ça, appelez-moi Juliette, quand nous serons seules. C’est un joli nom, n’est-ce pas ? Et je finissais par l’oublier. Ils m’appellent tous Pervenche.

Entre Jacques.

 

 

Scène XV

 

HÉLÈNE, PERVENCHE, JACQUES

 

HÉLÈNE.

Mon mari...

PERVENCHE.

Enchantée, monsieur...

HÉLÈNE, à Jacques.

Madame.

PERVENCHE.

Au revoir, monsieur...

À Hélène.

Au revoir.

 

 

Scène XVI

 

JACQUES, HÉLÈNE

 

JACQUES.

Qui est donc cette dame ?

HÉLÈNE.

Ah ! mon chéri, je crois que je la tiens, la combinaison !

JACQUES.

Quelle combinaison ?

HÉLÈNE.

Celle qui nous permettra de rester à Paris et de nous refaire, et de nous refaire même dans les grands prix !

JACQUES.

Vraiment ! Et cette combinaison, c’est ?

HÉLÈNE.

C’est Bébé !

JACQUES.

Qu’est-ce que tu me chantes là ?

HÉLÈNE.

Bébé ! Ah çà, tu ne connais pas Bébé ? Tu ne connais donc rien ? Brassac... le banquier... qui gagne tout ce qu’il veut... Rappelle-toi ce que t’a dit Plesnois tout à l’heure. Eh bien ! on va nous le faire connaître. Par lui nous aurons toutes sortes de renseignements et...

JACQUES.

Pardon. Veux-tu me répondre ? Qui est cette dame ?...

HÉLÈNE.

Elle est gentille, n’est-ce pas ?

JACQUES.

Qui est-ce ?

HÉLÈNE.

Je te l’ai dit, une de mes camarades de pension.

JACQUES.

Qui s’appelle ?

HÉLÈNE.

Juliette Boursier.

JACQUES.

Elle est mariée ?

HÉLÈNE.

Tout le monde ne peut pas être marié.

JACQUES.

Elle est encore demoiselle ?

HÉLÈNE.

C’est la maîtresse de Brassac.

JACQUES.

La maîtresse de !...

HÉLÈNE.

Parfaitement. Tu vois que nous serons bien placés pour en avoir, des renseignements et des bons !

JACQUES.

Comment ! Tu supposes que je vais te laisser fréquenter cette dame ?

HÉLÈNE.

Il ne s’agit pas de la fréquenter outre mesure... D’abord, tu sais, elle est très bien élevée.

JACQUES.

Ça m’est bien égal...

HÉLÈNE.

Nous avons été élevées ensemble.

JACQUES.

Mais, sapristi, est-ce que c’est une raison pour ?...

HÉLÈNE.

Crois-tu qu’elle soit d’une moralité très inférieure à celle de Marguerite Plesnois, par exemple, que je vois presque tous les jours ?

JACQUES.

Oh ! çà !

HÉLÈNE.

Elle a des amants, elle cherche un mari. Marguerite a un mari, elle cherche des amants. Il n’y a pas un abîme entre les deux.

JACQUES.

Voilà encore ta façon de raisonner !... Non ! C’est inouï ! Écoute, ma petite Hélène, tu es très intelligente, tu as un caractère exquis, tu es la plus honnête femme de la terre, mais dans certaines questions tu as une lacune, je t’assure que tu as une lacune. Il y a des choses que tu ne comprends pas... J’ai beau te les expliquer, tu ne les comprendras jamais... Des gens de notre monde ne fréquentent pas des cocottes, tu entends, ni des financiers véreux. J’ajoute qu’ils ne doivent pas non plus taper les grooms de cercle. Je l’ai fait et j’ai eu tort. Ah ! si je t’écoutais. Dieu sait où nous irions !

HÉLÈNE.

Mon petit Jacquot, vous obéirez à votre femme comme vous l’avez fait jusqu’à présent, parce que vous l’aimez et qu’elle vous aime et que le reste n’est pas sérieux.

JACQUES.

Tout ça finira très mal !

HÉLÈNE.

Ça finira comme dans un rêve.

 

 

ACTE II

 

 

Premier Tableau

 

Chez Brassac.

Un cabinet de banquier. Vaste. Luxueux. Au fond, une large baie découvrant des galeries. À gauche, un bar dressé sur un buffet anglais. Au lever du rideau, le bar est placé dans la galerie et invisible pour le spectateur. Les domestiques le dressent à la scène II avec des chaises et petites tables. À gauche, une porte conduisant aux appartements de Brassac. À droite, au premier plan, un appareil téléphonique. Au lever du rideau, la baie du fond est fermée. Les remisiers entrent et sortent par la porte de gauche ainsi que Pigoche.

 

 

Scène première

 

BRASSAC, PIGOCHE, PERVENCHE, ÉGLANTINE, MIRETTE, PREMIER et DEUXIÈME REMISIERS

 

BRASSAC, à Mirette.

Une seconde, mon enfant, une seconde, je suis à vous.

Aux deux remisiers.

Qu’est-ce que je vous disais ? La Bourse a ouvert admirablement.

PREMIER REMISIER.

Vous ne vous trompiez pas, monsieur Brassac.

BRASSAC.

Je ne me trompe jamais.

DEUXIÈME REMISIER.

Les ordres ?

BRASSAC, lui parlant à voix basse.

C’est compris ?

DEUXIÈME REMISIER.

C’est compris.

BRASSAC, au premier remisier.

Et vous...

Il lui parle également à voix basse.

PREMIER REMISIER.

Entendu.

BRASSAC.

Allez, jeunes gens, travaillez, travaillez ferme !

Sortent les deux remisiers.

MIRETTE.

Bonnes nouvelles, Bébé ?

BRASSAC.

Excellentes, les nouvelles. Comment voulez-vous qu’elles soient ?

ÉGLANTINE.

Mes aluminiums ?

BRASSAC.

417 fr. 15, mon amour.

ÉGLANTINE.

Chouette !

MIRETTE.

Mes mines ?

BRASSAC.

En hausse !

ÉGLANTINE.

Et mes Extérieures ?

BRASSAC.

Elles sont épatantes, vos Extérieures !

MIRETTE.

Et mes Turcs ?

BRASSAC.

Ils montent, vos Turcs, ils ne font que monter.

ÉGLANTINE.

C’est que les temps sont durs, n’est-ce pas, Mirette ?

MIRETTE.

Bigre !

ÉGLANTINE.

Au fait, Le Houssel et moi, vous savez... Eh bien ! c’est fini, nous deux.

BRASSAC.

Dommage !

MIRETTE.

Et moi, avec Gontran et le petit baron... C’est fini, nous trois !

ÉGLANTINE.

Allons, assez bavardé, sauvons-nous vite. Nous déjeunons chez Blanche Corset à une heure, mon cher. Ce qu’on déjeune tard dans cette maison !

MIRETTE.

C’est ennuyeux, parce que ça vous coupe votre après-midi. Moi, j’ai justement quelque chose à faire... Tu sais ce que j’ai à faire, hein ! comme c’est gai...

À Brassac.

Seulement, il n’y avait pas moyen de refuser, parce que Blanche nous présente son nouveau...

BRASSAC.

Et combien êtes-vous à déjeuner ?

MIRETTE.

Des tas... les deux sœurs Broquet, Toto, Germaine Piston... rien que des amies à vous... On passera cette après-midi, préparez-nous des gâteaux...

BRASSAC.

Comme tous les jours, ma chérie.

ÉGLANTINE, à Pervenche qui cause avec Pigoche.

Viens-tu, Pervenche ?

PERVENCHE.

Je vous suis.

MIRETTE.

Au revoir, Bébé, à tantôt.

ÉGLANTINE.

À tantôt.

BRASSAC.

Allez, jeunes gens, et travaillez, travaillez ferme !

Sortent Mirette et Églantine.

PERVENCHE, à Brassac.

As-tu revu monsieur Herbaut, depuis l’autre soir ?

BRASSAC.

Je l’attends aujourd’hui...

À Pigoche.

Tu n’as pas oublié de lui téléphoner ?

PIGOCHE.

Il sera ici dans un quart d’heure.

PERVENCHE.

Quel charmant garçon, tu ne trouves pas ?

BRASSAC.

Charmant... il me plaît beaucoup...

PERVENCHE.

Il faudra être gentil avec lui...

BRASSAC.

S’il veut m’écouter... je ferai sa fortune...

PERVENCHE.

Ah ! je serais joliment contente.

BRASSAC.

Dépêche-toi d’aller déjeuner.

PERVENCHE.

J’y vais... Quoique ça ne m’amuse guère. Ce qu’elles m’embêtent, toutes ces femmes-là, depuis que j’ai revu madame Herbaut !... Dire que j’aurais pu épouser quelqu’un, moi aussi !

BRASSAC.

Tu as bien le temps.

PERVENCHE.

J’aurais pu être une grande dame !

BRASSAC.

Tu es une petite... C’est toujours ça.

PERVENCHE.

Enfin, n’en parlons plus. Au revoir, Pigoche !

PIGOCHE.

Au revoir, mademoiselle.

Sort Pervenche.

 

 

Scène II

 

BRASSAC, PIGOCHE

 

BRASSAC, tapant sur l’épaule de Pigoche.

Voilà une journée qui s’annonce bien, mon vieux Pigoche !

PIGOCHE.

Vous êtes toujours satisfait, vous...

BRASSAC.

Toujours ! Parce que j’ai la santé et la confiance et que je vais de l’avant. La finance au grand jour ! Telle est ma devise. Toi, tu es un timide : si je t’avais écouté, je serais encore calicot et toi clerc d’huissier et nous irions faire la manille tous les soirs au café des Trois-Hémisphères. Tandis qu’aujourd’hui, je suis directeur de la Banque Franco-Étrangère et tu es mon fidèle secrétaire !

PIGOCHE.

Vous êtes Bébé.

BRASSAC.

Oui, jeune plaisantin, mes clients m’appellent Bébé, et j’en suis fier...

PIGOCHE.

Vos clientes surtout.

BRASSAC.

Mes clientes surtout, et j’en suis encore plus fier. Les cocottes les plus chic de Paris m’honorent de leur confiance, parce que je suis le financier sympathique, bon enfant et très parisien. Je tutoie trois mille personnes, j’ai fait le calcul, et sur le boulevard je suis obligé de me promener comme ça,

Il marche le bras tendu.

parce que je serre toutes les mains. Je ne dis pas que c’est la gloire, mais c’est la notoriété, la grande notoriété.

PIGOCHE.

Si vous croyez que vous n’avez pas d’ennemis !...

BRASSAC.

Mes ennemis, je les tutoie aussi !... Parbleu ! Il y a des gens qui me débinent... Mais qu’est-ce que ça peut me faire qu’on raconte que j’ai volé tout le monde ? D’abord, ce n’est pas vrai !... Et puis, il vaut mieux voler tout le monde que de ne voler que quelques personnes...

PIGOCHE.

Que voulez-vous que je vous dise ? C’est plus fort que moi, l’avenir m’inquiète...

BRASSAC.

Enfant ! D’ailleurs, je le prépare, l’avenir, je le prépare tous les jours... Je me rends bien compte de ce qui me manque, parbleu ! Sais-tu ce qui me manque encore ? J’ai le boulevard pour moi, j’ai les cocottes, il me manque les gens du monde. Si j’avais les gens du monde, je serais le maître de Paris. Voilà pourquoi j’ai été enchanté de faire la connaissance d’Herbaut.

PIGOCHE.

Je me demande à quoi il peut vous servir, Herbaut ?

BRASSAC.

C’est un homme du monde... Il a le genre de relations dont j’ai besoin... Un nom honorable... Un nom honorable dans les affaires, c’est le rêve !

PIGOCHE.

Eh bien ?

BRASSAC.

Tu ne comprends pas ?

PIGOCHE.

Non.

BRASSAC, allant chercher un papier sur la table.

Lis ça...

PIGOCHE, jetant un coup d’œil.

Un projet d’association... Vous voulez vous associer avec lui ?

BRASSAC.

Parfaitement. Et aujourd’hui même. Jamais de retard avec moi, jamais d’indécision. La vie est courte.

PIGOCHE.

Mais il est décavé, Herbaut !

BRASSAC.

Tant mieux, il ne m’embêtera pas... je serai le maître...

PIGOCHE.

Je ne vois pas les avantages...

BRASSAC.

Tu les verras plus tard. Pour commencer, il me fera entrer au cercle... et puis, je ne te dis que ça !

PIGOCHE.

Hum ! acceptera-t-il, dans ces conditions-là ?

BRASSAC.

Pourquoi pas ? Ce que je lui propose est très honnête... hein ? Enfin, ce n’est pas malhonnête.

PIGOCHE.

Ce n’est ni honnête, ni malhonnête.

BRASSAC.

C’est tout ce qu’on peut demander à une affaire... N’aie donc pas peur, mon vieux Pigoche, l’avenir est à nous...

Regardant sa montre.

Voyons, que j’organise mon après-midi... Trente-six machines en train, à Paris, à Londres. Diable de métier, il faut avoir l’œil et la main partout !

PIGOCHE.

Il y a tant de poches !

BRASSAC.

Sans compter les affaires de cœur... Tu t’en moques, toi, des affaires de cœur...

PIGOCHE.

Vous êtes encore amoureux ?

BRASSAC.

Oui, brigand...

PIGOCHE.

De cette comtesse, je parie...

BRASSAC.

Une comtesse... du Chili... La comtesse Barodo... Je vais lui envoyer ma loge pour la première du cirque.

Il appuie sur un bouton électrique. Paraissent deux valets de pied... À un des valets de pied, lui remettant une enveloppe.

Cette lettre à son adresse, tout de suite.

LE VALET DE PIED.

Bien, monsieur.

BRASSAC.

Maintenant, ouvrez les galeries, et dressez le bar comme tous les jours.

Les deux valets ouvrent la porte du fond qui découvre une vaste galerie... Puis, ils tirent des rideaux qui cachent le bar. Pendant qu’ils le dressent, avec autour des petites tables.

C’est encore une idée à moi, ça... Le goûter de trois à quatre... Sandwichs, thé, petits fours... Champagne dry et extra dry... Ça attire les femmes et les messieurs et ça entretient une légère surexcitation indispensable dans les affaires... on flirte et on lunche en surveillant le cours de la Bourse.

PIGOCHE.

C’est le succès du jour, le lunch chez Bébé.

Sortent les deux domestiques.

BRASSAC.

Ah ! ah ! je ne peux pas m’empêcher de rire... Te rappelles-tu ce bonhomme de province qui ne voulait pas lâcher ses fonds ?

PIGOCHE.

Nous étions justement ici...

BRASSAC.

Devant le bar... il hésitait...

PIGOCHE.

Nous lui avons offert des sandwichs.

BRASSAC.

Et du Champagne.

PIGOCHE.

Sec.

BRASSAC.

Très sec, et il a fini par se décider.

PIGOCHE.

Je crois même qu’il n’a pas été très heureux avec nous.

BRASSAC.

On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs... Chut ! Herbaut !

Entrent Hélène et Herbaut.

PIGOCHE, à part.

Un œuf.

 

 

Scène III

 

BRASSAC, PIGOCHE, JACQUES, HÉLÈNE

 

BRASSAC, allant à la rencontre d’Hélène.

Ah ! chère madame, très honoré de...

HÉLÈNE.

J’ai accompagné mon mari... J’étais curieuse de voir votre installation dont on parle tant... Tiens ! un bar...

BRASSAC

Mes clientes me font l’amitié de venir luncher.

JACQUES.

C’est charmant... Votre secrétaire m’a téléphoné tout à l’heure.

BRASSAC.

Vous avez été un peu intrigué, avouez-le.

JACQUES.

