Un ami acharné (Eugène LABICHE - Alphonse JOLLY)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 19 janvier 1853.

 

Personnages

 

DUMONCEL, associé de Lefèvre

LEFÈVRE, banquier

JULES DE LUCENAY

LUCIE, fille de Lefèvre

JOSEPH, domestique de Dumoncel

 

La scène est à Paris, chez Lefèvre.

 

Un intérieur élégant. Porte au fond. Deux autres portes à droite et à gauche du troisième plan. À droite, sur le devant, une cheminée. À gauche, en face de la cheminée, une bibliothèque. Au fond, de chaque côté de la porte d’entrée, deux consoles de Boule avec vases du Japon. À gauche, une table riche sur laquelle il y a une corbeille à ouvrage, des lettres et des journaux. Tableaux. Portières aux portes. Fauteuils. Ameublement riche. Au dessus de la porte du fond, on voit une sonnette.

 

 

Scène première

 

LEFÈVRE, puis DUMONCEL

 

LEFÈVRE, seul, assis devant la table.

Voyons mon courrier... c’est par là que nous commençons la journée, nous autres banquiers...

Il ouvre plusieurs lettres.

DUMONCEL, en paletot noisette, entrant par le fond, un bouquet à la main. Ce bouquet est formé de violettes de Parme, entourées de roses-pompon.

Encore un... ça fait huit ! c’est trop fort !

LEFÈVRE, sans se déranger.

Ah ! c’est toi, Dumoncel ?

DUMONCEL, préoccupé.

Oui... bonjour !... bonjour !...

À part.

Qui diable peut envoyer des bouquets à ma femme ?

LEFÈVRE.

C’est une lettre de notre correspondant de New-York.

DUMONCEL, distrait.

De New-York... sois tranquille... je vais y envoyer...

LEFÈVRE.

Plaît-il ?

DUMONCEL, à part, examinant son bouquet.

Des roses-pompon... de la violette de Parme... affreuses petites fleurs !...

Il veut le jeter et se ravise.

Non ! voyons si par hasard il n’y aurait pas un billet...

Il fouille le bouquet.

LEFÈVRE.

Il nous avise une traite sur Cadix.

DUMONCEL, se piquant les doigts.

Aïe !

LEFÈVRE.

Quoi ?

DUMONCEL.

Rien ! j’écoute... une traite !... la traite des noirs... c’est un crime !

LEFÈVRE.

En vérité, mon cher associé, je crois que tu perds la tête.

DUMONCEL, jetant le bouquet dans la cheminée.

Eh bien ! c’est vrai, je ne dis pas le contraire !...

Il passe à gauche de l’autre côté du théâtre.

Mais qui diable peut envoyer des bouquets à ma femme ?

D’un ton menaçant.

Ce n’est pas toi, Lefèvre ?

LEFÈVRE.

Non ! je t’avoue...

DUMONCEL.

Je ne t’en veux pas ! au contraire. Figure-toi, mon ami, que depuis huit jours mes cheminées, mes vases, mes étagères... enfin... tout, chez moi, est encombré, empesté de roses-pompon et de violettes de Parme !

LEFÈVRE.

Tu ne les aimes pas ?

DUMONCEL, avec fureur.

Moi ?

Air : J’ai vu le Parnasse des Dames.

Du tout, les fleurs, je les déteste !...

Toujours aux maris les bouquets,

Faisant une guerre funeste,

Des amants servent les projets.

La lutte devient difficile !

Et quand on pense qu’à Paris,

Chaque jour il s’en vend dix mille,

C’est bien triste pour les maris...

C’est effrayant pour les maris !

Mais d’où peuvent-elles venir, ces fleurs ?

LEFÈVRE.

L’as-tu demandé à ta femme ?

DUMONCEL.

Oui... sais-tu ce qu’elle m’a répondu ?... oh !... elle m’a répondu que c’était elle...

LEFÈVRE.

Eh bien !

DUMONCEL.

Comme c’est vraisemblable !... voilà quarante-six ans que je me connais et il ne m’est jamais venu à l’idée de m’envoyer le moindre bouquet !... Vois-tu... il y a quelque chose là-dessous... ces fleurs cachent un précipice... comme toutes les fleurs !

LEFÈVRE, se levant et gagnant la droite.

Tu n’y penses pas... accuser ta femme !

DUMONCEL, le suivant.

Je ne l’accuse pas, oh ! Dieu !

LEFÈVRE.

À la bonne heure !

DUMONCEL.

Je la soupçonne.

LEFÈVRE.

Tu as tort.

DUMONCEL.

Mon ami, c’est entre nous... mais j’ai peur d’avoir fait une boulette en me mariant !...

LEFÈVRE.

Allons donc !

DUMONCEL.

À quarante-six ans... épouser une demoiselle de dix-neuf... pristi !... et qui a passé par le Conservatoire encore !

LEFÈVRE.

Le Conservatoire est une institution nationale... d’où sortent presque tous nos premiers talents...

DUMONCEL.

Oui, mais sans garantie du gouvernement !... sans garantie !...

LEFÈVRE.

Ah ! tu es fou !... et je rougirais à ta place...

DUMONCEL.

Mais je ne fais que répéter ce que tu me disais avant mon mariage... pourquoi ne me le dis-tu plus ? ah !

LEFÈVRE.

Mais dame !... parce que...

DUMONCEL.

Parce que le mal est fait !

LEFÈVRE.

Du tout ! parce que madame Dumoncel est une femme que je respecte... que j’estime.

DUMONCEL.

Tu me dis ça d’un air narquois.

LEFÈVRE.

Moi ? tu rêves !...

DUMONCEL.

Si ! si !... je t’assure que tu me l’as dit d’un air narquois.

LEFÈVRE, impatienté.

Ah ! comme tu voudras !

Il va se rasseoir près de la table.

DUMONCEL, après un temps, allant à lui.

Dis donc... Lefèvre ?

LEFÈVRE.

Hein ?

DUMONCEL.

S’il y avait quelque chose... tu me le dirais n’est-ce pas ?

LEFÈVRE, prenant un journal.

Mais oui... sois donc tranquille.

DUMONCEL.

Vois-tu... c’est la musique qui est cause de tout... sans elle, je serais encore garçon !

LEFÈVRE.

Comment ça ?

DUMONCEL.

C’est plus fort que moi... quand j’entends de la musique, je tombe en extase... c’est comme un courant magnétique qui me prend depuis la racine des cheveux... enfin, je suis organisé !... j’ai le malheur d’être organisé !... Avant mon mariage, je passais tous mes dimanches à te jouer du flageolet... te rappelles-tu ?

LEFÈVRE, vivement.

Oh ! oui !

Il se lève, son journal à la main.

DUMONCEL.

Même que tu me disais toujours : Dumoncel, pourquoi ne vas-tu pas à la campagne ?... Mais va donc à la campagne !...

LEFÈVRE.

Ça m’aurait fait plaisir.

DUMONCEL.

J’aurais dû t’écouter...

Tristement.

mais je suis allé au Conservatoire !... ce jour-là, il y avait un concours, pour piano... je tombai au milieu d’un essaim de jeunes demoiselles... quand je dis demoiselles... toujours sans garantie du gouvernement !... j’en entendis une, deux, trois... médiocres. Enfin, Eugénie parut ! ma femme !... Ah ! mon ami !... quel talent ! quelle vigueur ! et quel morceau !

Air : Un homme pour faire un tableau.

Je fus ébloui, fasciné !

Que veux-tu ? maintenant encore,

Je sens tout mon être entraîné,

Quand j’entends cet air que j’adore !

La Sirène ainsi me charma,

Et sur moi sachant son empire,

Choisit toujours ce morceau-là

Quand elle veut un cachemire !

Je n’ai pas besoin de te dire qu’elle emporta le prix d’emblée !... Dans mon enthousiasme, je me fis présenter chez sa mère... une femme âgée... qui plus tard s’est trouvée être sa tante... Oui, nous lui faisons quarante francs par mois...et des politesses au jour de l’an... des oranges... une voie de bois... des bêtises... bref ! je fus reçu dans la maison... on m’inviter à dîner, on me pria d’apporter mon flageolet... je ‘apportai !... et à force de faire des croches et des doubles-croches... un beau jour, je me trouvai accroché.

LEFÈVRE.

Marié !

DUMONCEL.

Accroché !... marié !... c’est ce que je voulais dire.

LEFÈVRE.

Tu n’as pas le sens commun ! madame Dumoncel est une femme remplie d’attachement à ses devoirs...

DUMONCEL.

Tu vois bien... Tu me dis encore ça d’un air narquois.

LEFÈVRE.

Mais non !

DUMONCEL.

Si ! si !... je te demande pardon !

LEFÈVRE.

Ah ! diable !

Il va s’asseoir devant la cheminée et lit son journal.

DUMONCEL, à part, regardant Lefèvre qui lui tourne le dos.

Il a beau dire !... il s’est assis d’un air narquois.

