La Main leste (Eugène LABICHE - Édouard MARTIN)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Bouffes-Parisiens, le vendredi 6  septembre 1867.

 

Personnages

 

ERNEST RÉGALAS

LEGRAINARD

MADAME LEGRAINARD

CÉLINE, sa fille

MADAME DE PONTMÊLÉ

 

            La scène se passe à Paris, chez Legrainard.

 

Une salle à manger. Porte au fond, portes latérales. Table longue à gauche, une étagère derrière avec cartons et fleurs ; un guéridon  à droite.

 

 

Scène première

 

LEGRAINARD, MADAME LEGRAINARD, CÉLINE

 

Ils sont attablés, à droite, autour du guéridon ; le déjeuner s’achève.

MADAME LEGRAINARD, à son mari.

Voyons !... as-tu bientôt fini de prendre ton café ?

LEGRAINARD.

Un moment !... il est trop chaud.

MADAME LEGRAINARD.

Alors pourquoi le demandes-tu toujours bouillant ?

LEGRAINARD.

Pour le laisser refroidir... j’aspire l’arome.

MADAME LEGRAINARD.

Si tu crois que c’est amusant de te voir renifler pendant une heure.

LEGRAINARD.

Le café se prend deux fois... premièrement par le nez, secondement...

MADAME LEGRAINARD.

Oh ! que c’est agaçant, un homme comme ça !

LEGRAINARD.

Voyons, calme-toi ; tiens, mange des noix, ça occupe.

MADAME LEGRAINARD.

J’ai fini ! je n’ai plus faim.

Elle se lève et arpente la scène, les mains derrière le dos.

LEGRAINARD, à part.

Elle monte sa faction.

MADAME LEGRAINARD, s’arrêtant tout à coup.

Ce qui me crispe, c’est de voir ta fille.

CÉLINE.

Moi, maman ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

MADAME LEGRAINARD.

Elle est là, en arrêt devant ta tasse... immobile… comme une momie.

CÉLINE.

Ah !

LEGRAINARD.

Ma femme !

MADAME LEGRAINARD.

Ma parole, je ne sais pas en quoi vous êtes bâtis tous les deux !

CÉLINE.

Je ne peux pourtant pas forcer papa à se brûler. Si son café et trop chaud !

MADAME LEGRAINARD.

Chaud ! ce café-là ?

Elle prend la tasse et l’avale d’un trait.

Tiens, voilà comme il est chaud !

LEGRAINARD.

Et je m’en passerai, moi ? ah ! mais tu me la fais trop souvent, celle-là !...

Se levant et venant à elle.

Mais, sacrebleu !... si tu aimes le café, commandes-en deux tasses !

MADAME LEGRAINARD.

Moi ? je ne peux pas le voir en face.

LEGRAINARD.

Alors, tourne-lui le dos !

MADAME LEGRAINARD.

Bah ! un mouvement d’impatience.

LEGRAINARD.

Ah ! voilà, l’impatience !... Certainement tu as mille qualités… d’abord tu m’aimes.

Pendant ce qui suit, Céline débarrasse le guéridon et porte les différents objets dans la coulisse de droite.

MADAME LEGRAINARD.

Taisez-vous.

LEGRAINARD.

Je sais ce que je dis... mais ce n’est pas du sang que tu as dans les veines... C’est du salpêtre... et puis tu as un défaut terrible.

MADAME LEGRAINARD.

Lequel ?

LEGRAINARD.

C’est ta main.

CÉLINE, continuant de ranger.

Ah ! oui, par exemple.

LEGRAINARD.

C’est la foudre, elle part comme une bombe et retombe comme une grêle.

MADAME LEGRAINARD.

Ne parlons pas de ça.

LEGRAINARD.

Que tu me gifles, moi, passe encore... Nous autres hommes, nous avons des moyens de nous venger.

MADAME LEGRAINARD.

Taisez-vous.

LEGRAINARD.

Je sais ce que je dis ! mais que tu gifles mes ouvrières, c’est une autre histoire ; avec la pétulance, tu as failli compromettre la prospérité de notre fabrique de fleurs artificielles, dont je t’avais donné la direction... Tu entrais dans l’atelier, et, à la moindre observation... v’li ! v’lan !... ce n’est pas du commerce ça.

MADAME LEGRAINARD.

Des flâneuses, ça les faisait travailler.

Céline descend en scène à côté de son père.

LEGRAINARD.

Ça les faisait mettre en grève, et nous ne trouvions plus personne pour les remplacer ; c’est alors que je t’ai priée de ne plus te mêler des affaires... et que j’ai placé Céline à la tête de l’atelier… Nous prenons ces demoiselles par la douceur, nous... nous ne les giflons pas, nous... quand elles nous demandent de l’augmentation... nous leur donnons... de bonnes paroles, nous, et notre petit commerce marche très bien.

MADAME LEGRAINARD.

Ça, j’avoue que j’ai la main un peu leste... Tu n’as pas des commissions à me donner ? je sors.

LEGRAINARD.

Non, où vas-tu ?

MADAME LEGRAINARD.

À la Préfecture de police, au bureau des objets perdus.

CÉLINE.

Tu as perdu quelque chose, maman ?

MADAME LEGRAINARD.

Oui, hier au soir, dans l’omnibus, je me suis trouvée à côté d’un polisson.

LEGRAINARD.

Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

MADAME LEGRAINARD.

Figure-toi...

Apercevant sa fille.

Céline, mon enfant, va donc voir si ces demoiselles sont à l’ouvrage.

CÉLINE.

Oui, maman.

À part.

C’est ennuyeux !... J’aurais voulut savoir ce que maman a perdu.

 

 

Scène II

 

LEGRAINARD, MADAME LEGRAINARD

 

LEGRAINARD.

Eh bien, ce jeune homme, que t’a-t-il dit ?

MADAME LEGRAINARD.

Je ne sais pas si c’est un jeune homme, je n’ai pas vu son visage.

LEGRAINARD.

Comment ?

MADAME LEGRAINARD.

La lanterne de l’omnibus avait un carreau de cassé et le vent venait de l’éteindre... Tout à coup, je sens mon voisin qui se baisse tout doucement... et pose sa main sur mes souliers fourrés.

