Un Jeune homme pressé (Eugène LABICHE)


Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Montansier (Palais-Royal), le 4 mars 1848.

 

Personnages

 

DARDARD

PONTBICHET

COLARDEAU

 

La scène se passe à Paris, chez Pontbichet.

 

Le théâtre représente une chambre à coucher. Au fond, au milieu, un lit avec des rideaux. À côté, une table de nuit. À droite et à gauche du lit, portes, celle de droite conduisant à l’extérieur. À gauche, premier plan, une porte ; deuxième plan, une croisée. À droite, premier plan, autre porte ; deuxième plan, une table avec ce qu’il faut pour écrire. Chaises, fauteuils, etc.

 

 

Scène première

 

PONTBICHET, puis DARDARD

 

Au lever du rideau, la scène est obscure, Pontbichet est couché, il ronfle.

DARDARD, en dehors, sonnant avec force.

Monsieur !... monsieur !

PONTBICHET, se réveillant.

Hein ?... il me semble qu’on a agité ma sonnette ?...

DARDARD.

Ouvrez ! ouvrez ! ouvrez...

PONTBICHET.

Qui va là ?

DARDARD.

Moi !... un jeune homme pressé... Je bous, je brûle, je flambe !

PONTBICHET, descendant de son lit et passant un pantalon après avoir allumé une bougie à sa veilleuse.

Ah ! mon Dieu !... est-ce que le feu serait à la maison ?

DARDARD.

Dépêchez-vous donc !

PONTBICHET.

Que diable ! donnez-moi le temps de passer un pantalon.

À part.

Ces pompiers sont d’une impatience !...

DARDARD.

Je vous attends.

Il sonne de nouveau et sans discontinuer.

PONTBICHET.

Un instant donc !

DARDARD.

C’est pour vous empêcher de vous rendormir.

PONTBICHET, allant ouvrir.

Voilà, pompier, voilà !... mais, si c’est pour faire la chaîne... je suis enrhumé.

Apercevant Dardard.

Un inconnu !... sans casque ! Monsieur, que voulez-vous ?

DARDARD.

Monsieur, je voudrais causer avec vous.

PONTBICHET.

Causer ! ah çà ! quelle heure est-il ?

DARDARD.

Deux heures du matin... Mais ça ne fait rien... je n’y tiens plus ! je n’y tiens plus !

PONTBICHET, à part, effrayé.

Deux heures... j’ai peut-être eu tort d’ouvrir ma porte...

DARDARD.

Monsieur, je suis un jeune homme pressé : dites-moi tout de suite si c’est vous ?

PONTBICHET.

Moi, quoi ?

DARDARD.

Le père... ou non ?

PONTBICHET.

Ah çà ! si c’est pour jouer à ce jeu-là...

DARDARD.

Étiez-vous, oui ou non, ce soir au théâtre de M. Dormeuil ?

PONTBICHET.

Oui, en famille... Mais je ne vois pas...

DARDARD.

Occupiez-vous le numéro 13, second rang, première galerie, côté gauche ?... dites-moi si vous étiez bien ?

PONTBICHET.

Oh ! extrêmement bien...

DARDARD.

Enfin, n’y avait-il pas près de vous une jeune fille... avec des yeux ! un nez ! une bouche !...

PONTBICHET.

En effet... ma fille Cornélie... Après ?

DARDARD, ôtant son paletot.

Ça suffit.

Il paraît en habit noir, gants blancs, costume de prétendu.

Monsieur, je suis un jeune homme pressé, Ernest Dardard-Lacassagne, de Dumirac, près de Bordeaux ; et j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Cornélie, votre fille.

PONTBICHET.

Ah çà ! monsieur, vous flanquez-vous de moi ? Comment ? vous venez à deux heures du matin violer mon sanctuaire... et me conter vos polissonneries !...

DARDARD.

Il me semble que ma démarche...

PONTBICHET.

Sortez !

DARDARD.

Par exemple !

PONTBICHET.

Monsieur, je vous préviens que ma table de nuit contient deux objets !...

DARDARD, l’arrêtant publiquement.

Chut ! on ne nomme pas ces choses-là !

PONTBICHET, continuant.

Une paire de pistolets pour les malfaiteurs, et un verre d’eau sucrée pour moi... quand je tousse.

DARDARD.

En vérité ! eh bien ?

Air : Vaudeville de la Famille de l’apothicaire.

Moi, je blâme cet imbroglio.
Des pistolets, de l’eau sucrée
On croirait pour un quiproquo
La chose à dessein préparée.
Voyez d’ici l’affreuse erreur...
Vous pourriez, prenant l’un pour l’autre,
Sucrer... la cervelle au voleur,
Et percer un trou dans la vôtre.

PONTBICHET.

Ah çà ! monsieur, vous faites de l’esprit... moi, j’ai envie de dormir.

DARDARD.

Recouchez-vous.

PONTBICHET.

Quand vous serez parti.

DARDARD.

Moi ! partir sans l’avoir vue, sans avoir revu Cornélie ?...

PONTBICHET.

C’est ça, je vais la faire habiller pour vous.

DARDARD.

Ah ! je ne demande ça !

PONTBICHET.

C’est heureux.

DARDARD.

Qu’elle vienne comme elle est... ce n’est pas sa robe que j’aime... ce n’est pas sa robe que j’épouse...

PONTBICHET.

Mais, monsieur...

DARDARD.

Ah ! vous ne me connaissez pas ; je suis de Bordeaux, monsieur !... j’ai la tête chaude !...

PONTBICHET.

Qu’est-ce que ça me fait ?

