Un mouton à l’entresol (Eugène LABICHE - Albéric SECOND)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 30 avril 1875.

 

Personnages

 

EUSTACHE FALINGARD, domestique de Fougallas

FOUGALLAS

RAMPICOT, chirurgien militaire

MADAME EMMA FOUGALLAS

MARIANNE, femme de chambre de madame Fougallas

 

La scène est à Paris, chez Fougallas.

 

Un salon bourgeois. Porte au fond. Deux portes latérales à droite et à gauche. Porte aux premier et deuxième plans de gauche. Une fenêtre au premier plan de droite, au deuxième plan du même côté, une porte à gauche, une table avec un tapis, une sonnette et tout ce qu’il faut pour écrire. Chaises garnies de housses, etc.

 

 

Scène première

 

MADAME FOUGALLAS, puis MARIANNE

 

Au lever du rideau, Madame Fougallas, écrit, assise devant la table.

MADAME FOUGALLAS, écrivant.

« Monsieur, une dame jeune, mais de principes sévères, désire vous entretenir... »

S’arrêtant.

Ah ! non !... Entretenir présente un sens équivoque peu convenable... 

Reprenant sa lettre.

« Désire vous parler d’une affaire qui vous intéresse. Elle vous attendra chez elle aujourd’hui à deux heures, rue Caumartin, 45. Post-scriptum. Vous passerez sans parler au concierge ; vous monterez à l’entresol ; vous sonnerez discrètement et vous demanderez madame Emma Fougallas. »

Parlé.

Comme ça, c’est parfait... ni trop, ni trop peu.

Appelant Marianne qui vient d’entrer, un plumeau à la main par la porte du fond à droite.

Marianne !...

MARIANNE.

Madame ?

MADAME FOUGALLAS.

Où est votre mari ?

MARIANNE.

Falingard... Dans le cabinet de Monsieur.

MADAME FOUGALLAS, se levant et gagnant la droite.

Encore ! mais qu’est-ce qu’il peut faire toute la journée dans le cabinet de M. Fougallas ?

MARIANNE, posant son plumeau sur la table.

Il travaille... il écrit.

MADAME FOUGALLAS.

Quoi ?

MARIANNE, descendant en scène.

Je ne sais pas, n’ayant pas appris à lire.

MADAME FOUGALLAS.

J’ai un domestique qui est un savant ! lui, une brute !... je ne voudrais pas diminuer l’affection que vous avez pour votre mari, mais c’est une brute !

MARIANNE.

Ah ! c’est bien vrai, Madame !

MADAME FOUGALLAS.

Je ne m’explique pas la faiblesse de M. Fougallas qui lui permet de s’installer dans son cabinet et de bouleverser ses livres.

MARIANNE.

Ah ! c’est bien vrai, Madame !

MADAME FOUGALLAS.

Après tout, ça vaut encore mieux que d’aller au cabaret.

MARIANNE.

Ah ! c’est bien vrai, Madame.

MADAMA FOUGALLAS.

Vous n’êtes pas spirituelle non plus, vous.

MARIANNE.

Ah ! c’est bien vr...

Elle s’arrête.

MADAME FOUGALLAS.

Mais au moins, vous êtes toujours de mon avis.

Passant à la table et fouillant son buvard.

Allons bien !... pas d’enveloppes... elles sont dans ma chambre.

Se dirigeant vers la porte du fond à gauche.

Vous viendrez prendre cette lettre dans un instant... et vous direz à votre mari de la porter... C’est très pressé.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

MARIANNE, FOUGALLAS

 

MARIANNE, seule.

Elle me trouve bête... Si elle savait...

À peine madame Fougallas est-elle sortie que son mari entre sur la pointe des pieds, du fond, et vient prendre Marianne par la taille.

FOUGALLAS, lui prenant la taille.

Ioup ! ioup !

MARIANNE.

Ah !... finissez donc... vous m’avez fait peur !

FOUGALLAS.

Bah ! puisque ma femme est partie... Voilà un quart d’heure que je guette son départ... délicieux !

MARIANNE.

Eh bien ! si mon mari entrait... Il est là, dans votre cabinet.

FOUGALLAS.

C’est juste... il pourrait nous surprendre... Attends, je vais placer un factionnaire.

Il pose une chaise devant la porte du deuxième plan de droite.

Comme cela, nous serons prévenus... Ce que j’en fais, c’est pour te contenter, car entre nous, il n’a pas l’air bien terrible, ton mari...

MARIANNE.

Eh ! eh ! il ne faut pas s’y fier... il est très jaloux, et s’il s’apercevait de vos manigances, il vous donnerait un coup de couteau... ça ne ferait pas un pli...

FOUGALLAS.

Et moi qui le croyais bon enfant !

MARIANNE.

Oh ! il n’est pas méchant... Le dos tourné, il n’y penserait plus.

FOUGALLAS.

Merci !... Alors, il faut user de ruse... et si tu veux m’écouter...

MARIANNE.

Non... vrai, ça ne se peut pas.

FOUGALLAS.

Pourquoi ?

MARIANNE.

Je ne veux pas tromper votre femme.

FOUGALLAS.

Mais ce n’est pas toi, c’est moi qui la trompe !

MARIANNE.

Il y a à peine un mois que je suis ici...

FOUGALLAS.

Veux-tu que nous remettions ça au mois prochain ?

MARIANNE.

Oh ! non ! Madame est si bonne !

FOUGALLAS.

Elle est bonne... oui... mais elle est ennuyeuse... elle manque de gaieté dans le tête-à-tête...

MARIANNE.

Êtes-vous assez mauvais sujet... à votre âge !...

FOUGALLAS.

C’est vrai ! je suis fantaisiste !... Dis-donc, j’ai trouvé un truc pour nous voir sans éveiller les soupçons...

MARIANNE.

Encore !

FOUGALLAS.

J’ai un atelier au troisième étage... où je m’amuse à tourner des coquetiers et des ronds de serviette... je t’en donnerai si tu es gentille... Voilà mon truc : Je vais tousser toute la journée... on va dire : « Mon Dieu ! quel rhume !... mon Dieu quel rhume ! » et ce soir tu m’apporteras là-haut une tasse de bourrache, à neuf heures...

MARIANNE, à part.

Oui, compte là-dessus !

La voix de MADAME FOUGALLAS, au-dehors, à gauche.

Marianne ! Marianne !

FOUGALLAS.

Est-ce convenu ?

MARIANNE.