LEGRAINARD.

Quelle drôle d’idée !

MADAME LEGRAINARD.

Puis il se met à me caresser le pied en me disant : « Belle petite, belle petite. »

LEGRAINARD.

Il ne te voyait pas, car tu n’es, ni petite, ni...

MADAME LEGRAINARD.

Vous dites ?...

LEGRAINARD.

Rien…

MADAME LEGRAINARD.

Alors, la moutarde me monte au nez... la main me picote, et je lui détache un vigoureux soufflet.

LEGRAINARD.

À la bonne heure, situ les plaçais tous comme ça...

MADAME LEGRAINARD.

Ce monsieur fait : « Aïe !... dans l’œil ! » Je crie au conducteur d’arrêter et je descends majestueusement en faisant le sacrifice de mon billet de correspondance.

LEGRAINARD.

Enfin !... c’est six sous.

MADAME LEGRAINARD.

J’avais à peine fait cinquante pas... je m’aperçus que j’avais oublié mon sac dans l’omnibus et mon porte-monnaie était dedans, quarante-six francs vingt-cinq.

LEGRAINARD.

Saprelotte.

MADAME LEGRAINARD.

Mais j’espère le retrouver… à moins que mon voisin... car un drôle qui prend le pied d’une femme...

LEGRAINARD.

Ce n’est pas toujours une raison... il y a des drôles qui sont honnêtes.

MADAME LEGRAINARD.

Je vais au bureau des objets perdus… mais, auparavant je veux m’habiller un peu ; quand on est en toilette, les employés sont plus polis.

LEGRAINARD.

Je te le conseille, quoique tu n’aies pas besoin de parure.

MADAME LEGRAINARD.

Taisez-vous.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène III

 

LEGRAINARD, puis MADAME DE PONTMÊLÉ

 

LEGRAINARD, seul.

Elle n’a pas de chance, ma femme !... pour la première fois qu’elle a raison, ça lui coûte quarante-six francs vingt-cinq… Oublions cet incident… un peu salé, et occupons-nous des affaires sérieuses.

Il va à la table de gauche et il tire des fleurs d’un carton.

Voici une coiffure de mon invention que je lance demain matin… c’est une mauve pour les veuves : c’est honnête, c’est décent et ça ne décourage pas ; cela fera fureur cet hiver dans les salons de veuves sérieuses.

MADAME DE PONTMÊLÉ, entrant.

Ah ! M. Legrainard.

LEGRAINARD.

Madame de Pontmêlé...

À part.

Une de mes clientes les plus considérables… et veuve !...

Haut.

Qu’y a-t-il pour votre service, madame ?

MADAME DE PONTMÊLÉ.

Mon Dieu, je voudrais une petite coiffure.

LEGRAINARD.

Pour bal ?...

MADAME DE PONTMÊLÉ.

Non.

LEGRAINARD.

Pour dîner ?...

MADAME DE PONTMÊLÉ.

Non.

LEGRAINARD.

Pour matinée ?...

MADAME DE PONTMÊLÉ.

Non !... en vérité, je ne sais comment appeler cela, nous nous réunissons aujourd’hui, sur les trois heures... quelques dames et plusieurs hommes de lettres, pour nous lire des vers...

LEGRAINARD.

Très bien !... Je vois ce que c’est... c’est une après-midi... littéraire… alors, j’aurai l’honneur d’offrir à madame une coiffure toute nouvelle... pour veuves… que je compte lancer demain.

Prenant la coiffure.

Si madame veut examiner...

MADAME DE PONTMÊLÉ,
s’assied près de la table et regardant la coiffure.

C’est bien froid.

LEGRAINARD.

C’est sévère, mais ça ne décourage pas.

MADAME DE PONTMÊLÉ.

Qu’est-ce que c’est que ces fleurs-là ?...

LEGRAINARD.

Ce sont des mauves.

MADAME DE PONTMÊLÉ.

Oh ! je n’en veux pas... on fait de la tisane avec ça.

LEGRAINARD, remettant les fleurs dans le carton.

On peut en faire aussi de la tisane.

MADAME DE PONTMÊLÉ.

Je voudrais quelque chose... je ne sais comment dire… quelque chose de nuageux, de vague, de tendre et d’honnête en même temps... enfin quelque chose qui fasse beaucoup d’effet... et qu’on ne voie presque pas.

LEGRAINARD.

J’ai votre affaire, une simple couronne de roses.

MADAME DE PONTMÊLÉ, avec dédain.

Ah !

LEGRAINARD.

Permettez... de roses... gris-perle.

MADAME DE PONTMÊLÉ.

Est-ce qu’il y a des roses gris-perle ? Je n’en ai jamais vu.

LEGRAINARD.

Dans la nature on en rencontre rarement, mais dans les salon sérieux, c’est très bien porté.

MADAME DE PONTMÊLÉ.

Voyons ! montrez-moi cela.

LEGRAINARD.

Si vous voulez prendre la peine de passer dans l’atelier... ma fille se mettra à vos ordres.

MADAME DE PONTMÊLÉ, se levant.

Oui, des roses gris-perle, c’est tendre... c’est nuageux.

LEGRAINARD.

Et ça ne décourage pas !... Veuillez prendre la peine d’entrer, madame.

Elle sort à gauche, dans l’angle.

 

 

Scène IV

 

LEGRAINARD, RÉGALAS

 

LEGRAINARD, revenant et descendant à droite.

Charmante femme !

RÉGALAS parait au fond, tenant un sac en cuir.

Pardon !... madame Legrainard, s’il vous plait ?

LEGRAINARD.

C’est ici… c’est ma femme.

RÉGALAS.

Ah ! cette dame est mariée ? Tant mieux, ça m’arrange.

LEGRAINARD.

Ça vous arrange ; pourquoi ?

RÉGALAS.

Nous causerons de ça tout à l’heure... Monsieur, je rapporte le sac.

LEGRAINARD.

Comment !... celui qu’elle a oublié hier dans l’omnibus ?

RÉGALAS.

Je me suis permis de l’ouvrir pour savoir à qui il appartenait, j’ai trouvé votre nom, votre adresse... et quarante six francs vingt-cinq ; le tout est intact.