DARDARD.

Et, à Bordeaux, quand on aime, quand on distingue une jeune fille au spectacle, on ne s’informe ni de son rang, ni de son nom, ni de son sexe...

PONTBICHET.

Mais, monsieur...

DARDARD, s’animant.

On la suit. Si elle monte dans un fiacre, on galope, on traverse les ponts, on rejoint le sapin, on grimpe derrière...

PONTBICHET.

Mais, monsieur...

DARDARD, de même.

On reçoit un coup de fouet, v’lan ! ça ne fait rien... on tombe, on se relève, on arrive chez le père...

PONTBICHET.

Mais, monsieur...

DARDARD, continuant.

Un gros qui dort ; on lui dit : « Réveillez-vous, habillez-vous, mariez-nous ! »

PONTBICHET.

Est-ce que vous êtes tous comme ça à Bordeaux ?

DARDARD.

Tous !

PONTBICHET.

Eh bien, à Paris, c’est différent ; quand on nous réveille... nous prenons un bâton, bien rond, que nous cassons, sans façon, sur le Gascon.

DARDARD.

Tiens, nous jouons au corbillon ! qu’y met-on ?

PONTBICHET.

Terminons...

DARDARD.

Ah !... le mot est bon.

PONTBICHET.

Vous désirez voir ma fille ?

DARDARD.

Oui.

PONTBICHET.

Eh bien, vous ne la verrez pas...

DARDARD.

Très bien !

PONTBICHET.

Vous demandez à l’épouser ?

DARDARD.

Oui.

PONTBICHET.

Eh bien, vous ne l’épouserez pas.

DARDARD.

Très bien !

PONTBICHET.

Maintenant, mon petit ami, je vais vous mettre à la porte.

DARDARD.

Non.

PONTBICHET.

Savez-vous que je suis plus gros que vous... et par conséquent plus...

DARDARD.

Gras ?

PONTBICHET.

Non, plus fort.

DARDARD.

En entrant, j’ai fermé votre porte à double tour, et j’ai mis la clef dans ma poche... la voici !

PONTBICHET.

Eh bien ?

DARDARD.

Pour rester, il ne tiendrait qu’à moi de la lancer par la fenêtre !

PONTBICHET.

Oui, mais je vous ferais prendre le même chemin.

DARDARD.

Non.

PONTBICHET.

Pourquoi ?

DARDARD.

Parce que, casser un Gascon, c’est très cher, c’est un grand luxe !... Ça se paye double.

PONTBICHET, à part.

Il a raison.

DARDARD.

Tenez, je suis bon diable, je sors de bonne volonté !... mais pour revenir... Dites donc, je vais toujours acheter la corbeille !

PONTBICHET.

La corbeille ?

DARDARD.

Oh ! soyez donc tranquille ! je ferai bien les choses.

PONTBICHET.

C’est trop fort !...

DARDARD.

Au revoir... beau-père !

Ensemble.

Air : Étrange aventure, ou Scélérat atroce (Existence décolorée).

PONTBICHET.

Étrange aventure
C’est une gageure.
Voyez sa figure,
Voyez sa tournure,
Pour oser ainsi
Porter ici
Sa mine d’amoureux transi !
Sais-tu, gredin,
Que je puis t’assommer soudain ?

DARDARD.

Charmante aventure !
Grâce à la nature,
Avec ma figure,
Avec ma tournure,
Je puis, sans souci,
Sortir d’ici,
Je suis certain
De plaire à ta fille demain.

Dardard sort par la porte du fond à droite, après avoir remis la clef dans la serrure.

 

 

Scène II

 

PONTBICHET, seul

 

A-t-on jamais vu un Gascon pareil ? C’est qu’il a un aplomb ! Pour plus de sûreté, je vais fermer ma porte.

Il la ferme.

Colardeau doit être revenu du bal masqué... Il arrive de Loches, et, avant de se marier, il a désiré connaître les danses du grand monde... Je l’ai confié à mon coiffeur... ils sont allés à l’Ambigu-Comique. Et cet autre qui me demande ma fille !... elle est pour Colardeau, ma fille... un bon jeune homme blond, plein de respect, de déférence pour moi... Au moins, lui, quand je parle, il m’écoute, et, quand je ne parle pas, il m’écoute encore.

Riant.

Et puis, ce diable de Colardeau, il rit de tout ce que je dis... ça me donne de l’esprit...

Au public.

Enfin, l’autre jour, c’était pourtant pas bien drôle, je luis dis : « Colardeau, je vais à l’enterrement... » Pouf ! le voilà qui pouffe !... Il est gai, ce Colardeau ! Entre nous, je le crois très bien avec ma fille, sa cousine ; ils ont fait connaissance à Loches, il y a deux ans, et, entre cousins... Malheureusement, Colardeau n’a pour toute fortune qu’un oncle qui a, dit-on, le cou très court... c’est quelque chose. En attendant... je lui achèterai un petit fonds de n’importe quoi, avec la dot de ma fille. Ah dame ! je ne suis pas riche, moi ! Je fabrique des gants à vingt-neuf sous, sans coutures... C’est la vérité ! je néglige totalement la couture. Ah çà, il est deux heures un quart... cet animal m’a réveillé... qu’est-ce que je vais faire ? Tiens ! si je réveillais à mon tour Colardeau ! il me tiendrait compagnie... c’est son état.

Il frappe à la porte de droite, premier plan.

Ohé ! Colardeau, ohé !

 

 

Scène III

 

PONTBICHET, COLARDEAU

 

COLARDEAU, dans la coulisse.