 

 

Scène II

 

DUMONCEL, JOSEPH, LEFÈVRE

 

JOSEPH, entrant par le fond avec une tasse de tisane sur un plateau. À Dumoncel.

Monsieur ?

DUMONCEL.

Ah ! Joseph !

JOSEPH.

Voilà ce que madame vous envoie... pour votre migraine... de la violette...

DUMONCEL.

De Parme !... je n’en veux pas !... je prends du chiendent ! je veux mon chiendent !

JOSEPH.

Madame a dit comme ça... que la violette c’était meilleur pour votre tête...

DUMONCEL, à part, et très lentement, en prenant la tasse.

Elle a dit que la violette était meilleure pour ma tête...

Joseph remonte.

amère dérision !...

Il avale sa tisane. Bas et mystérieusement.

Joseph !

JOSEPH, redescendant à gauche.

Monsieur ?

DUMONCEL, remettant la tasse sur le plateau.

Il viendra sans doute un jeune homme... aujourd’hui... ou demain... ou après-demain... ou un autre jour... avec un bouquet... il te demandera : Monsieur Dumoncel ? Tu répondras : Il est en voyage. Alors il te demandera : Madame Dumoncel, et tu le feras entrer.

JOSEPH, voulant s’en aller.

Bien, monsieur !...

DUMONCEL.

Attends donc !... Dès qu’il sera entré... tu tireras le cordon de la sonnette qui communique de chez moi ici...

JOSEPH, montrant la sonnette au-dessus de la porte du fond.

Celle-là ?

DUMONCEL.

Juste !... va...

Joseph remonte.

Ah !

Joseph redescend au milieu.

Je te défends de sortir de trois jours.

JOSEPH.

Ah ! bah !... et si madame me donne une commission ?

DUMONCEL.

Tu me l’apporteras... je la ferai.

JOSEPH.

Pour lors, monsieur, voulez-vous aller tout de suite chercher six sous de mou pour le chat à madame !

DUMONCEL.

Imbécile !... donne quinze sous à un commissionnaire, il ira pour toi !

JOSEPH.

Oui, monsieur...

À part.

Quinze et six, vingt et un... Ah ! ben ! il sera salé ce mou-là !

Il sort par le fond.

 

 

Scène III

 

DUMONCEL, LEFÈVRE

 

DUMONCEL, à part, s’asseyant près de la table.

Maintenant je suis plus tranquille... j’ai placé un œil là haut !...

LEFÈVRE, toujours assis près de la cheminée.

Ah ! à propos Dumoncel... as-tu fait porter au compte de monsieur Jules de Lucenay les cinquante-huit mille francs qu’il nous a versés hier...

DUMONCEL, se levant.

Oui... c’est fait...

Soupçonneux.

Mais, dis-moi donc... ce monsieur Jules de Lucenay, il vient bien souvent ici...

LEFÈVRE.

Dame ! un client ?

DUMONCEL.

Ça n’est pas clair... je ne lui ai jamais parlé... mais je lui trouve comme un parfum de violette de Parme !

LEFÈVRE, se levant.

Allons ! ne vas-tu pas le soupçonner ?...

DUMONCEL.

Lefèvre... s’il y avait quelque chose, tu me le dirais, n’est-ce pas ?

LEFÈVRE.

Mais oui !... je te le promets !

DUMONCEL, à part, tristement.

C’est égal... je sui sûr qu’il ne me le dirait pas !

On entend un air de piano. Haut.

Chut !... écoute !

En extase.

c’est ma femme !... c’est Eugénie... au-dessus ! ah ! brava ! ah ! diva ! son morceau !... son prix du Conservatoire !

Il accompagne de la voix.

Je n’y tiens plus... le courant magnétique !... tu sais...

Reculant vers la porte du fond.

C’est plus fort que moi... On dit qu’Orphée attirait les bêtes... je comprends ça... je vais revenir... un bécarre !... ah ! brava ! diva !

Il sort vivement par le fond.

 

 

Scène IV

 

LEFÈVRE, puis LUCIE

 

LEFÈVRE, seul.

Ce pauvre Dumoncel !... il perd la tête !... où diable a-t-il été prendre ces sottes idées de jalousie ?... un peu plus il allait soupçonner M. de Lucenay... le prétendu de ma fille !

Le piano s’arrête.

LUCIE, entrant par le fond.

Bonjour, papa.

LEFÈVRE.

Ah ! te voilà, mon enfant... tu es bien matinale... après ça, un jour comme celui-ci...

LUCIE.

Quoi donc ?

LEFÈVRE.

N’est-ce pas aujourd’hui que M. de Lucenay doit me faire sa demande ?... À propos, il faut que je te gronde... en vérité tu n’es pas charitable... Ce pauvre jeune homme s’épuise en frais de conversation, de politesse, de galanteries... et tu ne sais lui répondre qu’une chose ! oui, monsieur... non, monsieur... tu as pourtant une bonne petite langue, quand tu veux !

LUCIE.

Dame ! papa... moi, je ne le connais pas, ce monsieur !

LEFÈVRE.

Est-ce qu’il te déplaît... ce monsieur ?

LUCIE, vivement.

Mais je n’ai pas dit cela !

LEFÈVRE.

Ah !

LUCIE.

Il a l’air très bon, très doux... Par exemple, je trouve qu’il me regarde trop... ça m’embarrasse !

LEFÈVRE.

Si tu n’as que ce reproche à lui adresser... de mon côté, les renseignements que j’ai pris sont excellents.

LUCIE.

Ah ! tu as pris des...

Étourdiment.

Sait-il valser à deux temps ?

LEFÈVRE.

Ça, je l’ignore...

LUCIE.

Ah ! c’est le plus important !...

LEFÈVRE.

Tu le lui demanderas toi-même... adieu, je vals passer un moment dans mes bureaux.

LUCIE, effrayée.

Comment ! tu me laisses toute seule ?

LEFÈVRE.

De quoi as-tu peur ?

LUCIE.

Si ce monsieur venait.

LEFÈVRE.

Eh bien! Tu le recevrais... ce monsieur !

LUCIE.

Mais s’il me parle ?

LEFÈVRE.

Tu lui répondras.

LUCIE.

Non... je n’oserai jamais.

LEFÈVRE.

Et dire que je lui ai donné trois professeurs de langues ! voilà de l’argent bien employé ! Mais si tu continues, sais-tu ce qu’il pensera de toi, monsieur de Lucenay ? que tu es sotte, sans esprit...

LUCIE, vivement.

Par exemple !... ah ! mais je vais parler, papa !... je vais parler !...

LEFÈVRE.

C’est ça ! parle ! étourdis-le !

Ensemble.

Air du galop e la Tentation.

LEFÈVRE.

Il va venir, je t’autorise,

Enfant, à le bien accueillir.

À mes désirs toujours soumise,

Sans peine tu peux m’obéir.

LUCIE.

Puisque mon père l’autorise,

Ici je dois bien l’accueillir,

À ses désirs toujours soumise,

Sans peine je vais obéir.

Lefèvre entre à gauche.

 

 

Scène V

 

LUCIE, seul, puis DE LUCENAY

 

LUCIE, seule.

Certainement, je vais parler... et beaucoup ! d’abord je ne veux pas qu’il me prenne pour une sotte, et puis il tant que je le questionne, que je l’interroge... il croit peut-être avoir affaire à une petite fille...

Lucenay est entré par le fond, un bouquet à la main ; il salue Lucie qui lui tourne le dos.

LUCENAY.

Mademoiselle... permettez-moi.

LUCIE se retourne, pousse un cri et se sauve par la droite.

Ah !

 

 

Scène VI

 

DE LUCENEY, seul

 

Son bouquet est pareil à celui qu’avait Dumoncel.

Voilà ce qu’on appelle faire sa cour !... ça dure trois mois... et je n’en suis encore qu’à la demande... c’est égal, j’irai jusqu’au bout ; Lucie est charmante... je ne crains qu’une chose... c’est qu’elle ne soit musicienne... ah ! dame !... quand on a été comme moi le très humble serviteur d’une jeune pianiste, élève du Conservatoire... six mois de piano forcé !... entendre tous les jours mâcher le même morceau sur le même instrument !...

Air de Lantara.

C’était à vous donner la rage !

Un beau jour je pris mon chapeau

Et sans attendre davantage

Je fis choix d’un sujet nouveau...

Je voulais un sujet nouveau.

Où trouver une Iphigénie ?

Or mon amour s’aventura,

Voulant rompre avec l’harmonie.

Dans les chœurs du grand opéra...

C’est en haine de l’harmonie

Que je fis choix de l’opéra !

Et je n’eus pas à m’en plaindre... mais...

Déclamant.

Le temps de la morale est à la fin venu !... et ce matin, chez moi, grand autodafé de petits billets roses... sans orthographe... signés Flanquine, Risette ou Caboche... on appelle ça ratisser son jardin et brûler les mauvaises herbes... Pauvres filles ! ça m’a fait de la peine... pour Caboche surtout... ma dernière !... une petite... qui demeure ici tout près... rue de Navarin... mais quand le cœur est pris... C’est vrai...j’en suis déjà aux distractions... Tout à l’heure, n’ai-je pas été sonner à l’étage supérieur avec mon bouquet... Il paraît que mes bouquets sont destinés à faire fausse route... cet imbécile de fleuriste vient de m’avouer que lui aussi, depuis huit jours, s’était trompé de porte...