Il donne le sac à Legrainard.

LEGRAINARD.

Ah ! monsieur, que de remerciements.

À part.

Je n’ose pas lui offrir de récompense... Je vais lui faire une phrase..

Haut.

Ah ! monsieur, ils sont rares dans le siècle où nous sommes, les hommes qui rapportent le sac.

RÉGALAS.

Maintenant que j’ai satisfait aux lois de la probité, parions de notre affaire.

LEGRAINARD.

Quelle affaire ?

RÉGALAS.

Elle a la main vigoureuse, madame votre épouse.

LEGRAINARD.

Comment ! c’est vous qui avez reçu... ?

RÉGALAS.

Dans l’œil, oui, monsieur.

LEGRAINARD.

Convenez que vous l’aviez bien mérité...

RÉGALAS.

Moi ?

LEGRAINARD.

On ne chatouille pas comme ça le pied des dames... à moins d’en avoir obtenu la permission.

RÉGALAS.

Pardon !... de quoi me parlez-vous ?

LEGRAINARD.

Faites donc l’étonné ! pourquoi vous êtes-vous baisse dans l’omnibus ?

RÉGALAS.

Parce que ma chienne... une chienne javanaise que j’avais cachée sous la banquette, ne voulait pas rester tranquille ; alors, pour la calmer, je la caressais en lui disant : « Belle petite ! belle petite ! »

LEGRAINARD.

Je comprends, ma femme avait ses souliers fourrés... vous les avez pris pour votre chienne... C’est très drôle ! « Belle petite ! » c’est très drôle !

RÉGALAS.

Vous trouvez ça drôle ?... Mais j’ai reçu un soufflet, monsieur !

LEGRAINARD.

C’est une erreur !... D’ailleurs, un soufflet de la main d’une jolie femme...

RÉGALAS.

Ah ! elle est jolie, madame votre épouse ?

LEGRAINARD.

Jolie, non ; gentillette ! Quand par hasard elle s’exerce sur ma joue… car c’est sa petite manie... je ne me fâche pas, moi...

RÉGALAS.

Vous le lui rendez ?

LEGRAINARD.

Ah !... non... Je l’embrasse.

RÉGALAS.

Tiens !

LEGRAINARD, gaillardement.

Un soufflet de femme demande un baiser... c’est un axiome...

RÉGALAS.

Eh bien !... monsieur... ça me va.

LEGRAINARD.

Quoi ?... qu’est-ce qui vous va ?

RÉGALAS.

Je consens à embrasser madame.

LEGRAINARD.

Ma femme ?... quelle plaisanterie !

RÉGALAS.

Ne croyez pas que ce soit par dévergondage, au moins... Je n’ai pas l’honneur de connaître madame... elle ne me dit rien… mais c’est un moyen honorable d’étouffer l’affaire…

LEGRAINARD, remontant un peu.

Un moyen ! honorable ! Je m’y oppose... jamais...

RÉGALAS, passant à droite.

Alors, monsieur, il faudra que nous nous battions.

LEGRAINARD.

Moi ? par exemple !

RÉGALAS.

Je ne puis croiser le fer avec madame, vous êtes responsable des faits et gestes de madame votre épouse ; j’ai reçu un soufflet... et devant témoins.

LEGRAINARD.

Oh ! des gens que vous ne connaissez pas.

RÉGALAS.

Pardon ! j’étais dans l’omnibus avec un de mes amis, un jeune homme d’Épinal. Un Épinalais... ou un Épinalois... comme vous voudrez.

LEGRAINARD.

Moi, ça m’est égal.

RÉGALAS.

II m’a dit : « Mon cher, si tu gardes cela... tu es un homme perdu... nos camarades le sauront et ils te chasseront de l’atelier. »

LEGRAINARD.

Monsieur est ouvrier ?

RÉGALAS.

Je suis peintre, monsieur.

LEGRAINARD.

Ah !

RÉGALAS.

Je réussis surtout le portrait... Si vous avez quelqu’un, dans vos connaissances, qui désire se faire faire... voici mon prix : à l’huile, c’est quarante francs.

LEGRAINARD.

Eh ! monsieur...

RÉGALAS.

C’est juste ! terminons d’abord notre affaire. Qu’est-ce que vous décidez ? J’embrasse ou j’embroche... je ne sors pas de là.

LEGRAINARD.

Mon Dieu, monsieur, je ne suis pas préparé. Je ne pouvais m’attendre à une demande tout à fait inusitée… dans les salons... Si ma femme consent, je ne demande pas mieux... pourvu que cela se passe devant moi.

RÉGALAS.

Oh ! vous ne me gênerez pas.

LEGRAINARD.

Je vous demande la permission d’aller en conférer avec elle.

RÉGALAS.

Comment donc... c’est trop juste.

LEGRAINARD.

Je reviens dans cinq minutes ; veuillez prendre la peine de vous asseoir.

À part, en sortant.

Embrasser le monsieur qui lui a caressé le pied... elle ne voudra jamais, jamais, jamais !

 

 

Scène V

 

RÉGALAS, puis CÉLINE

 

RÉGALAS, s’asseyant à gauche.

Un baiser sur la Joue effarouchée d’une jeune et jolie femme... Je crois que je m’en tire galamment. Ce soir, à la table d’hôte, je ferai venir deux bouteilles de saint-julien à deux francs cinquante, je conterai l’histoire et je pincerai mon petit effet Mais cette dame tarde bien !... est-ce qu’elle refuserait ?

CÉLINE, entrant et s’avançant jusque sur la droite de la scène, à part.

Tiens ! un monsieur.

RÉGALAS, à part et se levant.

Non, la voici. Très gentille !

CÉLINE, à part.

Un client, sans doute.

RÉGALAS.

Madame... permettez-moi de bénir le petit mouvement de vivacité dont j’ai été victime, puisque la réparation dépasse de beaucoup le dommage.

CÉLINE.

Plaît-il ?

RÉGALAS.

Oh ! de beaucoup.

Avec galanterie.

Oh ! je ne regrette pas mon omnibus.

CÉLINE.

Quel omnibus ?

RÉGALAS, à part.

Elle est un peu embarrassée.

Haut.