Un peu, oui.

BRASSAC.

Ah ! ah ! Et vous vous êtes dit : « Que me veut ce gaillard-là ? Méfions-nous ! »

JACQUES.

Oh !

BRASSAC.

Si, si. J’ai une mauvaise réputation dans votre monde, je le sais. D’abord, c’est bien simple. Dès qu’un financier a une réputation, elle est mauvaise.

JACQUES.

Je vous assure...

BRASSAC.

Mais tout cela n’a aucune importance. Vous m’êtes très sympathique... Je me suis promis de faire votre fortune et je la ferai. Voilà comment je suis.

À Hélène.

Un petit sandwich, madame... Je vous recommande ceux-ci, queues d’écrevisses et foie gras, avec un rien de citron, c’est une invention à moi...

HÉLÈNE, goûtant.

Excellent !

BRASSAC, à Jacques.

Et vous ?...

JACQUES.

Je veux bien...

HÉLÈNE.

Mange donc, mon chéri, tu as à peine déjeuné.

BRASSAC.

Il a à peine déjeuné... quelle hygiène !... Il faut manger, mon bon ami, il faut manger tout de suite.

À Hélène.

Une goutte de Champagne ?

HÉLÈNE.

Non, merci...

BRASSAC.

Vous, Herbaut ? Allons ! avec un sandwich.

JACQUES.

Très peu, une gorgée... le Champagne me monte à la tête...

BRASSAC, à Pigoche.

Débouche une bouteille.

PIGOCHE.

Duquel ?

BRASSAC, à mi-voix.

Très sec.

Revenant à Herbaut.

Nous allons donc causer sérieusement.

HÉLÈNE.

Je vous laisse alors...

À Jacques.

Je reviendrai te prendre tout à l’heure... Vous n’en avez pas pour longtemps ?

BRASSAC.

Nous vous attendrons, madame.

Sort Hélène.

 

 

Scène IV

 

BRASSAC, JACQUES, PIGOGHE

 

BRASSAC, à Jacques.

Je vais jouer carte sur table, avec vous. La finance au grand jour, c’est ma devise...

Bas à Pigoche.

Va fermer la porte, et qu’on ne nous dérange pas.

PIGOCHE.

Bien.

Il sort.

 

 

Scène V

 

BRASSAC, JACQUES

 

JACQUES.

Je vous écoute.

BRASSAC.

Donc, je vais vous parler carrément. Je connais votre situation. Eh bien ! Je peux, en six mois, vous remettre à flot, et vous, vous pouvez me servir puissamment en me faisant pénétrer dans un monde qui m’est fermé ! D’où l’idée qui m’est venue... association.

JACQUES.

Avec moi ?

BRASSAC.

Oui.

JACQUES.

Vous plaisantez ! D’abord, je n’entends rien à la finance, ni à la Bourse.

BRASSAC.

Vous vous y mettrez... et vous vous passionnerez à ce jeu-là, je vous en réponds. C’est autre chose que le baccara ou la roulette... Le baccara, la roulette, les courses, c’est la vieille guerre, c’est l’arme blanche... La Bourse, c’est le tir à longue portée.

JACQUES.

Et on est volé à la Bourse, comme on est tué à la guerre, par des gens qu’on ne voit pas.

BRASSAC.

Des mots, tout ça, des mots. Raisonnons... Encore un sandwich ?

Il lui donne un sandwich et lui verse du champagne.

JACQUES.

Remarquable, votre Champagne !

BRASSAC.

Un Champagne de tout premier ordre. Oui, raisonnons. Comment allez-vous tenir votre rang, aujourd’hui ? avec quoi ?

JACQUES.

Je ne le tiendrai pas, voilà tout. Je m’en irai à la campagne.

BRASSAC.

Je vous défie de vous passer de la vie de Paris, je défie surtout votre femme de s’en passer... Or, la vie de Paris, telle que nous la comprenons, c’est le luxe... Et le luxe, vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ? Donc, vous êtes pris dans un cercle vicieux. Heureusement, je suis là et je vous dis : « ...Signez ce papier, et votre fortune est faite. »

JACQUES.

Qu’est-ce que c’est que ce papier ?

BRASSAC, le lui tendant.

Lisez...

Lui verse à boire.

Lisez.

JACQUES.

Voyons.

Il lit.

« Entre les soussignés... eu... eu. »

BRASSAC, du ton d’un homme qui fait ressortir les avantages d’une affaire et lui montrant du doigt un passage.

Hein ?

JACQUES.

Eh ! eh !

BRASSAC.

C’est coquet, n’est-ce pas ?

Il trinque avec Jacques et boit.

JACQUES se remet à lire, et, désignant du doigt un autre passage.

Mais ceci ?

BRASSAC.

Eh bien ?

JACQUES.

C’est moins bon, ceci, c’est moins bon.

BRASSAC.

Bah !

JACQUES.

Je vous assure...

Il continue à lire. Tout à coup.

Oh ! oh !

BRASSAC.

Quoi ?

JACQUES.

Ça !

BRASSAC.

Ça ?

JACQUES.

Oui.

BRASSAC.

Qu’est-ce que vous reprochez à ça ?

JACQUES, avec un petit sifflement.

U... u, u, u...

BRASSAC.

Mais enfin ?

JACQUES.

Dites donc... Si vous faisiez de mauvaises spéculations, je serais responsable.

BRASSAC.

Je ne peux pas en faire de mauvaises. Nous ne ferons que des spéculations de tout premier ordre... Par conséquent, vous ne risquez rien... Allons ! Allons !

Lui présentant un porte-plume.

Pas d’hésitations puériles. Signez là et là...

JACQUES.

À vous parler franchement, ça ne me dit rien du tout. Je n’aime pas ce genre d’opérations.

BRASSAC.

Croyez-vous que vous seriez le seul à en faire, dans le milieu où vous vivez... je vous en citerai vingt, je vous en citerai cinquante.

Il verse à boire.

Le comte de Linières, le vice-président de votre cercle, est associé avec Verugna ; votre camarade Blandin est l’homme de paille de Sabourot... Combien d’autres !...

Ils boivent.

JACQUES.

Je ne dis pas... mais ce n’est pas une raison... Enfin !... Donnez-moi ce papier... Je l’étudierai à tête reposée... Je réfléchirai...

BRASSAC, lui enlevant le papier.

II ne faut pas réfléchir... Il faut agir... vous êtes en train de repousser la fortune, de la repousser du pied avec mépris.

JACQUES.

Je vous répète que... je veux...

BRASSAC.

Oh ! je vois bien où le bat vous blesse... Vous vous imaginez que ce que je vous propose n’est pas très correct.

JACQUES.

Voilà.

BRASSAC.

Eh bien ! vous vous trompez... C’est tout ce qu’il y a de plus correct, de plus régulier, de plus avouable...

JACQUES.

Que vous dites, mon bon !

BRASSAC.

Jamais je ne vous aurais proposé une affaire qui n’aurait pas été la correction même. Je ne vous demande pas votre nom pour rouler les gens... Si je voulais rouler les gens, je n’aurais pas besoin de vous, je le ferais bien tout seul.

JACQUES, reprenant le papier.

Tenez, ça, par exemple, est-ce que ça n’est pas un peu ?...

BRASSAC.

Ça, c’est la correction même.

JACQUES, même jeu.

Et ça ?...

BRASSAC.

Tout ce qu’il y a de plus correct !

JACQUES, même jeu.

Et ça ?...

BRASSAC.

Ça, c’est tellement honnête, que ça en est idiot ! Allons, allons, mon cher ami, pas d’enfantillages !... Nous avons des bénéfices énormes à réaliser... Marchons !

JACQUES, la tête un peu échauffée.

Énormes ?... Vous croyez !...

BRASSAC.

Énormes !... sûrs... réguliers... J’insiste, réguliers ! Mais voyez donc là...

Il désigne une ligne du papier.

Et là... et là... et partout !...

Avec un flux de paroles.

C’est merveilleux, c’est admirable, une opération de tout repos, vous ne risquez rien. C’est une de ces aubaines comme on n’en rencontre pas deux fois dans sa vie. Vous seriez fou de ne pas en profiter ! Allons ! Allons, mon ami, prenez cette plume.

Il lui met une plume dans la main.

Et signez là... et là... Et ici un petit paraphe, un simple petit paraphe de rien du tout... Allez donc ! mais allez donc... On a du mal à faire votre fortune !

Jacques dompté et emporté se laisse faire machinalement.

Oui, là, la signature, et là, le petit paraphe... Voilà qui est bien ? Parfaitement... Ce cher ami !... Attendez-moi une minute, je suis à vous...

Il sort par ta petite porte avec le papier à la main.

 

 

Scène VI

 

JACQUES, seul, puis HÉLÈNE

 

JACQUES, dans cette scène et la suivante, la langue un peu empalée, un peu éméché, mais discrètement.

Je viens de... faire... une bêtise !

Entre Hélène.

HÉLÈNE, entrant.

Vous avez fini ?... Je ne vous dérange pas ?

JACQUES.

Écoute... Je viens de faire... une bêtise !

HÉLÈNE.

Ça m’étonne. Et laquelle ?

JACQUES.

Je viens de m’associer avec cet animal-là.

HÉLÈNE.

Associé avec Brassac ?... Et tu appelles ça une bêtise ?

JACQUES.

Écoute ce que je te dis. En ce moment j’ai... une minute de lucidité. J’irai plus loin, je suis en pleine lucidité. Eh bien ! je viens de faire une grosse bêtise.

Il porte son verre à ses lèvres.

HÉLÈNE.

Mais non... Ne bois donc plus... tu te rendras malade.

JACQUES.

Cette histoire... je te prie de te rappeler ce que je te dis... Cette histoire nous attirera toutes sortes de... désagréments. Je suis très lucide, elle nous en attirera des tas.

HÉLÈNE, riant.

Quelle idée !

JACQUES.

Tu verras, ma cocotte, tu verras. Et ce sera bien fait. Oh ! que nous en aurons des désagréments... Je m’en réjouis d’avance, parce que ce sera bien fait. Où est-il cet animal-là ?

Entre Brassac.

Ah ! le voici.

 

 

Scène VII

 

JACQUES, HÉLÈNE, BRASSAC

 

BRASSAC.

Bonjour, chère madame... Votre mari vous a raconté... Hein ? voilà une bonne journée ?

HÉLÈNE.

Oui, oui.

JACQUES.

App... approchez, mon petit Brassac.

BRASSAC.

Moi ? que ?...

JACQUES, avec un petit signe de la main et balbutiant un peu.

Oui... venez... près de moi.

BRASSAC.

Avec plaisir.

JACQUES.

Plus près...

BRASSAC, riant.

Je veux bien, moi... Je veux bien.

Il lui tape sur l’épaule.

Ce cher ami...

JACQUES.

Brassac ?

BRASSAC.

Quoi ?

JACQUES.

Vous êtes une fri... pouille...

HÉLÈNE.

Oh ! qu’est-ce que tu dis ?

BRASSAC, à part.

Tiens ! il est gris...

JACQUES.

Je vous répète que vous êtes une fripouille.

BRASSAC, avec bonhomie et pour ne pas le contrarier.

Mais oui... mon bon ami... mais oui...

JACQUES, le retenant.

Un co... quin !

HÉLÈNE, cherchant à excuser son mari.

Oh ! monsieur.

BRASSAC.

Laissez donc, ça n’a aucune importance.

JACQUES.

Un pur... coquin...

BRASSAC.

J’ai bien entendu.

HÉLÈNE, à Jacques, bas.

Tu manques de tact.

À Brassac.

Excusez-le.

BRASSAC.

Parbleu ! Je vous conseillerai simplement...

HÉLÈNE.

Oui, nous allons rentrer. Viens, mon chéri, rentrons.

JACQUES.

C’est ça, rentrons.

BRASSAC, lui tendant la main.

Au revoir, cher ami.

JACQUES, lui serrant la main.

Au revoir, cher ami... Une fripouille.

Il lui serre encore une fois la main.

BRASSAC.

Mais oui... mais oui...

Il les conduit jusqu’à la porte du fond.

HÉLÈNE.

Cher monsieur...

BRASSAC.

Chère madame...

Il salue Hélène et Jacques.

 

 

Scène VIII

 

BRASSAC, seul, puis LA COMTESSE

 

BRASSAC, seul.

Je l’adore, ce garçon-là...

À la comtesse qui entre.

Ah ! comtesse, quelle délicieuse surprise ! Enfin, vous daignez venir me voir !...

LA COMTESSE.

Je viens vous remercier de votre loge.

BRASSAC.

Vous êtes exquise, exquise...

Il lui baise la main.

LA COMTESSE.

Soyez sage, voyons. J’ai eu tort de venir ici.

BRASSAC.

Tout le monde vient ici... Un financier, c’est comme une couturière. Je vous adore, comtesse, je vous adore... Vous n’avez donc pas un peu d’amitié pour moi ?

LA COMTESSE.

Au contraire, j’ai du plaisir à vous voir, à causer avec vous.

BRASSAC.

Comme homme ou comme banquier ?

LA COMTESSE.

Comme homme. Parce que, comme banquier, vous n’êtes pas sérieux.

BRASSAC.

Hein !

LA COMTESSE.

Ces dames vous prennent peut-être au sérieux, mais moi pas. Je ne vous confierais pas une piastre, ce serait dangereux.

BRASSAC

Mais, pardon !...

LA COMTESSE.

Je suis très franche, comme vous voyez.

BRASSAC.

C’est même ce que nous appelons chez nous un excès de franchise.

LA COMTESSE.

Ne vous fâchez pas, Brassac. Je n’ai pas voulu vous offenser. Qu’importe, d’ailleurs ? Vous me plaisez beaucoup. C’est l’essentiel, n’est-ce pas ? C’est comme une amie que vous voulez m’avoir, je suppose, et non comme cliente.

BRASSAC.

Mon rêve serait de vous posséder sous ces deux formes, mais puisqu’il n’y a pas moyen...

LA COMTESSE.

Pas moyen du tout... Vous n’êtes pas sérieux, je vous l’ai dit.

BRASSAC.

N’insistez pas... Je vous adore, vous êtes exquise, vous n’êtes pas la femme qu’on rencontre tous les jours.

LA COMTESSE.

Et vous, de votre côté, vous êtes un type d’homme que je n’ai pas encore trouvé sur ma route. Nous avons toutes sortes d’individus dans l’Amérique du Sud, mais nous n’avons pas votre pareil. Il n’y a qu’en Europe.

BRASSAC.

Je suis flatté, comtesse.

LA COMTESSE.

Je vous crois même très capable de passion, d’emballement.

BRASSAC.

C’est-à-dire que vous m’affolez, je ne pense qu’à vous.

LA COMTESSE.

Je vous le répète, vous me plaisez, et je consentirai probablement à vous écouter un jour.

BRASSAC.

Mais quand ?... Voilà, quand ?

LA COMTESSE.

Je ne sais pas, Brassac. Cela dépendra. Je suis très romanesque. J’ai horreur du rendez-vous banal, de l’heure fixe et qu’une femme fasse don de sa personne comme s’il s’agissait d’un cadeau du jour de l’an.

BRASSAC.

Ou d’un poisson d’avril.

LA COMTESSE.

Enfin, vous me comprenez... J’attends que vous me donniez une preuve de votre amour... Une preuve éclatante ou ingénieuse...

BRASSAC.

Ce qu’il y a de particulier, c’est que vous me dites des choses épouvantables et que je vous aime encore plus que tout à l’heure...

LA COMTESSE.

Tant mieux, Brassac. Et pour vous récompenser, je dînerai avec vous un de ces soirs.

BRASSAC.

Oh ! comtesse... chère comtesse...

LA COMTESSE.