Pardon... Madame m’appelle.

Elle entre au fond à gauche.

 

 

Scène III

 

FOUGALLAS, seul

 

Elle y viendra !... Je l’avoue, j’ai un faible pour les femmes de chambre... mariées... C’est pour cela que je recommande toujours aux bureaux de placement de ne m’envoyer que le mari et la femme... c’est plus moral... et plus commode... Pas de chaîne, pas d’ennuis, pas de mobiliers à donner... Par exemple, c’est désobligeant quand le mari est jaloux... à cause du petit couteau... mais Falingard ne se doute de rien... je le gâte... je le gâte !... Il est paresseux, grognon, il ne fait rien de ses dix doigts ; mais... il a sa femme ! Ah ça ! que diable peut-il faire toute la journée dans ma bibliothèque, à farfouiller mes livres ? Si c’était un poète... je le voudrais... il me lirait ses vers... je lui dirais : « Charmant ! charmant ! » et il m’aimerait comme un frère... Mon idée de contrefaire l’homme enrhumé est d’une rouerie infernale... mais il faut que le mari m’entende tousser... C’est important. Je vais le faire venir.

Appelant et sonnant.

Falingard ! Falingard !

 

 

Scène IV

 

FOUGALLAS, FALINGARD, puis MARIANNE

 

Falingard ouvre la porte de droite, deuxième plan, et renverse la chaise placée par Fougallas. Il est bossu et porte des lunettes.

FALINGARD.

Mais quel est l’imbécile qui fourre toujours des chaises devant la porte ?

FOUGALLAS.

C’est... c’est le hasard !

FALINGARD, après avoir replacé la chaise.

Monsieur m’appelle ?

FOUGALLAS.

Oui, mon ami.

À part.

Est-il possible d’avoir l’air plus complètement bête ?... Voyons, posons mon rhume.

Haut.

Mon ami, je t’ai appelé pour te dire...

Il simule une quinte violente et prolongée.

FALINGARD, froidement.

Alors, Monsieur est enrhumé ?

FOUGALLAS.

Comme un bœuf.

FALINGARD.

Le rhume, c’est bien simple... Vous êtes dans un endroit... il fait chaud... vous sortez, arrive le froid qui saisit la peau, qui interdit les nerfs... et qui occasionne la circulation... qui ne se fait plus... Voilà comment ça se gagne... Monsieur n’a plus rien à me commander ?

FOUGALLAS.

Non, mon ami, c’est tout.

Fausse sortie de Falingard.

Tu retournes travailler ?

FALINGARD.

Oui.

FOUGALLAS.

Dis donc... tu me les liras un jour.... quand il pleuvra.

FALINGARD.

Quoi ?

FOUGALLAS.

Tes vers.

FALINGARD.

Moi ? Je ne fais pas de vers.

FOUGALLAS.

Ah ! c’est de la prose ?...

FALINGARD.

Non plus.

FOUGALLAS.

Ni prose, ni vers... mais alors qu’est-ce que tu fricotes dans ma bibliothèque ?

FALINGARD.

Monsieur, je vais vous le dire... je ne suis pas né pour être domestique... j’ai une bosse.

FOUGALLAS.

Parbleu ! je le vois bien.

FALINGARD.

Je ne parle pas de celle-là... c’est une contusion... un coup de poing que j’ai reçu dans mon enfance... mais j’ai la bosse de la médecine.

FOUGALLAS.

Tu veux être médecin ?

FALINGARD.

Non, vétérinaire... c’est plus avantageux, parce que quand on tue un animal, sa famille ne réclame pas. Tel que vous me voyez, je suis sur la piste d’une découverte qui étonnera le monde !

FOUGALLAS.

Tiens ! qu’est-ce que c’est ?

FALINGARD, mystérieux.

C’est... c’est un secret.

FOUGALLAS.

Ah !...

À part.

Je m’en fiche !

FALINGARD.

Monsieur n’aurait pas dans sa bibliothèque un livre sur les maladies du mouton ?

FOUGALLAS.

Non... j’ai Corneille, Bossuet, Voltaire...

FALINGARD, avec mépris.

Des bavards !

MARIANNE, entrant du fond à gauche, avec une lettre à la main.

Monsieur, Madame vous demande.

FOUGALLAS.

Tout de suite...

À part.

Reposons mon rhume avant de sortir.

Il tousse effroyablement.

FALINGARD, à part.

Ah ! le malheureux !... je ne donnerais pas quatre sous de son avenir !

FOUGALLAS, regardant finement Marianne.

Je crois qu’il me faudra ce soir une tasse de bourrache... à neuf heures !

À part en sortant.

Elle a compris.

Il entre au fond à gauche.

 

 

Scène V

 

FALINGARD, MARIANNE

 

MARIANNE.

Tiens, une lettre à porter, tout de suite.

FALINGARD.

Porte-la, toi.

MARIANNE.

Ah ! non ! tu me fais faire toutes les courses.

FALINGARD.

La femme a besoin de prendre l’air.

MARIANNE.

Eh bien ! et l’homme ?

FALINGARD.

L’homme doit garder ses foyers !... d’ailleurs, j’ai des raisons personnelles pour ne pas sortir.

MARIANNE.

Moi aussi.

FALINGARD.

Voyons, ne fais pas la mauvaise tête... Va !

MARIANNE.

Non !

FALINGARD.

Tu oublies que l’épouse doit obéissance à son époux.

MARIANNE.

Oui, mais quand ils ne sont pas mariés !

FALINGARD, inquiet.

Chut ! veux-tu te taire !

MARIANNE.

Et comme nous ne le sommes pas, grâce au ciel !

FALINGARD, remontant et passant à gauche.

Pas si haut ! Que tu vas nous faire flanquer à la porte !

MARIANNE, gagnant la droite.

Eh bien ! je chercherai une autre place !... C’est ennuyeux à la fin, d’être exploitée par un homme qui ne vous est de rien.

FALINGARD.

Marianne, pas d’acrimonie !

MARIANNE.

Car enfin, je ne te connais pas, moi... Nous étions ensemble dans le même bureau de placement... Tout à coup, M. Fougallas entre et dit à l’employé : « Je ne veux prendre que le mari et la femme. »

FALINGARD.

Alors je te dis tout bas : « Voulez-vous faire la frime d’être mariée avec moi ? » C’était très fin !

MARIANNE.

Comme j’étais sans place... j’accepte.

FALINGARD.