Allons, madame, du courage ! ce ne sera pas long.

CÉLINE.

Quoi ?

RÉGALAS.

Êtes-vous prête ?

CÉLINE.

Mais pourquoi ?

RÉGALAS.

Pour la petite réparation.

CÉLINE, passant à la table de gauche.

Ah ! vous venez pour une réparation ? N’est-ce pas pour cette couronne de lilas blanc qu’on a envoyée hier soir ?

RÉGALAS.

Je ne porte pas de couronne... je travaille nu-tête dans mon atelier... Je suis peintre, je réussis surtout le pore trait... Si vous avez quelqu’un dans vos connaissances... voici mes prix...

CÉLINE.

Mais, monsieur, qu’est-ce que vous demandez ?

RÉGALAS.

M. Legrainard ne vous a donc pas dit...

CÉLINE.

Mon père ? non, monsieur.

RÉGALAS.

Votre père ! mais alors vous êtes sa fille ?

CÉLINE.

Sans doute.

RÉGALAS.

Et vous avez une maman... qui porte des souliers fourrés ?

CÉLINE.

Oui... quand il fait froid.

RÉGALAS, à part.

Alors, c’est la maman... Diable ! elle ne doit pas être toute jeune.

Haut.

Pardon ! quel âge avez-vous ?

CÉLINE, à part.

Ces artistes sont curieux !

Haut.

Dix-huit ans.

RÉGALAS.

À quel âge madame votre mère s’est-elle mariée ?

CÉLINE.

Mais, monsieur...

RÉGALAS..

Mettons dix-huit ans ; dix-huit et dix-huit font trente Six...

À part.

c’est un fruit mûr...

Haut.

Et dites-moi... est-elle encore blonde ?

CÉLINE.

Maman est brune.

RÉGALAS.

Brune ?... mais, la, sans mélange ?

CÉLINE.

Ah ! je devine ! vous êtes peintre… et vous venez faire son portrait ?

RÉGALAS.

Non ! je viens… pour une autre négociation… plus douce... plus tendre...

CÉLINE.

Une négociation tendre...

À part.

Serait-ce un prétendu ?

RÉGALAS.

Je ne peux pas vous expliquer ça... mais plût à Dieu, mademoiselle, que vous ressembliez à votre mère.

CÉLINE.

Pourquoi ?

RÉGALAS.

Parce qu’elle vous ressemblerait… et alors… non... je ne regretterais pas mon omnibus.

CÉLINE, à part.

Il a une conversation décousue... C’est l’émotion.

RÉGALAS.

Plus je vous regarde, mademoiselle, plus je vous trouve jolie, et je sens là comme une fourmilière qui s’agite... Mademoiselle, consentiriez-vous à payer la dette de votre maman ?

CÉLINE, étonnée.

Comment cela ?

RÉGALAS.

Oh ! c’est bien simple, je m’approche de vous, je vous prends la main… je me penche comme pour vous dire quelque chose à l’oreille, et...

 

 

Scène VI

 

RÉGALAS, CÉLINE, MADAME DE PONTMÊLÉ, puis LEGRAINARD

 

MADAME DE PONTMÊLÉ, paraissant et à la cantonade.

Aujourd’hui sans faute.

RÉGALAS, s’arrêtant au moment d’embrasser Céline.

Du monde ! trop tard !

MADAME DE PONTMÊLÉ, à Céline.

Je compte sur votre exactitude, ma chère enfant.

RÉGALAS, à part.

Sa chère enfant, c’est la maman ! pas mal ! allons-y !

S’approchant.

Madame...

Céline passe à droite.

MADAME DE PONTMÊLÉ.

Monsieur.

RÉGALAS.

Un peu de courage ! ce ne sera pas long... Que tout soit oublié.

Il l’embrasse.

MADAME DE PONTMÊLÉ, poussant un cri et passant au milieu.

Ah !

LEGRAINARD, paraissant à droite.

Oh !

MADAME DE PONTMÊLÉ, à Legrainard.

Monsieur, c’est une indignité, vous cachez des hommes qui embrassent vos clientes… vous perdrez votre maison !

Elle sort vivement par le fond.

 

 

Scène VII

 

LEGRAINARD, RÉGALAS, CÉLINE

 

 

 

LEGRAINARD.

Malheureux ! qu’avez-vous fait ?

RÉGALAS.

J’ai cru que c’était votre femme... alors ça ne compte pas ! Veuillez me présenter à madame...

LEGRAINARD.

Mais elle n’est pas ici... elle est sortie... pour aller réclamer son sac.

RÉGALAS.

Je l’attendrai... je ne suis pas pressé.

Regardant Céline qui baisse les yeux.

Oh ! non, je ne suis pas pressé.

LEGRAINARD, les regardant et à part.

Qu’est-ce qu’ils ont donc ?

Haut.

C’est que ma femme ne doit rentrer qu’à deux heures... nous sommes un peu poussés par l’ouvrage.

CÉLINE.

Mais non, papa, rien ne nous presse.

LEGRAINARD.

Je sais ce que je dis, mademoiselle ; rentrez... et ne paraissez que lorsque je sonnerai.

CÉLINE.

Mais, papa...

LEGRAINARD.

Deux fois pour vous et une fois pour notre première demoiselle.

RÉGALAS, qui est remonté, l’arrêtant.

Restez, mademoiselle, je me retire avec regret ;

À Legrainard.

car, quand on vous a vu, monsieur, le plus grand chagrin qu’on puisse éprouver, c’est de quitter mademoiselle.

LEGRAINARD.

Mais, monsieur...

RÉGALAS.

Oui ! je reviendrai, à deux heures… pour la négociation... Monsieur... mademoiselle…

 

 

Scène VIII

 

LEGRAINARD, CÉLINE

 

CÉLINE.

Papa, quelle affaire as-tu donc avec ce jeune homme, qui vient ici pour la première fois ?

LEGRAINARD.

Une affaire de fleurs.

CÉLINE.

Ah ! c’est bien singulier, j’aurais cru qu’il venait pour autre chose.

LEGRAINARD.

Ah ! pour quoi ?

CÉLINE.

Je ne sais pas, mais il a embrassé madame de Pontmêlé, croyant que c’était maman, cela veut dire quelque chose.