Adieu, donc... Je me sauve, maintenant... Voici vos clientes ordinaires. Au revoir, cher monsieur.

Elle sort. Entrent, Blanche Corset, Oscar, puis Églantine, puis Pigoche.

 

 

Scène IX

 

BRASSAC, seul, puis BLANCHE CORSET avec OSCAR, puis ÉGLANTINE, puis PIGOCHE

 

BLANCHE CORSET.

Bonjour Bébé... Bébé, je vous présente mon jeune ami.

BRASSAC, serrant la main d’Oscar.

Enchanté, monsieur, de faire votre connaissance.

OSCAR.

Moi de même, monsieur.

BLANCHE CORSET.

Où sont les derniers cours ?

BRASSAC.

Tenez, là sur cette table.

À Oscar, pendant que Blanche consulte les cours.

Vous avez une camarade charmante, monsieur... Une des plus jolies femmes de Paris.

OSCAR.

Ce qui me plaît surtout en elle, c’est son extrême délicatesse...

BRASSAC.

Ah ! ah !

OSCAR.

Et l’ingéniosité de son désintéressement.

BRASSAC.

Ah ! vous la trouvez ?...

OSCAR.

Désintéressée – dans la mesure, bien entendu, où peut l’être une femme entourée de son luxe. Elle m’a dit ce matin : « Mon ami, je ne veux pas qu’il soit jamais question d’argent entre nous. »

BRASSAC.

Oh ! oh ! C’est beau...

OSCAR.

« Je ne recevrai jamais d’argent de vous. Cela est choquant entre amant et maîtresse, et l’amour finit par s’en ressentir. »

BRASSAC.

Elle est admirable !

OSCAR.

« Vous irez simplement, a-t-elle ajouté, à la fin de chaque mois, chez Brassac – c’est lui qui a mes fonds – et vous verserez une certaine somme à mon compte... »

BRASSAC.

Ah ! Bon !

OSCAR.

Ne trouvez-vous pas cela très délicat ?

BRASSAC.

Je n’en suis pas surpris de sa part.

OSCAR, mettant la main à son portefeuille.

Je vais donc avoir l’honneur...

BRASSAC.

Je suis à vos ordres.

OSCAR, lui donnant de l’argent.

Voici.

BRASSAC, écrivant un reçu sur un petit carnet dont il détache une feuille.

Compte Corset. Et voici votre reçu.

OSCAR.

Nous nous reverrons, j’espère...

BRASSAC.

Vous accepterez bien un cocktail ?

À Pigoche, entrant sur les dernières répliques.

Pigoche, fais préparer les cocktails.

BLANCHE CORSET, revenant à Brassac.

Que dites-vous de mon idée ?

BRASSAC.

Mes compliments,

BLANCHE CORSET.

C’est un système que j’inaugure.

Entre Églantine.

ÉGLANTINE.

Bonjour, Bébé !...

Aux autres.

Rebonjour, les enfants...

Elle va à la table et regarde les cours.

Quoi de neuf ?...

BLANCHE CORSET.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi... Nous avons bien déjeuné, n’est-ce pas ?

ÉGLANTINE.

On a rudement déjeuné !

BLANCHE CORSET.

Eh bien ! Jai encore faim !

BRASSAC.

Mangez, buvez ! Venez que je vous installe.

À Pigoche.

Débouche, Pigoche, débouche tout !...

Aux valets de pied qui sont entrés.

Mettez des petites tables... Goûtez de ces sandwichs... C’est une invention à moi...

ÉGLANTINE.

Délicieux !

 

 

Scène X

 

BRASSAC, seul, puis BLANCHE CORSET avec OSCAR, puis ÉGLANTINE, puis PIGOCHE, puis MIRETTE, EMMA et LÉONIE BROQUET, puis TOTO et GERMAINE PISTON

 

MIRETTE, très lasse.

Dieu, que j’ai faim !

Elle mange coup sur coup plusieurs gâteaux.

ÉGLANTINE.

Rien que ça... Tu vas étouffer.

BRASSAC.

Buvez donc...

MIRETTE, buvant deux verres au hasard.

Merci... Ah ! on se sent meilleure.

BRASSAC.

Encore une goutte ?

MIRETTE.

Je n’avais pas eu le temps de déjeuner, ma parole !

À Brassac, à part, lui donnant des louis.

Pendant que j’y pense, vous m’achèterez encore une ville de Paris avec ça...

BRASSAC, écrivant.

Compte Mirette.

BLANCHE.

Est-ce que les petites Broquet ne devaient pas venir ?

ÉGLANTINE.

Les voici...

BLANCHE.

Bonjour, les sœurs Broquet !

LÉONIE.

Bonjour, mesdemoiselles. Ça va bien, depuis tout à l’heure ?

BRASSAC, s’avançant vers Emma et Léonie.

Mesdemoiselles et chères clientes, je suis votre serviteur.

EMMA.

Ça va, Brassac ?

LÉONIE.

Ça va ?

Poignées de mains.

BRASSAC.

Vous êtes délicieuses, avec ces deux toilettes, pareilles, délicieuses... On doit vous prendre quelquefois l’une pour l’autre ?

BLANCHE à Églantine, bas.

Souvent.

BRASSAC, les installant.

Mettez-vous à cette petite table...

LÉONIE.

Donnez-moi les derniers cours d’abord, que je jette un coup d’œil.

BRASSAC, apportant la pancarte.

Voici, les enfants.

MIRETTE.

Encore un gâteau, Pigoche !

ÉGLANTINE.

Pigoche, du Champagne !

PIGOCHE.

Voici, mesdemoiselles, voici.

LÉONIE, à sa sœur penchée sur les cours.

Il y a eu de la baisse, tu vois... J’en étais sûre... C’est le rêve que j’ai fait la nuit dernière.

EMMA.

Tu crois ?

LÉONIE.

Toutes les fois que je rêve ça, je suis sûre qu’il y a de la baisse.

Entrent Toto et Germaine Piston, à la rencontre desquelles va Brassac.

TOTO.

On n’a pas pu venir plus tôt, Bébé... Bonjour, tout le monde...

Elles se dirigent toutes les deux vers les sœurs Broquet et se penchent sur les cours.

BRASSAC.

Sandwichs ?

TOTO.

Non, à boire seulement. J’ai une soif !

ÉGLANTINE, à Oscar.

Comment ! vous n’avez pas d’actions de la Banque Franco-Étrangère !

LÉONIE.

Qu’est-ce que j’entends ? Monsieur n’a pas d’actions de la Banque Franco-Étrangère ?

OSCAR, à part.

J’ai eu tort de dire ça.

MIRETTE.

Par exemple !

OSCAR.

Mon Dieu, mesdames...

EMMA.

Vous devriez rougir.

BLANCHE CORSET.

C’est un scandale... si j’avais su ! Allez prendre tout de suite des actions.

OSCAR.

Mais...

BLANCHE CORSET.

En reste-t-il, Brassac ?

BRASSAC.

Quelques-unes... Je vais les donner à monsieur.

OSCAR.

Je ne suis pas pressé.

BRASSAC.

Elles n’y seront peut-être plus demain... Pigoche, conduis monsieur à la caisse.

PIGOCHE, à Oscar.

Monsieur, si vous voulez bien me suivre.

OSCAR.

Mais...

MIRETTE.

Allez donc ! On vous dit qu’il n’en restera plus demain !

LÉONIE BROQUET.

Dépêchez-vous.

EMMA.

Vous n’avez que le temps !

TOTO.

Mais allez ! allez !

TOUTES.

Ouh !... Ouh !...

Sortent Oscar et Pigoche.

BLANCHE CORSET, levant son verre.

À ta santé, Bébé ! À la santé de l’homme qui nous a appris à toutes l’ordre et l’économie... du riche banquier qui nous fait gagner beaucoup d’argent, et d’une façon honnête, ce qui n’est pas à dédaigner !

MIRETTE.

Ah ! fichtre, non !

BRASSAC, levant son verre.

Mesdemoiselles, je suis heureux et fier... heureux d’avoir votre confiance et fier de la mériter.

TOUS.

Bravo !

LÉONIE.

La seule supériorité que les hommes avaient sur nous jusqu’à présent était de savoir mettre de l’argent de côté.

MIRETTE.

Maintenant, ils ne l’ont plus.

LÉONIE.

Qu’est-ce qui leur reste ?

OSCAR, rentrant avec Pigoche, son portefeuille vide à la main.

Moi, il ne me reste plus rien...

BRASSAC, avec un grand geste.

Le voilà le tourbillon des affaires !

TOUS.

Vive Bébé !

 

 

Deuxième Tableau

 

Pas d’entr’acte. Le même décor ; mais la baie du fond est fermée. Le bar est caché comme au début du premier tableau.

 

 

Scène première

 

JACQUES, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Tu as assez travaillé, je t’emmène.

JACQUES.

Il faut que j’attende Brassac. Je viens de faire des calculs auxquels je ne comprends rien du tout. Il faut que je les lui montre.

HÉLÈNE, riant.

Dis donc ? Te rappelles-tu le jour où tu l’as appelé « fripouille ? » Et vous voilà tout à fait camarades ! C’est ce qu’il y a d’agréable à Paris... Qui est-ce qui a bien conseillé son petit Jacquot en l’empêchant de se retirer en province à la fleur de l’âge ?

JACQUES.

C’est toi... jusqu’à présent.

HÉLÈNE.

Il n’y a qu’à voir les résultats... Un petit hôtel, une voiture au mois, plus d’ennuis... la grande vie.

JACQUES.

Je n’en persiste pas moins à dire que tout ça finira mal... Mais, provisoirement, ça a l’air d’aller... je le reconnais.

HÉLÈNE.

Enfin ! Nous menons une autre existence, avoue-le ; moi, j’adore cette vie de jeu, de nerfs, de fièvre, où l’on rêve de millions chaque nuit ! Et quelles journées !... On a une émotion ou une surprise toutes les heures. C’est délicieux ! J’en avais besoin, je commençais à étouffer, à m’ennuyer. Aujourd’hui, je respire, je t’aime mieux. Nous nous aimons mieux, tu ne trouves pas... Tu ne trouves pas ?

JACQUES.

Si... si...

HÉLÈNE.

Allons, allons, ne fais pas le malin, tu es content.

JACQUES.

Je suis ahuri, surtout.

HÉLÈNE.

Viens te promener, ça te distraira. Il n’a pas besoin de toi, Brassac.

Entre Brassac.

 

 

Scène II

 

JACQUES, HÉLÈNE, BRASSAC

 

BRASSAC.

Mes hommages, madame.

JACQUES, à Brassac.

Tenez, voici mon travail... Ça va-t-il ?

BRASSAC, sans regarder.

Mais oui... mon bon ami, mais oui... ça va très bien.

HÉLÈNE.

Alors vous n’avez plus besoin de lui ? Je peux l’emmener.

BRASSAC.

Mais comment donc !... Allez vous promener, cher ami, allez vous promener. Je travaillerai pour vous.

JACQUES.

À demain, alors !

BRASSAC.

À demain.

Sortent Jacques et Hélène.

 

 

Scène III

 

BRASSAC, UN VALET DE PIED, puis PIGOCHE

 

BRASSAC, au valet de pied qu’il vient de sonner.

Vous ferez préparer l’automobile. J’irai au Bois à cinq heures.

LE VALET DE PIED.

Bien, monsieur.

Il sort.

PIGOCHE, entrant.

On a téléphoné de Londres, il y a un instant.

BRASSAC.

La hausse ?

PIGOCHE.

Toujours... On téléphonera de nouveau tout à l’heure.

BRASSAC.

Je t’ai expliqué le coup que je faisais là-bas !... C’est merveilleux.

PIGOCHE.

C’est joli...

BRASSAC.

La hausse est sûre... mathématique... nécessaire... Dans deux heures, j’aurai gagné un sac formidable.

PIGOCHE.

Ce n’est pas tout à fait certain... mais je le crois comme vous...

Lui présentant des lettres.

Le courrier.

BRASSAC, regardant les lettres.

Sans intérêt... Ah ! un petit bleu.

Il ouvre.

Un mot de la comtesse...

Lisant, puis avec joie.

Mon vieux Pigoche, tu auras une gratification.

PIGOCHE.

Merci. Pourquoi ?

BRASSAC.

Parce que je suis heureux. Elle dîne avec moi ce soir...

PIGOCHE.

C’est l’amour, alors ?

BRASSAC.

La forte toquade...

PIGOCHE.

Et mademoiselle Pervenche ?

BRASSAC

Pervenche ? Aujourd’hui même Pervenche sera une jeune personne complètement lâchée par un riche banquier.

PIGOCHE.

Ah ! bah !

BRASSAC.

Cette enfant a eu le toupet, hier, de souper avec le petit Clapotin, de la Bourse, et cela sans m’en demander la permission. Je n’aime pas beaucoup ces blagues-là. En outre, depuis qu’elle a découvert qu’elle avait été en pension avec madame Herbaut, elle exige qu’on lui parle comme à une femme du monde !... C’est admirable !

Entre Pervenche.

 

 

Scène IV

 

BRASSAC, PIGOCHE, PERVENCHE

 

BRASSAC.

Ah ! te voilà, toi, j’ai à te parler.

PERVENCHE.

Moi aussi.

BRASSAC.

On t’a vue hier avec quelqu’un.

PERVENCHE.

Avec Clapotin.

BRASSAC.

Tu avoues ?

PERVENCHE.

Quoi ?

BRASSAC.

Que tu me trompes avec Clapotin.

PERVENCHE.

Non, je n’avoue pas, parce que ce n’est pas vrai.

BRASSAC.

Ah ! ah !

PERVENCHE.

Ce n’est pas encore vrai.

BRASSAC.

Plaît-il ?

PERVENCHE.

Clapotin me fait la cour, mais c’est tout.

BRASSAC.

Vous avez soupe ensemble hier soir.

PERVENCHE.

Parfaitement. Et après ?

BRASSAC.

Vous m’aviez dit que vous rentriez chez vous.

PERVENCHE.

C’était un mensonge. Et après ?...

BRASSAC.

Eh bien ! il ne me plaît pas que vous soupiez avec Clapotin.

PERVENCHE.

Je suis venue justement pour avoir une explication avec toi.

BRASSAC.

Je vous écoute.

PERVENCHE.

Une question d’abord. As-tu l’intention de m’épouser un jour ?

BRASSAC, stupéfait.

Tu dis ?...

PERVENCHE.

Je répète. As-tu l’intention ?...

BRASSAC.

J’ai compris... Laisse-moi rire.

PERVENCHE.

Tu ne m’épouseras jamais ?

BRASSAC, riant.

Pas tout de suite. Nous avons le temps.

PERVENCHE.

Dans ce cas je t’annonce que je te quitte et que je me mets avec Clapotin.

BRASSAC.

Tu es folle, mon enfant, littéralement folle.

PERVENCHE.

Je vous prie de ne pas me dire de grossièretés, n’est-ce pas ? Vous m’avez toujours traitée comme un joujou, sans aucune considération. À la fin, j’en ai assez.

BRASSAC.

Voilà la rengaine.

PERVENCHE.

Vous me prenez pour une cocotte ordinaire, comme celles que vous avez fréquentées jusqu’ici. Vous avez tort, mon cher.

BRASSAC.

Excusez-moi.

PERVENCHE.

Sachez que j’ai reçu de l’instruction et même de l’éducation. Vous ne vous en êtes peut-être jamais aperçu ?

BRASSAC.

Pardon, pardon, plusieurs fois.

PERVENCHE.

Si je ne suis pas une femme du monde, c’est la faute des circonstances, vous entendez ; car j’ai été en pension avec des jeunes filles très bien, qui se sont mariées depuis, comme madame Herbaut, par exemple, la femme de monsieur Herbaut, dont je vous ai fait faire la connaissance.