Il va se chauffer à la cheminée en tournant le dos à la porte du fond, et mettant derrière lui la main qui tient le bouquet.

 

 

Scène VII

 

DUMONCEL, LUCENAY

 

DUMONCEL, entrant par le fond. À part, voyant le bouquet.

C’est lui ! l’homme aux bouquets !... j’en étais sûr !... voyons de quel œil il soutiendra mon regard.

Haut, et se plaçant au milieu du théâtre les bras croisés.

Hum ! hum !... monsieur... je vous présente mes hommages !...

LUCENAY, se retournant et saluant.

Monsieur.

À part.

Qu’est-ce que c’est que cet original ?

DUMONCEL.

Monsieur... je me suis promis d’être calme... qu’avez-vous à me dire ?... j’attends.

LUCENAY.

Moi ?... je n’ai rien à vous dire.

DUMONCEL.

La feinte est inutile... le pot aux roses... pompon !... est découvert...

Avec dignité.

Et j’attends !

LUCENAY, après l’avoir considéré un moment.

Serviteur, monsieur !

Fausse sortie.

DUMONCEL, lui barrant le passage.

Un instant, jeune homme !... puisque vous refusez de parler, c’est moi qui vais m’expliquer...

LUCENAY.

Ça me fera plaisir...

DUMONCEL, avec une ironie qu’il cherche à rendre cruelle.

En vérité, vous avez là un bien charmant bouquet.

LUCENAY, à part.

Qu’est-ce que ça lui fait...

DUMONCEL.

Vous aimez les roses-pompon et la violette de Parme, à ce qu’il paraît ?

LUCENAY.

Beaucoup... et vous ?

DUMONCEL.

Moi, monsieur ?

Appuyant.

Quand par hasard il en entre chez moi... j’en fais présent à ma cuisinière.

LUCENAY.

Votre cuisinière !... ça ne me regarde pas... mais vous avez là un drôle de goût !

DUMONCEL, à part.

Hein ?... il n’a pas compris... il est bête !...

Haut.

Pour en revenir à ce bouquet... je suis sûr qu’elle le trouvera délicieux.

LUCENAY, à part.

Ah ça ! mais, de quoi se mêle-t-il ?

DUMONCEL.

Je dis elle... parce que c’est sans doute pour...

LUCENAY, vivement.

C’est pour moi, monsieur... j’aime à m’offrir des fleurs.

Il remonte à gauche.

DUMONCEL, à part, passant à droite.

Come ma femme !... ils se sont donné le mot !

Haut.

Pourtant, monsieur...

LUCENAY, qui a déposé son bouquet sur la table.

Pardon... à qui ai-je l’honneur de parler ?

DUMONCEL.

Vous le savez bien, monsieur !

LUCENAY.

Ah !... eh bien ! faites comme si je ne le savais pas.

DUMONCEL, avec majesté.

Jules Dumoncel, associé de la maison Lefèvre et compagnie.

LUCENAY, à part.

Diable ! un ami de la famille...

Haut. Très aimable.

Je suis charmé, monsieur, de faire votre connaissance... on m’a dit de vous, un bien !...

Il lui tend la main.

DUMONCEL, à part, retirant la sienne.

Eugénie lui a dit du bien de moi... elle n’est peut-être qu’égarée !

LUCENAY.

Voyons, monsieur, que désirez-vous de moi ?... car jusqu’à présent je ne comprends pas...

DUMONCEL.

Je vais lui mettre les points sur les i...

Haut.

Monsieur, je suis venu pour vous demander un conseil... j’ai un de mes amis intimes... très intimes... un autre moi-même...

À part.

Mettons-lui bien les points sur les i !

Haut.

qui est mariée !

LUCENAY.

Oui.

DUMONCEL.

Et jaloux, très jaloux !

LUCENAY.

Ah !

DUMONCEL.

Il a des raisons suffisantes de croire qu’un jeune homme, un lion... un gant jaune !...

À part.

Mettons-lui toujours les points sur les i !

Haut.

fait la cour à ma femme !

Se reprenant.

à sa femme !

LUCENAY.

Très bien.

DUMONCEL.

Comment ! très bien !

LUCENAY.

Non, continuez...

DUMONCEL.

Or, mon ami, cet autre moi-même... cherche un moyen de se débarrasser de ce jeune fat !

À part.

Il n’a pas l’air brave !

Haut.

de ce... polisson !... vous comprenez ?

LUCENAY.

Parfaitement... mais que puis-je faire à cela ?

DUMONCEL.

J’ai pensé que vous... qui êtes un jeune homme à la mode... lancé dans ces sortes d’aventures...

LUCENAY, s’en défendant.

Oh !

DUMONCEL.

Si ! vous y êtes lancé !... j’ai pensé que vous pourriez me donner un bon conseil... pour mon ami.

LUCENAY.

Voilà une singulière consultation... enfin !... tenez, je vais, pour un moment, me mettre à la place de l’amoureux...

DUMONCEL.

Du fat !... j’ai dit le fat ! le polisson !

LUCENAY, souriant.

Soit !

DUMONCEL, à part.

Il n’a pas l’air brave... j’ai envie de le massacrer !

LUCENAY.

Il m’est arrivé une fois dans ma vie de garçon d’être amoureux d’une femme mariée... que je ne nommerai pas...

DUMONCEL.

C’est inutile...

À part.

Eugénie !

LUCENAY.

Elle avait pour mari un être assez désagréable.

DUMONCEL.

Comment ! un être !

LUCENAY.

Aussi, en peu de temps, je fis des progrès sensibles sur le cœur de la dame... mes bouquets étaient bien reçus, mes visites ne déplaisaient pas...

DUMONCEL, à part.

Il me conte ça tranquillement... j’ai envie de le massacrer !

LUCENAY.

Que vous dirai-je ?... j’allais être heureux.

DUMONCEL, à part.

J’ai la chair de poule !

LUCENAY.

Lorsque, bien malgré moi, et je ne sais pour quel motif, je me trouvai forcé de dîner chez le mari.

DUMONCEL, presque à lui-même.

Comment !... qu’est-ce qu’il dit ?...

LUCENAY.

Vous allez vous moquer de moi... mais à la vue de cet intérieur calme, honnête... de ces petits-enfants qui embrassaient leur mère, de ce mari... qui me serrait les mains avec confiance... je me sentis ému, glacé... et je m’arrêtai, je reculai... je m’enfuis pour rester honnête homme !

DUMONCEL, à part.

Ah ! ça, est-ce qu’il se figure que je vais l’inviter à dîner... c’est un pique-assiette !

LUCENAY.

Voilà, monsieur, comment un accueil franc et cordial...

DUMONCEL.

Tat ta ta !... tous ça c’est très joli... mais je ne donne pas là-dedans !... je ne donne pas à dîner, moi !... je suis pour les moyens violents, moi !

D’un air terrible.

Je suis brutal, moi !

LUCENAY.

Ah ! je comprends... un éclat... un duel...

DUMONCEL.

C’est possible !

À part.

Il pâlit !

Haut.

Vous n’avez peut-être jamais eu de duel, jeune homme ?

LUCENAY.

Un seul... malheureux !

DUMONCEL.

Vous fûtes blessé ?

LUCENAY.

Non...

DUMONCEL, sans réfléchir.

Tué ?...

Vivement.

Non... c’est une bêtise...

LUCENAY.

J’ai cassé le bras de mon adversaire.

DUMONCEL, à part.

Diable ! Il a cassé le bras de son adversaire... ça change la thèse...

Haut.

Vous me disiez donc qu’un accueil franc et cordial ?...

LUCENAY.

Suffit presque toujours pour ramener un homme d’honneur... car tromper celui qui vous a serré les mains, qui vous a fait asseoir à son foyer... c’est plus qu’une trahison, c’est une lâcheté !

Il descend la scène à gauche.

DUMONCEL.

Bien, jeune homme !

À part.

Il paraît que, quand une fois il a serré les mains... Toute réflexion faite... j’ai envie de l’inviter à dîner !

Haut, allant vers Lucenay.

Eh ! eh !... ce cher ami !...

LUCENAY, étonné.

Monsieur ?...

DUMONCEL.

Voulez-vous me faire le plaisir de venir sans façon...

LUCENAY, quittant brusquement Dumoncel.

Ah ! mademoiselle Lucie !...

Il a repris son bouquet et va au-devant de Lucie qui entre par la droite.

 

 

Scène VIII

 

DUMONCEL, LUCENAY, LUCIE

 

LUCIE, à Lucenay.

Pardonnez-moi de vous avoir quitté un peu brusquement tout à l’heure... c’était pour prévenir mon père de votre arrivée... il va venir.

LUCENAY.

Vous êtes trop bonne... il ne fallait pas le déranger.