LEGRAINARD.

Je ne comprends pas.

CÉLINE.

Ne fais donc pas le mystérieux… j’ai deviné... c’est un prétendu.

LEGRAINARD, s’occupant à la table.

Lui ?... ah ! par exemple !...

CÉLINE.

Eh bien, s’il faut te parler franchement, de tous ceux que vous m’avez présentés, c’est celui qui me plaît le plus... Il est aimable, spirituel.

LEGRAINARD.

Voyons, ne te monte pas la tête.

CÉLINE.

il m’a dit des choses charmantes, et je sens là... oh ! oui ! je sens que je l’aimerai.

LEGRAINARD, à part.

Allons, bien ! voilà autre chose !

Haut.

Mais puisque je te répète que ce n’est pas un prétendu.

CÉLINE.

Alors, qu’est-ce que c’est ?

LEGRAINARD.

Eh bien !... c’est... c’est un voyageur... qui a caressé le pied de ta mère, croyant que c’était sa chienne, et, si elle ne l’embrasse pas... deux hommes se trouveront bientôt face à face, le glaive à la main ; voilà l’exacte vérité.

CÉLINE.

Quelle histoire me fais-tu là ? À ta voix, je vois bien que tu me trompes ! c’est un prétendu.

LEGRAINARD.

Mais je te jure....

CÉLINE.

Oh ! mon cœur me le dit.

LEGRAINARD.

Ton cœur !... Rentrez, mademoiselle… avec votre cœur... et ne paraissez que lorsque je tous sonnerai... deux fois.

Ensemble.

Air nouveau de M. Romainville.

LEGRAINARD.

Sans un signal qui vous appelle,

Restez à l’écart,

Et contenez, mademoiselle,

Un cœur trop bavard.

CÉLINE.

À moins d’un signal qui m’appelle,

Restons à l’écart,

Et sachons contenir le zèle

D’un cœur trop bavard.

Céline sort à gauche.

 

 

Scène IX

 

LEGRAINARD, MADAME LEGRAINARD

 

LEGRAINARD, seul.

Ça... un prétendu ?... un polisson de peintre qui n’a pas le sou.

Apercevant sa femme.

Ma femme !

MADAME LEGRAINARD.

Je viens de faire une promenade inutile. On n’a pas vu mon sac à la Préfecture.

LEGRAINARD, à part.

II s’agit de la décider tout doucement à la réparation.

Haut, prenant le sac.

Ton sac, le voila, ma bonne amie.

MADAME LEGRAINARD.

Comment ! qui l’a rapporté ?

LEGRAINARD.

Un jeune homme charmant, très distingué.

MADAME LEGRAINARD.

Lui avez-vous offert une récompense ?

LEGRAINARD.

Non.

MADAME LEGRAINARD.

Ça valait cent sous.

LEGRAINARD.

Mais il ne demande pas d’argent, malheureusement.

MADAME LEGRAINARD.

Alors, qu’est-ce qu’il demande ?

LEGRAINARD.

C’est bien drôle... Figure-toi que ce jeune homme... est précisément celui que tu as interpellé dans l’omnibus.

MADAME LEGRAINARD.

Et il a osé se présenter ici... et tu ne ras pas jeté par la fenêtre !

LEGRAINARD.

Non... il n’est pas coupable... il m’a tout avoué... Il a pris ton pied pour sa chienne.

MADAME LEGRAINARD.

Hein !

LEGRAINARD.

On pouvait s’y tromper... à cause de la fourrure.

MADAME LEGRAINARD.

Ah çà ! quelle histoire me fais-tu là ?

LEGRAINARD.

C’est la vérité... Il est désolé... ce pauvre garçon... Il a l’air si doux, si timide ! Il m’a supplié de te faire des excuses. C’est bien, n’est-ce pas ?

MADAME LEGRAINARD.

Soit, je ne lui en veux pas ; mais qu’il ne revienne pas.

LEGRAINARD.

Ah ! voilà ! c’est que...

MADAME LEGRAINARD.

Quoi ?

LEGRAINARD.

Il va revenir… à deux heures.

MADAME LEGRAINARD.

Pour quoi faire ?

LEGRAINARD.

Mais pour... pour implorer son pardon... Il voudrait faire la paix avec toi, ce garçon... mais, la... une bonne paix… et si tu voulais consentir...

MADAME LEGRAINARD.

À quoi ?

LEGRAINARD, à part.

Elle ne voudra jamais.

Haut.

Eh bien, à... à l’embrasser... légèrement.

MADAME LEGRAINARD.

Moi ? ah çà !... tu deviens fou.

LEGRAINARD.

Non... je me suis trompé... à te laisser embraser, seulement.

MADAME LEGRAINARD.

Jamais !

LEGRAINARD.

À ton âge, qu’est-ce que tu risques ?

MADAME LEGRAINARD.

Vous êtes un impertinent ! Je refuse. A-t-on jamais vu ! Vouloir me faire embrasser un homme que je n’ai jamais vu !

LEGRAINARD.

Il a rapporté le sac.

MADAME LEGRAINARD, remontant.

Oh ! le sac...

Redescendant à droite.

Tenez, il y a quelque chose là-dessous.

LEGRAINARD.

Eh bien, oui ! il y a quelque chose.

MADAME LEGRAINARD.

Quoi ?

LEGRAINARD.

Ce jeune homme est venu me demander raison du soufflet que tu lui as donné.

MADAME LEGRAINARD.

Comment ?

LEGRAINARD.

Et il veut un baiser... ou une réparation par les armes.. Voilà !

MADAME LEGRAINARD.

Eh bien, battez-vous !... corrigez-le ! Est-ce que vous auriez peur ?

LEGRAINARD.

Non ! je ne crains pas la mort… Je l’ai prouvé plus d’une fois... dans les rangs de la garde nationale… mais je pense à ma fille et à toi !

S’attendrissant par degrés.

Vous laisser seules !... sans appui, sur cette mer de bitume qu’on appelle Paris, et puis abandonner mon petit commerce qui marche si bien, depuis que tu ne t’en occupes plus !... Ah ! si ma fortune était faite... je n’hésiterais pas à croiser le fer... Je serais sûr au moins de vous laisser un morceau de pain.