BRASSAC.

Je vous en remercie. Mais est-ce que vous vous imaginez que Clapotin va vous épouser ?

PERVENCHE.

Il me l’a laissé entendre.

BRASSAC.

Ma pauvre petite, je ne veux pas contrarier ta manie, mais tu te conduis comme une dinde.

PERVENCHE.

Ça me regarde.

BRASSAC.

Il se moque de toi, Clapotin. Ce n’est pas un garçon sérieux, c’est un sauteur.

PERVENCHE.

Il dit la même chose de vous.

BRASSAC.

Le drôle se permet ?...

PERVENCHE.

Il prétend que tu feras un pouf un jour ou l’autre.

BRASSAC, furieux.

Un pouf !

PERVENCHE.

Oui, mon vieux, un pouf. Il te guette.

BRASSAC.

Eh bien ! il aura de mes nouvelles...

Sonnette du téléphone. Pigoche se rend à l’appareil.

PERVENCHE.

Au revoir, Bébé !...

BRASSAC.

Au revoir... Un pouf !!

 

 

Scène V

 

BRASSAC, PIGOCHE

 

PIGOCHE.

On vous appelle de Londres.

BRASSAC.

Bien.

Il prend la place de Pigoche à l’appareil.

Allô... c’est moi... j’écoute. Hein ? Quoi ?... Quoi ?... Allons donc ! Vous dites ? Répétez, non ! non ! pas possible...

Il chancelle.

Oh !... Oh !...

Il continue à écouler, puis repose l’appareil et s’essuie le front.

PIGOCHE.

Qu’y a-t-il ?

BRASSAC, avec un grand geste.

Pff ! Liché !

PIGOCHE.

Comment ?

BRASSAC.

Liché ! roulé par les Anglais !

PIGOCHE.

Nom d’un chien.

BRASSAC.

Oh !... Oh !... Oh !...

PIGOCHE.

La baisse ?

BRASSAC.

Une baisse énorme ! imprévue, fantastique ! La tuile ! Le désastre ! La débâcle ! Tout ce qu’on veut !

PIGOCHE.

C’est raide ! Mais il y a peut-être encore de l’espoir.

BRASSAC.

Aucun. Ratiboisé de la tête aux pieds.

PIGOCHE.

Ne nous affolons pas.

BRASSAC.

M’affole pas. Je suis très calme, je constate un fait. En cinq minutes, moi, Antonin Brassac, dit Bébé, l’homme de toutes les fêtes, un des dix Parisiens les plus chics du boulevard, je suis devenu une loque, une épave, un vagabond, le financier qui est parti pour la Belgique ! Car tu penses bien que je n’attendrai pas qu’on vienne me cueillir ! Ah ! mon pauvre vieux, je tombe de haut ! Donne-moi un verre de fine.

PIGOCHE, le servant.

Voilà. Dites donc ? et Herbaut ?

BRASSAC.

Eh bien ?

PIGOCHE.

Il est votre associé : si vous filez, il va être très compromis. On se retournera contre lui.

BRASSAC.

Ça m’ennuie, ça. Ça m’ennuie beaucoup. Ce pauvre Herbaut ! moi qui voulais faire sa fortune... Enfin !... c’est la vie. Il s’en tirera toujours.

PIGOCHE.

Oh ! oh !

BRASSAC.

Il est innocent, après tout, ce garçon-là ! Il n’était au courant de rien. Eh bien ! s’il est innocent, que veux-tu qu’il lui arrive ! Il y a une justice en France, que diable ! Il y a une justice.

PIGOCHE.

Il en faudrait peut-être deux.

BRASSAC.

Et toi, mon vieux Pigoche, que vas-tu devenir ?

PIGOCHE.

Ne vous inquiétez pas, j’ai des rentes.

BRASSAC.

Tu as des rentes ?

PIGOCHE.

Des petites...

BRASSAC.

Tu avais de l’argent de côté et tu ne le plaçais pas dans ma maison !

PIGOCHE.

Je vous demande pardon.

BRASSAC, tombant dans un fauteuil.

Qu’est-ce qu’on va dire sur le boulevard ?

PIGOCHE.

Les gens à qui vous serriez la main comme ça.

Il refait le geste de Brassac au premier tableau.

BRASSAC.

Car il n’y a pas d’erreur, c’est un pouf ! Clapotin avait raison. Quelle brute, ce Clapotin ! Il va crier partout : « Ça ne m’étonne pas, je l’aurais parié. » C’est ce qui me vexe le plus... N’importe, je vais regretter Paris.

PIGOCHE.

Peuh !

BRASSAC.

J’étais devenu une personnalité, tu n’as pas l’air de t’en douter. Il manquera quelque chose à Paris quand je n’y serai plus.

PIGOCHE.

Vous reviendrez.

BRASSAC.

Certainement, je reviendrai... Oh ! Je finirai par revenir...

PIGOCHE.

Et vous serrerez encore des mains, les mêmes mains...

BRASSAC

Espérons-le.

PIGOCHE.

Et vous irez encore à des premières, et on vous appellera encore Bébé ! Et personne ne pensera plus à votre petite histoire dans six mois.

BRASSAC.

Non. Il faut un an.

 

 

Scène VI

 

BRASSAC, PIGOCHE, PERVENCHE

 

PERVENCHE.

C’est moi, je suis revenue tout de suite. Écoute, Clapotin sait que tu as sauté aujourd’hui, à Londres.

BRASSAC.

Pas un mot de vrai. Je t’autorise à le lui répéter.

PERVENCHE.

Fais pas le malin. Il n’y a qu’à voir ta figure. Ce que je viens de te dire, c’est que, dans un quart d’heure, tout Paris le saura, parce que Clapotin l’a déjà raconté à vingt personnes.

BRASSAC.

Nom de nom !

PIGOCHE, bas.

Filez vite, ça va être envahi ici.

BRASSAC.

Y a-t-il un train ?

PIGOCHE.

L’automobile est en bas, soixante à l’heure.

BRASSAC, prenant des papiers.

Et la comtesse ?... Mon rendez-vous !...

PIGOCHE.

Vous enverrez une dépêche. Empêchement imprévu. Cas de force majeure.

Écoutant à la porte.

Du monde... hâtez-vous.

BRASSAC, lui donnant rapidement la main.

Au revoir ! Poste restante, Bruxelles.

PIGOCHE.

Oui... oui... à bientôt.

BRASSAC, à Pervenche.

Au revoir, ma chère enfant... Amitiés à Clapotin !

Il sort par la petite porte.

 

 

Scène VII

 

PIGOCHE, PERVENCHE

 

PIGOCHE, entendant du bruit.

Il était temps !

Une voix de FEMME.

Ouvrez donc !

PERVENCHE.

Ouvrez donc, Pigoche !

 

 

Scène VIII

 

PIGOCHE, PERVENCHE, MIRETTE et ÉGLANTINE, TOTO, puis BLANCHE CORSET et OSCAR, puis EMMA et LÉONIE BROQUET

 

MIRETTE, affolée.

Ce n’est pas vrai... n’est-ce pas ?... Ce n’est pas vrai ce qu’on raconte ?

PERVENCHE.

Quoi ?

ÉGLANTINE.

Que Brassac a sauté à la Bourse, aujourd’hui ?

MIRETTE.

Où est-il, Brassac ? Dis, Pervenche, où est-il ?

PERVENCHE.

Brassac ! Il a fichu le camp, Brassac !

MIRETTE et ÉGLANTINE.

Ah !

BLANCHE CORSET et OSCAR, entrant.

Qu’y a-t-il d’exact dans... ?

MIRETTE.

Il a levé le pied, ma chère... ! Il a levé le pied, nous sommes flambées.

BLANCHE, se jetant dans les bras de Mirette.

Ah ! ma pauvre Mirette ! ma pauvre Mirette !

OSCAR.

Il en a de bonnes, votre banquier.

ÉGLANTINE.

Tout ce que m’a donné Le Houssel y passe, tout !

MIRETTE.

Quel métier !

BLANCHE.

Savez-vous comment je me retrouve aujourd’hui ? Comme il y a dix ans, quand je suis arrivée de Saint-Malo. J’aurais pu rester honnête, c’était le même prix !

MIRETTE.

Il va falloir recommencer.

TOTO.

Est-ce vrai ce qu’on dit ?

LÉONIE, qui vient d’entrer, se jetant dans les bras de sa sœur.

Mon rêve, j’en étais sûre ! Ah ! ma pauvre sœur !

EMMA.

Ah ! ma pauvre sœur !

 

 

ACTE III

 

Chez Herbaut.

Un hall de petit hôtel. Portes à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

JACQUES, LE HOUSSEL, PLESNOIS, MOLINEUF, HÉLÈNE, MADAME PLESNOIS

 

PLESNOIS.

Je vous l’avais toujours dit : « Brassac est un casse-cou. Méfiez-vous de lui comme de la peste. » Enfin ! Vous n’êtes pincés ni les uns ni les autres. Tant mieux. J’avais craint un instant pour vous, Herbaut... On vous avait vu avec lui.

JACQUES.

Ça n’a pas été plus loin.

MADAME PLESNOIS.

Où est-il, Brassac ? En Belgique ?

PLESNOIS.

Probablement.

MOLINEUF.

Je regrette, je l’aurais eu comme pensionnaire.

PLESNOIS.

En effet, et je trouve qu’on ne félicite pas assez Molineuf de sa nomination... Nous avons lu ça ce matin dans les journaux : « Un de nos clubmen les plus répandus vient d’être nommé...

MOLINEUF.

« ...Directeur de la nouvelle prison de la Douillette. » Je faisais des démarches depuis quelque temps, comme vous savez, pour avoir une place, mais je ne m’attendais pas...

PLESNOIS.

Vous êtes content ?

MOLINEUF.

Enchanté !... Je n’aurais pas osé espérer...

PLESNOIS.

C’est bien, la Douillette ?

MOLINEUF.

Aux environs de Paris, à une demi-heure du boulevard, la prison la plus confortable et j’ajouterai même la plus élégante de l’Europe. Électricité, téléphone, hydrothérapie.

PLESNOIS.

Il faut avoir passé par là.

MOLINEUF.

Mais on n’y reçoit pas tout le monde.

PLESNOIS.

Quel genre de malfaiteurs avez-vous ?

MOLINEUF.

Aucun. Je n’aurais jamais accepté de diriger une prison où il y aurait des malfaiteurs. Nous n’avons que des gens très bien, hommes du monde, hommes politiques, financiers...

HÉLÈNE, à ces messieurs.

Anisette ? Kümmel ?

PLESNOIS.

Merci, un rien d’anisette.

LE HOUSSEL, à Molineuf séparé à ce montent des autres convives.

Alors, Molineuf, vous faites une fin ? Vous prenez votre retraite ?

MOLINEUF.

C’est la retraite du sage. Dame !... j’aimerais mieux être gouverneur de la Banque de France, ou tout simplement avoir votre fortune.

LE HOUSSEL, détaché.

Oh ! Qu’est-ce que vous en feriez ?

MOLINEUF.

Si vous voulez faire une expérience, ne vous gênez pas... Donnez, donnez.

LE HOUSSEL.

Je ne vous la donne pas, parce qu’il n’est pas dans les usages de donner sa fortune à ses amis... Mais à quoi me sert-elle ? Oui, j’y ai bien réfléchi depuis quelque temps, à quoi me sert-elle ?

MOLINEUF.

Vous en avez de bonnes.

LE HOUSSEL.

Les gens qui n’ont pas d’argent attachent beaucoup trop d’importance à la fortune.

MOLINEUF.

Les gens qui ont de la fortune en attachent encore plus à l’argent.

LE HOUSSEL.

Peuh ! ma fortune est impuissante à me donner la seule femme peut-être que j’aie jamais désirée, voilà ce que je vois de plus clair.

MOLINEUF.

Pourquoi diable vous acharnez-vous ? Je vous avais prévenu.

LE HOUSSEL.

J’avais eu une lueur d’espoir.

MOLINEUF.

Et ça n’a pas duré ?

LE HOUSSEL.

Non. Vous avez raison, il n’y à rien à faire... Elle me parle comme à son oncle... « Mon bon Le Houssel... Mon petit Le Houssel... » Je ne lui fais visiblement pas l’effet d’un homme. Il y a des moments où je la regarde d’une certaine façon, j’espère toujours qu’elle comprendra. Eh bien ! elle ne comprend pas. C’est même un peu humiliant, à la longue.

MOLINEUF.

Vous n’avez pas essayé de réagir... de lutter ?

LE HOUSSEL.

Mais pardon, j’ai beaucoup lutté.

MOLINEUF.

Comment ?

LE HOUSSEL.

D’abord, lorsque je me suis bien convaincu que je n’avais aucune chance, j’ai fait ce que tout nomme raisonnable eût fait à ma place.

MOLINEUF.

C’est-à-dire ?

LE HOUSSEL.

Je me suis remis avec Églantine.

MOLINEUF.

Ça n’a rien donné, ce moyen-là ?

LE HOUSSEL.

Rien du tout, au contraire. Alors j’ai quitté Églantine définitivement. Ça me coûte même une forte somme entre parenthèses.

MOLINEUF.

Oh ! oh !

LE ROUSSEL.

Cette petite dinde a eu la bêtise de confier tout ce qu’elle avait à Brassac... C’est de moi qu’elle le tenait presque entièrement : je suis moralement obligé de le lui rembourser. À une autre époque, cette histoire m’aurait beaucoup distrait. Mais aujourd’hui tout m’est égal. Ça ne m’amuse même plus de donner de l’argent aux femmes.

MOLINEUF.

Essayez de ne pas leur en donner.

LE HOUSSEL.

Je ne pourrais pas... Ah ! je suis à un très mauvais tournant, et si je ne trouve pas moyen d’en finir d’une manière ou d’une autre, c’est le gâtisme à bref délai.

MOLINEUF.

Ou le mariage.

LE ROUSSEL.

Ou les deux. Avez-vous remarqué que maintenant, à Paris, ce qu’on appelait autrefois l’âge mûr tend à disparaître. On reste jeune très longtemps, puis tout d’un coup, sans transition, on devient gâteux.

MOLINEUF.

Nous perdons le sens des nuances.

LE HOUSSEL.

Mais, tout de même, moi. Le Houssel, tomber sur la femme qu’on n’a pas pour de l’argent, vous m’avouerez que c’est raide !

MADAME PLESNOIS, s’approchant d’eux, et bas.

Je parie que vous, non plus, vous ne savez rien ?

MOLINEUF.

De quoi, chère amie ?

MADAME PLESNOIS, avec mystère.

Herbaut était engagé à fond dans l’affaire Brassac ; il boit un gros bouillon.

LE HOUSSEL, vivement.

Allons donc !

MADAME PLESNOIS.

Il sauterait complètement que ça ne m’étonnerait pas. Je le sais de très bonne source. Ne le répétez pas trop.

LE HOUSSEL.

Ah ! ah !

À part.

Je vais revenir, moi.

HÉLÈNE, à Plesnois qui prend congé.

Vous partez déjà ?

PLESNOIS.

Il le faut.

MOLINEUF.

Moi aussi, je m’en vais, je rentre dans mon établissement.

LE HOUSSEL, prenant également congé.

Chère madame... Cher ami...

JACQUES.

À bientôt... Au revoir !

 

 

Scène II

 

JACQUES, HÉLÈNE

 

JACQUES.

Enfin ! Ils sont partis... Quelle drôle d’idée d’inviter des gens à déjeuner quand on est embêté comme nous le sommes.

HÉLÈNE.

Plus on est embêté, plus on doit inviter de gens à déjeuner.

JACQUES.