Hein ?... je dors !

PONTBICHET.

C’est égal, lève-toi.

COLARDEAU, de même.

C’est vous, monsieur Pontbichet ?

PONTBICHET.

Oui, dépêche-toi.

La porte s’entrouvre, et la tête de Colardeau paraît coiffée d’un bonnet de coton.

COLARDEAU.

Vous êtes incommodé, beau-père ?

PONTBICHET.

Non, Colardeau, je m’ennuie...

COLARDEAU, riant très fort.

Ah ! ah ! ah !

PONTBICHET, à lui-même.

J’ai encore dit quelque chose de drôle.

À Colardeau, qui rit toujours.

C’est bien... Je t’ai réveillé pour que tu me tinsses compagnie.

COLARDEAU.

Compagnie ? tout de suite ?

PONTBICHET.

Parbleu ! ce n’est pas la semaine prochaine.

COLARDEAU, riant.

Ah ! ah ! ah !

S’arrêtant tout à coup.

Cristi ! que j’ai envie de dormir.

PONTBICHET.

Voyons, quand tu resteras là... Entre.

COLARDEAU.

C’est que je vais vous dire... je ne suis pas vêtu... Je suis en bannière.

PONTBICHET.

Habille-toi

COLARDEAU.

C’est que je vais vous dire... je n’ai pas mes habits, ils sont restés chez le costumier.

PONTBICHET.

Eh bien, mets ton costume.

COLARDEAU.

Oui, monsieur Pontbichet.

À part.

Cristi ! que j’ai envie de dormir !

La tête de Colardeau disparaît.

PONTBICHET, seul.

Je vais le faire rire jusqu’au jour... ça m’occupera.

 

 

Scène IV

 

DARDARD, PONTBICHET

 

DARDARD, paraissant debout sur l’appui de la fenêtre.

Ne vous dérangez pas !

PONTBICHET.

Comment ! encore vous ?

DARDARD.

Toujours !

PONTBICHET.

Et par la fenêtre !

DARDARD.

J’ai pensé que vous aviez dû fermer la porte... et nous autres enfants de la Gironde, quand on nous ferme la porte, nous sautons par la croisée...

Il saute sur la scène.

Eh donc !

PONTBICHET.

Mais qu’est-ce qui vous ramène ?

DARDARD.

Une idée. En sortant, j’ai lu votre enseigne : « Pontbichet fabricant de gants », et je me suis écrié : « J’ai besoin de gants !... »

PONTBICHET.

Monsieur, je vous préviens que je ne tiens pas le détail, ainsi...

DARDARD.

Et moi, je n’achète qu’en gros. J’en veux... voyons... j’en veux quarante mille paires !

PONTBICHET.

Quarante mille ?

DARDARD, s’asseyant.

Vous allez me les essayer, Pontbichet !

PONTBICHET.

Comment ?

DARDARD.

Dépêchez-vous, je suis un jeune homme pressé.

PONTBICHET.

Voyons, monsieur, parlez-vous sérieusement ?

DARDARD.

En affaires je suis sérieux comme un hibou.

PONTBICHET.

Et vous êtes solvable ?...

DARDARD.

Comme un jaunet, je paye comptant.

PONTBICHET, à Dardard, qui est assis.

Prenez donc la peine de vous asseoir.

DARDARD.

C’est fait.

PONTBICHET, à part.

Mais c’est une excellente affaire, quarante mille... je vais lui couler tout mon fonds de boutique.

Haut.

Monsieur, voulez-vous me permettre de passer mon pet-en-l’air ?

DARDARD.

À quoi bon ?

PONTBICHET.

Je sais trop ce que je dois à un client de votre importance... Je suis à vous dans la minute.

Il se retire derrière les rideaux.

DARDARD, tirant son calepin.

Nous disons quarante mille paires de gants à...

À Pontbichet.

Combien vos gants ?

PONTBICHET, derrière les rideaux.

Vingt-neuf sous.

DARDARD.

Trop cher !

PONTBICHET, toujours derrière les rideaux.

Je vous les passerai à un franc.

DARDARD, calculant.

C’est vendu ! c’est une très bonne opération.

PONTBICHET, sortant habillé.

Là ! me voici... Dites donc, est-ce heureux que vous soyez allé au théâtre de M. Dormeuil ?

DARDARD.

Oui, il pleuvait, je suis entré pour faire mes comptes... je me croyais au café de Foy... je demande une groseille, on me sert un vaudeville.

PONTBICHET.

Vous aimez les vaudevilles ?

DARDARD.

Oh ! Dieu ! je les ai en horreur !... c’est toujours la même chose ; le vaudeville est l’art de faire dire oui au papa de la demoiselle qui disait non... Voici l’ordre et la marche : on lève le rideau...

Air : Vaudeville de Préville et Taconnet.

Salut d’abord, salon délicieux !
Mais par la gauche entre, en toussant, un père
La fille pleure avec son amoureux,
Petit monsieur bien mis, qui tous les soirs vient plaire...
On lui dit non, mais cela veut dire oui.
Au bout d’une heur, grâce à son éloquence,
Chacun s’embrasse et l’ouvrage est fini !

PONTBICHET.

Mais le public ?

DARDARD.

Chut ! c’est là qu’il commence ;
Quelquefois même il se met en avance !

Tenez, dans ce moment nous en jouons un vaudeville... Vous dites non ; eh bien, vous direz oui... à la fin.

PONTBICHET.

Oh ! ça...

DARDARD.

Comme les autres... J’en suis tellement sûr que je viens de louer l’appartement au-dessus.

PONTBICHET.