MADAME LEGRAINARD, s’attendrissant aussi.

Isidore !

LEGRAINARD.

Oui, je sens que vous avez encore besoin de moi sur cette terre.

MADAME LEGRAINARD.

Mon Dieu, je ne dis pas le contraire... je ferai ce que je pourrai... mais c’est si extraordinaire, si inconvenant de se laisser embrasser par un inconnu !

LEGRAINARD.

Je serai là.

MADAME LEGRAINARD.

Oh ! c’est égal.

LEGRAINARD.

Tu te fais un monstre de cela... Figure-toi que nous sommes au jour de l’an et qu’un monsieur te souhaite la bonne année.

MADAME LEGRAINARD.

Enfin, je tâcherai… je ferai mon possible... Je vais déposer mon chapeau... et je reviens.

Elle sort à droite.

 

 

Scène X

 

LEGRAINARD, RÉGALAS

 

LEGRAINARD.

Allons, l’affaire va s’arranger.

RÉGALAS, entrant par le fond.

Deux heures moins cinq... je suis exact.

LEGRAINARD.

Ma femme vient de rentrer, je vais la prévenir.

Il passe devant lui.

RÉGALAS.

Mais je ne vois pas mademoiselle votre fille.

LEGRAINARD.

Elle travaille, monsieur.

RÉGALAS.

Jolie et laborieuse ! c’est un ange ! Tenez, je vais vous faire une proposition : voulez-vous me permettre de faire son portrait... à l’huile et à l’œil ?

LEGRAINARD.

Ni l’un ni l’autre... Je ne tiens nullement à vous installer chez moi... Ma femme va venir… procédez vivement à votre travail, et partez.

RÉGALAS.

C’est convenu.

LEGRAINARD.

Ah ! vous savez qu’elle est un peu vive, ma femme.

RÉGALAS.

Oui, j’ai eu l’honneur de m’en apercevoir.

LEGRAINARD.

Eh bien, ne l’irritez par aucune réflexion... pas un mot... pas un geste... ni enthousiasme ni froideur, enfin agissez à la muette.

RÉGALAS.

Soyez tranquille... je veux faire sa conquête.

LEGRAINARD, sortant.

À la muette.

 

 

Scène XI

 

RÉGALAS, puis CÉLINE

 

RÉGALAS, seul.

La mère va venir… mais c’est la fille que je voudrais voir... elle est là... elle travaille. J’ai entendu dire à son père que, pour la faire venir, il fallait sonner deux fois.

Il prend la sonnette, à gauche.

Je n’ose pas... je tremble...

Son tremblement le fait sonner ; passant à droite.

Que c’est donc bête de trembler comme ça.

Il sonne de nouveau.

CÉLINE paraît, avec une couronne de roses blanches à la main ; à elle-même.

Il m’a semblé entendre sonner.

RÉGALAS.

Tiens... j’ai sonné !

Il met vivement la sonnette dans sa poche.

CÉLINE, à part.

Le jeune homme de ce matin.

Voulant se retirer.

Oh ! pardon, je croyais que mon père m’appelait.

RÉGALAS.

Non... ce n’est pas lui... c’est moi... Vous devez être bien surprise de me retrouver ici...

CÉLINE.

Surprise ? non... car j’ai tout deviné...

RÉGALAS.

Ah ! vous savez... ?

CÉLINE.

Mon père a voulu faire le mystérieux, mais je sais parfaitement pourquoi vous êtes ici.

RÉGALAS.

Oui... j’attends madame votre mère, pour...

CÉLINE.

Pour lui demander ma main...

RÉGALAS.

Comment ?...

À part.

Tiens, c’est une idée.

CÉLINE.

Oh ! on ne me trompe pas, moi.

RÉGALAS.

Quel coup d’œil vous avez !... vous avez compris tout de suite que je vous aimais.

CÉLINE.

Ce n’est pas bien difficile.

RÉGALAS.

Vraiment ? Ah ! le joli bouquet ! Est-ce que c’est vous qui l’avez fait ?

CÉLINE.

Oui, monsieur... mais ce n’est pas un bouquet, c’est une coiffure de bal... une couronne.

RÉGALAS, la prenant.

Voulez-vous me permettre ? Quand je pense que ce sont vos petites mains qui ont travaillé ces fleurs.

Il embrasse la couronne.

CÉLINE.

Qu’est ce que vous faites donc ?

RÉGALAS.

J’embrasse la place où vos petits doigts se sont promenés... On doit être beau là-dessous.

Il met la couronne sur sa tête.

CÉLINE, riant.

Ah ! quelle drôle de figure ! mais vous l’avez placée à l’envers.

RÉGALAS.

Comme Dagobert ; eh bien, mettez-la à l’endroit, comme saint Éloi.

CÉLINE.

Quelle folie ! vous êtes trop grand...

Elle s’assied sur le fauteuil, à gauche.

Tenez, mettez-vous là, sur ce tabouret.

RÉGALAS.

Oui... à vos genoux ! à vos genoux.

Il se met à genoux sur le tabouret ; Céline lui pose la couronne sur la tête, au moment où Legrainard paraît, tenant solennellement sa femme par la main.

 

 

Scène XII

 

RÉGALAS, CÉLINE, M. et MADAME LEGRAINARD

 

LES ÉPOUX LEGRAINARD, les apercevant.

Ma fille !

RÉGALAS et CÉLINE, surpris.

Oh !

Régalas se lève, la couronne sur la tête, et salue.

LEGRAINARD, lui ôtant la couronne.

Monsieur, ne chiffonnez pas ma marchandise.

MADAME LEGRAINARD, courant à sa fille.

Rentrez, mademoiselle, vous devriez mourir de honte.

CÉLINE.

Mais je n’ai rien fait de mal.

À part, en sortant par la gauche.

Je vais écouter derrière la porte.

LEGRAINARD.

Voyons, monsieur, ne perdons pas de temps, madame est prête.

MADAME LEGRAINARD, à part.

Le drôle !... la main me démange.

RÉGALAS.

Oui... madame...

Bas, à Legrainard.

Dites donc, vous m’aviez dit qu’elle était gentillette...