Ah ! Je me suis embarqué dans une jolie histoire !

HÉLÈNE.

Tu en verras bien d’autres, dans les affaires !

JACQUES.

Merci, j’en ai assez...

HÉLÈNE.

Voilà bien les hommes... À la moindre difficulté, ils perdent la tête et ils se découragent... Eh bien ! moi, j’ai autant de confiance qu’avant...

ROSALIE, entrant avec une carte.

Une visite pour monsieur.

JACQUES, lisant.

Tiens !...

HÉLÈNE.

Qui est-ce ?

JACQUES.

Le commissaire de police.

HÉLÈNE.

Eh bien ! il faut le faire entrer...

JACQUES.

Ici ?

HÉLÈNE.

Mais oui, ici, c’est un homme charmant.

À Rosalie.

Faites entrer.

À Jacques, quand Rosalie est sortie.

Quand un commissaire de police se présente quelque part, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de le recevoir poliment.

 

 

Scène III

 

JACQUES, HÉLÈNE, LE COMMISSAIRE, très élégant, très homme du monde

 

LE COMMISSAIRE, tendant la main à Herbaut.

Bonjour, cher monsieur. Comment vous portez-vous ?

JACQUES.

Fort bien, je vous remercie.

LE COMMISSAIRE.

Madame, veuillez agréer mes hommages.

HÉLÈNE.

Monsieur...

LE COMMISSAIRE, à Jacques.

Il y a quelque temps déjà que je n’avais eu l’avantage de vous rencontrer.

JACQUES.

En effet, depuis...

LE COMMISSAIRE.

Depuis la dernière fête donnée par le cercle, en plein air, et qui fut très brillante. Il y avait un monde fou. J’étais chargé d’assurer le service d’ordre. À l’issue de la représentation, ces messieurs m’invitèrent à souper, car ils sont toujours charmants avec moi et daignent me traiter un peu comme un de leurs camarades. Hé ! mon Dieu, j’ai la prétention, chacun a ses petites faiblesses, n’est-il pas vrai ?... J’ai la prétention d’être autre chose qu’un magistrat et qu’un commissaire. Je m’efforce dans un quartier, qui est le quartier parisien par excellence, d’exercer mes délicates fonctions, plutôt en homme du monde qu’en chef de police et je crois y réussir.

JACQUES, non sans étonnement.

Cela est unanimement reconnu, mais puis-je savoir ?...

LE COMMISSAIRE.

C’est moi et je m’en flatte, qui, l’an dernier, évitai un scandale à la haute société parisienne... l’histoire a couru dans les petits journaux, vous devez vous la rappeler ? Le comte de X... un de mes plus élégants administrés, avait pour maîtresse la femme d’un négociant de la rue des Blancs-Manteaux. Le mari eut le mauvais goût de vouloir faire constater le flagrant délit. Il vint me chercher. Je fis un signe discret à un jeune secrétaire, et nous partîmes... lentement. Le comte de X... sur ma sommation, ouvrit la porte sans difficulté, et nous trouvâmes, au lieu de la femme du négociant, mademoiselle Germaine Piston, qui demeure à côté. Je dois ajouter que le mari regarda sous le lit pour voir si elles n’y étaient pas toutes les deux.

HÉLÈNE.

Je m’en souviens très bien de cette histoire.

JACQUES.

Elle est fort piquante, mais je ne suppose pas que...

LE COMMISSAIRE.

C’est moi également qui arrangeai l’affaire de la petite Mirette, quand elle jeta un pot de confitures à la tête d’un huissier qui la venait saisir... Je donnai tous les torts à l’huissier, dans mon rapport... Oh ! je sais bien qu’avec ces manières-là je finirai par me faire révoquer. Mais que voulez-vous ?... Le magistrat, chez moi, s’efface toujours devant l’homme du monde.

JACQUES.

Quel que soit, cher monsieur, l’intérêt des petites histoires que vous voulez bien me raconter, je serais surpris que vous vous soyez dérangé uniquement pour...

LE COMMISSAIRE.

Ma visite a un autre but effectivement.

JACQUES.

Ah !

LE COMMISSAIRE.

Ma parole, je le perdais de vue dans le plaisir que j’ai à causer avec vous.

JACQUES.

Est-ce que la présence de ma femme ?...

LE COMMISSAIRE.

La présence de madame Herbaut ne me gêne en aucune façon, au contraire, ce que j’ai à vous dire n’ayant qu’une gravité relative.

JACQUES.

Ah !... je vous écoute.

LE COMMISSAIRE.

Je viens vous prier de vouloir bien m’accompagner jusqu’à la Douillette. Nous en avons pour une heure en voiture. J’ai pris une voiture de cercle ; à moins que vous ne préfériez aller en chemin de fer, je suis entièrement à votre disposition.

JACQUES, cherchant.

La Douillette... Mais c’est une prison, la Douillette !

HÉLÈNE.

Une prison !

LE COMMISSAIRE.

Ne vous alarmez pas, madame... Je vous assure qu’il n’y a pas de quoi... C’est une prison, en effet, dont votre ami, M. Molineuf, vient d’être nommé directeur. Monsieur Herbaut sera là à merveille, en attendant que se soit dissipé ce ridicule malentendu qui s’est élevé entre lui et le juge d’instruction. Voilà tout ! Et comment se portent ces Messieurs ? monsieur Plesnois, monsieur Le Houssel ?

JACQUES.

Pardon. Je ne comprends pas du tout. Vous me conduisez à la Douillette !... Mais alors, vous venez m’arrêter ?

LE COMMISSAIRE.

Autant qu’un homme du monde peut en arrêter un autre, bien entendu.

HÉLÈNE.

Arrêter mon mari, par exemple !

JACQUES.

C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

LE COMMISSAIRE.

Croyez bien, cher monsieur, que je suis incapable de vous faire une plaisanterie pareille.

HÉLÈNE.

Mais il faut une raison, je suppose, un prétexte. De quoi mon mari est-il accusé ?

JACQUES.

Oui, je ne serais pas fâché de le savoir.

LE COMMISSAIRE.

Vous êtes accusé de complicité avec Brassac, – un charmant garçon, entre parenthèse, – dans un certain nombre d’opérations. Je connais votre affaire comme ma poche. Brassac vous a roulé, vous n’étiez pas de sa force. Moi, à la place du juge d’instruction, je vous aurais mandé dans mon cabinet et vous aurais dit : « Voilà ! votre bonne foi est hors de doute. Payez les deux cent cinquante mille à trois cent mille francs dont vous êtes responsable... C’est le chiffre... et étouffons cette petite histoire. » Moi, je suis pour qu’on étouffe les scandales. Si j’étais préfet de police, les journaux ne signaleraient jamais que des actes de dévouement, des sauvetages, enfin des choses gaies et réconfortantes. Vous êtes malheureusement tombé sur un magistrat, fort intelligent certes, mais pas Parisien pour un sou. Vous ne vous imaginez pas la quantité de personnes fort honorables qu’il a déjà fait arrêter à tort et à travers.

HÉLÈNE.

Eh bien ! elle est forte, celle-là !

JACQUES.

C’est excessivement comique !... Je vous affirme, cher monsieur, que c’est excessivement comique.

LE COMMISSAIRE.

Voilà le mot... C’est comique, ce n’est pas autre chose. Et je suis heureux de vous voir envisager la situation sous ce jour-là.

JACQUES.

Quand le verrai-je, ce juge ?

LE COMMISSAIRE.

Demain, très probablement. Vous paierez et vous serez relâché, je n’en doute pas, dans le plus bref délai. Vous en aurez été quitte pour passer quelques jours à la Douillette, en tête à tête avec cet excellent directeur qui est certainement un des hommes les plus charmants que je connaisse.

JACQUES.

Il n’y a pas à discuter pour le moment. Cela ne servirait à rien. Je suis prêt à vous suivre.

LE COMMISSAIRE.

Nous avons le temps, rien ne presse.

JACQUES.

Voyez-vous un inconvénient quelconque à me laisser échanger quelques mots avec ma femme ?

LE COMMISSAIRE.

Mais, comment donc ? Je vais fumer une cigarette sur le boulevard... Rendez-vous au café de la Paix, voulez-vous ?

JACQUES.

Non. Attendez-moi une minute dans le petit salon d’à côté... Vous trouverez des cigares et des cigarettes.

LE COMMISSAIRE.

Trop aimable, Madame, je vous présente mes très humbles hommages.

Il sort à droite.

 

 

Scène IV

 

JACQUES, HÉLÈNE

 

JACQUES.

La vie de Paris me dégoûte de plus en plus !

HÉLÈNE, se jetant à son cou.

Ah ! mon pauvre chéri ! mon pauvre chéri !

JACQUES.

Voyons, voyons, ne nous affolons pas.

HÉLÈNE.

Je ne te quitte plus, je veux t’accompagner... Car c’est de ma faute tout ce qui arrive, c’est de ma faute...

JACQUES.

C’est de ma faute autant que de la tienne...

HÉLÈNE.

Tu ne m’en veux pas au moins, dis ?

JACQUES.

Quelle bêtise !

Il l’embrasse.

Je trouve même, en y réfléchissant, que notre situation s’éclaircit. Maintenant, nous savons où nous allons...

HÉLÈNE, moitié riant, moitié pleurant.

Nous allons à la Douillette.

JACQUES.

Nous sommes dans la situation de voyageurs qui se sont aventurés dans des pays pas très sûrs, et qui ont été pris par des brigands. Nous en serons quittes pour payer une rançon, voilà tout.

HÉLÈNE.

Où la trouverons-nous ?

JACQUES.

Je vais réfléchir... écrire à mon notaire... N’aie pas peur.

HÉLÈNE.

Tu n’es pas trop ennuyé, alors ?

JACQUES.

Du tout, du tout. Je ne comprends même pas comment ça se fait, mais je suis très calme. Je suis presque de bonne humeur... Qu’est-ce-que je t’avais toujours dit ? Ça finira mal ! Ça finira très mal !... Et ça a très mal fini. Eh bien ! c’est une grande satisfaction, quand les choses qu’on a prévues arrivent.

HÉLÈNE, se mettant sur ses genoux.

Tu sais, mon Jacquot, que tu laisses ici quelqu’un qui t’aime, qui t’adore...

JACQUES.

Ne nous attendrissons pas...

HÉLÈNE.

Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait parce que je t’aimais... parce que je voulais que tu sois heureux...

JACQUES.

Nous sommes très heureux. Qu’est-ce qui nous manque ?

HÉLÈNE.

Et toi, tu m’aimes toujours ?

JACQUES.

Je serais le dernier des ingrats...

HÉLÈNE.

Ne ris pas. Tu m’aimes autant qu’avant ?

JACQUES.

Davantage, ma chérie.

HÉLÈNE.

Pas davantage, autant. Et tu penseras à moi tout le temps, n’est-ce pas ?

JACQUES.

Tout le temps... Mais ne faisons pas trop attendre ce brave commissaire.

Il se lève.

HÉLÈNE.

Au revoir, mon chéri... À demain, je pourrai aller là-bas demain, j’espère ?

JACQUES.

Très facilement. À demain, ma petite Hélène.

HÉLÈNE.

Soigne-toi bien. Tâche de bien dormir... Tu n’emportes rien ?

JACQUES.

Molineuf me prêtera ce dont j’aurai besoin.

HÉLÈNE.

Tu lui diras bien des choses de ma part, à Molineuf. Dire qu’il a déjeuné ici ce matin !

JACQUES.

Je dîne chez lui ce soir, rien de plus naturel.

HÉLÈNE.

À demain... À demain...

Le tâtant.

Tu n’es pas très couvert, prends ton gros pardessus.

JACQUES.

Oui... Et à demain, ma chérie... surtout ne perdons pas la tête...

Riant.

Ça finira très bien !...

Ils s’embrassent encore et il sort par la droite.

 

 

Scène V

 

HÉLÈNE, seule

 

Le fait est que, quand je me répéterais mille fois que tout ça c’est de ma faute, ça ne servirait à rien, n’est-ce pas ?

Allant à la fenêtre.

Il est parti... Maintenant, il s’agit de se débrouiller... Qu’est-ce que je vais faire ?... Où allons-nous trouver cette somme ?... Oh !

Hésitant.

Hum... !

Se décidant.

Tant pis, il faut le tirer de là...

Elle va à un petit bureau et commence à écrire.

ROSALIE, annonçant.

M. Le Houssel.

HÉLÈNE.

Ah ! qu’il entre.

Entre Le Houssel, Rosalie sort.

 

 

Scène VI

 

LE HOUSSEL, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Je vous écrivais justement, Le Houssel, je vous écrivais de venir me voir.

LE HOUSSEL.

Me voici à vos ordres, chère madame... Qu’y a-t-il ?

HÉLÈNE.

Ah ! mon Dieu, je ne vais pas y aller par quatre chemins avec vous...

LE HOUSSEL.

C’est ça. Vous savez bien que je suis votre ami... Vous le savez... n’est-ce pas ?

HÉLÈNE.

Oui. Le Houssel, oui, je le sais.

LE HOUSSEL.

Et j’ai non seulement beaucoup d’amitié pour vous, mais encore de l’affection.

HÉLÈNE.

Moi aussi.

LE HOUSSEL.

Une grande affection... une très grande.

HÉLÈNE.

Moi aussi.

LE HOUSSEL.

Une très, très grande.

HÉLÈNE.

J’en suis sûre, Le Houssel.

LE HOUSSEL.

Maintenant, dites-moi ce que vous avez à me dire.

HÉLÈNE.

Voici en deux mots. Il nous arrive des ennuis, c’est incroyable ! Jacques s’est laissé rouler comme un enfant par ce Brassac.

LE HOUSSEL.

Ah ! Ah ! il n’est pas le seul.

HÉLÈNE.

Est-ce que par hasard, vous ?...

LE HOUSSEL.

Oh ! non, pas moi... il avait bien essayé de me mettre dans une de ses affaires...

HÉLÈNE.

Vous avez refusé ?

LE HOUSSEL.

Énergiquement !

HÉLÈNE.

Vous êtes plus malin que les autres.

LE HOUSSEL.

Je connais ces gaillards-là. Il est vrai qu’en y réfléchissant le résultat est le même. Il me repince par un crochet. Continuez. Votre mari ?...

HÉLÈNE.

Jacques a été entortillé par lui. Les détails ne vous intéresseraient pas. Bref, nous avons besoin de trois cent mille francs. Avez-vous trois cent mille francs à me prêter ?

LE HOUSSEL, sans broncher.

Trois cent mille ?

HÉLÈNE.

Oui.

LE HOUSSEL.

Nous disons trois cent mille ?

HÉLÈNE.

C’est beaucoup peut-être ?

LE HOUSSEL.

Mais non, mais non, ce n’est pas beaucoup. Je suis enchanté, croyez bien, véritablement heureux...

HÉLÈNE.

Ah !

LE HOUSSEL.

Vous vous seriez demandé : « Tiens, comment vais-je faire plaisir à Le Houssel ? » Vous n’auriez pas trouvé mieux.

HÉLÈNE.

Alors, vous pouvez ?

LE HOUSSEL.

Je le peux certainement, chère Madame.

HÉLÈNE, lui prenant les deux mains.

J’en étais sûre. Ah ! mon bon Le Houssel, je ne vous fais pas de phrases, mais vous êtes un être délicieux, vous êtes l’ami. Ça ne vous gêne pas ?

LE HOUSSEL.

Du tout, du tout... Il n’y a qu’à signer un chèque.

HÉLÈNE.

Bon !

LE HOUSSEL.

Et vous irez le toucher, à moins que vous ne préfériez que j’envoie toucher et que je vous remette...

HÉLÈNE.