Pour quoi faire ?

DARDARD.

Eh bien, pour m’y installer avec votre fille.

PONTBICHET.

Vraiment ?

À part.

Une fois l’affaire conclue, comme je le flanquerai à la porte...

Haut, ouvrant un carton.

Si vous désirez voir les échantillons...

DARDARD, examinant.

Volontiers...

Passant son doigt dans le gant et le déchirant.

C’est mal cousu...

PONTBICHET.

C’est fait exprès... pour donner de l’air aux mains.

DARDARD.

Au fait, dans les pays chauds... pour l’exportation, ça suffira.

PONTBICHET.

Ah ! Monsieur fait l’exportation ?

DARDARD.

Je fais tout, monsieur, j’exporte, j’importe et je colporte.

PONTBICHET.

Tiens ! tiens ! tiens ! et vous gagnez de l’argent ?

DARDARD.

Comme ça... Il y a deux ans, j’avais tout juste un zéro dans chaque poche.

PONTBICHET.

Et aujourd’hui ?

DARDARD.

J’ai deux cent mille francs.

PONTBICHET.

Oh ! oh ! oh ! en deux ans ?...

DARDARD.

Ah ! je suis de Bordeaux, moi ! Vous n’auriez pas besoin d’indigo ?

PONTBICHET.

Pour quoi faire ?

DARDARD.

J’en ai à céder.

PONTBICHET.

Vous vendez aussi l’indigo ?... Oh ! oh ! oh !

À part.

Il me fait l’effet de Mercure... en bourgeois. C’est un marron.

DARDARD.

Eh bien, dans mon existence, il y a une chose qui me taquine... qui me pèse là... sur l’estomac.

PONTBICHET.

Des choux ?

DARDARD.

Non, un remords. Pontbichet : je dois ma fortune à une petite gredinerie.

PONTBICHET, gaiement.

Eh bien, je m’en doutais. Contez-moi ça.

DARDARD.

Au fait, avec son beau-père...

PONTBICHET.

Mais permettez...

DARDARD.

Puisque vous direz oui... c’est convenu. Il y a deux ans, j’étais simple commis chez un banquier de Bordeaux. Un jour, un riche armateur dont j’avais la confiance vint me trouver et me tint à peu près ce langage : « Pitchoun... ça veut dire petit, je vais me marier en Amérique ; n’ayant pas eu d’enfants dans ce monde, j’ai des chances pour en avoir dans l’autre. Or, je possède un neveu, un imbécile qui m’envoie deux fois par an ses fautes d’orthographe au jour de l’an et à ma fête. Avant de partir, je veux faire quelque chose pour cet animal-là. Voici quarante mille francs que tu lui remettras avec ma bénédiction... et une grammaire française. »

PONTBICHET.

Et vous vous êtes empressé de lui porter ?...

DARDARD.

Voilà où commence la petite gredinerie. J’allais partir, lorsque, à la porte des Messageries Laffitte et Caillard, j’avise une affiche : « Vins à vendre sur pied. »

PONTBICHET.

Comment ! des vins sur pied ?

DARDARD.

Oui, la récolte. Il s’agissait du meilleur cru des environs de Bordeaux... le cru de... neuf étoiles. Une affaire d’or !... Alors je me dis : « Bah ! ce neveu est riche... il attendra bien six mois. Je lui porterai ça plus tard. » Je rumine mon opération, je consulte un ami, un jeune homme de Bergerac ; il m’approuve, et je pars. Pontbichet, ne contez jamais vos affaires à un jeune homme de Bergerac !

PONTBICHET.

Pourquoi ça ?

DARDARD.

J’arrive chez le vendeur... qu’est-ce que je trouve ? le petit gueux qui venait de me souffler...

PONTBICHET.

Le cru de neuf étoiles ?

DARDARD.

Juste !

PONTBICHET.

Oh ! un cru si étoilé que ça !

DARDARD.

À ma place, qu’eussiez-vous fait ?

PONTBICHET, avec dignité.

J’aurais jeté sur ce jeune homme un regard hautain... et je serais parti.

DARDARD.

Parti ? Tenez, vous n’êtes qu’un Champenois !

PONTBICHET.

Je suis de Courbevoie.

DARDARD.

J’achetai cinq mille tonneaux... tout ce qu’il y avait dans le canton, une rafle.

PONTBICHET.

Mais puisque c’est l’autre qui avait le vin.

DARDARD.

Oui, mais il ne pouvait pas l’entonner sans ma permission... je tenais le bon bout, coquinasse !

PONTBICHET.

Que fit-il ?

DARDARD.

Un beau trait : il me céda son marché à vingt-cinq pour cent de perte.

PONTBICHET, dans l’admiration.

Oh ! oh ! oh !

À part.

Ce petit bonhomme est prodigieux !... il est bien plus fort que Colardeau... et, en y réfléchissant...

Haut.

Ah çà ! et les quarante mille francs de l’autre... du neveu ?

DARDARD.

Je les ai toujours.

PONTBICHET.

Comment ?

DARDARD.

Quand je me présentai à son domicile, il avait déménagé depuis six mois... impossible de le retrouver... Mais son argent est là... tout prêt... et maintenant pour rien au monde...

PONTBICHET, lui prenant la main avec expression.

Bien ! très bien ! fort bien !

DARDARD, à part.

Je l’ai étourdi.

Haut.

Dites donc, papa Pontbichet, mariez-nous, hein ?

PONTBICHET.

Écoutez, mon ami... si ça ne dépendait que de moi... car vous m’avez fasciné... je suis sous le charme ; mais c’est ma femme.