LEGRAINARD.

Pas d’observations.

RÉGALAS.

Oui... Madame... croyez que je ne suis pas un méchant jeune homme.

LEGRAINARD.

Dépêchons-nous.... à la muette.

RÉGALAS.

Vous le reconnaîtrez plus tard... c’est pourquoi j’ai l’honneur de vous demander la main de votre fille.

LEGRAINARD.

Hein ?

MADAME LEGRAINARD, indignée.

Ma fille ? à vous ?

Elle lui donne un soufflet et remonte.

CÉLINE, entr’ouvrant la porte.

Oh !

RÉGALAS, furieux, gagnant la gauche.

Deux ! Oh ! c’est trop fort... si vous n’étiez pas une femme !... où y a-t-il un homme ?

LEGRAINARD, s’interposant.

Mais, monsieur...

RÉGALAS.

Vous ?

Il lui donne un soufflet.

CÉLINE.

Oh ! à papa !

LEGRAINARD, hors de lui.

Monsieur, monsieur, vous m’en rendrez raison.

MADAME LEGRAINARD.

Bien, Isidore !

RÉGALAS.

Permettez...

LEGRAINARD.

Une pareille injure, monsieur... ne peut se laver que dans du sang... Attendez-moi, je vais chercher des armes.

MADAME LEGRAINARD.

Cherchons des armes.

Ensemble.
Air nouveau de M. Romainville.

Dans les flots de ton sang,

Dans les flots de son sang,

S’échappant de ton flanc,

S’échappant de son flanc,

Froidement me plonger,

Froidement se plonger,

Et pouvoir y nager,

Avec un rire amer,

C’est mon vœu le plus cher.

C’est ton vœu le plus cher.

Les époux Legrainard sortent par la gauche.

 

 

Scène XIII

 

RÉGALAS, CÉLINE, puis LEGRAINARD

 

RÉGALAS.

Sapristi !... j’ai été un peu vif.

CÉLINE, entrant.

Eh bien, monsieur, si c’est comme ça que vous faites votre demande !... Un duel avec papa !

RÉGALAS.

Oh ! ne craignez rien pour moi, je suis sûr de mon coup.

CÉLINE.

Mais, si vous tuez papa, je ne pourrai pas vous épouser.

RÉGALAS.

C’est juste... D’un autre côté... si c’est lui qui me tue... Décidément il faut arranger l’affaire... je vais lui faire des excuses.

LEGRAINARD, apportant deux tasses sur un plateau, une bleue et une blanche.

Encore ensemble !... Céline, sortez.

CÉLINE.

Oui, papa.

Bas, à Régalas.

Tâchez de l’apaiser.

RÉGALAS, bas.

Soyez tranquille.

LEGRAINARD.

Céline... sortez... !

Sortie de Céline.

 

 

Scène XIV

 

LEGRAINARD, RÉGALAS, puis CÉLINE

 

LEGRAINARD.

Après l’affront que j’ai reçu, vous comprenez, monsieur, qu’un de nous deux doit disparaître de cette terre.

RÉGALAS.

Il y aurait peut-être un moyen de s’entendre.

LEGRAINARD.

Je me refuse à tout arrangement ; ma position d’offensé me donnait le droit de choisir les armes, j’ai choisi le duel à la tasse de lait.

RÉGALAS, étonné.

Comment ! nous allons boire du lait ?

LEGRAINARD.

Ne plaisantez pas, monsieur, c’est très sérieux ; j’ai gratté, gratté moi-même, soixante douze allumettes chimiques dans une de ces deux tasses.

RÉGALAS.

Laquelle ?

LEGRAINARD.

Celui qui prendra cette tasse terminera ses jours dans des convulsions horribles et lentes.

RÉGALAS.

Le duel à l’allumette… ça ne me va pas.

LEGRAINARD.

Seriez-vous lâche ?

RÉGALAS.

J’ai promis à votre fille d’arranger l’affaire.

LEGRAINARD.

Impossible ! Monsieur, les choses suivront leur cours.

Il dépose le plateau sur le guéridon, qu’il place au milieu de la scène.

RÉGALAS.

Mais si des excuses bien senties...

LEGRAINARD.

Terminons… je suis l’offensé... donc, j’ai le choix des armes, je choisis la tasse blanche, avalez la bleue.

Il tourne le plateau de façon à mettre la tasse bleue du côté de Régalas.

RÉGALAS.

Ah ! elle est bonne, celle-là !

LEGRAINARD.

Vous refusez ?

RÉGALAS.

Énergiquement... c’est vous qui avez gratté les allumettes... vous connaissez la bonne tasse, je choisis aussi la… blanche, avalez la bleue.

Il tourne le plateau à son tour.

LEGRAINARD.

C’est de la mauvaise foi ; vous reculez.

RÉGALAS.

Je ne recule pas... je retourne… et je propose qu’une personne désintéressée choisisse pour nous.

LEGRAINARD.

Soit ! Je vais appeler ma femme.

RÉGALAS.

Ah ! non ! elle a gratté avec vous... Je propose mademoiselle votre fille.

LEGRAINARD.

Soit ! j’accepte pour en finir, mais pas un mot devant l’enfant...

Il cherche la sonnette.

Tiens, où est donc la sonnette ?

En marchant Régalas fait résonner la sonnette qui est dans sa poche.

Je l’entends... mais je ne la vois pas.

RÉGALAS.

C’est drôle, je l’avais tout à l’heure.

La retirant de sa poche.

Ne la cherchez plus, la voici.

LEGRAINARD.

Puisque vous avez la sonnette, seriez-vous assez bon, monsieur, pour vouloir bien sonner deux fois.

Régalas sonne une fois.

Encore.

Régalas sonne.

Assez...

Céline paraît et vient au milieu.

Approche, mon enfant, approche ! monsieur a bien voulu me faire l’amitié d’accepter une tasse de lait pur... sois assez bonne pour la lui offrir.

CÉLINE.

Alors… la paix est faite ?

RÉGALAS.

Mais... à peu près.

CÉLINE, à Régalas.

Laquelle voulez-vous ?

LEGRAINARD.

Pas de signes.

À part.