DUMONCEL, venant près de Lucenay.

Mon cher ami, voulez-vous me faire le plaisir de venir sans façon...

LUCENAY, offrant le bouquet à Lucie.

Mademoiselle... permettez-moi ?...

DUMONCEL, à part.

Voilà le bouquet placé !... il veut me donner le change... c’est très adroit...

Résolument.

Il faut absolument qu’il me serre les mains !... là est mon salut !

LUCIE, tenant le bouquet.

Ces fleurs sont charmantes, et vous êtes trop aimable...

DUMONCEL, intervenant.

Comment ! s’il est aimable !... mais c’est un cœur d’or et un esprit... d’or !

Lucie va porter le bouquet sur la cheminée.

LUCENAY.

Monsieur !...

DUMONCEL.

Un ami enfin !... car vous êtes mon ami !

Lucie s’assied contre la cheminée, tire une broderie de sa poche, et travaille.

LUCENAY, s’inclinant.

C’est trop de bontés !... je suis confus...

DUMONCEL, tendant les mains à Lucenay.

Ce cher Lucenay !... ce braye Lucenay !...

Lucenay, sans faire attention à lui, va près de Lucie. À part.

Il ne veut pas !... il a son projet, c’est évident.

LUCIE, à Lucenay.

Vous connaissez depuis longtemps monsieur Dumoncel ?

LUCENAY.

Mais depuis cinq minutes.

DUMONCEL.

Qu’importe ! une seule suffit pour s’apprécier, s’estimer, se...

Lui tendant les mains.

ce cher Lucenay !... ce brave Lucenay !

LUCINAY, s’inclinant sans avancer la main.

Monsieur...

À part.

Il est insupportable !

DUMONCEL, à part.

Il ne veut toujours pas !... mais j’y mettrai de l’obstination... je l’accablerai de petits soins !

LUCENAY, à part.

Est-ce qu’il ne va pas sans aller ?

DUMONCEL, à Lucenay qu’il attire par le bras près de lui.

Ah ! ça, j’entends que nous passions la journée ensemble !...

LUCENAY.

Permettez...

DUMONCEL.

Vous dinez avec moi... sans façon...

LUCENAY, vivement.

Impossible !

Lucie se lève emportant sa broderie. Elle va à la table et prend quelque chose dans la corbeille à ouvrage.

DUMONCEL.

Pourquoi ?

LUCENAY.

Parce que je suis de garde !

DUMONCEL.

Où ça ?

LUCENAY.

Mais... à l’Entrepôt ! j’ai une faction de quatre à six.

DUMONCEL.

Très bien.

À part.

Il me vient une idée magistrale !

Haut et arrêtant Lucenay qui veut aller retrouver Lucie.

Et après votre faction ?

LUCENAY.

J’ai un rendez-vous chez mon notaire !

DUMONCEL.

Et après votre notaire ?

LUCENAY, à part.

Ah ! ça, est-ce qu’il compte marcher sur mes talons toute la journée ?

DUMONCEL.

Eh bien ?

LUCENAY.

Je retourne au poste.

DUMONCEL.

Non.

LUCENAY.

Comment !

DUMONCEL.

Vous allez aux Français voir la rentrée de Rachel... j’y vais !

LUCENAY, vivement.

Merci !

LUCIE.

Mon père a promis de m’y conduire.

LUCENAY, allant près de Lucie.

Ah !... c’est différent ! c’est que je n’ai pas de places retenues...

Lucie s’assied près de la table et reprend son ouvrage.

DUMONCEL, attirant de nouveau Lucenay à lui.

Soyez tranquille !... je m’en charge... ces dames dans une loge, et nous deux... à l’orchestre !

LUCENAY.

J’aurais préféré...

DUMONCEL.

Deux stalles à côté l’une de l’autre... nous ne nous quitterons pas...

LUCENAY.

Certainement... je suis flatté...

DUMONCEL, lui tendant les mains.

Ce cher Lucenay !... ce brave Lucenay !...

LUCENAY, à part.

Il est assommant !

Il retourne près de Lucie.

DUMONCEL, à part.

Il ne veut toujours pas !

LUCENAY, regardant l’ouvrage de Lucie.

Voilà une délicieuse broderie.

LUCIE, étourdiment.

C’est pour le mariage !

LUCENAY.

Ah !

LUCIE, se reprenant.

D’une de mes amies.

LUCENAY, finement.

D’une amie... bien intime ?

DUMONCEL, venant entre eux deux prendre le bras de Lucenay et le conduisant au milieu de la scène.

Dites donc... je voulais vous demander...

LUCENAY, à part.

Sapristi ! en voilà un qui m’ennuie !

DUMONCEL.

Porte-t-on le sac dans votre compagnie.

LUCENAY, avec impatience.

Eh ! je ne sais pas !

Il retourne près de Lucie.

DUMONCEL, à part, le regardant s’éloigner.

Il est froid !

Retournant vers Lucenay qui cause bas avec Lucie.

Dites donc, Lucenay ?

Il le reprend par le bras et le ramène au milieu.

LUCENAY.

Quoi ?

À part.

C’est un crampon !

DUMONCEL.

Je voulais vous demander...

LUCENAY, tout-à-coup.

Voulez-vous me rendre un service !

DUMONCEL, joyeux.

Un service ! dix ! vingt ! trente !...

LUCENAY, à part.

Je vais lui donner une course !

Fouillant dans sa poche et en tirant des papiers pêle-mêle.

J’ai là des valeurs sur Londres que je désirerais faire escompter...

DUMONCEL.

Tout de suite, mon ami, tout de suite !... vous n’avez pas autre chose ? des commissions ? je suis prêt ! me voilà !

LUCENAY.

Merci !

DUMONCEL, lui tendant les mains.

Ce cher Lucenay... ce brave Lucenay...

LUCENAY, lui donnant les papiers.

C’est pressé...

DUMONCEL.

Oui, j’y cours...

Il remonte. Lucie vient près de Lucenay. Dumoncel redescend entr’eux d’eux.

Adieu... Jules !... adieu... Mon bon Jules !

LUCENAY, impatienté.

Serviteur !

DUMONCEL, à part.

Il faudra bien qu’il y vienne !

Ensemble.
Air : la dernière rose. (Polka de M. Heintz.)

DUMONCEL.

Je ne veux pas vous faire attendre

Et dans les bureaux à l’instant

Pour vous servir je vais me rendre...

Un ami doit être obligeant.

LUCENAY, à part.

Il nous fait bien longtemps attendre...

Haut.

Allez, et sans perdre un instant.

C’est un vrai service à me rendre,

Et j’en serai reconnaissant.

LUCIE, à part.

Dans les bureaux il va se rendre,

Et nous laisser seuls à l’instant.

Je n’ose le prier d’attendre.

Un ami doit être obligeant.

Dumoncel sort par le fond, après avoir tendu de nouveau tendu les mains à Lucenay inutilement.

 

 

Scène IX

 

LUCIE, LUCENAY

 

LUCENAY, à part.

Enfin ! il est parti ! 

LUCIE, à part.

Voilà la peur qui me reprend !

LUCENAY.

Ah ! mademoiselle... combien je suis heureux de me trouver un moment seul avec vous...

LUCIE, intimidée.

Oui, monsieur... mon père va revenir... ça ne peut pas être bien long.

LUCENAY.

Tenez, franchement ! mademoiselle... avouez que je vous fais un peu peur...

LUCIE.

Mais pas du tout, monsieur, pas du tout !

À part.

Ça se voit... comment faire ?

LUCENAY.

Ne vous en défendez pas... car de mon côté... ce n’est pas sans trembler un peu...

LUCIE.

Ah ! bah !...

LUCENAY.

Et quand on est deux à trembler... on est bien près d’avoir du courage.

LUCIE, à part.

Le fait est que j’ai moins peur !

LUCENAY.

D’ailleurs, au point où nous en sommes... il faut se connaître, s’étudier, s’assurer qu’on a les même goûts.

LUCIE.

Certainement !...

LUCENAY.

Je suis sûr que vous avez une quantité de questions à m’adresser ?

LUCIE.

Oh ! oui !... C’est-à-dire...

LUCENAY.

Voyons, parlez, mademoiselle... je suis prêt à passer mon examen de prétendu !

LUCIE.

Non... commencez, vous !

LUCENAY.

Oh ! moi, ça ne sera pas long... Mademoiselle, le premier jour où je vous ai vue, je vous ai aimée... j’ai admiré votre esprit, votre grâce, votre enjouement...

LUCIE.

Mais ce n’est pas un examen, cela !

LUCENAY.

Enfin, pour me résumer, mademoiselle, je ne vois que vous, je ne rêve que de vous !

LUCIE.

Mais, monsieur...

LUCENAY.

À votre tour, maintenant, mademoiselle, à votre tour !

LUCIE, à part.

S’il croit que je vais lui répondre sur le même ton !

Air : Ma belle est la belle des belles.

LUCENAY.

Parlez, parlez, mademoiselle ?

LUCIE.

De vous je voudrais obtenir

Une confidence...