DARDARD.

Comment ! vous avez une femme, et vous ne me le dites pas ? Où est-elle ?

PONTBICHET.

Là, dans sa chambre.

DARDARD, frappant très fort à la porte indiquée.

Madame !... madame !... je vous demande la main de votre fille !

PONTBICHET, voulant l’arrêter.

Mais elle dort...

DARDARD, continuant.

Ça ne fait rien... je suis un jeune homme pressé.

PONTBICHET.

Et puis elle est sourde.

DARDARD.

Ah bah !... quelle raison ! je la lui demanderai avec un cornet.

PONTBICHET.

Mais ce n’est pas tout, vous avez aussi un rival... qui est très avancé !

DARDARD.

Un rival !... est-il du Midi ?

PONTBICHET.

Non.

DARDARD.

Très bien ! je n’ai qu’à souffler dessus pour l’éteindre. Allons-y !

UNE VOIX, au-dehors.

Monsieur Dardard !...

PONTBICHET.

On vous appelle.

LA VOIX.

C’est le tapissier...

PONTBICHET.

Le tapissier ?...

DARDARD.

Eh bien, oui, pour meubler l’appartement là-haut... J’y cours. Pendant ce temps-là occupez-vous du trousseau... Adieu, adieu !

Il sort vivement.

 

 

Scène V

 

PONTBICHET, courant après lui

 

Mais, monsieur, monsieur !... Le tapissier, le trousseau... il me fascine, il m’étourdit, il jongle avec mon intelligence.

S’avançant vers le public.

Après ça, c’est un excellent parti... et un commerçant !... Il vend de tout, c’est un petit bazar, ma fille épouserait un petit bazar... Tandis qu’avec ce Colardeau, un imbécile qui ne vend rien et qui rit de tout... Enfin, l’autre jour, c’était pourtant pas bien drôle, je lui dis : « Colardeau, je vais à l’enterr... »

S’arrêtant.

Ah ! je vous ai déjà conté ça !

 

 

Scène VI

 

COLARDEAU, PONTBICHET

 

COLARDEAU, sortant de sa chambre en costume de Turc.

Là ! j’ai mis mon turban.

À part.

Cristi ! que j’ai envie de dormir ?

PONTBICHET.

Te voilà ?

COLARDEAU.

Je ne vous le cacherai pas.

PONTBICHET, à part.

Comment lui dire ?

Haut.

Colardeau, méfie-toi, je vais te porter un coup...

COLARDEAU, riant.

Oh ! oh ! oh !

PONTBICHET, à part.

J’ai encore dit quelque chose de drôle.

Haut.

Tu comprends que je ne puis donner à ma fille qu’un homme actif, intelligent, apte...

COLARDEAU.

Apte, oui, monsieur Pontbichet.

À part.

Cristi ! que j’ai envie de dormir !

PONTBICHET.

Et sans vouloir faire tort aux qualités distinguées que tu as reçues de la nature...

COLARDEAU.

Monsieur, ça vous serait-il égal de causer de ça demain matin ?...

PONTBICHET.

Non, c’est tout de suite... j’ai résolu de soumettre ton intelligence à une épreuve...

COLARDEAU.

Pas longue, hein ?

PONTBICHET.

Colardeau, si un ami de Bergerac t’avait soufflé le cru de neuf étoiles, qu’est-ce que tu ferais ?

COLARDEAU, cherchant.

Si un ami de Bergerac m’avait soufflé... je me recoucherais.

PONTBICHET.

Je vais te mettre sur la voie. Colardeau, dans quoi met-on le vin ?

COLARDEAU.

Dans la cave, monsieur Pontbichet.

PONTBICHET.

Oui, mais dans quoi met-on le vin qui est dans la cave ?

COLARDEAU.

Dans des bouteilles, monsieur Pontbichet.

À part.

Quelle drôle de conversation !

PONTBICHET.

Et avant de le mettre dans des bouteilles ?

COLARDEAU.

Avant de le mettre ?...

Cherchant.

Voyons donc... voyons donc...

PONTBICHET.

Dans des tonneaux.

COLARDEAU.

Ah ! oui.

PONTBICHET.

Eh bien ?

COLARDEAU.

Eh bien ?

À part.

Quelle drôle de conversation !

PONTBICHET.

Il ne comprend pas ! Colardeau, veux-tu que je te dise une chose ?... Tu ne sera jamais de Bordeaux, toi.

COLARDEAU.

Si c’est pour ça que vous m’avez fait lever...

PONTBICHET.

C’est pour te dire de ne plus compter sur ma fille.

COLARDEAU.

Hein ?

PONTBICHET.

Je t’ai donné ma parole, mais je la reprends, comme tout galant homme doit le faire.

COLARDEAU.

Allons donc ! c’est impossible... j’aime votre fille... je l’idole...

À part.

Et elle donc !...

Haut.

Si vous saviez...

À part.

Pauvre cher homme !... je ne peux pas lui dire...

PONTBICHET.

Tu parles à un morceau de granit ; mais continue.

COLARDEAU.

Ah çà ! à qui voulez-vous donc la marier ?

PONTBICHET.

À qui ! à M. Dardard, un jeune homme pressé qui vient de Bordeaux pour m’acheter quarante mille paires de gants.

COLARDEAU.

Dardard ! ah ! j’y suis ! ah ! j’y suis ! une farce de mardi gras ! On s’est fichu de vous !

PONTBICHET.

Comment ?

COLARDEAU.

Eh oui... Dardard, c’est un nom de carnaval... comme Chicard, Flambard, Musard... Pritchard ?