Ah ! tu en conviens, tu me dois ta position !...

MARIANNE.

Ce n’est pas une raison pour me faire faire ton service... je monte l’eau, le bois, le charbon, tandis que tu te chauffes les mollets dans le cabinet de Monsieur !

FALINGARD.

Je prépare mon examen... D’ailleurs, si je te laisse faire ma besogne, c’est pour mieux tromper les bourgeois... Entre mari et femme, on se rend des petits services...

MARIANNE.

Réciproques...

FALINGARD.

Oui, chacun son tour... Dans ce moment, c’est le tien, mais l’année prochaine, tu verras...

MARIANNE.

Merci !

FALINGARD, amoureux.

Mais dans notre position, il y a une chose choquante, il y a longtemps que je voulais t’en parler.

MARIANNE.

Quoi donc ?

FALINGARD.

Ta chambre est à l’entresol... et la mienne est au cinquième.

MARIANNE.

Eh bien ?

FALINGARD.

Eh bien, entre mari et femme, c’est immoral !

Il veut lui prendre la taille.

MARIANNE, le repoussant.

As-tu fini, vilain bossu ?

FALINGARD.

Ce n’est pas une bosse, c’est une contusion.

MARIANNE.

Voilà un beau merle, avec ses lunettes et sa bosse !

FALINGARD, furieux.

Ah ! tu vas te taire !

MARIANNE.

Non !

FALINGARD.

Si !

MARIANNE.

Non !

 

 

Scène VI

 

FALINGARD, MARIANNE, FOUGALLAS

 

FOUGALLAS, entrant du fond à gauche.

Comment ! une querelle !

MARIANNE.

Monsieur, c’est Falingard qui ne veut pas porter une lettre.

FOUGALLAS.

Ah ! Falingard !

FALINGARD.

Non... parce qu’elle ne me l’a pas demandé poliment... Elle m’a appelé bossu !...

FOUGALLAS.

Ah ! Marianne !

MARIANNE.

Eh bien ! je ne la porterai pas non plus !

FALINGARD.

Ni moi !

MARIANNE.

Alors, que Monsieur décide.

FOUGALLAS.

Oh ! mes enfants, vous savez... les affaires de ménage...

À part.

Ménageons le mari... et surtout la femme !...

Haut.

Décidément vous ne voulez pas porter cette lettre ?

FALINGARD et MARIANNE.

Non !

FOUGALLAS.

Alors, c’est bien simple... le concierge va la porter.

FALINGARD.

Comme ça, j’accepte.

FOUGALLAS, à Marianne.

Remets-la lui de ma part et reviens tout de suite... j’ai besoin de toi.

MARIANNE.

J’y vais !

FALINGARD, bas à Marianne.

Feignante !

MARIANNE, à Falingard, en sortant.

Bossu !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

FALINGARD, FOUGALLAS

 

FOUGALLAS.

Eh bien ! tu vois, tout finit par s’arranger.

FALINGARD.

Vous êtes trop bon avec elle... Les femmes, il faut que ça travaille ! Dans mon pays, c’est elles qui labourent.

FOUGALLAS.

Ah ! Et les hommes, qu’est-ce qu’ils font ?

FALINGARD, faisant le geste de semer.

Ils sèment... Le soir... parce que dans la journée, il fait trop chaud.

FOUGALLAS.

Mon ami, j’ai une petite requête à t’adresser... Voilà huit jours que tu négliges de cirer mes bottes...

FALINGARD.

C’est bien possible... mais quand on n’est pas né pour une chose...

FOUGALLAS.

J’en ai huit paires... elles sont toutes sales... alors je suis obligé de me promener en pantoufles... tu vois...

FALINGARD.

On a le pied plus à l’aise.

FOUGALLAS.

Oui... mais j’ai absolument besoin de sortir, et si tu pouvais m’en cirer seulement une paire... ça m’obligerait.

FALINGARD.

Vous me le demandez poliment, vous... J’y vais.

FOUGALLAS.

Merci, Falingard.

FALINGARD, près de la porte du fond à droite.

Vous êtes un bon maître... vous ne maltraitez pas les domestiques, vous. Aussi, j’y vais !

Il sort par le fond à droite.

 

 

Scène VIII

 

FOUGALLAS, puis MARIANNE, puis FALINGARD

 

FOUGALLAS, seul.

Ah ! gredin ! ah ! s’il n’avait pas sa femme ! Quel coup de balai !

MARIANNE, rentrant du fond.

Dis donc, Falingard... Tiens ! où est donc Falingard ?

FOUGALLAS, indiquant la porte par où est sorti Falingard.

Il est là... je l’ai décidé à me cirer une paire de bottes... Ça nous donne cinq bonnes minutes...

MARIANNE.

Et s’il rentrait ?

FOUGALLAS.

C’est juste !

Il place une chaise devant la porte de la chambre où est Falingard.

Là... Maintenant, plus rien à craindre.

MARIANNE, qui a passé à gauche.

Et Madame ?

FOUGALLAS.

Quoi, Madame ?

MARIANNE.

Si elle arrivait ?

FOUGALLAS.

C’est juste !

Il place une seconde chaise devant la porte du fond à gauche.

À présent, nous sommes chez nous.

MARIANNE, qui a passé à droite.

Eh bien, après ? À quoi ça vous sert-il de promener votre mobilier comme ça ?

FOUGALLAS.

Mais ça me sert...

Avec mélancolie.

Marianne, embrasse-moi !

MARIANNE.

Ah ! non !

FOUGALLAS.

Pourquoi ?

MARIANNE.

Parce que ce n’est pas l’usage...

FOUGALLAS.

Tu as une excuse... c’est demain ma fête.

MARIANNE.

Ah !

FOUGALLAS.

Ne le dis pas à ma femme !... Ça pourrait lui inspirer l’idée de me la souhaiter.

Tendant la joue.

Voyons, souhaite-moi ma fête ?...

MARIANNE, tirant de sa ceinture un petit bouquet de violettes.

Monsieur, permettez-moi...

FOUGALLAS.

De la violette...

MARIANNE.

C’est excellent pour le rhume.

FOUGALLAS, la prenant par la taille.

Ah ! méchante ! je te tiens !

MARIANNE, se débattant.

Finissez ! finissez !

FOUGALLAS.

Non !... il faut que tu m’embrasses.

Falingard ouvre la porte du fond à droite en renversant la chaise. Marianne se sauve par la porte du deuxième plan à gauche.