LUCENAY.

Laquelle ?

LUCIE.

Mais surtout n’allez pas mentir !

Aux maris, nos mentors, nos guides,

Trop souvent légers, inconstants,

Il faut des qualités solides.

Savez-vous valser à deux temps ?

LUCENAY.

Certainement, mademoiselle !

LUCIE.

Bien vrai ?

LUCENAY.

Voulez-vous en faire l’essai ?

LUCIE.

Oh ! non !

LUCENAY, avec conviction.

C’est qu’il y a des prétendus qui se donnent des qualités qu’ils n’ont pas...

Lui prenant la taille pour valser.

Et je tiens à vous prouver...

LUCIE, s’en défendant.

Je vous crois... c’est inutile !

LUCENAY, insistant.

Si, mademoiselle, pour moi... pour ma propre satisfaction... je vous en prie ?...

Ils se mettent en position.

LUCIE, résistant un peu.

Valser en plein jour... nous aurons l’air de deux fous...

LUCENAY.

Il faut bien s’étudier !... après, nous passerons à une autre question.

Air : Buvons au sultan Misapouf (l’Ambassadrice.)

Commençons...

LUCIE.

Mais valser tous les deux !

LUCENAY.

C’est un examen sérieux.

Ils valsent.

LUCIE.

À deux temps c’est mieux !

LUCENAY.

Quelle grâce légère !

LUCIE.

C’est folie, et si l’on nous voyait...

LUCENAY.

Eh bien ! qui donc nous blâmerait 

C’est charmant, parfait !

Quel moment plein d’attrait !

Ils s’arrêtent un moment.

LUCIE.

Courage ! à vous je puis le dire,

Valser ainsi, mais c’est très bien.

LUCENAY.

Avec succès, moi, je désire

Passer ici mon examen.

Ils recommencent a valser sur la reprise, que l’orchestre joue seul ; quand ils ont fait quelques tours. Lefèvre entre.

 

 

Scène X

 

LUCENAY, LEFÈVRE, LUCIE

 

LEFÈVRE, entrant par le fond, voyant sa fille valser avec Lucenay.

Eh bien !... eh bien !... qu’est-ce que vous faites donc ?

LUCIE et LUCENAY, se séparant.

Oh !

Lucie est tout intimidée.

LEFÈVRE.

Comment ! mademoiselle... vous que je laisse si timide... qu’est-ce que cela signifie ?...

LUCIE, baissant les yeux.

Dame ! papa... tu vois... je... je prenais des informations !

LUCENAY.

Oui, nous prenions des...

LEFÈVRE.

En valsant ?

LUCIE, bas à son père.

Dis donc, je n’ai plus peur !

LEFÈVRE.

Je le vois bien !... Monsieur de Lucenay, je crois qu’il est temps que vous me fassiez votre demande...

LUCENAY.

C’est mon plus vif désir.

LEFÈVRE, désignant la gauche.

Eh bien ! passons dans mon cabinet... et nous causerons sérieusement... sans accompagnement de valse !

LUCIE, à part.

C’était pourtant bien gentil !

Ensemble.

Air : la dernière Rose. (Polka de M. Heintz.)

LEFÈVRE, à part.

De ce futur j’aime le caractère ;

Oui, je l’espère,

Il saura plaire.

Il est charmant, et je ne pouvais faire,

Pour ma fille, je crois,

Un meilleur choix.

LUCIE, à part.

De mon futur, j’aime le caractère ;

Oui, je l’espère,

Il saura plaire.

Il est charmant, et je ne pouvais faire,

Pour un mari, je crois,

Un meilleur choix.

LUCENAY, à part.

Elle est charmante... et quel doux caractère !

Oui, je l’espère,

Je saurai plaire.

C’est du bonheur ! car je ne pouvais faire,

Pour mon hymen, je crois,

Un meilleur choix.

Lefèvre et Lucenay sortent par la gauche.

 

 

Scène XI

 

LUCIE, seule, puis DUMONCEL

 

LUCIE, regardant la porte à gauche qui s’est refermée.

Ils sont là... monsieur de Lucenay fait sa demande... Il est très bien, ce jeune homme... et comme il valse !... à la bonne heure !... voilà un mari !...

S’approchant de la porte de gauche.

Je voudrais bien entendre... oh ! non ! c’est indiscret !... mais on peut regarder.

Elle se penche ct regarde par le trou de la serrure.

DUMONCEL, entrant par le fond ; il est en habit de garde national, le sac sur le dos, sans fusil.

Là ! me voilà équipé !

LUCIE, se relevant vivement.

Monsieur Dumoncel !

Surprise de le voir en garde national.

Ah !...

DUMONCEL, mystérieusement.

Chut !... il ne faut pas dire... c’est une surprise !

LUCIE.

Vous êtes de garde ?

DUMONCEL.

Non !... pas moi... Lucenay... mon ami Lucenay !

LUCIE.

Eh bien ! alors ?

DUMONCEL.

Chut !... c’est une surprise ! j’ai eu l’heureuse idée de prendre sa place... diable de sac !... ça me gêne ! et quand il arrivera au poste... à l’Entrepôt... il me trouvera là, en faction... je lui tendrai la main... je lui dirai : ce cher Lucenay ! ce brave Lucenay !... nous échangerons une poignée de main... mais là... vigoureuse !... et je suis sauvé !

LUCIE.

Sauvé... de quoi ?

DUMONCEL.

Ah ! c’est que vous ne savez pas ; ma femme...

S’arrêtant.

Non ! rien !... je monte la garde pour mon agrément... une débauche militaire !...

À part.

Diable de sac ! ça me gêne !

LUCIE, riant.

Vous êtes bien drôle là-dessous !

DUMONCEL.

Où est Lucenay ?

LUCIE.

Dans le cabinet de mon père...

Vivement.

Mais on n’entre pas !

DUMONCEL.

Je ne veux pas entrer non plus... s’il me voyait, il n’y aurait pas de surprise.

Tirant des papiers.

Tenez, faites-moi le plaisir de lui rendre ces papiers... ce sont ses valeurs sur Londres ; il n’a oublié qu’une chose, c’est de les acquitter... il faut qu’il les acquitte.

LUCIE, prenant les papiers.

Il est un peu distrait dans ce moment.

DUMONCEL.

Oui... je sais pourquoi.

LUCIE.

Ah !

Elle va poser les papiers sur la table.

DUMONCEL, à part.

C’est ma femme...

Haut, avec énergie.

Mais je le forcerai bien à me les serrer !

LUCIE, revenant à Dumoncel.

Quoi ?

DUMONCEL.

Rien !... diable de sac !... Je vous laisse... il faut que je passe au Théâtre-Français pour les places... et ma faction... c’est-à-dire sa faction... enfin notre faction est de quatre à six...

Il remonte.

LUCIE.

Bien du plaisir !

Elle passe à droite.

DUMONCEL, du fond.

Merci...

Redescendant.

À propos, vous ne savez pas si on porte le sac dans sa compagnie ?...

LUCIE.

Non.

DUMONCEL.

J’aurais voulu le savoir parce que...

À part.

Diable de sac !...

Haut.

Oh ! je le forcerai bien à me les serrer !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XII

 

LUCIE, seule

 

Ce bon monsieur Dumoncel !... il a l’air de bien aimer monsieur de Lucenay...

Par réflexion.

Est-ce de Lucenay... ou Lucenay tout court ?... Oh ? ça doit être de Lucenay... ce n’est pas que j’y tienne au moins... pourtant je ne serais pas fâchée de savoir... ah ! ces papiers...

Elle va à la table et lit un papier.

« Il vous plaira payer à vue... »

Parlé.

pas de nom !

Prenant un autre papier.

Celui-ci...

Elle le parcourt et revient au milieu.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Lisant.

« Mon Jules adoré ! Je ne t’ai pas vu depuis quinze jours... et tu étais sorti pour aller me chercher des billets d’Ambigu... après tes serments, c’est bien mal ! Si nous ne devons plus nous revoir, envoie chercher ton paletot noisette qui est resté dans mon antichambre : ça pourrait me faire du tort. Mon vœu le plus ardent serait de finir ma vie près de toi dans un désert !... Post-scriptum. – Apporte-moi des marrons glacés. Ton inconsolable Nini Caboche. » Oh ! c’est affreux !... une pareille lettre !... lui qui me jurait tout à l’heure de n’aimer que moi !... Oh ! il peut aller retrouver mademoiselle Caboche... dans un désert !... quant à moi... tout est fini !... bien fini !...

 

 

Scène XIII

 

LUCIE, LEFÈVRE, LUCENAY

 

LEFÈVRE, entrant avec Lucenay par la gauche.

Touchez-là, monsieur !... vous êtes mon gendre...

Il descend à la gauche de Lucie.

LUCENAY, à Lucie.

Ah ! mademoiselle, que je suis heureux !

LUCIE, le saluant froidement.

Monsieur...

LUCENAY.

Qu’avez-vous donc ?... cet accueil sévère...

LEFÈVRE.