PONTBICHET.

Quel soupçon !

COLARDEAU.

Et puis un homme qui vient de Bordeaux à deux heures du matin acheter quarante mille paires... Les a-t-il payées ?

PONTBICHET.

Non.

COLARDEAU.

Ah ! fameux ! à la chie-en-lit !... lit !... lit !

PONTBICHET.

Vous vous oubliez, Colardeau...

À part.

Plus de doute !... je suis le jouet d’un galopin !

DARDARD, dans la coulisse.

Dépêchez-vous !

PONTBICHET.

C’est lui... Ah ! il ose revenir ? laissez-moi... Ah ! ah ! je vais le railler à mon tour ! je vais le cribler de sarcasmes... pointus !

COLARDEAU.

Moi, à votre place, je lui mettrais des attrapes dans le dos... des rats... ça se fait en carnaval.

PONTBICHET, le renvoyant.

Va, va.

COLARDEAU.

Cristi ! que j’ai envie de dormir !

Ensemble.

Air : Quelle étrange aventure (l’Enfant de quelqu’un).

PONTBICHET.

Je l’entends : du silence !
Car de ma vengeance
Voici le moment.
Sans confident,
Je confondrai ce garnement
Pars à l’instant,
Et couche-toi tout doucement.

COLARDEAU.

Je l’entends : du silence !
Car de sa vengeance
Voici le moment.
Sans confident,
Il confondra ce garnement.
Dans un instant
Je dormirai profondément.

Colardeau rentre à droite.

 

 

Scène VII

 

PONTBICHET, DARDARD

 

DARDARD, entrant.

Eh bien, ça marche là-haut ; j’ai choisi pour la chambre à coucher du velours amarante.

PONTBICHET, s’approchant de lui d’un air fin.

Ah ! je te connais, beau masque !

DARDARD, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

Haut.

Quant au salon, je voulais vous consulter...

PONTBICHET.

As-tu fini, portier ?

DARDARD.

Mais, beau-père...

PONTBICHET, gouaillant.

Ah çà ! galopin, tu tiens donc toujours à épouser ma fille ?

DARDARD.

Certainement ; mais...

PONTBICHET.

Eh bien moi, je te trouve impropre à cet usage...

DARDARD.

Comment l’entendez-vous ?

PONTBICHET.

Tiens, tu n’es qu’un mari de carnaval, Savoyard !

DARDARD.

Tenez... vous avez bu quelque chose depuis mon départ... Pontbichet, vous doutez de moi, de mon amour ?

PONTBICHET.

Énormément... petit polisson !

DARDARD, allant à la table et écrivant vivement quelques mots.

Eh bien, je vais vous convaincre...

Revenant et lui présentant un papier.

Voilà !... vous êtes convaincu ?

PONTBICHET.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

DARDARD.

Un reçu de la dot de votre fille, quarante mille francs.

PONTBICHET.

Pour quoi faire ?

DARDARD.

Si je n’épouse pas, je suis obligé de vous les rembourser ; c’est un dédit, une fiche... êtes-vous content ?

PONTBICHET.

Je comprends... mais alors c’est très sérieux.

DARDARD.

Je compte gagner ça sur vos gants.

PONTBICHET.

Comment ! sur des gants à vingt sous ?

DARDARD.

J’ai marchand à quarante-deux... en Angleterre.

PONTBICHET.

En Angleterre ! mais, malheureux, vous vous égarez...

DARDARD.

Mon compte est fait.

PONTBICHET.

Et la douane anglaise qui perçoit un franc de droit par paire !

DARDARD.

Non, non, je ne paye pas ça, moi.

PONTBICHET.

Comment ?

DARDARD.

Vous allez me faire deux ballots : dans l’un vous mettrez tous les gants de la main droite, et dans l’autre tous ceux de la main gauche.

PONTBICHET.

Oui.

DARDARD.

Vous expédierez le premier ballot sur Liverpool et le second sur Edimbourg.

PONTBICHET.

Oui, mais ça n’empêchera pas la douane de les saisir.

DARDARD.

Tant mieux ! c’est ce que je demande.

PONTBICHET.

Ah bah !

DARDARD.

Parce qu’alors je ne paye pas le port... c’est une économie.

PONTBICHET.

Oui, mais vous perdez vos gants !

DARDARD.

Allons donc, jeune brebis !... Pontbichet, quel est l’usage de la douane quand elle saisit des marchandises ?

PONTBICHET.

Elle les fait vendre sur place, c’est connu.

DARDARD.

Eh bien, moi, je les rachète... au tas ! le prix que je veux... cinq francs le mille... des gants dépareillés, ça n’a pas de valeur. Je ne crains pas la concurrence.

PONTBICHET.

Cependant...

DARDARD.

À moins que la ville d’Edimbourg ne renferme quarante mille manchots... de la main gauche, ce qui est inadmissible. À Liverpool, même jeu, je rapproche les deux mains et le tour est fait.

PONTBICHET, au comble de l’admiration.

Oh ! oh, oh ! tenez, je m’agenouille, je me prosterne... vous êtes le génie de l’industrie !

DARDARD.

Eh ! non ! je suis de Bordeaux.

À part.

Je lui ai mis la tête sous l’aile.

PONTBICHET.

Monsieur, je ne veux pas d’autre mari que vous, et ma fille n’aura pas d’autre gendre... c’est-à-dire... enfin, j’ai votre engagement signé... je vous autorise à faire votre cour...

DARDARD.

Tout de suite... Où est-elle ?

PONTBICHET, indiquant la chambre, à gauche.