 

 

Scène IX

 

FOUGALLAS, FALINGARD

 

FOUGALLAS, surpris, prend un plumeau pour se donner une contenance et époussette les meubles ; à part.

Le mari ! M’a-t-il vu ?

FALINGARD, tenant une paire de bottes à la main.

Mais quel est donc l’imbécile qui fourre toujours des chaises devant les portes ?

Il ramasse la chaise.

FOUGALLAS, vivement.

Ce n’est pas moi !

À part.

Il n’a rien vu !

FALINGARD.

Monsieur, voilà vos bottes.

FOUGALLAS, à part, posant son plumeau.

Flattons-le !

Feignant la plus vive admiration.

Ah ! c’est admirable ! Jamais... jamais on n’a vu de bottes aussi bien cirées... Mais comment fais-tu ?

Il prend les bottes.

FALINGARD.

C’est le dévouement, Monsieur.

FOUGALLAS.

Ce brave Falingard !

Fouillant à sa poche.

Il y a longtemps que je ne t’ai offert une gratification.

FALINGARD.

C’est vrai... Quarante sous la semaine dernière ; mais puisque Monsieur est content de moi, je prendrai la liberté de lui demander une chose qui me ferait bien plaisir.

FOUGALLAS.

Quoi ?

FALINGARD.

Un mouton.

FOUGALLAS.

Ah ! tu aimes le mouton ! Ça se trouve à merveille... nous avons un gigot pour dîner.

FALINGARD.

Non... c’est un mouton vivant que je voudrais... et malade autant que possible.

FOUGALLAS.

Pour quoi faire ?

FALINGARD.

J’étudie cet animal en ce moment.

FOUGALLAS.

C’est que... un mouton vivant... et malade dans un entresol, je ne sais pas si ma femme...

FALINGARD.

Vous lui direz que c’est pour l’engraisser et le manger... ça l’amorcera.

FOUGALLAS.

C’est bien... je verrai... je lui en parlerai...

À part.

Un mouton à l’entresol, merci !...

FALINGARD.

Monsieur va sortir ?

FOUGALLAS.

Oui.

FALINGARD.

Monsieur ferait peut-être bien de prendre une voiture.

FOUGALLAS.

Pourquoi ?

FALINGARD, désignant les bottes.

Pour ne pas les crotter.

FOUGALLAS.

Non... j’ai besoin de marcher... mais je ferai attention.

Fausse sortie.

FALINGARD, le rappelant.

Monsieur... comme le concierge n’est pas rentré... oserai-je prier Monsieur de me faire une petite commission... en se promenant ?

FOUGALLAS, à part.

Ah ! s’il n’avait pas sa femme !

Haut.

Voyons, qu’est-ce que c’est ?

FALINGARD.

Monsieur aurait l’obligeance d’entrer chez le pharmacien... ça lui fera du bien pour son rhume... et de me prendre quinze grammes de bichlorure de potassium. C’est pour faire une expérience.

FOUGALLAS.

Sur moi ?

FALINGARD.

Oh ! non ! je ne traite qu’une certaine espèce de bêtes.

FOUGALLAS.

À la bonne heure !

S’apprêtant à sortir.

Nous disons quinze grammes...

FALINGARD.

De bichlorure de potassium. Répétez pour voir.

FOUGALLAS.

C’est inutile...

FALINGARD.

Si... je vous en prie ?

FOUGALLAS, répétant.

Bichlorure de potassium... Es-tu content ?

FALINGARD, lui prenant la main et s’attendrissant.

Oh ! vous êtes un bon maître, vous !... vous ne maltraitez pas les domestiques !... Merci !...

FOUGALLAS, à part.

Il est un peu familier... mais il a sa femme !

Il sort par la porte du premier plan à gauche.

 

 

Scène X

 

FALINGARD, seul

 

Comme ça, je ne sortirai pas... j’ai des raisons pour garder la chambre. Il y a deux mois, j’étais domestique chez un vétérinaire. Un matin, un garçon boucher, Pierre Massacrin, une espèce de colosse, qu’est de mon pays... de La Chapelle-au-Pot... ousque la route descend... et puis remonte... et puis redescend... un matin... Pierre Massacrin amène un cheval qui avait mal aux yeux... Mon maître était sorti, j’examine la bête et je décide une saignée... C’était mon début, j’étais très ému, et au lieu de percer une veine, je coupe une artère... L’animal s’affaisse sans prononcer une parole... et paie son tribut à la nature ! Massacrin me dit : « Mon petit, c’est huit cents francs... » Naturellement, je refuse... Si la science était obligée de payer ses erreurs... ousque nous irions, nous autres savants ? Alors il m’allonge une raclée à fendre l’obélisque qui pourtant est en pierre de taille, et il me quitte en me disant : « Je reviendrai demain. » Le soir même, je quittai mon maître, pour dépister Massacrin... Il me cherche, il me retrouve rue Tiquetonne, et me dit : « Mon petit, c’est huit cents francs... » Vrai, je ne les ai pas. Alors il m’allonge une seconde raclée encore plus monumentale que la première... et depuis ce temps-là, je n’aime plus à sortir, je suis devenu casanier... J’ai bien cherché à me rendre méconnaissable... Ainsi... cette bosse... c’est un heureux subterfuge... En dessous... je suis lisse comme un bronze, mais Massacrin a le nez fin et le mieux est de ne pas fourrer le mien dehors. Je consacre mes loisirs aux bêtes de la maison... je les soigne... Ainsi, Madame avait une tortue... j’ai lu dans un livre que la caparace de la tortue pouvait supporter des poids énormes... j’ai voulu voir ça... j’ai guetté le passage d’une voiture de moellons, j’ai fourré la tortue sous la roue... et crac !... elle a éclaté... sans prononcer une parole... Faut pas croire tout ce que disent les livres ; nous autres savants... hier, la perruche de Madame était mélancolique... j’ai décidé une saignée et je l’ai mise à l’air... c’est pour elle que j’ai fait demander du bichlorure de potassium... c’est un dépuratif... il paraît que ça dépure... Voyons si elle va mieux.

Il ouvre la fenêtre et prend une cage qui est accrochée au-dehors.

Elle dort !...

Lui faisant des agaceries pour la réveiller.

Eh ! petite Fifi !... nous faisons encore dodo ce matin... petite Fifi !... Elle ne bouge pas.

Fourrant sa main dans la cage.

Elle est froide !... Saignée inopportune ! Je vais la mettre à l’air !