En effet, qu’y a-t-il ?

LUCIE.

Il y a, mon père, que je suis très honorée de la recherche de monsieur, mais je ne veux plus me marier.

LEFÈVRE.

Allons donc !

LUCENAY.

C’est impossible ! un changement si prompt !...

LEFÈVRE.

Mais il faut des motifs... des raisons bien graves ?...

LUCIE, remettant la lettre à son père.

Lisez, mon père.

LUCENAY, à part.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LEFÈVRE, lisant.

« Mon Jules adoré... »

À part.

Aïe !

LUCENAY, à part.

Sapristi !... une lettre de Caboche !... je croyais les avoir brûlées !...

LEFÈVRE, achevant de lire.

« Post-scriptum : apporte-moi des marrons glacés. »

LUCIE, reprenant la lettre et montrant la signature à Lucenay.

Signé... Nini Caboche !

LUCENAY, vivement et avec aplomb.

Connais pas !... cette lettre n’est pas à moi !

LUCIE.

Oh ! c’est trop fort !

LUCENAY.

Pardon, mademoiselle... permettez-moi de me justifier... de qui tenez-vous ce billet ?

LUCIE.

De votre ami... Monsieur Dumoncel !

LUCENAY, à part.

Lui ! oh ! il me le paiera.

LUCIE.

Il se trouvait parmi les valeurs que vous lui avez remises... et que vous avez oublié d’acquitter...

Elle lui montre les papiers sur la table.

LUCENAY, reprenant les papiers.

Ah ! je comprends !... tout s’explique !... ces papiers ont couru dans les bureaux... et un de vos commis y aura laissé tomber par mégarde sa correspondance... voilà !

LEFÈVRE.

Voilà !

LUCIE.

Malheureusement ce billet porte votre nom.

LEFÈVRE.

Jules !

LUCENAY.

Qu’est-ce que cela prouve ?... il y a quarante mille Jules à Paris.

LUCIE.

Et votre paletot noisette ?

LUCENAY.

Tous les Jules peuvent en porter.

LEFÈVRE.

Ça ferait quarante mille paletots noisette... mazette !...

Il remonte un peu et se tient au deuxième plan, d’où il observe.

LUCENAY.

Remettez-moi cette lettre, mademoiselle, et je me fais fort de vous démontrer...

LUCIE, serrant la lettre.

Permettez... je ne la rendrai qu’à son véritable propriétaire… si j’ai le bonheur de le rencontrer... vous avez de l’adresse, beaucoup de ressources dans l’esprit... il vous sera sans doute facile de le découvrir, de me l’amener... car je serais bien aise de le voir... jusque la permettez-aloi de ne pas soutenir la concurrence avec mademoiselle Caboche !...

Elle le salue et remonte vers la porte à droite.

LUCENAY, la suivant.

Mais, mademoiselle.

LUCIE, près de la porte à droite.

Justifiez-vous, monsieur... justifiez-vous.

Elle entre à droite.

LUCENAY, à part, redescendant à gauche.

Patatras !... me voilà bien...

Haut, à Lefèvre.

Mais, vous, monsieur... vous daignerez m’écouter...

LEFÈVRE.

Que diable ! mon cher... que voulez-vous que je vous dise ?... ma fille n’a pas tout à fait tort !... pourquoi laissez-vous traîner ces choses-là ici ?...

Il remonte à droite.

LUCENAY.

Mais je vous assure...

LEFÈVRE, près de la porte à droite.

Justifiez-vous, monsieur, justifiez-vous !

Il entre à droite à la suite de sa fille.

 

 

Scène XIV

 

LUCENAY, seul

 

Justifiez-vous !... il croit que c’est commode !... où trouver un jules... tout de suite... qui veuille bien endosser mon paletot... et mademoiselle Caboche par-dessus le marché !

Avec rage.

Et c’est à ce gredin de Dumoncel que je dois ça !... l’imbécile !... l’animal ! je ne l’aimais pas !... je dois me rendre cette justice... mais maintenant... j le déteste ! je l’exècre !

 

 

Scène XV

 

DUMONCEL, LUCENAY

 

DUMONCEL, entrant par le fond, très essoufflé et toujours en garde national, avec son fusil.

Ouf !... je suis en nage !... diable de sac !

Il pose son fusil dans le coin de la cheminée du côté de la porte.

LUCENAY.

Ah !...

DUMONCEL, se retournant.

Ah !...

LUCENAY.

Je suis bien aise de vous voir !

DUMONCEL.

Moi aussi !... dites-donc farceur... je viens de l’Entrepôt...

LUCENAY.

Eh bien ! après ?

DUMONCEL.

C’est la ligne qui tient le poste... quand j’ai voulu entrer avec mon fusil... le caporal m’a ri au nez...

LUCENAY.

Qu’est-ce que ça me fait ?... pourquoi allez-vous à l’Entrepôt ?

DUMONCEL, tendrement.

Tu me le demandes, ingrat !

LUCENAY.

Je vous prie de ne pas me tutoyer.

DUMONCEL, s’approchant de lui.

Pardon... c’est un élan !... je suis allé à l’Entrepôt pour vous épargner une corvée... cruel !... pour monter votre garde...

LUCENAY, brusquement.

Moi ? je ne suis pas de garde !

DUMONCEL.

Ah ! bah !... cependant vous m’aviez dit...

LUCENAY.

Eh ! pour me débarrasser de vous !

DUMONCEL.

Comment ! pour vous débarrasser !... j’ai en la bêtise de mettre mon sac !... savez-vous, monsieur, que je trouve cette plaisanterie...

LUCENAY, sèchement et venant à lui.

Plaît-il ?

DUMONCEL, redevenant aimable.

Charmante !... je la trouve charmante !

Lui tendant les mains.

Ce cher Lucenay !... ce brave Lucenay !...

Lucenay remonte et passe à droite. Dumoncel le suit, en lui tendant toujours les mains.

Cet excellent Lucenay !...

LUCENAY, à part, lui tournant le dos.

Ah ! c’est une infirmité !...

DUMONCEL, à part.

Il ne veut toujours pas !...

Menaçant.

Petit croquant ! petit fat !...

LUCENAY, se retournant.

Hein ?

DUMONCEL.

Rien ! mais puisque vous n’êtes pas de garde, vous dînez avec moi... j’ai un gigot de chevreuil.

LUCENAY.

Je n’aime pas le chevreuil !

DUMONCEL.

Ah ! le chevreuil ne vous ?... alors qu’est-ce que vous aimez ?

LUCENAY.

J’aime... j’aime à dîner seul ! je n’aime pas qu’on m’assomme ! qu’on me persécute ! voilà !

Il s’assied près de la cheminée.

DUMONCEL.

C’est bien, monsieur ! ne vous fâchez pas !

Il remonte, puis redescend près de Lucenay.

À quelle heure faudra-t-il vous prendre ?

LUCENAY, se levant et traversant.

Ah !...

DUMONCEL.

Eh bien ! pour aller au Théâtre-Français... on donne Phèdre et la Famille Poisson... j’ai les billets...

LUCENAY.

Ça m’est bien égal !

DUMONCEL, à part.

Ah ! ça, mais il est plein de caprices !

LUCENAY, à part.

Quand je pense que sans cet imbécile-là !... oh ! je ne peux pas le voir !

DUMONCEL, à part.

Qu’est-ce que je vais faire de mes deux stalles... et de mon gigot de chevreuil ?

Haut, tendrement.

Lucenay ?

LUCENAY.

Quoi ?

DUMONCEL, avec douceur.

Vous ne voulez donc pas m’aimer ?

LUCENAY, éclatant et venant à lui.

Vous ! après votre maladresse ! après le mal que vous n’avez fait !

DUMONCEL.

Moi ?... quoi ?...

LUCENAY.

Rien !... laissez-moi tranquille !... vous avez la rage de vous faufiler dans mes affaires !

DUMONCEL.

Qu’est-ce que je lui ai fait ?... je vous le demande !...

LUCENAY.

Et maintenant il faut que j’improvise un Jules de bonne volonté !... et au lieu de m’aider... vous êtes là à me parler de gigots, de poissons !...

DUMONCEL.

La Famille Poisson...

LUCENAY.

Vous n’avez pas un Jules dans vos bureaux ?

DUMONCEL, sans comprendre.

Un Jules ?

LUCENAY.

Oui... je le paierai ce qu’il faudra !

DUMONCEL.

Il n’y a ici que moi de ce nom...

LUCENAY.

Vous ?... vous vous appelez Jules ?

DUMONCEL, tendrement.

Oui... comme vous !... deux Jules qui pourraient se donner la main...

Il lui tend les mains.

LUCENAY.

Ah ! bah ! ah ! Sapristi !

DUMONCEL, à part.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LUCENAY, à part.

Il est un peu mûr, pour un Jules... mais je n’ai pas le choix... d’ailleurs, il a un paletot noisette... quelle chance !

Haut, à Dumoncel.

Où est votre paletot ?

DUMONCEL.

Comment ! mon paletot ?

À part.

Il a une conversation décousue...