Non, j’irai moi-même... Et quand, Le Houssel, pouvez-vous me le donner, ce chèque ?

LE HOUSSEL.

Quand je pourrai vous le donner ?...

HÉLÈNE.

Oui... faites vos petits calculs.

LE HOUSSEL, à part.

La voilà, L’occasion ! Mais il faudrait un tact ?...

HÉLÈNE.

Ce sera long ?

LE HOUSSEL, se décidant.

Écoutez, madame...

HÉLÈNE.

Quoi ?

LE HOUSSEL.

Écoutez, chère madame... Nous vivrions à une époque où les mœurs seraient pures, je ne vous dirais certainement pas ce que je vais vous dire, parce que c’est un peu raide, je ne me le dissimule pas. D’ailleurs, si les mœurs avaient été pures, l’idée ne m’en serait pas venue. Mais aujourd’hui les mœurs sont corrompues, effroyablement corrompues. Ce n’est pas moi qui les ai faites, je les ai trouvées dans cet état-là.

HÉLÈNE, qui écoute avec stupéfaction.

Évidemment. Le Houssel, mais je vous avoue que je ne comprends pas...

LE HOUSSEL, continuant.

Il y a lui relâchement général dans la moralité publique. Telles choses qui auraient paru des monstruosités, il y a seulement cinquante ans, semblent maintenant les plus naturelles du monde. Des situations qu’on n’aurait pas tolérées autrefois sont aujourd’hui admises dans la meilleure société. Que sera-ce demain ? Tranchons le mot : nous vivons à une époque de décadence.

HÉLÈNE.

Je suis bien de votre avis, mais je veux être pendue...

LE HOUSSEL, l’interrompant.

Nous vivons à une époque de décadence, je le répète. Eh bien ! je vais vous parler comme à une époque de décadence. Ce chèque de trois cent mille francs dont vous avez besoin, je vous le donnerai, mais à une condition, c’est que vous viendrez le chercher chez moi.

À part.

Ça y est.

HÉLÈNE, très simplement.

Chez vous ?

LE HOUSSEL, avec intention.

Oui, chez moi.

HÉLÈNE.

Mais oui, j’irai chez vous, si vous le préférez... À quelle heure ?

LE HOUSSEL, la regardant.

Elle ne comprend pas encore !... Vous ne comprenez donc pas ?...

HÉLÈNE, riant.

Je vous demande pardon de rire. Le Houssel, mais je vous affirme que depuis cinq minutes vous n’êtes pas dans votre état normal... Vous avez l’air un peu ahuri.

LE HOUSSEL.

Je ne suis pas ahuri. Je suis furieux d’être amoureux de vous et de constater que vous ne vous en apercevez même pas. Voilà.

HÉLÈNE, stupéfaite.

Vous êtes amoureux de moi ?

LE HOUSSEL.

C’est idiot, mais c’est comme ça.

HÉLÈNE se met à rire franchement.

Ah ! ah ! Celle-là est drôle...

LE HOUSSEL.

Vous trouvez ?

HÉLÈNE.

Vous m’avez souvent dit des choses très drôles, Le Houssel... mais jamais à ce point-là.

LE HOUSSEL.

Je ne plaisante pas, je vous prie de le croire.

HÉLÈNE.

Voyons ?... Vous ne m’avez pas dit ça pour vous amuser ? C’est sérieux ?

LE HOUSSEL.

Je vous en donne ma parole d’honneur.

HÉLÈNE.

Allons donc ! Ce n’est pas possible... ce n’est pas possible.

LE HOUSSEL.

Si, c’est possible, je vous adore, je vous aime follement.

HÉLÈNE.

Ah ! par exemple !... Et vous m’aimez depuis combien de temps, si je ne suis pas indiscrète ?

LE HOUSSEL.

Depuis six ou sept mois, je ne sais pas au juste. Mais il y a plutôt sept mois que six... Je n’osais pas vous l’avouer, je ne trouvais pas les mots, parce que je vous aimais vraiment. Si j’avais éprouvé pour vous le même genre d’amour que j’ai eu pour un tas d’autres femmes, je n’aurais pas hésité, je vous jure. Je vous aurais dit ce que je dis toujours en pareil cas.

HÉLÈNE.

Que dites-vous, par curiosité ?

LE HOUSSEL.

Je dis toujours la même chose.

HÉLÈNE.

Mais encore ?

LE HOUSSEL.

Oh ! ce n’est pas très fort...

HÉLÈNE.

Vous dites ?

LE HOUSSEL.

« Ma parole, mon enfant, vous me plaisez beaucoup... »

HÉLÈNE.

Je vous remercie de m’avoir épargné cette épreuve... Mais alors, je le comprends très bien, votre petit discours de tout à l’heure.

LE HOUSSEL.

Il était clair.

HÉLÈNE.

Très clair, très clair, j’y suis parfaitement. Vous désireriez que je trompe... que je trompasse... on doit dire que je trompasse, c’est plus correct, mon mari avec vous, en échange du service que je vous ai demandé.

LE HOUSSEL.

J’en mourrais de bonheur, probablement.

À part.

Ça va très bien.

HÉLÈNE, le regardant.

Mais je parie même, tellement vous êtes généreux, que si je vous demandais un service plus considérable...

LE HOUSSEL, vivement.

Je me ferais un devoir, une joie...

À part.

J’ai été bête d’attendre si longtemps.

HÉLÈNE.

Et si, après vous avoir demandé de l’argent une seconde fois, je vous en demandais une troisième ?

LE HOUSSEL.

Et une quatrième et toujours... Je vous en donnerais toujours, sans compter, tant que vous voudriez... vous n’auriez qu’un signe à faire toute la vie...

HÉLÈNE va ouvrir la porte et, revenant vers Le Houssel.

Le Houssel ?

LE HOUSSEL.

Chère amie ?...

HÉLÈNE.

Mon petit Le Houssel...

LE HOUSSEL.

Quoi ?

HÉLÈNE, doucement.

Sortez !

LE HOUSSEL.

Hein ?

HÉLÈNE.

Sortez, vous et votre chèque ! Je ne veux pas vous dire de mots trop durs parce que nous avons eu de bons rapports jusqu’ici, mais je vous prie de sortir et de ne plus revenir jamais !

LE HOUSSEL.

Ne vous fâchez pas, voyons, ne vous fâchez pas !

HÉLÈNE.

Je ne me fâche pas, au contraire, mais vous, il faut que vous soyez fou ! Il faut que vous soyez...

LE HOUSSEL.

Fermez la porte, je vous en supplie, on peut entendre.

HÉLÈNE, allant fermer la porte.

Oui, oui...

Revenant.

Tenez, Le Houssel, vous n’êtes pas bête, vous avez des qualités, de l’esprit, avec cinquante mille francs de rente vous auriez été un homme charmant ; mais vous êtes trop riche, c’est ce qui vous a perdu. Aujourd’hui, vous avez tellement pris l’habitude d’acheter et de payer des femmes, et de les voir se déshabiller devant vous pendant que vous ouvrez votre portefeuille, que vous ne faites plus entre elles d’autre différence que le prix. La femme honnête vous semble simplement une femme plus chère que les autres à cause de la rareté. Mais je parie que, maintenant, vous auriez entre les bras une femme qui vous plairait follement et qui ne vous demanderait rien, vous seriez si stupéfait que vous ne trouveriez pas... un mot à lui dire !

LE HOUSSEL.

Il y a un malentendu entre nous, c’est bien simple, il n’y a qu’un malentendu.

HÉLÈNE.

Ah ! Le Houssel, je croyais au moins que vous étiez resté un galant homme.

LE HOUSSEL.

Je ne suis pas un galant homme, moi ?

HÉLÈNE.

Non ! Vous ne l’êtes pas...

LE HOUSSEL.

Pardon. Seulement, je suis un galant homme qui vous a parlé comme on parle à une époque de décadence... Vous, vous me répondez comme aux âges héroïques, voilà où est le malentendu.

HÉLÈNE.

Si vous aviez été véritablement un galant homme, Le Houssel, je vais vous dire ce que vous auriez dû faire.

LE HOUSSEL.

Je serais curieux de le savoir.

HÉLÈNE.

Eh bien ! quand je vous ai demandé ces trois cent mille francs, comme à un camarade, ces trois cent mille francs qui ne sont rien pour vous, vous auriez dû, sachant pourquoi il me les fallait, me les donner immédiatement ; ensuite vous auriez dû, me connaissant comme vous me connaissez, ne pas me parler de votre amour, ni ce jour-là, ni le lendemain, ni jamais ; et plus tard, lorsque vous seriez devenu vieux et décati, encore plus décati que maintenant, vous auriez pu vous dire : « Oui, c’est vrai, j’ai mené une vie imbécile, et je ne me suis servi d’une fortune énorme que pour forcer des femmes, qui n’en avaient pas envie, à faire semblant de m’aimer. Mais, au moins, une fois, j’ai été vraiment très chic. Une femme, une femme gentille m’a donné la plus grande preuve de confiance qu’une femme puisse donner à un homme : elle est venue m’emprunter de l’argent pour sauver son mari. Cette femme, je la désirais ardemment, et l’idée m’est venue tout à coup d’abuser de sa situation. Mais je me suis rappelé qu’elle était non seulement gentille, mais honnête. Alors, j’ai compris que j’avais là une occasion exceptionnelle de faire quelque chose de très bien. Je me suis tu, et j’ai rendu le service qu’on attendait de moi, simplement, le sourire sur les lèvres. Et aujourd’hui, je ne le regrette pas, car cela m’a créé un souvenir comme il n’y en a pas beaucoup dans les existences des bambocheurs. » Voilà ce que vous auriez dû faire, Le Houssel, si vous aviez été véritablement un galant homme !

LE HOUSSEL, après un silence.

Il n’y a pas à dire, je me suis conduit comme un saligaud !

HÉLÈNE.

Adieu, Le Houssel !

LE HOUSSEL, avec véhémence.

Je ne m’en irai pas !... Vous m’entendez, je ne m’en irai pas avant que vous ne m’ayez pardonné !

HÉLÈNE.

S’il ne vous manque que ça, je vous pardonne.

LE HOUSSEL.

Pas de cette façon. Il faut me pardonner sincèrement, sans arrière-pensée, et il n’y a qu’une façon de me montrer que vous me pardonnez sans arrière-pensée, c’est d’accepter cet argent !... C’est moi qui vous supplie de l’accepter maintenant.

HÉLÈNE.

Jamais de la vie ! Pour que demain vous vous croyiez des droits et que vous m’accusiez d’être déloyale !

LE HOUSSEL.

Je vous jure que je ne vous reparlerai de ma vie de cet... incident... de ce maudit incident... J’oublie tout ce que je vous ai dit, je l’oublie, c’est fini... Et je vais vous donner le chèque tout de suite, vous entendez ; car j’allais justement porter de l’argent à une personne, et j’ai mon carnet de chèques sur moi.

Il tire un carnet de sa poche et va au petit bureau.

Donnez-moi de quoi écrire.

HÉLÈNE.

Je n’ai plus confiance en vous !

LE HOUSSEL.

Si vous persistez à refuser, je suis capable de faire un malheur.

HÉLÈNE.

Oh !

LE HOUSSEL.

Oui... Je prendrai ces trois cent mille francs en billets de banque, vous m’entendez, en un gros paquet de billets de banque, je descendrai dans la rue, et la première femme laide, très laide que je rencontrerai, je me mettrai à genoux devant elle et je les lui offrirai. Et on m’enfermera. Et c’est vous qui en serez la cause.

HÉLÈNE.

Que voulez-vous ? Je ne peux pas croire à la sincérité de votre repentir.

LE HOUSSEL.

Mais pourquoi ? Pourquoi à la fin ?... Est-ce que, à part l’incident que nous oublions tous les deux, je n’ai pas toujours été correct vis-à-vis de vous ? Est-ce que je ne me suis pas toujours comporté en homme du monde ? Vous l’avez reconnu vous-même souvent... Je faisais vos commissions aux courses... Quand vous vouliez une loge au théâtre, c’est à moi que vous vous adressiez... J’étais votre ami, et la première fois que je vous demande de faire quelque chose pour moi, vous me refusez ! C’est mal ! c’est très mal ! Prenez, prenez... un bon mouvement, voyons...

Hélène ne prend pas le chèque.

D’ailleurs, je vais aller l’offrir à Herbaut tout simplement. Où est-il, ce bon Herbaut ?

HÉLÈNE.

À la Douillette ! Victime des machinations de Brassac !

LE HOUSSEL, indigné.

À la Douillette ? Et pendant ce temps-là, moi. Le Houssel !... Oh ! oh ! oh !

HÉLÈNE.

Vous voyez les remords que vous vous prépariez.

LE HOUSSEL.

Le voici, le chèque, le voici. Vous l’offrirez à votre mari de ma part et vous aurez la générosité de ne jamais lui révéler l’inconvenance que j’ai commise.

HÉLÈNE, radoucie, mais sans prendre le chèque.

Et c’est d’autant plus absurde, Le Houssel, que vous ne m’aimez pas du tout !

LE HOUSSEL.

Oh !

HÉLÈNE.

Vous ne pouvez pas m’aimer, c’est impossible, vous aimez les femmes bruyantes, tapageuses, moi, je suis plutôt calme. Vous aimez les toilettes excentriques, moi, je m’habille très simplement, avec élégance, mais très simplement. Vous avez en horreur les femmes mariées, vous leur avez toujours préféré les cocottes. Votre vie tout entière est là pour le prouver. Je ne réunis donc aucune des qualités que vous recherchez chez la femme, et voilà pourquoi il est impossible que vous m’aimiez... Reconnaissez-le vous-même, Le Houssel, vous ne m’aimez pas, vous avez rêvé !

LE HOUSSEL.

Eh ! bien, oui, là... c’est vrai... j’ai rêvé, je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aimée, je ne vous ai jamais parlé d’amour. J’ai été la proie d’une hallucination. Êtes-vous contente ? Mais faites-moi la grâce de me dire que je suis redevenu un galant homme.

HÉLÈNE, un temps.

Vous êtes redevenu un très galant homme, Le Houssel, et je vous remercie du service que vous me rendez.

Elle prend le chèque que lui tend Le Houssel.

LE HOUSSEL.

Ce n’est pas la peine d’en parler. Toutes mes amitiés à votre mari.

HÉLÈNE.

Je n’y manquerai pas,

LE HOUSSEL, prenant congé.

Chère madame...

À part, en sortant.

Voilà une sensation qu’un homme qui n’aime pas donner de l’argent aux femmes ne connaîtra jamais !

 

 

ACTE IV

 

À la Douillette.

La scène est divisée en deux parties. À gauche, le cabinet du directeur. À droite, une pièce meublée à peu près comme le salon d’un train de luxe. Beaux fauteuils de cuir. Tables acajou. Chaque partie de la scène a une porte à droite pour la partie de droite ; à gauche, pour la partie de gauche. Il n’y a pas de porte faisant communiquer les deux pièces.

 

 

Scène première

 

À droite : LE MONSIEUR, GEORGES, LE VALET DE PIED

 

Au lever du rideau, à gauche, Jacques et Molineuf jouent aux échecs. À droite, un Monsieur, assis sur un vaste fauteuil, fume un cigare et achève une tasse de thé. Un valet de pied est devant lui, en uniforme. Georges, également en uniforme, mais avec des galons, se tient à la porte.

LE MONSIEUR, reposant sa tasse sur une petite table, au valet de pied.

Vous pouvez desservir, j’ai fini.

LE VALET DE PIED.

Monsieur rentre chez lui ?

LE MONSIEUR.

Je vais me reposer. À propos, a-t-on prévenu le gardien chef que j’ai à lui parler ?

GEORGES, s’avançant.

Me voici, monsieur.