Si elle me donne la bleue, je ne bois pas.

RÉGALAS, à part.

Ô amour, dirige son choix.

Céline prend la tasse bleue.

LEGRAINARD et RÉGALAS.

Ciel !

RÉGALAS.

À qui va-t-elle l’offrir ?

CÉLINE, descendant à gauche du guéridon.

C’est égal... c’est une drôle d’idée de prendre du lait dans la journée.

Elle se dirige vers son père, qui lui fait signe d’offrir la tasse à Régalas.

Monsieur Ernest.

RÉGALAS, à part.

Ça y est !

Haut.

Merci, mademoiselle.

À part, prenant la tasse.

Mourir de sa main.

LEGRAINARD, prenant la tasse blanche.

À votre santé... aimable jeune homme !

RÉGALAS.

À la vôtre... bon vieillard !

CÉLINE, à part, en remettant le guéridon en place.

Comme ils sont amis maintenant.

LEGRAINARD.

Eh bien, cher bon... vous ne buvez pas ?

RÉGALAS.

C’est que... je n’ai pas bien soif.

CÉLINE.

Oh ! une tasse de lait, ça se boit sans soif.

LEGRAINARD.

Comme dit l’enfant... ça se boit sans soif.

RÉGALAS.

Il m’avait semblé voir une mouche, et vous savez... une mouche...

Portant la tasse aux lèvres.

Allons !

LEGRAINARD, à part.

Ça me fait quelque chose.

RÉGALAS.

Pardon... vous n’auriez pas une feuille de papier timbré ?

LEGRAINARD.

Pourquoi ?

RÉGALAS.

J’aurais quelques petites dispositions à faire avant mon départ.

LEGRAINARD, allant au bureau.

C’est trop juste.

CÉLINE.

Vous partez ?

RÉGALAS.

Mon Dieu… oui.

CÉLINE.

Allez-vous bien loin ?

RÉGALAS.

Je vais... où va la feuille de rose.

CÉLINE.

Chez un parfumeur.

LEGRAINARD, déposant sa tasse sur la table.

Voici une plume, de l’encre et une feuille de papier timbré.

RÉGALAS, se mettant à la table de gauche.

Merci ! c’est cinquante centimes que je vous dois...

Il donne sa tasse à Legrainard pour fouiller dans sa poche.

Les voici.

LEGRAINARD.

Oh ! ce n’était pas nécessaire.

À part.

Il a de l’ordre, ce garçon.

Il approche machinalement la tasse bleue de ses lèvres, puis, s’apercevant de son erreur, il la glisse dans la main gauche de Régalas qui écrit avec la droite.

RÉGALAS, écrivant.

« Je donne et lègue, sans restriction ni réserve, à mademoiselle Céline Legrainard... »

CÉLINE.

À moi ?

RÉGALAS.

« Tous mes biens, meubles, immeubles pouvant constituer vingt-cinq mille livres de rente... »

LEGRAINARD, vivement.

Comment ! vous avez vingt-cinq mille livres de rente ?

RÉGALAS.

Environ.

LEGRAINARD.

Pourquoi ne le disiez-vous pas ?

Il veut arracher la tasse des mains de Régalas, qui résiste. Jeu de scène.

Ne touchez pas à ça !... vingt-cinq mille livres de rente !

Appelant.

Caroline ! Caroline !

 

 

Scène XV

 

LEGRAINARD, RÉGALAS, CÉLINE, MADAME LEGRAINARD

 

MADAME LEGRAINARD, entrant vivement.

Quoi ?... qu’y a-t-il ?

LEGRAINARD, indiquant Régalas.

Il a vingt-cinq mille livres de rente.

MADAME LEGRAINARD.

Pas possible !

LEGRAINARD.

Jeune homme… ma fille est à vous.

CÉLINE, avec joie.

Ah !... papa !

MADAME LEGRAINARD.

J’avais toujours rêvé cette union.

RÉGALAS, allant de l’un à l’autre.

Oh ! monsieur ! oh ! madame ! que de remerciements !

À part.

Sapristi, je n’ai que deux mille cinq cents francs de rente, j’ai annoncé un zéro de trop.

Haut, aux époux Legrainard.

Le jour du contrat, mon notaire vous dira quelque chose.

MADAME LEGRAINARD.

Quoi donc ?

RÉGALAS.

Rien... c’est une surprise.

LEGRAINARD, à part.

Il veut avantager ma fille.

Il s’éloigne un moment avec elle.

MADAME LEGRAINARD, bas, à Régalas.

Pour toutes les affaires sérieuses, c’est à moi que vous vous adresserez, parce que mon mari... c’est un zéro.

RÉGALAS, à part.

Comme ça se trouve, justement il m’en manque un.

Legrainard et Céline se rapprochent.

MADAME LEGRAINARD.

Ernest ?

RÉGALAS.

Maman.

MADAME LEGRAINARD.

Ah ! il m’a appelée maman !... Ernest, je vous ai donné deux soufflets, je vous dois deux réparations, une sur chaque joue.

Lui tendant la joue.

RÉGALAS, vivement.

Oh ! ça... avec plaisir, bonne maman.

Il embrasse Céline.

MADAME LEGRAINARD.

Eh bien, qu’est-ce que vous faites donc ?

RÉGALAS, à part.

Tiens... je me monte l’imagination.

Haut, à madame Legrainard.

Pardon, pardon, dans mon trouble, j’ai pris mademoiselle pour vous… et... franchement, on peut s’y tromper.

CÉLINE, à part.

Oh !... le menteur !

MADAME LEGRAINARD, enthousiasmée.

Il est délirant !

L’embrassant.

Tu es délirant !

RÉGALAS, au public.

Elle est très bonne femme... et si ce n’était...

Faisant signe de donner un soufflet.

Ôtez-lui les deux mains… il ne lui manque plus rien.

Ensemble.

Air nouveau de M. Romainville.

On se hait,

Se déplaît,

Tout est noir,

Plus d’espoir ;

Mais les vents

Sont changeants,

Mon Dieu, c’est

Bientôt fait.

Pour s’aimer,

S’estimer,

Se bénir

Et s’unir,

Il ne faut,

En un mot,

Qu’un agent...

C’est l’argent !

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