Il accroche la cage avec précaution et ferme la fenêtre.

 

 

Scène XI

 

FALINGARD, MADAME FOUGALLAS

 

MADAME FOUGALLAS, entre du fond à gauche, une grappe de raisin à la main. En ouvrant, elle renverse la chaise que son mari a placée devant la porte.

Mais quel est donc l’imbécile qui s’amuse à mettre des chaises devant la porte ?

FALINGARD, très embarrassé et ne sachant ce qu’il dit.

Madame, c’est la destinée.

MADAME FOUGALLAS.

Quoi ?

FALINGARD.

C’est l’hasard !

MADAME FOUGALLAS, à part.

Quelle brute !

Haut, remettant la grappe de raisin à Falingard.

Tenez, donnez cette grappe de raisin à ma perruche.

FALINGARD, à part.

Aïe !...

Haut.

Plus tard... pour son second déjeuner.

MADAME FOUGALLAS.

Non... tout de suite... Je désire la voir manger.

FALINGARD, allant à la fenêtre et décrochant la cage.

Si elle veut... car ces bêtes-là, ça mange quand ça veut.

Regardant la perruche.

Elle n’a pas l’air en train...

MADAME FOUGALLAS.

Voyons, essayez.

FALINGARD.

Je veux bien essayer...

Présentant la grappe de raisin.

Bon raisin pour Fifi ! bon raisin pour Fifi.

MADAME FOUGALLAS.

Eh bien ? mange-t-elle ?

FALINGARD, très bas.

Non... je crois qu’elle dort...

MADAME FOUGALLAS.

Voyons !

Prenant la cage et y mettant la main.

Ah ! mon Dieu ! Elle est raide !

FALINGARD, mangeant le raisin.

Elle a payé son tribut à la nature ! Madame ferait bien d’en acheter une autre...

MADAME FOUGALLAS, posant la cage sur la table.

Oh ! non ! j’ai trop de malheur avec mes pauvres bêtes... depuis un mois tous les animaux de la maison sont partis les uns après les autres... C’est le chat qui a commencé.

FALINGARD.

Il était délicat !

MADAME FOUGALLAS.

Ensuite le chien... enfin, j’avais une tortue... C’est cependant dur...

FALINGARD.

Pas tant qu’on croit !...

MADAME FOUGALLAS.

Et un matin, je l’ai trouvée brisée en quatre morceaux.

FALINGARD, ahuri.

C’est la peste bovine !

MADAME FOUGALLAS.

Je ne sais ce que c’est... mais je ne veux plus avoir de bêtes.

FALINGARD.

Je crois que si Madame achetait un mouton...

MADAME FOUGALLAS.

Un mouton ! Vous êtes fou ! Est-ce que je peux faire paître un mouton dans l’appartement ?

FALINGARD.

Ça ne laisse presque pas de traces... Ah ! si c’était une vache !

MADAME FOUGALLAS, à part.

Mon Dieu ! quel idiot !

Haut.

Voyons... écoutez-moi. Un monsieur va venir me demander ; vous le prierez de m’attendre ici... et vous viendrez me prévenir.

Elle remonte.

FALINGARD.

Oui, madame... Et s’il ne vient pas ?

MADAME FOUGALLAS, redescendant.

Vous dites ?

FALINGARD.

Je dis : « Et s’il ne vient pas ? »

MADAME FOUGALLAS.

Eh bien, quoi ! S’il ne vient pas, vous ne me préviendrez pas.

En sortant.

Oh ! quelle épaisseur !

Elle sort par le deuxième plan de gauche.

 

 

Scène XII

 

FALINGARD, puis RAMPICOT

 

FALINGARD, seul.

Elle ne comprend pas... elle est bête ! Je voulais dire : S’il ne vient pas, je vais donc être obligé de l’attendre toute la journée... Ça m’ennuie... j’ai à travailler, moi... il faut que je pioche mon mouton !...

RAMPICOT, entrant par le fond.

Madame Emma Fougallas, s’il vous plaît ?

FALINGARD.

C’est ici... C’est-y vous qu’on attend ?

RAMPICOT, lui remettant une carte.

Oui... Veuillez lui faire passer ma carte.

FALINGARD, lisant la carte et à part.

« Rampicot, chirurgien militaire. » Tiens ! un confrère ! Faudra que je cause avec lui.

Il sort par la porte du deuxième plan de gauche.

 

 

Scène XIII

 

RAMPICOT, puis MADAME FOUGALLAS

 

RAMPICOT, seul, lisant une lettre.

« Une dame jeune, mais de principes sévères, désire vous parler d’une affaire qui vous intéresse. »

Parlé.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Je flaire une aventure... À tout hasard, je me suis fait coiffer... Si c’est une vieille, j’en serai pour mes frais... cinquante centimes !...

MADAME FOUGALLAS, entrant de gauche, deuxième plan.

Monsieur Rampicot ?...

RAMPICOT.

Moi-même, madame.

À part.

Eh ! eh ! elle est très rebondie !

MADAME FOUGALLAS.

Excusez mon embarras... je suis très émue... Me trouver seule... avec un militaire...

RAMPICOT.

Remettez-vous, belle dame, remettez-vous !

MADAME FOUGALLAS.

La démarche que je fais près de vous... est tellement inusitée... Vous me trouverez sans doute...

RAMPICOT.

Faite pour charmer, belle dame, faite pour charmer !

MADAME FOUGALLAS, flattée.

Ah !... vous êtes galant...

Elle s’assied près de la table.

RAMPICOT, à part, allant prendre une chaise à droite.

Très rebondie !

Haut.

Comment ne le serait-on pas à la vue de pareils attraits ?... Franchement, j’avais peur d’être volé.

MADAME FOUGALLAS.

Quoi ?

RAMPICOT, s’asseyant près de madame Fougallas.

Je me disais : C’est sans doute quelque laideron en souffrance, et je trouve une femme éblouissante...

Se posant et comme récitant une chose apprise.

Madame, le premier jour où je vous vis... je sentis là que mon cœur était fixé pour toujours...

MADAME FOUGALLAS.

Comment ?

RAMPICOT, continuant.

Je ne suis pas de ces hommes légers et inconsistants, comme on en trouve malheureusement trop dans la société, qui n’aiment les femmes que pour se procurer un moment de poésie... et une fois le dos tourné...

MADAME FOUGALLAS, l’interrompant.

Mais vous vous trompez, monsieur...