Ici... mais plus tard... quand elle sera levée.

DARDARD.

Au point où nous en sommes...

PONTBICHET.

Auparavant il serait peut-être convenable de faire la demande à sa mère.

DARDARD, d’un air de doute.

Oh !...

Résigné.

Allons, j’y vais.

PONTBICHET.

Je vous conseille d’élever la voix, attendu qu’elle est un peu...

DARDARD.

Soyez tranquille, je vais lui beugler ma demande...

PONTBICHET.

Oui, ce sera plus honnête ; allez, je vous rejoins.

Ensemble.

Air : Quadrille de Paris la nuit.

DARDARD.

À bientôt,
Je reviens, et tantôt
De sa fille
Si gentille
Je saurai bien toucher le cœur
En lui parlant de son bonheur.

PONTBICHET.

À bientôt
Son retour, et tantôt
De ma fille
Si gentille
Il saura bien toucher le cœur
En lui parlant de son bonheur.

DARDARD.

Je veux d’une nourrice
Choisir... l’amour intéressé.

PONTBICHET.

Comment sitôt une nourrice ?
Grand Dieu ! quel jeune homme pressé !

Reprise de l’ensemble.

À bientôt, etc.

Dardard entre au fond, à gauche, chez madame Pontbichet.

 

 

Scène VIII

 

PONTBICHET, COLARDEAU, la voix de DARDARD

 

COLARDEAU, sortant de la chambre, à Pontbichet.

Eh bien, est-ce fait ? l’avez-vous criblé ?

PONTBICHET.

Oui, c’est arrangé !... c’est lui qui épouse...

COLARDEAU.

Dardard ?

DARDARD, dans la coulisse, très haut.

Je vous demande la main de votre fille.

PONTBICHET.

Tiens, le voilà qui fait sa demande en tremblant.

COLARDEAU.

Mais ça ne se peut pas... je suis le premier... Depuis une heure vous girouettez... Pourquoi lui plutôt que moi ?

PONTBICHET.

Pourquoi ? Colardeau, si tu avais des gants à envoyer en Angleterre, qu’est-ce que tu ferais ?

COLARDEAU.

Moi ?... je les mettrais aux messageries.

PONTBICHET.

Je vais te mettre sur la voie... Tu en ferais deux ballots... dans l’un...

Changeant d’idée.

Non, c’est trop fort pour toi.

DARDARD, dans la coulisse, plus haut.

Je vous demande la main de votre fille !

UNE VOIX DE VIELLE FEMME, répondant.

J’ai mes pauvres... je ne peux rien vous faire !

PONTBICHET.

Tu vois... ils sont à peu près d’accord... cependant je vais lui donner un coup de main... Adieu, Colardeau.

COLARDEAU.

Mais écoutez-moi : si vous connaissiez mon amour...

PONTBICHET, de la porte.

Je m’en bats complètement l’orbite... Adieu, Colardeau.

Il entre chez sa femme au fond, à gauche.

 

 

Scène IX

 

COLARDEAU, seul

 

Ah ! tu t’en bats l’orbite ! c’est ce que nous allons voir... Mais malheureux ! tu ne sais donc pas que ta fille... je l’ai entraînée au bord d’un précipice couvert de fleurs... aux environs de Loches, une sous-préfecture... Indre-et-Loire... Voilà des faits ! Quant à ce M. Dardard, je vais lui écrire... pour lui donner des détails. C’est ça.

Il se met à la table et écrit.

« Monsieur, je vous apprends... »

Parlé.

Combien mettent-ils de P à apprendre ?... trois ! s’il en trouve de trop... il en ôtera...

Il continue à écrire.

 

 

Scène X

 

COLARDEAU, DARDARD

 

DARDARD, sans voir Colardeau.

Ah ! j’en ai mal à la gorge... c’est éreintant de se débattre comme ça avec une sourde... Elle est laide !... c’est étonnant, avoir une fille aussi jolie... Après ça, la nature se plaît aux antithèses.

Air : Partie et Revanche.

D’où nous vient l’odorante rose ?
De sa graine on cache le nom.
D’un ognon l’iris est éclose,
C’est bien pis pour le champignon !
J’en rougis pour le champignon !
Nous devons, hélas ! aux chenilles
Le papillon, si beau, si frais.
Et pour avoir de belles filles,
Il faut greffer... des Pontbichets !

COLARDEAU, écrivant sans voir Dardard.

Un enfant...

Cherchant.

Combien mettent-ils d’F à enfant...

DARDARD, l’apercevant, à part.

Tiens ! un musulman !

COLARDEAU, à lui-même.

Trois ! il en ôtera.

Il continue d’écrire.

DARDARD, à part.

Il ne me voit pas... ma fiancée est là... si je pouvais prendre un petit acompte... par le trou de la serrure...

Il regarde à gauche du premier plan et recule épouvanté.

Ciel !

COLARDEAU, continuant d’écrire.

Entrez...

DARDARD.

Qu’ai-je vu... ce n’est pas celle-là... je me serai trompé de porte... j’aurai suivi un autre père, je serai monté derrière un autre fiacre... Et moi qui ai signé... Ah ! malheureux Dardard !

COLARDEAU, se levant.

Dardard ! c’est vous ?

DARDARD.

Oui... Bonjour... Allah ! Allah !

COLARDEAU.

Et moi qui lui écrivais... Dieu est grand !

DARDARD.

Et Mahomet est son prophète ! Allah ! Allah !

À lui-même.

Que faire ? C’est qu’elle ressemble à sa mère, la malheureuse !... c’est une Pontbichet !... mal greffée.