LE MONSIEUR.

C’est vous le gardien chef ?

GEORGES.

C’est moi.

LE MONSIEUR.

Eh bien ! je vous signale que vos hommes font un potin de tous les diables dans le couloir dès huit heures du matin. Il n’y a pas moyen de fermer l’œil.

GEORGES.

Je leur recommanderai plus de silence.

LE MONSIEUR.

Je vous en prie, sans cela je me verrai forcé de m’adresser à qui de droit.

Il sort par la porte de gauche.

 

 

Scène II

 

À droite : GEORGES, LE VALET DE PIED ; À gauche : MOLNEUF et HERBAUT jouent toujours aux échecs

 

LE VALET DE PIED, désignant la porte par laquelle vient de sortir le monsieur.

Il n’est pas content, le Quatre.

GEORGES.

Il est insupportable. Heureusement qu’il n’a plus qu’un mois à faire.

LE VALET DE PIED.

Est-ce vrai que c’est un homme qui a soixante mille francs de rentes ?

GEORGES.

Parfaitement, mais il voulait eu avoir cent mille. Alors il a commis certains actes qui l’ont fait condamner à six mois de prison.

LE VALET DE PIED.

Ça a-t-il réussi, au moins ?

GEORGES.

Ça a réussi. En sortant de la Douillette il pourra jouir tranquillement de ses cent mille livres de rentes.

LE VALET DE PIED.

Il aura même fait des économies pendant six mois.

GEORGES.

Et il ne se sera pas embêté.

LE VALET DE PIED.

Trois repas par jour.

GEORGES.

Le thé à deux heures.

LE VALET DE PIED.

De gros cigares et une chambre meublée à l’anglaise avec salle de bains et hydrothérapie.

GEORGES.

Et pendant ce temps-là, moi qui suis bachelier ès lettres et bachelier ès sciences, je gagne quatorze cent cinquante francs par an et je suis logé dans une mansarde. Voyez-vous, Eugène, nous vivons à une époque où un riche malfaiteur coûte plus cher à la société qu’un modeste fonctionnaire.

LE VALET DE PIED.

Comment ! monsieur Georges, vous êtes bachelier ?

GEORGES.

Deux fois.

LE VALET DE PIED.

Vous n’avez pas eu de chance, il me semble ?

GEORGES.

Je le mérite, j’expie mes fautes.

LE VALET DE PIED.

Vous avez commis une faute, monsieur Georges ?

GEORGES.

Et une grande.

LE VALET DE PIED.

Ah !

GEORGES.

Étant jeune, j’ai séduit une jeune fille en lui promettant le mariage et...

Coup de sonnette.

Je vous raconterai ça demain.

LE VALET DE PIED.

C’est le Quatre qui appelle...

GEORGES.

Venez...

Ils sortent tous les deux.

 

 

Scène III

 

À gauche : JACQUES, MOLINEUF, jouant aux échecs

 

MOLINEUF.

Alors, il a été gentil, ce juge ?

JACQUES.

Charmant... Au bout de cinq minutes de conversation, il m’a dit que j’étais certainement un très honnête homme, mais que je n’avais pas le génie des affaires. Puis, il m’a fait réintégrer à la Douillette, le tout avec un sourire paternel.

MOLINEUF.

Au total, cette petite histoire va vous coûter assez cher ?

JACQUES.

Elle va me coûter très cher... Enfin ! je m’arrangerai. En tout cas, Molineuf, je vous remercie de la façon dont vous m’avez reçu dans votre établissement. C’est princier...

MOLINEUF.

J’ai fait de mon mieux. Quand attendez-vous la visite de madame Herbaut ?

JACQUES.

Cette après-midi.

Entre le valet de pied de la scène première qui remet une carte à Molineuf.

MOLINEUF.

Tiens ! Plesnois !

JACQUES.

Ce bon Plesnois ?...

MOLINEUF.

On peut le faire entrer, n’est-ce pas ?

Il fait un signe au valet de pied qui sort.

JACQUES.

Certes...

 

 

Scène IV

 

JACQUES, MOLINEUF, PLESNOIS

 

PLESNOIS.

Ah ! il est là... Bonjour, Molineuf...

S’avançant vers Jacques et lui prenant les deux mains.

Je suis heureux de vous serrer la main, cher ami, bien heureux... et de vous apporter toutes mes sympathies. Nous avons su la nouvelle tout à l’heure, au cercle, à déjeuner, par votre avocat... Vous avez été roulé et dévalisé par ce fripon, qui, lui, est en fuite... et j’ai tenu à venir immédiatement.

Il lui serre encore la main.

JACQUES.

Merci, mon bon Plesnois.

PLESNOIS, à Molineuf.

Ah ! vous... que je n’oublie pas... j’ai une commission à vous faire. Ma femme, en apprenant que je venais vous voir, n’a pas voulu venir le même jour. Elle m’a prié de vous dire qu’elle viendrait demain.

MOLINEUF.

À quelle heure ?

PLESNOIS.

À trois heures.

À Jacques.

Oui, cher ami, l’opinion au cercle est unanime en votre faveur. Vous n’avez eu qu’un détracteur, mais il a été remisé vertement, je vous prie de le croire.

JACQUES.

Qui ça, mon Dieu ?

PLESNOIS.

Revinel, naturellement, le célèbre tapeur.

JACQUES.

Il me doit cent louis, il me débine. Nous sommes quittes.

PLESNOIS.

Ces gens-là, mon cher, il faut leur donner tout de suite des calottes ou les mépriser absolument. C’est ce dernier parti que j’ai adopté et aujourd’hui il peut dire tout ce qu’il voudra contre moi... il peut même aller raconter partout que ma femme a un amant... ça m’est parfaitement égal.

JACQUES.

Comment ! il ose ?...

PLESNOIS.

Et devinez quel est l’amant qu’il donne à madame Plesnois ?

MOLINEUF.

Je serais curieux de le savoir.

PLESNOIS, à Molineuf.

Vous. Ça devenait comique.

MOLINEUF.

Moi ? En effet, il vaut mieux en rire.

PLESNOIS, à Jacques.

Mais, madame Herbaut elle-même, mon cher, votre femme, qui est au-dessus de tout soupçon et dont je répondrais plus encore que de la mienne...

JACQUES, machinalement.

Mais je l’espère...

Se reprenant.

Continuez, cher ami.

PLESNOIS.

Madame Herbaut n’a pas trouvé grâce devant ses petites perfidies.

JACQUES.

Tiens ! tiens ! Il dit que ma femme a un amant ?...

PLESNOIS.

Il n’oserait pas. Il se contente d’insinuer qu’un de nos collègues la serre de près.

JACQUES.

Pas de très près, alors, parce que je ne m’en suis pas aperçu. Et quel est ce collègue ?

PLESNOIS.

Préparez-vous à vous amuser énormément.

JACQUES.

Je suis prêt.

PLESNOIS.

Le Houssel !... Le Houssel !...

JACQUES.

Très gentil.

PLESNOIS.

Voilà à quelles bouffonneries conduit la maladie du débinage !...

MOLINEUF, riant aux éclats.

Ah ! Le Houssel !... Il faudrait lui dire ça...

Au valet de pied qui lui dit un mot à l’oreille.

Mais tout de suite...

Sort le valet de pied. Molineuf à Jacques.

Madame Herbaut.

JACQUES.

Ah !

Entre Hélène.

 

 

Scène V

 

JACQUES, MOLINEUF, PLESNOIS, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE, se jetant dans les bras de Jacques.

Mon chéri, mon pauvre chéri !...

À Molineuf et à Plesnois.

Pardon, messieurs.

Elle va leur serrer la main.

MOLINEUF.

Chère madame...

HÉLÈNE, embrassant encore Jacques.

Voyons ta figure ?... Tu n’as pas trop mauvaise mine... Est-ce que tu as bien dormi, cette nuit ?

JACQUES.

Très bien.

HÉLÈNE.

Comment étais-tu couché ?... Mal, je suis sûre...

MOLINEUF.

Mal ! Je vous garantis, chère madame, qu’il n’y a pas un hôtel à Paris, ni nulle part...

HÉLÈNE, à Jacques.

C’est vrai ?

JACQUES.

Tu peux le croire.

HÉLÈNE.

As-tu eu ton chocolat, ce matin ?

JACQUES.

Oui, ma chérie.

HÉLÈNE.

Il était bon ? Aussi bon que chez nous ?

JACQUES.

Meilleur.

HÉLÈNE.

Oh !

JACQUES.

Meilleur, je te dis !

MOLINEUF.

Ici, c’est la renommée du chocolat.. Chère madame, nous vous laissons avec votre mari. Plesnois, je vous emmène faire le tour du propriétaire.

PLESNOIS.

Avec plaisir...

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

JACQUES, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Nous sommes sauvés, mon petit Jacquot !... J’ai l’argent !

JACQUES.

Quel argent ?

HÉLÈNE.

Celui qu’il nous faut... Les trois cent mille !

JACQUES.

Qu’est-ce que tu me chantes là ? Tu as trois cent mille francs ?

HÉLÈNE.

Oui... Oui... Oui...

JACQUES.

Par exemple, je serais curieux de savoir...

HÉLÈNE.

Où je les ai trouvés, n’est-ce pas ? Pardi ! je les ai empruntés.

JACQUES.

Tu as emprunté, toi !... Et à qui, s’il te plaît ?

HÉLÈNE.

À Le Houssel !... À ce bon Le Houssel !

JACQUES.

À Le Houssel !... Tu as eu l’aplomb de !... Ça, c’est trop fort ! C’est trop fort !

HÉLÈNE.

Dans la situation où tu étais, j’aurais emprunté au Pape !

JACQUES.

Ça aurait mieux valu... Mais à Le Houssel !... À un homme qui... Non, c’est d’une inconscience ! d’une indélicatesse !...

HÉLÈNE.

Indélicat ! Qu’est-ce que ça a d’indélicat, je te prie de me le dire ! Non, je te prie de me le dire ?... Cite-moi un précepte de morale qui blâme ce que j’ai l’ait, je t’en délie !

JACQUES.

Il n’y a pas que la morale... Il y a les convenances, les préjugés, un tas de considérations. Je suis furieux... et ce qu’il y a d’exaspérant, c’est que tu n’as pas l’air de te douter que tu as fait quelque chose d’énorme ! Tu ne t’en doutes pas, n’est-ce pas ?

HÉLÈNE.

Non... Oh ! non.

JACQUES.

C’est ta lacune... Tu as une lacune... Je frémis en pensant à ce que tu ferais, si tu n’étais pas une honnête femme... Et il ne t’a rien dit, Le Houssel ?

HÉLÈNE.

Il a été très gentil... Il m’a donné un chèque. Tiens, le voici.

JACQUES.

Alors, il t’a donné un chèque comme ça... tranquillement.

HÉLÈNE.

Oui...

Le regardant.

Eh bien ! non, je ne veux pas te dire de mensonge... Je vais te dire la vérité...

JACQUES.

Qu’est-ce qu’il y a encore, nom d’un chien !

HÉLÈNE.

Il y a... ah ! ah ! c’est amusant quand on y réfléchit.

JACQUES.

Mais va donc !

HÉLÈNE.

Voilà que cet imbécile de Le Houssel était devenu amoureux de moi !...

JACQUES.

C’est le comble !...

HÉLÈNE.

Et il a eu l’audace de me déclarer sa flamme quand je lui ai demandé l’argent... Je l’ai flanqué à la porte à ce moment-là, tu penses... Après quoi, je l’ai abreuvé d’outrages... Laisse donc, ne t’indigne pas, ça a fini par être plutôt drôle. Car il m’a suppliée de lui pardonner, il m’a juré qu’il avait eu une minute d’égarement et qu’il ne recommencerait jamais, jamais ! Si tu l’avais vu, il n’y avait plus moyen de se fâcher... Je lui ai pardonné et il faut que tu lui pardonnes aussi, car il nous rend tout de même un fier service...

JACQUES.

Un fier service ! Alors, tu t’imagines que je vais accepter un service d’un monsieur, dans ces conditions-là... Écoute, ma petite Hélène, écoute bien ce que je vais te dire. J’ai toujours fait ce que tu as voulu ; tu as voulu que je me ruinasse, nous nous sommes ruinés ; tu n’as pas voulu quitter Paris, nous sommes restés à Paris ; tu as voulu que je fisse la connaissance de Brassac, je l’ai faite ; tu as voulu mener la grande vie, nous l’avons menée et même nous la menons encore ! Mais en voilà assez, cette fois, en voilà assez ! Donc, à partir de maintenant, ma petite Hélène, je t’en supplie, je t’en conjure, ne me donne plus d’idées, ne me donne plus de conseils. tiens-toi tranquille !

HÉLÈNE, vexée.

C’est bon, mon ami, c’est bon, je ne m’occuperai plus de tes affaires, je te le promets.

JACQUES.

Ça vaudra mieux, ma chérie, je t’assure que ça vaudra mieux. Tu m’aimes bien, n’est-ce pas ?

HÉLÈNE.

C’est toi qui ne m’aimes plus.

JACQUES.

Quelle folie ! Seulement, veux-tu que je te fasse un aveu ? J’ai assez d’émotions comme ça, et je commence à éprouver le besoin d’être un peu tranquille. On est très bien ici, je ne me plains pas ; mais enfin, je préférerais le coin de mon feu...

HÉLÈNE.

Mais comment vas-tu en sortir d’ici... Comment ? Je ne vois que ça, moi.

JACQUES.

J’en sortirai... je ne sais pas exactement de quelle façon... mais je finirai par en sortir. Mais il me faut jurer que tu seras raisonnable.

HÉLÈNE.

Oui, mon chéri.

JACQUES.

Tu m’obéiras à ton tour ?

HÉLÈNE.

Oui, mon chéri.

JACQUES.

Et nous nous retirerons à la campagne ?

HÉLÈNE.

Quand tu voudras...

JACQUES, l’embrassant.

Alors, ça finira très bien... Au fait, donne-moi le chèque que je le renvoie à Le Houssel, le plus poliment que je pourrai.

Il prend le chèque et se dispose à le mettre sous enveloppe. Entre Pervenche.

 

 

Scène VII

 

JACQUES, HÉLÈNE, PERVENCHE

 

PERVENCHE, allant vivement à Hélène.

Je cours après vous depuis ce matin... enfin j’ai pensé que vous étiez ici... Bonjour, monsieur Herbaut.

JACQUES.

Bonjour, mademoiselle, bonjour.

PERVENCHE.

Avez-vous des nouvelles de Brassac ?

JACQUES.

Non, fichtre pas !

PERVENCHE.

Eh bien ! moi, j’en ai : savez-vous où il est, Brassac ? à Paris !

HÉLÈNE.

À Paris ? Vous l’avez vu ?

PERVENCHE.

Pas moi, c’est Églantine qui l’a aperçu hier soir, vers minuit, qui montait dans un fiacre. Il avait une fausse barbe, mais elle l’a reconnu tout de même. Il devait aller chez une femme. Il en a un toupet.

HÉLÈNE, à Jacques.

Il faudra dire ça au juge d’instruction.

 

 

Scène VIII

 

À droite : GEORGES, puis BRASSAC

 

GEORGES.

Si monsieur veut se donner la peine d’entrer ?

BRASSAC, entrant en costume de voyage, un élégant sac à la main.

Tenez, mon garçon, débarrassez-moi de ma valise.

Regardant autour de lui.

Où suis-je ici ?

GEORGES.

Dans le parloir de messieurs les détenus.

BRASSAC.

On se croirait dans un train de luxe.

GEORGES.

C’est ici que ces messieurs peuvent recevoir leur famille et leurs amis.

BRASSAC.

Et où va-t-on me mettre ?

GEORGES.

Au cinq, très probablement.