Se levant.

C’est pour vous parler d’une autre personne que je vous ai prié de venir...

RAMPICOT, se levant.

Ah ! alors, ce n’est pas pour votre compte ?

MADAME FOUGALLAS.

Mais non ! Il s’agit d’une de mes amies de pension.

RAMPICOT, reportant sa chaise.

Très bien ! faites-la voir !...

MADAME FOUGALLAS.

Vous la connaissez... madame de Kerdoïne de Lampadas... une jeune veuve... de mon âge.

RAMPICOT.

Moins bien !

MADAME FOUGALLAS.

Vous avez eu avec elle des relations... d’amitié ?...

RAMPICOT.

Mieux que cela, belle dame, mieux que cela !

MADAME FOUGALLAS, très étonnée.

Comment ?

RAMPICOT.

Mon Dieu, oui ! mon Dieu, oui !...

MADAME FOUGALLAS.

Ah ! elle m’avait laissé ignorer ce détail.

RAMPICOT.

Ces relations subsistent encore... Cependant, je dois l’avouer, depuis quinze jours, chaque fois que je me présente à sa porte, on me répond qu’elle est sortie... Je n’aime pas ça !

MADAME FOUGALLAS.

C’est bien naturel... madame Kerdoïne de Lampadas est sur le point de se remarier.

RAMPICOT.

Comment ! Encore !... Ça lui fera trois maris... sans compter les voyages d’agrément.

MADAME FOUGALLAS.

Elle craint la solitude... Cette pauvre Kerdoïne m’a confié qu’elle avait eu l’imprudence de vous écrire... une lettre.

RAMPICOT.

Trente-trois, belle dame, trente-trois.

MADAME FOUGALLAS.

Eh ! bien ! Ces lettres, je suis chargée de vous les redemander.

RAMPICOT.

Ah ! mais non... j’y tiens... j’écris mes Mémoires !...

MADAME FOUGALLAS, d’une voix câline.

Voyons, monsieur Rampicot... vous qui êtes si bon avec les dames... vous ne voudrez pas compromettre cette pauvre Kerdoïne.

Le regardant tendrement.

Je suis sûre que vous ne le voudrez pas.

RAMPICOT.

Ah ! ne me regardez pas comme ça... vous m’enflammez !

MADAME FOUGALLAS, incrédule.

Allons donc !

RAMPICOT.

Parole d’honneur ! Vous êtes bien mieux que Kerdoïne.

MADAME FOUGALLAS

Elle est pourtant jolie femme...

RAMPICOT.

De beaux yeux... mais pas de détails ! tandis que vous...

Il veut lui prendre la taille.

MADAME FOUGALLAS, sévèrement et passant à droite.

Je suis mariée, monsieur.

RAMPICOT.

Tant mieux ! Je ne crains pas ça ! Vrai, vous êtes adorable !...

MADAME FOUGALLAS, avec coquetterie.

Vous me trouvez adorable... et cependant vous refusez de me rendre ces lettres.

RAMPICOT.

D’abord, je ne les ai pas sur moi... Vous comprenez que je ne me promène pas avec ça dans ma giberne.

MADAME FOUGALLAS.

Eh bien ! allez les chercher.

RAMPICOT.

À une condition.

MADAME FOUGALLAS.

Laquelle ?

RAMPICOT.

Il y en a trente-trois... je vous les rendrai une par une... ça me fera trente-trois visites... et à chaque lettre, je vous demanderai un baiser.

MADAME FOUGALLAS, gagnant la gauche.

Ah ! par exemple ! jamais !

RAMPICOT.

Je vais chercher le numéro !... et je me paie d’avance.

Il veut l’embrasser. Au même instant, Falingard paraît au fond, madame Fougallas se sauve à gauche deuxième plan et Rampicot, pour se donner une contenance, saute sur le plumeau et se met à épousseter son chapeau.

 

 

Scène XIV

 

RAMPICOT, FALINGARD

 

FALINGARD, s’approchant de Rampicot.

Vous êtes un confrère... je ne dirai rien.

RAMPICOT, à part.

Il m’a vu !

FALINGARD.

Entre savants, on ne se trahit pas.

Il lui ôte courtoisement le plumeau des mains.

RAMPICOT, tirant son porte-monnaie.

Sois tranquille... je saurai reconnaître ton silence !...

FALINGARD, l’arrêtant.

Oh ! non ! entre nous, pas d’argent !... ce serait trop amer !

RAMPICOT, étonné.

Ah !

FALINGARD.

Je préfère vous demander une consultation.

RAMPICOT.

Tu es malade ?

FALINGARD.

Non... une consultation... sur une découverte que j’ai faite.

RAMPICOT.

Toi ?

FALINGARD.

Vous n’en parlerez à personne ?

RAMPICOT.

Non.

Falingard remonte comme pour voir si personne ne peut les entendre, pose son plumeau sur la table puis redescend à gauche.

FALINGARD.

D’abord, connaissez-vous le tournis des moutons ?

RAMPICOT.

Quoi ?

FALINGARD.

Le tournis... une maladie qui les fait tourner, tourner... tourner...

Il tourne sur lui-même.

RAMPICOT.

J’en ai entendu parler... mais je n’ai pas de moutons dans ma clientèle.

FALINGARD.

D’aucuns disent que c’est un ver qu’ils ont dans la tête... les autres une boule d’eau... Des bêtises ! Moi, je pense que c’est des fourmis...

RAMPICOT, ahuri.

Qu’est-ce qu’il me chante ?

FALINGARD.

Suivez-moi bien... Le mouton met le nez par terre pour manger ; or, à terre, il y a des fourmis ; or les fourmis aiment à grimper... ne le dites pas !... elles entrent clandestinement dans les narines de l’animal, elles se faufilent dans le cerveau... et une fois là, elles se disent : Tiens on n’est pas mal ici, il y fait chaud ; pas de vent, pas de courants d’air... Alors, elles vont chercher leurs œufs... nuitamment... ceux-ci éclosent, le cerveau devient une fourmilière qui grouille... qui grouille... et voilà pourquoi les moutons tournent.

RAMPICOT, ahuri.

Oui.

À part.

Qu’est-ce que c’est que cet animal-là ?

FALINGARD.

Maintenant que les fourmis y sont... comment les faire sortir ?... Voilà le problème... Votre avis, à vous ?

RAMPICOT.

Je n’en ai pas.

FALINGARD.