COLARDEAU, lui présentant sa lettre ouverte.

Monsieur, lisez ça !... ça vous intéresse...

DARDARD.

Non... si c’est pour affaire... je suis sorti.

COLARDEAU.

Lisez... il le faut !

DARDARD.

Ah !... oui, bon Turc.

Jetant les yeux sur la lettre.

Ciel ! qu’ai-je lu ? un enf... il ne manquait plus que ça ! ma situation se développe... elle fait des petits, ma situation ! Et c’est vous... vous ne rougissez pas !...

COLARDEAU.

Ce n’est pas ma faute, c’est la nature qui est coupable. Je vas vous dire... c’était pendant les vendanges... et, quand on vendange, on cueille du raisin... « J’en cueillerai plus que toi... – Pas vrai !... – Si... – Non... » Alors on se pique, on s’anime et... voilà comment ça nous est arrivé.

DARDARD, à part.

Ma foi ! Pontbichet n’est pas là...

Prenant son chapeau.

Le moment est bon... c’est le seul moyen.

COLARDEAU.

Que décidez-vous ?

DARDARD.

Si l’on demande après moi, vous direz que je vais revenir, que je suis allé... me faire faire la barbe... au Kamtchatka ! Bonjour !

Il remonte vivement.

 

 

Scène XI

 

COLARDEAU, DARDARD, PONTBICHET

 

PONTBICHET, arrêtant Dardard.

Mon gendre, tout est convenu, ma femme consent...

DARDARD, à part.

Je suis pris.

Haut.

Certainement... monsieur Pontbichet... je suis très heureux... parce que...

COLARDEAU, à part.

Comment ! il persiste ?

DARDARD.

Ce mariage... qui devait faire mon bonheur... tant de grâce !... de beauté !... Monsieur Pontbichet, avez-vous jamais regardé votre fille !

PONTBICHET.

Tiens !

DARDARD.

Eh bien, regardez-la encore...

S’approchant du trou de la serrure de la porte à gauche au premier plan.

Et la main sur la conscience, vous verrez que je ne puis pas...

Regardant.

Ciel !

Avec joie.

C’est elle ! c’est elle !

COLARDEAU.

Qu’est-ce qu’il y a ?

DARDARD.

Ah çà, il y en a donc deux ? une belle et... une autre ?

COLARDEAU, qui a regardé.

Ah ! c’est Thérèse !

PONTBICHET et DARDARD.

Thérèse !

COLARDEAU.

Elle aura eu peur de l’orage, et sera allée se coucher chez sa cousine en rentrant du spectacle... Caponne !

DARDARD.

Un instant !... à qui appartient cette Thérèse ?

COLARDEAU.

C’est ma sœur !

DARDARD.

Turc ! je te demande la main de ta sœur !

PONTBICHET.

Comment ?...

DARDARD.

S’il le faut, je me ferai mahométan !

COLARDEAU.

C’est inutile... accordé !

PONTBICHET.

Ah çà, et ma fille ?... Vous oubliez que j’ai un reçu signé de vous.

DARDARD.

C’est vrai...

À part.

Quarante mille francs pour s’être trompé de fiacre, c’est cher la course.

PONTBICHET.

Ce n’est pas que je tienne à vous. Il y a là Colardeau qui ne demanderait pas mieux...

DARDARD.

Colardeau ! vous vous appelez Colardeau... de Loches ?

COLARDEAU.

Indre-et-Loire...

DARDARD, à part.

Juste le neveu que je cherche...

Haut à Pontbichet.

Monsieur, un Gascon n’a que sa parole : je remettrai la dot de votre fille.

Indiquant Colardeau.

à son mari... Je la lui dois...

PONTBICHET.

À la bonne heure !

COLARDEAU.

Comment ! généreux étranger...

DARDARD, bas à Colardeau.

Plus une grammaire française.

COLARDEAU.

Pour quoi faire ?

DARDARD.

Pour apprendre votre langue... avec deux P.

COLARDEAU.

Ah ! il n’en faut que deux ?... que notre langue est pauvre ! Eh bien, c’est Thérèse qui va être étonnée... un mari, en dormant, elle qui arrive de Loches !

DARDARD, avec inquiétude.

Ah ! elle est de Loches !

À Colardeau, le prenant à part.

Dites donc ?

COLARDEAU.

Quoi ?

DARDARD.

Vous m’assurez qu’elle n’a pas vendangé ?

COLARDEAU.

Non, mais elle devait commencer cette année.

DARDARD.

Quelle chance !

PONTBICHET.

Ah çà ! il est trois heures... si nous nous recouchions ?

COLARDEAU.

Ça va.

DARDARD.

Recouchons-nous !

COLARDEAU, regardant la chambre où est Thérèse.

J’accepte... en attendant mieux.

Pendant ces dernières répliques, chacun remonte sa montre, puis se déshabille. Arrivés au pantalon, ils s’arrêtent tous les trois.

TOUS.

Diable !

DARDARD, au public.

Soyez tranquilles, mesdames... je suis un jeune homme pressé... mais modeste.

Canon.

Air : Frère Jacques.

Il est l’heure, (bis)
Couchons-nous, (bis)
Il est temps d’éteindre (bis)
Les quinquets (bis)

PONTBICHET.

Cher parterre,
Pour te plaire...

COLARDEAU.

Ce soir-ci.
Nous voici.

DARDARD, un bougeoir à la main.

Trois comme les Grâces,
Comme les trois Grâces.

TOUS.

Trois dindons.

Reprise.

Il est l’heure, etc.

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