BRASSAC.

J’espère que je pourrai faire venir mes repas du dehors ?

GEORGES.

Je ne le conseille pas à monsieur. Nous avons un ancien chef du prince de Galles.

BRASSAC.

Ah !

GEORGES.

Et ce sont les gens du dehors qui font venir leurs repas d’ici.

BRASSAC, tirant un étui.

On peut fumer ?

GEORGES.

On peut tout faire... excepté s’en aller... Et encore, si on insistait beaucoup !...

BRASSAC.

Dites-moi, quand aurai-je l’avantage de voir monsieur le directeur ?

GEORGES.

On vient de le prévenir qu’il y avait un nouveau... Il ne va pas tarder... Le voici.

Entre Molineuf pendant que sort Georges.

 

 

Scène IX

 

BRASSAC, MOLINEUF

 

MOLINEUF.

Bonjour, cher ami.

BRASSAC.

Je n’en crois pas mes yeux... C’est vous, Molineuf, qui êtes directeur de la Douillette ?

MOLINEUF.

Enchanté de vous recevoir...

BRASSAC.

Si on m’avait dit ça ?...

MOLINEUF.

Vous seriez venu plus tôt ?...

BRASSAC.

Non, mais je vous aurais envoyé mes félicitations.

MOLINEUF.

Comment se fait-il que vous vous soyez laissé arrêter ? Vous, un malin ! Ce n’est pas pour vous le reprocher, remarquez bien.

BRASSAC.

Oui, mon ami, je me suis laissé coffrer comme un benêt... C’est l’amour...

MOLINEUF.

L’amour ?...

BRASSAC.

La passion, si vous préférez. La passion, mère de l’imprudence. Je n’étais pas à Bruxelles depuis deux heures, qu’une idée romanesque s’emparait de mon cerveau. Tomber à l’improviste chez cette femme – une femme, Molineuf, dont je suis éperdument épris, – l’étonner par mon audace et mon mépris du danger, et la posséder à la faveur de cet étonnement.

MOLINEUF.

Bigre ! C’était risqué !...

BRASSAC.

J’hésite un instant, je ne vous le cache pas. Mais la passion finit par l’emporter. Je me déguise, je prends le train, j’arrive à Paris à minuit, je saute dans un fiacre et à minuit et demi je sonne à sa porte. Une camériste vient m’ouvrir. Je lui tends ma carte et je suis reçu immédiatement. Alors, j’enlève ma fausse barbe et tombant à genoux : « Vous vouliez une preuve d’amour, comtesse. Il me semble que la voilà, la preuve d’amour. »

MOLINEUF.

Et qu’a-t-elle dit, la comtesse ?

BRASSAC.

Elle a balbutié des paroles incompréhensibles dans le langage de son pays.

MOLINEUF.

Elle est étrangère ?

BRASSAC.

Chilienne... Puis, elle s’est précipitée dans mes bras, en m’appelant : « Antonio ! Antonio ! »

MOLINEUF.

Mes compliments.

BRASSAC.

Ah ! mon ami, ça c’est une femme ! Seulement, à sept heures du matin, nous avons été réveillés par le commissaire de police.

MOLINELF.

Diable !

BRASSAC.

Nous n’avons eu que le temps de nous faire des adieux déchirants. Puis je me suis habillé à la hâte, et me voici.

MOLINEUF.

Je ferai de mon mieux pour vous rendre le séjour agréable.

BRASSAC.

Merci, Molineuf.

MOLINEUF.

D’ailleurs, vous serez en pays de connaissance...

BRASSAC.

Tiens ! qui donc ?

MOLINEUF.

Herbaut.

BRASSAC.

Ah ! ah ! Herbaut !... Charmant garçon ! Je serai enchanté de lui serrer la main.

MOLINEUF.

Est-ce que ce n’est pas un peu à cause de vous ?...

BRASSAC.

J’ai quelques torts envers lui, mais si je peux lui sauver la mise, je le ferai, je l’aime beaucoup.

MOLINEUF.

Vous n’avez besoin de rien ?

BRASSAC.

Je vous demanderai la permission d’aller faire un brin de toilette.

MOLINEUF.

Je vais vous conduire chez vous. Voulez-vous être au cinq ?

BRASSAC.

Je n’ai pas de préférence.

MOLINEUF.

Alors, au cinq. C’est ma meilleure cabine. Venez donc.

BRASSAC.

Après vous.

MOLINEUF.

Je n’en ferai rien.

BRASSAC, passant le premier.

C’est bien pour ne pas vous désobliger.

Ils sortent tous les deux.

 

 

Scène X

 

À gauche : JACQUES, qui cacheté sa lettre, HÉLÈNE, PERVENCHE, GEORGES

 

JACQUES, écrivant l’adresse.

« Monsieur Le Houssel. »

À Georges qui vient d’entrer.

Pouvez-vous me faire porter cette lettre à la poste, tout de suite ?

GEORGES.

Oui, monsieur.

JACQUES, à Hélène.

Allons faire un tour dans le parc.

HÉLÈNE.

Si tu veux, mon ami. Au revoir, Juliette !

JACQUES.

Mademoiselle...

PERVENCHE.

Au revoir, monsieur Herbaut !

 

 

Scène XI

 

PERVENCHE, GEORGES, à gauche

 

PERVENCHE, à part, regardant Georges.

Mais, je connais ce monsieur...

GEORGES, apercevant Pervenche.

Oh !

PERVENCHE.

Georges !... Mon premier !...

GEORGES.

C’est vous ?... C’est vous, Juliette ?

PERVENCHE.

Et vous ?

GEORGES.

Georges !

PERVENCHE.

Ah ! ah ! C’est vous !...

GEORGES.

Oui... oui... C’est moi... Moi qui...

Silence embarrassé.

PERVENCHE.

Oh ! Je ne vous en veux plus...

GEORGES.

Vous m’avez pardonné, bien vrai ?

PERVENCHE.

Bien vrai. Il y a si longtemps !...

GEORGES.

Ah ! Si on m’avait dit que je vous reverrais aujourd’hui...

PERVENCHE.

Et qu’est-ce que vous avez lait pour être ici ?...

GEORGES.

J’ai fait beaucoup de démarches... Ce sont des places qui ne rapportent rien et qui sont très difficiles à obtenir.

PERVENCHE.

C’est vous qui avez tenu à être en prison ?

GEORGES, étonné.

Oui, c’est moi...

PERVENCHE.

Vous n’avez commis aucun crime, aucun délit ?

GEORGES.

Mais non... Ah ! Vous croyiez que ?... Je suis gardien... Je suis gardien chef, je ne suis pas détenu.

PERVENCHE.

Oh ! pardon...

GEORGES.

Mes moyens ne me permettent pas d’être détenu, malheureusement.

PERVENCHE.

Je vois que vous n’avez guère réussi.

GEORGES.

Et vous ?

PERVENCHE.

Moi ?

GEORGES.

Oui... Qu’est-ce que vous êtes devenue ?

Pervenche baisse les yeux.

Ah ! je comprends.

PERVENCHE.

J’ai été cocotte, mais je ne le suis plus.

GEORGES.

Qu’est-ce que vous êtes ?

PERVENCHE.

Je ne suis plus rien. C’est fini... Oh ! C’est bien fini... Tenez, hier, j’allais me mettre avec un monsieur, un nommé Clapotin, parce qu’il me faisait la blague de vouloir m’épouser, comme vous. Qu’est-ce que j’apprends au moment de dîner avec lui ? Il est fiancé depuis quinze jours. Je lui ai dit : « Monsieur, fichez-moi la paix, et plus vite que ça ! » Parce que, maintenant, j’aimerais mieux travailler de mes dix doigts plutôt que de rester une grue... à moins que je ne puisse pas faire autrement. Et vous, vous êtes marié ?

GEORGES.

Non, je suis resté garçon.

PERVENCHE.

Vraiment ?

GEORGES.

Oui, vraiment.

PERVENCHE, après un silence.

Pourquoi ne m’épouseriez-vous pas ?

GEORGES.

Hum !

PERVENCHE.

Vous hésitez peut-être à cause de la vie que j’ai menée pendant dix ans...

GEORGES.

Dame !

PERVENCHE.

Je comprendrais ça, si vous n’aviez pas été mon premier amant, si vous étiez seulement le second ou le troisième. Alors, vous n’auriez aucune raison de m’épouser. Mais vous êtes le premier, vous m’avez eue sage, vous devez vous le rappeler. Eh bien ! l’important pour épouser un homme, c’est de n’avoir connu personne avant lui. Moi, je n’ai connu personne avant vous. Voilà comment il faut raisonner dans l’existence.

GEORGES.

Je ferai ce que voudrez, Juliette.

PERVENCHE.

À demain, alors. Venez me voir, on causera mieux. Au fait, vous ne savez pas où je demeure, 28, rue de Copenhague. Vous demanderez mademoiselle Pervenche – c’est moi. – Au revoir, mon petit Georges, je t’aime encore, tu sais...

Elle sort en lui envoyant un baiser. Georges sort par la porte du fond.

 

 

Scène XII

 

À droite : LA COMTESSE, LE DOMESTIQUE, puis BRASSAC

 

LE DOMESTIQUE, introduisant la comtesse.

Je vais prévenir le Cinq.

LA COMTESSE, seule.

Le Cinq. Est-ce ainsi qu’on vous appelle maintenant, mon Antonio ?

Entre Brassac.

BRASSAC.

Vous, Miquita, ma Miquita chérie !

LA COMTESSE.

Mon amour, mon cher amour, je vous vois en prison.

BRASSAC.

Hélas !

LA COMTESSE.

Et combien allez-vous y rester de temps dans ce maudit cachot ?

BRASSAC.

Je l’ignore, ma reine, cela dépendra uniquement de la Justice.

LA COMTESSE.

Quelle horreur, mais je veux vous sauver, mon Antonio ! Je vous adore, j’ai une passion folle, je ne saurais plus me passer de vous...

BRASSAC.

Moi aussi, je vous adore.

LA COMTESSE.

Vous êtes mon amant, aujourd’hui, j’ai des droits sur vous.

BRASSAC.

Je ne m’y oppose pas, ma Miquita !

LA COMTESSE.

C’est pourquoi il ne faut rien me cacher. Vous êtes en prison pour avoir fait ce qu’on appelle en français un pouf ?...

BRASSAC.

Oui... C’est l’expression.

LA COMTESSE.

C’est-à-dire pour avoir perdu à la Bourse ou dans des opérations véreuses...

BRASSAC.

Vous connaissez admirablement la langue française, ma chérie...

LA COMTESSE.

Laissez-moi continuer... pour avoir perdu de l’argent qu’on vous avait confié... Je ne me trompe pas, je crois...

BRASSAC.

Du tout, comtesse.

LA COMTESSE.

Et vous voyez, à ce propos, combien j’avais raison de me méfier de vous comme banquier.

BRASSAC.

Vous êtes la sagesse même.

LA COMTESSE.

Mais il n’est pas question de cela. Arrivons à la réalité, qui est celle-ci : je vous aime, vous êtes mon Antonio et je vous sauverai. J’ai quatre millions, peut-être même davantage.

BRASSAC.

Vous ?

LA COMTESSE.

Et je vous offre ma main. Voulez-vous être mon mari ?

BRASSAC.

Mais, c’est la joie... le bonheur... le...

LA COMTESSE.

Par exemple, il faudra payer intégralement tout ce que vous devez à tout le monde. Je veux d’un époux qui soit considéré à Paris, et qui ait une bonne réputation.

BRASSAC.

Je m’y engage.

LA COMTESSE.

Serez-vous considéré de nouveau, quand vous aurez payé ?

BRASSAC.

Je vous crois !

LA COMTESSE.

Autant que vous l’étiez autrefois ?

BRASSAC.

Davantage...

LA COMTESSE.

Alors, vous êtes heureux, mon Bébé ?

BRASSAC.

Vous pouvez le dire, ma reine.

LA COMTESSE.

Je vous quitte, je vais faire ce qu’il faut. Vous, dites au juge que vous ne faites plus un pouf, et soyez bientôt à moi. Venez, que je vous embrasse encore, mon Antonio.

BRASSAC.

Au revoir, au revoir !

LA COMTESSE.

Bébé !

Elle l’embrasse une dernière fois et sort.

 

 

Scène XIII

 

À droite : BRASSAC, seul, puis JACQUES et HÉLÈNE

 

BRASSAC, seul.

Je n’irai pas jusqu’à dire que je n’ai que ce que je mérite... mais enfin...

Entrent Hélène et Jacques.

JACQUES, à Hélène.

Et voici le parloir... Beaucoup de chic, n’est-ce pas ?

BRASSAC, l’apercevant.

Enchanté de vous rencontrer, cher ami. Comment ça va ?

HÉLÈNE, stupéfaite.

Brassac !

JACQUES.

Ah ! par exemple...

BRASSAC.

Madame, je vous présente mes très humbles hommages !

JACQUES.

Vous ici ?... Tiens ! tiens ! tiens !

BRASSAC.

Vous avez l’air étonné. Vous aviez donc douté de moi ? C’est très mal, mon cher Herbaut, c’est très mal, je n’abandonne jamais mes amis. Et la preuve, c’est que je viens vous sauver. Je paye tout !

JACQUES.

Hein ?

BRASSAC.

Tout, mon bon ! On me fera une ovation sur le boulevard.

Il refait le geste du deuxième acte, le bras tendu.

HÉLÈNE.

C’est bien, ce que vous faites là, c’est très bien.

JACQUES.

Et avec quoi payez-vous, sans indiscrétion ?

BRASSAC.

Je me marie, mon cher. Je vous raconterai ça. Je fais le mariage rêvé !

JACQUES.

Le mariage de tout premier ordre.

BRASSAC, à Hélène.

Ai-je reconquis votre estime, madame ?

HÉLÈNE, poliment.

Mais vous ne l’aviez pas perdue.

BRASSAC, à Jacques.

Quant à vous, mon bon, je vous dois une revanche et je vous la donnerai. Je ferai votre fortune.

JACQUES.

Vous l’avez déjà faite une fois.

BRASSAC.

Cette fois-ci, ce sera la bonne... oh ! il me vient même une idée. Attendez une minute, je reviens.

Il sort vivement.

 

 

Scène XIV

 

JACQUES, HÉLÈNE

 

JACQUES.

C’est une fripouille, mais qui ne manque pas d’une certaine bonhomie.

HÉLÈNE.

Brassac ! C’est un homme de génie... Ah ! mon petit Jacquot, que je suis contente !

Elle lui prend les deux mains.

JACQUES.

Crois-tu qu’on sera bien à Limoges, après toutes ces émotions !

HÉLÈNE.

À Limoges ?

JACQUES.

Mais oui, chez nous... dans notre petite maison.

HÉLÈNE.

Comment ! tu tiens encore à aller à Limoges ?

JACQUES.

Si j’y tiens ! Je le crois fichtre bien, que j’y tiens !

HÉLÈNE.

Mais c’est absurde... Moi, j’ai dans Brassac une confiance énorme ! Je suis sûre que maintenant !...

JACQUES, levant les bras au ciel.

La lacune ! la lacune ! Mais, malheureuse, tu n’es donc pas guérie ? Tu veux donc recommencer ?...

HÉLÈNE, changeant de ton.

Non, non, je n’y pensais plus. Je te demande pardon... Nous irons à Limoges, mon chéri, nous partirons quand tu voudras ! Je t’adore !

Elle l’embrasse.

 

 

Scène XV

 

JACQUES, HÉLÈNE, BRASSAC

 

BRASSAC, avec un papier à la main, à Jacques.

Tenez... signez là... et là...

JACQUES.

Ah non ! celle-là, vous ne me la ferez plus ! 

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