Voici la mienne d’avis... C’est ma fortune, n’en parlez à personne.

Il remonte, s’assure que personne ne les écoute et redescend à droite.

Je place sous le nez du mouton une livre de miel...

RAMPICOT.

Oui.

FALINGARD.

Une livre de mélasse.

RAMPICOT.

Oui.

FALINGARD.

Et une livre de confitures...

RAMPICOT, à part, fouillant à sa poche.

Ah ! non ! j’aime mieux lui donner cent sous !

FALINGARD.

Et comme les fourmis aiment les sucreries... elles descendent tout doucement... tout doucement... elles se collent... elles se poissent, elles gigotent dans la mélasse... impossible de remonter... et le mouton est sauvé !

Triomphant.

Qu’est-ce que vous dites de cela ?

RAMPICOT.

C’est admirable !

FALINGARD.

N’en parlez pas... c’est ma fortune.

RAMPICOT.

Sois tranquille !

À part.

Idiot... mais sincère.

 

 

Scène XV

 

RAMPICOT, FALINGARD, FOUGALLAS

 

FOUGALLAS, rentrant du fond, à Falingard lui remettant une fiole.

Tiens ! voilà ton potassium.

Apercevant Rampicot.

Un étranger !

Saluant.

Monsieur...

RAMPICOT, saluant.

Monsieur...

À part.

Le mari, sans doute... Je ne sais que lui dire...

FALINGARD, à part, regardant Rampicot.

Il est gêné !

FOUGALLAS, bas à Falingard.

Qu’est-ce que c’est que cet individu-là ?

FALINGARD, très haut.

Le docteur Rampicot que j’ai été chercher pour votre rhume.

FOUGALLAS.

C’était inutile.

Bas à Falingard.

Que le diable t’emporte !...

RAMPICOT.

Monsieur tousse beaucoup ?

FOUGALLAS.

Non... presque rien... je suis désolé qu’on vous ait dérangé pour si peu de chose.

RAMPICOT, tirant son carnet et tout en écrivant.

Un rhume n’est jamais peu de chose !... Dormez-vous ?

FOUGALLAS.

Bien.

FALINGARD.

Mal... bien mal.

RAMPICOT, lui remettant une feuille.

Tenez, voici une petite ordonnance... Je reviendrai tantôt pour juger de l’effet.

Il remonte.

FOUGALLAS.

C’est inutile... ne vous dérangez pas, docteur.

RAMPICOT.

Si, je reviendrai.

Il sort par le fond.

FOUGALLAS.

Non ! ne revenez pas ! Docteur !...

Il sort un instant à la suite de Rampicot.

FALINGARD, seul, remuant la fiole.

Il y a par là une langouste pour le dîner... elle remue encore... Je vais lui faire boire de ça, il paraît que ça dépure !...

Fougallas reparaît.

 

 

Scène XVI

 

FALINGARD, FOUGALLAS, puis MARIANNE

 

FOUGALLAS, rentrant.

Animal de docteur. Ça me coûte dix francs.

À Falingard.

S’il revient, tu lui diras que je n’y suis pas.

FALINGARD.

Bien, Monsieur...

Il sort par le fond à droite.

FOUGALLAS, seul.

C’est ennuyeux de payer des visites pour un rhume qu’on n’a pas ! C’est un carotteur !

Apercevant Marianne qui entre par la porte du deuxième plan de gauche et qui vient ranger à la table.

Ah ! Marianne !

Il place de nouveau une chaise devant la porte du fond à droite, par laquelle est sorti Falingard.

C’est bien entendu, ce soir à neuf heures, tu me monteras ma bourrache...

MARIANNE.

Oh ! n’y comptez pas... vous n’êtes pas un homme sérieux.

FOUGALLAS.

Pas sérieux ? Moi !

MARIANNE.

Vous dites que vous m’aimez... Qui me le prouve ?

FOUGALLAS.

Qui le prouve ? mais les sacrifices... que je ferais pour toi, si tu étais en position de les accepter.

MARIANNE.

Comment ?

FOUGALLAS.

Ah ! Marianne, que n’es-tu libre ? Il y a longtemps que je t’aurais arrachée à la condition subalterne dans laquelle tu végètes.

MARIANNE.

Est-il possible ?

FOUGALLAS.

Je te donnerais un appartement splendide... avec des bronzes... en or, des pendules en or, des fauteuils en or !

MARIANNE.

Bien vrai ?

FOUGALLAS.

Tu en doutes ?

MARIANNE.

Votre parole d’honneur ?

FOUGALLAS.

Je le jure !... Mais à quoi bon s’égarer dans le pays des chimères ?... Tu es mariée... tu es la femme de Falingard...

MARIANNE.

Eh bien, c’est ce qui vous trompe !

FOUGALLAS.

Quoi ?

MARIANNE.

Je ne suis pas la femme de Falingard !

FOUGALLAS.

Hein ?

MARIANNE.

C’est une frime pour entrer chez vous.

FOUGALLAS.

Pas mariée ! Falingard n’est pas ton mari ! Et cet animal-là me fait faire ses courses, ne cire pas mes bottes, me fait barricader mes portes, et me demande des moutons pour les promener dans l’appartement ! Ah ! pour le coup, nous allons voir !

Passant à la table et sonnant.

Falingard ! Falingard !

MARIANNE, à part, gagnant la droite.

Je crois que j’ai fait une bêtise !...

 

 

Scène XVII

 

FOUGALLAS, puis MARIANNE, FALINGARD, puis MADAME FOUGALLAS

 

FALINGARD, entrant du fond à droite et reversant la chaise.

Mais quel est donc l’imbécile...

FOUGALLAS, lui coupant la parole.

L’imbécile, c’est toi !... Animal ! butor ! crétin ! idiot ! Ah ! ça me soulage !

FALINGARD.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

FOUGALLAS.

Ah ! tu n’es pas marié ?...

FALINGARD, à part.

La petite a bavardé.

FOUGALLAS.

Tu m’as trompé... je te flanque à la porte... va faire ton paquet.

FALINGARD.

Mais on a huit jours.

FOUGALLAS.

Pas un mot, ou je te fais arrêter pour abus de confiance.

MADAME FOUGALLAS, entrant de gauche, deuxième plan.

Que se passe-t-il donc ?

FOUGALLAS.

Il se passe que je chasse ce drôle.

MADAME FOUGALLAS.

Mais qu’a-t-il fait ?

FOUGALLAS.