LUCENAY.

Vous en aviez un ?...

DUMONCEL.

Il est chez moi... là-haut... pourquoi ?

LUCENAY, à part.

Pourvu que Caboche consente... je vais lui écrire un mot... elle est bonne fille...

Haut, se rapprochant de Dumoncel et riant en le regardant.

Hé ! hé ! hé !

DUMONCEL, riant aussi.

Hé ! hé ! hé !...

À part.

Je l’aime mieux comme ça !

LUCENAY, riant toujours.

Hé ! hé ! ce cher Dumoncel !...

DUMONCEL, à part.

Il m’appelle son cher !... c’est peut-être le moment !

Haut, lui tendant les mains.

Ah ! Lucenay !...

LUCENAY.

Où pourrai-je trouver ?...

DUMONCEL, avec empressement.

Vous souhaitez quelque chose ? tout de suite... parlez !

LUCENAY.

Ce qu’il faut pour écrire ?

DUMONCEL, courant.

Vite !... du papier ! une plume !... de l’encre !...

Ne trouvant pas ce qu’il cherche.

Non ! par là !

Il entre vivement à gauche.

LUCENAY, seul.

Écrire ? c’est long ! c’est compromettant... il vaut mieux que j’aille moi-même rue de Navarin... c’est à deux pas... oui, mais son paletot. Qui est là-haut... bah ! essayons !

Il sort vivement par le fond.

 

 

Scène XVI

 

DUMONCEL, puis JOSEPH

 

DUMONCEL, rentrant avec ce qu’il faut pour écrire.

Voilà !... et du papier glacé !...

Il pose le tout sur la table et prépare le fauteuil.

Il n’y a rien de trop on pour vous...

Offrant ses mains avec effusion.

Ce cher Lucenay ! ce brave Lucenay !...

Regardant autour de lui.

Eh bien ? où est-il donc ?... parti !... mais il est criblé de lubies, cet animal-là ! il me fait aller comme un caniche !... comment ! il me demande une plume, du papier... je cours !... et il s’en va !... il désire aller au théâtre... je pars, je reviens, je suis en nage... crac !... monsieur a changé d’idée !... ça n’est pas tenable !... voilà deux heures que je m’essouffle à courir après cette amitié-là... et le sac sur le dos encore !... Que je suis bête ! je vais l’ôter.

Il ôte son sac et son ceinturon, qu’il pose sur la console à droite.

Encore, si j’y tenais à ce monsieur !... mais je le déteste !

Air : du Premier Prix.

C’est pourtant vrai ! l’ami qu’on aime

On peut sans qu’il en coûte rien,

Le négliger, l’oublier même...

Tous les jours ça se fait très bien ;

Et nous nous donnons, au contraire,

Beaucoup de soins et d’embarras,

Beaucoup de peine, pour nous faire

Des amis que nous n’aimons pas.

Celui-ci surtout !... un fat !... un freluquet !... Tout à l’heure j’ai prononcé son nom devant ma femme... elle a tressailli !... un prix de piano qui tressaille ! c’est extrêmement dangereux !... diable de sac !... Ah ! je ne l’ai plus !... mais où est-il ce polisson-là ?

La sonnette au-dessus de la porte du fond s’agite avec violence.

Entrez !... Il faut que je trouve un moyen de le subjuguer...

La sonnette s’agite.

Entrez !... C’est qu’il y met de la coquetterie... le paltoquet !

La sonnette s’agite plus fort.

Mais entrez donc !... ah ! fichtre ! la sonnette de ma femme... il est là-haut !... c’est Joseph qui m. prévient !... courons !...

Il remonte vivement vers la porte du fond et redescend en disant.

Non, mon fusil...

Il le prend.

Il n’est pas chargé... mais ça sera terrible.

JOSEPH, entrant par le fond.

Eh ! monsieur, qu’est-ce que vous faites donc ?

DUMONCEL.

Je prends les armes, Joseph !

JOSEPH.

C’est inutile... il vient de partir.

DUMONCEL.

A-t-il vu ma femme ?

JOSEPH.

Non, il a causé avec la femme de chambre... il lui a donné quarante francs...

DUMONCEL.

Pitié !

JOSEPH.

Et en échange elle lui a remis...

DUMONCEL.

Un billet ?

JOSEPH.

Non... je ne sais quoi... c’était enveloppé...

Il désigne un objet assez volumineux.

DUMONCEL, passant à gauche.

Son portrait !... oh ! perfide Eugénie !

Haut, avec emportement, voulant remonter.

Laisse-moi passer !

JOSEPH, l’arrêtant.

Où allez-vous ?

DUMONCEL.

Je vais massacrer ma femme !

JOSEPH, effrayé.

Oh !

DUMONCEL, se calmant.

Non !... c’est une bêtise !

JOSEPH.

Oui, monsieur.

DUMONCEL.

Oui... la loi exige le flagrant délit...

Mettant l’arme au bras.

Eh bien ! je l’attendrai le flagrant délit !

Se promenant.

Je l’attends ! mais il ne viendra pas, le lâche !... Viens-y donc.

JOSEPH, venant tout près de Dumoncel.

Monsieur, je peux-t’y faire une course ?

DUMONCEL.

Moins que jamais !... remonte et veille toujours.

JOSEPH, lui remettant de l’argent.

Pour lors voilà vingt sous... Vous allez courir chez mon cordonnier...

DUMONCEL, prenant les vingt sous et les mettant dans sa poche.

Bien !

JOSEPH.

Vous lui direz que mes vieux souliers ont besoin d’un béquet...

DUMONCEL, sans l’écouter.

Oui...

JOSEPH.

Et puis, il y a l’empeigne qui est crevée.

DUMONCEL, de même.

Ou... Va-t’en au diable ! tu m’ennuie ! tu m’agaces !

Joseph se sauve par le fond.

 

 

Scène XVII

 

DUMONCEL, puis LEFÈVRE

 

DUMONCEL, seul.

Ah ! je comprends maintenant pourquoi il ne voulait pas me les serrer ! mais je me vengerai ! je lui ferai voir que j’ai du sang dans les veines... et s’il le faut...

Il fait mine de croiser la baïonnette et se ravise.

Je le traînerai devant les tribunaux !

LEFÈVRE, entrant par le fond. À part.

Impossible de faire entendre raison à Lucie... ces petites filles...

Haut en voyant Dumoncel qui se promène devant la cheminée, l’arme au bras.

Dumoncel en faction ! Est-ce que tu es de garde ?

DUMONCEL.

Oui... non... oui... une débauche militaire !...

LEFÈVRE.

Tu n’es pas à la Bourse ?

DUMONCEL, mystérieusement.

Non !... je ne suis pas à la Bourse !

LEFÈVRE.

Mais les Espagnols baissent... y as-tu pensé ?...

DUMONCEL.

Il me demande si j’ai pensé aux Espagnols !

LEFÈVRE.

Cette figure bouleversée... qu’as-tu ?

DUMONCEL, allant vivement poser son fusil dans le coin de la cheminée sur le devant et revenant à Lefèvre qu’il prend par le bras.

J’ai... j’ai que ton M. Lucenay est un polisson, un débauché !

LEFÈVRE.

Comment ? tu as appris ?...

DUMONCEL, vivement.

Quoi ! il y a donc quelque chose ?

LEFÈVRE.

Non ! rien !

DUMONCEL, secouant Lefèvre.

Si ! il y a quelque chose ! Je savais bien que tu ne me le dirais pas !

LEFÈVRE.

Peu de chose... un enfantillage !

DUMONCEL.

Justement, un...

LEFÈVRE.

Une lettre !

DUMONCEL.

Une lettre !

À part, avec rage.

Ils s’écrivent !

LEFÈVRE.

Signée : Nini...

DUMONCEL, à part.

C’est bien ça ! Eugénie... nini ! c’est fini !

Il tombe accablé sur le fauteuil près de la cheminée.

 

 

Scène XVIII

 

LEFÈVRE, LUCENAY, DUMONCEL

 

Lucenay entre par le fond.

LUCENAY, saluant.

Messieurs, j’ai bien l’honneur...

DUMONCEL, se levant et allant vivement à Lucenay.

Ah ! il ne s’agit pas de salutations, monsieur !... cette lettre, il me la faut ! je la veux !... je la veux !

LUCENAY.

Quelle lettre ?

LEFÈVRE.

Mais il ne l’a pas !

DUMONCEL.

Ah bah !... Qui donc ?

LEFÈVRE.

C’est ma fille !... impossible de la lui arracher !

DUMONCEL.

Lucie ! où est-elle ?... je cours...

Il remonte. Lucie entre par la droite. Il va à elle.

 

 

Scène XIX

 

LUCENAY, LEFÈVRE, DUMONCEL, LUCIE

 

DUMONCEL, à Lucie.

Mademoiselle, je vous en prie ! je vous en supplie... rendez-moi ce billet !

Lefèvre remonte et passe à droite près de sa fille.

LUCIE.

Quel billet ?

DUMONCEL.

Celui de Nini.

LUCIE.