Il s’est moqué de moi... il n’est pas marié !

MADAME FOUGALLAS.

Pas marié ? Mais alors sa femme non plus ne l’est pas !

FOUGALLAS.

Tiens ! au fait !

MADAME FOUGALLAS, à Marianne.

Allez faire vos paquets, mademoiselle... je vous chasse...

FOUGALLAS, à part.

Ah ! diable ! ce n’est pas là ce que je voulais.

FALINGARD, bas à Marianne.

C’est bien fait ! ça t’apprendra à bavarder !

MADAME FOUGALLAS, à Marianne.

Eh bien, vous êtes encore là ?

FALINGARD.

Je pense que Monsieur et Madame ne me refuseront pas un certificat de bonnes mœurs ?

MARIANNE.

À moi non plus ?

FOUGALLAS.

Ça, c’est juste... je vais le rédiger dans mon cabinet.

Bas à Marianne.

Sois tranquille, j’aurai soin de toi.

Il sort par la porte du deuxième plan de droite.

FALINGARD, bas à madame Fougallas.

Comme je suis un homme délicat, je ne dirai rien.

MADAME FOUGALLAS.

Quoi ?

FALINGARD, bas.

Il vous a embrassée, l’autre.

MADAME FOUGALLAS, effrayée.

Hein ?

FALINGARD, à Marianne.

Allons faire nos paquets.

Ils sortent par la porte du fond à droite.

 

 

Scène XVIII

 

MADAME FOUGALLAS, puis RAMPICOT

 

MADAME FOUGALLAS, seule.

Je suis perdue ! Me voici à la merci de cet homme... un domestique !...

RAMPICOT, paraissant au fond.

Vous êtes seule ?

MADAME FOUGALLAS.

Vous, docteur, partez !...

RAMPICOT.

Je rapporte les lettres... Numéro 2...

Voulant l’embrasser.

et selon nos conventions...

MADAME FOUGALLAS, se reculant vivement.

Jamais !

Apercevant Fougallas qui entre.

Mon mari !...

 

 

Scène XIX

 

MADAME FOUGALLAS, RAMPICOT, FOUGALLAS

 

FOUGALLAS.

Voici les certificats.

Apercevant Rampicot.

Le docteur !

RAMPICOT.

Eh bien ! mon cher client... comment allons-nous depuis tantôt ?

FOUGALLAS.

Très bien... ce n’était pas la peine...

RAMPICOT.

Avez-vous pris votre potion ?

FOUGALLAS.

Non... je vais mieux... je suis tout à fait guéri.

À part.

Il m’ennuie avec ses visites.

RAMPICOT.

Oh ! guéri ! vous le croyez ; mais votre affection est plus grave que vous le pensez... J’en causais à l’instant avec madame Fougallas.

MADAME FOUGALLAS.

Oui... oui, à l’instant.

À part.

Il est malin comme un page !

RAMPICOT, qui a écrit sur son carnet, déchirant la page.

Tenez... voici une seconde ordonnance... je reviendrai demain.

FOUGALLAS, à part.

Demain ! mais je n’ai rien, sacrebleu !

 

 

Scène XX

 

MADAME FOUGALLAS, RAMPICOT, FOUGALLAS, FALINGARD, MARIANNE

 

Falingard et Marianne entrent du fond à droite portant chacun leurs paquets.

FALINGARD.

Nous v’là.

MARIANNE, sanglotant.

Ah ! Ça me fait de la peine de quitter Monsieur.

FOUGALLAS, s’essuyant les yeux.

Pauvre fille ! Elle m’émeut !

FALINGARD, pleurant, à madame Fougallas.

Ah ! Madame me regrettera, parce que je suis un homme discret... je garde pour moi tout ce que je vois.

MADAME FOUGALLAS, bas à Falingard.

Attendez!... Vous resterez !

Haut à son mari.

Mon ami, il y aurait peut-être un moyen de garder ces pauvres gens.

FOUGALLAS.

Marianne surtout.

MADAME FOUGALLAS.

Les deux... Nous les renvoyons parce qu’ils ne sont pas mariés... Eh bien ! marions-les.

FOUGALLAS, passant, à madame Fougallas.

Tiens ! C’est une idée !

FALINGARD.

J’accepte !

À Marianne.

Ça va-t’y ?

MARIANNE.

Ah ! merci bien ! Un bossu !

FOUGALLAS.

Ce n’est pas une occasion !

FALINGARD, à Marianne.

Tu ne sais pas ce que tu refuses... Il y a dans le monde des bosses... qui ne sont pas des bosses... je ne peux pas parler à cause de Massacrin...

MARIANNE.

Qu’est-ce que c’est que ça, Massacrin ?

FALINGARD.

Un garçon boucher... qui a de la poigne...

RAMPICOT, qui a remonté, descendant.

Je le connais ! Une espèce de colosse ?

FALINGARD.

De La Chapelle-au-Pot... ousque la route descend...

RAMPICOT.

C’était mon client ! Il avait des engelures... j’ai décidé une saignée... et alors il a payé son tribut...

FALINGARD, vivement.

Comme la tortue.

Rampicot remonte et passe à gauche.

FOUGALLAS, à part, montrant Rampicot.

Plus souvent que je me ferai soigner par cet homme-là !

FALINGARD.

Puisqu’il a éclaté, je ne le crains plus !... je n’ai pas besoin de dégrader mon physique !

Il ôte sa veste, sa perruque et ses lunettes.

FOUGALLAS.

Comment !... Il se déshabille !... Falingard ! il y a des dames.

MARIANNE, regardant avec admiration Falingard qui s’est débarrassé de sa bosse.

Oh ! qu’il est beau !

FOUGALLAS, à part.

Il est mieux !

FALINGARD, à Marianne.

Voyons, veux-tu m’épouser ?

MARIANNE.

Ah ! je crois bien ! J’allais te l’offrir !

Elle lui tape dans la main.

FOUGALLAS, à part.

Ménageons le mari.

Bas à Falingard.

Tu auras ton mouton !...

Il remonte.

MADAME FOUGALLAS, bas à Falingard.

Soyez discret... Vous aurez votre mouton !

Même jeu.

RAMPICOT, bas à Falingard.

Garde-moi le secret... Tu auras ton mouton !...

Même jeu.

FALINGARD, à part.

Trois moutons... et une femme !... c’est bien de l’ouvrage !... Ma femme soignera les moutons

Gaillard.

et moi, je soignerai ma femme !...

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