Impossible... j’ai juré de ne le remettre qu’à la personne à laquelle il a été adressé...

DUMONCEL.

Je ne veux pas !

LUCIE.

Un certain Jules qui est bien difficile à trouver à ce qu’il paraît.

DUMONCEL, à Lucie.

Jules ! quelle idée !

Bas et vivement à Lucenay qui va parler.

Pas un mot ou je vous traîne devant les tribunaux !

LUCENAY.

Plaît-il ?

DUMONCEL, à Lucie.

Eh bien ! mademoiselle... puisqu’il faut l’avouer... la personne à laquelle ce billet a été adressé... ce Jules si difficile à trouver... le voilà ! c’est moi !

LUCIE et LEFÈVRE.

Comment !

LUCENAY, à part.

Bravo !

DUMONCEL, bas à Lucenay.

Pas un mot ou je vous traîne !

LUCIE.

Vous !

LEFÈVRE.

Ce n’est pas possible... un banquier !

LUCIE.

Marié !

DUMONCEL, à part.

Qu’est-ce qu’ils ont ?

LUCENAY.

Puisque M. Dumoncel avoue...

DUMONCEL, sans comprendre.

Tout !

LUCIE.

Je n’ai plus rien à dire... voici votre lettre, monsieur.

Elle la lui remet.

DUMONCEL, à part.

Enfin, je la tiens !

Avant d’ouvrir la lettre.

Ô mon sang, calme-toi !

Regardant la lettre.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... Nini Caboche... je ne connais pas cette créature !

LEFÈVRE et LUCIE.

Comment !

LUCENAY, à part.

Aïe !

LEFÈVRE.

Je disais aussi... un banquier !...

LUCIE.

Mariée !... mais alors, cette lettre ?...

DUMONCEL, montrant Lucenay.

Parbleu ! c’est à monsieur !

LUCENAY.

Du tout, à vous !

Il s’éloigne de lui, à gauche.

DUMONCEL.

À moi ! Ah ! mais, gardez vos Caboches, s’il vous plaît.

Mettant la lettre à terre entre Lucenay et lui.

Tenez... je la mets là.

 

 

Scène XX

 

LUCENAY, LEFÈVRE, DUMONCEL, LUCIE, JOSEPH, entrant par le fond avec un paquet et une lettre

 

JOSEPH, à Dumoncel.

Monsieur !

DUMONCEL.

Quoi ?

JOSEPH, lui donnant la lettre.

Une lettre pour vous avec un paquet.

Il pose le paquet sur le fauteuil près de la cheminée.

LUCENAY, à part, avec joie.

Ah !

JOSEPH, s’approchant de Dumoncel.

Monsieur, qu’est-ce qu’il a dit ?

DUMONCEL.

Quoi ?... qui ?

JOSEPH.

Le cordonnier...

DUMONCEL, criant.

Hein !

JOSEPH.

Mes souliers prennent l’eau !

DUMONCEL, criant plus fort.

Ah ça !... qu’est-ce qu’il me chante ? Va-t’en !

Joseph sort par le fond.

Voyons !

Il ouvre la lettre et lit.

« Mon gros bêta !... »

TOUS.

Hein ?

DUMONCEL.

« Gros bêta ! » Qu’est-ce qui se permet ?

Lisant.

« Tu n’es pas assez joli pour faire ta tête... Je te renvoie ton paletot...

« Ton inconsolable,

« Nini Caboche. »

LEFÈVRE.

Encore cette femme !

DUMONCEL.

Ah ! J’y suis ! « gros bêta... »

Tendant la lettre à Lucenay.

C’est toujours pour vous !

LUCENAY.

Pour vous !

LEFÈVRE, passant près de Dumoncel.

Voyons l’adresse ?

DUMONCEL.

C’est juste... nous allons le confondre...

Lisant.

« À monsieur Jules... »

LUCENAY, achevant de lire.

Dumoncel... » en toutes lettres !

DUMONCEL, stupéfait.

Tiens !

LUCIE.

Il n’y a pas moyen de nier...

LEFÈVRE, à Dumoncel.

Ah ! fi ! fi !

LUCENAY.

Ah ! fi ! fi !

LUCIE, passant près de Dumoncel.

Ah ! fi ! fi !

Elle regagne la droite.

DUMONCEL.

Mais sapristi ! je ne connais pas cette danseuse !

LUCENAY, vivement.

C’est une danseuse !... il l’avoue !

DUMONCEL.

Du tout ! je nie !

LEFÈVRE, indiquant le paquet.

Mais ton paletot, malheureux !

Il va le prendre et l’apporte.

DUMONCEL.

Ça ! ce n’est pas à moi ! mon paletot est chez moi !...

Ouvrant le paquet.

Vous allez voir ! Ah ! voilà une preuve !

Dépliant le paletot.

Tiens ! il ressemble au mien.

TOUS.

Il est noisette !...

LEFÈVRE, à Dumoncel.

Hein ?...

DUMONCEL, furieux.

Mais quand je te dis qu’il est chez moi... celui-ci est quatre fois trop large...

Il ôte vivement sa tunique et passe le paletot.

Tu vas vois !... Fichtre !... il me va !

LEFÈVRE, vivement.

Et la tache d’encre que tu as au coude !

TOUS.

Oh !!!

DUMONCEL, stupéfait.

C’est bien extraordinaire !

Il fouille dans la poche du paletot et en tire un bonnet grec.

LUCENAY, vivement.

Son bonnet !

LEFÈVRE, vivement avec pudeur.

Cachez ça, monsieur, cachez ça.

DUMONCEL, vivement.

Mais ce n’est pas le mien !... ce n’est pas...

Il le met sur la tête.

ah !... il entre !

TOUS.

Oh !!!

DUMONCEL, ôtant le bonnet et l’examinant.

C’est bien extraordinaire...

Il le remet dans sa poche.

LUCIE, passant près de Dumoncel.

Ah ! si madame Dumoncel le savait !

Elle remonte et passe à gauche près de la table.

LUCENAY.

Et elle le saura !

DUMONCEL.

Pristi !... monsieur, je vous en supplie.

LEFÈVRE, ramenant à droite ; Lucenay les suit. Ils parlent bas.

Alors, promets-nous de rompre avec cette Caboche...

Lucie s’assied près de la table.

DUMONCEL.

Mais non !...

LUCENAY.

Il ne veut pas ! il ne veut pas !

DUMONCEL.

Eh bien ! oui, là... je romprai... pour avoir la paix !... je romprai... brutalement !

LEFÈVRE.

Oh ! non !... pas d’éclat ! je me charge d’arranger l’affaire avec quelques billets de mille francs.

DUMONCEL.

Ah ! c’est bien !...

LEFÈVRE.

Que je porterai à ton compte...

DUMONCEL.

Hein ? comment ! il faut que je donne des billets de mille francs.

LUCENAY.

C’est l’usage...

DUMONCEL, ahuri.

Ah !

LEFÈVRE.

Tu ne peux pas te conduire comme un étudiant.

DUMONCEL, ahuri.

Non...

LUCENAY.

D’ailleurs il faut savoir payer ses fautes... mauvais sujet !...

DUMONCEL.

Mais sacrebleu !...

LEFÈVRE.

Tu refuses ?

DUMONCEL, criant.

Non !...

LEFÈVRE, bas et désignant sa fille.

Chut !...

DUMONCEL.

Ah ! oui !...

Plus bas.

Non !... tout ce que vous voudrez !... mais surtont ne le dites pas à ma femme !...

LUCENAY.

Soyez tranquille.

Il remonte à droite.

DUMONCEL, à part, s’essuyant le front avec le bonnet grec.

C’est égal, c’est bien extraordinaire !

LEFÈVRE, vivement.

Cachez ça, monsieur, cachez ça.

Il va à sa fille.

DUMONCEL.

Ah oui !

Il le remet dans sa poche. À part.

Est-ce que j’aurais vraiment trompé ma femme ?...

On entend jouer du piano au-dessus. Même motif qu’à la troisième scène.

DUMONCEL, tombant en extase.

Oh !... oh !... un bémol !

LUCENAY, agacé.

Aïe !... aïe !... je connais ça !

DUMONCEL, à Lucenay.

Son morceau !... son prix du Conservatoire !... c’est ma femme !

LUCENAY.

Comment !

DUMONCEL.

Eugénie...

LUCENAY.

Juste...

À Dumoncel en lui serrant les mains.

Ah ! ce pauvre Dumoncel !

DUMONCEL, se laissant serrer les mains.

Ah ! vous y venez donc ?... capricieux !

LUCENAY.

Ce cher ami !...

DUMONCEL, lui tendant les bras.

Eh bien ?...

Lucenay s’y précipite ; ils s’embrassent.

DUMONCEL, à part.

Maintenant, je suis sûr de mon affaire !

CHOEUR FINAL.

Air final de Mon Isménie (Hervé.)

Plus de souci ! plus de nuage !

Rien ne pourra nous désunir ;

Et n’empruntons, c’est le plus sage,

Rien au passé pour l’avenir.

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